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Je me tâtai les flancs avant d’ouvrir les yeux. J’étais en pull ; si j’avais dormi sans m’être déshabillé, c’est que j’étais de garde. « Olaf ! » voulus-je crier, mais brusquement je m’assis.

Ce n’était pas le Prométhée mais l’hôtel. Je me rappelai tout : les labyrinthes de l’aérogare, la fille, mon initiation, sa peur, le rocher bleu du Terminal auprès du lac noir, la chanteuse, les lions …

En cherchant la salle d’eau je trouvai sans le vouloir le lit camouflé dans un mur, il tomba en un carré boursouflé de nacre quand j’eus appuyé sur quelque bouton.

Ni baignoire ni robinets dans la salle de bains, rien que des carreaux étincelants au plafond et une petite cavité pour les pieds, tapissée de plastique spongieux. Ça n’avait pas l’air d’une douche. Je me sentis comme l’homme de Néanderthal. Je me déshabillai rapidement et restai avec mes vêtements à la main puisqu’il n’y avait pas de crochets ; je les jetai dans un petit placard mural. A côté de lui, trois boutons : un bleu, un rouge et un blanc. J’appuyai sur le blanc. La lumière s’éteignit. Le rouge. Ça se mit à bruire, mais ce n’était pas de l’eau, un vent puissant sentant l’ozone et encore autre chose. Il m’embrassa tout entier, des gouttes épaisses et brillantes se condensaient sur ma peau, elles frémissaient et s’évaporaient, je ne sentais même pas l’humidité, c’était comme si une multitude d’aiguillettes électriques me massaient les muscles. J’appuyai, pour voir, sur le bouton bleu, et le vent changea, maintenant j’avais l’étrange impression d’être transpercé par lui de part en part. Je pensai qu’en s’y habituant on pourrait aimer ça. A l’Adapte de Luna cela n’existait pas — je ne sais pourquoi ils utilisaient des salles de bains ordinaires. Mon sang tournait plus rapidement, je me sentais très bien, seulement je ne savais ni comment ni avec quoi me brosser les dents. A la fin j’y renonçai. Il y avait encore une porte dans le mur, avec l’inscription Peignoirs de bain. J’y jetai un coup d’œil. Pas de peignoirs, seulement trois grosses bouteilles métalliques, comme des siphons. De toute façon j’étais sec et n’avais plus besoin de m’essuyer.

J’ouvris le placard où j’avais jeté mes vêtements et restai abasourdi : il était vide. Encore heureux que j’aie laissé mon slip dessus ! Je revins dans la chambre en slip et me mis à la recherche du téléphone pour apprendre ce qu’étaient devenus mes habits. Tout cela m’embarrassait un peu. Je découvris enfin le téléphone sous la fenêtre — je continuais à appeler ainsi le téléviseur mural — il apparut comme par enchantement quand je me mis à jurer très fort ; il devait réagir à la voix. « Cette manie idiote de tout cacher dans les murs. » La réception répondit immédiatement. Je demandai mes vêtements.

— Vous les aviez mis dans la proprette, fit une voix de basse profonde. Vous les aurez dans cinq minutes.

« C’est déjà ça », pensai-je. Je m’assis devant le bureau dont la planche se mit obligeamment sous mes coudes dès que je me fus penché. Comment était-ce possible ? Je n’avais pas besoin de m’intéresser à ces questions, la plupart des gens profitent de la technologie d’une civilisation sans la connaître.

Je restai assis, en slip, envisageant toutes les possibilités. Je pouvais aller à l’Adapte. S’il ne s’était agi que de technique et de mœurs, je n’aurais pas hésité, mais j’avais déjà remarqué à Luna qu’ils essayaient en même temps de nous imposer leur façon de voir les choses, et de nous inculquer une attitude bien définie. Ils nous apportaient donc leur propre échelle de valeurs. Et si on ne les faisait pas siennes, ils l’expliquaient — comme tout le reste, d’ailleurs — par le conservatisme, les refus inconscients et la routine des vieilles habitudes, etc. Je n’avais pas du tout l’intention d’abandonner ces refus et ces habitudes tant que je ne serais pas convaincu que ce qu’ils offraient était meilleur ; l’expérience de la nuit dernière n’avait en rien entamé cette résolution. Je ne voulais pas de réhabilitation, de petite école et surtout pas tout de suite. « Ne sois pas si docile ! Tu dois apprendre pourquoi ils ne t’ont pas soumis à cette bettrisation », pensai-je.

J’aurais pu chercher un des nôtres, Olaf par exemple. Ç’aurait été une infraction matérialisée aux conseils de l’Adapte. Car ils ne nous interdisaient rien, ils répétaient sans cesse qu’ils ne faisaient qu’agir dans notre intérêt, que je pouvais faire absolument ce que je voulais ; même sauter directement de la Lune à la Terre (c’était le spirituel docteur Abs) si j’étais tellement pressé. Je ne tenais aucun compte de l’Adapte mais ça pouvait déranger Olaf. « Tu vas lui écrire, tu as son adresse. » Travailler ! Trouver du travail ? Comme pilote ? Et alors, faire la navette Mars-Terre-Mars ? Ça, je m’y connaissais, mais …

Je me rappelai alors que j’avais un peu d’argent. En fait ce n’était pas de l’argent, ça s’appelait autrement, mais je ne comprenais pas la différence puisque l’on pouvait tout acheter avec. Je demandai une communication extérieure. Un chant lointain retentit dans l’écouteur. Le téléphone n’avait ni numéros ni cadran ; il fallait peut-être annoncer le nom de la banque ? Je l’avais noté sur un bout de papier et ce bout se trouvait dans mon pantalon. Je regardai dans la salle de bains, mes vêtements étaient déjà là, dans le placard, bien pliés comme s’ils venaient d’être lavés, toutes mes babioles demeuraient dans les poches, entre autres ce bout de papier.

La banque n’en était pas une, c’était Omnilox. Je mentionnai ce nom et aussitôt, comme si elle s’était attendue à cet appel, retentit une voix grave :

— Omnilox vous écoute.

— Je m’appelle Bregg, dis-je, Hal Bregg, et je crois avoir un compte chez vous … alors je voudrais savoir combien … ?

Un craquement sec et une autre voix, plus haute répéta :

— Hal Bregg ?

— Oui.

— Oui a ouvert votre compte ?

— Nacos, la Navigation Cosmique sur ordre de l’Institut Planétologique et de la Commission Cosmique de l’O.N.U., mais ça s’est passé il y a cent vingt-sept ans …

— Vous avez une preuve ?

— Non, seulement un mot de l’Adepte de Luna, fait par le directeur Oswamm …

— C’est suffisant. Etat de votre compte : vingt-six mille quatre cent sept ites.

— Ites ?

— Oui. Désirez-vous autre chose ?

— Je voudrais retirer un peu d’ar … c’est-à-dire de ces ites …

— Sous quelle forme ? Voulez-vous peut-être un calster ?

— Qu’est-ce que c’est ? Un chéquier ?

— Non. Vous pourrez payer tout de suite en espèces.

— Ah oui ? D’accord.

— Jusqu’à quelle valeur voulez-vous qu’on vous établisse votre calster ?

— Je ne sais pas … Disons cinq mille …

— Cinq mille. Bien sûr. On vous l’envoie à l’hôtel ?

— Oui. Un instant — j’ai oublié le nom …

— Ce n’est pas celui d’où vous téléphonez ?

— Si, c’est celui-là.

— C’est l'Alcaron. On vous l’envoie tout de suite. Seulement une question encore : est-ce que votre main droite n’a pas changé ?

— Non … pourquoi ?

— Ça va bien. Dans le cas contraire nous aurions dû transformer le calster. Vous allez le recevoir tout de suite.

— Merci, fis-je en raccrochant. Vingt six mille, ça faisait combien ? Je n’en avais pas la moindre idée. Un bourdonnement musical retentit. La radio ? Non, c’était le téléphone. Je décrochai.

— Bregg ?

— Oui, fis-je. Mon cœur battit plus fort, une seule fois.

J’avais reconnu la voix. Comment as-tu su où me trouver ? demandai-je comme elle ne disait rien.

— Par l’infor. Bregg … Hal … écoute, je voulais t’expliquer …

— Il n’y a rien à expliquer, Naïs.

— Tu es fâché. Mais comprends-moi …

— Je ne suis pas fâché.

— Hal, vraiment ! Viens chez moi ce soir. Tu viendras, dis ?

— Non, Naïs. Dis-moi, s’il te plaît — combien c’est vingt et quelques mille ites ?

— Comment ça — combien ? Hal … je t’en prie, il faut que tu viennes !

— Combien … combien de temps on peut vivre avec ça ?

— Aussi longtemps que tu voudras, la vie ne coûte rien. Mais laissons ça, Hal, si tu voulais …

— Attends. Combien dépenses-tu par mois ?

— Ça dépend. Parfois vingt, parfois cinq ou même rien.

— Ah ! bon. Je te remercie.

— Hal ! Ecoute !

— Je t’écoute.

— Ne terminons pas ça comme ça …

— Nous ne terminons rien, car il n’y a rien eu, dis-je. Je te remercie pour tout, Naïs.

Je raccrochai. « La vie ne coûte rien ? » C’est ce qui m’intéressait le plus en ce moment. Est-ce que cela voulait dire que certaines choses, certains services étaient gratuits ?

Le téléphone, encore une fois.

— Bregg, j’écoute ?

— La réception. Monsieur Bregg, Omnilox vient de vous faire livrer le calster. Devons-nous vous l’envoyer ?

— Oui, merci. Allô !

— Oui ?

— Est-ce qu’on paie pour la chambre ?

— Non, Monsieur.

— Rien ?

— Rien, Monsieur.

— Est-ce qu’il y a un restaurant à l’hôtel ?

— Oui, Monsieur, quatre. Désirez-vous votre petit déjeuner dans la chambre ?

— D’accord, mais … est-ce qu’on paie pour la nourriture ?

— Non, Monsieur. Votre calster est déjà chez vous. Le petit déjeuner arrive dans un instant.

Le robot raccrocha avant que j’aie le temps de lui demander où je devais chercher ce calster. Je ne savais même pas à quoi il ressemblait. M’étant levé du bureau qui se recroquevilla aussitôt abandonné, je vis une sorte de pupitre sur le mur juste à côté de la porte ; un petit objet de la taille d’un étui à cigarettes y reposait, enveloppé dans une feuille transparente. L’objet avait une rangée de petites fenêtres où on voyait le nombre 1001010001000. Plus bas, deux petits boutons portaient des chiffres, un et zéro. Surpris, je fixai ces chiffres avant de comprendre que la somme de 5000 y était codée en système binaire. J’appuyai sur le « 1 » et un petit triangle en plastique avec le chiffre « 1 » apparut dans ma main — le nombre initial diminua d’une unité. Ainsi c’était une sorte d’imprimante d’argent, jusqu’à concurrence de la somme indiquée.

Habillé, je sortais déjà quand je me rappelai l’Adapte. Je leur téléphonai et expliquai que je n’avais pas pu trouver leur homme au Terminal.

— Nous commencions à nous inquiéter, répondit une voix féminine, mais dès le matin nous avons su que vous habitiez à l'Alcaron …

« Us savaient où j’étais ! Alors pourquoi ne m’avaient-ils pas trouvé à l’aérogare ? Us l’ont certainement fait exprès : je devais me perdre pour comprendre combien prématurée était ma révolte à Luna. »

— Vous êtes très bien renseignés, fis-je poliment. Pour l’instant je visite la ville. Je reprendrai contact avec vous plus tard.

Je sortis de ma chambre ; des couloirs entiers, argentés et mouvants, se déplaçaient avec les murs — c’était nouveau pour moi. Je descendis un escalier mécanique, je vis successivement des bars sur les étages : un vert, comme un sous-marin, puis chaque étage avait sa couleur dominante — or, argent, je commençais à en avoir assez. Au bout d’une seule journée !

« Intéressant que ça puisse leur plaire. Des goûts bizarres. » Mais je me souvins du Terminal vu la nuit …

Il fallait m’équiper un peu, je sortis dans la rue avec cette résolution. Le temps était encore couvert, mais à travers les nuages clairs et hauts, le soleil savait se faire voir par moments. Ce n’est qu’alors que je vis — du boulevard dont le milieu était occupé par deux rangées d’immenses palmiers aux feuilles roses comme la langue — le panorama de la ville. Les bâtiments étaient groupés en îlots distincts, par endroits une tour-aiguille se perdait dans le ciel, comme une giclée solide d’une hauteur incroyable. Elles devaient mesurer des kilomètres entiers. Je savais — on me l’avait dit encore à Luna — qu’on n’en construisait plus, que la manie des hauteurs avait disparu naturellement tout de suite après la construction de ces tours. C’étaient des monuments d’une époque architecturale révolue, car à part leur grandeur atténuée par leur finesse elles n’avaient rien d’attirant pour l’œil. Les tours ressemblaient à des tuyaux — dorés et brun foncé, noirs et blanc argenté, rayés horizontalement — qui soutiendraient ou accrocheraient des nuages, et les plates-formes d’atterrissage qui en dépassaient, supportées par des travées, rappelaient des rayons d’étagère.

Les nouvelles maisons étaient nettement plus belles. Dépourvues de fenêtres elles étaient tout entières couvertes de décors. Toute la ville se présentait ainsi comme une gigantesque exposition de peintures, une manifestation de la maîtrise des formes et des couleurs. Je ne puis dire que j’aie aimé tout ce qui embellissait ces constructions de vingt ou trente étages, mais pour un type de plus de cent cinquante ans je ne péchais pas par excès de conservatisme. J’eus le plus de plaisir à regarder les maisons séparées en deux par des jardins — ou peut-être des palmeraies. Un effet des plus agréables était obtenu par cet espace vide. Elles semblaient reposer sur des coussins d’air (car les murs de ces jardins aériens étaient en verre). En même temps ces traînées de verdure irrégulière et ébouriffée rompaient la monotonie des murs.

Deux torrents de véhicules noirs glissaient le long du boulevard, entre ces palmiers charnus qui me déplaisaient magistralement. Je savais déjà que ces autos noires s’appelaient des gliders. Au-dessus des toits apparaissaient d’autres machines volantes — pas des avions, ni des hélicoptères, plutôt des crayons aiguisés aux deux bouts.

Il y avait un peu de monde sur les trottoirs, mais pas autant que dans les villes du siècle précédent. La circulation était très fluide et étalée, surtout en ce qui concerne les piétons, probablement grâce à la multiplication des niveaux, car UÜ-dessous de la ville que je contemplais s’étendaient plusieurs étages souterrains avec leurs rues, places, magasins — justement l’infor du coin de rue m’enseigna que pour faire les courses le mieux serait le niveau Serean. Ce devait être un infor génial, ou peut-être est-ce moi qui sus m’exprimer mieux, en tout cas il me fournit un petit dépliant en plastique avec quatre pages de cartes et de plans des moyens de communication de la ville. Quand je voulais me rendre quelque part, je touchais le nom imprimé avec des lettres argentées — de la rue, du niveau, de la place — et immédiatement s’éclairait sur mon plan le trajet à effectuer. Je pouvais prendre un glider. Ou un raste. Enfin — aller à pied ; c’est pourquoi il y avait quatre plans. J’appris vite que des promenades pédestres (malgré les trottoirs roulants et les escaliers mécaniques) prenaient souvent des heures entières.

Serean, c’était, je crois, le troisième niveau. Et de nouveau je fus surpris par la vue de la ville : sorti du tunnel, au lieu des souterrains, je regagnai une rue à ciel ouvert, ensoleillée qui plus est. Au milieu de la place poussaient des pignons géants, au loin bleuissaient des tours-aiguilles rayées, tandis que de l’autre côté, derrière un petit bassin où barbotaient des enfants roulant dans l’eau avec des bicyclettes colorées, s’élevait, entrelardé de bandes de verdure des palmiers, un gratte-ciel blanc coiffé d’un heaume bizarre — brillant comme du verre. Je regrettais de ne pouvoir demander à quelqu’un d’explication à ce sujet, quand je me rappelai — ou plutôt, mon estomac me rappela — que j’étais sorti sans prendre le petit déjeuner. J’avais complètement oublié qu’il avait dû m’être porté dans ma chambre d’hôtel et j’étais parti sans l’attendre. C’était peut-être le robot de la réception qui l’avait oublié.

Alors je me précipitai vers un infor ; je ne faisais plus rien avant de m’être informé précisément sur la façon de m’y prendre. D’ailleurs l’infor pouvait aussi commander un glider, ce que je n’osais encore lui demander, car je ne savais ni comment y entrer, ni que faire ensuite ; j’avais tout le temps d’apprendre.

Au restaurant, il me suffit de jeter un coup d’œil sur le menu pour voir que c’était du chinois. Alors, d’une voix résolue, je demandai à ce qu’on m’apporte un petit déjeuner ordinaire.

— Ozotz, qress ou herma ?

Ç’eût été un homme, j’aurais demandé au garçon de m’apporter ce qu’il voulait, mais c’était un robot. Il n’avait pas de préférences.

— Vous n’avez pas de café ? demandai-je inquiet.

— Si. Qress, ozotz ou herma ?

— Un café et … heu, ce qu’on prend avec le café, je veux dire, heu …

— L’ozotz, décréta-t-il et partit.

« Ça a marché. » Tout devait être prêt, car il revint aussitôt avec un plateau bien rempli, au point que je faillis soupçonner une farce ou une blague. Mais sa vue me fit réaliser que je n’avais rien dans le ventre depuis mon arrivée, sauf la bonce et un verre de ce fameux brytt.

Seul le café ressemblait à quelque chose de connu, encore qu’il eût l’aspect de goudron bouilli. La crème avait de petits points bleus et ne provenait certainement pas d’une vache. Je regrettai de ne pouvoir copier quelqu’un qui eût su comment manger tout ça, mais l’heure du déjeuner devait être révolue depuis longtemps, car j’étais seul au restaurant. Des assiettes en forme de croissants avec une substance fumante d’où dépassaient des bouts d’allumettes. A l’intérieur, une pomme cuite ; évidemment, ce n’étaient ni des allumettes, ni une pomme. Ensuite, ce que j’avais pris pour des flocons d’avoine, une fois touché avec la cuiller, se mit à monter. Je mangeai tout et vis alors combien j’avais eu faim, aussi la nostalgie du pain (dont il n’y avait même pas trace) ne vint que plus tard, sous forme de pensée furtive quand le robot réapparut et attendit, un peu en retrait.

— Combien vous dois-je ? demandai-je.

— Rien du tout, merci, dit-il. Plutôt qu’une poupée, il évoquait un ustensile. Il n’avait qu’un seul œil rond en cristal. Quelque chose remuait à l’intérieur, mais je n’eus pas le culot de regarder là-dedans. Il n’y avait même pas quelqu’un à qui laisser de pourboire. Je ne savais s’il me comprendrait si je demandais un journal. Ça n’existait peut-être plus. Aussi partis-je faire mes courses. En premier lieu je tombai sur une agence de voyages — ce fut comme une révélation. J’entrai.

La grande salle, argentée avec des consoles émeraude, était quasi déserte (je commençais à en avoir assez de ces couleurs). Des vitres opaques, d’immenses posters en couleurs — le canyon du Colorado, le cratère d’Archimède, les ravins de Déïmos, Palm Beach, Floride — tout cela avait non seulement de la profondeur, mais en plus les vagues de l’océan y bougeaient vraiment, comme si ce n’étaient pas des photos mais des fenêtres s’ouvrant sur des espaces. J’avançai vers un guichet marqué TERRE.

Naturellement c’est un robot qui y était assis. Cette fois-ci il était en or. Ou plutôt recouvert de poussière dorée.

— En quoi pouvons-nous vous être utile ? demanda-t-il. Sa voix était très profonde. Les yeux fermés j’aurais juré avoir en face de moi un homme de forte taille, aux cheveux bruns.

— Je voudrais quelque chose de simple, dis-je. Je viens de rentrer d’un long voyage, un très long voyage. Je ne veux pas de confort excessif. Le calme, l’eau, des arbres, des montagnes, peut-être — c’est tout ce que je désire. Que ce soit simple et vieillot. Comme il y a cent ans. Avez-vous quelque chose de ce genre ?

— Nous devons l’avoir si vous le désirez. Les Montagnes Rocheuses, Fort Plumm, Majorque, les Antilles ?

— Plus près, fis-je. Dans un rayon de … mille kilomètres. Alors ?

— Clavestra ?

— Où est-ce ?

J’avais déjà remarqué que je discutais sans difficulté avec les robots. Eux au moins ne s’étonnaient de rien. Ils ne le pouvaient pas. C’était bien conçu, ça.

— Une vieille bourgade minière pas loin du Pacifique. Des mines utilisées depuis presque quatre cents ans. Excursions intéressantes dans les galeries souterraines. Liaisons très commodes par houlders et gliders. Maisons de repos avec surveillance médicale, villas à louer — avec jardin, piscine, stabilisation climatique ; l’antenne locale de notre bureau organise toute sorte de distractions, excursions, jeux, rencontres. Sur place — réal, mutt et stéréon.

— Oui, dis-je, ça m’irait. Une villa avec jardin. Et de l’eau. Une piscine, par exemple, hein ?

— Bien sûr, Monsieur. Une piscine avec un plongeoir, mais aussi des lacs artificiels avec des grottes subaquatiques, un centre de plongée très bien équipé, des représentations sous-marines …

— Laissez tomber les représentations. Combien coûte tout ceci ?

— Cent vingt ites par mois. Mais si vous acceptez de louer en commun, avec quelqu’un — seulement quarante.

— En commun ?

— Les villas sont très spacieuses, Monsieur. De douze à dix-sept pièces — service automatique, cuisine sur place : locale ou exotique, au choix …

— Oui … oui … Pourquoi pas … D’accord. Je m’appelle Bregg. C’est comment déjà ? … Clavestra ? Est-ce que je paie maintenant ?

— Si vous le désirez.

Je lui tendis le calster. Il apparut, ce que je ne savais pas encore, que moi seul pouvais m’en servir, mais il ne s’étonna même pas de mon ignorance. Je commençais à apprécier de plus en plus les robots. Il me montra comment faire pour qu’un seul jeton marqué à la somme correcte tombe de l’appareil. D’autant diminuait le nombre indiquant l’état du compte dans la fenêtre du calster.

— Quand puis-je y aller ?

— Quand vous voudrez. A tout instant.

— Mais, mais — avec qui dois-je partager cette villa ?

— Avec monsieur et madame Marger.

— Peut-on savoir qui sont ces gens ?

— C’est un jeune couple. C’est tout ce que je peux vous dire.

— Hmm … Et je ne vais pas les déranger ?

— Non, puisque la moitié de la villa étaità louer.Tout l’étage vous appartiendra exclusivement.

— Bon. Comment vais-je m’y rendre ?

— La meilleure solution serait de prendreunhoulder.

— Comment le faire ?

— Je vais vous commander un houlder pour le jour et l’heure de votre choix.

— Je vous appellerai de mon hôtel. Est-ce possible ?

— Bien sûr, Monsieur. Votre location sera à compter de votre arrivée à la villa.

En sortant j’avais déjà un vague plan. « Je vais acheter des livres et des trucs de sport. Le plus important ce sont quand même les livres. Il faudra aussi que je m’abonne à des revues spécialisées : socio, physique … Ils ont dû faire pas mal de choses pendant ce siècle. Ah ! oui, je dois acheter des vêtements. » Mais de nouveau j’en fus empêché. Derrière un coin de rue je vis, à n’en pas croire mes yeux, une auto. Une vraie. Peut-être pas exactement telle que dans mon souvenir — toute la carrosserie était en angles aigus. Néanmoins, c’était une authentique voiture avec des pneumatiques, des portes, une direction — quelques autres autos étaient rangées derrière celle-là. Toute derrière une vitre sur laquelle se détachait une grosse inscription ANTIQUAIRE. J’entrai. Le propriétaire — ou le vendeur — était un humain. « Dommage » pensai-je.

— Est-ce qu’on peut acheter une voiture ?

— Naturellement. Quel genre voulez-vous ?

— Et combien coûtent-elles ?

— Entre quatre et huit cents ites.

La note était salée. Mais il fallait bien payer pour les antiquités.

— Est-ce qu’elles roulent ? demandai-je.

— Et comment. Pas partout, je vous l’accorde, il y a des interdictions locales, mais en général il n’y a pas de problème.

— Et le combustible ? demandai-je prudemment, car je n’avais pas la moindre idée sur ce qui pouvait se trouver sous le capot.

— Là non plus, vous n’aurez pas de problème. Une seule charge vous suffira pour toute la durée d’utilisation de la voiture. En incluant évidemment les parastats.

— Evidemment, enchaînai-je. Je voudrais quelque chose de robuste, de rapide. Pas forcément grand, mais rapide.

— Alors, je vous conseille ce giabile, ou ce modèle-là …

Il me conduisit vers le fond de la grande salle, le long des machines qui brillaient comme neuves.

— Vous comprenez, poursuivait le vendeur, que l’on ne puisse pas les comparer aux gliders, mais l’automobile n’est plus actuellement un mode de transport …

« Et qu’est que c’est, alors ? » voulus-je demander, mais je me tus.

— Bien … fis-je, combien coûte celle-là … ? Je montrai une berline bleu pâle aux phares argentés bien encastrés.

— Quatre cent quatre-vingts ites.

— Je voudrais en disposer à Clavestra, dis-je. J’ai une villa là-bas. Vous pourrez demander l’adresse exacte à l’agence de voyages, à côté, dans cette rue …

— Très bien, monsieur. Nous pouvons vous la livrer par houlder. Ça ne vous coûtera rien du tout.

— Ah ! oui, je dois y aller en houlder …

— Alors, vous voudrez bien nous indiquer seulement la date, nous la livrerons dans votre houlder, c’est ce qu’il y a de plus simple. Mais si vous désirez que …

— Non, non, le rassurai-je, comme vous le proposez, ce sera parfait.

Je réglai la somme — je me débrouillais déjà pas mal avec le calster —, et quittai le magasin rempli d’odeurs de laque et de caoutchouc. Elles me semblèrent exquises …

Pour ce qui était des vêtements, ce fut on ne peut pire. Presque rien de ce que j’avais connu n’existait. J’avais résolu par ailleurs le secret des mystérieuses bouteilles dans le placard Peignoirs de bain à l’hôtel. Non seulement les peignoirs, mais tout : habits, bas, pull-overs et linge — sortait de ces siphons. Je comprenais que ce fût attrayant pour les femmes, car en manipulant plusieurs (parfois plus d’une douzaine) bouteilles vaporisant un liquide qui se solidifiait instantanément en des tissus de différentes factures — lisses ou rugueuses, velours, fourrure ou métal élastique — on créait à chaque reprise des modèles nouveaux, fût-ce pour une seule occasion. Evidemment peu de femmes le faisaient toutes seules, il y avait des salons spécialisés de plaste (ainsi Naïs s’occupait de ça !), mais la mode près-du-corps qui en résultait ne me plaisait guère. Le processus même d'habillage par manipulation de ces bouteilles-siphons me paraissait d’une complexité inutile. Le peu de confection existant n’était point de ma taille, les vêtements les plus grands avaient trois ou quatre tailles de moins que la mienne. En fin de compte je me décidai pour le linge en bouteilles, car je voyais que ma chemise ne ferait pas long feu. Je pouvais naturellement faire venir mes autres vêtements du Prométhée, néanmoins je n’y avais ni costume ni chemises blanches — tout à fait inutiles aux environs de Fomalhaut. Je pris ainsi encore quelques paires de pantalons en simili-treillis, pour travailler dans le jardin, c’étaient les seuls qui eussent des jambes relativement larges et que l’on pût rallonger ; je payai en tout et pour tout un ite, c’était le prix des pantalons. Tout le reste était gratuit. Je demandai à ce qu’on livrât tout cela à l’hôtel et, par curiosité, me laissai convaincre de visiter le salon de modes.

J’y fus accueilli par un type à l’aspect d’un artiste peintre, il me dévisagea attentivement et nous tombâmes d’accord sur le fait que je devais porter des vêtements amples ; je remarquai que je ne l’avais pas séduit. La réciproque était aussi vraie. Finalement, il me plasta en un clin d’œil quelques chandails. Je me tenais debout et lui sautillait autour de moi manœuvrant simultanément quatre flacons. La mousse blanche formée par le liquide surjecté se solidifiait quasi instantanément. Il en résulta des chandails de toutes les couleurs, l’un d’eux avait une large bande rouge sur la poitrine, le dos était noir ; le plus difficile naturellement était la finition du col et des manches. Là, il fallait vraiment être adroit.

Plus riche de cette expérience qui ne m’avait rien coûté, je me retrouvai dans la rue, sous le soleil de midi. Les gliders étaient moins nombreux ; en revanche, au-dessus des toits, planaient davantage de ces machines volantes en forme de cigares. La foule grouillait sur les escalators et les trottoirs roulants, tous étaient pressés, moi seul avais le temps. Je restai près d’une heure à me chauffer au soleil sous un rhododendron dont les feuilles mortes formaient des écailles de bois, puis je revins à l’hôtel. Dans le hall de réception je reçus un rasoir automatique ; en me rasant je remarquai que je devais me pencher légèrement vers le miroir, alors que dans mon souvenir je pouvais auparavant m’y voir normalement. La différence était minime, mais déjà tout à l’heure j’avais remarqué un phénomène bizarre en enlevant ma chemise — elle était plus courte. Comme si elle avait rétréci. Je la fixai attentivement. Les manches et le col n’avaient pas changé. Je l’étalai sur la table. Elle était exactement comme avant, pourtant quand je l’eus mise elle dépassait à peine ma ceinture. Ce n’était pas elle, mais moi qui avais changé. « Je grandis. J’ai grandi. » L’idée était absurde, néanmoins elle m’inquiéta. J’appelai l’infor de l’hôtel et lui demandai l’adresse d’un docteur spécialiste en médecine spatiale. Je préférais rester le plus longtemps possible en dehors de l’Adapte. Après un court instant de silence, tout à fait comme si l’appareil avait hésité, j’entendis l’adresse. Le médecin habitait dans la même rue, juste quelques pâtés de maisons plus loin. J’allai chez lui. Un robot m’introduisit dans une grande pièce sombre. Il n’y avait personne.

L’instant d’après arriva le médecin. Il avait un air de famille avec les personnages de la photo de promotion du cabinet de mon père. Il était petit sans être frêle, grisonnant, avec une petite barbiche et des lunettes à monture dorée — c’étaient les premières que je voyais depuis mon arrivée. Il s’appelait Juffon. Docteur Juffon.

— Hal Bregg ? demanda-t-il. C’est bien vous ?

— Oui, c’est moi.

Il resta un long moment à me regarder sans rien dire.

— De quoi vous plaignez-vous ?

— En fait, de rien, docteur, seulement … Je lui fis part de mes étranges constatations.

Sans rien laisser voir il m’ouvrit une porte. J’entrai dans un petit cabinet.

— Déshabillez-vous.

— Complètement ?

— Oui, complètement.

Il me détailla tout nu.

— Des hommes comme vous, on n’en fait plus, marmonna-t-il entre les dents. Il écouta mon cœur avec un stéthoscope froid. « Dans un millier d’années ça se passera toujours comme ça », pensai-je et cette idée m’apporta une légère satisfaction. Il me mesura puis me fit m’allonger. Il regarda avec intérêt la cicatrice sous ma clavicule gauche mais ne dit rien. Il m’ausculta pendant près d’une heure.

Les réflexes, la capacité thoracique, l’électrocardiogramme — tout, quoi. Quand je me fus habillé il s’assit derrière un petit bureau noir. Le tiroir grinça alors qu’il le tirait pour chercher quelque chose. Après tous ces meubles qui s’étaient mus autour de moi, comme clairvoyants, j’aimais beaucoup ce vieux bureau.

— Quel âge avez-vous ?

Je lui expliquai comment se présentaient les choses.

— Vous avez l’organisme d’un homme de trente et quelques années, dit-il. Vous avez hiberné ?

— Oui.

— Longtemps ?

— Un an.

— Pourquoi ?

— Nous revenions à poussée accélérée. Il a fallu se coucher dans l’eau. L’amortisation, vous comprenez, docteur, alors, comme il est difficile de rester conscient un an dans l’eau …

— Bien sûr. J’avais pensé que vous auriez hiberné plus que ça. Vous pouvez décompter tranquillement cette année. Pas quarante, mais trente-neuf ans.

— Et en ce qui concerne … ?

— Ce n’est rien, Bregg. Vous avez subi combien ?

— D’accélération ? Deux g.

— Et voilà. Vous pensiez grandir, hein ? Non, vous ne grandissez plus. Tout simplement vos disques vertébraux … vous savez ce que c’est ?

— Oui, oui, des cartilages entre les vertèbres …

— Exactement. Maintenant que vous êtes sorti de cette presse, ils se distendent. Combien mesurez-vous ?

— Quand je suis parti je mesurais un mètre quatre-vingt-dix-sept.

— Et après ?

— Je ne sais pas. Je ne me suis plus mesuré ; on avait d’autres préoccupations, vous savez.

— Maintenant vous mesurez deux mètres deux.

— Quelle histoire, fis-je, et cela va durer longtemps ?

— Non, c’est probablement fini … Comment vous sentez-vous ?

— Bien.

— Tout vous semble trop léger, n’est-ce pas ?

— De moins en moins. A l’Adapte de Luna, ils m’ont donné des comprimés pour diminuer la tension musculaire.

— Vous ont-ils dégravité ?

— Oui, les trois premiers jours. Ils prétendaient que ça ne serait pas assez après toutes ces années. Cependant, d’un autre côté, ils ne voulaient quand même pas nous tenir enfermés, après un tel voyage, encore plus longtemps …

— Et comment va le moral ?

— Ça … hésitai-je, parfois j’ai le sentiment d’être un homme de Néanderthal amené dans une ville …

— Quels sont vos projets ?

Je lui parlai de la villa.

— Ce n’est peut-être pas la plus mauvaise solution, dit-il, mais …

— L’Adapte serait meilleur ?

— Je n’ai pas dit ça … Savez-vous que je me souviens de vous ?

— Comment est-ce possible ? Vous ne pouviez pas …

— Non, mais mon père m’en a parlé. J’avais alors douze ans.

— Ah ! mais ça devait être de nombreuses années après notre départ, dis-je. Et on se souvenait toujours de nous ? Etrange.

— Je ne trouve pas. C’est plutôt bizarre qu’on vous ait oublié. Vous saviez à quoi ressemblerait votre retour, n’est-ce pas ? Bien sûr, vous ne pouviez pas vous l’imaginer …

— Je le savais.

— Qui vous a envoyé chez moi ?

— Personne, c’est-à-dire … l’infor de l’hôtel. Pourquoi ?

— C’est drôle, dit-il. Je ne suis pas vraiment médecin, le saviez-vous ? Je m’occupe de l’histoire de la médecine spatiale, car ce n’est plus que de l’histoire, Bregg, et, sauf à l’Adapte, il n’y a plus de travail pour les spécialistes.

— Excusez-moi, je ne savais pas …

— Absurde. C’est moi qui devrais vous être reconnaissant. Vous êtes la preuve a contrario des thèses de l’école de Millman sur l’influence nuisible de l’accélération sur l’organisme. Pas une trace d’hypertrophie cardiaque gauche, ni d’emphysème pulmonaire … un cœur excellent. Mais vous le savez.

— Oui, je sais.

— En tant que médecin, je n’ai plus rien à vous dire, Bregg, mais il y a autre chose …

Il hésita.

— Oui ?

— Comment vous débrouillez-vous dans … le monde actuel ?

— Tant bien que mal.

— Vous avez des cheveux blancs, Bregg.

— Quelle importance ?

— Enorme. Les cheveux blancs signifient la vieillesse. Personne n’en a plus aujourd’hui avant quatre-vingts ans, Bregg, et même à cet âge, c’est rare.

Je me rendis compte que c’était vrai : je n’avais pas vu de vieillards.

— Pour quelle raison ? demandai-je.

— Il y a des préparations spéciales, des médicaments qui l’arrêtent. On peut aussi faire revenir la couleur originale, mais ça, c’est un peu plus compliqué.

— Bon, fis-je, mais pourquoi me le dites-vous ?

Je le vis hésiter de nouveau.

— Les femmes, Bregg, dit-il brièvement.

Je tressaillis.

— Ça veut dire que j’ai l’air d’un vieillard ?

— D’un vieillard ? Non, plutôt d’un athlète … mais vous ne vous promenez pas tout nu. Surtout quand vous êtes assis vous avez l’air … c’est-à-dire qu’une personne ordinaire vous prendra pour un vieillard rajeuni. Après une cure de jouvence, hormones et tout ça …

— Tant pis, fis-je. Je ne sais pourquoi je me sentais mal à l’aise sous son regard calme. Il enleva ses lunettes et les posa sur le bureau. Il avait des yeux bleus légèrement embués.

— Il y a bien des choses que vous ne comprenez pas, Bregg. Si vous deviez vous complaire dans l’abnégation jusqu’à la fin de vos jours, alors votre « tant pis » serait à sa place, mais … la société dans laquelle vous êtes revenu ne s’enthousiasme pas du tout pour l’idéal auquel vous avez consacré plus que votre vie.

— Ne me parlez pas comme ça, docteur !

— Je vous le dis parce que je le pense. Donner sa vie, et alors ? Depuis toujours les hommes le faisaient … mais renoncer à tous ses parents, amis, connaissances, femmes — vous avez renoncé à eux, Bregg !

— Docteur …

Je pus à peine prononcer ce mot. Je m’accoudai sur son bureau.

— A part une poignée de spécialistes personne ne s’intéresse plus à ça. Ça, vous le saviez, Bregg ?

— Oui. Ils me l’avaient annoncé à Luna, à l’Adapte … seulement … ils l’ont exprimé … moins crûment …

Nous demeurâmes silencieux un bon moment.

— La société que vous avez retrouvée est stabilisée. Elle vit tranquillement. Vous comprenez ? Le romantisme des débuts de l’époque astronautique est révolu. C’est comme l’expédi tion de Colomb. C’était une entreprise extraordinaire, mais qui, deux cents ans plus tard, pouvait encore se passionner pour des capitaines des vaisseaux à voiles ? il y avait deux lignes au réal sur votre retour.

— Mais enfin, docteur, ça n’a pas d’importance, dis-je. Sa compassion commençait à m’irriter plus que l’indifférence des autres. Mais ça, je ne pouvais pas le lui dire.

— Ça en a, Bregg, bien que vous ne vouliez pas l’admettre. Si vous étiez un autre, je me tairais, mais à vous, je dois la vérité. Vous êtes seul. Or un homme ne peut pas vivre seul. Vos pôles d’intérêt, ce avec quoi vous êtes revenu, ne sont qu’un îlot dans l’océan de l’ignorance. Je doute que beaucoup d’hommes veuillent écouter ce que vous avez à raconter. Moi si, j’appartiens à cette catégorie de gens, mais moi, j’ai quatre-vingt-neuf ans …

— Je n’ai rien à raconter, répondis-je fâché. En tout cas rien de sensationnel. Nous n’avons pas découvert de civilisation galactique, qui plus est, je n’étais qu’un pilote. Je conduisais le vaisseau. Il fallait bien que quelqu’un le fasse.

— Oui ? fit-il tout bas, soulevant ses sourcils blancs.

Extérieurement j’étais tranquille, mais la colère m’envahissait.

— Oui ! Mille fois oui ! Et cette indifférence, maintenant — si vous tenez à le savoir —, ne m’importe que pour ceux qui y sont restés …

— Qui y est resté ? demanda-t-il très calmement.

— Plusieurs. Arder, Venturi, Ennesson …

Je me calmai.

— Docteur, pourquoi …

— Je ne vous interroge pas seulement par curiosité. C’était — croyez-moi, je n’aime pas non plus la grandiloquence — en quelque sorte ma propre jeunesse. C’est par votre faute que je me suis consacré à ces études inutiles. Nous sommes aussi inutiles l’un que l’autre. Evidemment, vous pouvez ne pas l’admettre. Je ne vais pas insister. Mais je voudrais savoir … qu’est-ce qui est passé avec Arder ?

— On ne le sait pas exactement, répondis-je. Brusquement tout me devint indifférent. Au fond pourquoi ne pas parler ?

Je fixai le vernis noir craquelé du bureau. Je n’avais jamais pensé que ça se déroulerait ainsi.

— Nous pilotions deux sondes au-dessus d’Arcturus. Je perdis contact avec lui. Je n’ai pas pu le localiser. C’était sa radio à lui, et non pas la mienne qui ne marchait pas. Lorsque son oxygène commença à s’épuiser, je repartis.

— Vous l’avez attendu ?

— Oui. C’est-à-dire … je tournais autour d’Arcturus. Pendant six jours, exactement cent cinquante-six heures.

— Tout seul ?

— Oui. Je n’avais aucune chance, car Arcturus a eu une phase de protubérances et j’ai perdu complètement contact avec le Prométhée — mon vaisseau. Des interférences. Seul, sans radio, il n’aurait pas pu revenir. Arder, je veux dire. Car dans ces sondes le télécran directionnel est couplé avec la radio. Il ne pouvait revenir sans moi, et il n’est pas revenu. Gimma m’appelait. Il avait raison, puisque — comme je l’avais calculé plus tard, comme ça, pour tuer le temps — les chances de le retrouver sur mon écran, seulement avec la vision, étaient, je ne sais plus exactement, d’à peu près une sur un milliard. J’espère qu’il a fait la même chose que Ame Enneson.

— Et qu’a fait Arne Ennesson ?

— Il perdit la focalisation du faisceau. Sa poussée faiblissait. Il pouvait se maintenir en orbite, je ne sais pas, encore une vingtaine d’heures, en tournant en spirale avant de tomber finalement sur Arcturus, alors il a préféré entrer immédiatement en protubérance. Il a brûlé devant moi.

— En plus de vous, combien de pilotes y avait-il ?

— Sur le Prométhée, cinq.

— Et combien sont revenus ?

— Olaf Staave et moi. Je sais ce que vous pensez, docteur, — que c’est héroïque. Moi aussi je le pensais dans le temps en lisant les récits de tels exploits. Mais ce n’est pas vrai. Vous entendez ? Si j’avais pu, j’aurais laissé Arder et serais reparti tout de suite, mais je ne le pouvais pas. Lui non plus ne serait pas parti. Aucun de nous ne serait parti. Pas même Gimma …

— Pourquoi reniez-vous tellement cet héroïsme ? demanda-t-il tout bas.

— Parce qu’il y a une différence entre héroïsme et nécessité. J’ai fait ce que tout le monde aurait fait. Docteur, pour le comprendre il fallait se trouver là-bas. L’homme n’était qu’une bulle de liquide. Il aurait suffit d’un refoulement défocalisé ou d’une démagnétisation de champ pour que naisse une vibration et qu’elle vous fasse coaguler tout votre sang en l’espace d’une fraction de seconde. Remarquez bien, je ne parle pas des causes extérieures — comme des météores, seulement des conséquences d’une petite défaillance. Il aurait suffit de n’importe quelle cochonnerie, de n’importe quel bout de fil grillé dans la radio, ou dans le localisateur — et voilà. Si, dans de telles conditions, les hommes défaillaient ainsi, les expéditions ne seraient que des suicides, vous me comprenez ?

Je fermai une seconde les yeux.

— Docteur, est-ce qu’on ne vole plus maintenant ? Comment est-ce possible ?

— Vous partiriez ?

— Non.

— Pourquoi ?

— J’allais vous le dire. Aucun de nous ne serait parti si nous avions su comment ça serait. Personne ne le sait. Personne qui y soit allé. Nous n’étions qu’un troupeau de bêtes mortellement effrayées et désespérées.

— Comment arrivez-vous à concilier cela avec ce que vous m’aviez dit tout à l’heure ?

— Je n’arrive pas à le concilier. C’était ainsi. Nous avions peur. Docteur, vous rendez-vous compte que moi, lorsque j’attendais Arder et tournais autour de ce soleil — j’ai inventé divers personnages et je discutais avec eux, je parlais pour eux et pour moi, et finalement, je croyais qu’ils étaient avec moi … Chacun cherchait à se sauver comme il le pouvait. Et maintenant, docteur, je suis assis là, devant vous, j’ai loué une villa, acheté une vieille voiture, et même si je veux apprendre, lire et nager, j’ai gardé en moi tout ça … Us sont en moi, cet espace, ce silence, et les cris de Venturi appelant au secours tandis que moi, au lieu de le sauver, j’ai fait machine arrière à fond …

— Pourquoi ?

— Je conduisais le Prométhée, et lui, sa pile était tombée en panne, elle pouvait nous faire sauter tous. Cela ne s’est pas produit, on aurait peut-être eu le temps de le sortir de là-bas, mais je n’avais pas le droit de prendre ce risque. L’autre fois, avec Arder, c’était le contraire … C’est moi qui voulais le sauver et c’est Gimma qui m’appelait car il avait peur qu’on ne périsse tous les deux.

— Bregg … dites-moi, qu’attendiez-vous de nous ? De la Terre ?

— Aucune idée. Je n’y ai jamais pensé. C’était comme si quelqu’un parlait de la vie après la mort, ou du paradis, en disant que ça existait ; personne n’a pu l’imaginer. Docteur … non. N’en parlons plus. Je voudrais vous demander une chose. Qu’en est-il de cette bettrisation ?

— Qu’en savez-vous ?

Je le lui dis. Mais rien au sujet des circonstances dans lesquelles je l’avais appris.

— Oui, fit-il. Plus ou moins. Selon l’opinion commune, c’est ça.

— Et moi donc ?

— Le décret fait de vous une exception, car la bettrisation des adultes n’est pas une intervention anodine et sans danger pour la santé, elle serait même dangereuse. De plus on considère, non sans raison, je crois, que vous avez passé l’épreuve de … l’attitude morale. D’ailleurs, vous êtes peu nombreux.

— Docteur, une seule question encore. Vous avez parlé des femmes. Pourquoi en avez-vous parlé ? Mais j’abuse peut-être de votre temps ?

— Non, pas du tout, au contraire. Pourquoi l’ai-je dit ? Quels êtres proches peut-on avoir, Bregg ? Des parents. Des enfants. Des amis. Des femmes. Vous, vous n’avez ni parents ni enfants. Quant aux amis, vous ne pouvez pas en avoir.

— Pourquoi ça ?

— Je ne pense pas à vos camarades, d’ailleurs je ne sais pas si vous voudriez rester tout le temps parmi eux, à évoquer des souvenirs …

— Ciel, non ! Jamais de la vie !

— Et alors ? Vous connaissez deux époques. Dans la première vous avez passé votre jeunesse et bientôt vous allez connaître la deuxième. Ajoutée cette dizaine d’années, votre expérience n’est comparable à aucune de n’importe lequel de vos contemporains. Ils ne peuvent donc pas devenir pour vous des partenaires égaux. Quoi, vous devriez alors vivre parmi les vieillards ? Il ne vous reste plus que les femmes, Bregg. Rien que les femmes.

— Peut-être plutôt une femme, grognai-je.

— C’est difficile de nos jours — une seule femme.

— Comment ça ?

— Notre époque est celle du bien-être. Autrement dit, dans le domaine de l’érotisme c’est l’époque de l’intransigeance. Parce qu’on ne peut plus obtenir l’amour des femmes contre de … l’argent. Vos problèmes matériels ont cessé d’exister ici.

— Et vous appelez cela de l’intransigeance ? Docteur !

— Oui. Comme j’ai parlé d’acheter l’amour, vous avez sans doute pensé qu’il s’agissait de la prostitution, cachée ou manifeste. Non. C’est de l’histoire ancienne déjà. Autrefois, la femme était attirée par le succès. L’homme l’impressionnait par le montant de ses gains, par ses qualifications ou par sa position sociale. Dans une société égalitaire, cela est impossible. Si vous étiez, par exemple, réaliste …

— Mais je le suis, réaliste, l’interrompis-je.

Le docteur eut un sourire.

— Ce mot a une autre signification maintenant. Il désigne un comédien jouant au réal : Etes-vous déjà allé au réal ?

— Non.

— Allez voir quelques mélodrames et vous comprendrez quels sont aujourd’hui les critères de sélection érotique. Le plus important, c’est la jeunesse. C’est pour cela que tout le monde se bat. Les rides, les cheveux blancs, surtout précoces, évoquent presque les mêmes sentiments de dégoût que la lèpre — il y a des siècles …

— Mais pourquoi ?

— Vous aurez du mal à le comprendre. Mais les arguments de la raison sont impuissants face aux mœurs actuelles. Vous ne réalisez toujours pas combien de facteurs décisifs autrefois dans le domaine érotique ont disparu aujourd’hui. La nature ne supporte pas le vide ; donc ils ont dû être remplacés par d’autres facteurs. Prenons, par exemple, ce à quoi vous êtes tellement habitué au point de ne plus en apercevoir le caractère exceptionnel : le risque. Cela n’existe plus, Bregg. L’homme ne peut plus en imposer à la femme par sa bravoure, son comportement fou ; et cependant l’art, la littérature, toute la civilisation s’en nourrissaient : l’amour face à la mort. Orphée est descendu jusqu’au Tartare chercher Eurydice. Othello a tué par amour. Le tragique de Roméo et Juliette … aujourd’hui il n’y a plus de tragédies. Il n’y a plus de possibilités de tragédies. Nous avons supprimé l’enfer des passions et il s’est avéré que du coup le ciel lui aussi avait cessé d’exister. Tout est maintenant tiède, Bregg.

— Tiède ?

— Oui, tiède. Savez-vous ce que font les amants les plus malheureux ? Ils se comportent raisonnablement. Aucune violence, aucune rivalité …

— Vous voulez dire que tout cela … a disparu ? demandai je. Pour la première fois je ressentis une peur superstitieuse devant ce monde.

Le vieux docteur se taisait.

— Docteur, ce n’est pas possible. Comment ça … vraiment ?

— Oui, c’est comme ça. Et vous devez l’accepter, Bregg, comme l’air, comme l’eau. Je disais qu’il était difficile de n’avoir qu’une seule femme. C’est presque impossible si vous voulez en avoir une pour toute la vie. La durée moyenne d’un couple est d’environ sept ans. C’est déjà un progrès. Il y a un demi-siècle, elle était d’à peine quatre ans.

— Docteur, je ne veux pas abuser de votre temps plus longtemps. Que me conseillez-vous ?

— Ce dont je vous ai déjà parlé : faire revenir la couleur originelle de vos cheveux … c’est un peu trivial, sans doute. Mais c’est important. J’ai honte de vous donner un tel conseil. Pas pour moi-même. Mais moi, qu’est-ce que je …

— Je vous en remercie. Vraiment. Une dernière chose.

Dites-moi … à quoi je ressemble dans la rue ? Aux yeux des passants ? Qu’y a-t-il en moi ?

— Bregg, vous êtes différent. Pour commencer, vos dimensions. Cela fait penser à Y Iliade. Des proportions d’antan, cela peut constituer d’ailleurs un certain avantage, quoique vous n’ignoriez sans doute pas quel est le sort de ceux qui se distinguent trop … ?

— Je ne l’ignore pas.

— Vous êtes vraiment un peu trop grand … Je ne me rappelle pas avoir vu des gars comme vous, même pas dans ma jeunesse. Maintenant, vous avez l’air d’un homme très grand et très mal habillé, mais ce ne sont pas les vêtements qui vous vont mal ; c’est vous qui êtes tellement musclé. L’étiez-vous déjà avant le voyage ?

— Non, docteur, ce sont ces deux g, vous savez.

— C’est possible.

— Sept années. Sept années de double charge. Mes muscles respiratoires et abdominaux ont dû se développer, et je sais comment est ma nuque. Mais sans ça, je m’y serais fait étrangler comme un rat, là-bas. Us travaillaient même pendant que je dormais, même pendant l’hibernation. Tout pesait deux fois plus. C’est à cause de cela.

— Et les autres, eux aussi ? Pardonnez-moi de vous questionner ainsi, mais c’est la curiosité du médecin. Il n’y a pas eu d’autres expéditions aussi longues, vous savez.

— Oui, je le sais. Les autres ? Olaf est presque comme moi. Cela dépend des os, je les ai toujours eu larges. Arder était plus grand que moi. Plus de deux mètres. Oui, Arder … Que disais-je déjà ? Les autres, donc, moi, j’étais le plus jeune, grâce à quoi j’avais les plus grandes capacités d’adaptation. C’était du moins ce que disait Venturi. Connaissez-vous les travaux de Janssen ?

— Si je les connais ? C’est un classique pour nous, Bregg.

— Ah bon ! C’est drôle, c’était un petit homme très agité … J’ai supporté chez lui soixante-dix-neuf g pendant une seconde et demie, vous savez ?

— Pas possible !

Je souris.

— J’ai une attestation écrite. Mais c’était il y a cent trente ans … Maintenant, quarante seraient de trop pour moi.

— Bregg, aujourd’hui personne n’en supporterait plus de vingt !

— Pourquoi ? A cause de la bettrisation, peut-être ?

Il ne disait rien. J’eus l’impression qu’il savait quelque chose qu’il ne voulait pas me dire. Je me levai.

— Bregg, fit-il, un conseil : faites attention.

— A quoi ?

— A vous et aux autres. Le progrès n’est jamais gratuit. Nous avons éliminé des milliers de dangers et de conflits, mais il a fallu payer pour cela. La société s’est adoucie, et vous, vous êtes, vous pouvez être trop … dur. Me comprenez-vous ?

— Oui, je vous comprends, dis-je en pensant à cet homme au restaurant qui riait et qui avait cessé de rire lorsque je m’étais approché de lui.

— Docteur, dis-je brusquement, c’est vrai, j’ai rencontré un lion cette nuit. Même deux lions. Pourquoi ne m’ont-ils rien fait ?

— Il n’y a plus de fauves, Bregg … la bettrisation … Vous les avez rencontrés la nuit ? Et qu’avez-vous fait ?

— Je leur ai gratté la nuque, fis-je en mimant le geste. Mais quant à l'Iliade, docteur, c’est exagéré — j’avais drôlement peur … Combien vous dois-je ?

— Vous n’y pensez pas ! Et si jamais vous vouliez …

— Merci.

— Mais ne tardez pas trop, ajouta-t-il comme pour lui-même, au moment ou je sortais. Je le compris seulement dans l’escalier — il avait presque quatre-vingt-dix ans.

Je revins à l’hôtel. Il y avait un coiffeur dans le hall. Un robot, bien entendu. Je lui dis de me couper les cheveux. Il y en avait surtout beaucoup au-dessus des oreilles. C’étaient les tempes qui grisonnaient le plus. Lorsqu’il eut terminé il me sembla que j’avais l’air moins sauvage. Le robot me demanda de sa voix mélodieuse s’il fallait noircir mes cheveux.

— Non, fis-je.

— Aprex ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un antirides.

J'hésitai. Je me sentais horriblement gêné, mais peut-être le docteur avait-il raison ?

— Bon, approuvai-je. Il me recouvrit le visage d’une couche gélatineuse très odorante qui se solidifia quelque peu en un masque. Je reposai sous cette compresse, content d’avoir le visage dissimulé.

Je montai chez moi ; les paquets contenant le linge liquide étaient déjà là, je me déshabillai et entrai dans la salle de bains. Il y avait un miroir.

Oui. Je pouvais faire peur. Je n’avais jamais pensé que je pouvais avoir l’aspect d’un hercule de foire. Toute la poitrine, tout le corps couverts de muscles en dents de scie. Je soulevai mon bras, le muscle se tendit et une cicatrice large comme ma main y apparut. J’essayai de voir l’autre, celle à côté de l’omoplate, pour laquelle j’avais acquis le surnom de veinard, car si l’éclat était passé trois centimètres plus à gauche, il m’aurait fracassé la colonne vertébrale. Je frappai du poing mon ventre plat.

— Eh ! salopard, envoyai-je à l’adresse de mon image. J’avais envie de prendre un vrai bain, pas de ressentir une brise d’ozone, et je me réjouis à la pensée de cette piscine à côté de la villa. Je voulus mettre mes nouveaux habits, mais ne pus quitter mon vieux pantalon. Alors je mis seulement le nouveau chandail blanc, encore que le vieux noir, effiloché aux coudes me plût davantage et je descendis au restaurant.

La moitié des tables étaient occupées. Ayant traversé trois salles j’atteignis la terrasse d’où on voyait de grands boulevards avec des files interminables de gliders ; sous les nuages, tel un massif montagneux bleui par l’air, s’élevait le Terminal.

Je commandai le déjeuner.

— Quel déjeuner désirez-vous ? me demanda le robot. Il voulut me donner la carte.

— Peu m’importe, dis-je, un repas ordinaire.

Ce ne fut que quand je me mis à manger que je vis que les tables avoisinantes étaient vides. Tout à fait instinctivement je cherchais la solitude. Je ne m’en étais pas aperçu. Je ne savais pas ce que je mangeais. Je perdis la certitude que mon projet fût bon. Des vacances, comme si j’avais voulu me récompenser moi-même, puisque personne d’autre n’y avait pensé. Le garçon se rapprocha silencieusement.

— Monsieur Bregg, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous avez un hôte dans votre chambre.

— Un hôte ?

Je pensai immédiatement à Naïs. Je finis de boire le liquide noir et mousseux, et me levai, sentant dans mon dos des regards qui me suivaient. Ce ne serait pas idiot de me faire raccourcir, ne serait-ce que de six centimètres.

Une jeune femme était assise dans ma chambre, je ne l’avais encore jamais vue. Une robe grise, moelleuse, une fantaisie rouge autour des épaules.

— Je viens de l’Adapte, fit-elle, c’est moi qui vous ai parlé ce matin.

— Ah ! c’est vous ?

Je me hérissai légèrement. Qu’est-ce qu’ils me voulaient encore ?

Elle s’assit. Lentement, je fis de même.

— Comment vous sentez-vous ?

— Très bien. J’étais aujourd’hui chez un médecin, il m’a ausculté. Tout va bien. J’ai loué une villa, je veux lire un peu.

— C’est une très bonne idée. Clavestra est, sous cet aspect, idéale. Vous aurez la paix, les montagnes …

Elle savait donc que c’était Clavestra. Ils me suivaient, ou quoi ? Je restai assis, immobile, attendant la suite.

— Je vous ai apporté un … quelque chose de chez nous.

Elle m’indiqua un petit paquet sur la table.

— C’est notre dernière invention, vous savez, disait-elle avec une animation un peu artificielle. En vous couchant vous allez mettre l’appareil en marche … et en espace de quelques nuits vous allez apprendre, de la manière la plus simple, sans aucun effort, plein de choses utiles.

— Ah ! oui, fis-je. C’est bien. Elle me sourit. Moi aussi, je souris, comme un élève sage.

— Vous êtes psychologue ?

— Vous avez deviné. Oui.

Elle hésitait. Je voyais qu’elle voulait dire quelque chose.

— Je vous écoute …

— Vous n’allez pas vous fâcher contre moi ?

— Pourquoi voudriez-vous que je me fâche ?

— Car, voyez-vous … vous vous habillez un peu …

— Je sais. Mais j’aime ce pantalon. Plus tard peut-être …

— Oh ! non. Pas le pantalon. Le chandail …

— Le chandail ? m’étonnai-je. Je l’ai fait faire aujourd’hui, ça doit être pourtant la dernière mode, non ?

— Oui. Seulement ce n’était pas la peine de le gonfler … Vous permettez ?

— Je vous en prie, fis-je tout bas. Elle se pencha, me frappa la poitrine du bout de ses doigts tendus et cria légèrement.

— Mais qu’est-ce que vous y avez mis ?

— Rien d’autre que moi-même, lui répondis-je avec un sourire de travers.

Elle prit les doigts de sa main droite dans la gauche et se leva. Soudain les traits de mon visage passèrent de l’ironie calme au froid glacial.

— Mais … asseyez-vous.

— Veuillez … veuillez vraiment m’excuser, moi …

— Ce n’est rien. Ça fait longtemps que vous travaillez à l’Adapte ?

— Presque deux ans.

— Ah ! oui — et c’est votre premier patient ? dis-je en me montrant du doigt. Elle rougit légèrement. Puis-je vous demander une faveur ?

Ses yeux cillèrent. Elle croyait peut-être que je voulais sortir avec elle.

— Bien sûr …

— Dites-moi comment se fait-il qu’à chaque niveau de la ville on voie le ciel ?

Elle se détendit.

— C’est très simple. La télévision — c’est bien comme ça que vous l’appeliez, n’est-ce pas ? Il y a des écrans sur les plafonds — ils transmettent ce qui est au-dessus, l’aspect du ciel, les nuages …

— Mais les niveaux ne doivent pas être très hauts, objectai-je, pourtant il y a des maisons de plus de quarante étages …

— Ce n’est qu’une illusion, sourit-elle, une partie seulement des maisons est réelle, le reste n’est qu’une image. Vous comprenez ?

— Je comprends le mécanisme, mais je n’en vois pas l’utilité.

— C’est pour que les habitants des niveaux inférieurs ne se sentent pas lésés. A aucun égard …

— D’accord, fis-je. Oui, c’est astucieux … Dites-moi … Je pense acheter des livres. Pourriez-vous me recommander quelque chose dans votre discipline ? Vous savez … des ouvrages généraux.

— Vous voulez étudier la psychologie ? s’étonna-t-elle.

— Non, mais je voudrais apprendre ce que vous avez fait pendant mon absence …

— Alors, je vous conseille Mayssen, dit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un manuel scolaire.

— Je préférerais des ouvrages plus importants. Des monographies, des précis détaillés … il vaut toujours mieux puiser à la source …

— Ce sera peut-être … trop difficile …

Je lui souris poliment.

— Peut-être pas … En quoi consiste cette difficulté ?

— La psychologie s’est très mathématisée …

— Moi aussi, je me suis pas mal mathématisé. Evidemment les mathématiques que l’on faisait de mon temps … mais ça devrait suffire ?

— Mais … vous n’êtes pas mathématicien ?

— En principe non, cependant j’ai pas mal étudié. Sur le Prométhée. Là-bas … voyez-vous, nous avions pas mal de temps libre …

Surprise, décontenancée, elle ne dit plus rien. Elle me laissa une liste de titres. Quand elle fut partie, je revins à mon bureau et m’assis lourdement. Même elle, une employée de l’Adapte ! … Des mathématiques ? Impossible. Un sauvage … Je les hais, pensai-je, je les hais. Je les hais. Je ne savais même pas à qui je pensais. A tout le monde. Oui, à tout le monde. Ils m’ont envoyé sans savoir ce qu’ils faisaient, j’aurais dû ne pas revenir, comme Venturi, comme Arder, comme Thomas, mais je suis revenu, pour qu’ils aient peur de moi, pour leur faire honte, comme un remords de conscience rejeté par tous. Je ne sers à rien, pensai-je. Si seulement je savais pleurer … Arder, lui, le savait. Il disait qu’il ne fallait pas avoir honte des larmes. Il est possible que j’aie menti au docteur. Je ne l’aurais avoué à personne, mais je ne l’aurais certainement pas fait pour quelqu’un d’autre qu’Arder. Peut-être. Peut-être pour Olaf, plus tard. Arder ! Comme ils nous ont détruits et comme nous leur faisions confiance … Nous sentions tout ce temps-là la Terre derrière nous, présente, confiante et pensant à nous. Nous n’en parlions pas, pourquoi en parler ? Cela se comprenait sans le dire, on ne discute pas les évidences.

Je ne pouvais plus rester assis. Je me levai. Je tournai en rond dans ma chambre. Suffit. J’ouvris la porte de la salle de bains, mais il n’y avait pas d’eau pour y enfoncer la tête. D’ailleurs, quelle idée ! De l’hystérie pure.

Je revins dans la chambre et commençai à faire mes bagages.

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