5

Je frappai à la porte de sa chambre.

— Si c’est toi, entre, fit la voix d’Olaf.

U était tout nu au milieu de la chambre et se vaporisait le torse d’un liquide jaune clair qui se figeait instantanément.

— C’est ce linge liquide, hein ? dis-je. Comment arrives-tu à t’en servir ?

— Je n’ai pas d’autre chemise, marmonna-t-il. Tu n’aimes pas ça ?

— Non. Tu l’aimes, toi ?

— Ma chemise s’est déchirée.

Comme je le regardais, surpris, il ajouta en grimaçant :

— Tu sais, le type qui souriait …

Je ne dis plus rien. Il mit son vieux pantalon — je me le rappelais encore du Prométhée — et nous descendîmes dans la salle à manger. En bas il n’y avait que trois couverts et personne à table.

— Nous serons quatre, je me tournai vers le robot blanc.

— Non, Monsieur. Monsieur Marger est absent. Madame, Monsieur et Monsieur Staave, vous êtes trois. Je dois servir ou attendre que Madame vienne ?

— Je crois que nous attendrons, répondit rapidement Olaf.

Brave gars. La fille venait d’entrer. Elle avait la même jupe qu’hier et les cheveux un peu humides, elle venait sans doute de se baigner. Je lui présentai Olaf, il était calme et digne. Je n’avais jamais su être aussi digne que lui.

Nous parlâmes peu. Elle nous dit que son mari devait chaque semaine s’absenter pour trois jours en raison de son travail, et que l’eau de la piscine, malgré le soleil, n’était pas aussi chaude qu’elle pourrait l’être. Mais la conversation mourut rapidement et bien que je me fusse forcé, je n’arrivai à rien ; je m’enfonçai dans le silence et mangeai en regardant leurs deux silhouettes tellement dissemblables. Je m’aperçus qu’Olaf la dévisageait, mais seulement quand je lui parlais et qu’elle tournait la tête de mon côté. Son visage à lui ne reflétait aucune expression. U faisait semblant de penser tout le temps à autre chose.

A la fin du repas le robot blanc vint annoncer que l’eau de la piscine serait chauffée pour le soir, comme le désirait Madame Marger. Elle remercia et se retira chez elle. Nous restâmes seuls. Olaf me regarda et je rougis de nouveau.

— Comment est-ce possible, proféra Olaf en allumant la cigarette que je lui tendis, comment est-ce possible qu’un gars qui a pu entrer dans ce trou puant de Kérénaïa, une vieille branche, non, pas une branche, une souche de cent cinquante ans, commence à …

— Arrête, s’il te plaît, balbutiai-je. Si tu veux savoir, je préférerais y entrer une fois encore plutôt que …

Je ne terminai pas ma phrase.

— Je te jure que je ne dirai plus rien. Mais tu sais, Hal, je dois avouer que je te comprends. Et jè mettrais ma main au feu que tu ne sais même pas pourquoi …

U fit de la tête un geste du côté où elle était partie.

— Pourquoi ? …

— Oui, le sais-tu ?

— Non, mais toi non plus.

— Si. Veux-tu que je te le dise ?

— Je t’en prie. Mais pas de cochonneries.

— Tu deviens vraiment dingue, ma parole ! s’emporta-t-il. C’est simple. Tu avais toujours ce défaut — tu ne voyais pas ce qui était sous ton nez. Seulement là-bas, loin, tes trucs de Cantor, de Gôdel …

— Arrête de bouffonner.

— Je sais que c’est infantile, mais nous autres, nous nous sommes arrêtés dans notre développement au moment où ils ont serré sur nous ces six cent quatre-vingts écrous, tu sais ?

— Je le sais, et après ?

— Après ? Elle est tout à fait comme les filles de notre temps. Elle n’a pas de saletés rouges dans le nez, pas d’assiettes accrochées aux oreilles, pas de cheveux fluorescents, elle ne dégouline pas d’or ; une fille comme j’aurais pu en rencontrer à Ceberto ou à Apprenous. Je me souviens de filles comme elle, c’est tout.

— Que le diable m’emporte ! dis-je tout bas. Je crois que c’est ça. Oui. Oui, avec une seule différence.

— Laquelle ?

— Celle dont je t’ai déjà parlé. Au tout début. Je ne me comportais pas ainsi, alors. Et, à vrai dire, je ne m’imaginais pas … Je m’étais toujours pris pour une eau dormante.

— Eau dormante, en effet. Dommage que je n’aie pas fait de photo quand tu sortais de ce trou à Kérénéïa, tu aurais vu alors cette eau dormante. Mec, je croyais que …

— Olaf, laisse tomber une fois pour toutes Kérénéïa, ses grottes et tout le reste, proposai-je. Tu sais, avant d’arriver ici je suis allé chez un docteur nommé Juffon, un gars très sympathique. Quatre-vingts piges passées, mais …

— C’est notre destin, ça, observa calmement Olaf. Il soufflait la fumée et la regardait se dissiper au-dessus d’un bouquet de lilas, semblables à des jacinthes géantes. Il poursuivit : C’est parmi les vieillards que nous nous sentons le mieux, au milieu des gens vieux comme ça, avec une barbe longue comme ça. Quand j’y pense, j’ai de la peine à me retenir. Tu sais quoi ? On va s’acheter un poulailler et on va tordre le cou à toutes les poules.

— Arrête ton cinéma. Alors, tu sais, ce docteur m’a dit plein de choses pas stupides du tout. Que nous n’avions pas de famille, pas d’amis du même âge — et qu’il ne nous restait que des femmes, mais qu’il était plus difficile d’en avoir une seule que d’en avoir plusieurs. Et il avait raison. Je m’en suis convaincu moi-même.

— Haï, je sais que tu es plus intelligent que moi. Tu as toujours aimé les choses encore jamais vues. Il fallait que ce soit très dur, que tu ne réussisses pas tout de suite, que tu doives te décarcasser trois fois, et seulement alors … Autrement rien ne te plaisait. Ne me regarde pas comme ça. Je n’ai pas peur de toi, moi, tu sais.

— Grâce au ciel ! U ne manquerait plus que ça.

— Alors … qu’est-ce que je voulais dire ? Ah ! tu sais, je croyais d’abord que tu voulais rester isolé et que c’est pour ça que tu bossais comme ça, que tu voulais devenir quelque chose de plus qu’un pilote, qu’un type qui dirige seulement la fusée. J’attendais seulement le moment où tu montrerais le bout de ton nez. Et je dois même te dire que quand tu en mettais plein la vue à Normers et à Venturi avec tes bizarreries et quand tu t’engageais, mine de rien, dans les discussions savantes, alors, tu sais, je croyais que tu commençais à faire l’important. Mais après il y a eu cette explosion, tu te la rappelles ?

— La nuit …

— Oui. Et Kérénéïa. Et Arcturus. Et ce satellite. Vieux ! Ce satellite, j’en rêve encore et j’en suis même une fois tombé du lit. Quel satellite ! Oui, mais qu’est-ce que … Tu vois, je dois avoir la sclérose. J’oublie tout le temps … Oui, après il y a eu tout ça et je me suis aperçu que toi, ce n’était pas pour ça … Seulement tu étais comme ceci, tu ne savais pas autrement … Te rappelles-tu quand tu as demandé son livre à Venturi, ce petit livret rouge qui lui appartenait personnellement, qu’est-ce que c’était ?

— La topologie de l’hyperespace.

— Oui, c’est ça. Et lui, il t’a dit : « C’est trop difficile pour vous, Bregg. Vous n’avez pas de bases … »

J’éclatai de rire car il avait vraiment bien contrefait la voix de Venturi.

— Il avait raison, Olaf. C’était trop difficile.

— Oui, mais plus tard tu as réussi à le comprendre, non ?

— J’ai réussi. Mais … sans plaisir. Tu sais pourquoi. Le pauvre …

— Ne dis rien. On ne sait pas qui peut plaindre qui — à la lumière de ce qui s’est passé depuis …

— Venturi ne peut plus plaindre personne. Tu étais alors au niveau supérieur ?

— Moi ? Au niveau supérieur ? Mec, j’étais à côté de toi !

— C’est vrai. S’il n’avait pas tout lâché immédiatement dans la réfrigération … il en aurait peut-être été quitte pour quelques brûlures. Comme Arne. Mais il a dû perdre la tête.

— En effet. Tu es excellent, toi ! Mais Arne est mort quand même !

— Cinq ans plus tard. Cinq ans, c’est cinq ans.

— Des années comme celles-ci !

— Maintenant tu dis ça, mais avant, souviens-toi, près de l’eau, quand j’ai commencé à parler ainsi, tu t’es mis à m’engueuler.

— Car c’était insupportable, mais c’était aussi fabuleux. Avoue-le. D’ailleurs ce n’est pas la peine de le dire. Quand tu es sorti de ce trou à Ké …

— Laisse-le enfin tranquille, ce trou !

— Je ne le laisserai pas tranquille ! Non, car c’est seulement là bas que j’ai compris ce qu’il y avait en toi. Nous ne nous connaissions pas encore autant que nous l’avons fait plus tard. C’était à peu près à un mois de là, quand Gimma m’a dit qu’Arder partait avec toi — alors là, j’ai cru que … Tout, quoi ! Jj suis allé le voir, mais je n’ai rien dit. Lui, bien sûr, il a compris tout de suite. « Olaf, m’a-t-il dit, ne te fâche pas. Tu es et tu restes mon meilleur ami, mais maintenant je fais équipe avec lui, pas avec toi car … » Sais-tu ce qu’il m’a dit ?

— Non, répondis-je la gorge nouée.

— « …car lui seul est descendu là-bas. Lui seul. Personne ne croyait que ce fût possible d’y descendre. Lui-même n’y croyait pas. » Dis-moi maintenant, croyais-tu pouvoir revenir ?

Je me taisais.

— Tu vois, espèce de … « Lui, ou il reviendra avec moi, a-t-il dit, ou il ne reviendra pas du tout … »

— Et je suis revenu seul … fis-je.

— Oui, tu es revenu seul. Je ne t’ai pas reconnu sur le coup. Qu’est-ce que j’ai pu avoir peur ! J’étais en bas, près des pompes.

— C’était toi ?

— Oui. Je regarde — un étranger. Un gars tout à fait inconnu. J’ai cru avoir une hallucination … Même ta combinaison était toute rouge.

— C’était de la rouille. Ma conduite a pété.

— A qui le dis-tu. C’est moi qui l’ai colmatée plus tard, cette conduite. Tu ne ressemblais à rien ! Oui, et alors après …

— Avec Gimma ?

— Oui. Ça ne figure pas dans le compte rendu. Même pas dans les enregistrements, ils ont découpé les bandes une semaine plus tard, Gimma lui-même, je crois. Je pensais que tu allais le tuer. Ô ciel noir !

— Ne me parle pas de ça, dis-je. Je sentais qu’encore un peu et j’allais me mettre à trembler. Ne me parle pas de ça, Olaf, je t’en prie.

— Pas d’hystérie. Arder m’était encore plus proche qu’à toi.

— Qu’est-ce que ça veut dire plus proche, moins proche, quelle signification ça peut avoir ? Tu n’es qu’un imbécile. Si Gimma lui avait donné une réserve, il serait là, assis avec nous ! Gimma économisait sur tout, il craignait de manquer de transistors, mais il n’avait pas peur de manquer de gens ! Moi … Je m’interrompis.

— Olaf, c’est de la folie pure. Laissons tomber !

— Apparemment, Hal, nous ne pouvons pas laisser tomber. Du moins tant que nous sommes ensemble. Par la suite Gimma n’a plus jamais …

— Fiche-moi la paix avec Gimma, Olaf. Olaf ! Point. Fini. Je ne veux plus entendre un mot !

— Et de toi-même non plus, je n’ai plus le droit de parler ?

Je haussai les épaules. Le robot blanc avait voulu débarrasser la table, mais il ne fit que jeter un coup d’œil et partit. Notre intonation agressive l’avait peut-être chassé.

— Dis, Hal. Enfin pourquoi te fâches-tu ?

— Ne fais pas semblant.

— Non, vraiment, pour de bon.

— Comment ça, pourquoi ? Mais c’était ma faute …

— Quoi ta faute ?

— Arder.

— Quoi ?

— C’est clair. Si je m’étais rebiffé immédiatement, avant de décoller, Gimma nous aurait donné …

— Ça alors ! Comment pouvais-tu savoir ce que serait sa radio qui flancherait ? Et si ça avait été autre chose ?

— Et si … Et si … Il n’y avait pas de si. C’était la radio.

— Attends. Alors toi, pendant six ans tu n’as rien dit ?

— Qu’avais-je à dire … c’était clair, non ?

— Clair 1 Ciel noir ! Qu’est-ce que tu racontes, mec ! Reprends-toi. Si tu l’avais dit là-haut, tout le monde t’aurait traité de fou. Et quand Ennesson a perdu la focalisation du faisceau, c’était aussi ta faute ? Hein ?

— Non. Lui … la défocalisation, ça peut arriver …

— Je sais. Je sais tout ça. Aussi bien que toi. N’aie pas peur, Hal. Je ne serai pas tranquille tant que tu ne m’auras pas dit que tout ceci …

— Quoi encore ?

— Que tu t’es imaginé tout ça. C’est absolument absurde. Arder te l’aurait dit lui-même.

— Merci.

— Hal, je vais te frapper …

— Fais gaffe. Je suis plus lourd que toi.

— Mais moi, je suis plus furieux, tu comprends ? Imbécile !

— Olaf, ne crie pas. Nous ne sommes pas seuls ici.

— Bon, d’accord. Alors c’était une sottise, oui ou non ?

— Non.

Olaf inspira l’air, ses narines devinrent blanches.

— Pourquoi, non ? demanda-t-il presque doucement.

— Parce que déjà avant j’avais remarqué les doigts crochus de Gimma. C’était mon devoir que de le prévoir et de m’accrocher tout de suite avec Gimma, et non pas après, quand je suis revenu comme un croque-mort … J’ai été trop mou. C’est pour ça.

— Supposons. D’accord … Tu as été trop mou … Oui ? Non ! Moi … Hal ! Je ne peux pas … Je pars.

Nous nous levâmes subitement tous deux.

— Tu deviens dingue ! criai-je. U part ! regardez-le ! Parce que …

— Oui. Oui. Est-ce que je suis forcé de subir tes racontars ? Pas du tout. Arder ne répondait pas. Non ?

— Laisse tomber.

— Il ne répondait pas ?

— Non, il ne répondait pas.

— Il a pu avoir une fuite ?

• • •

— Il a pu avoir mille autres sortes de panne ? Il a pu entrer dans un écho ? Il a pu perdre la vitesse cosmique et toute la puissance ? Son émetteur a pu se démagnétiser dans une turbulence ? Il a pu …

— Assez.

— J’ai raison ou pas ? Tu devrais avoir honte.

— Je n’ai rien dit.

— Ah ! oui. Alors, il a pu avoir une avarie ? Tout cela, ça a pu lui arriver ?

— Oui …

— Alors, pourquoi t’obstines-tu à dire que c’était la radio, la radio et rien que la radio ?

— Tu as peut-être raison … dis-je. Je me sentais très fatigué et j’en avais assez.

— C’est peut-être juste ce que tu dis, répétai-je. La radio … c’est ce qu’il y avait de plus plausible, tu sais … Non, ne dis plus rien. De toute manière nous en avons parlé dix fois trop. Il vaut mieux ne plus rien dire.

Olaf vint vers moi.

— Vieille branche … dit-il. Vieille branche malheureuse … il y a trop de bon en toi …

— Comment ça ?

— Tu as trop le sens de la responsabilité. Il faut connaître la mesure en tout. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Avec quoi … ?

— Tu sais …

— Je ne sais pas.

— Ça ne va pas bien, hein ?

— Ça ne pourrait être pire.

— Tu ne partirais pas avec moi ? Ou alors, tout seul ? Si tu voulais je t’aiderais à arranger ça. Je peux emporter tes affaires, ou tu les laisserais ici, ou …

— Tu crois vraiment que je devrais m’enfuir d’ici ?

— Je ne crois rien. Mais quand je te regarde, un peu hors de toi, tu sais, comme à l’instant, juste un peu, alors … alors …

— Alors quoi ?

— Alors je commence à le croire.

— Je ne veux pas partir d’ici. Sais-tu quoi ? Je ne bougerai pas. A moins que …

— A moins que quoi ?

— Rien. Qu’est-ce qu’il a dit, le gars de l’atelier ? La voiture doit être prête quand ? Demain matin ou aujourd’hui ? J’ai oublié.

— Demain matin.

— O.K. Regarde, le soleil se couche déjà. Nous avons bavardé tout l’après-midi.

— Plût au ciel que tu m’en aies infligé moins, de tes bavardages !

— Je plaisantais. On va à la piscine ?

— Non. Je lirais bien un bouquin. Tum’en donnesun ?

— Prends ce que tu voudras. Tu sais te servir de ce blé cristallique ?

— Oui. J’espère que tu n’as pas ce … ce lecteur avec une petite voix douceâtre ?

— Non, je n’ai que des optons.

— Parfait. Alors je vais me servir moi-même. Tu seras à la piscine ?

— Oui, mais je monte avec toi. Je doisme changer.

Je lui conseillai quelques livres, surtoutde l’histoireetun ouvrage sur la stabilisation de la dynamique des populations, car ça l’intéressait. Et en biologie, un gros pavé sur la bettrisation. Quant à moi, je me changeai et me mis à la recherche de maillot, je l’avais égaré quelque part. Je ne pouvais le retrouver. Alors je pris le slip de bain noir d’Olaf, accrochai le peignoir sur mes épaules et sortis de la maison.

Le soleil était déjà couché. Un banc de nuages couvrait le ciel à l’ouest, assombrissant la partie la plus claire du ciel.

J’abandonnai le peignoir sur le sable qui refroidissait après la chaleur du jour.

Je m’assis. Les bouts de mes pieds effleuraient la surface de l’eau. La conversation m’avait touché plus que je ne voulus l’admettre. La mort d’Arder demeurait en moi comme une escarre. Et si Olaf avait raison ? Si ce n’était que mon sentiment de culpabilité …

Je me levai et plongeai à plat, sans élan, la tête la première. L’eau était très chaude et comme je m’étais préparé au contact du froid j’en fus surpris, j’atteignis la surface. L’eau était trop chaude, une vraie soupe. Je sortais du côté opposé en laissant sur le béton des traces sombres quand je ressentis une piqûre au cœur. Cette histoire d’Arder m’avait transporté dans un autre monde, mais maintenant, à cause peut-être de l’eau qui était chaude, qui avait dû être chauffée puisque la fille l’avait voulue ainsi, je me la rappelai. C’était absolument comme si je m’étais rappelé quelque chose de terrible, un désastre que je ne pouvais supporter et que, pourtant, je devais supporter.

Tout cela, je me l’imaginais peut-être. Je retournais dans mon esprit cette possibilité, incertain, ramassé en boule dans l’obscurité tombante. Je voyais à peine mon corps, mon hâle me dissimulait dans la pénombre ; les nuages envahirent tout le ciel et la nuit tomba, soudaine, trop hâtive. Une tache blanche approchait du côté de la maison. C’était son bonnet. Je fus pris de panique. Je me levai lentement, je voulus fuir, mais elle m’aperçut sur le fond du ciel.

— Monsieur Bregg ? demanda-t-elle tout bas.

— Oui, c’est moi. Vous voulez vous baigner ? Je … ne vous dérange pas. Je m’en vais …

— Pourquoi ? Vous ne me dérangez pas … L’eau est-elle chaude ?

— Oui. Même trop à mon goût, fis-je.

Elle s’avança jusqu’au bord et plongea doucement. Je ne voyais que sa silhouette. Son maillot était sombre. Un clapotis. Elle réapparut juste à mes pieds.

— Atroce ! cria-t-elle en crachant l’eau. Qu’est-ce qu’il a fait … Il faut faire couler de l’eau froide. Vous savez vous y prendre ?

— Non, mais je vais m’en occuper tout de suite.

Je plongeai par-dessus sa tête. Nageai vers le bas, jusqu’à toucher le fond avec mes mains tendues, et continuai sous l’eau, en touchant tous les mètres la surface de béton. Sous l’eau il faisait plus clair qu’à l’air libre, comme souvent, aussi je réussis à voir les tuyaux. Ils étaient placés du côté le plus proche de la maison. J’atteignis la surface, un peu essoufflé car j’étais resté très longtemps sous l’eau.

— Bregg ! entendis-je.

— Je suis là. Qu’est-ce qui sepasse ?

— J’ai eu peur … dit-elle plusbas.

— De quoi ?

— Vous y êtes resté si longtemps …

— Je sais déjà où c’est. Je vais le faire tout de suite ! criai-je en courant vers la maison. J’aurais pu me dispenser de mon plongeon héroïque — les robinets étaient bien visibles sur une petite colonne près de la véranda. Je fis couler l’eau froide et revins à la piscine.

— Voilà. Ça va prendre un peu de temps …

— Oui.

Elle se tenait debout sous leplongeoiretmoi— prèsdu petit côté de la piscine, comme sije n’osaispasmerapprocher.

Alors je vins vers elle, lentement, en faisant mine de penser à autre chose. Je m’étais déjà habitué à l’obscurité. Je pouvais distinguer les traits de son visage. Elle regardait l’eau. Elle était très belle sous son bonnet blanc. Et elle paraissait plus grande qu’habillée.

Je me plantai à côté d’elle, mal à l’aise. Alors je m’assis, peut-être justement pour cette raison. Je m’injuriai moi-même : « Espèce de ballot », mais aucune idée lumineuse ne me vint à l’esprit. Les nuages s’épaississaient, l’obscurité devenait de plus en plus profonde, mais ça ne m’avait pas l’air d’annoncer la pluie. II faisait assez frais.

— Vous n’avez pas froid ?

— Non. Monsieur Bregg ?

— Oui ?

— L’eau n’a pas l’air de monter …

— J’ai laissé la vidange ouverte … Je crois que ça suffit. Je vais la fermer.

Je plongeai à plat et ressortis immédiatement.

— Je crois que ça va comme ça. Si c’est trop froid, dites-le-moi.

En revenant vers la maison je me dis que je pouvais appeler Olaf. Je faillis éclater de rire : c’était stupide. Oui, elle me faisait peur.

Le niveau d’eau avait baissé franchement, je mis du temps avant de fermer la vidange. La fille — je voyais son ombre svelte se découper sur les nuages — hésita un peu. « Si elle pouvait y renoncer, si elle pouvait repartir vers la maison … » pensai-je et je sentis comme un soulagement. A cet instant précis elle sauta à pieds joints et cria faiblement, le niveau d’eau devait être très bas là où elle se tenait — je n’eus pas le temps de la prévenir. Elle dut heurter fortement le fond, vacilla mais ne tomba pas. Je m’élançai vers elle.

— Vous vous êtes fait mal ?

— Non.

— C’est ma faute. Je suis un imbécile.

L’eau nous arrivait à la ceinture. Elle se mit à nager. Je ne la voyais plus. Je me laissai aller doucement dans l’eau, traversai la piscine, me retournai sur le dos et, bougeant délicatement les mains, je descendis jusqu’au fond. J’ouvris les yeux, je voyais la surface comme une vitre sombre froissée par de petites vaguelettes. L’eau me porta lentement à sa surface, je commençai à nager debout et la vis. Elle se tenait appuyée contre le mur de la piscine. Je nageai jusqu’à elle. Le plongeoir était de l’autre côté, là l’eau était tellement basse que je pus marcher sans peine. L’eau que j’écartais en passant clapotait bruyamment. Je voyais son visage, elle me regardait ; porté par l’inertie de mes pas — car autant il est dur de marcher dans l’eau, autant il est encore plus dur de s’arrêter sur place — ou je ne sais plus pourquoi je me trouvai juste près d’elle. Rien ne se serait peut-être passé si elle avait reculé, mais elle demeura immobile, une main posée sur le dernier barreau de l’échelle, et moi, j’étais déjà trop près pour dire quoi que ce fût, pour me réfugier dans la conversation.

Je la pris dans mes bras — elle était froide et lisse comme un poisson, comme un être étrange et absent, — soudain dans ce contact froid comme la mort, car elle ne bougeait pas du tout, je trouvai une tache de chaleur, sa bouche, je l’embrassai, la couvris de baisers, encore et encore … C’était de la folie pure. Elle ne se défendait pas, ne se débattait pas, elle était comme morte. Je la tenais dans mes bras, soulevais son visage, je voulais la voir, plonger mon regard dans ses yeux, mais il faisait déjà tellement sombre que je ne pus que les deviner. Elle ne tremblait pas. J’entendais des battements — son cœur ou le mien ? Nous restâmes ainsi et puis elle commença à se libérer lentement de mon étreinte. Je la lâchai immédiatement. Elle monta l’échelle. Je montai derrière elle et l’embrassai de nouveau, maladroitement, de côté ; elle tremblait. Maintenant elle tremblait. Je voulus parler mais ne pus rien dire. Je la tenais seulement, la serrais et nous demeurâmes ensemble jusqu’à ce qu’elle se libérât une deuxième fois, sans me repousser — comme si je n’étais pas là, comme si je n’existais pas. Mes mains tombèrent. Elle partit. A la lumière venant de ma chambre je vis qu’elle prenait son peignoir de bain et, sans le mettre sur ses épaules, montait les marches. Le hall était éclairé, lui aussi. Je vis des gouttes d’eau briller sur son dos, sur ses cuisses. La porte se referma. Elle disparut.

J’eus — l’espace d’une seconde — envie de me jeter dans l’eau et de ne plus en émerger. Non, vraiment. Je n’avais encore jamais ressenti cette sensation dans mon âme. Cette sensation à la place de mon âme. Tout cela était tellement dénué de sens, absurde et impossible, mais le pire c’était que je ne savais comment y mettre de l’ordre ni ce que je devais en faire. Et pourquoi était-elle tellement … tellement … elle avait peut-être été paralysée par la peur ? La peur … La peur ? Rien d’autre ? U y avait autre chose. Quoi ? Comment pouvais-je le savoir ? Peut-être Olaf ? Mais étais-je un blanc-bec de quinze ans pour courir demander le conseil d’un ami après avoir embrassé une fille ?

« Si, pensai-je, je le lui demanderai. » Je me dirigeai vers la maison, pris mon peignoir, le secouai pour en chasser le sable. II faisait clair dans le hall. Je m’approchai de sa porte. Je pensai qu’elle me laisserait peut-être entrer. Si elle m’avait laissé entrer je n’aurais plus tenu à elle. Peut-être. Et ce serait la fin. Ou alors elle me giflerait. Non. Ils sont trop bons, eux, ils sont bettrisés, ils ne peuvent pas … Elle me donnerait un peu de ce lait ; ça me ferait le plus grand bien. Je restai cinq bonnes minutes devant la porte et me rappelai les souterrains de Kérénéïa, ce fameux trou dont avait parlé Olaf. Oh ! trou béni ! Ça avait été, paraît-il, un ancien volcan. Arder s’était coincé entre les rochers et n’avait pas pu en sortir alors que la lave montait déjà. En fait ça n’était pas de la lave, Venturi avait dit que c’était une sorte de geyser — mais ça, c’était plus tard. Arder … nous entendions sa voix. A la radio. J’étais descendu pour l’en sortir. Ciel ! Je préférerais mille fois cela à cette porte. Pas un bruissement. Rien.

Si au moins elle avait une poignée. Non, il y avait juste une petite plaque. Là-haut, chez moi, il n’y avait rien. Je ne savais pas si la porte était pourvue d’un code, comme une serrure, ou bien s’il suffisait d’appuyer dessus, j’étais resté un sauvage de Kérénéïa.

Je levai la main et hésitai. Et si la porte ne s’ouvrait pas ? Rien qu’à l’imaginer je pourrais rester là de longues soirées … Et je sentais que plus je resterais là, moins j’aurais de force, comme si tout se vidait en moi. Je touchai la plaque. Elle résista. Je poussai plus fort.

— C’est vous ? entendis-je. Elle devait se tenir juste derrière la porte.

— Oui.

Silence. Trente secondes. Une minute.

La porte s’ouvrit. Elle était sur le seuil. Elle portait une robe de chambre duveteuse. Ses cheveux s’étaient répandus sur le col. Je vis seulement maintenant, aussi bizarre que ça puisse paraître, qu’elle avait les cheveux châtains.

La porte n’était qu’entrouverte. Elle la maintenait. Quand je fis un pas en avant elle recula. La porte se referma toute seule derrière moi, sans faire de bruit.

Et soudain, je vis la situation à travers les yeux d’un autre, comme sous une autre lumière. Elle me regardait, blême, sans un mouvement, les mains serrées sur les pans de sa robe, et moi, en face, un type nu, en slip noir, dégoulinant d’eau, un peignoir ensablé à la main — la dévisageant en silence.

Tout aussi subitement cela me fit sourire. Je secouai mon peignoir. Je le mis, l’ajustai et m’assis. Je vis deux taches humides à l’endroit où je m’étais trouvé à l’instant. Mais je n’avais strictement rien à dire. Que pouvais-je dire ? Brusquement je le sus. Ce fut comme une inspiration.

— Savez-vous qui je suis ?

— Oui.

— Ah bon ? C’est bien. Le bureau de voyages ?

— Non.

— Ça ne fait rien. Je suis sauvage, le savez-vous aussi ?

— Oui ?

— Oui. Très sauvage. Comment vous appelez-vous ?

— Vous ne le savez pas ?

— Votre prénom ?

— Eri.

— Je t’emmènerai loin d’ici.

— Quoi ?

— Oui. Je t’emmènerai loin d’ici. Tu ne veux pas ?

— Non.

— Ça ne fait rien. Je t’emmènerai. Et sais-tu pourquoi ?

— Je crois que oui.

— Non, tu ne sais pas. Moi-même, je ne sais pas.

Un ange passa.

— Je n’y peux rien, continuai-je. Ça s’est passé quand je t’ai vue. Avant-hier. Pendant le déjeuner. Tu sais ?

— Je sais.

— Attends. Tu penses peut-être que je plaisante ?

— Non.

— Comment peux-tu … D’ailleurs ça n’a pas d’importance. Est-ce que tu essaieras de fuir ?

Elle ne répondit pas.

— Ne fais pas ça, la priai-je. Ça n’arrangerait rien, tu sais. Moi, de toute façon je ne te laisserais pas tranquille. Je le voudrais pourtant, tu me crois ?

Elle ne répondit toujours pas.

— Vois-tu, ce n’est pas seulement que je ne sois pas bettrisé. Plus rien ne m’importe, tu sais. Plus rien. Plus rien à part toi. Il faut que je te voie. Que je te regarde. Que j’entende ta voix. Il le faut et rien d’autre n’a pour moi d'importance. Rien et nulle part. Je ne sais pas encore comment ça va se passer entre nous. Je pense que ça va se terminer mal. Mais je m’en fiche. Parce que ça en vaut la peine. Parce que je te parle et que tu m’entends. Le comprends-tu ? Non. Tu ne peux pas le comprendre. Vous avez évacué tous les drames pour vivre tranquillement. Moi, je ne peux pas comme ça. Je n’en ai pas besoin.

Elle ne disait rien. Je repris mon souffle.

— Eri, fis-je, écoute … non, assieds-toi d’abord.

Elle ne bougea pas.

— Je t’en prie, assieds-toi.

Rien.

— Il n’y a aucun mal à ça, assieds-toi.

Tout d’un coup je compris. Mes mâchoires se crispèrent.

— Si tu ne veux pas, pourquoi m’as-tu laissé entrer ?

Rien.

Je me levai. Je la pris par les épaules. Elle ne se défendait pas. Je la fis asseoir dans un fauteuil. J’approchai le mien, nos genoux se touchaient presque.

— Tu pourras faire ce que tu voudras. Mais écoute-moi. Ce n’est pas ma faute. Et certainement pas la tienne. Ce n’est la faute de personne. Je ne l’ai pas voulu. Mais c’est arrivé. Une situation de départ, tu me comprends ? Je sais que je me comporte comme un fou. Oui, je le sais. Mais je vais tout de suite te dire pourquoi. Ne me parleras-tu pas du tout ?

— Ça dépend, fit-elle.

— Merci déjà pour ça. Oui. Je sais. Que je n’ai aucun droit, etc. Alors qu’est-ce que je voulais dire … U y a des millions d’années vivaient de grands reptiles, des brontosaures, des atlantosaures … Tu en as peut-être entendu parler ?

— Oui.

— C’étaient des géants, grands comme des maisons. Ils avaient des queues très longues, trois fois plus longues que leurs corps. Alors ils ne pouvaient pas se mouvoir selon leur désir — légèrement et adroitement. Tu sais, moi aussi, j’ai une longue queue comme ça. Je ne sais pas pour quelles raisons je me suis baladé entre les étoiles. Peut-être, ne fallait-il pas ? Mais ce n’est rien. Je n’y peux plus rien. C’est ça, ma queue. Comprends-tu ? Je ne peux pas me comporter comme si ça n’avait jamais existé, comme s’il n’y avait rien eu. Je ne crois pas que tu sois ravie par ce que je viens de te dire ; par ce que je te dis et par tout ce que je te dirai encore. Mais je ne vois pas d’autre moyen. Je dois t’avoir aussi longtemps que ce sera possible, et c’est tout, au fond. Vas-tu dire quelque chose ? …

Elle me regardait. Il me semble qu’elle avait pâli encore un peu, mais ça pouvait venir aussi de l’éclairage. Elle se blottissait dans sa robe duveteuse, elle donnait l’impression d’avoir froid. Je voulus le lui demander, mais de nouveau je ne pus rien dire. Moi, oh ! non, moi, je n’avais pas froid.

— Qu’est-ce que … vous feriez à ma place ?

— Très bien, l’encourageai-je. Je pense que je lutterais.

— Je ne peux pas.

— Je le sais. Tu crois que c’est d’autant plus facile pour moi, alors ? Je te jure que non. Est-ce que tu préfères que je parte maintenant, ou est-ce que je peux dire encore quelques mots ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Tu dois déjà savoir que je ferai tout pour toi, hein ? Je t’en prie, ne me regarde pas comme ça. Quand je dis tout, ça veut dire tout autre chose que chez les autres gens. Et sais-tu ce que ça veut dire ?

Je manquai d’air, comme si j’avais couru trop longtemps. Je tenais ses deux mains — je ne sais depuis combien de temps, depuis le début, peut-être ? Je ne sais pas. Elles étaient si menues.

— Eri, moi, tu sais, je n’ai encore jamais senti ce que je sens maintenant. En ce moment. Pense à ça. Cet immense vide là-bas. Indicible. Je ne croyais pas en revenir. Personne n’y croyait. Nous en parlions, mais juste comme ça. Ils sont restés là-bas, Tom, Arne, Venturi, et ils sont maintenant comme des pierres de glace dans les ténèbres. Et moi aussi, j’aurais dû y rester, mais si je suis ici, si je te tiens les mains, si je peux te parler ; et si toi, tu m’entends, alors ce n’est peut-être pas si mauvais. Pas tellement misérable. Ça ne l’est peutêtre pas, Eri ! Seulement ne me regarde pas comme ça. Je t’en supplie. Laisse-moi une chance. Ne crois pas que c’est seulement … seulement de l’amour. Ne crois pas ça. C’est bien plus. Bien plus … Tu ne me crois pas … Pourquoi ne me crois-tu pas ? Je te dis la vérité. Vraiment pas ?

Elle ne répondit rien. Ses mains étaient comme des glaçons.

— Tu ne peux pas, hein ? C’est impossible. Oui, je sais que c’est impossible. Je le savais dès le premier instant. Je ne devrais pas me trouver ici. Là-bas il doit y avoir une place vide. J’appartiens aux étoiles. Ce n’est pas ma faute si je suis revenu. Oui … Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout cela. Ça n’existe pas, hein ? Tout m’est égal puisque ça ne te concerne pas. Tu pensais que je pouvais faire tout ce que je voulais avec toi ? Mais je n’y tiens pas, tu ne comprends pas ? Tu n’es pas une étoile …

Le silence s’abattit sur nous. Toute la maison était silencieuse. Je me penchai sur ses mains reposant inertes dans les miennes et me mis à leur parler.

— Eri. Eri. Maintenant tu sais déjà que tu ne dois pas avoir peur, n’est-ce pas ? Tu sais que tu n’as rien à craindre, mais … c’est … c’est tellement immense. Eri ? Je ne savais pas que ça pouvait exister. Je ne le savais pas. Je te le jure. Pourquoi s’envolent-ils vers les étoiles ? Je ne peux pas le comprendre. Tout se trouve ici. Mais il faut peut-être d’abord avoir été là-bas pour le comprendre ? Oui … c’est possible. Je vais partir maintenant. Je m’en vais. Oublie tout ça. Tu m’oublieras, dis ?

Elle approuva de la tête.

— Tu ne le diras à personne ?

Elle secoua la tête.

— Vraiment ?

— Vraiment.

Ce n’était qu’un murmure.

— Je te remercie.

Je partis. L’escalier. Un mur beige clair, l’autre vert. La porte de ma chambre. J’ouvris grandes les fenêtres, je respirai. Que l’air était agréable ! Dès l’instant où je l’avais quittée j’étais redevenu tout à fait calme. Je souriais même, non pas avec la bouche ni avec le visage. C’est à l’intérieur de moimême que s’était installé ce sourire condescendant devant ma propre stupidité, je ne l’avais pas su et pourtant c’était si simple … Je fouillai dans ma valise sport. Parmi les cordes ? Non. Des petits paquets, qu’est-ce que c’était, non, une seconde …

Je l’avais. Je me redressai et tout à coup j’eus honte. Les lumières. Je ne pouvais pas comme ça … J’allais éteindre quand Olaf apparut dans l’embrasure de la porte. Il était habillé. Il ne s’était donc pas couché ?

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Rien.

— Rien ? Fais voir ce que tu as dans la main. Ne la cache pas !

— Ce n’est rien.

— Fais voir !

— Je ne veux pas. Sors d’ici.

— Fais voir !

— Non.

— Je le savais. Salopard !

Je ne m’étais pas attendu à ce coup-là. J’ouvris la main, l’objet s’en échappa, heurta le parquet et déjà nous luttions, je tins Olaf sous moi, il me rejeta, le bureau se renversa, la lampe cogna très fort le mur, toute la maison résonna de ce bruit-là, je le tenais. Il ne pouvait plus m’échapper, il se tordait inutilement. J’entendis un cri, son cri à elle, je le lâchai, sautai en arrière.

Elle était devant la porte.

Olaf se remettait sur les genoux.

— Il a voulu se tuer. Par ta faute ! râlait-il. Il se tenait le cou à deux mains. Je détournai le visage. Je m’appuyai contre le mur, mes jambes tremblaient. J’avais honte, si terriblement honte. Elle nous regardait, l’un après l’autre. Olaf se tenait toujours le cou.

— Sortez, fis-je tout bas.

— Tu devras d’abord me tuer.

— Aie pitié !

— Non.

— Sortez, s’il vous plaît, dit-elle. Je me tus, la bouche grande ouverte. Olaf la regardait abasourdi.

— Petite fille, il …

Elle secoua la tête.

Sans nous quitter des yeux, marchant à reculons, il sortit.

Elle me regardait.

— C’est vrai ? demanda-t-elle.

— Eri … gémis-je.

— Tu dois ? …

Je hochai du chef pour approuver. Et elle nia de la tête.

— Comment ça ? … demandai-je. Et encore une fois, comme apeuré : — Comment ça ? …

Elle ne dit rien. Je m’approchai d’elle et vis qu’elle se pelotonnait et que ses mains qui maintenaient les pans de sa robe tremblaient.

— Pourquoi ? Pourquoi as-tu tellement peur de moi ?

Elle secoua encore la tête.

— Non ?

— Non.

— Mais tu trembles.

— C’est seulement comme ça …

— Et tu viendras avec moi ? …

Elle hocha deux fois la tête comme une petite fille. Je la pris dans mes bras, aussi délicatement que je le pus. Comme si elle était en verre.

— N’aie pas peur … dis-je. Regarde …

Mes mains tremblaient, elles aussi. Pourquoi n’avaient-elles pas tremblé quand mes cheveux blanchissaient, quand j’attendais Arder ? Quels recoins secrets avais-je enfin atteints pour m’apercevoir de ce que je valais ?

— Assieds-toi, fis-je, tu trembles toujours. Ou plutôt non, attends.

Je la couchai dans mon lit. La recouvris jusqu’au cou.

— C’est mieux comme ça, n’est-ce pas ?

Elle fit signe que oui. Je ne savais pas si elle était toujours aussi muette, ou si c’était seulement avec moi.

Je m’agenouillai près d’elle.

— Dis-moi quelque chose, chuchotai-je.

— Quoi ?

— Parle-moi de toi. Qui tu es. Ce que tu fais. Ce que tu veux. Non, ce que tu voulais avant que je n’arrive.

Elle haussa les épaules, façon de dire « je n’ai rien à dire ».

— Tu ne veux pas parler ? Pourquoi ? Est-ce que …

— Ça n’a pas d’importance … fit-elle. Ses paroles me frappèrent très profondément. Je me reculai.

— Comment ça … Eri … Comment ça ? … bredouillai-je. Mais déjà je comprenais. Je comprenais trop bien.

Je me relevai et me mis à arpenter la chambre.

— Je ne veux pas comme ça. Je ne peux pas. Pas comme ça. Ce n’est pas possible, moi …

Je fus de nouveau abasourdi car elle sourit. D’un petit sourire, à peine perceptible.

— Eri, que …

— Il avait raison, fit-elle.

— Qui ça ?

— Le … votre ami.

— En quoi avait-il raison ?

Elle eut du mal à le dire. Elle détourna le regard.

— Que vous êtes … bête.

— Comment sais-tu qu’il l’a dit ?

— Je l’ai entendu.

— Notre conversation ? Après le déjeuner ?

Elle opina. Rougit. Même ses oreilles rougirent.

— Il m’était impossible de ne pas entendre. Vous parliez très fort. Je serais bien sortie, mais …

Je compris. Sa porte donnait sur le hall. « Quel crétin ! » me dis-je à moi-même. J’étais comme assommé.

— Tu as entendu … tout ?

Elle fit oui.

— Et tu savais que moi … que je te … ?

— Mhm …

— Mais comment ? Je n’avais pas mentionné ton …

— Je le savais déjà avant.

— Mais comment ?

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas. Je le savais. C’est-à-dire que j’avais d’abord cru me l’imaginer …

— Et après ? Tu as su quand ?

— Je ne sais pas. Je le sentais. Pendant la journée.

— Tu avais très peur ? demandai-je lugubrement.

— Non.

— Non ? Pourquoi ?

Elle sourit faiblement.

— Vous êtes tout à fait comme … comme …

— Comme quoi ? !

— Comme dans un conte. Je ne me doutais pas que ça pouvait être possible … d’être comme ça … et si vous ne … Vous comprenez, si … j’aurais cru que je le rêvais seulement …

— Je t’assure que tu ne rêvais pas.

— Oh ! je sais. Je l’ai juste dit comme ça. Vous comprenez de quoi je parle ?

— Pas tout à fait. Apparemment je ne suis pas une lumière, Eri. Oui, Olaf avait raison. Je suis un imbécile. Un imbécile fini. Alors, explique-moi clairement, d’accord ?

— D’accord. Vous croyez être terrible, mais vous ne l’êtes pas du tout. Seulement vous …

Elle se tut, comme si elle n’arrivait pas à trouver le mot juste. Je l’écoutais la bouche bée.

— Eri, mon petit, je … Je ne pensais pas du tout être si terrible … Quelle absurdité ! Je te le jure. Seulement quand je suis revenu et que j’ai entendu tout ce qu’on disait, quand j’ai appris toutes sortes de choses … Ça suffit. J’ai déjà assez parlé. Beaucoup trop, même. Jamais de ma vie je n’ai été si bavard. Parle, Eri, parle.

Je m’assis sur le bord du lit.

— Je n’ai plus rien à dire, vraiment. Seulement … je ne sais pas …

— Qu’est-ce que tu ne sais pas ?

— Je ne sais pas ce qui va se passer …

Je me penchai sur elle. Elle me regardait dans les yeux. Ses paupières ne frémirent pas. Nos souffles se rencontrèrent.

— Pourquoi t’es-tu laissée embrasser ?

— Je ne sais pas.

Avec mes lèvres je touchai sa joue. Son cou. Je posai ma tête sur son épaule, serrant de toutes mes forces les mâchoires. Je n’avais encore jamais éprouvé ce sentiment. Je ne savais pas que ça pouvait m’arriver. J’avais envie de pleurer.

— Eri, murmurai-je sans voix, rien qu’avec mes lèvres. Eri, sauve-moi.

Elle reposait sans bouger. J’entendis, comme de très loin, les battements rapides de son cœur. Je m’assis.

— Est-ce que … commençai-je, mais je n’eus pas le courage de terminer.

Je me levai, ramassai la lampe, remis le bureau en place, butai contre quelque chose par terre — c’était mon couteau. Je le jetai dans la valise. Me retournai vers elle.

— Je vais éteindre, dis-je, d’accord ?

Elle ne répondit pas. Je touchai l’interrupteur. L’obscurité était complète, on ne voyait rien, même pas par la fenêtre ouverte, une lumière, si lointaine fût-elle. Rien. Le noir. Un noir aussi profond que là-bas.

Je fermai les yeux. Le silence bourdonnait dans mes oreilles.

— Eri … murmurai-je. Elle ne répondit pas. Je sentais son effroi. Je me dirigeai à tâtons vers le lit. J’essayai d’entendre sa respiration, mais seul le silence remplissait de son bourdonnement tout l’espace de la chambre, comme s’il se matérialisait dans l’obscurité et faisait corps avec elle. J’aurais dû partir. « Oui, je vais partir tout de suite », pensai-je. Mais je me penchai et je trouvai, comme par clairvoyance, son visage. Elle retenait sa respiration.

— Non, soufflai-je. Rien. Vraiment rien …

J’effleurai ses cheveux. Je les caressai du bout des doigts, je les découvrais, encore étrangers, encore surprenants. Je voulais tant comprendre tout cela. Et s’il n’y avait rien à comprendre ? Quel silence ! Est-ce qu’Olaf dormait ? Sûrement pas. U devait être assis et écouter. Il attendait. Alors, aller le voir ! Mais je ne le pouvais pas. C’était trop invraisemblable, trop incertain. Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas. Je posai ma tête sur son épaule. Un seul mouvement et j’étais près d’elle. Je sentis son corps se raidir. Elle recula. Je murmurai :

— N’aie pas peur.

— Non.

— Tu trembles.

— Ce n’est rien.

Je l’entourai de mon bras. Le poids de son corps sur mon bras se déplaça jusqu’au recoin du coude. Nous restâmes ainsi, l’un à côté de l’autre dans l’obscurité silencieuse.

— Il est déjà tard, chuchotai-je. Très tard. Tu peux dormir. Dors, je t’en prie. Dors …

Je la berçai par des tensions très lentes de mon bras. Elle reposait silencieuse, je sentais la chaleur de son corps et de son haleine. Sa respiration était rapide. Et son cœur battait comme apeuré. Lentement, doucement, elle commençait à se calmer. Elle avait dû être très fatiguée. J’écoutais, d’abord les yeux ouverts, puis les yeux fermés car j’eus l’impression de mieux entendre ainsi. Dormait-elle déjà ? Oui était-elle ? Pourquoi m’importait-elle autant ? Je restais couché dans cette obscurité traversée par des souffles venant de la fenêtre qui faisaient mouvoir les rideaux avec de légers frémissements. J’étais rempli de stupéfaction, immobile. Ennesson. Venturi. Thomas. Arder. Alors, tout cela, c’était pour ça ? Pour ça ? Une pincée de poussière. Là où il n’y a jamais de vent. Où il n’y a ni soleil, ni nuages, où il n’y a rien, si complètement rien que c’en est impossible, que c’en est inimaginable. Et moi, j’aurais été là-bas ? Vraiment j’y avais été ? Pour quoi faire ? Je ne savais plus rien, tout se confondait en une obscurité amorphe — je me raidis. Elle tressaillit. Doucement elle se retourna sur le flanc. Mais sa tête demeura sur mon bras. Elle marmonna quelque chose, imperceptiblement. Et continua à dormir. J’essayai de m’imaginer la chromosphère d’Arcturus. Une immensité béante que je survolais et survolais, suspendu à un immense manège de feu, un manège horrible, invisible et monstrueux ; les yeux gonflés et larmoyants, je répétais d’une voix atone : sonde, zéro, sept — sonde, zéro, sept — sonde, zéro, sept — des milliers, des milliers de fois, tant et tant que plus tard la seule évocation de ces mots me faisait frémir, comme s’ils s’étaient gravés en moi en une blessure ; et la seule réponse était le grésillement sec dans les écouteurs et un clapotis ricanant, c’était tout, voilà en quoi mon appareillage transformait les radiations des protubérances, et c’était ça Arder, son visage, son corps et sa fusée — transformés en un gaz flamboyant. Et Thomas ? Thomas, le disparu, dont personne ne se doutait que … Et Ennesson ? Nous nous entendions mal — je ne pouvais pas le supporter. Mais dans la chambre de décompression je m’étais bagarré avec Olaf qui n’avait pas voulu me laisser partir car il était trop tard : qu’est-ce que je pouvais être généreux, ô vaste ciel bleu et noir … Mais ce n’était pas de la générosité, ce n’était qu’une question de prix. Oui. Car chacun de nous était très précieux, la vie humaine avait le plus de valeur là-bas, là où elle n’en avait aucune, où juste une pellicule d’espoir, aussi mince qu’inexistante, séparait la vie de la mort. Ce petit bout de fil de fer dans l’appareil d’Arder, ou peut-être un court-circuit dans sa radio … Cette fuite infime dans le réacteur de Venturi, cette fuite que Voss n’avait pas su détecter ou bien elle s’était ouverte soudainement, ça arrive aussi, l’usure du métal — et en l’espace de, je ne sais pas, cinq secondes, Venturi cessa d’exister. Et le retour de Thurber ? Et le sauvetage miraculeux d’Olaf qui s’était perdu quand son antenne directionnelle s’était transpercée ? Quand ? Comment ? Personne ne le sut. Olaf revint — par miracle. Oui, une chance sur un million. Et quelle chance n’ai-je pas eue, moi … Quelle chance insolite, invraisemblable …

Mon bras s’engourdissait mais je me sentais très bien. « Eri, dis-je en pensée, Eri. » Comme un cri d’oiseau. Un nom. Un cri d’oiseau … Lorsque nous demandions à Ennesson d’imiter les oiseaux … U le faisait si bien. Si bien … Et quand il disparut avec lui disparurent tous ces oiseaux …

Mais déjà tout commençait à se confondre, je m’enfonçais, je dérivais dans les ténèbres. Au dernier instant, avant de m’endormir, j’eus l’impression d’être là-bas, à ma place, dans ma couchette, au fond, juste près de la cloison métallique, et qu’à côté de moi il y avait Arne — je m’éveillai en sursaut. Non. Ame était mort. J’étais sur Terre. La fille respirait profondément.

— Sois bénie, Eri, fis-je sans bruit, respirant l’odeur de ses cheveux avant de m’endormir.

J’ouvris les yeux sans savoir ni où je me trouvais, ni même qui j’étais. Des cheveux sombres épars sur mon épaule — je ne sentais pas son poids — me stupéfièrent. Ce n’était qu’une fraction de seconde. L’instant d’après je savais déjà tout. Le soleil ne s’était pas encore levé, une aube laiteuse, blanche, sans trace de rose, pure et transperçante de fraîcheur entrait par la fenêtre. A cette lumière des plus précoces je voyais son visage comme si je la regardais pour la première fois. Elle dormait profondément, respirait la bouche close, mon bras n’avait pas dû être assez doux pour elle car elle avait calé sa main sous sa tête, et, de temps en temps, elle haussait les sourcils comme si, de nouveau, elle s’étonnait. Le mouvement était minime, mais je la regardais attentivement, pensant peut-être que j’allais lire sur son visage l’annoncç de mon sort.

Je pensai à Olaf. Commençai à dégager mon bras en prenant des précautions extraordinaires qui s’avérèrent totalement superflues. Elle dormait d’un sommeil profond et rêvait à quelque chose — je m’immobilisai en essayant de deviner, non pas quel fut ce rêve, mais seulement s’il était bon ou mauvais. Son visage était presque celui d’un enfant. Donc le rêve n’était pas mauvais. Je m’écartai d’elle, me levai. Je portais mon peignoir, tel que je m’étais couché. Pieds nus, je regagnai le couloir, refermai silencieusement la porte, et, très lentement, en prenant les mêmes précautions, je regardai dans sa chambre à lui. Le lit n’était même pas défait. Olaf dormait assis à table, la tête posée sur sa main. Comme je l’avais supposé, il ne s’était même pas déshabillé. Je ne sais pas ce qui l’avait réveillé — était-ce mon regard ? Il s’éveilla brusquement, ses yeux clairs me fixèrent l’espace de deux ou trois secondes. Puis il se redressa et se mit à s’étirer de long en large et en travers.

— Olaf, dis-je, que je sois …

— La ferme, proposa-t-il poliment. Tu as toujours eu de mauvais penchants, Hal …

— Ça y est, tu recommences ? Je voulais simplement te dire que …

— Je sais très bien ce que tu veux me dire. Je le sais, je l’ai toujours su, une semaine à l’avance. Si, au bord du Prométhée on avait eu besoin d’un aumônier, tu aurais été parfait. Merde, pourquoi n’y ai-je pas songé avant. Je t’en aurais fait voir de toutes les couleurs. Hal ! Pas de sermons. Pas de solennités, de jurons, de prêches, ni rien de tel. Tout va bien ? Oui ! N’est-ce pas ?

— Je ne sais pas. On dirait. Quant à … tu vois … il n’y a … rien eu entre nous …

— Non ? Tu devrais d’abord t’agenouiller, dit-il. Mets-toi à genoux et parle. Espèce d’imbécile, est-ce que je te pose des questions ? Je te parle de perspectives d’avenir et des suites …

— Je n’en sais rien. Je vais te dire encore plus : je crois qu’elle n’en sait rien elle-même. Je lui suis tombé sur la tête comme un rocher.

— Ouais, c’est pénible, rétorqua Olaf. Il se déshabilla en cherchant son slip. Combien pèses-tu ? Cent dix ?

— Quelque chose comme ça. Cherche pas, c’est moi qui l’ai.

— Tout saint homme que tu sois, tu aimes toujours tout piquer, marmonna-t-il, et, lorsque je me mis à l’enlever :

— Laisse, espèce d’idiot ! J’en ai un autre dans ma valise …

— Tu ne saurais pas, par hasard, comment on fait pour divorcer ? demandai-je.

Olaf me dévisagea par-dessus sa valise ouverte. Il cilla.

— Non. Je ne sais pas. Comment veux-tu que je le sache ? J’ai entendu dire que c’était aussi simple qu’éternuer. Et pas besoin même de dire « à vos souhaits ». Est-ce qu’il n’y aurait pas ici une salle de bains convenable, avec de l’eau ?

— Je ne crois pas. Probablement pas. Il n’y en a qu’une mais … tu vois ?

— Oui. Une brise rafraîchissante et qui sent le dentifrice. Quelle horreur. Allons à la piscine. Sans eau je n’ai pas l’impression de m’être lavé. Elle dort ?

— Oui, elle dort.

— Alors on y va.

L’eau était fraîche et superbe. Je fis un saut périlleux arrière en vrille — et je le réussis. D’habitude je le ratais. J’émergeai, m’ébrouant et crachant l’eau que j’avais bue par le nez.

— Fais gaffe, fit-il du bord de la piscine. Tu dois faire attention à toi maintenant. Tu te rappelles Maekl ?

— Oui, mais quel rapport ?

— Il a visité quatre lunes ammoniacales de Jupiter et quand il en est revenu, il s’est posé sur le terrain d’exercice, au moment où il descendait de sa fusée, plein de trophées partout, comme un sapin de Noël — il a trébuché et s’est cassé une jambe. Fais gaffe. Je te le dis gentiment.

— Je vais essayer. L’eau est très froide. Je sors.

— Tu as raison. Tu pourrais encore attraper un rhume. Je n’en ai pas eu depuis dix ans. Dès que je suis arrivé sur Luna, je me suis mis à tousser.

— Car là-bas il faisait très sec, tu sais, dis-je avec tout mon sérieux. Olaf rit et m’éclaboussa le visage en plongeant à un mètre de moi.

— Très sec, en effet, fit-il en émergeant. Très bonne définition, tu sais ? Sec, mais peu hospitalier.

— Ol, je me casse.

— O. K. On se voit au petit déjeuner ? Ou tu préfères pas ?

— Mais bien sûr.

Je montai en courant et m’essuyai en route. Devant la porte je retins mon souffle. Je jetai un coup d’œil prudent. Elle dormait toujours. J’en profitai pour me changer prestement. J’eus même le temps de me raser dans la salle de bains.

Je passai la tête par la porte de la chambre — j’avais eu l’impression d’entendre sa voix. Quand je me fus approché du lit sur la pointe des pieds, elle ouvrit les yeux.

— J’ai … dormi ici ? …

— Oui. Oui, Eri …

— U me semblait que quelqu’un …

— Oui, Eri, c’était moi …

Elle me regardait et je voyais la mémoire lui revenir. D’abord ses yeux s’agrandirent — de surprise ? — puis elle les referma, les ouvrit de nouveau. Très furtivement, très rapidement, mais je le vis quand même, elle jeta un coup d’œil sous la couverture — et me fit voir son visage rose.

Je m’éclaircis la gorge.

— Tu dois vouloir descendre chez toi, hein ? Je vais peut-être sortir, ou …

— Non, fit-elle, ce n’est pas la peine, j’ai mon peignoir. Elle tira sur les pans en s’asseyant sur le lit.

— Alors … c’est ainsi ? … vraiment ? … fit-elle tout bas, comme si elle quittait quelque chose.

Je me taisais.

Elle se leva, traversa la chambre, revint vers le lit. Me regarda. Dans ses yeux il y avait une interrogation muette, de l’incertitude par rapport à quelque chose que je n’arrivais pas à deviner.

— Monsieur Bregg …

— Je m’appelle Hal. C’est un prénom …

— Mon … Hal, moi …

— Oui ?

— Je ne sais vraiment pas … Je voudrais … Séon …

— Qui ?

— Ben … lui …

Elle ne voulut ou ne put dire « mon mari ».

— U reviendra après-demain …

— Et alors ?

— Comment ce sera ?

J’hésitai, j’avalai ma salive.

— Est-ce que je dois lui parler ? demandai-je.

— Comment ça ?

Je la regardai, surpris à mon tour, ne comprenant rien.

— Vous m’aviez dit … hier soir que …

J’attendais.

— … que vous alliez m’emmener.

— Oui.

— Et lui ?

— Alors, je ne dois pas lui parler ? insistai-je bêtement.

— Comment ça, parler ? Vous voulez dire — seul ?

— Et comment donc ?

— Et ça doit être … la fin ?

J’avais une boule dans la gorge. Je déglutis, m’éclaircis la voix. — Mais … il n’y a pas d’autre solution.

— Je pensais que c’était … un mesque …

— Un quoi ?

— Vous ne … connaissez pas ?

— Je ne comprends rien. Non, je ne connais pas. C’est quoi ? dis-je en sentant un fourmillement désagréable dans mon dos. De nouveau je m’enfonçais dans une de ces failles, m’enlisais dans l’incompréhension.

— C’est comme ça … Un … Une … si quelqu’un rencontre … s’il veut, pour quelque temps … — vraiment vous ne connaissez pas ça ?

— Attends, Eri, je ne sais pas, mais je crois que je commence à … Est-ce que c’est en quelque sorte provisoire ? Une sorte de sursis ? Une liaison temporaire ?

— Non, fit-elle et ses yeux s’arrondirent. Vous ne savez pas … Comment … Je ne sais pas, moi non plus, pas exactement … m’avoua-t-elle tout d’un coup. J’en ai seulement entendu parler. Je croyais que c’était pour cela que vous …

— Je ne sais rien, Eri. Et que je sois damné si je comprends quoi que se soit. Est-ce que ça a … En tout cas c’est lié d’une façon ou d’une autre au mariage ?

— Oui. On va à l’état civil et là-bas, je ne sais pas exactement quoi … mais en tout cas, après c’est … c’est déjà …

— Mais quoi ?

— C’est indépendant. On ne peut plus rien dire. Personne. C’est-à-dire que même lui …

— Alors, c’est en quelque sorte … une façon de légaliser l’infidélité conjugale ? Oui ?

— Non. Oui. C’est-à-dire que ce n’est plus de l’infidélité, d’ailleurs — ça ne s’appelle plus comme ça. Je ne savais pas ce que ça voulait dire, je l’ai appris. Il n’y a pas d’infidélité, parce que moi, moi et Séon, c’est seulement pour un an …

— Quoi ? ! ! fis-je car j’eus l’impression d’avoir mal entendu. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment ça — pour un an ? Le mariage pour un an ? Une seule année ? Comment …

— C’est un essai …

— Par le ciel noir et bleu ! Un essai ! Et qu’est-ce donc que ce mesque ? Une prorogation pour une deuxième année, peut-être ?

— Je ne sais pas ce que ça veut dire une prorogation. C’est … Ça signifie que si au bout d’un an le couple ne se réunit pas, alors l’autre devient valable. Comme le mariage.

— Ce mesque ?

— Oui.

— Et sinon ?

— Alors rien. Ça n’a plus d’importance.

— Bon. Alors je comprends. Non. Aucun mesque. Pour des siècles et des siècles. Tu sais ce que ça veut dire ?

— Je sais. Monsieur Bregg ?

— Oui.

— Cette année je termine mon diplôme d’archéologie …

— Je vois. Tu me fais comprendre qu’en te traitant comme une idiote j’ai l’air moi-même d’un idiot ?

Elle sourit.

— Vous l’avez exprimé très crûment.

— Oui. Excuse-moi. Alors, Eri, je peux lui parler ?

— Lui parler de quoi ?

Ma mâchoire s’affaissa. Encore soupirai-je intérieurement.

— Comment de quoi ? Mais mer … Je me mordis la langue. De nous.

— Mais ça ne se fait plus.

— Non ? Ah ! bon. Tiens donc. Et qu’est-ce qui se fait ?

— On se sépare. Mais, monsieur Bregg, vraiment … moi … je ne peux pas comme ça …

— Et comment peux-tu ?

Elle haussa les épaules.

— Est-ce que ça signifie que nous sommes revenus à notre point de départ d’hier ? demandai-je. Ne te fâche pas, Eri, je parle ainsi, mais je suis doublement handicapé, tu sais. Moi, comprends-tu, je ne connais pas vos mœurs, vos coutumes, je ne sais pas ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, même dans la vie quotidienne, sans compter que …

— Non, je sais. Je le sais. Mais moi et lui … je … Séon …

— Je comprends, dis-je. Tu sais quoi ? Asseyons-nous.

— Moi j’arrive mieux à raisonner debout.

— Je t’en prie. Ecoute, Eri. Je sais ce que je devrais faire. Je devrais te prendre, comme je te l’avais dit et partir quelque part — et je ne sais pas d’où me vient cette certitude. Peut-être seulement de mon infinie bêtise. Mais il me semble qu’en fin de compte tu te sentirais bien avec moi. Et voilà. Seulement, moi, vois-tu, je suis comme ça. Bon ! pour résumer : je ne veux pas le faire. En quelque sorte pour ne pas te forcer. En somme, toute la responsabilité de ma décision, appelons ça comme ça, retombe sur toi … C’est-à-dire que si je ne suis pas un salaud du côté gauche, je le suis du côté droit. Oui. Je le vois parfaitement. Tout à fait distinctement. Alors dis-moi ce que tu préfères, dis-moi seulement ça.

— Le côté droit …

99 ?

« «

— Le côté droit du salaud …

J’éclatai de rire. D’un rire un peu hystérique.

— Ciel ! Oui. Bon. Alors je peux lui parler ? Après coup, c’est-à-dire que je viendrais ici seul …

— Non.

— Ça ne se fait pas ? Peut-être. Mais je sens que je devrais, Eri …

— Non, Moi … je vous en prie. Vraiment. Non. Non !

Des larmes coulèrent de ses yeux. Je la pris dans mes bras.

— Eri ! Non ; non. Je ferai comme tu voudras, mais ne pleure pas. Je t’en supplie … Ne pleure pas. Arrête, tu m’entends ? D’ailleurs … pleure … je … je ne sais plus …

— Moi … je ne savais pas que ça … que ça pouvait … comme ça … articula-t-elle avec difficulté en sanglotant.

Je la portai dans mes bras à travers la chambre.

— Ne pleure plus, Eri … Tu sais quoi ? Nous partirons … pour un mois … Tu veux ? Si tu veux, plus tard, tu reviendras …

— Je vous en prie … dit-elle, je vous en prie …

Je la reposai par terre.

— Ce n’est pas possible ainsi ? Mais je ne sais rien. Je ne sais vraiment rien. Je croyais …

— Mais pourquoi êtes-vous tellement … C’est possible, ce n’est pas possible … Je ne veux pas comme ça … Je ne veux pas !

— Le côté droit grossit à vue d’œil, dis-je très sèchement tout à coup. Bon, d’accord, Eri. Je ne vais plus rien te demander. Habille-toi. Nous allons prendre le petit déjeuner et nous partirons ensuite.

Elle me regardait avec des traces de larmes sur les joues. Elle paraissait très concentrée. Elle fronça les sourcils. Je crus qu’elle voulait dire quelque chose de pas très flatteur pour moi. Mais elle ne fit que soupirer et partit sans rien dire. Je m’attablai. Cette décision subite — comme dans un roman de corsaires — n’était que l’effet de l’instant. En réalité j’étais aussi peu sûr de moi qu’une rose des vents. Je me sentais balourd. Comment pouvais-je le faire ? Comment pouvais-je faire ça, me demandai-je à moi-même. Quel galimatias !

Olaf apparut dans l’embrasure de la porte entrouverte.

— Fils, dit-il, je suis désolé. Je sais que j’atteins les sommets de l’indiscrétion, mais j’ai tout entendu. Je ne pouvais pas ne pas entendre. Il fallait fermer la porte, et même … Tu as une voix tellement saine, Hal — tu te surpasses. Qu’est-ce que tu veux ? Qu’elle te saute au cou tout simplement parce que tu es descendu une fois dans ce …

— Olaf ! ! ! grognai-je menaçant.

— Du calme. Bon, alors voilà une archéologue qui a trouvé un beau vestige. Cent soixante ans, c’est déjà une antiquité, non ?

— Ton humour …

— Ne te convient pas. Je sais. Il ne me convient pas plus. Mais à quoi servirais-je ici si je ne te connaissais pas comme je te connais ? Un enterrement de première classe, voilà tout. Hal, Hal …

— Je sais comment je m’appelle.

— Mais qu’est-ce que tu veux ? Allez, révérend, rassemblement. On mange et on se casse.

— Je ne sais même pas où aller.

— Comme par hasard, moi, je le sais. A côté de la mer il y a des petites maisonnettes à louer. Vous allez prendre la voiture …

— Comment ça — vous ?

— Et qui alors ? L’Esprit Saint ? Révérend père …

— Olaf, si tu n’arrêtes pas …

— Bon, bon. Je sais. Tu voudrais rendre tout le monde heureux : moi, elle, ce Séol ou Séon — non, ce n’est pas possible. Hal, nous partirons ensemble. Vous me laisserez à Houlu. Là-bas je prendrai un houlder.

— Ouais, ouais, fis-je, je crois que je t’ai pas mal arrangé tes vacances !

— Je ne me plains pas, alors ne te plains pas, toi. Il en sortira peut-être de bonnes choses. Maintenant ça suffit. Viens.

Le petit déjeuner se déroula dans une ambiance inhabituelle. Olaf parlait plus qu’à l’ordinaire, mais il parlait dans le vide. Ni Eri ni moi ne prononçâmes une parole. Puis le robot blanc amena un glider et Olaf partit à Clavestra prendre la voiture. C’est lui qui le voulut au dernier moment. Une heure plus tard l’auto était déjà dans le jardin, j’y empilai tous mes biens, Eri prit aussi ses affaires, mais j’eus l’impression qu’elle ne prenait pas tout — néanmoins je ne posai pas de questions : nous ne parlions pour ainsi dire pas du tout. Et par cette journée ensoleillée qui devenait torride nous allâmes d’abord à Houlu — il fallait faire un crochet — et Olaf descendit ; ce n’est qu’une fois dans la voiture qu’il m’annonça qu’il avait loué une maison pour nous.

U n’y eut presque pas d’adieux.

— Ecoute, dis-je, si je te fais savoir … tu viendras ?

— Je pense bien. Je t’enverrai mon adresse.

— Ecris-moi poste restante à Houlu, dis-je. Il me tendit sa main ferme. Combien y en avait-il encore sur Terre ?

Je la serrai jusqu’à entendre grincer nos os, et sans plus me retourner je m’installai derrière le volant. Nous roulâmes encore près d’une heure. Olaf m’avait dit où trouver la maisonnette. Elle était toute petite — quatre pièces, pas de piscine, mais tout près de la plage, juste au bord de la mer. Nous aperçûmes l’océan de la route derrière une colonie de pavillons multicolores sur une colline. Avant de le voir nous entendîmes son grondement assourdi et lointain.

De temps à autre je jetais un coup d’œil à Eri. Elle se taisait, assise très droite, regardant parfois le paysage. Le pavillon — notre pavillon — devait être bleu avec un toit orange. Je sentis avec ma langue le goût du sel sur mes lèvres. La chaussée tournait, parallèle au bord ensablé de l’océan. Les vagues, apparemment immobiles à cause de la distance, mêlaient leurs bruits au grondement soutenu du moteur.

Le pavillon était parmi les derniers. Un tout petit jardin avec des arbustes grisâtres de sel laissait encore voir les traces d’une tempête récente. Des vagues avaient dû atteindre la clôture basse ; çà et là traînaient des coquillages vides. Le toit oblique s’avançait, tel le rebord d’un chapeau de fantaisie, jetant une ombre accueillante. La maison voisine était juste derrière une dune, à quelque six cents pas. Plus bas, sur la plage en forme de croissant, on voyait de petites silhouettes humaines.

J’ouvris la portière.

— Eri …

Elle descendit sans rien dire. Si je pouvais savoir ce qui se passait sous ce front légèrement plissé ! Elle marchait à mes côtés, vers la porte.

— Non, pas comme ça, fis-je. Tu ne dois pas franchir le seuil, tu sais ?

— Pourquoi ?

Je la soulevai.

— Ouvre … priai-je. Elle frôla de ses doigts la petite plaque et la porte s’ouvrit.

Je franchis le seuil et la reposai sur le plancher.

— C’est une coutume. Ça … porte bonheur.

Elle partit la première visiter les chambres. La cuisine était derrière, automatique avec un seul robot, en fait même pas un robot, seulement un stupide appareil de ménage. Il pouvait quand même servir à table. Il obéissait aux ordres, mais ne disait que quelques mots.

— Eri, demandai-je, veux-tu aller à la plage ?

Elle secoua la tête. Nous nous tenions au milieu de la plus grande pièce, peinte en blanc et or.

— Et tu ne veux pas …

Même geste, avant même que j’aie fini la phrase.

Je voyais déjà à quoi pouvait ressembler la suite. Mais les dés étaient jetés, le jeu devait continuer.

— Je vais apporter nos affaires, annonçai-je. J’attendis la réponse, mais elle s’assit dans un fauteuil vert comme l’herbe et je compris qu’elle n’allait rien dire. Cette première journée fut atroce. Eri ne faisait rien de manifeste, ne m’évitait pas spécialement, et même, après le déjeuner, elle essaya d’étu-dier un peu — je lui demandai alors le droit de rester dans sa chambre pour la regarder. Je promis de me taire et de ne pas la déranger. Mais déjà au bout d’un quart d’heure (comme j’étais perspicace !) je sentis que ma présence lui pesait comme une pierre sur l’estomac, je le vis d’après la courbure de son dos, d’après ses gestes prudents et laborieux ; aussi je me sauvai, couvert de sueur et me mis à arpenter de long en large ma chambre. Je ne la connaissais pas encore. Pourtant je savais déjà qu’elle n’était pas une fille sotte, plus encore peut-être. Dans la situation actuelle c’était à la fois bon et mauvais. Bon car si elle ne le savait pas, elle pouvait au moins deviner qui j’étais et elle ne me prendrait pas pour un monstre sauvage et barbare. Mauvais, car s’il en était ainsi le conseil que m’avait donné Olaf au dernier moment était sans valeur. Il m’avait cité une maxime que je connaissais déjà du livre Hon : « Si la femme doit être de feu, l’homme doit être de glace. » Ainsi il voyait ma seule chance dans la nuit, pas dans le jour. Je ne le voulais pas et c’est pourquoi je souffrais tellement, mais je comprenais que pendant ce laps de temps trop court dont je disposais, je n’arriverais pas à faire pénétrer mes paroles en elle, que, quoi que je dise, cela resterait superficiel — car ça ne pourrait en aucune matière mettre en doute ses raisons, ni sa colère — ô combien juste ! — qui ne se fit voir qu’une seule fois pendant ce court éclat où elle cria : « Je ne veux pas ! je ne veux pas ! » Et le fait qu’elle se fût calmée si rapidement après était pour moi encore un mauvais signe.

Le soir elle commença à avoir peur. J’essayai d’être plus silencieux que l’eau et plus petit que l’herbe, comme Woow, l’être le plus taciturne que j’eusse connu, ce pilote qui savait, sans rien dire, faire et faire savoir tout ce qu’il voulait.

Après le dîner — elle n’avait rien mangé, ce qui me remplit d’une horreur étrange — je sentis monter en moi la colère. Par moments je la haïssais pour la peine que j’endurais et l’injustice criante de ce sentiment ne faisait que l’approfondir.

Notre première nuit, première vraie nuit : alors qu’elle s’endormait dans mes bras, toute chaude encore, et que ses halètements se chargeaient en soupirs de moins en moins perceptibles qui la conduisaient à l’oubli, j’étais presque certain d’avoir gagné la partie. Elle avait lutté tout ce temps, pas contre moi mais contre son corps que j’apprenais à connaître : depuis ses ongles fragiles, ses doigts menus, la plante de ses pieds, ses paumes que je découvrais et éveillais à la vie par des baisers, par mon souffle jusqu’à m’insinuer en elle — contre son gré, avec une patience infinie et une lenteur insoutenable. Ainsi les transitions étaient les plus douces, et quand je sentais son refus, je reculais, comme la mort, je me mettais à lui chuchoter des mots fous, dénués de sens, des mots enfantins, puis je me taisais de nouveau et la caressais seulement, l’assiégeais de mes attouchements ; pendant des heures je la sentais s’ouvrir, je sentais sa rigidité s’estomper en un tremblement de dernier refus ; à la fin elle trembla différemment, déjà vaincue, mais moi, j’attendais toujours et sans rien dire, car c’était au-delà des mots. Je retrouvais dans l’obscurité ses bras sveltes et ses seins, surtout le sein gauche, car là-bas battait son coeur, de plus en plus vite, et sa respiration était de plus en plus saccadée, de plus en plus désespérée ; et cela fut. Ce n’était même pas le plaisir mais une grâce anéantissante et unissante, un assaut de nos corps qui se fondirent, une fraction de seconde, en un seul corps, nos souffles rapides, notre chaleur commune annihilant tout. Elle cria … une seule fois, d’une voix faible, enfantine et m’entoura alors de ses bras. Et puis ses mains me quittèrent, subrepticement, comme tristes et honteuses, comme si elle avait d’un seul coup compris combien je l’avais piégée et trompée. Et moi, je recommençai tout, des baisers déposés sur les jointures de ses doigts, des suppliques silencieuses, toute cette tendre et cruelle procession une fois de plus. Et tout recommença, comme dans un songe noir et chaud, et à un moment je sentis sa main qu’elle avait plongée dans mes cheveux me serrer le visage contre son épaule nue avec une force que je n’aurais jamais soupçonnée en elle. Et puis, mortellement épuisée, haletante comme si elle avait voulu rejeter d’elle toute cette chaleur et toute cette peur soudaine, elle s’endormit.

Moi, je reposai immobile, comme mort, tendu à l’extrême, essayant de comprendre si ce qui venait de se passer signifiait tout ou ne signifiait rien.

Juste avant de sombrer dans le sommeil il me sembla que nous étions sauvés et seulement alors vint la paix, une grande paix, aussi grande que celle que je ressentis à Kérénéïa, quand je reposais sur les plaques de lave solide crevassées de chaleur avec Arder, Arder inconscient mais dont je voyais la bouche respirer derrière la vitre du scaphandre, et que je sus que tout n’avait pas été vain ; je n’avais plus de force pour ouvrir la valve de sa bouteille de secours, je reposais paralysée, persuadé que la chose la plus importante de ma vie était déjà derrière moi, que si je mourais alors, rien ne serait plus changé, et cette inertie était comme une expression muette de triomphe.

Le matin ce fut de nouveau comme la veille. Les premières heures elle avait encore honte, ou bien était-ce du mépris, je ne sais pas, envers moi ou envers elle-même, après ce qui s’était passé ; vers midi je réussis à l’emmener pour une petite promenade. Nous roulions le long d’immenses plages. Le Pacifique reposait au soleil, colosse bruyant, scintillant de croissants argentés et dorés d’écume, chamarré jusqu’à l’horizon du taffetas des voiles. J’arrêtai la voiture là où les plages se terminaient, se transformant d’une façon imprévue en petites falaises. La route y tournait brusquement et on pouvait voir en s’arrêtant juste derrière elle les vagues frapper directement et avec violence les rochers.

Puis nous revînmes déjeuner. De nouveau je me sentais comme la veille, j’attendais angoissé la nuit car je ne voulais pas. Je n’en voulais pas ainsi. Quand je ne la regardais pas je sentais sur moi son regard. J’essayais de deviner ce que signifiaient ces froncements de sourcils revenant sans cesse sur son front, ces absences soudaines, et — je ne sais ni pourquoi ni comment — juste avant le dîner, alors que nous allions nous mettre à table, tout à coup, comme si mon esprit s’était éclairci — je compris tout. J’eus envie de me frapper la tête contre la table, quel sot égoïste ! quel salaud de menteur n’avais-je pas été ! Je restai assis, immobile, pétrifié. Seul cet orage intérieur grondait en moi. La sueur couvrit mon front, je sentis une soudaine faiblesse m’envahir.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle.

— Eri … râlai-je, moi … seulement maintenant. Je te le jure. Je viens de comprendre seulement maintenant que tu es partie avec moi car tu avais peur que moi, je ne me … oui ? …

Ses yeux s’élargirent de stupeur, elle me regardait attentive, comme suspectant une tricherie, un jeu cruel.

Elle opina.

Je sautai sur mes pieds.

— On y va.

— Où ?

— A Clavestra. Fais tes bagages. Nous y serons … je jetai un coup d’œil sur ma montre, dans trois heures.

Elle restait sans bouger.

— Vraiment ? demanda-t-elle.

— Vraiment ! Eri, je ne savais pas ! Oui, je comprends. C’est incroyable. Il y a quand même des limites. Oui, il y a des limites. Eri, moi, je ne le comprends pas encore très bien, comment je pouvais … car je devais me mentir à moi-même … Bon, je ne sais pas, ça n’a plus d’importance, ce n’est plus la peine …

Elle fit ses bagages, si vite … Tout en moi s’écroulait et tombait, mais extérieurement j’étais tout à fait, enfin, presque tout à fait, calme. Quand elle fut assise dans l’auto, elle dit :

— Hal, excuse-moi.

— T’excuser ? Mais de quoi ? Ah, oui ! Je comprends, tu croyais que je le savais ?

— Oui.

— D’accord. N’en parlons plus.

De nouveau je roulai à cent à l’heure ; les maisons blanches, lilas, saphir, fuyaient, la route tournait, j’accélérais encore. Il y eut d’abord pas mal de circulation, puis presque rien, les couleurs des maisons s’estompaient, le ciel devenait bleu foncé, les étoiles apparurent tandis que nous foncions dans le sifflement du vent.

Tout autour de nous se faisait gris, les collines perdaient leurs contours, devenaient une suite de bosses grises, la route ressortait de la pénombre comme une large traînée de phosphore. Je reconnus les premières maisons de Gavestra, le virage, les haies. J’arrêtai la voiture juste devant l’entrée, portai ses affaires au jardin, sous la véranda.

— Je ne veux pas … entrer dans la maison. Tu comprends.

— Oui, je comprends.

Je ne voulais pas lui dire adieu, je me retournai simplement. Elle toucha ma main, je sursautai comme si elle m’avait brûlé.

— Hal, merci …

— Ne dis rien. Pour l’amour du ciel, tais-toi.

Je m’enfuis. Je sautai dans la voiture, démarrai. Le ronflement du moteur détourna mon attention l’espace d’un moment. On pouvait rire de moi, ça oui ! Evidemment, elle a eu peur que je le tue. Elle m’avait même vu essayer de tuer Olaf, Olaf qui n’avait rien fait d’autre que de m’empêcher … D’ailleurs, qu’importe ! Plus rien n’importe ! Je criais à tue-tête dans l’auto, je pouvais me le permettre, j’étais seul, le bruit du moteur couvrait mes imprécations — et de nouveau après avoir retrouvé mon calme je sus ce qu’il me restait à faire. Le calme n’était pas aussi profond que la première fois. Car le fait d’avoir si terriblement profité de la situation, de l’avoir forcée à me suivre — et de quelle manière ! — et tout ce qui s’ensuivit, c’était la pire de toutes les choses que j’eusse pu imaginer. Cela me priva même de souvenirs, de l’image de cette nuit, de tout. Moi-même, de mes propres mains, j’avais détruit tout cela par mon égoïsme sans bornes, par un aveuglement qui ne m’avait pas permis de voir ce qui était évident — elle ne me mentait pas en me disant qu’elle n’avait pas peur de moi. Elle n’avait pas peur pour elle, bien sûr que non, mais pour lui.

De petites lumières défilaient derrière les vitres, s’écoulaient, disparaissaient à l’arrière, le paysage était d’une beauté indicible — tandis que moi, déchiré, vidé, j’abordais les virages avec un hurlement de pneus, vers le Pacifique, vers ces rochers, là-bas ; à un moment, lorsque la machine dérapa plus que je ne l’eusse voulu, lorsqu’elle mordit avec la roue droite le bas-côté, j’eus peur, cela ne dura qu’une seconde, j’éclatai ensuite d’un rire dément : quoi, avais-je peur de périr ici, parce que j’avais décidé de le faire plus loin ? Et ce rire se mua en un sanglot. Je devrais le faire rapidement, pensai-je, car je ne suis plus le même. Ce qui se passe en moi est plus qu’horrible, c’est dégueulasse. Et je me disais encore que je devrais avoir honte. Mais les mots ne représentaient plus rien, ils n’avaient plus de valeur ni de sens.

L’obscurité était déjà presque complète et la chaussée quasi déserte, car la nuit peu de gens roulaient, quand je vis pas loin derrière moi un glider noir. Il avançait légèrement et sans effort là où moi, je devais faire des prouesses avec le moteur et les freins. Les gliders tiennent la route par une attraction magnétique ou gravitationnelle, le diable seul le sait. La chose curieuse, en tout cas, était qu’il pouvait me dépasser sans peine à tout instant, mais qu’il restait derrière moi, à quelque quatre-vingts mètres, un peu plus, un peu moins.

Dans les virages les plus relevés, quand ma voiture chassait sur toute la surface, quand je les coupais par la gauche, il se laissait distancer un peu, je doute qu’il n’ait pu aller plus vite. Le conducteur avait-il peur ? Mais oui, c’est vrai, il n’y avait pas de conducteur. Et puis, qu’est-ce que j’en avais à fiche de ce glider ?

Je sentais néanmoins que ce n’était pas par hasard qu’il se trouvait là. Et soudain l’idée me traversa l’esprit que ça pourrait être Olaf. Olaf qui, ne me faisant pas confiance (à juste titre d’ailleurs !), s’était planqué quelque part et attendait la suite des événements. Et à l’idée que mon sauveur, ce cher vieil Olaf qui ne me laisserait pas faire ce que je voulais, était là, à l’idée qu’il jouerait encore son rôle de frère aîné, de consolateur, mes entrailles se tordirent de fureur, une fureur rouge qui m’empêcha de voir la route.

— Pourquoi ne me laissent-ils pas en paix ? m’exclamai-je et je me mis à pousser la machine jusqu’au bout de ses possibilités, comme si je ne savais pas que le glider pouvait, de toute façon, être deux fois plus rapide. Nous dévalions ainsi la route dans la nuit, entre les collines avec leurs petites lumières, et, à travers le sifflement de l’air fendu on entendait déjà le grondement omniprésent et invisible, comme venant de profondeurs infinies, le bruit du Pacifique.

— Roule tant que tu voudras, pensai-je. Roule. Tu ne sais pas ce que je sais. Tu me suis, tu es sur ma piste, tu ne me laisses pas en paix, très bien ; mais moi, je vais te jouer un tour, je vais me sauver, tu ne pourras même pas bouger le petit doigt, tu pourrais te mettre sur la tête que ça ne servirait à rien, de toute façon le glider ne pourra pas quitter la route. Comme ça, même à la dernière seconde j’aurai la conscience tranquille. C’est très bien.

J’avais juste dépassé la maison dans laquelle nous avions habité. La vue de ses fenêtres éclairées me piqua au vif, comme pour me prouver qu’il n’y a pas de douleur qui ne puisse devenir encore plus profonde, et j’abordai le dernier tronçon de la chaussée parallèle à l’océan. A cet instant le glider, à ma surprise, accéléra et commença à se rapprocher. Je lui barrai brutalement la route en me déportant vers la gauche. U recula. Et nous manœuvrâmes ainsi : à chaque fois qu’il voulait me dépasser je me portais à gauche, à cinq reprises peut-être. Tout d’un coup, bien que je lui eusse barré la route, il se mit à me doubler. La carrosserie de la voiture frôla presque la surface brillante noire du bolide aveugle — comme inhabité. Alors j’eus la certitude que c’était Olaf — personne d’autre n’aurait osé faire ça —, je ne pouvais quand même pas tuer Olaf. Comme je ne pouvais pas le tuer, je l’avais laissé passer. Je pensai qu’il essaierait à son tour de me barrer le passage, mais il se contenta de me précéder, quelque quinze mètres devant mon capot. Bon, tu ne me déranges pas, pensai-je. Je ralentis, espérant peut-être qu’il s’éloignerait, mais il ne voulut pas le faire — il ralentit lui aussi. On était encore à un bon kilomètre de ce dernier virage entre les rochers quand le glider ralentit encore plus : il se tenait en plein milieu de la chaussée, ainsi je ne pouvais pas le doubler. Je pensai alors faire ça à ce moment-là, mais il n’y avait pas de rochers, juste le sable de la plage, la voiture ne ferait que s’ensabler au bout de cent mètres, avant que je ne fusse arrivé à la mer — cette absurdité n’était pas même concevable. Je ne pouvais rien faire d’autre, je devais continuer à rouler. Le glider ralentit encore plus, je voyais qu’il allait s’arrêter incessamment, sa carrosserie s’illumina à l’arrière de ses feux de stop, comme ensanglantée. J’essayai alors de le dépasser par un virage brusque, mais il ne me céda pas le passage. Il était plus rapide et plus maniable que moi — bien sûr, c’était une machine qui le conduisait. La machine a toujours des réflexes plus rapides. Je donnai un coup de frein brutal, trop tard, j’entendis le fracas terrible, la masse noire remplit mon pare-brise, je fus projeté en avant et perdis connaissance.

J’ouvris les yeux comme émergeant du sommeil, d’un rêve désagréable — je rêvais que je nageais. Un liquide coulait sur mon visage, je sentis des mains me secouer, j’entendis une voix.

— Olaf, bafouillai-je, pourquoi ? Olaf, pourquoi ? …

— Hal !

Je sursautai ; je m’étais appuyé sur le coude et vis son visage à elle juste au-dessus du mien, et quand je me fus assis, étourdi au point de ne pouvoir formuler une pensée, elle se laissa aller doucement sur mes genoux, ses épaules tremblaient secouées de spasmes — tandis que moi, je n’arrivais pas encore à le croire. J’avais la tête remplie de coton.

— Eri, fis-je de mes lèvres insensibles, de mes lèvres immenses, étrangement lourdes et comme ne m’appartenant pas.

— Eri, est-ce toi ? … Ou est-ce que je rêve seulement ? …

Subitement mes forces revinrent, je la pris par les épaules, la soulevai, sautai sur mes pieds, trébuchai — nous nous écroulâmes ensemble sur le sable doux et encore chaud. J’embrassai son visage humide et salé et je pleurai, pour la première fois de ma vie, et elle pleura aussi. Longtemps nous ne dîmes rien, puis nous nous mîmes à avoir peur — je ne sais pas de quoi — elle me fixait d’un regard lunatique.

— Eri, répétai-je, Eri, Eri …

Je ne savais rien dire d’autre. Je me recouchai sur le sable, affaibli soudain et elle s’effraya, essaya de me soulever, mais les forces lui manquèrent.

— Non, Eri, chuchotai-je, non, je n’ai rien … C’est seulement …

— Hal ! Parle ! Parle !

— Que veux-tu que je te dise … Eri …

A entendre le son de ma voix elle se calma un peu. Elle courut quelque part et revint avec un récipient plat, versa de l’eau sur mon visage — l’eau était amère, elle venait du Pacifique. « Et moi qui avais envisagé d’en boire plus », pensai-je de façon absurde. Je clignai des yeux. Je revenais à moi. Je m’assis et touchai ma tête.

Il n’y avait même pas de blessure, les cheveux avaient tout amorti, j’avais juste une bosse comme une orange, un peu de peau égratignée, les oreilles bourdonnaient toujours, mais je me sentais déjà mieux. Du moins tant que je restai assis. Je tentai de me remettre sur pied, mais mes jambes ne voulurent pas m’obéir.

Elle se tenait devant moi, agenouillée, les mains pendantes.

— Est-ce vraiment toi ? demandai-je. Je comprenais seulement maintenant ; je me retournai et vis, à travers un vertige écœurant provoqué par ce brusque mouvement, deux formes sombres enchevêtrées. La voix me manqua quand mon regard revint à Eri.

— Hal …

— Oui.

— Essaie de te relever … Je vais t’aider …

— Me relever ?

Apparemment tout ne s’était pas encore remis en place dans ma tête. Je comprenais ce qui s’était passé et je ne le comprenais pas. C’était Eri, dans le glider ? Impossible.

— Où est Olaf ? demandai-je.

— Olaf ? Je ne sais pas.

— Comment ? … Il n’était pas là ? …

— Non.

— Toi seule ?

Elle fit oui de la tête.

Une bouffée de peur subite, de peur inhumaine m’envahit.

— Comment as-tu pu ? Comment as-tu pu ?

Sa figure tremblait, ses lèvres se firent incertaines, elle ne put prononcer un mot.

— Je … je le … devais …

De nouveau elle pleura. Petit à petit elle se tut, se calma. Elle toucha ma figure, mon front. Elle m’auscultait le crâne en me palpant légèrement tandis que moi, je répétais dans un souffle :

— Eri … est-ce toi ?

Un abrutissement. Puis, lentement, je me relevai, elle me soutenait comme elle le pouvait ; nous atteignîmes la chaussée. Là seulement je vis quel aspect avait l’auto : le capot, les ailes, tout était en accordéon. Au contraire, le glider n’avait presque pas souffert — je compris alors sa supériorité — sauf une petite trace sur l’aile, là où il avait pris tout le choc, rien d’autre.

Eri m’aida à monter dedans, fit reculer la machine jusqu’à ce que l’épave de la voiture dégringolât dans un long gémissement de tôles, et démarra. Nous revenions. Je me taisais, les lumières défilaient. Ma tête oscillait, lourde et démesurée sur mes épaules. Nous descendîmes devant la maisonnette. Les fenêtres en étaient toujours éclairées, comme si nous nous étions trouvés dedans, justement maintenant. Elle m’aida à entrer, je me couchai sur le lit. Elle s’avança vers la table, la dépassa, allant vers la porte. Je me redressai :

— Tu t’en vas !

Elle revint en courant, s’agenouilla près du lit et de la tête me fit signe que non.

— Non ?

— Non.

— Et tu ne partiras jamais ?

— Jamais.

Je la pris dans mes bras. Elle appuya sa joue contre mon visage. Tout s’enfuyait de moi : les restes non consumés de mon opiniâtreté, de la furie et de la folie de ces dernières heures de peur et de désespoir ; je reposais vide, comme mort — je la serrais seulement, de plus en plus fort, au gré de mes forces qui revenaient ; au milieu de ce silence la lumière se reflétait dans les enjoliveurs dorés de la chambre, tandis que quelque part, loin derrière les fenêtres ouvertes, comme dans un autre univers, grondait le Pacifique.

Cela peut paraître étrange. Mais nous ne dîmes rien, ni ce soir-là ni toute la nuit. Rien, pas un mot. Ce n’est que le lendemain, assez tard, que j’appris le déroulement des événements de cette nuit : dès que j’étais parti elle avait deviné pourquoi et s’était effrayée, ne sachant pas quoi faire — d’abord elle avait voulu appeler le robot, mais avait compris tout de suite qu’il n’y pourrait rien ; lui — elle ne l’appelait pas autrement — n’aurait rien pu faire, non plus. Olaf peut-être. Olaf certainement, mais elle ne savait où le chercher, d’ailleurs elle n’en avait pas le temps. Elle avait pris alors le glider de la maison et c’était mise à me suivre. M’ayant rattrapé rapidement elle s’était tenue derrière moi, tant qu’elle avait eu l’espoir de me voir simplement revenir à la maison.

— Est-ce que tu serais descendue ? demandai-je.

Elle hésita.

— Je n’en sais rien. Je pense que oui. Maintenant je le pense, mais je ne sais pas vraiment ! …

Puis, quand elle avait vu que j’allais plus loin, elle avait eu bien plus peur encore. Je connaissais la suite.

— Non, dis-je, je ne comprends pas. Je ne comprends pas, maintenant moins que jamais. Comment as-tu pu le faire ?

— Je me suis dit que … que rien ne t’arriverait.

— Tu savais ce que je voulais faire ? Et où je voulais le faire ?

— Oui.

— Comment ?

Après un long silence :

— Je ne sais pas. Peut-être parce que je te connais déjà un peu …

Je me taisais. Je voulus encore lui demander beaucoup de choses, mais je n’osais pas. Nous nous tenions debout devant la fenêtre. Les yeux fermés je sentais l’immensité s’ouvrant sur l’océan.

— Bon, Eri … dis-je, mais maintenant ? Que va-t-il se passer ?

— Je te l’ai déjà dit.

— Mais je ne veux pas ainsi … chuchotai-je.

— Ça ne peut pas être autrement, me répondit-elle au bout d’un long silence. D’ailleurs …

— D’ailleurs … ?

— Je le veux.

Ce soir-là cela me parut empirer. Car ça revenait, par vagues, montait et descendait — pourquoi ? Je ne sais pas. Elle ne le savait pas, elle non plus. Comme si nous devenions proches seulement poussés à l’extrême, comme si seulement alors nous nous connaissions et pouvions nous comprendre. Et encore une nuit. Et encore un jour.

Le quatrième jour j’entendis qu’elle parlait au téléphone et j’eus peur, terriblement peur. Elle avait pleuré, après. Mais au déjeuner elle était déjà souriante.

Et ce fut la fin et le commencement. Car la semaine suivante nous allâmes à Mae, le chef-lieu du district et là-bas, à l’état-civil, devant un homme vêtu de blanc, nous prononçâmes des formules qui nous transformèrent en mari et femme.

Le jour même je télégraphiai à Olaf. Le lendemain j’allai à la poste, mais il n’y avait pas de réponse. Je crus qu’il avait changé de domicile, ce qui aurait pu causer un retard. Mais à vrai dire, déjà à ce moment-Ià, je ressentais une légère inquiétude, car ce silence ne lui ressemblait pas. Pourtant, comme beaucoup de choses venaient de se passer je n’accordai à cette idée que peu d’importance et n’en parlai pas à Eri. Comme si je l’avais oubliée.

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