14 LE DÉFAUT DES BATEAUX CREUX

Durant ses années d’étude, on avait souvent dit à Barlennan qu’il était sûr de se fourrer un jour ou l’autre par ses discours dans des ennuis dont aucun discours ne pourrait le tirer. Plusieurs fois, ces derniers temps de sa carrière, la prédiction avait été bien près de s’accomplir, et chaque fois n’avait résolu d’être plus économe de paroles à l’avenir. C’est ce qu’il se promettait cette fois encore, accompagnant cette pensée du sentiment blessant de ne pas savoir exactement ce qu’il avait bien pu dire pour révéler sa duplicité à l’insulaire. Il n’eut d’ailleurs pas le temps d’échafauder une théorie à ce sujet. Ce qu’il fallait à présent, c’était des actes, et le plus tôt serait le mieux. Reejaaren avait déjà hurlé aux équipages des planeurs l’ordre d’épingler le Bree au fond s’il faisait mouvement vers la mer ouverte, et les catapultes du rivage projetaient de nouvelles machines pour renforcer celles qui étaient déjà en l’air. Le vent venait de la mer sous l’angle nécessaire aux envols car il se répercutait contre la muraille du fjord, de l’autre côté, ce qui fait que les appareils pouvaient se maintenir aussi longtemps que nécessaire. Barlennan avait appris des Terriens qu’ils ne devaient pas pouvoir grimper très haut — assez haut pour lâcher efficacement leurs projectiles — sous la poussée des courants ascendants causés par les vagues de l’océan. Mais il y avait du chemin d’ici à la mer libre où les planeurs dépendraient de tels courants. Il avait déjà eu l’occasion d’observer la précision de leur tir et abandonna aussitôt l’idée de se fier à ses capacités d’esquive pour sauver le navire.

Comme cela arrivait fréquemment, l’initiative fut prise par un membre de l’équipage alors que Barlennan se demandait encore comment agir au mieux. Dondragmer se saisit de l’arbalète qui leur avait été donnée par Reejaaren, y encocha un trait et dressa l’arme avec une rapidité qui montrait qu’il n’avait pas été complètement absorbé par son projet de palan. Pointant l’arme vers la rive, il l’appuya sur son support et couvrit l’interprète.

— Arrêtez-vous, Reejaaren ! Vous vous dirigez dans la mauvaise direction !

L’insulaire, qui déjà retournait vers le rivage, s’immobilisa net, le liquide ruisselant de son long corps, et replia vers l’arrière sa partie antérieure en direction du bateau pour voir ce que voulait l’officier. Il en vit assez mais parut un moment indécis, ne sachant pas ce qui vaudrait le mieux pour lui.

— Si vous voulez prendre la responsabilité de croire que je vous manquerai parce que je n’ai jamais manié un de ces engins, allez-y ! J’aimerais le savoir moi-même. Si vous ne vous dirigez pas immédiatement par ici, toutefois, ce sera comme si vous aviez essayé de vous échapper. En avant !

Les derniers mots avaient été émis comme un rugissement, ce qui ôta à l’interprète la majeure partie de son indécision. Il n’était visiblement pas certain de l’incompétence de l’officier. Il poursuivit son demi-tour, se relança dans la baie et nagea vers le Bree. S’il eut l’idée de se cacher en plongeant alors qu’il avançait, il manquait évidemment du courage nécessaire. Comme il le savait bien, le méthane n’avait que quelques centimètres de profondeur aux alentours du bateau et le protégerait mal contre un trait projeté avec une force suffisante pour pénétrer huit centimètres de bois après une trajectoire de quarante mètres sous sept gravités. Il ne pensa pas tout ceci en ces termes, bien entendu, mais il savait très bien ce que ces projectiles pouvaient faire.

Il grimpa à bord, secoué par la rage autant que par la peur.

— Croyez-vous que cela va vous sauver ? demanda-t-il. Vous avez simplement rendu les choses pires pour vous-mêmes. Les planeurs vous bombarderont de toute manière si vous essayez de bouger, que je sois à bord ou pas.

— Vous allez leur ordonner de n’en rien faire.

— Ils n’obéiront à aucun ordre donné alors que je suis en votre pouvoir. Vous devriez savoir cela, si vous avez quelque chose qui ressemble à une armée.

— Je n’ai jamais eu beaucoup de contacts avec les soldats, répondit Barlennan.

Il avait repris l’initiative, comme il le faisait d’habitude lorsque les choses étaient lancées dans une direction définie.

— Toutefois, poursuivit-il, je vous crois pour le moment. Nous n’avons qu’à vous garder jusqu’à ce que nous aboutissions à un certain degré de compréhension sur cette absurdité de nous faire descendre à terre … À moins que nous ne puissions nous occuper de vos planeurs pendant ce temps. Il est regrettable que nous n’ayons pas apporté un peu plus d’armement moderne dans ces régions retardées.

— Vous pouvez arrêter cette « absurdité » dès maintenant, répondit le captif. Vous n’avez rien de plus que les autres sauvages du sud. J’admets que vous nous avez trompés un moment, mais vous vous êtes coupés il n’y a qu’un instant.

— Et qu’ai-je dit qui vous fasse penser à un mensonge ?

— Je ne vois pas de raison pour vous le dire. Le fait que vous ne le sachiez pas encore ne fait que confirmer mon point de vue. Il aurait mieux valu pour vous ne pas nous tromper aussi complètement. Alors nous aurions mis plus de soin à cacher nos informations secrètes, et vous n’en auriez pas appris assez pour nous contraindre à disposer de vous.

— Et vous, si vous n’aviez pas fait cette dernière remarque, vous auriez pu nous convaincre de nous rendre, coupa Dondragmer, mais j’admets que ce n’était pas très probable … Capitaine, je parierais que ce sur quoi vous vous êtes coupé était ce que je n’ai cessé de vous dire. Il est trop tard à présent ! La question est de savoir comment nous débarrasser de ces planeurs empoisonnants. Je ne vois pas de navire de surface dont il faille s’inquiéter, et les gars de la plage n’ont que les arbalètes des planeurs qui étaient au sol. J’imagine qu’ils laisseront les opérations aux avions, pour l’instant.

Il passa à l’anglais.

— Est-ce que vous vous rappelez avoir entendu les Volants mentionner quelque chose qui nous libérerait de ces machines énervantes ?

Barlennan rappela leurs limitations probables en altitude au-dessus de la mer ouverte, mais ni l’un ni l’autre ne virent là quoi que ce soit qui pût les aider en l’occurrence.

— Nous pourrions employer l’arbalète contre eux. Barlennan fit cette suggestion dans son propre langage, et Reejaaren ricana ouvertement. Krendoranic, l’officier munitionnaire du Bree, qui écoutait impatiemment comme le reste de l’équipage, fut moins méprisant.

— Allons-y, coupa-t-il rudement. Je voulais tenter cela depuis que nous avons quitté le village du fleuve.

— Quoi ?

— Vous ne voudriez pas que j’en parle alors que notre ami écoute ! Nous allons plutôt le lui montrer, si vous permettez.

Barlennan hésita un instant, puis donna son consentement. Il eut pourtant l’air contrarié lorsque Krendoranic ouvrit un des réservoirs des lance-flammes, mais l’officier savait ce qu’il faisait. Il sortit un petit paquet déjà enveloppé dans un matériau opaque, dévoilant ainsi un aspect de ses occupations durant les nuits qui avaient suivi leur départ du village riverain.

Le paquet était grossièrement sphérique et évidemment destiné à être lancé par la force des bras. Comme tous les autres, Krendoranic avait été grandement impressionné par les possibilités du nouvel art de lancer. Maintenant, il ne faisait que pousser cette idée un peu plus loin.

Il prit le paquet et l’attacha fermement à l’un des traits d’arbalète, enroulant une bande d’étoffe autour du paquet et de la flèche et liant les deux bouts aussi sûrement que possible. Puis il plaça le trait dans l’arme. Comme c’était son devoir, il s’était familiarisé avec l’engin durant le bref voyage et le rassemblement du Bree, et il n’avait aucun doute sur sa propre capacité à frapper un but immobile à une distance raisonnable. Il était un peu moins sûr de lui s’il s’agissait d’objets mouvants, mais au moins les planeurs ne pouvaient-ils virer rapidement que sur l’aile, et cela l’avertirait à temps.

Sur son ordre, l’un des marins qui faisait partie de sa section des lance-flammes se plaça près de lui avec l’appareil à feu et attendit. Puis, au grand ennui des observateurs terriens, il rampa jusqu’à la plus proche radio et plaça la fourche de l’arbalète sur l’appareil pour bien se caler lui-même, son arme dirigée vers le ciel. Ceci empêchait en effet les humains de voir ce qui se passait, car les radios étaient placées de façon à regarder à l’extérieur d’un point central, et aucune des autres ne couvrait la première.

Les planeurs en étaient encore à passer relativement bas, à quelque quinze mètres au-dessus de la baie, et venaient directement sur le Bree en ce qui pouvait instantanément se transformer en un raid de bombardement. De la sorte, un viseur beaucoup moins expérimenté que le munitionnaire aurait eu du mal à manquer une cible. Il aboya un commandement à son assistant au moment où une des machines approchait et se mit à la suivre avec soin. Au moment où il fut sûr de bien viser, il lança un nouveau commandement et l’assistant toucha de son enflammeur le paquet qui se trouvait au bout de la flèche inclinée. Dès que celui-ci eut pris, les pinces de Krendoranic se raidirent sur la détente, et une traînée de fumée marqua la piste du projectile parti de l’arbalète.

Krendoranic et son assistant s’aplatirent brusquement sur le pont et roulèrent vers le vent pour s’éloigner de la fumée qui traînait derrière le trait. Des marins qui se trouvaient sous le vent au point de départ sautèrent de l’autre côté. Quand ils furent tous en sécurité, ce qui se passait dans les airs était presque fini.

Le trait avait failli manquer son but, le viseur ayant sous-estimé la vitesse de la cible. Il avait atteint l’extrémité arrière du fuselage et le paquet de chlore en poudre brûlait furieusement. Le nuage de flammes s’étendait derrière le planeur en laissant une traînée de fumée que les machines suivantes ne firent aucun effort pour éviter. L’équipage du premier avion échappa aux effets de la vapeur, mais en une seconde son gouvernail de queue brûla totalement. Le nez du planeur s’inclina et il tomba en feuille morte sur la plage, le pilote et l’équipage sautant à terre juste avant l’écrasement. Les deux appareils qui avaient volé dans la fumée perdirent aussi leur contrôle alors que les vapeurs du chlorure d’hydrogène asphyxiaient leur personnel, et tous les deux s’abîmèrent dans la baie. Tout bien considéré, ce fut l’un des plus beaux tirs antiaériens de l’histoire.

Barlennan n’attendit pas que la dernière victime s’écrase pour ordonner de mettre à la voile. Le vent était presque entièrement contre lui, mais il y avait assez de fond pour les dérives et il commença à louvoyer afin de quitter le fjord. Un instant, il sembla que les insulaires du rivage allaient tourner leurs arbalètes vers le navire, mais Krendoranic avait chargé un autre de ces terrifiants projectiles et visait la plage. La seule menace suffit à les faire décamper en lieu sûr … contre le vent. C’étaient pour la plupart des êtres sensés.

Reejaaren avait observé en silence, mais son attitude laissait percer confusion et consternation. Il restait des planeurs en l’air, et certains montaient comme s’ils voulaient essayer de piquer d’une altitude plus élevée. Mais il savait parfaitement que le Bree était en sécurité relative vis-à-vis d’une tentative de cet ordre, pour aussi bons que fussent les tireurs des planeurs. Un de ceux-ci essaya de piquer de cent mètres, mais une nouvelle traînée de fumée passant près de lui dérangea fortement sa visée, et il n’y eut pas d’autre essai. Les machines se laissaient dériver en larges cercles hors de portée pendant que le Bree se glissait du fjord dans la mer.

— Que diable est-il arrivé, Barl ?

Lackland, incapable de se contenir plus longtemps, venait de décider qu’il n’était plus dangereux de parler, puisque le navire était assez éloigné à présent de la foule rapetissée par la distance.

— Je n’ai pas utilisé mes gros sabots de peur que ma voix par radio ne dérange vos plans, mais dites-moi ce que vous venez de faire, s’il vous plaît …

Barlennan lui donna un bref résumé des événements des quelques centaines de jours précédents, traduisant ici et là la plupart des conversations que les observateurs n’avaient pu suivre. Le rapport prit les quelques minutes de nuit, et l’aurore trouva le navire presque à l’embouchure du fjord. L’interprète avait écouté avec un effroi visible la conversation entre le capitaine et la radio. Il supposait, avec quelque raison, que le premier transmettait les résultats de son espionnage à ses supérieurs, mais sans pouvoir imaginer comment cela se faisait. Avec l’arrivée du soleil, il demanda à être déposé à terre sur un ton complètement différent de celui qu’il avait utilisé naguère. Et Barlennan, prenant en pitié une créature qui n’avait jamais sans doute demandé une faveur de sa vie à un membre d’une autre nation, le laissa aller par-dessus bord du vaisseau en marche à quinze mètres du rivage. Lackland vit l’insulaire plonger dans la mer avec soulagement. Il connaissait assez bien Barlennan, mais il n’avait eu aucune certitude sur l’attitude que celui-ci considérerait comme convenable dans ces circonstances.

— Barl, dit-il après un petit silence, pensez-vous que vous pourriez éviter les ennuis pour quelques semaines, jusqu’à ce que nos nerfs et notre digestion se rétablissent ici en haut ? Toutes les fois que le Bree est retenu, chacun de nous sur cette lune vieillit de dix ans au moins.

— Qui donc m’a mis dans ce pétrin ? rétorqua Barlennan. Si l’on ne m’avait pas conseillé de chercher un abri devant certaine tempête — à laquelle en définitive j’aurais mieux tenu tête en pleine mer — je n’aurais certainement pas rencontré ces fabricants de planeurs. Je ne dirai pas que j’en sois désolé, en ce qui me concerne. J’ai beaucoup appris, et je sais qu’au moins quelques-uns de vos amis n’auraient manqué le spectacle pour rien au monde. À mon point de vue, le voyage a été plutôt morne jusqu’à présent. Les rares rencontres que nous avons faites se sont terminées d’une manière insipide, et avec un profit surprenant pour nous.

— Mais que préférez-vous au juste : l’aventure ou l’argent ?

— Eh bien … je ne sais pas vraiment. De temps à autre je m’engage dans quelque chose uniquement parce que cela a l’air intéressant. Mais je suis bien plus heureux si, à la fin, j’en retire un avantage.

— Alors, je vous en prie, concentrez-vous sur ce que vous pourrez tirer de ce voyage-ci. Si cela doit vous aider à vous y tenir, nous récolterons pour vous une centaine, ou même un millier, de cargaisons de ces épices dont vous venez juste de vous défaire et nous les entreposerons là où le Bree a pris ses quartiers d’hiver. Nous y gagnerions encore, si vous obtenez les informations dont nous avons besoin.

— Merci. Mais j’espère bien gagner assez. Vous ôteriez tout le sel de la vie.

— J’étais sûr que vous réagiriez ainsi. Très bien, je ne peux pas vous donner d’ordres, mais, s’il vous plaît, pensez à ce que cela représente pour nous.

Barlennan acquiesça, plus ou moins sincèrement, et dirigea son bateau une fois de plus vers le sud. Pendant plusieurs jours, l’île qu’ils venaient de quitter resta visible derrière eux, et ils durent souvent changer de cap pour en éviter d’autres. Plusieurs fois ils virent des planeurs raser les vagues, allant d’une île à l’autre, mais toujours ils fuyaient le navire. Les nouvelles, apparemment, voyageaient vite chez ces gens. Enfin, la dernière parcelle de terre glissa sous l’horizon, et les humains dirent qu’il n’y en avait plus devant eux … On pouvait de nouveau obtenir des points précis car le temps était très clair.

Aux environs de la latitude des quarante gravités, ils dirigèrent le bateau sur un cap plus au sud-est pour éviter la masse continentale qui, d’après Reejaaren, s’enfonçait loin à l’est en avant d’eux. En fait, le navire suivait un passage relativement étroit reliant deux mers principales, mais le détroit était beaucoup trop large pour que la côte soit visible du bâtiment.

Un accident mineur arriva à quelque distance dans cette mer nouvelle. À environ soixante gravités, le canoë, qui suivait toujours fidèlement au bout de son amarre, commença à s’enfoncer visiblement dans la mer. Comme Dondragmer revêtait sa plus belle attitude « Je-vous-l’avais-dit » et gardait le silence, le petit bateau fut tiré à la poupe du navire pour être examiné. Il y avait une bonne quantité de méthane au fond, mais quand on l’eut déchargé et tiré à bord pour examen, aucune voie n’était apparente. Barlennan en conclut que l’embrun était le responsable, bien que le liquide ait été beaucoup plus clair que l’océan lui-même. Il remit le canoë à la mer et y replaça la cargaison, mais délégua un marin pour l’inspecter tous les quelques jours et écoper si nécessaire. Cela suffît pour un certain temps, le canoë flottait aussi haut que jamais lorsqu’il venait d’être vidé, mais il se remplissait de plus en plus vite. Deux fois encore on le tira à bord pour inspection, sans résultat. Lackland, consulté par radio, ne put offrir d’explication. Il suggéra que le bois pouvait être poreux, mais dans ce cas l’infiltration aurait eu lieu dès le début.

La situation trouva sa conclusion vers les deux cents gravités, plus d’un tiers du voyage maritime derrière eux. Les minutes de jour étaient plus longues à présent que le printemps avançait et que le Bree s’éloignait toujours plus du soleil, et les marins se relâchaient en proportion. L’individu qui avait pour tâche d’écoper n’était pas, en conséquence, très attentif lorsqu’il attira le canoë vers les radeaux de poupe et se laissa glisser par-dessus le plat-bord. Mais il fut aussitôt réveillé. Le canoë, évidemment, s’enfonça un peu alors qu’il y descendait. Et puis, le bois élastique des côtés céda légèrement. Enfin les côtés eux-mêmes cédèrent, il coula un peu plus … les côtés cédèrent davantage … il s’enfonça plus encore …

Comme toute réaction cumulative, celle-ci s’acheva en un temps très court. Le marin eut à peine le temps de voir les bordages du canoë s’incurver vers l’intérieur que l’embarcation entière était sous l’eau et que la pression extérieure cessait. La cargaison étant nettement plus dense que le méthane, elle continua à couler, et le marin se retrouva nageant alors qu’il était censé naviguer. Le canoë s’immobilisa au bout de son amarre, ralentissant le Bree avec une secousse qui mit en alerte tout l’équipage.

Le marin grimpa sur le navire et expliqua ce qui venait de se passer. Tous ceux de l’équipage dont les tâches ne les retenaient pas ailleurs se précipitèrent vers la poupe et se mirent à tirer sur la corde au bout de laquelle se trouvait le canoë, et ce qui, de sa cargaison, avait été convenablement arrimé fut halé à bord et l’un des appareils de radio dirigé vers la scène. L’objet ne donnait guère d’informations. L’élasticité incroyable du bois avait fait qu’il s’était remis complètement de son aplatissement, et le bateau avait repris sa forme initiale, toujours sans voie d’eau. Ce dernier fait fut établi lorsqu’on l’eut une fois de plus déchargé. Lackland, qui l’examinait, secoua la tête et ne proposa aucune explication.

— Dites-moi simplement ce qui est arrivé … ce qu’a vu quiconque a vu quelque chose.

Les Mesklinites obéirent, Barlennan traduisant les récits de l’homme d’équipage qui avait été mis en cause et des quelques autres qui avaient vu l’événement, si peu que ce fût. Le premier, bien entendu, apporta le plus grand nombre de renseignements.

— Sainte Terre ! murmura Lackland, presque à haute voix. Pourquoi faire des études si l’on ne peut même pas se rappeler les choses au moment où on en a besoin ? La pression, pour les liquides, correspond au poids du liquide situé au-dessus du point considéré … et même le méthane sous deux cents gravités pèse pas mal par centimètre. Ce bois, par ailleurs, n’est pas beaucoup plus épais que du papier. C’est merveille qu’il ait tenu si longtemps.

Barlennan interrompit ce monologue qui ne lui disait rien en demandant à être informé.

— Je crois comprendre que vous savez maintenant ce qui est arrivé, dit-il. Pourriez-vous rendre la chose claire pour nous ?

Lackland fit un effort honnête, mais ne rencontra qu’un succès partiel. Le concept de pression, au sens quantitatif, dépasse un certain nombre de lycéens chaque année.

Barlennan parvint à comprendre que plus on s’enfonçait sous la mer, plus grande était la force d’écrasement, et que le phénomène croissait en intensité avec la profondeur et était en rapport avec la gravité. Mais il ne relia pas cette force avec d’autres, tel le vent, ou même l’angoisse qu’il éprouvait lui-même quand il s’enfonçait trop rapidement en nageant.

Le point principal, évidemment, était que tout objet flottant devait avoir une partie de lui-même sous la surface, et que tôt ou tard cette partie devait être écrasée si elle était creuse. Il évita le regard de Dondragmer lorsqu’on parvint à cette conclusion, au cours de la conversation avec Lackland, et cela ne le réconforta pas que l’officier lui fît remarquer qu’il s’était sans doute trahi par là en parlant avec Reejaaren. Des bateaux creux utilisés chez lui, ah oui ! Les insulaires avaient dû en apprendre l’impossibilité dans le sud lointain depuis longtemps.

Les marchandises du canoë furent entassées sur le pont et le voyage reprit. Barlennan ne pouvait pas se résoudre à abandonner le petit bateau devenu inutile, bien qu’il prit beaucoup de place. Il déguisa pauvrement son inutilité en le remplissant de réserves de vivres qui n’auraient pu être empilées aussi haut sans les bordages du canoë. Dondragmer fit remarquer que cela réduisait la flexibilité du navire en occupant deux radeaux successifs, mais le capitaine ne se laissa pas abattre par ce fait.

Le temps passa, comme il l’avait déjà fait, d’abord des centaines, puis des milliers de jours. Pour les Mesklinites, dotés d’une vie longue par nature, son écoulement avait peu de signification. Pour les Terriens, le voyage devint graduellement un ennui, partie d’une routine régulière de l’existence. Ils observaient et parlaient au capitaine à mesure que la ligne du trajet s’allongeait sur le globe, mesuraient et calculaient pour déterminer sa position et le meilleur cap quand il le leur demandait, lui apprenaient l’anglais ou essayaient d’apprendre une des langues de Mesklin avec des marins qui parfois s’ennuyaient aussi, bref, ils attendaient, travaillaient si possible et tuaient le temps pendant que s’écoulaient quatre mois terrestres … neuf mille quatre cents et quelques jours mesklinites. La gravité s’accroissait des cent quatre-vingt-dix environ là où le canoë avait coulé jusqu’à quatre cents, puis six cents, puis plus encore selon le peson à ressort de bois qui indiquait la latitude du Bree. Les jours s’allongeaient et les nuits s’écourtaient jusqu’à ce que le soleil tournât complètement dans le ciel sans toucher l’horizon, bien qu’il le frôlât vers le sud. Le soleil lui-même semblait plus petit aux hommes qui s’y étaient habitués durant le bref passage de Mesklin au périhélie. L’horizon, vu du pont du Bree à travers les appareils de télévision, était au-dessus du navire tout autour, ainsi que l’avait exposé patiemment Barlennan à Lackland des mois plus tôt. Et il écoutait avec indulgence les hommes lui certifier que c’était une illusion d’optique. La terre qui enfin apparut devant eux était visiblement au-dessus d’eux aussi. Comment une illusion pouvait-elle se révéler correcte ? La terre était vraiment là. Cela fut indiscutable quand ils l’atteignirent. Car ils l’atteignirent, à l’entrée d’une vaste baie qui s’étendait vers le sud sur quelque trois mille kilomètres, la moitié de la distance qui les séparait encore de la fusée échouée. Ils entrèrent dans la baie, plus lentement à mesure qu’elle se rétrécissait aux dimensions d’un estuaire normal, et ils durent tirer des bordées au lieu de chercher un vent favorable avec l’aide du Volant, pour aboutir à l’embouchure d’un fleuve. Ils l’empruntèrent aussi, n’utilisant plus les voiles si ce n’est à de rares occasions favorables, car le courant qui frappait les avants carrés des radeaux était plus fort que le vent dans les voiles, pour aussi large que fût le fleuve. Ils halaient le navire, un quart descendant sur la rive avec des cordages pour tirer. Car sous cette gravité, même un Mesklinite seul avait une adhérence respectable. D’autres semaines, et les Terriens avaient oublié leur ennui comme la tension montait dans la station de Toorey. Le but était presque en vue, l’espoir culminait.

Et tout s’effondra, comme ç’avait été le cas pour un temps, des mois auparavant, quand la chenillette de Lackland avait atteint la fin de son voyage. La raison était tout à fait analogue. Mais cette fois, le Bree et son équipage étaient au pied de la falaise, non à son sommet. La falaise elle-même avait cent mètres de haut, et non plus vingt. Et sous presque sept cents gravités, grimper, sauter et autres moyens rapides de se déplacer auxquels ils s’étaient livrés si librement au Rebord lointain étaient de pures impossibilités pour les puissants petits monstres qui servaient le navire.

La fusée était à quatre-vingts kilomètres, à l’horizontale. À la verticale, c’était l’équivalent, pour un être humain, d’une ascension de presque cinquante kilomètres … sur un mur de roc.

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