CHAPITRE XXII

Dans les jours qui suivirent, Jâ fut informé d'avoir à se présenter au building du Conseil pour remplir les formalités exigées des arrivants.

On lui présenta un questionnaire de cinq pages sur lequel on lui demandait un résumé clair et détaillé à la fois de sa vie terrienne. Jâ remarqua que la trentaine de questions posées ne laissaient rien au hasard. Il cacheta le formulaire, le donna à une femme fonctionnaire et attendit une bonne demi-heure qu'on s'occupât de lui plus avant.

Au bout de ce temps, la femme revint et lui tendit une feuille encore criblée de questions. Cette fois, il s'agissait de dévoiler d'une façon plus poussée ses antécédents professionnels, afin de savoir à quoi on pourrait employer ses compétences. Jâ répondit de son mieux et la femme le débarrassa de la deuxième feuille.

A peine cinq minutes plus tard, une voix se fit entendre.

– Citoyen Jâ Benal (C.S. 177), veuillez prendre le couloir N° 5 et vous présenter à la porte B.

La femme fit signe à Jâ d'obéir. Le jeune homme regarda autour de lui, avisa le couloir indiqué et s'y avança. Il n'eut pas à chercher la porte B. Un homme debout sur le seuil lui faisait signe. Jâ s'approcha.

– Vous êtes Jâ Benal? dit l'homme. Entrez.

L'inconnu le fit installer sur un hamac et lui offrit un verre de Drinil lunaire. Puis il le considéra en silence pendant deux minutes.

– Qu'avez-vous à me dire? dit Jâ agacé.

L'homme sourit.

– Je suis en train de me demander si vous êtes le roi des plaisantins.

– Comment?

– Oui. Vous êtes mathématicien, n'est-ce pas?… (Il consulta la dernière feuille remplie par Jâ.) Cinquante-cinq ans: un très jeune mathématicien! Et vous prétendez avoir résolu le problème de Stero? De qui vous moquez vous?

Jâ sourit.

– Je suppose que vous êtes mathématicien vous-même?

– Naturellement! Je suis là pour aiguiller sur leurs spécialités respectives les savants qui nous arrivent de la Terre. Je dois avouer que j'ai rarement l'occasion d'effectuer ce travail. La plupart des nouveaux arrivants sont des criminels arriérés… Eh bien? Ce problème de Stero?

– Si vous êtes de la partie, cela va simplifier les choses. Vous connaissez les données du problème de Stero? Vous connaissez la fonction Z?

L'homme fit un signe affirmatif.

– Bon! dit Jâ. Sachez donc qu'il y a environ trois ans, j'ai prouvé que la fonction Z existe vraiment. Elle forme un minimum de l'intégrale.

L'homme resta pensif. Il ouvrit enfin la bouche.

– Les meilleurs cerveaux de la Lune butent depuis des années contre cette difficulté, dit-il d'une voix lente. Si vous n'êtes pas un bluffeur, vos travaux vont révolutionner le monde savant. Expliquez un peu votre affaire.

Jâ se mordit la langue. En remplissant trop bien son formulaire, il avait dévoilé aux savants lunaires un secret qui pouvait faire avancer leur science dans des proportions dangereuses pour la Terre.

Il s'empara d'un stylo qui traînait sur le bureau du fonctionnaire et commença à noircir un papier de formules et d'équations.

La tête penchée sur le bureau, les deux hommes travaillèrent longtemps. Et Jâ, jouant serré, s'efforça de convaincre son adversaire tout en faussant héroïquement les calculs par patriotisme.

Au bout de plusieurs heures, le fonctionnaire se leva et dit

– Je n'en peux plus. Vous êtes trop fort pour moi. Je ne suis pas assez compétent pour pouvoir aller jusqu'au bout.

Mais vous aurez à faire la démonstration complète. Elle sera examinée par nos spécialistes. En tout cas, vous m'avez convaincu de vos capacités. Nous vous trouverons un poste élevé. En attendant, vous serez astreint à une formation accélérée pendant un mois.

– Formation accélérée?

– C'est-à-dire qu'on va vous inculquer des notions de ce que tout lunaire doit savoir. Malgré votre intelligence, il y a des tas de choses simples que vous ignorez. Sur la Lune, vous êtes un peu comme un enfant dans un monde nouveau. Même une femme en sait plus que vous sur… la Sélénographie, par exemple, ou sur le droit lunaire. Il est indispensable que vous arriviez à votre majorité. Vous n'y serez pas tant que vous aurez besoin d'un guide.


* * *

Pendant un mois, Jâ redevint écolier. Il lui fallait devenir un vrai Lunaire. Il était nécessaire qu'il n'ait plus à demander «Où est-ce?» quand on parlait devant lui de la chaîne Rok, ou qu'il ignore le nom des cinq grandes villes.

Il apprit que Ptol, la cité où il se trouvait, quoique capitale administrative, était relativement peu importante à côté d'énormes agglomérations comme Fram dans la plaine des Nuées, ou même Dav dont on distinguait pendant la nuit les lumières à l'horizon. On lui enseigna le fonctionnement d'un antigé, ces bizarres boîtes volantes en matière transparente. Il dut se familiariser avec tous les détails courant de sa nouvelle vie.

Ébloui par les techniques avancées révélées par tout ce qu'il apprenait, il frémit en pensant que la seule supériorité de la civilisation terrienne était peut-être constituée par ses travaux personnels sur la fonction Z.

Il envisageait les multiples perfectionnements que le problème de Stero résolu pouvait apporter au pouvoir scientifique de ses ennemis. Il se tua au travail pour essayer d'établir des calculs vraisemblables, quoique faux, et dont la vérification demanderait des mois aux savants du satellite.

Sa solitude en pays étranger lui pesait. Personne à qui se confier. Tem était bien sympathique, mais Jâ se méfiait de ses réactions possibles s'il lui avouait être un faux banni, un espion au service de la Terre. Quant à Nira, qui lui paraissait pourtant dévouée corps et âme, non vraiment, il ne pouvait lui faire confiance. C'était un être trop faible et son absence totale d'instruction en ferait un poids mort. Il résolut de continuer à poursuivre seul ses efforts.

Que prescrivaient les dernières instructions reçues de la Terrienne Flore, qui l'avait embrassé dans sa prison? Premièrement: chercher par tous les moyens à occuper un poste clé dans le gouvernement lunaire. Deuxièmement: recueillir le plus de renseignements possible sur les moyens prévus pour attaquer la Terre. Troisièmement: essayer de mettre au point un système de sabotage étendu, capable d'anéantir d'un seul coup la puissance offensive par une opération presse-bouton. Quatrièmement: en cas d'échec des instructions trois, rallier la Terre de la façon la plus discrète possible pour rendre compte de toutes ses observations.

En cas d'impossibilité, cinquièmement: étudier les possibilités de rallier à la cause terrienne les natifs de la Lune descendants d'exilés, contre lesquels le gouvernement terrien n'avait aucun grief. Faire envisager au besoin l'éventualité d'une remise de peine aux exilés depuis plus de cinquante ans. Diviser ainsi l'opinion des Lunaires et organiser un coup d'état. Instructions rocambolesques, germées dans des cerveaux enfantins, pensait Jâ. Comment le gouvernement terrien pouvait-il avoir trouvé des idées aussi ridicules, qui assimilaient son rôle d'agent secret à une aventure de magazine en couleurs. Il prenait Jâ pour Superman, sans doute! Les deux premières étapes de sa mission paraissaient ne pas offrir trop de difficultés. Mais le sabotage et le retour individuel dans la mère patrie: ridicule! Il s'imaginait qu'il était aussi aisé de franchir près de quatre cent mille kilomètres de vide sans se faire repérer, que d'aller de Lepolvi à Staleve en rampant dans la jungle!

Seules, les instructions cinq avaient une apparence raisonnable. Mais que d'habileté et de prudence ne faudrait-il pas pour réussir!

Enfin, il lui fallait accomplir son devoir, même s'il le jugeait impossible. Il était trop tard pour reculer. Des miracles l'avaient déjà sauvé. De nouveaux miracles pouvaient lui faire mener à bien sa mission. Déjà, après l'avoir destiné à un haut poste dans un laboratoire nucléaire, le gouvernement lunaire avait changé ses projets et l'affectait d'office à la direction de la cohorte de savants attachés à la «Défense Lunaire», en raison de sa valeur scientifique exceptionnelle.

Jâ était loin de se douter que sa qualité d'espion était connue et qu'on chercherait à tirer de lui le maximum de renseignements pouvant servir aux progrès lunaires, tout en surveillant étroitement son activité. Il ignorait que Tem et Nira étaient chargés de rapporter ses moindres actions ou ses moindres paroles suspectes. Il ne savait pas que le nommé Sli, qui avait pris contact avec lui en tant que futur secrétaire particulier, était également placé à ce poste dans le même dessein.

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