7 DÉFENSE DE ROC

Jusqu’à ce moment la plupart des collines avaient présenté des pentes douces, polies, leurs irrégularités étant érodées depuis longtemps par les intempéries. Aucun signe de ce trou, de ces crevasses dont Lackland avait craint la présence avant de partir. Le sommet des collines était mollement arrondi, et même si leur vitesse avait été beaucoup plus grande, les cahots dus aux dénivellations auraient à peine été sensibles. Cette fois, cependant, alors qu’ils débouchaient à un sommet et que le paysage s’étalait à nouveau devant eux, une différence dans la colline suivante frappa d’un coup tous les regards.

Elle était plus longue que les précédentes, une chaîne barrant leur route plutôt qu’un mamelon. Mais la grande différence était à son sommet. Au lieu de la courbe tendre, usée par le vent, qu’offraient les précédentes, au premier coup d’œil elle semblait déchiquetée. Vue de plus près, elle se montrait couronnée d’une rangée de rocs espacés avec une régularité ne pouvant signifier que le produit d’une intelligence dans leur disposition. Les blocs allaient de la taille monstrueuse de la chenillette de Lackland à des fragments gros comme un ballon de basket-ball. Et tous, bruts dans le détail, étaient d’une forme généralement sphérique. Lackland, instantanément, arrêta son véhicule et saisit ses jumelles. Il était partiellement en scaphandre et ne portait pas son casque. Barlennan, oublieux de la présence de son équipage, franchit d’un bond les vingt mètres séparant le Bree de la chenillette et s’installa fermement sur le toit. Une radio avait été disposée là pour son usage longtemps auparavant, et il n’avait pas encore atterri qu’il parlait.

— Qu’est-ce que c’est, Charles ? Est-ce une ville comme celles dont vous me parliez à propos de votre monde ? Cela ne ressemble guère à vos images.

— J’espérais que vous me l’apprendriez, fut la réponse. Ce n’est certainement pas une ville, et les pierres sont trop éloignées les unes des autres pour constituer un mur ou un fort, à ma connaissance. Pouvez-vous voir si quelque chose bouge par là-haut ? Avec ces jumelles je ne peux pas, mais j’ignore jusqu’où porte votre vue.

— Je peux seulement déceler l’irrégularité du sommet. Si ces choses sont des pierres séparées, je ne peux que vous croire sur parole tant que nous ne serons pas plus près. En tout cas, je ne vois rien bouger. Quelque chose de ma taille serait invisible à cette distance, de toute façon, selon moi.

— Je vous verrais, moi, sans jumelles, mais je ne pourrais compter ni vos yeux ni vos membres. Avec les jumelles je peux dire en toute certitude que le haut de la colline est désert. Quoi qu’il en soit, je garantirais que ces pierres ne sont pas arrivées là par accident. Nous ferions aussi bien de nous préparer à rencontrer ceux qui les y ont mises. Vous devriez avertir votre équipage.

Lackland prit mentalement note du fait que Barlennan avait une vue moins aiguë que la sienne. Il ne savait pas assez d’optique pour avoir prévu cela d’après la taille des yeux du natif.

Deux ou trois minutes, pendant que le soleil se déplaçait assez pour révéler la plupart des endroits jusqu’alors dans l’ombre, ils attendirent en observant. Mais les ombres seules bougeaient, et enfin Lackland relança la chenillette. Le soleil se coucha pendant qu’ils descendaient la pente. Le véhicule n’avait qu’un phare que Lackland dirigeait sans cesse sur le sol devant lui. Ce qui fit qu’ils ne purent rien voir de ce qui se passait parmi les rocs au-dessus … s’il s’y passait quelque chose.

L’aube les surprit alors qu’ils traversaient un ruisseau et la tension monta pendant qu’ils gravissaient la nouvelle colline. Une minute ou deux, rien ne fut visible car le soleil était droit devant les voyageurs, puis il s’éleva assez pour permettre une vision claire. Aucun des regards fixés sur le sommet de la colline ne put déceler de changement dans son aspect depuis la veille. Ils avaient la vague impression, dont Lackland découvrit qu’elle était partagée par les Mesklinites, que le nombre des pierres était plus grand. Mais comme nul n’avait essayé de les compter auparavant, ils n’en eurent aucune preuve. Il n’y avait toujours pas de mouvement visible.

Il fallut cinq à six minutes pour gravir la colline à la vitesse de sept kilomètres, ce qui fait que le soleil était exactement derrière eux quand ils atteignirent le sommet. Lackland vit que plusieurs des espaces libres entre les plus grosses pierres étaient assez larges pour laisser passer la chenillette et le traîneau, et il pivota vers l’un de ces vides en abordant la crête de la chaîne. Il écrasa au passage plusieurs des petits rocs et un instant, Dondragmer, sur le bateau, crut qu’une des pierres avait endommagé le véhicule, car la machine s’arrêta brutalement. On pouvait toujours voir Barlennan sur le toit de la chenillette, tous ses yeux fixés sur la scène au-dessous. Le Volant n’était pas visible, bien entendu, mais après un moment l’officier du Bree comprit que lui aussi devait être si intéressé par la vallée au-delà qu’il en avait oublié de conduire.

— Capitaine ! Qu’y a-t-il ?

Dondragmer lança la question tout en assignant à plusieurs membres de l’équipage un poste près des lance-flammes. Le reste, sans attendre d’ordre, s’installa sur les radeaux externes, massues, couteaux et épieux à portée. Pendant un long moment Barlennan ne répondit pas, et l’officier était sur le point de lancer une équipe à terre pour couvrir la chenillette — il ne savait rien de la nature de l’arme à répétition provisoirement mise à la disposition de Lackland — quand son capitaine se retourna, vit ce qui se passait et fit un geste rassurant.

— Tout va bien, je crois, dit-il. Nous ne voyons bouger personne, mais cela ressemble un peu à une ville. Une minute, et le Volant vous tirera en avant pour que vous puissiez voir sans quitter le navire.

Il revint à l’anglais et formula sa demande à Lackland qui y accéda tout de suite. De cet acte résulta un changement abrupt dans la situation.

Ce que Lackland avait vu tout d’abord — et Barlennan moins clairement — était une grande vallée en forme de coupe peu profonde, entièrement entourée par des hauteurs du type de celle sur laquelle ils étaient. Lackland pensa qu’il aurait dû exister un lac au fond : il n’y avait en effet aucun moyen, pour la pluie ou la neige fondue, de s’écouler. C’est alors qu’il remarqua l’absence totale de neige sur les pentes inférieures des collines. Le paysage était nu, et c’était un paysage étrange.

Il était impossible qu’il soit naturel. À partir d’une courte distance, sous la crête, on voyait de larges gouttières peu profondes. Leur arrangement était remarquablement régulier : une section des collines, découpée juste au-dessous de l’endroit où il commençait, aurait très nettement suggéré une série de vagues. À mesure que les canaux descendaient vers le centre de la vallée, ils devenaient plus étroits et profonds, comme s’ils étaient conçus pour guider l’eau de pluie vers un réservoir central. Par malheur pour cette hypothèse, ils ne se rencontraient pas tous au centre … et même ils ne l’atteignaient pas tous, quoique tous parvinssent au moins jusqu’au fond étroit, relativement plat, de la vallée. Plus intéressantes que les canaux eux-mêmes étaient les barrières qui les séparaient. Celles-ci, naturellement, devenaient plus prononcées à mesure que les canaux se creusaient davantage. C’était des élévations mollement incurvées pour la partie supérieure de la pente, mais dont les côtés devenaient plus abrupts jusqu’à tomber perpendiculairement au fond des canaux. Quelques-uns de ces petits murs s’étendaient presque jusqu’au fond de la vallée. Ils ne pointaient pas tous vers le même lieu, mais suivaient dans leur course de légères courbes qui leur donnaient plutôt l’apparence des ailettes d’une centrifugeuse que celle des essieux d’une roue. Leur sommet était trop étroit pour qu’un homme puisse y marcher.

Lackland estima que les canaux aussi bien que les murs de séparation avaient quelque cinq ou six mètres de large là où ils s’interrompaient. Les murs eux-mêmes, en conséquence, étaient bien assez épais pour qu’on puisse les habiter, spécialement des Mesklinites. Et l’existence de nombreuses ouvertures trouant leurs surfaces internes renforçait l’idée que c’était bel et bien des habitations. Les jumelles montraient que celles de ces ouvertures qui n’étaient pas directement situées au bas des murs avaient des rampes d’accès. Et avant d’avoir vu un seul être vivant, Lackland était sûr que ce qu’il avait sous les yeux était une cité. Les habitants vivaient apparemment dans les murs de séparation et avaient construit la structure entière de façon à se débarrasser de l’« eau » de pluie. La raison pour laquelle ils ne vivaient pas sur les pentes extérieures des collines, s’ils voulaient éviter l’inondation, était un problème qui ne le frappa pas.

Il en était là de ses pensées quand Barlennan lui demanda de tirer le Bree au-delà du sommet de la colline avant que le soleil ne rende la visibilité impossible. Au moment où la chenillette commençait à bouger, une vingtaine de silhouettes noires apparurent dans les ouvertures qu’il avait supposé être des entrées. À cette distance, aucun détail n’était visible, mais ces choses, quoi qu’elles fussent, étaient des créatures vivantes. Lackland refréna héroïquement son envie d’arrêter le véhicule et de se saisir une fois de plus des jumelles, jusqu’à ce qu’il eût tiré le Bree dans une position dominante.

En fait, il n’y avait nulle nécessité de se presser. Les choses demeuraient immobiles, surveillant sans doute les arrivants, pendant que la manœuvre s’achevait. Il put employer les minutes qui restaient avant le crépuscule à un examen soigneux de ces êtres. Même avec les jumelles quelques détails étaient indiscernables … pour une raison au moins : ils ne semblaient pas émerger entièrement de leurs habitations. Mais ce que l’on en voyait suggérait fortement qu’ils appartenaient à la même race que les compagnons de Barlennan. Leur corps était long à la manière des chenilles. Plusieurs yeux — difficiles à compter à cette distance — étaient disposés sur le segment antérieur de leur corps, et des membres très semblables sinon identiques aux bras équipés de pinces de Barlennan étaient bien visibles. Leur coloration était un mélange de rouge et de noir, le noir dominant, comme dans l’équipage du Bree.

Barlennan ne pouvait pas voir tout ceci, mais Lackland, tendu, lui en fit la description jusqu’à ce qu’au-dessous la ville disparaisse dans l’ombre. Quand il cessa de parler, le capitaine transmit dans sa propre langue une version condensée à l’équipage qui attendait … Après quoi Lackland demanda :

— N’avez-vous jamais entendu parler de gens vivant aussi près du Rebord, Barl ? Est-il possible qu’ils soient connus de vous, ou même parlent la même langue que vous ?

— J’en doute beaucoup. Mon peuple est déjà très mal à l’aise, comme vous le savez, au nord de ce que vous appelez la « ligne des cent G ». Je connais plusieurs langues mais je ne vois aucune chance pour qu’on en parle une par ici.

— Qu’allons-nous faire, alors ? Contourner discrètement cette ville, ou la traverser en espérant que ses habitants ne seront pas belliqueux ? J’aimerais voir cela de plus près je l’admets, mais nous avons une tâche importante à accomplir et je ne veux pas risquer nos chances de succès. En tout cas, vous connaissez votre race mieux que je ne le pourrai jamais. Comment pensez-vous qu’ils vont réagir à notre contact ?

— Il n’y a pas de règle, ici. Ils peuvent être terrorisés à la vue de votre chenillette, ou de me voir à son sommet … mais il se peut qu’ils n’aient pas de réactions normales devant la hauteur, ici au Rebord. Nous avons rencontré beaucoup de gens étranges dans nos expéditions, et quelquefois nous avons pu commercer, d’autres fois nous avons dû nous battre. En règle générale, je dirais que si nous gardons nos armes hors de vue et nos marchandises en évidence, ils réfléchiront d’abord avant de recourir à la violence. J’aimerais descendre. Est-ce que le radeau passera dans ces gorges, à votre avis ?

Lackland prit son temps.

— Je n’avais pas pensé à cela, admit-il après un moment. J’aimerais d’abord les mesurer plus précisément. Peut-être serait-il préférable que la chenillette descende seule, avec vous sur son toit et quiconque voudrait profiter du voyage. Ainsi, nous aurions l’air plus pacifiques, en outre … Peut-être ont-ils vu les armes que vos hommes portent, et si nous les laissions derrière nous …

— À moins que leurs yeux ne soient bien meilleurs que les nôtres, fit remarquer Barlennan, ils n’ont rien vu de nos armes. Toutefois, j’admets que nous ferions mieux de descendre d’abord mesurer … ou mieux encore de commencer par tirer le vaisseau de l’autre côté, et ensuite de descendre en excursion. Je ne vois pas la nécessité de mettre en danger notre bateau dans ces étroites gouttières.

— Ça, c’est pensé. Oui, je crois que ce serait la meilleure idée. Voulez-vous expliquer à votre équipage ce que nous avons décidé, et demander si l’un d’entre eux veut descendre avec nous tout à l’heure ?

Barlennan accepta, et dans ce but retourna au Bree. Là, il pourrait parler plus bas. Bien qu’il ne crût pas courir vraiment le risque d’être entendu et compris.

Presque tout l’équipage admit la nécessité de faire un détour avec le navire plutôt que de traverser la ville, mais cela dit, il restait une petite difficulté : tous voulaient voir la cité de près, mais aucun d’entre eux n’entendait voyager sur la chenillette, bien qu’ils eussent vu souvent leur capitaine le faire sans mal. Dondragmer sortit de l’impasse en suggérant que l’équipage, à l’exception de ceux laissés de garde sur le Bree, suive la chenillette dans la ville. Nul besoin de se faire transporter puisque tous pouvaient à présent aller aussi vite que le véhicule l’avait fait jusqu’alors.

Les quelques minutes que cette discussion avait prises avaient suffi au soleil pour qu’il se lève sur l’horizon. Et au signal de Barlennan, le Terrien fit pivoter la chenillette de quatre-vingt-dix degrés et suivit le faîte de la colline juste sous son couronnement de rocs. Il avait jeté un coup d’œil à la cité avant de démarrer et n’avait perçu aucun signe de vie. Mais au moment même où la chenillette et sa remorque se mettaient en marche, des têtes apparurent de nouveau aux minuscules portes … en beaucoup plus grand nombre cette fois. Lackland put se concentrer sur son pilotage, certain à présent que ces êtres seraient encore là quand il aurait la liberté de les examiner de plus près. Il fixa son attention sur son travail pendant les quelques jours nécessaires pour amener le traîneau de l’autre côté de la vallée. Alors, le câble de remorque fut détaché et l’avant de l’engin pointa vers le bas.

En pratique, il ne fut pas besoin de le guider. Le véhicule tendait à suivre la direction de la première gouttière qu’il rencontra et descendit de lui-même vers l’espace libre que Lackland en était venu à considérer — sans la moindre justification — comme la place du marché de la ville. Environ la moitié de l’équipage du Bree suivait. Le reste, sous le second officier, demeurait de garde sur le bateau. Barlennan, comme d’habitude, voyageait sur le toit de la chenillette avec, empilée derrière lui, la plus grande partie du maigre approvisionnement de marchandises.

Le soleil levant était derrière eux pendant qu’ils s’approchaient de ce côté de la vallée, aussi la visibilité était-elle bonne. Et il y avait beaucoup à voir. Comme les étrangers approchaient, plusieurs des habitants de la ville émergèrent entièrement de leurs refuges. Ni Lackland ni Barlennan n’attachèrent de signification au fait que tous ceux qui le firent étaient du côté opposé à l’espace libre. Ceux qui étaient proches des nouveaux venus restaient à l’abri.

À mesure que la distance diminuait, un fait devenait évident : les créatures n’étaient pas, en dépit des apparences, de la même race que Barlennan. Ils étaient semblables, certes : forme du corps, proportions, nombre de membres et d’yeux, tout concordait. Mais les habitants de la cité étaient trois fois plus longs que les voyageurs du sud profond. Ils déployaient leur mètre et demi de longueur sur le fond en pierre des gouttières et leur corps était large et épais en proportion.

Quelques-uns de ces êtres élevaient le premiers tiers de leur corps haut dans les airs, en un effort évident pour voir mieux l’approche de la chenillette, acte qui les séparait des compatriotes de Barlennan aussi nettement que leur taille. Cette partie de leur corps oscillait un peu d’un côté à l’autre pendant qu’ils regardaient, un peu comme les serpents que Lackland avait vus dans les musées sur Terre. À part ce mouvement presque imperceptible, ils ne remuèrent pas pendant que l’étrange monstre de métal rampait sans à-coups par la gorge qu’il avait choisie, disparaissait presque lorsque les murs formant les maisons des habitants de la ville s’élevèrent graduellement jusqu’à son toit des deux côtés, et enfin montrait son nez dans l’espace central libre de la ville par ce qui était devenu un conduit à peine assez large pour sa masse. S’ils parlaient, c’était trop bas pour que Lackland ou Barlennan les entendent. Il manquait même les gestes des bras et les pinces qui prenaient la place de tant de mots dans la conversation des Mesklinites que connaissait Lackland. Les créatures, simplement, attendaient et regardaient.

Les marins se coulèrent autour de la chenillette à travers l’espace étroit laissé par Lackland qui s’était contenté d’émerger du conduit et ils considérèrent les autochtones dans un silence presque profond. Une maison, pour eux, c’était des murs hauts de huit centimètres qu’un toit de toile protégeait des intempéries. La notion même d’une toiture en matériau solide leur était par trop étrangère. S’ils n’avaient pas vu de leurs propres yeux les habitants géants de la cité à l’intérieur de leur construction bizarre, les hommes de Barlennan auraient pris cette dernière pour quelque formation naturelle inconnue jusque-là.

Lackland restait assis à son volant, regardant et s’interrogeant. C’était une perte de temps, en réalité, car il n’avait pas assez de renseignements pour construire un tableau convaincant. Mais il était doué de ce genre d’esprit qui ne peut jamais rester tout à fait en repos. Il observait la cité et essayait d’imaginer la vie quotidienne de ses habitants, mais les actes de Barlennan attirèrent son attention.

Le capitaine, lui, n’était pas de ceux qui perdent leur temps : il allait commercer avec ces gens, ou, s’ils ne voulaient pas, il continuerait sa route. L’acte qui avait poussé Lackland à regarder, c’était le déchargement des marchandises empaquetées sur le toit près de Barlennan. Il appelait ses hommes au travail, ce à quoi ils s’occupèrent dès que les paquets furent tous en bas. Barlennan lui-même sauta au sol après le dernier lot — ce qui ne sembla pas inquiéter du tout les géants spectateurs silencieux — et il se joignit à l’équipage pour étaler les choses. Le Terrien regardait, intéressé.

Il y avait des métrages de ce qui semblait être des étoffes de couleurs variées, des paquets de ce qui pouvait aussi bien être des racines séchées que des morceaux de cordage, de toutes petites jarres fermées et de plus grandes, vides celles-ci … Un bel étalage varié d’objets dont il ne pouvait, pour la plupart, qu’à peine deviner l’emploi.

Devant ce déploiement, les naturels commencèrent à affluer. Curiosité ou menace, Lackland ne pouvait préciser. Aucun des marins ne montrait d’appréhension visible … Il commençait à reconnaître un peu cette émotion chez eux. Lorsque leurs préparatifs semblèrent achevés, un cercle presque solide de naturels entourait la chenillette. La seule direction à n’être pas bloquée par leurs longs corps était le chemin par lequel l’engin était venu. Le silence qui persistait chez ces êtres étranges commençait à inquiéter Lackland. Barlennan, lui, était soit indifférent, soit capable de cacher ses sentiments. Il choisit un individu dans la foule, sans que le Terrien puisse déceler de raison à cette sélection, et commença à faire l’article.

Comment il s’y prit, Lackland était totalement incapable de le comprendre. Le capitaine avait dit ne pas s’attendre à ce que ces gens comprennent sa langue, et pourtant il parlait. Ses gestes n’avaient pas de sens pour Lackland, bien qu’il en fît beaucoup. C’était un mystère complet pour l’observateur étranger que de communiquer ainsi quoi que ce soit. Cependant, Barlennan rencontrait apparemment un certain succès. L’ennui, bien entendu, était que Lackland, en quelques mois seulement de rapports avec les étranges créatures, n’avait pas eu plus qu’un aperçu négligeable de leur psychologie. On peut difficilement l’en blâmer : des années plus tard, les professionnels s’y cassaient encore la tête. Les actes des Mesklinites et leurs gesticulations sont si directement liés au fonctionnement physique de leur corps que leur sens est immédiatement clair pour un membre de la même race. Ces habitants géants de la cité, s’ils n’étaient pas exactement de l’espèce de Barlennan, étaient d’une construction assez analogue pour que les problèmes de communication ne soient pas ceux que Lackland s’attendait à voir surgir.

En peu d’instants un grand nombre de créatures émergeaient de leurs maisons avec divers articles qu’ils désiraient apparemment troquer, et d’autres membres de l’équipage du Bree prenaient part active aux marchandages. Cela se poursuivit pendant que le soleil traversait le ciel, et aussi durant les périodes nocturnes, Barlennan ayant demandé à Lackland d’éclairer les phares de la chenillette. Si la lumière artificielle inquiéta ou surprit les géants, fût-ce légèrement, même Barlennan fut incapable d’en déceler aucun signe. Ils prêtaient toute leur attention aux affaires présentes, et quand l’un d’entre eux s’était débarrassé de ce qu’il avait, ou avait acquis ce qu’il semblait désirer, il se retirait chez lui et laissait la place à un autre. Le résultat naturel fut que très peu de jours passèrent avant que le reste des marchandises de Barlennan eût changé de mains et que les articles nouvellement acquis eussent été transférés sur le toit du véhicule.

La plupart de ces choses étaient aussi étranges pour Lackland que celles que Barlennan avait offertes en échange. Mais deux d’entre elles attirèrent en particulier son attention. Toutes deux étaient visiblement des animaux vivants, bien qu’il ne pût pas en voir très bien les détails à cause de leur petite taille. Tous deux lui parurent domestiqués, chacun restant accroupi à côté du marin qui l’avait acheté sans montrer le désir de s’en aller. Lackland supposa correctement — il le vit plus tard — que c’était des créatures de ce genre que les marins avaient espéré élever afin qu’elles testent pour eux l’innocuité de certaines plantes nutritives.

— Est-ce là tout le commerce que vous vouliez faire ? demanda-t-il par radio, comme le dernier des habitants du lieu s’éloignait du voisinage de la chenillette.

— C’est tout ce que nous pouvons faire, répondit Barlennan. Nous n’avons rien de plus à troquer. Avez-vous une suggestion, ou voulez-vous continuer le voyage tout de suite ?

— J’aimerais beaucoup savoir à quoi ressemble l’intérieur de ces maisons. Mais je ne pourrais pas passer par ces portes, même si j’osais quitter mon scaphandre. Est-ce que vous ou l’un de vos gens accepteriez d’essayer de voir cela pour moi ?

Barlennan hésita quelque peu.

— Je ne suis pas certain que cela serait sage. Ces gens ont fait du troc pacifiquement, mais il y a quelque chose en eux qui me gêne, bien que je ne puisse pas y mettre la pince dessus. Peut-être est-ce qu’ils n’ont pas assez discuté nos prix ?

— Cela veut-il dire que vous ne leur faites pas confiance ? Vous pensez qu’ils vont essayer de récupérer ce qu’ils ont donné, maintenant que vous avez épuisé vos marchandises ?

— Ce n’est pas exactement cela. Comme je l’ai dit, mes sentiments ne s’appuient pas sur une raison véritable. Disons plutôt ceci : si la chenillette peut retourner là-haut, et s’atteler à nouveau de telle sorte qu’il ne reste plus qu’à partir, cela sans que nous nous soyons attiré d’ennuis de la part de ces êtres pendant tout ce temps, je redescendrai en personne visiter. Cela ira-t-il ?

Ni Barlennan ni Lackland n’avaient prêté attention aux natifs durant ces quelques répliques. Mais pour la première fois, les habitants de la ville ne partagèrent pas cette indifférence. Les plus proches des géants se retournèrent et regardèrent, avec toutes les marques de la curiosité, la petite boîte de laquelle sortait la voix de Lackland. À mesure que la conversation avançait, ils étaient de plus en plus nombreux à se rapprocher pour écouter. Le spectacle de quelqu’un conversant avec une boîte trop petite, ils le savaient, pour contenir une créature intelligente parut, pour la première fois, abattre un mur de réserve que la vue même de la chenillette n’avait pu ébranler. Comme l’accord final de Lackland à la suggestion de Barlennan tonitruait dans le minuscule haut-parleur, et qu’il était évident que la conversation se terminait, plusieurs des auditeurs disparurent hâtivement dans leurs maisons et en émergèrent presque aussitôt avec de nouveaux objets. Ils offrirent ceux-ci avec des gestes que les marins comprenaient à présent très bien : les géants voulaient la radio, et étaient prêts à payer généreusement pour cela.

Le refus de Barlennan sembla leur poser une énigme. Chacun à son tour offrit un prix plus haut que son prédécesseur. À la fin, Barlennan signala son refus définitif de la seule façon qui lui restât, il jeta l’appareil sur le toit de la chenillette, l’y rejoignit, et ordonna à ses hommes de se remettre à lui lancer les nouvelles acquisitions. Pendant plusieurs secondes les géants restèrent perplexes, puis, comme sur un signal, ils s’en retournèrent et disparurent dans les entrées étroites.

Barlennan se sentit plus mal à l’aise que jamais, et il épia autant de portes que ses yeux pouvaient en voir sans cesser d’entasser les nouvelles marchandises. Mais ce ne fut pas des habitations que vint le danger. Le grand Hars le vit le premier, alors qu’il se dressait à demi au-dessus de ses camarades, imitant les natifs, pour envoyer un paquet particulièrement gros à son capitaine. Son regard errait par hasard sur le conduit par lequel ils étaient descendus. C’est alors qu’il lança un de ces incroyables hululements de sirène qui ne manquaient jamais d’ahurir Lackland et de le faire sursauter. Il accompagna le cri d’une explosion de paroles qui ne signifiaient rien pour le Terrien. Mais Barlennan comprit, regarda, et en dit assez en anglais pour traduire le plus important.

— Charles ! Regardez là-haut derrière ! En marche !

Lackland regarda, et dans le même instant comprit parfaitement la raison qui présidait à la disposition bizarre de la cité. Un des rocs géants, à peine deux fois moins gros que la chenillette, avait été délogé de sa position sur la crête, et c’était celui qui se trouvait juste au-dessus de la large embouchure du conduit par lequel l’engin était descendu. Les murs, en s’élevant doucement, le guidaient droit sur la piste que le véhicule avait suivie. Il en était encore à huit cents mètres, et bien au-dessus. Mais sa vitesse de chute s’accélérait à chaque instant pendant que les tonnes de sa masse cédaient à la force d’une gravité trois fois plus puissante que celle de la Terre !..

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