8 UN TRAITEMENT POUR LE VERTIGE

La chair et le sang imposent à l’homme une limitation de vitesse, mais Lackland fut bien près d’établir un record. Il ne prit pas le temps de résoudre les équations différentielles pour savoir l’instant précis où le roc arriverait. Il enclencha les moteurs de la chenillette, la fit pivoter de quatre-vingt-dix degrés sur une distance qui manqua tordre une des chenilles et s’éloigna de l’ouverture du conduit guidant vers lui l’énorme projectile. Alors seulement il fut à même d’apprécier l’architecture de la cité. Comme il l’avait remarqué, les gouttières ne débouchaient pas directement dans l’espace libre. Elles étaient plutôt disposées de telle sorte qu’au moins deux d’entre elles pouvaient amener un roc jusqu’à n’importe quel point de la place. Sa réaction suffit à éviter le premier, mais elle avait été prévue et d’autres blocs étaient déjà en route. Un instant il regarda dans toutes les directions, cherchant en vain une position qui ne serait pas sur la trajectoire d’un des terribles projectiles. Puis il dirigea délibérément l’avant de la chenillette vers l’un des conduits et commença à monter. Dans celui-ci aussi un rocher dévalait, un rocher qui, pour Barlennan, semblait le plus gros de tous, et paraissait grossir de seconde en seconde. Le Mesklinite se prépara à sauter, se demandant si le Volant avait perdu la tête. Alors un rugissement qui dépassait tout ce que son propre appareil vocal pouvait produire résonna près de lui. Si son système nerveux avait dû réagir comme celui de la plupart des animaux terrestres, il aurait atterri à mi-flanc. Mais là où un Terrien eût sursauté, un être de sa race était pétrifié, ce qui fait que, durant les quelques secondes qui suivirent, il eût fallu un équipement lourd pour l’arracher du toit du véhicule. Quatre cents mètres plus loin, à cinquante mètres devant le roc qui dévalait, une section de la gouttière se souleva en flammes et en poussière … Les détonateurs des munitions de Lackland étaient assez sensibles pour réagir instantanément au moindre contact avec le sol. Un instant plus tard le roc fonçait dans le nuage de poussière, et le canon à tir rapide rugissait à nouveau, émettant cette fois une demi-douzaine d’aboiements qui se fondirent l’un dans l’autre d’une manière presque indiscernable. Une bonne moitié du rocher émergea de la poussière, mais il n’était plus sphérique, et il s’en fallait ! L’énergie des balles l’avait arrêté presque complètement. La friction acheva le travail longtemps avant qu’il n’atteigne la chenillette. Il avait maintenant trop de surfaces plates et concaves pour rouler très bien.

Il y avait d’autres rochers en position, prêts à dévaler par ce même conduit, mais ils ne bougèrent pas. Visiblement, les géants étaient aptes à analyser très vite une nouvelle situation et ils avaient compris que cette méthode ne détruirait pas le véhicule. Lackland n’avait aucun moyen de savoir ce qu’ils pourraient faire d’autre, mais la possibilité la plus probable était une attaque directe. Ils pourraient certainement, ou presque, arriver au sommet de la chenillette aussi facilement que Barlennan et récupérer tout ce qu’ils avaient vendu aussi bien que s’emparer de la radio. Il était difficile de savoir comment les marins les arrêteraient. Il soumit cette pensée à Barlennan.

— Ils pourraient tenter cela, répondit-il. Toutefois, s’ils essaient de grimper, nous pouvons les repousser. S’ils sautent, nous avons nos massues, et je ne vois pas comment l’on éviterait un coup en volant dans les airs.

— Mais comment vous défendriez-vous tout seul contre une attaque venant de plusieurs directions à la fois ?

— Je ne suis pas seul.

Les mots étaient une fois de plus accompagnés du geste des pinces qui était l’équivalent mesklinite d’un sourire.

Lackland ne pouvait voir le toit de son engin qu’en glissant la tête dans un minuscule dôme transparent panoramique, et il ne pouvait pas le faire s’il portait son casque. En conséquence, il n’avait pas vu les résultats de la brève « bataille » sur les marins qui l’avaient accompagné dans la cité.

Ces infortunés avaient dû affronter une situation aussi choquante que celle de leur capitaine quand il s’était trouvé pour la première fois sur le toit de la chenillette. Ils avaient vu des objets — des objets lourds — tomber réellement sur eux, alors qu’ils étaient eux-mêmes pris au piège dans un endroit entouré par des murs verticaux. Grimper était inadmissible, bien que les pieds à ventouses qu’ils utilisaient si bien lors des ouragans de Mesklin eussent pu leur servir aussi parfaitement dans ce cas. Sauter, comme ils avaient vu leur capitaine le faire plusieurs fois jusqu’à présent, était presque aussi mauvais, peut-être pis. Ce n’était pas une impossibilité physique, cependant, et quand l’esprit refuse, le corps prend la relève. Tous les marins sauf deux sautèrent. Un des deux qui restaient grimpa, vite et bien, sur le mur d’une « maison ». L’autre était Hars, le premier à avoir vu le danger. Sa force physique supérieure fit peut-être qu’il s’affola plus lentement que les autres. Peut-être aussi ressentait-il plus que tous l’horreur de l’altitude. Quelle que fût la raison, il était toujours sur le sol quand un roc de la taille d’un ballon et presque aussi rond passa sur l’endroit qu’il occupait. En réalité, on aurait aussi bien pu dire qu’il avait heurté un volume équivalent de caoutchouc vivant. La « carapace » protectrice des Mesklinites était faite d’un matériau chimiquement et physiquement analogue à la chitine des insectes terrestres, et avait une solidité et une élasticité en rapport avec les qualités générales de la vie mesklinite. Le rocher rebondit à huit mètres dans les airs malgré les trois gravités, sautant complètement par-dessus le mur qui normalement aurait dû l’arrêter, frappa sous un certain angle le mur du conduit opposé, rebondit encore et remonta en sautant d’un mur à l’autre le nouveau conduit jusqu’à ce que son énergie soit épuisée. Et lorsqu’il redescendit, d’une façon beaucoup plus lente, jusqu’à l’espace vide, tout était fini. Hars était le seul marin encore sur la place. Les autres avaient apporté un certain degré de discipline dans leurs bonds d’abord frénétiques et avaient déjà atteint le sommet de la chenillette à côté de leur capitaine, ou y parvenaient rapidement. Même le grimpeur avait transformé sa façon de se déplacer et recourut au saut, plus rapide.

Hars, pour aussi incroyablement résistant qu’il fût selon les normes terrestres, ne pouvait supporter tout à fait sans blessure le genre de punition qu’il venait de recevoir. Il n’en perdit pas le souffle, puisqu’il n’avait pas de poumon, mais il fut écorché, moulu et ahuri par le choc. Une minute entière passa avant qu’il puisse contrôler suffisamment ses mouvements pour essayer de suivre la chenillette. Pourquoi ne fut-il pas attaqué durant cette minute, ni Lackland ni Barlennan, ni Hars lui-même ne purent jamais l’expliquer de façon satisfaisante. Le Terrien pensa que le fait qu’il fût capable de bouger après un tel coup avait chassé par la terreur une telle pensée de l’esprit des habitants de la cité. Barlennan, avec une conception plus juste du physique mesklinite, pensa qu’ils s’intéressaient plus au vol qu’au meurtre et n’avaient simplement vu aucun avantage à attaquer le marin isolé. Quelle qu’ait été la raison, Hars put recouvrer ses esprits à loisir et, enfin, rejoindre ses compagnons. Lackland, mis au courant de ce qui venait juste d’arriver, l’attendait. Quand il atteignit le véhicule, deux des membres de l’équipage durent descendre et le jeter proprement sur le toit où les autres lui donnèrent rapidement les premiers soins.

Tous ses passagers en sécurité à bord, quelques-uns même repoussés si près du bord du toit que leur toute nouvelle indifférence à l’altitude était mise à contribution, Lackland repartit tout de suite vers le sommet. Il avait averti les marins de se tenir à l’écart de la bouche du canon et il gardait l’arme dirigée droit devant lui. Mais il n’y eut aucun mouvement sur la crête et aucun rocher n’en déboula. Visiblement, les natifs qui les avaient ébranlés s’étaient retirés dans les tunnels qui, de toute évidence, menaient à leur cité. Cela toutefois n’assurait pas qu’ils n’en sortiraient pas de nouveau. Et chacun, dans et sur la chenillette, garda l’œil ouvert pour repérer tout mouvement.

Le conduit qu’ils empruntaient n’était pas celui par lequel ils étaient descendus et ne menait donc pas directement au traîneau. Mais le Bree devint visible, grâce à la hauteur de la chenillette, quelque temps avant qu’ils atteignent le sommet. Les membres de l’équipage qui avaient été laissés derrière étaient toujours là, regardant avec une anxiété évidente vers la cité. Dondragmer, en sa propre langue, murmura quelque chose sur la stupidité de ne pas surveiller tous les côtés, ce que Barlennan répéta en anglais en l’amplifiant. Mais cette inquiétude se révéla inutile : la chenillette atteignit le traîneau échoué, tourna, et fut raccrochée à sa charge sans nouvelle interférence. Lackland une fois en route comprit que les géants avaient surestimé l’efficacité du canon. Une attaque rapprochée — en émergeant, par exemple, des entrées cachées des tunnels qui devaient abriter les individus ayant ébranlé les rochers — aurait rendu l’arme tout à fait inopérante, puisque les balles explosives ou thermiques ne pouvaient pas être employées près du Bree ou de son équipage.

Avec un grand regret, il décida qu’il ne pourrait plus y avoir d’exploration jusqu’à ce que le Bree ait atteint les eaux de l’océan oriental. Barlennan, quand cette conclusion fut offerte à sa considération, donna son accord tout en se permettant mentalement quelques réserves. Pendant que le Volant dormirait, son propre équipage n’allait pas cesser pour autant de travailler.

L’expédition de nouveau en chemin, et les résultats tangibles de l’opération étant rapidement transférés du toit de la chenillette sur le vaisseau par des Mesklinites sautant de l’un à l’autre, Lackland appela Toorey. Il écouta humblement l’engueulade prévisible quand Rosten apprit ce qu’il avait fait, et le réduisit au silence comme d’habitude en signalant que beaucoup de tissus et de végétaux étaient à présent disponibles. Si Rosten voulait bien envoyer des récipients …

Le temps que la fusée ait atterri assez loin en avant d’eux pour ménager le système nerveux des Mesklinites, qu’elle ait attendu leur arrivée, pris les nouveaux spécimens, et attendu encore jusqu’à ce que la chenillette soit parvenue en sûreté hors de portée de la mise à feu, un grand nombre de jours avaient passé. Ceux-ci, hormis la visite de la fusée, furent relativement monotones. Tous les quelques kilomètres, une colline couronnée de rocs était signalée, mais on les évitait soigneusement, et aucun des natifs gigantesques n’était visible en dehors des cités. Ce fait étonnait plutôt Lackland, qui ne pouvait imaginer où et comment ils obtenaient leur nourriture. N’ayant pour lui occuper l’esprit que le travail assez ennuyeux de conduire, il élabora naturellement plusieurs hypothèses sur ces étranges créatures. À l’occasion, il en faisait part à Barlennan, mais le digne être n’était pas d’un grand secours pour choisir parmi elles et Lackland ne tira pas grand-chose de valeur de leur conversation.

Une de ses propres idées toutefois l’ennuyait : il s’était demandé pourquoi au juste les géants construisaient leurs cités d’une telle manière. On pouvait difficilement penser qu’ils avaient attendu la chenillette ou le Bree. Et cela semblait une façon plutôt futile de repousser une invasion d’autres êtres de leur propre espèce, lesquels évidemment, vu la généralité de la coutume, ne risquaient guère d’être pris par surprise.

Et pourtant il y avait une raison possible : ce n’était qu’une hypothèse, mais elle rendrait compte de la structure de la cité, ainsi que de l’absence des natifs dans la campagne et de quoi que ce soit qui ressemble à des propriétés dans le voisinage des cités. Cela contraignait Lackland à utiliser beaucoup de « si », ne fût-ce que pour avoir une telle idée, et il n’en parla pas à Barlennan. D’un côté elle laissait inexpliqué le fait qu’ils étaient arrivés jusque-là indemnes … Si l’idée était juste, ils auraient beaucoup plus employé le canon à tir rapide. Il ne dit donc rien, gardant seulement les yeux ouverts. Mais il ne fut pas trop surpris, à l’aube d’un jour où ils avaient dépassé peut-être de trois cents kilomètres la cité où Hars avait reçu ses blessures, de voir une petite butte, devant la caravane, se lever soudain sur une vingtaine de jambes éléphantines, courtaudes, lancer aussi loin que possible une tête montée sur un cou de huit mètres, fixer un long moment la chenillette avec une véritable batterie d’yeux et enfin venir à sa rencontre lourdement.

Par exception, Barlennan n’était pas à son poste habituel sur le toit, mais il répondit instantanément à l’appel de Lackland. Le Terrien avait arrêté son véhicule, et il restait quelques minutes pour décider d’un plan avant qu’à son allure actuelle la bête puisse les atteindre.

— Barl, je suis prêt à parier que vous n’avez jamais rien vu de semblable. Même avec les tissus incroyablement durs que produit votre planète, cet animal ne pourrait pas soutenir son propre poids très loin de l’équateur.

— Vous avez tout à fait raison, je n’en ai jamais vu. Je n’en ai même jamais entendu parler, et je ne sais pas s’il se révélera dangereux ou non. Je ne crois même pas avoir envie de l’apprendre. Pourtant, c’est de la viande. Peut-être …

— Si vous voulez dire par là que vous ne savez pas si cette bête est Carnivore ou herbivore, je parie pour Carnivore, répondit Lackland. Ce serait un bien bizarre herbivore que celui qui se lancerait au premier abord contre quelque chose de plus gros que lui … à moins qu’il ne soit assez stupide pour prendre ma chenillette pour une femelle de sa propre espèce, ce dont je doute beaucoup. De plus, je supposais qu’un grand carnassier était la façon la plus simple d’expliquer pourquoi les géants ne semblent jamais sortir de leurs cités et pourquoi ils en ont fait des pièges aussi efficaces. Ils attirent probablement ces choses, lorsqu’elles parviennent au sommet de leurs collines, en se montrant eux-mêmes au fond, comme ils l’ont fait pour nous, et puis ils les tuent avec des rocs comme ils l’ont tenté sur la chenillette. C’est une façon de se faire livrer la viande à domicile.

— Tout cela est peut-être vrai, mais ne nous intéresse pas pour le présent, répliqua Barlennan avec quelque impatience. Qu’allons-nous faire exactement avec ce monstre ? L’arme avec laquelle vous avez brisé le rocher le tuerait probablement, mais risquerait de ne pas laisser assez de viande utilisable. Mais si nous y allons avec nos filets, nous serons trop près de lui pour que vous osiez tirer si nous avons des ennuis.

— Vous pensez utiliser vos filets sur un être de cette taille ?

— Certainement. Ils tiendraient le coup, j’en suis sûr, si nous parvenions à en envelopper la bête. L’ennui est que ses pattes sont trop grosses pour passer à travers les mailles, et notre tactique habituelle d’immobiliser ainsi les animaux ne vaudrait rien ici. Il nous faudrait lui entourer le corps et les membres d’une façon ou d’une autre, et puis refermer solidement les filets.

— Vous avez une méthode en tête ?

— Non … et nous n’aurions pas assez de temps pour préparer quelque chose de ce genre. Il sera là dans un instant.

— Descendez et décrochez le traîneau. Je vais faire avancer la chenillette et occuper la bête un moment, si vous voulez. Et si vous vous décidez à la piéger et en arrivez à avoir des ennuis, vous devriez tous pouvoir sauter à l’écart avant que je n’utilise le canon.

Barlennan suivit la première partie de la suggestion sans hésiter ni discuter. Il se laissa glisser de l’arrière du pont pour détacher d’un seul mouvement habile le crochet qui maintenait le câble de remorque à la chenillette. Lançant un hululement pour signaler à Lackland que la chose était faite, il sauta à bord du Bree et donna rapidement à son équipage des détails sur la nouvelle situation. Ils pouvaient s’en rendre compte par eux-mêmes lorsqu’il eut fini, car le Volant avait déplacé son appareil en avant et sur un côté, découvrant le grand animal. Ils regardèrent un instant avec un grand intérêt, quelque ahurissement, mais aucune crainte digne d’être mentionnée, pendant que le véhicule manœuvrait face à son homologue vivant.

La créature s’arrêta au moment où la machine reprenait sa marche en avant. Sa tête s’abaissa jusqu’à un mètre environ du sol et le long cou se balança aussi loin que possible, d’abord d’un côté et puis de l’autre, pendant que les multiples yeux envisageaient la situation sous tous les angles possibles. Elle ne prêta nulle attention au Bree, soit qu’elle ne parvînt pas à remarquer les petits mouvements de l’équipage, soit qu’elle regardât la chenillette comme un problème plus pressant. Lorsque Lackland se dirigea vers un de ses flancs, elle détourna son corps gigantesque pour continuer à lui faire face. Un instant le Terrien pensa la tourner de cent quatre-vingts degrés pour qu’elle regarde dans la direction opposée au bateau. Mais il vit que ceci mettrait le Bree sur sa ligne de feu s’il devait utiliser le canon, et il arrêta sa manœuvre d’encerclement lorsque le traîneau échoué fut à la droite du monstre. De la sorte, il lui serait aussi facile de voir les marins se déplacer que s’ils avaient été en face.

Une fois de plus il se dirigea vers l’animal. Celui-ci s’était accroupi, le ventre au sol, quand il avait arrêté son mouvement tournant. Il se leva de nouveau sur ses nombreuses pattes, et ramena la tête en arrière, presque engoncée dans son tronc énorme, en ce qui était apparemment un geste de protection. Lackland stoppa encore, saisit une caméra, et prit plusieurs photographies de la créature. Puis, comme elle ne semblait pas prête à se ruer à l’assaut, il se contenta de la regarder une minute ou deux.

Son corps était un peu plus gros que celui d’un éléphant terrestre. Sur la Terre, elle aurait pesé huit ou dix tonnes. Le poids était distribué à peu près également sur ses dix paires de pattes, très courtes, et d’une énorme épaisseur. Lackland doutait fort que la créature puisse se mouvoir beaucoup plus vite qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors.

Après une ou deux minutes d’attente, la créature commença à s’agiter. Sa tête avança un peu et se mit à se balancer d’avant en arrière comme si elle cherchait d’autres ennemis. Lackland, de crainte que son attention se fixe sur le Bree sans défense et sur son équipage, fit avancer la chenillette d’un mètre. Son adversaire reprit promptement une attitude défensive. Ce jeu se répéta plusieurs fois, à des intervalles de plus en plus rapprochés. Les feintes durèrent jusqu’à ce que le soleil plonge à l’ouest, derrière une colline. Au moment où le ciel s’obscurcissait, Lackland, ne sachant si la bête pourrait ou voudrait engager un combat de nuit, modifia la situation en allumant toutes les lumières de la chenillette. Ceci empêcherait sans doute la créature de voir quoi que ce soit dans l’obscurité environnante, même si elle avait envie d’affronter ce qui, pour elle, devait représenter des conditions aussi nouvelles qu’étranges.

Il était sûr en tout cas qu’elle n’aimait pas la lumière. Elle cilla plusieurs fois lorsque le projecteur principal se planta dans ses yeux, et Lackland put voir les grandes pupilles se contracter. Puis, avec un sifflement plaintif qui s’engouffra dans le micro du toit et fut transmis clairement à l’homme, elle avança pesamment d’un ou deux mètres et frappa.

Lackland n’avait pas réalisé qu’elle était si proche … ou, plus exactement, qu’elle pouvait l’atteindre de si loin. Le cou, plus long encore qu’il ne l’avait d’abord estimé, se développa de toute sa longueur, portant la tête massive en avant et un peu sur le côté. Lorsqu’elle arriva à bout de course, la tête fit un léger écart et revint comme une gifle. L’une des grandes défenses résonna d’une façon assourdissante contre le blindage de la chenillette et le projecteur principal s’éteignit. Un autre sifflement plus aigu fit penser à Lackland que le courant du projecteur avait été court-circuité jusqu’au blindage à travers une partie de la tête du monstre. Mais il n’allait pas perdre son temps à analyser cette éventualité. Il recula hâtivement tout en coupant les lumières de la cabine. Il ne voulait pas que l’une de ses défenses frappe un des hublots avec la force dépensée à l’instant sur le blindage supérieur. Maintenant, les seuls phares, disposés bas au-devant du véhicule bien protégé par le blindage, illuminaient la scène. L’animal, encouragé par la retraite de Lackland, avança en cahotant et frappa un des phares. Le Terrien n’osait pas les éteindre car cela l’aurait rendu complètement aveugle. Il lança par radio un appel frénétique.

— Barl ! Allez-vous utiliser vos filets, oui ou non ? Si vous n’êtes pas prêts à agir, je vais devoir me servir du canon contre cette bête, viande ou pas. Vous devrez alors demeurer à l’écart : elle est si près que des explosifs mettraient ma machine en danger. Je devrai donc employer des balles incendiaires.

— Les filets ne sont pas prêts, mais si vous l’attirez encore de quelques mètres, elle sera sous le vent du bateau et nous pourrons nous en occuper d’une autre façon.

— Très bien.

Lackland ne savait pas ce que pouvait être cette autre façon, et il avait plus qu’un léger doute sur son efficacité, quelle qu’elle soit. Mais du moment que la retraite faisait l’affaire du capitaine, il était prêt à coopérer. Il ne lui vint pas un instant à l’esprit que l’arme de Barlennan pourrait mettre en péril la chenillette. Et, en toute honnêteté, cela ne frappa sans doute pas Barlennan non plus. Le Terrien, à force de reculs rapides et répétés, évita à son blindage la plupart des coups de défenses. Le monstre ne semblait pas avoir assez d’intelligence pour prévoir ses mouvements. Deux ou trois minutes d’esquive satisfirent Barlennan.

Lui aussi, pendant ces quelques minutes, avait été occupé. Sur les radeaux avant, dirigés vers le duel du monstre et de la machine, il y avait quatre engins ressemblant beaucoup à des soufflets, surmontés de réservoirs à leurs becs. Deux marins étaient à présent près de chaque soufflet et, au signal de leur capitaine, commencèrent à pomper de toutes leurs forces. En même temps, un troisième opérateur manipulait le réservoir et envoyait un jet d’une fine poussière de telle manière qu’elle soit prise en charge par le courant d’air venu du soufflet. La poussière était à son tour soutenue par le vent et dirigée vers les combattants. L’obscurité rendait difficile une estimation de sa progression, mais Barlennan était bon juge du vent et après quelques moments de pompage, il lança soudain un nouvel ordre.

Les servants des réservoirs firent rapidement quelque chose au bec du soufflet dont chacun s’occupait. Et quand ce fut fait, une nappe rugissante de flammes s’étalait sous le vent du Bree pour envelopper les deux combattants. L’équipage du bateau était déjà abrité derrière des bâches, les « tireurs » eux-mêmes étant protégés sous des toiles qui faisaient partie intégrante de leur arme. Mais la végétation qui perçait la neige n’était pas assez haute et dense pour abriter les combattants. Lackland, avec des mots qu’il n’avait jamais appris à Barlennan, précipita la chenillette en marche arrière hors du nuage de feu en priant pour le quartz de ses hublots. Son adversaire, aussi visiblement désireux de se défiler, sembla manquer du sang-froid nécessaire. Il cahota d’un côté, puis de l’autre, cherchant une issue. La flamme mourut en quelques secondes, laissant un nuage de fumée blanche qui scintillait sous les phares de l’engin. Mais, soit que les flammes éphémères eussent été suffisantes, soit que la fumée fût aussi mortelle, le désarroi du monstre s’aggrava rapidement. Ses pas sans but devinrent plus courts et plus faibles à mesure que ses pattes perdaient la force de soutenir sa vaste masse. Bientôt il trébucha et roula sur le côté. Les membres ruèrent frénétiquement un moment, cependant que le long cou se rétractait et s’allongeait de toute sa longueur, spasmodiquement, abattant la tête armée contre le sol. À l’aube, les seuls mouvements visibles étaient d’occasionnelles contractions de la tête ou des pattes. Une minute ou deux, et toute activité cessa dans le corps gigantesque. L’équipage du Bree s’était déjà lancé par-dessus bord et à travers le terrain noirci où la neige s’était évaporée du sol. Tous se penchaient pour découper la viande. Le nuage blanc mortel avait suivi le vent et se posait lentement au loin. Lackland était surpris de voir des traces de poussière noire sur la neige, là où le nuage était passé.

— Barl, que diable pouvait-il y avoir dans ce nuage de feu ? Et n’avez-vous pas pensé que cela pouvait faire éclater les hublots de ma chenillette ?

Le capitaine, qui était resté sur le bateau et avait une radio près de lui, répondit aussitôt.

— Je regrette, Charles. Je ne sais pas de quoi sont faites vos fenêtres et je n’aurais jamais pensé que notre nuage de flammes puisse être un danger pour votre grande machine. Je ferai plus attention la prochaine fois. Le carburant est simplement une poussière que nous extrayons de certaines plantes : on le trouve sous la forme d’assez gros cristaux, qu’il nous faut pulvériser avec le plus grand soin à l’abri de la lumière.

Lackland hocha la tête lentement, digérant cette information. Ses connaissances en chimie étaient faibles, mais suffisantes pour se faire une bonne idée de la nature du carburant. Enflammé par la lumière, brûlant dans l’hydrogène en dégageant une fumée blanche, des taches noires sur la neige, cela ne pouvait être, à sa connaissance, qu’une seule chose. À la température de Mesklin, le chlore est solide : il se combine violemment avec l’hydrogène, et le chlorure d’hydrogène est blanc sous sa forme pulvérulente. La neige méthanique du sol, portée à ébullition, donne aussi son hydrogène à l’élément vorace et rend du carbone. Ce monde déployait une vie végétale passionnante ! Il devrait envoyer un nouveau rapport à Toorey … ou peut-être ferait-il mieux de garder ce morceau de choix pour la prochaine fois qu’il ennuierait Rosten.

— Je suis vraiment désolé d’avoir mis votre appartement en danger, continuait Barlennan, toujours un peu coupable. Peut-être ferions-nous mieux de vous laisser vous occuper de ce genre de créature avec votre canon. Ou peut-être pourriez-vous nous apprendre à l’utiliser. Est-il, comme les radios, construit spécialement pour marcher sur Mesklin ?

Le capitaine se demanda si, avec cette suggestion, il n’avait pas été un peu trop loin. Mais il décida que cela en valait la peine. Il ne put ni voir ni interpréter le sourire de Lackland lorsque celui-ci répondit :

— Non, le canon n’a pas été refait ou changé pour ce monde, Barl. Il fonctionne assez bien ici, mais je crois qu’il serait plutôt inutile dans votre pays.

Il prit une règle à calcul, et ajouta une phrase après l’avoir manipulée un instant.

— Le point le plus éloigné que cet engin pourrait atteindre à votre pôle serait à peine à cinquante mètres.

Désappointé, Barlennan ne dit plus rien. Plusieurs jours se passèrent à découper le cadavre du monstre. Lackland mit le crâne de côté en guise de protection supplémentaire contre l’ire de Rosten, et la caravane reprit son voyage.

Kilomètre après kilomètre, jour après jour, la chenillette et sa remorque peinèrent. Ils passaient parfois en vue de cités des jeteurs de rocs. À deux ou trois reprises ils ramassèrent au passage pour Lackland des vivres laissés par la fusée. Assez fréquemment ils rencontrèrent de gros animaux, certains comme celui que le feu de Barlennan avait abattu, d’autres très différents par la taille et la forme. Par deux fois, des spécimens d’herbivores géants furent pris au filet et tués pour leur chair par l’équipage, à la grande admiration de Lackland. La disproportion de taille était infiniment plus grande que celle existant sur la Terre entre les éléphants et les Pygmées d’Afrique qui parfois les chassaient.

Le pays devenait plus mouvementé à mesure qu’ils progressaient et, le sol s’élevant, le fleuve qu’ils avaient suivi par intermittence sur des centaines de kilomètres s’amenuisa et se sépara en de nombreux courants plus petits. Deux de ces affluents avaient été plutôt difficiles à franchir, nécessitant que le Bree soit descendu du traîneau et halé d’un bord à l’autre à l’aide d’un câble, pendant que chenillette et traîneau traversaient sous la surface le lit de la rivière. Mais maintenant, les ruisseaux étaient devenus si étroits que le traîneau faisait office de pont et qu’il n’y eut plus de tels retards.

En définitive, à mille huit cents bons kilomètres de l’endroit où le Bree avait pris ses quartiers d’hiver, et à quelque cinq cents kilomètres au sud de l’équateur, Lackland ployant sous une demi-gravité de plus, les ruisseaux commencèrent à couler d’une façon visible dans la même direction générale qu’eux-mêmes. Aussi bien Lackland que Barlennan, voulant en être sûrs, laissèrent passer plusieurs jours avant de mentionner le fait. Mais à la fin il ne pouvait plus y avoir de doute : ils étaient bien dans le bassin qui menait à l’océan oriental. Le moral, qui n’avait jamais été bas, monta cependant de façon appréciable. Et l’on put désormais voir sur le toit de la chenillette plusieurs marins aux aguets, espérant à chaque fois qu’ils atteignaient le sommet d’une colline avoir le premier aperçu de la mer. Même Lackland, parfois las au point d’en avoir la nausée, se redressait. Et, parce qu’il avait le plus à gagner, le choc et le découragement qui suivirent furent proportionnellement plus grands pour lui lorsqu’ils aboutirent, sans avertissement, au bord d’une falaise : un précipice presque vertical de plus de vingt mètres s’étendant à perte de vue à angle droit de leur route.

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