CHAPITRE XX

Il s'en alla, laissant Benal ahuri en tête à tête avec Nira. Comme le silence se prolongeait, celle-ci accentua son sourire et dit

– Avez-vous un désir à exprimer, Maître?

Jâ reprit son sang-froid.

– Oui, dit-il d'un ton légèrement irrité; ne m'appelez «Maître». Je m'appelle Jâ Benal (C.S.177). Dites-moi Jâ.

Un voile de tristesse passa dans les yeux de Nira.

– Je ne vous plais pas?

– Si, pourquoi? Je vous trouve très jolie et vous avez l'air très sympathique. Mais je n'aime pas qu'on me fasse des courbettes. Quand ça ne me met pas en colère, ça me donne envie de rire.

– Je n'oserai jamais vous appeler Jâ.

– Je l'exige, Nira.

– Bien… Jâ.

– A la bonne heure!

– Maît… Jâ, vous n'est pas au courant de bien des choses, ici. Me permettez-vous de vous demander…

– Quoi donc?

– Tutoyez-moi. Il faut toujours tutoyer sa femme.

– Si ça te fait plaisir, Nira, je veux bien. Mais fais-en autant.

– C'est impossible, voyons.

– Je l'exige aussi.

Nira baissa les yeux.

– Bien, Jâ, dit-elle, mais je ne pourrai jamais le faire en public. N'oublie pas que devant un tiers, je devrai continuer à te dire «vous» et «maître».

Benal haussa les épaules.

– S'il le faut absolument…

Il regarda autour de lui. La pièce était petite et nue, mais une impression de confort accueillant s'en dégageait malgré tout. Le sol élastique, les murs satinés d'où se dégageait une douce lumière blanche, tout était agréable à toucher, à regarder. Au fond, la cloison était marquée d'une porte. Suivi de Nira, Jâ passa de l'autre côté.

Une seconde pièce faisait suite. Plus vaste, elle était meublée d'une grande table et de quatre hamacs plastiques. Trois nouvelles portes se présentaient. Deux donnaient chacune sur une chambre, la troisième sur une vaste salle d'eau entièrement revêtue de miroirs. C'était tout.

– Nous sommes mieux logés sur la Terre, dit Jâ. C'est plutôt restreint comme demeure.

– Parce qu'elle est en réduit, dit Nira.

– Comment ça?

Sans répondre, Nira frôla un bouton. Comme un ballon s'enfle, l'ensemble de l'appartement grandit dans des proportions de un à quatre.

Jâ resta songeur.

– C'est pratique, dit la jeune femme, quand on veut recevoir beaucoup d'amis, par exemple.

– Mais nous devons gêner les voisins, nous empiétons sur eux.

– Non. Il y a interpénétration. Il est possible qu'en ce moment même, un voisin soit ici dans sa chambre en expansion. Mais nous ne le voyons pas, ne pouvons pas le toucher, ni lui non plus.

– C'est une application de la formule de Kemi sur les n dimensions?

Nira ouvrit de grands yeux.

– Je ne sais pas. Je suis une femme. J'ai seulement entendu dire qu'il y avait interpénétration.

Jâ hocha la tête. L'humilité de cette femme, son attitude servile le gênait.

– Tu ne sais même pas lire, sans doute?

– Oh non. C'est défendu aux femmes.

Jâ la prit par la main et la fit asseoir à côté de lui sur le bord d'un hamac. Il la regarda. A peine voilée par l'étroit maillot, sa beauté coupait un peu le souffle. Un visage de rêve, des yeux immenses, des courbes harmonieuses reliées entre elles par de fines attaches. Impressionné, Jâ retournait plusieurs idées dans sa tête. Et s'il s'en faisait une alliée? S'il lui proposait, par exemple, de lui apprendre à lire, de lui apprendre un tas de choses. Puis, par degrés, il pourrait la convaincre que le sort des femmes terriennes était beaucoup plus enviable, établir les bases d'un coup d'État sur une éventuelle révolte des femmes sur la Lune.

Respectueuse, Nira considérait son nouveau maître. Il avait l'air gentil, beaucoup moins autoritaire que la plupart des hommes de la Lune, beaucoup moins même que la plupart des nouveaux arrivants qui, surpris au début de voir les femmes à leurs pieds, renchérissaient généralement par la suite sur la dureté de l'autorité masculine lunaire.

Celui-ci paraissait remuer des pensées personnelles et Nira se gardait bien de poser des questions, attendant qu'il plût au maître d'ouvrir la bouche.

Tel était l'aspect de Nira: prévenance et réserve respectueuse. Jâ pensa qu'il valait mieux attendre d'être plus au courant des mœurs et de la mentalité lunaire pour se risquer à influencer la jeune femme. Et si les études la rebutaient! Si elle n'avait aucune envie de s'instruire; si elle était parfaitement idiote! On ne pouvait pas savoir. Elle serait capable de le dénoncer. Conclusion: voir venir! Il lui sourit. Nira lui rendit son sourire craintif. Elle semblait ne pas savoir. Ce qu'il plairait au maître, sans doute. Jâ se leva.

– J'ai faim, dit-il. Comment fait-on pour manger sur la Lune?

– Dans ta chambre, dit Nira, tu trouveras le distributeur. Prends-tu la chambre de droite, Maître?… pardon, Jâ?

– Aucune importance, dit Jâ.

Il passa dans la chambre de gauche parce qu'elle était la plus proche de lui et considéra pensivement l'appareil bizarre terminé par deux tubes en col de cygne, placé près de son hamac. Il appela Nira.

– C'est ça le distributeur? Comment fonctionne-t-il

– Le tube de gauche pour le liquide; le tube de droite pour la pâte. Il te suffit de prendre l'extrémité du tube dans ta bouche, l'arrivée se fait automatiquement au contact de la salive. Quand on en a assez, on retire sa bouche, tout simplement.

– Mais mon maillot va me gêner, il me passe devant la figure.

Il faut appuyer un peu, le tube passera au travers, les mailles vont s'écarter.

Jâ considérait le distributeur d'un air dégoûté.

– C'est la seule façon que l'on ait de se nourrir, ici?

– Oh non! Il y a aussi les distributeurs transportables. Ils sont plus petits et fonctionnent un mois sans être rechargés. Mais on ne s'en sert que pour aller dans le vide.

Jâ poussa un soupir et approcha ses lèvres du tube de droite. Il appuya sa bouche. Le tube passa facilement et il sentit sa bouche s'emplir d'une pâte légèrement sucrée. Il s'empressa de s'éloigner et avala en faisant la grimace.

– Mais c'est exactement ce qu'ils me donnaient à la clinique. Je croyais que c'était un aliment de régime. J'espère qu'on varie le menu de temps en temps, non?

– Le menu?

– Je veux dire: j'espère qu'on mange autre chose.

Nira prit un air stupéfait.

– Pourquoi manger autre chose?

– Enfin, tu ne vas pas me dire que tu te nourris de ce truc depuis toujours.

– Mais si! Comme tout le monde.

Jâ s'assit, accablé.

– Tu n'as jamais été au restaurant… Sais-tu ce que ça veut dire, restaurant?

Nira secoua la tête négativement.

– C'est la première fois que je converse avec un nouvel arrivant. On m'avait déjà dit que vous étiez bizarres, sur la Terre.

– Quand je pense que je me suis soutenu avec des pastilles pendant plus de trois semaines, et qu'on me fait manger avec un tube. Et le liquide, qu'est-ce que c'est?

– On appelle ça du liquide, tout simplement.

Jâ essaya le deuxième tube de l'appareil.

– Ca rappelle vaguement le Drinil, dit-il après avoir bu. C'est toujours quelque chose.


* * *

Dans l'appartement voisin, Tem faisait son rapport. Il parlait dans un micro.

– Tout marche bien pour l'instant. Je crois que j'ai réussi a capter sa sympathie. J'ai réussi à me faire passer pour un garçon pacifique et sans aucune prévention contre les Terriens. Il est en ce moment chez lui, en tête à tête avec Nira Slid. Il a paru l'apprécier. Je crois qu'elle n'aura pas de mal à le mener par le bout du nez, sans avoir l'air d'y toucher. Fin du rapport!

Il s'éloigna du micro et regarda pensivement par un hublot.

– Rega! dit-il d'une voix brève, sans se retourner.

Une femme entra clans la pièce, timide comme une biche.

– Distrais-moi: chante! dit Tem.

La femme s'empara d'une lame de métal d'environ un mètre de long, terminée à chaque extrémité par une poignée. Elle s'assît en tailleur dans un coin, prit l'objet à deux mains et le tordit légèrement. Une musique étrange et profonde envahit la pièce, tandis que la lame s'incurvait plus ou moins, suivant le hasard des notes. La femme, d'une voix à peine audible, parla plus qu'elle ne chanta, laissant se prolonger la dernière syllabe des phrases

– «Des centaines d'étoiles éclairent ton visage…»

– Non, pas celle-là, dit Tem. Chante-moi «l'homme perdu».

L'instrument préluda. La femme commença.

– «Il tournoiera sans fin dans la froid de l'espace,

Impuissant prisonnier des orbites lointaines…»

Tandis que la femme chantait, Tem s'allongea sur un hamac et ferma les yeux.

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