CHAPITRE IX

Une chaleur étouffante l'éveilla. Il régla son réfrigérateur et s'inquiéta de voir qu'il faisait très clair. Machinalement, il voulut éteindre son phare et s'aperçut que celui-ci n'était pas allumé. Jetant les yeux autour de lui, il ne reconnut pas l'endroit où il s'était endormi. La bulle paraissait beaucoup plus vaste. Il lui sembla même qu'elle grossissait encore. Il s'apprêtait à se lever quand la bulle explosa brusquement et il se vit rouler sur la pente abrupte de la montagne. Il rebondit de loin en loin, provoquant une explosion d'oxygène à chaque contact avec la masse élastique et se retrouva sur le sol dur sans trop de mal. La lumière intense l'empêchait de rien distinguer autour de lui et le força à mettre en place son écran antisolaire.

Il leva la tête vers la montagne à laquelle il venait d'échapper et comprit le pourquoi des explosions. L'oxygène dilaté par la chaleur et le vide ambiant distendait les minces enveloppes élastiques et s'échappait brusquement au dehors. Partout, on voyait des bulles crever en silence. La montagne avait l'air de bouillir. Mais là où se trouvait Jâ, il était impossible d'entendre les explosions, car l'espace était vide de tout gaz.

D'où venait cette matière spongieuse? Jâ regretta de n'être pas géologue. D'anciennes mers sous-jacentes, et contenant sans doute une énorme proportion de silice en suspension colloïdale, repoussaient un peu plus tous les jours vers la surface cette «mousse» rendue plus consistante par une polymérisation due à l'action en profondeur de rayons cosmiques aux effets mal connus.

Dans ce cas, le monde des gôrs devait disparaître un jour. Bon débarras! Mais hélas, le phénomène durait probablement depuis des millénaires et durerait encore autant.

«Ces mouvements géologiques sont d'une extrême lenteur, pensa Benal; ce n'est pas parce que la pointe du Raz s'effrite un peu tous les ans sous l'assaut des vagues atlantiques que la vie des Bretons est menacée pour autant. La fin des gôrs n'est pas pour demain. De vivifiantes bulles d'oxygène monteront encore pendant des siècles à l'usage de ces vermines. Dommage!»

Quelle que fût l'origine de cette anomalie, c'était un bonheur pour Jâ d'en être sorti indemne. L'aventure avait assez duré, il était temps de rencontrer des hommes. Mais où? Jâ ignorait absolument dans quelle partie de la Lune il se trouvait.

Des soucis plus immédiats avaient accaparé son esprit durant (sans doute) des jours. Il trouva cruel de n'avoir à sa disposition aucun instrument de navigation, même les montres étaient refusées aux condamnés. L'aspect du paysage ne lui rappelait absolument aucun site décrit par les premiers explorateurs. Il était probablement dans la zone de libration, puisqu'il voyait à peine disparaître à l'horizon un petit dôme de la Terre.

Cela n'empêchait pas qu'il aurait peut-être des milliers de kilomètres à parcourir au hasard avant de voir un visage humain, si toutefois il échappait aux embûches de la solitude dans ces régions isolées.

Il pensa que l'instinct de la plupart des arrivants avait été de s'installer de préférence à l'endroit de la Lune d'où l'on voyait mieux la Terre. Lui-même avait grand besoin de se réconforter à la regarder.

S'il devait rencontrer une cité lunaire, c'était par là qu'il fallait diriger ses pas. Il se mit donc courageusement en marche vers l'endroit où la Terre achevait de disparaître et résolut de persévérer coûte que coûte dans cette direction au lieu de tourner en rond.

Il descendit à larges bonds les contreforts rocheux de la montagne. Ses pas soulevaient autour de lui une poussière étincelante. Exactement comme la marche d'un scaphandrier sur un fond sablonneux. Il dévala des pentes caillouteuses, faisant ébouler sous lui des masses de gravier, et arriva dans une espèce de petite vallée sèche, murée au loin par un barrage de rass.

Il entendit bientôt les «rass, rass!» que produisaient ces animaux en grattant le sol avec leurs pattes arrières et comprit qu'il se trouvait dans une mare d'oxygène. Plusieurs détails vinrent renforcer son assurance. De maigres lichens couvraient le sol, par endroits. Il vit même un slop rose et bleu s'enfuir à son approche. Dans un creux plus profond, il traversa des nuages de vouss et se félicita d'avoir un scaphandre. Enfin, il vit des rass et s'embusqua derrière un rocher pour les observer.

Les rass étaient un peu les castors de la Lune. Ils savaient retenir l'oxygène de toutes les manières possibles et rendaient la vie à des vallées désertes, édifiant des barrages de pierres qu'ils rendaient étanches en les revêtant à grands coups de langue d'une espèce de vernis sécrété par leurs glandes salivaires.

En fait, ce qu'on appelait pompeusement «oxygène» sur la Lune, n'était qu'un mélange gazeux en contenant à peine dix pour cent. Mais la faune lunaire était adaptée à cet air pauvre, et certains animaux pouvaient même s'en passer plusieurs heures, quitte à en refaire provision de temps en temps. De même qu'une baleine reste des heures sous l'eau après avoir respiré à la surface.

Jâ vit un rass descendre au fond de la vallée, aspirer bruyamment avec sa trompe et s'enfler comme une outre. Ensuite l'animal remonta plus haut et souffla l'oxygène à l'intérieur d'un terrier. Il renouvela plusieurs fois son manège avant de disparaître définitivement dans son trou. Il avait à peu près la taille d'un veau. Soudain, une ombre se détacha d'un coin sombre et entra à la suite du rass à l'intérieur du terrier. Jâ était trop loin pour bien distinguer ce dont il s'agissait. Il attendit quelques minutes et vit le rass ressortir, suivi par l'ombre sautillante. Il regarda mieux et reconnut un gôr. Le rass se retournait de temps en temps, faisant mine de revenir sur ses pas. Mais un regard du gôr lui faisait reprendre docilement le chemin de la montagne.

«Oh, encore!» se dit Jâ. Le pauvre rass avait toute sa sympathie. Le jeune homme ramassa une pierre grosse comme le poing et s'approcha. Il visa soigneusement et lança le projectile avec force. Atteint en plein, le gôr roula sur lui-même et ne bougea plus, tandis que le rass s'enfuyait à toute vitesse.

Jâ entendit au loin des «gôrs» et tourna la tête. Une vingtaine d'ombres rondes dévalaient une petite colline à cinq cents mètres de là. Certains étaient déjà dans la vallée. Jâ s'empressa de grimper sur l'autre versant, sortit de la mare d'oxygène et prit à travers le désert, au pas de course. De temps en temps, il regardait derrière lui. Les gôrs le suivaient à distance, en troupe nombreuse. Mais l'espace s'accroissant entre eux et leur proie, ils renoncèrent. Jâ, soulagé, les vit bientôt revenir en arrière. Il s'engagea dans le grand désert blanc, faisant voler des mages de poussière lumineuse.


* * *

– Ici Calypse, ici Calypse! Le nouvel arrivant N° C.S.177 a quitté le Mont Circé. Situation actuelle: 109-27, c'est-à-dire dans la plaine des Cendres. Direction 113-32; il va droit sur la chaîne Pluton.


– Merci Calypse. Je passe immédiatement au Central… Central, Central! Ici poste 100, ici poste 100! Calypse nous communique la position C.S.177: soit 109-27. Direction 113-32.


Le mince jeune homme au visage sérieux fronça les sourcils et répondit brièvement:

– Merci Central!

Il coupa et s'approcha d'une sphère de deux mètres de diamètre représentant la Lune. Il parla d'une voix précise en direction de la sphère

– Cent neuf-vingt-sept!

La sphère tourna sur elle-même. Un point lumineux y apparut sur l'hémisphère nord.

– La plaine des Cendres, dit-il rêveusement. Il n'est pas encore tiré d'affaire. Je me demande pourquoi ils attachent tant d'importance à ce type.

Un timbre sonna.

– Oui, dit le jeune homme.

– Ici, Conseil, dit une voix. Alors? Vous l'avez?

– Bien sûr, Excellence!

– Eh bien?

– La plaine des Cendres

– Bon! Faites passer son itinéraire en direct. Merci. Le jeune homme parla dans un micro!

– Poste 100! Poste 100!… Ici Central, ici Central! Veuillez faire passer l'itinéraire de C.S.177 en direct au Conseil. Merci.

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