CHAPITRE X

L'Excellence était renversée en arrière sur son hamac. Un sourire bienveillant errait sur les lèvres du gros homme tandis qu'il considérait son visiteur assis en face de lui.

– Ça n'a pas été trop dur sur la Terre? demanda-t-il.

– Mes toutes premières missions m'ont amusé, mais maintenant, à mon dixième voyage, j'en ai vite assez de manger leur sale cuisine et de porter leurs costumes ridicules.

Tous deux étaient pratiquement nus sous leur étroit maillot transparent. Leur crâne était rasé. Le gros homme jeta un regard distrait sur la Terre dont la masse énorme était visible derrière le dôme de verre qui constituait les trois quarts de la pièce.

– Ne dites pas ça, Citoyen. La Terre a du bon, croyez-moi. Dire qu'il y a plus de soixante ans que je n'ai pas vu de vrai ciel bleu, ni la mer, ni senti le vent me caresser la figure.

Le visiteur secoua lentement la tête.

– Vous savez, dit-il, moi, je suis né ici.

Le gros homme ramena rapidement les yeux sur son compagnon, puis, se levant, il se mit à marcher de long en large.

– Évidemment, grogna-t-il, évidemment! Mais je voudrais bien avoir votre âge pour pouvoir aller respirer autre chose que de l'air artificiel. Ah, si j'avais quatre-vingt ans!

Il s'arrêta devant la vitre, les mains croisées derrière le dos, les doigts nerveusement serrés.

– Je ne leur pardonnerai jamais, murmura-t-il avec conviction.

La porte du fond devint transparente, tandis qu'un son perlé emplissait la pièce. L'Excellence se retourna et vit les trois hommes qui attendaient dans l'antichambre.

– Entrez, Citoyens, dit-il.

La porte disparut complètement, les visiteurs s'avancèrent et s'étendirent sur les hamacs que l'Excellence leur désignait.

Le gros homme s'éclaircit la voix.

– Citoyens, dit-il, je vous ai fait venir pour une raison très sérieuse. Deux nouveaux arrivants sont sur la Lune depuis plus de huit jours. L'un est mort rapidement et ne nous intéresse donc pas. L'autre a percuté le Mont Circé. Il a dû y subir pas mal de coups durs pendant les trois jours qu'il a mis à en sortir.

Les visiteurs ouvrirent de grands yeux. L'un d'eux prit la parole:

– Vous voulez dire qu'il s'est tiré de là tout seul?

– Parfaitement! Et cela prouve qu'il est particulièrement chanceux, plein de sang-froid et d'énergie. Cet homme n'est pas un vrai condamné, mais un espion terrien. Écoutez le rapport du citoyen Tem ici présent. Allez-y, Tem.

– Aussitôt après la condamnation de Jâ Benal, savant terrien accusé d'avoir fait sauter une partie de la ville de Lepolvi par négligence, Son Excellence m'a donné mission d'aller effectuer sur Terre l'enquête de rigueur pour tout nouvel arrivant.

«Il résulte de cette enquête que, malgré la publicité faite à cet événement et les précautions prises pour qu'il paraisse sérieux, primo: aucune victime n'est à déplorer; secundo: les quartiers anéantis de Lepolvi étaient promis depuis longtemps à la démolition en tant qu'insalubres; tertio: les instruments de grande valeur et les dossiers de laboratoire de Jâ Benal ont été mis en lieu sûr avant l'explosion.

– Il y a quatre-vingt-dix chances sur cent pour que Jâ Benal soit un espion, conclut l'Excellence. Il ne nous ont pas envoyé n'importe qui. Le Vénérable Ancêtre (il s'inclina profondément, imité par ses compagnons) quand il a connu les véritables antécédents de Benal, a donné contre-ordre de lui épargner les quinze jours d'épreuve. Cet homme est un savant qui devrait normalement arriver chez nous aux postes-clés. Eh bien, Citoyens, il est absolument nécessaire qu'il se figure y parvenir afin d'être mieux dupé. Je vous ai choisis tous les quatre parce que je connais vos qualités. A vous de mettre tout en oeuvre pour qu'il ait la vie sauve et s'imagine entrer en contact avec nous d'une façon naturelle… Mox! vous vous occuperez du captage de la façon que vous jugerez préférable.

L'Excellence appuya sur un bouton. Une sphère lunaire identique à celle du Central de surveillance, situé dans un angle de la pièce, tourna sur elle-même. Un point brillant s'y alluma. L'Excellence le désigna:

– Voilà la situation de l'homme en question. Je vais donner des ordres pour qu'on installe chez vous une sphère reliée directement au Central. Vous aurez ainsi sa position à chaque minute. Mettez tout en oeuvre pour qu'il en réchappe. C'est déjà un miracle qu'il soit encore vivant. Vix et Sli! Jâ Benal sera affecté, pour commencer, au laboratoire de recherches nucléaires, en attendant d'être introduit sciemment à la Défense. Vous êtes assez calés tous les deux pour être ses assistants.

Quant à vous, Tem! Votre tâche en apparence plus simple sera peut-être la plus délicate. Vous devez devenir l'ami intime de Benal, arrangez-vous pour qu'il vous fasse confiance, simulez discrètement des sentiments anti-lunaires. Mox peut agir sur-le-champ. Il est indispensable que Jâ Benal n'atteigne pas la chaîne de Pluton où les dangers sont trop grands. Vous trois! Je vous reverrai bientôt pour la mise au point de vos petits scénarios.

Une véritable cloche de cathédrale sonna dans la pièce.

– Citoyens, annonça gravement l'Excellence, l'heure des imprécations!

Ils se dressèrent tous les cinq pour se ranger les uns à côté des autres devant la vitre. Ils levèrent les yeux vers la Terre, énorme et verdâtre dans le ciel noir troué d'étoiles. Ils commencèrent les imprécations rituelles:

«Terre, qui nous es refusée!

Nous avons faim de toi comme du fruit pendu à la branche,

Terre, le jour est proche où nous te reprendrons,

Nous puiserons dans tes délices avec d'autant plus de frénésie que nous aurons longtemps attendu.

Terriens, qui nous avez chassés!

Parce que vous étiez le nombre et la bêtise et que vous nommiez cela: justice,

Terriens, nous reviendrons bientôt vous dominer, vous mépriser, vous asservir,

Et notre vengeance aura d'autant plus de force que nous l'aurons longtemps attendue!»

Après un moment de silence quasi religieux, l'Excellence toussota et reprit la parole

– La mise en scène du gouvernement Terrien pour nous faire accepter Jâ Benal illustre parfaitement leur fausse sensiblerie et leur lâcheté hypocrite. Ils prétendent avoir le respect de la vie humaine et ont commis la faute d'éviter des victimes dans la catastrophe de Levolpi, risquant ainsi la vie de milliers d'autres des leurs en nous donnant des chances supplémentaires de succès. Ils ont supprimé la mort comme peine capitale, main n'hésitent pas à envoyer ici des hommes qui ont cinquante chances sur cent de périr. Ils- sont trop faibles pour tuer de leurs mains et préfèrent exposer les condamnés aux plus grands dangers et au supplice infernal de l'exil. Nous leur réservons d'amères surprises.

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