25

Dans les jours qui suivirent l’incendie du Grand Théâtre royal, une vague de froid s’abattit sur Barcelone. Pour la première fois depuis des années, un manteau de neige couvrit la ville, du port au sommet du Tibidabo. Marina et moi, en compagnie de Germán, nous passâmes un Noël de silences et de regards fuyants. Marina ne parlait pratiquement pas de ce qui s’était passé, et je me rendais compte qu’elle évitait ma présence et préférait se retirer dans sa chambre pour écrire. Je tuais le temps en jouant contre Germán d’interminables parties d’échecs dans le grand salon, à la chaleur de la cheminée. Je regardais la neige tomber et j’attendais le moment d’être seul avec Marina. Un moment qui n’arrivait jamais.

Germán faisait comme s’il ne voyait rien et essayait de me réconforter en entretenant la conversation.

— Marina dit que vous voulez être architecte, Óscar.

Je confirmais, sans savoir ce que je désirais réellement. La nuit, je ne dormais pas, tâchant d’ajuster dans ma tête les pièces de l’histoire que nous venions de vivre. Je tentais de chasser de ma mémoire les fantômes de Kolvenik et d’Eva Irinova. Je me disais souvent que je devrais aller voir le vieux docteur Shelley pour tout lui raconter. Je n’eus pas le courage de l’affronter et de lui expliquer comment j’avais vu mourir la femme qu’il avait élevée comme son enfant ou comment j’avais vu brûler son meilleur ami.

Le dernier jour de l’année, la fontaine du jardin gela. J’eus peur que mes jours auprès de Marina n’approchent de leur fin. Bientôt, j’allais retourner à l’internat. Nous passâmes la nuit du Nouvel An à la lueur des bougies, en entendant sonner les cloches lointaines de l’église de la place de Sarriá. Dehors, il neigeait toujours, et j’eus l’impression que les étoiles étaient tombées du ciel sans prévenir. À minuit, nous bûmes à l’année nouvelle en parlant à voix basse. Je cherchai les yeux de Marina, mais son visage s’était réfugié dans la pénombre. Cette nuit-là, je tentai d’analyser ce que je pouvais avoir fait ou dit pour mériter ce traitement. Je percevais sa présence dans la chambre voisine. Je l’imaginais éveillée, comme une île qui s’éloigne emportée par le courant. Je frappai au mur. J’appelai en vain. Je n’eus aucune réponse.

J’emballai mes affaires et écrivis un mot. Je disais au revoir à Germán et à Marina en les remerciant de leur hospitalité. Quelque chose que je ne pouvais expliquer s’était cassé et je me sentais de trop. Au matin, je laissai le mot sur la table de la cuisine et pris le chemin de l’internat. Tandis que je m’éloignais, j’eus la certitude que Marina m’observait de sa fenêtre. Je lui dis adieu avec la main, en espérant qu’elle me voyait. Mes pas laissèrent leurs empreintes dans la neige des rues désertes.

Il manquait encore quelques jours avant le retour des autres internes. Les chambres du quatrième étage étaient des lagunes de solitude. Pendant que je défaisais mon sac, le père Seguí vint me rendre visite. Je le saluai avec la politesse de rigueur et continuai de ranger mes affaires.

— Curieuses gens, les Suisses, dit-il. Pendant que les autres cachent leurs péchés, eux ils les emballent dans du papier d’argent avec de la liqueur, un ruban, et ils les vendent à prix d’or. Le préfet m’a envoyé une énorme boîte de bonbons de Zurich et je n’ai personne ici avec qui la partager. Il va falloir que quelqu’un me prête main-forte avant que Mme Paula ne les découvre…

— Comptez sur moi, proposai-je sans conviction.

Le père Seguí alla à la fenêtre et contempla la ville déployée à nos pieds comme un mirage. Il se retourna et m’observa comme s’il pouvait lire dans mes pensées.

— Un bon ami m’a dit un jour que les problèmes sont comme les cafards. – Il avait pris le ton faussement enjoué qu’il employait quand il voulait parler sérieusement. – Dès qu’on les fait sortir à la lumière, ils prennent peur et s’en vont.

— Votre ami devait être un sage, dis-je.

— Non, répliqua le père Seguí. Mais il était sincère. Bonne année, Óscar.

— Bonne année, mon père.


Je passai les journées qui me séparaient de la reprise des cours sans presque sortir de ma chambre. J’essayais de lire, mais les mots s’envolaient des pages. Je laissai s’égrener les heures en restant à la fenêtre, d’où je contemplais dans le lointain la demeure de Germán et de Marina. Je pensai mille fois y retourner et, plus d’une, je m’aventurai jusqu’à la ruelle qui conduisait à sa grille. On n’entendait plus le gramophone de Germán à travers les arbres, rien que le vent entre les branches nues. La nuit, je revivais sans cesse les épisodes des dernières semaines jusqu’à ce que je tombe, épuisé, dans un sommeil sans repos, fiévreux et asphyxiant.

Les cours commencèrent une semaine après. C’étaient des journées de plomb, de fenêtres brouillées par la buée et de radiateurs qui coulaient goutte à goutte dans l’ombre. Mes anciens camarades et leur agitation me paraissaient d’un autre monde. Ils parlaient de cadeaux, de fêtes et de souvenirs que je ne pouvais ni ne voulais partager. Les voix de mes professeurs glissaient sur moi. Je ne parvenais pas à déchiffrer l’importance qu’avaient les élucubrations de Hume, ni comment les équations dérivées pouvaient ramener l’horloge en arrière et changer le destin d’Eva Irinova et de Mihaïl Kolvenik. Ou mon propre destin.

Le souvenir de Marina et des moments terrifiants que nous avions traversés m’empêchait de penser, de manger, de soutenir une conversation cohérente. Elle était la seule personne avec qui je pouvais partager mon angoisse, et le besoin de sa présence en vint à me causer une douleur physique. Je me consumais de l’intérieur et rien ne pouvait me soulager. Je ne fus plus bientôt qu’une silhouette grise dans les couloirs. Mon ombre se confondait avec les murs. J’attendais un mot de Marina, un signe qu’elle voulait me revoir. N’importe quoi, pourvu que cela me permette d’accourir et de briser cette distance entre nous qui semblait s’agrandir de jour en jour. Rien ne vint. Je passais mes heures à parcourir les lieux où nous étions allés ensemble. Je m’asseyais sur un banc de la place de Sarriá en espérant la voir passer…

À la fin de janvier, le père Seguí me convoqua dans son bureau. Le visage sombre et le regard pénétrant, il me demanda ce qui m’arrivait.

— Je ne sais pas, répondis-je.

— Peut-être que si nous en parlions, nous pourrions comprendre de quoi il s’agit, suggéra le père.

— Je ne crois pas, dis-je avec une brusquerie dont je me repentis sur-le-champ.

— Tu as passé une semaine en dehors de l’internat, pendant les vacances de Noël. Est-ce que je peux te demander où ?

— Avec ma famille.

Le regard de mon tuteur s’assombrit encore.

— Si c’est pour mentir, ça n’a aucun sens de poursuivre cette conversation, Óscar.

— C’est la vérité, dis-je, j’étais avec ma famille.

Février amena le soleil. Les lumières de l’hiver firent fondre le manteau de glace et de gelée blanche qui avait camouflé la ville. Cela me donna du courage et, un samedi, j’allai à la villa de Marina. Une chaîne fermait la grille. Au-delà des arbres, la vieille demeure paraissait plus abandonnée que jamais. Un instant, je crus avoir perdu la raison. Et si j’avais tout imaginé ? Les habitants de cette résidence fantôme, l’histoire de Kolvenik et de la dame en noir, l’inspecteur Florián, Luis Claret et les créatures ressuscitées… ces personnages que la main noire du destin avait fait disparaître l’un après l’autre… Marina et sa plage enchantée n’avaient-elles été qu’un rêve ?

« Nous ne nous souvenons que de ce qui n’est jamais arrivé… »

Cette nuit-là, je me réveillai en hurlant, baigné d’une sueur froide et ne sachant plus où j’étais. J’étais revenu en rêve dans les tunnels de Kolvenik. Je suivais Marina sans pouvoir la rattraper, et je finissais par la découvrir couverte d’un manteau de papillons noirs ; mais ceux-ci prenaient leur vol et ne laissaient derrière eux que le vide. Sans explication. Le démon de la destruction qui obsédait Kolvenik. Le néant après la dernière obscurité.

Lorsque le père Seguí et mon camarade JF accoururent dans ma chambre alertés par mes cris, il me fallut plusieurs secondes pour les reconnaître. Le père Seguí me prit le pouls pendant que JF m’observait, consterné, convaincu que son ami avait totalement perdu la raison. Ils ne bougèrent pas de la chambre avant d’être sûrs que je m’étais rendormi.

Le lendemain, après deux mois sans voir Marina, je décidai de retourner pour de bon à la maison de Sarriá. Je n’en ressortirais pas sans avoir obtenu une explication.

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