9 DANS L’ABIME

Pendant longtemps, nul ne dit mot. Aussi bien Lackland que Barlennan, qui avaient travaillé avec tant de soin sur les photographies à partir desquelles l’itinéraire de leur expédition avait été préparé, étaient bien trop étonnés pour parler. L’équipage, bien qu’en aucune façon dépourvu d’initiative, décida collectivement et au premier regard d’abandonner ce problème au capitaine et à son ami étranger.

Barlennan fut le premier à se remettre.

— Comment cela peut-il exister ? Je vois bien que ce n’est pas très haut, par rapport à l’altitude du vaisseau duquel vos images ont été prises, mais n’aurait-il pas dû y avoir une ombre portée sur le terrain en dessous, dans les minutes qui précèdent le crépuscule ?

— Sans doute, Barl, et je ne peux voir qu’une raison pour qu’elle nous ait échappé. Chaque photo, rappelez-vous, couvrait plusieurs kilomètres carrés. Une seule contiendrait tout le territoire que nous pouvons voir d’ici, et plus encore. L’image qui contient cet endroit doit avoir été prise entre l’aube et midi, quand il n’y a pas d’ombre.

— Cette falaise, alors, ne dépasse pas les limites de la photographie en question ?

— Possible. Ou, tout aussi possible, il est arrivé par malchance que deux ou trois prises de vue adjacentes aient été faites le matin … Je ne sais pas au juste quelle était l’orbite de la fusée d’observation. Si, comme je le crois, elle allait d’est en ouest, ce ne serait pas une trop grande coïncidence qu’elle soit passée à la verticale de la falaise plusieurs fois de suite à peu près au même moment du jour … Pourtant, il n’y a pas un grand intérêt à tenter de résoudre cette question. Le vrai problème, puisque la falaise de toute évidence est là, est de savoir comment poursuivre notre voyage.

Cette question fut à l’origine d’un autre silence qui dura quelque temps. Il fut rompu, à la surprise de deux personnes au moins, par le premier officier.

— Ne serait-il pas judicieux de demander aux amis du Volant, là-haut, de chercher pour nous jusqu’où s’étend cette falaise de chaque côté ? Il est peut-être possible de descendre par une pente plus facile sans un trop grand détour. Il ne devrait pas être difficile pour eux d’établir de nouvelles cartes si cette falaise a été omise sur la première.

Barlennan traduisit cette remarque, que l’officier avait faite dans sa langue. Lackland haussa les sourcils.

— Votre ami pourrait aussi bien parler anglais, Barl … Il semble en savoir assez pour avoir compris notre dernière conversation. Ou bien avez-vous pu lui communiquer ceci par des moyens que je ne connaîtrais pas ?

Barlennan sursauta et se retourna vers son officier, désorienté. Il n’avait pas transmis la conversation à Dondragmer. Evidemment, le Volant avait raison : son officier avait appris un peu d’anglais. Par malheur, aussi, la seconde hypothèse était vraie en partie : Barlennan était sûr depuis longtemps que bien des sons produits par son appareil vocal étaient inaudibles pour le Terrien, bien qu’il ne pût pas en deviner la raison. Il resta déconcerté quelques secondes, essayant de décider s’il ne serait pas mieux de révéler les capacités de Dondragmer, le secret de leur communication, les deux choses ensemble ou, s’il trouvait un biais assez vite, aucune des deux. Barlennan fit de son mieux.

— Dondragmer est apparemment plus malin que je ne le croyais … Est-il vrai, Don, que vous ayez appris un peu la langue du Volant ?

Ceci, il le demanda en anglais, et dans une tonalité que Lackland pouvait entendre. Mais dans les tons suraigus que sa propre langue utilisait beaucoup, il ajouta :

— Dites la vérité … Je veux cacher aussi longtemps que possible le fait que nous pouvons parler sans qu’il entende. Répondez dans son langage si vous le pouvez.

L’officier obéit, mais même son capitaine n’aurait pu deviner ce qu’il pensait.

— J’ai bien appris votre langue, Charles Lackland. Je ne pensais pas que vous y verriez d’objection.

— Cela ne me gêne pas du tout, Don. J’en suis même très heureux, bien que, je l’admets, surpris. Je vous l’aurais volontiers enseignée en même temps qu’à Barl, si vous étiez venu à ma station. Mais puisque vous avez appris par vous-même, en comparant, je pense, nos conversations et les activités subséquentes de votre capitaine, veuillez entrer dans notre discussion. La suggestion que vous avez faite il y a un instant est excellente : je vais appeler la station de Toorey immédiatement.

L’opérateur, sur la lune, répondit tout de suite, car une écoute constante était à présent maintenue sur la fréquence du principal émetteur du véhicule par l’intermédiaire de plusieurs stations de relais dérivant dans l’anneau extérieur de Mesklin. Il signala qu’il comprenait le problème et promit qu’un relevé serait fait le plus tôt possible.

« Le plus tôt possible », cependant, signifiait un bon nombre de jours de Mesklin. Et en attendant, le trio chercha à formuler d’autres plans au cas où la falaise pourrait être contournée à une distance raisonnable.

Un ou deux des marins déclarèrent, à la terreur de Barlennan, qu’ils étaient prêts à sauter en bas de la falaise. Celui-ci pensait que l’horreur naturelle de l’altitude ne devrait pas être remplacée par un dédain complet, même si l’équipage entier partageait à présent son empressement à grimper et à sauter. Lackland fut appelé à la rescousse pour dissuader ces individus téméraires, ce qu’il parvint à faire en calculant que les vingt mètres de la falaise équivalaient à peu près à une chute de trente centimètres à la latitude de leur pays natal. Ceci ressuscita assez de souvenirs d’enfance pour mettre un terme à cette idée. Le capitaine, repensant plus tard à l’événement, réalisa que, selon les normes habituelles, il avait un équipage entièrement composé de lunatiques, lui-même se situant bon premier par le degré d’aberration. Mais il était assuré que cette forme particulière de folie allait être très utile.

Il ne devait pas leur venir d’idée plus pratique avant un certain temps. Et Lackland, qui en avait grand besoin, saisit l’occasion de rattraper un peu de sommeil. Il avait fait deux longs séjours dans sa couchette, séparés par un solide repas, quand le rapport de la fusée d’observation arriva. Il était bref et décourageant : la falaise se jetait dans la mer à quelque neuf cents kilomètres au nord-est de leur position présente, presque exactement sur l’équateur, et elle se poursuivait dans la direction opposée sur près de mille huit cents kilomètres, s’abaissant très lentement pour disparaître entièrement aux environs de la latitude de gravité cinq. Elle n’était pas parfaitement droite et montrait une profonde indentation l’éloignant de l’océan sur un point. C’est là que la chenillette avait abouti. Deux fleuves cascadaient par-dessus son rebord dans les limites de la baie, et la chenillette était nettement prise au piège entre eux. En effet, dans l’intérêt de la santé mentale de tous, le Bree ne pourrait pas être remorqué à travers l’un ou l’autre sans d’abord s’éloigner en remontant leur cours sur plusieurs kilomètres à partir des puissantes cataractes. L’une des chutes était à environ quarante-cinq kilomètres de là, presque plein sud. L’autre approximativement à une distance de cent cinquante kilomètres au nord-est en suivant la courbe de la falaise. La fusée n’avait pas, bien entendu, pu examiner l’étendue entière de l’escarpement dans tous ses détails, de l’altitude qu’elle devait conserver. Mais l’observateur doutait grandement que la chenillette puisse dévaler en un point quelconque. Le meilleur endroit, toutefois, devrait être cherché près d’une des chutes, là où l’érosion visible risquait d’avoir créé des pistes utilisables.

— Comment diable une falaise a-t-elle pu choisir cette forme ? demanda Lackland avec humeur quand il eut entendu le verdict. Deux mille cinq cents kilomètres d’une dénivellation juste assez haute pour être empoisonnante ! Et il fallait que nous tombions dessus ! Je parierais que c’est la seule chose de ce genre sur toute la planète.

— Ne pariez pas trop vite, répondit l’observateur. Les gars du département physiographique se sont épanouis quand je leur en ai parlé. L’un d’eux a dit sa surprise que vous n’en ayez pas encore rencontré une. Un autre a sifflé et dit qu’il fallait vous attendre à buter sur d’autres en vous éloignant de l’équateur, et donc que ce n’était pas surprenant du tout. Ils en étaient encore là quand je les ai laissés. Je crois que vous pouvez vous estimer heureux que votre petit ami fasse la plus grande partie du trajet pour vous.

— Ça, c’est pensé !

Lackland s’arrêta. Une autre idée le frappait.

— Si ces failles sont si communes, vous pourriez me dire s’il y en a d’autres d’ici à la mer ? Faudra-t-il pour cela de nouvelles observations ?

— Non. J’ai vu les géologues avant de commencer celle-ci, et j’ai bien regardé. Si vous pouvez franchir cette passe, tout ira bien. En fait, vous pourriez lancer le bateau de votre ami sur le fleuve, au pied même de la falaise, et il ferait le reste tout seul. Votre dernier problème est de descendre ce navire au fond.

— Descendre … hum … Je sais que c’est une image pour vous, Hank, mais il se pourrait qu’il y ait quelque chose là. Merci pour tout. Je vous rappellerai plus tard, peut-être.

Lackland se détourna de l’appareil et s’allongea sur sa couchette, réfléchissant rageusement. Il n’avait jamais vu flotter le Bree. Il était déjà échoué lors de la rencontre avec Barlennan, et quand récemment Lackland l’avait halé à travers des fleuves, il était lui-même sous la surface la plupart du temps, dans la chenillette. Il ne savait donc pas comment se comportait le vaisseau. Pourtant, pour surnager sur un océan de méthane liquide, il devait être extrêmement léger, puisque le méthane a une densité plus de deux fois moindre que celle de l’eau. De plus il n’était pas creux … c’est-à-dire qu’il ne flottait pas grâce à un grand espace central vide qui eût abaissé sa densité moyenne, comme c’est le cas d’un navire en acier sur la Terre. Le « bois » qui constituait le Bree était assez léger pour flotter sur du méthane et porter non seulement l’équipage mais encore une substantielle cargaison.

Un radeau individuel, donc, ne devait pas peser plus de quelques centaines de grammes … peut-être un kilo, sur ce monde et à cet endroit. À ce compte, Lackland lui-même pourrait aller au bord de la falaise et descendre plusieurs radeaux à la fois. Deux des marins pourraient sans doute soulever le vaisseau entier, si l’on pouvait les persuader de se glisser sous lui. Lackland n’avait ni corde ni câble autre que celui qu’il utilisait pour remorquer le traîneau. Mais c’était là un article dont le Bree avait une ample provision. Les marins seraient certainement capables de monter un système de poulies sur une chèvre, ce qui pourrait les aider dans cette situation … ou bien ? … Sur Terre, tous les marins savent cela. Sur Mesklin, avec ces étonnants mais compréhensibles préjugés contre tout ce qui concernait le levage, le saut, le jet, et tout ce qui comportait la notion de hauteur, la situation pourrait être différente. Cela dit, les marins de Barlennan savaient au moins faire des nœuds, et le remorquage ne devrait pas leur sembler trop étrange à présent. La question pourrait donc sans doute être réglée. Le vrai, le problème final était de savoir si, oui ou non, les marins refuseraient d’être descendus de cette falaise avec leur bateau. Certains pouvaient avoir mis cette question de côté comme concernant strictement le capitaine du bateau, mais Lackland avait la quasi-certitude qu’il devrait lui-même contribuer à sa solution.

L’opinion de Barlennan était nécessaire, à ce niveau. Soulevant lourdement un bras, Lackland mit en marche un émetteur plus petit et appela son minuscule ami.

— Barl, je me pose des questions. Pourquoi vos gens ne pourraient-ils pas descendre avec des câbles le bateau par-dessus la falaise, un radeau après l’autre, quitte à les rassembler en bas ?

— Et comment descendriez-vous, vous ?

— Je ne descendrais pas. Il y a un grand fleuve à environ cinquante kilomètres au sud d’ici. Il devrait être navigable jusqu’à la mer, si le rapport de Hank Stearman est précis. Ce que je suggère, c’est de vous remorquer jusqu’à la cascade, de vous aider de toutes mes forces à faire passer le Bree en bas de la falaise, de vous regarder le lancer sur le fleuve, et de vous souhaiter bonne chance. À partir de là, tout ce que nous pourrions faire pour vous serait de vous donner des informations sur le temps et la navigation, comme convenu. Vous avez des cordages, n’est-ce pas, qui pourront supporter le poids d’un radeau ?

— Bien sûr, n’importe quel cordage supporterait le poids du vaisseau entier, sous ces latitudes. Il nous faudrait filer les câbles autour d’arbres ou de votre engin, ou de quelque chose de ce genre. La totalité de l’équipage ne pourrait pas fournir assez d’adhérence pour le travail. Mais ce n’est pas un problème. Je crois que vous avez la réponse, Charles.

— Et vos gens ? … Accepteront-ils l’idée d’être descendus de cette façon ?

Barlennan réfléchit un moment.

— Je pense que tout ira bien. On les descendra sur les radeaux, avec un travail à accomplir, comme de maintenir la distance entre radeau et falaise. Cela les empêchera de regarder en bas, et ils seront assez occupés pour ne pas penser à la hauteur. De toute manière, avec cette sensation de légèreté que tout le monde éprouve …

Lackland grogna en silence.

— … nul n’est terrifié par une chute, même pas autant qu’on le devrait. Très bien, nous allons nous y mettre. Ne ferions-nous pas mieux de partir immédiatement pour cette cataracte ?

— Parfait.

Lackland se traîna jusqu’à ses commandes, très fatigué soudain. Sa part du travail était presque terminée, plus tôt qu’il ne s’y attendait, et son corps hurlait. Etre enfin délivré du poids éternel qu’il avait traîné ces sept derniers mois ! Peut-être n’aurait-il pas dû rester durant tout l’hiver, mais pour aussi las qu’il fût, il ne regrettait rien.

La chenillette pivota sur sa droite et reprit sa marche, parallèlement au bord de la falaise, mais à deux cents mètres. Il se pouvait que les Mesklinites aient surmonté leur horreur des altitudes, mais Lackland était en train d’attraper la maladie. En outre, il n’avait jamais essayé de réparer le projecteur principal depuis leur premier combat avec un animal de Mesklin, et il n’avait pas l’intention de conduire de nuit près de l’abîme avec les phares seuls pour le guider.

Ils atteignirent la cataracte en une seule étape d’environ vingt jours. Les natifs aussi bien que le Terrien l’entendirent longtemps avant d’arriver, d’abord un vague tremblement dans l’air, qui s’éleva graduellement, en passant par un bruit de tonnerre assourdi, jusqu’à un rugissement qui discréditait même l’équipement vocal mesklinite. Il faisait jour quand ils l’aperçurent, et Lackland stoppa involontairement. Le fleuve était large de huit cents kilomètres là où il atteignait la cassure, et poli comme du verre. Il ne semblait pas exister de rocher ou d’irrégularité dans son lit. Il s’incurvait simplement par-dessus le rebord et se déversait en bas. La chute avait creusé son chemin d’un bon kilomètre à l’intérieur de la falaise, et ils avaient une vue splendide sur la gorge. Il n’y avait pas de rides qui pussent permettre d’évaluer la vitesse de chute du liquide. Mais la violence avec laquelle les embruns rejaillissaient du front en donnait une approximation. Même sous cette gravité et dans cette atmosphère, un brouillard permanent cachait la moitié inférieure de la chute courbe, devenant graduellement translucide jusqu’à révéler la surface tourmentée, pleine de remous, du fleuve inférieur. Il n’y avait pas de vent si ce n’est celui créé par la chute elle-même, et le courant se calmait rapidement à mesure qu’il avançait vers l’océan.

L’équipage du Bree avait sauté par-dessus bord dès l’arrêt de la chenillette, et la façon dont il s’était éparpillé le long du rebord de la gorge indiquait qu’il n’y aurait pas beaucoup de difficultés durant la descente. Barlennan le rappela au vaisseau et le travail commença tout de suite. Lackland se reposa une nouvelle fois pendant que les cordages étaient avancés et une ligne plombée jetée par-dessus la crête pour avoir une mesure plus précise de la hauteur de la falaise. Quelques marins commencèrent à ramasser sur les radeaux toutes les drisses non utilisées, quoique les préparatifs du voyage aient laissé peu à faire sur ce point. D’autres s’introduisirent entre les radeaux et commencèrent à décrocher les liens qui les assujettissaient, contrôlant en même temps les tampons qui empêchaient qu’ils ne se heurtent. Ils travaillaient vite, et l’un après l’autre les radeaux furent séparés du corps principal du navire.

Barlennan et son premier officier, lorsque ce travail fut bien en route, allèrent se pencher sur le bord pour déterminer quel serait le meilleur endroit pour l’opération de descente. La gorge elle-même fut éliminée tout de suite : entre ses parois, le fleuve était trop impétueux, même s’ils avaient voulu rassembler les radeaux après les avoir mis à flot. Il se révéla, toutefois, que presque n’importe quel point de la falaise serait acceptable, et les officiers en choisirent rapidement un qui était aussi près que possible de la sortie de la gorge. Le navire rassemblé ou ses parties séparées devraient être tirés jusqu’au fleuve sans l’aide de la chenillette, il n’y avait pas de raison de rendre ce trajet plus long que nécessaire.

Une chèvre fut construite avec les mâts, près du rebord, pour que son extrémité soit assez éloignée de la paroi et évite le frottement du cordage sur le roc, bien que les mâts ne fussent pas assez longs pour tenir un radeau complètement à l’écart de la falaise. Un palan à plusieurs poulies, que Lackland observa avec intérêt, fut attaché à la chèvre, et l’on mit en place le premier radeau. Il fut glissé dans une bretelle de cordes qui le maintiendrait horizontal, le câble principal fut attaché à la bretelle et amarré à un arbre. Plusieurs marins saisirent le câble et le radeau fut poussé au-dessus de l’abîme.

Rien ne céda, mais Dondragmer et son capitaine inspectèrent chaque partie très, très soigneusement avant que l’officier et l’un des membres de l’équipage rampent à bord de la plate-forme qui pendait, un peu inclinée contre le roc, quatre ou cinq centimètres au-dessous du rebord. Après leur arrivée à bord, tous les autres regardèrent attentivement un long moment, mais rien ne se passa non plus, et Dondragmer enfin donna le signal de descente. Tous les membres de l’équipage qui n’étaient pas de service aux câbles se précipitèrent vers le bord pour voir l’opération. Lackland aurait aimé regarder lui-même, mais il n’avait nulle intention d’aventurer la chenillette ou sa propre personne blindée assez près de l’abîme pour cela. Outre son propre malaise devant le vide, la vue du cordage dont se servaient les Mesklinites le rendait misérable : un vendeur, sur Terre, l’aurait jeté comme trop fragile pour attacher un paquet d’un kilo de sucre.

Un hululement excité et un recul général indiqua que le premier radeau était bien arrivé, et Lackland cligna des yeux lorsqu’il vit que les marins se mettaient à empiler plusieurs radeaux les uns sur les autres pendant que l’on remontait le câble. Visiblement, il n’était pas question de perdre plus de temps que le strict nécessaire. Pour aussi confiant qu’il fût dans le jugement de Barlennan, le Terrien décida soudain qu’il ferait mieux de surveiller la descente de cette pile de radeaux. Il allait endosser son scaphandre quand il se rappela que ce n’était pas nécessaire. Il se calma, appela Barlennan, et lui demanda de disposer un ou plusieurs des petits communicateurs de façon à ce que leurs « yeux » puissent lui montrer ce qu’il voulait voir. Le capitaine se plia immédiatement à ses désirs, ordonnant à un des marins d’attacher un appareil sur la chèvre de façon à ce qu’il regarde en bas presque verticalement et plaçant l’autre au sommet de l’empilement de radeaux qui venait juste d’être glissé dans la bretelle de corde. Lackland passa de l’un à l’autre pendant que l’opération se déroulait. Le premier donnait une image plus déconcertante qu’il ne s’y était attendu, car le câble n’était visible que sur un peu plus d’un mètre à partir de l’objectif, et la charge semblait flotter vers le bas sans aucun support. L’autre lui donna une vision du front de la falaise qui aurait été sans le moindre doute fort intéressante pour un géologue. La descente était à moitié achevée quand il eut l’idée d’appeler Toorey pour inviter les groupes intéressés à regarder. Le département de géologie acquiesça et commenta librement le paysage durant le reste de l’opération.

On descendit ainsi chargement après chargement, sans beaucoup de variété qui pût rendre l’opération plus intéressante. Vers la fin, un câble plus long fut installé et la descente fut dirigée depuis le bas car la plus grande partie de l’équipage était maintenant descendue. Et Lackland commença à comprendre pourquoi lorsque Barlennan s’éloigna finalement de la scène pour sauter sur le toit de la chenillette. La radio qui avait été utilisée à cet endroit était restée là en permanence et n’avait pas été descendue avec les autres.

— Il ne nous reste plus que deux chargements, Charles, commença le capitaine. Il y aura un petit problème en rapport avec le dernier. Nous aimerions conserver toutes nos poulies si c’est possible, ce qui signifie le démantèlement et l’envoi en bas des mâts employés pour soutenir notre palan. Nous ne voulons pas les jeter parce que nous ne sommes pas sûrs qu’ils le supporteraient … En dessous, le sol est très rocheux. Seriez-vous disposé à vous mettre en scaphandre et à descendre à la main le dernier chargement ? Je m’arrangerai pour qu’il soit constitué par un seul radeau, ces quelques mâts et le palan qui va avec, ainsi que moi-même.

Lackland sursauta en entendant mentionner la dernière partie du chargement.

— Vous voulez dire que vous confieriez votre existence à ma force, sachant que je suis déjà écrasé par trois fois et demie ma gravité normale, et que je devrai supporter encore le poids de mon scaphandre ?

— Certainement. Le scaphandre est bien assez lourd pour servir d’ancre, et si vous enroulez la corde autour de votre propre corps, vous pourrez la filer graduellement. Je ne vois aucune difficulté : le chargement ne pèsera que quelques-uns de vos kilogrammes.

— En ce sens, peut-être, mais il y a un autre point : votre corde est très fine et les pinces de mon scaphandre sont quelque peu maladroites quand il s’agit de manœuvrer de petits objets. Et si la corde glissait ? …

Cela réduisit Barlennan au silence.

— Quel est le plus petit objet que vous pouvez manier en en restant raisonnablement le maître ?

— Oh … un de vos mâts, je dirais.

— Aucune difficulté, alors. Nous allons enrouler la corde autour d’un mât, et vous pourrez l’utiliser comme un cabestan. Vous pourrez jeter le mât et la corde après. Si le mât se casse, la perte ne sera pas trop grande.

Lackland haussa les épaules.

— Votre corps est à vous, Barl, inutile de dire que je ferai très attention. Je ne voudrais pour rien au monde qu’il vous arrive quelque chose, surtout par ma faute. Je sors tout de suite.

Le Mesklinite, satisfait, sauta à terre et commença à donner les ordres nécessaires aux quelques marins qui restaient. L’avant-dernier chargement descendit avec tous ceux-ci. Et quelques instants plus tard le Terrien émergeait de son véhicule.

Barlennan l’attendait. Il n’y avait plus à présent qu’un seul radeau au bord de la falaise, attaché dans sa bretelle et prêt à partir. Une radio et les restes de la chèvre y étaient attachés, et le capitaine traînait vers Lackland le mât autour duquel était enroulé le cordage. L’homme s’approchait avec lenteur, car sa terrible fatigue semblait grandir à chaque instant. Mais il atteignit enfin un point situé à environ trois mètres du rebord, tendit la main aussi loin que son vêtement gênant pouvait le lui permettre, et saisit le mât que lui tendait le petit être revenu sur ses pas pour le rencontrer. Sans lui demander de faire attention, ni suggérer quoi que ce soit pouvant montrer qu’il doutait de son grand ami, Barlennan s’en retourna au radeau, s’assura que sa cargaison était bien assujettie, le poussa jusqu’à ce qu’il soit en équilibre sur l’arête de la falaise, et s’y installa.

Il jeta un dernier regard à Lackland, et l’homme aurait juré qu’il l’avait vu cligner de l’œil. Puis sa voix vint par la radio.

— Tenez bon, Charles.

Et le capitaine avança délibérément vers le bord extérieur du radeau qui vacillait de façon précaire. Il avait assuré ses pinces dans les attaches, tout ce qui le maintenait à bord, lorsque la plate-forme se balança une fois de plus et glissa sur la crête.

Il y avait assez de mou dans la corde que Lackland tenait pour permettre une chute de quelque cinquante centimètres, et radeau et passager disparurent instantanément. Une secousse sèche avertit l’homme qu’au moins la corde n’avait pas lâché, et un instant plus tard la voix de Barlennan apportait la même information.

— Allez-y ! conclut-il.

Lackland obéit. C’était plutôt comme le maniement d’un cerf-volant, du moins par la forme du cabestan qu’il utilisait … un fil simplement enroulé sur un bâton. Cela lui rappelait des souvenirs d’enfance. Mais s’il perdait ce cerf-volant-ci, il savait qu’il lui faudrait beaucoup plus longtemps pour s’en consoler. Il n’avait pas une prise excellente sur le mât, aussi pivota-t-il lentement de manière à faire passer la corde autour de son corps avant d’essayer de mieux l’assurer. Alors, satisfait, il laissa glisser doucement.

La voix de Barlennan venait par intervalles, toujours avec quelques mots encourageants. C’était comme si la miniature avait une idée de l’anxiété qui emplissait l’esprit du géant.

— À mi-chemin, à présent … ça marche bien … vous savez, cela ne m’inquiète plus de regarder, même de si haut … nous y sommes presque … encore un peu … Ça y est. Je suis en bas. Gardez encore le cabestan un moment, s’il vous plaît. Je vous dirai quand l’endroit sera dégagé pour que vous puissiez le jeter.

Lackland continua à obéir. En guise de souvenir, il essaya de couper quelques centimètres du bout du câble, mais c’était impossible, même avec les pinces de son scaphandre. Toutefois, l’arête d’une des agrafes de son blindage se montra assez aiguisée pour couper ce matériau, et il enroula le souvenir autour de son bras avant de s’occuper des dernières demandes de son allié.

— Nous avons déblayé tout ce qu’il y avait là-dessous, Charles, vous pouvez laisser filer la corde et lancer le mât quand vous voudrez.

Le fin cordage glissa instantanément hors de vue et les vingt-cinq centimètres de baguette qui constituaient l’un des bouts-dehors du Bree suivirent. Voir les choses tomber sous une triple gravité, découvrit Lackland, était encore pire que d’y penser. Peut-être serait-ce mieux aux pôles … alors, on ne pourrait pas les voir du tout. Pas quand un objet tombe de quelque trois kilomètres dans la première seconde de chute ! Mais peut-être que la disparition abrupte serait tout aussi éprouvante pour les nerfs. Lackland rejeta ces pensées d’un haussement d’épaules et retourna vers sa chenillette.

Pendant les deux heures environ que prit l’opération, il assista à l’assemblage du Bree sur les écrans de télévision. Il ressentait un léger regret de ne pouvoir continuer. Il vit le train de radeaux lancé sur le large fleuve, et entendit les adieux de Barlennan, de Dondragmer et de l’équipage … Il pouvait comprendre le sens des sons que lançaient les marins qui, eux, ne parlaient pas anglais. Bientôt, le courant entraîna le vaisseau assez loin de la falaise pour qu’il fût visible directement de la chenillette. Lackland leva silencieusement les mains en signe d’adieu et le vit diminuer lentement et enfin disparaître en direction de la lointaine mer.

De longues minutes, il resta assis, rêveur. Puis il se secoua et appela la base de Toorey.

— Vous pouvez aussi bien venir me prendre. J’ai fait tout ce que je pouvais sur ce monde.

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