16

— En 1945, j’étais déjà inspecteur à la brigade judiciaire de Barcelone, raconta Florián. Je pensais demander mon transfert à Madrid, quand j’ai été chargé de l’affaire Velo-Granell. La brigade enquêtait depuis trois ans sur Mihaïl Kolvenik, un étranger que le régime ne voyait pas d’un très bon œil… Mais ils avaient été incapables de prouver quoi que ce soit. Mon prédécesseur dans le dossier avait renoncé. Velo-Granell était protégée par un mur d’avocats et un labyrinthe de sociétés financières où tout se perdait dans les nuages. Mes supérieurs m’ont fait miroiter ça comme une chance unique pour ma carrière. Des affaires comme celle-là, me disaient-ils, vous propulsaient dans un bureau personnel au ministère avec chauffeur et horaires à la carte. Ambitieux devrait rimer avec imbécile…

Florián observa une pause pour savourer ses paroles et s’adresser à lui-même un sourire sarcastique. Il mordillait son cigare comme si c’était un bâton de réglisse.

— Lorsque j’ai étudié le dossier, continua-t-il, j’ai constaté que ce qui avait débuté comme une banale enquête sur des irrégularités financières et des possibles fraudes avait fini par se transformer en une affaire dont personne ne savait plus exactement de quel service elle relevait. Extorsion de fonds. Vols. Tentative d’homicide… Et il y avait encore autre chose… Il faut que vous sachiez que j’avais déjà une large expérience en matière de malversations, évasion fiscale, fraude et corruption de fonctionnaires… C’est vrai que ces irrégularités n’étaient pas toujours sanctionnées, l’époque était différente, mais enfin nous savions tout.

Mal à l’aise, Florián s’immergea dans le nuage bleu de sa fumée.

— Pourquoi avoir accepté, alors ? demanda Marina.

— Par suffisance. Par ambition et par envie, répondit Florián en employant pour lui-même le ton que je l’imaginais réserver aux pires criminels.

— Peut-être aussi pour chercher la vérité, aventurai-je. Pour que justice soit faite…

Florián me sourit tristement. On pouvait lire, dans ce regard, trente ans de remords.

— À la fin de 1945, Velo-Granell était déjà techniquement en banqueroute, poursuivit-il. Les trois principales banques de Barcelone lui avaient supprimé toutes ses lignes de crédit et les actions de la société n’étaient plus cotées. Avec la disparition des bases financières, la muraille légale et l’écheveau de sociétés fantômes se sont effondrés comme un château de cartes. Les jours de gloire n’étaient plus que lointaine fumée. Le Grand Théâtre royal, fermé depuis la tragédie qui avait défiguré Eva Irinova le jour de son mariage, était devenu une ruine. La fabrique et les ateliers ont cessé de fonctionner. Les biens de l’entreprise ont été saisis. Les rumeurs se répandaient comme une gangrène. Kolvenik, sans perdre son sang-froid, a décidé d’organiser un luxueux cocktail dans la Lonja de Barcelone afin de donner une impression de calme et de retour à la normale. Son associé, Sentís, était au bord de la panique. Il n’y avait pas d’argent pour payer ne fût-ce que la dixième partie du buffet commandé pour l’occasion. Des invitations ont été envoyées à tous les gros actionnaires, toutes les grandes familles de Barcelone… Le soir de la réception, il pleuvait à verse. La Lonja était décorée comme un palais de rêve. Passé neuf heures, les domestiques de tout le gratin de la ville, des gens dont beaucoup devaient leur fortune à Kolvenik, ont défilé pour apporter des lettres d’excuses. Quand je suis arrivé, après minuit, j’ai trouvé Kolvenik seul dans la salle, impeccable dans son smoking immaculé, fumant une de ces cigarettes qu’il faisait venir spécialement de Vienne. Il m’a salué et offert une coupe de champagne : « Mangez donc, inspecteur, c’est trop dommage de voir toutes ces bonnes choses se perdre. » Nous ne nous étions encore jamais trouvés face à face. Nous avons bavardé pendant une heure. Il m’a parlé de livres qu’il avait lus dans son adolescence, de voyages qu’il n’avait jamais réussi à faire… Kolvenik était un homme fascinant. L’intelligence brûlait dans ses yeux. J’ai eu beau faire, je n’ai pu m’empêcher de le trouver sympathique. Mieux encore, j’ai eu de la peine pour lui, alors que j’étais censé être le chasseur et lui le gibier. J’ai remarqué qu’il boitait et qu’il s’appuyait sur une canne d’ivoire sculptée. « Je crois que personne n’a perdu autant d’amis en un jour », lui ai-je dit. Il a souri et réfuté tranquillement cette idée : « Vous vous trompez, inspecteur. Dans des occasions comme celle-ci, ce ne sont jamais les amis qu’on invite. » Il m’a demandé très poliment si je comptais poursuivre mon enquête. Je lui ai répondu que je ne m’arrêterais pas tant que je ne l’aurais pas traîné devant les tribunaux. Je me souviens de sa question : « Qu’est-ce que je pourrais faire pour vous en dissuader, mon cher Florián ? » J’ai répondu : « Me tuer. » Il a souri : « Chaque chose en son temps, inspecteur. » Sur ces mots, il s’est éloigné en boitant. Je ne l’ai pas revu… mais je suis toujours vivant. Kolvenik n’a pas accompli sa menace.

Florián marqua une pause et but une gorgée d’eau en la savourant comme si ce devait être la dernière en ce monde. Il passa sa langue sur ses lèvres et reprit son récit.

— À dater de ce jour, Kolvenik, isolé et abandonné de tous, a vécu reclus avec sa femme dans la grotesque forteresse qu’il s’était fait construire. Nul ne l’a vu dans les années suivantes. Seules deux personnes avaient accès à lui. Son ancien chauffeur, un certain Luis Claret. C’était un malheureux qui adorait Kolvenik et avait refusé de le quitter, même quand tout salaire était devenu impossible. Et son médecin personnel, le docteur Shelley, sur qui nous menions également une enquête. Personne d’autre ne voyait Kolvenik. Et le témoignage de Shelley qui nous assurait qu’il se trouvait dans sa maison du parc Güell, atteint d’une maladie qu’il n’a pas su nous expliquer, ne nous paraissait pas du tout convaincant, surtout après avoir jeté un coup d’œil sur ses archives et sa comptabilité. Un temps, nous en sommes arrivés à soupçonner que Kolvenik était mort ou qu’il avait fui à l’étranger, et que tout ça n’était qu’une comédie. Shelley continuait de prétendre qu’il avait contracté un mal étrange qui le maintenait confiné dans sa maison. Kolvenik ne pouvait pas recevoir de visiteurs ni sortir de son refuge en aucune circonstance, affirmait-il de façon péremptoire. Je refusais de le croire, et le juge était comme moi. Le 31 décembre 1948, nous avons obtenu un mandat de perquisition pour fouiller le domicile de Kolvenik, avec ordre de l’arrêter. Une grande partie des papiers confidentiels de la société avait disparu. Nous le soupçonnions de les cacher chez lui. Nous avions amassé assez d’indices pour l’accuser de fraude et d’évasion fiscale. Ça n’avait aucun sens d’attendre encore. Le dernier jour de 1948 devait être pour Kolvenik son dernier jour de liberté. Une brigade spéciale était prête à aller le cueillir le lendemain matin dans son donjon. Avec les grands criminels, il arrive que l’on doive se résigner à les attraper par des détails…

Le cigare de Florián s’était de nouveau éteint. L’inspecteur lui lança un dernier coup d’œil et le jeta dans un pot de fleurs vide qui servait de fosse commune pour les mégots.

— Dans la nuit, un monstrueux incendie a dévoré la propriété, mettant fin aux jours de Kolvenik et de sa femme Eva. À l’aube, on a retrouvé leurs corps carbonisés, enlacés dans une ultime étreinte. Avec eux, tous mes espoirs de boucler le dossier étaient partis en fumée. Personne n’a eu le moindre doute sur le fait que l’incendie avait été provoqué. J’ai cru un temps que c’étaient Sentís et d’autres anciens de la direction de l’entreprise qui étaient derrière.

— Sentís ? l’interrompis-je.

— Ce n’était pas un secret que Sentís haïssait Kolvenik qui avait obtenu le contrôle de la société de son père ; mais aussi bien lui que les autres avaient les meilleures raisons du monde de souhaiter que l’affaire n’arrive jamais devant les tribunaux. Le chien mort, partie la rage. Sans Kolvenik, le puzzle perdait son sens. On pourrait dire que, cette nuit-là, beaucoup de mains tachées de sang ont été purifiées par le feu. Mais, une fois de plus, comme pour tout ce qui touchait de près ou de loin ce scandale depuis le premier jour, on n’a rien pu prouver. Tout a fini en cendres. Aujourd’hui encore, le dossier Velo-Granell reste la plus grande énigme de l’histoire de la police judiciaire de cette ville. Et la plus grande défaite de ma vie…

— Mais l’incendie n’était pas votre faute, observai-je.

— Ma carrière en a été brisée. J’ai été affecté à la brigade antisubversive. Vous savez ce que c’était ? Les chasseurs de fantômes, c’est comme ça qu’on nous appelait dans le service. J’aurais bien démissionné, mais c’était un temps de vaches maigres et, avec mon salaire, j’entretenais mon frère et sa famille. Et puis personne n’aurait donné un emploi à un ancien flic. Les gens étaient fatigués des espions et des mouchards. Alors je suis resté. Le travail consistait à faire des descentes au milieu de la nuit dans des pensions sordides qui hébergeaient des anciens combattants et des mutilés de guerre, pour chercher des exemplaires du Capital et des brochures socialistes cachées dans des sacs en plastique au fond de la chasse d’eau des cabinets, enfin, vous voyez le genre… Au début de 1949, je croyais que j’avais touché le fond. Rien de pire ne pouvait plus m’arriver. Du moins, c’est ce que je pensais. À l’aube du 13 décembre 1949, presque un an après l’incendie où étaient morts Kolvenik et sa femme, on a découvert les corps déchiquetés de deux inspecteurs de mon ex-brigade aux portes des ateliers de Velo-Granell, au Borne. On a su qu’ils étaient venus enquêter là sur la foi d’une information anonyme qui leur était parvenue dans le cadre de l’enquête sur la société. Une mort comme la leur, je ne la souhaite pas à mon pire ennemi. Même les roues d’un train ne font pas à un corps ce que j’ai vu à la morgue… C’étaient de bons policiers. Armés. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Selon le rapport, plusieurs voisins avaient entendu des coups de feu. On a trouvé quatorze douilles de calibre neuf millimètres sur les lieux du crime. Toutes provenaient des armes de service des inspecteurs. On n’a pas trouvé un seul impact ni une seule balle sur les murs.

— Comment ça s’explique ? questionna Marina.

— Ça ne s’explique pas. C’est simplement impossible. Et pourtant… J’ai vu moi-même les douilles et j’ai passé tout le secteur au peigne fin.

Marina et moi échangeâmes un regard.

— Et si les coups de feu avaient été tirés contre un objet, une voiture ou un camion par exemple, qui aurait absorbé les balles avant de disparaître sans laisser de traces ? avança Marina.

— Ta copine ferait un bon flic. C’est bien l’hypothèse que nous avons envisagée à l’époque, mais il n’y avait rien pour l’étayer. Les projectiles de ce calibre tendent à ricocher sur des surfaces métalliques et laissent les traces de plusieurs impacts, ou, dans le pire des cas, quelques éraflures. On n’a rien trouvé.


— Quelques jours plus tard, à l’enterrement de mes camarades, j’ai rencontré Sentís, continua Florián. Il était hagard, l’air de ne pas avoir dormi depuis des jours. Ses vêtements étaient sales et il empestait l’alcool. Il m’a avoué qu’il n’osait pas rentrer chez lui, qu’il errait et dormait dans les lieux publics… « Ma vie ne vaut plus un clou, Florián, m’a-t-il dit. Je suis un homme mort. » Je lui ai proposé la protection de la police. Il a ri. Je lui ai même offert de se réfugier chez moi. Il a refusé. « Je ne veux pas avoir votre mort sur la conscience, Florián », a-t-il dit avant de se perdre dans la foule. Dans les mois qui ont suivi, tous les anciens membres du conseil d’administration de Velo-Granell sont décédés, théoriquement de façon naturelle. Les conclusions du médecin ont été chaque fois les mêmes : arrêt cardiaque. Les circonstances étaient identiques. Seuls dans leurs lits, toujours à minuit, toujours après s’être traînés sur le sol… pour fuir une mort qui ne laissait pas de traces. Tous, sauf Benjamín Sentís. En trente ans, je n’ai plus jamais entendu parler de lui, jusqu’à ces dernières semaines…

— Jusqu’à sa mort, précisai-je.

Florián acquiesça.

— Il a téléphoné au commissariat et m’a demandé. Il disait détenir une information sur les crimes de la fabrique et sur l’affaire Velo-Granell. Je l’ai rappelé et lui ai parlé. J’ai pensé qu’il délirait, mais j’ai accepté de le voir. Par pitié. Nous avons pris rendez-vous dans un café de la rue Princesa pour le lendemain. Il n’est pas venu. Deux jours plus tard, un vieil ami du commissariat m’a appelé pour me dire qu’on avait découvert son cadavre dans un secteur abandonné des égouts de la Ciutat Vella, la vieille ville. Les mains artificielles que Kolvenik avait créées pour lui avaient été amputées. Mais ça, c’est juste ce qui est paru dans la presse. Ce que les journaux n’ont pas dit, c’est que la police a trouvé un mot écrit avec du sang sur le mur du tunnel : Teufel.

Teufel ?

— C’est de l’allemand, dit Marina. Ça veut dire Diable.

— C’est aussi le nom du symbole de Kolvenik, nous apprit Florián.

— Le papillon noir ?

Il hocha affirmativement la tête.

— Pourquoi l’appelle-t-on comme ça ? demanda Marina.

— Je ne suis pas entomologiste. Je sais seulement que Kolvenik les collectionnait.


Midi approchait, et Florián nous invita à manger un morceau dans un café proche de la gare du funiculaire. Nous avions tous les deux hâte de sortir de cette maison.

Le patron du café semblait être un ami et il nous donna une table à l’écart, près de la fenêtre. Il sourit :

— Alors, chef, vos petits-enfants sont venus vous voir ?

Ledit chef acquiesça sans donner d’autres explications. Un garçon nous servit une tortilla et du pan con tomate : il apporta aussi un paquet de cigarettes Ducados pour Florián. Nous fîmes honneur à la nourriture, qui était excellente. Florián poursuivit son récit.

— En commençant mon enquête sur Velo-Granell, j’avais fait des recherches sur le passé de Mihaïl Kolvenik qui ne me semblait pas clair… Mihaïl n’était probablement pas son vrai prénom.

— Comment s’appelait-il, alors ?

— Ça fait plus de trente ans que je me pose la question. En fait, quand j’ai pris contact avec la police de Prague, ils ont bien découvert un individu répondant au nom de Mihaïl Kolvenik, mais c’était sur les registres de la Wolfterhaus.

— C’est quoi ?

— L’asile de fous municipal. Pourtant, je ne crois pas que Kolvenik y soit jamais allé. Simplement, il a pris le nom d’un des internés. Kolvenik n’était pas fou.

— Pour quelle raison Kolvenik aurait-il adopté le nom d’un pensionnaire de l’asile ? demanda Marina.

— Ce n’était pas si rare que ça, à l’époque. En temps de guerre, changer d’identité signifie naître une seconde fois. Laisser derrière soi un passé indésirable. Vous êtes très jeunes, et vous n’avez pas vécu une guerre. On ne connaît pas vraiment les gens tant qu’on n’a pas vécu une guerre…

— Est-ce que Kolvenik avait quelque chose à cacher ? demandai-je. Pour qu’on ait retrouvé son nom dans les archives de la police de Prague, il devait bien y avoir une raison…

— Pure coïncidence entre les noms. Bureaucratie. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. À supposer que le Kolvenik figurant dans leurs dossiers ait bien été le nôtre, il n’avait laissé que peu de traces. Son nom était mentionné dans l’enquête sur la mort d’un chirurgien pragois, un homme répondant au nom d’Antonin Kolvenik. L’affaire a été classée : la mort a été attribuée à des causes naturelles.

— Dans ce cas, pour quelle raison a-t-on envoyé ce Mihaïl Kolvenik à l’asile ? questionna Marina.

Florián hésita quelques instants, comme s’il avait de la difficulté à répondre.

— Il était soupçonné d’avoir fait quelque chose avec le corps du défunt.

— Quelque chose ?

— La police de Prague n’a pas précisé quoi, répliqua sèchement Florián en allumant une autre cigarette.

Nous restâmes un long moment silencieux.

— Et cette histoire que nous a racontée le docteur Shelley ? Le frère jumeau de Kolvenik, l’affection dégénérative et…

— Ça, c’est ce que Kolvenik a bien voulu dire. Cet homme mentait comme il respirait. Et Shelley avait de bonnes raisons pour le croire sans poser de questions. Kolvenik finançait son institut médical et ses recherches jusqu’à la dernière peseta. Shelley était pratiquement un employé de Velo-Granell. Un mercenaire…

— Le jumeau de Kolvenik aurait donc été une fiction ? – J’étais déconcerté. – Sa prétendue existence n’aurait été là qu’afin de justifier l’obsession de Kolvenik pour les victimes des malformations et…

— Je ne crois pas que le frère ait été une fiction, coupa Florián. À mon avis.

— Alors ?

— Je crois que cet enfant dont il parlait, c’était en réalité lui-même.

— Encore une question, inspecteur…

— Je ne suis plus inspecteur, ma fille.

— Víctor, alors. Vous êtes toujours Víctor, non ?

Ce fut la première fois que je vis Florián sourire, un sourire ouvert et détendu.

— Quelle est la question ?

— Vous nous avez dit qu’en enquêtant sur les accusations de fraude de Velo-Granell on avait découvert qu’il y avait encore autre chose…

— Oui. Au début, nous avons cru qu’il s’agissait du subterfuge classique : notes de frais et rémunérations bidon pour échapper à l’impôt, dons à des hôpitaux, des centres d’accueil pour indigents, etc. Jusqu’au moment où l’un de mes hommes a trouvé étrange que certaines dépenses soient facturées, avec la signature pour approbation du docteur Shelley, par le service de dissection de plusieurs hôpitaux de Barcelone. Le dépôt des cadavres, précisa l’ex-policier. La morgue, quoi.

— Kolvenik vendait des cadavres ? suggéra Marina.

— Non. Il les achetait. Par douzaines. Des clochards. Des gens qui mouraient sans famille ni connaissances. Suicidés, noyés, abandonnés… Les oubliés de la ville.

Le murmure d’une radio se perdait dans le fond comme pour faire écho à notre conversation.

— Et qu’est-ce que Kolvenik faisait de ces corps ?

— Personne ne le sait. Nous n’avons jamais réussi à les trouver.

— Mais vous, vous avez une théorie là-dessus, n’est-ce pas, Víctor ? poursuivit Marina.

Florián nous observa en silence.

— Non.

Même en retraite, il restait un policier : il mentait mal. Marina n’insista pas. L’inspecteur était visiblement fatigué, consumé par les ombres qui peuplaient ses souvenirs. Toute son agressivité avait disparu. Le mégot tremblait dans ses mains, et il était difficile de savoir lequel des deux fumait l’autre.

— Quant à ce jardin d’hiver dont vous m’avez parlé… N’y retournez pas. Oubliez tout ça. Oubliez l’album de photographies, la tombe sans nom et la dame qui la visite. Oubliez Sentís, Shelley, oubliez-moi, je ne suis qu’un pauvre vieux qui ne sait même plus ce qu’il dit. Cette histoire a déjà détruit assez de vies. Laissez courir.

Il fit signe au garçon de mettre l’addition sur son compte et conclut :

— Promettez-moi de suivre mon conseil.

Je me demandai comment nous pouvions laisser courir cette histoire quand c’était justement elle qui nous courait après. Depuis ce qui s’était passé la nuit précédente, le conseil relevait du conte de fées.

— Nous essaierons, accepta Marina pour nous deux.

— L’enfer est pavé de bonnes intentions, répliqua Florián.


L’inspecteur nous accompagna jusqu’à la gare et nous donna le numéro de téléphone du café.

— Ils me connaissent. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez et ils me transmettront le message. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Manu, le patron, souffre d’insomnie chronique et il passe ses nuits à écouter la BBC, histoire de voir s’il arrive à apprendre des langues étrangères. Et donc vous ne le dérangerez pas.

— Je ne sais pas comment vous remercier…

— Remerciez-moi en faisant ce que je vous ai dit et en vous tenant à l’écart de ce sac d’embrouilles…, coupa Florián.

Nous acquiesçâmes. Les portes du funiculaire s’ouvrirent.

— Et vous, Víctor ? s’enquit Marina. Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Comme tous les vieux : m’asseoir, regarder défiler les souvenirs et me demander ce qui se serait passé si j’avais tout pris dans l’autre sens. Allez, montez maintenant…

Nous entrâmes dans le wagon et prîmes place près de la fenêtre. C’était la fin de l’après-midi. Il y eut un coup de sifflet et les portes se fermèrent. Une secousse, et le funiculaire commença sa descente. Lentement, les lumières de Vallvidrera restèrent derrière nous, de même que la silhouette de Florián, immobile sur le quai.


Germán avait préparé un délicieux plat italien dont le nom évoquait un air d’opéra. Nous dînâmes dans la cuisine en l’écoutant nous raconter sa partie d’échecs avec le curé qui, comme toujours, l’avait battu. Marina garda un silence inhabituel pendant tout le repas, laissant à Germán et à moi le soin d’entretenir la conversation. Je me demandai même si j’avais dit ou fait quelque chose qui aurait pu la fâcher. Après le dîner, Germán me proposa une partie d’échecs.

— J’aimerais bien, mais je crois que c’est à moi de faire la vaisselle.

— Je la ferai, dit Marina derrière moi, d’une voix faible.

— Non, sérieusement…, objectai-je.

Germán était déjà dans le salon voisin où il chantonnait en alignant les pièces sur l’échiquier. Je me tournai vers Marina qui, fuyant mon regard, se mit à laver les assiettes.

— Laisse-moi au moins t’aider.

— Non… Va le rejoindre. Fais-lui plaisir.

— Vous venez, Óscar ? appela Germán du salon.

Je contemplai Marina à la lumière des bougies qui brûlaient sur l’étagère. Je la trouvai pâle, l’air fatigué.

— Tu es sûre que tu vas bien ?

Elle se retourna et me sourit. Marina avait une façon de sourire qui me faisait sentir tout petit et insignifiant.

— Allez, vas-y. Et laisse-le gagner.

— Ça ne sera pas difficile.

J’obéis et la laissai seule. Je retrouvai son père dans le salon. Là, sous le lustre de cristal, je m’assis devant l’échiquier en sachant qu’il ne se passerait pas longtemps avant que le souhait de sa fille ne se réalise.

— À vous de jouer, Óscar.

Je déplaçai un pion. Il toussota.

— Je vous rappelle que les pions ne se déplacent pas de cette manière, Óscar.

— Excusez-moi.

— Inutile de vous excuser. C’est l’ardeur de la jeunesse. Vous n’imaginez pas à quel point je vous envie. La jeunesse est une maîtresse capricieuse. Nous sommes incapables de la comprendre et de l’apprécier jusqu’au jour où elle part avec un autre pour ne jamais revenir… Hélas !… Bon, je ne sais plus pourquoi j’ai dit ça… Ah, oui… votre pion…


Vers minuit, un bruit me tira de mon sommeil. La maison était dans la pénombre. Je m’assis sur le lit et tendis l’oreille. Une toux, étouffée, lointaine. Inquiet, je me levai et sortis dans le couloir. Le bruit venait d’en bas. Je passai devant la chambre de Marina. La porte était ouverte et le lit vide. J’eus brusquement peur.

— Marina ?

Pas de réponse. Je descendis les marches froides sur la pointe des pieds. Les yeux de Kafka brillaient en bas de l’escalier. Le chat miaula faiblement et me guida le long d’un corridor obscur. Au fond, un filet de lumière filtrait d’une porte fermée. La toux venait de l’intérieur. Douloureuse. Une toux d’agonie. Kafka s’approcha de la porte et resta devant, en miaulant doucement. Je frappai légèrement.

— Marina ?

Un long silence.

— Va-t’en, Óscar.

Sa voix était un gémissement. Je laissai passer quelques secondes et ouvris. Un bougeoir posé à même le sol éclairait mal la salle de bains carrelée de blanc. Marina était agenouillée, le front appuyé sur le bord du lavabo. Elle tremblait et la transpiration avait collé sa chemise à sa peau comme un suaire. Elle se cacha le visage, mais je pus voir qu’elle saignait du nez et que des taches rouges lui couvraient la poitrine. Je restai paralysé, incapable de réagir.

— Qu’est-ce que tu as ? murmurai-je.

— Ferme la porte, dit-elle abruptement. Ferme vite.

Je fis ce qu’elle demandait et vins près d’elle. Elle brûlait de fièvre. Les cheveux plaqués sur la figure, trempée de sueur, glacée. Affolé, je fis mine de courir chercher Germán, mais sa main me retint avec une force dont je l’aurais crue incapable.

— Non !

— Mais…

— Je vais bien.

— Comment tu peux dire ça ?

— Óscar, si tu m’aimes vraiment, n’appelle pas Germán. Il ne peut rien faire. C’est passé. Je me sens déjà mieux.

Le calme de sa voix me terrifia. Ses yeux cherchèrent les miens. Quelque chose, dans son regard, m’obligeait à lui obéir. Alors elle me caressa la figure.

— N’aie pas peur. Je vais mieux.

— Tu es pâle comme la mort…, balbutiai-je.

Elle prit ma main et la porta sur sa poitrine. Je sentis à travers les côtes le battement de son cœur. Je retirai la main sans savoir que faire.

— Tu vois ? Je suis vivante, et bien vivante. Tu vas me promettre de ne rien dire à Germán.

— Pourquoi ? protestai-je. Qu’est-ce que tu as ?

Elle baissa les yeux, avec un air de fatigue infinie. Je me tus.

— Promets-moi.

— Il faut que tu voies un médecin.

— Promets-moi, Óscar.

— Oui, si tu me promets de voir un médecin.

— Marché conclu. Je te le promets.

Elle mouilla une serviette avec laquelle elle nettoya le sang sur sa figure. Je me sentais inutile.

— Maintenant que tu m’as vue comme ça, je ne te plairai plus.

— Je ne trouve pas ça drôle.

Elle continua de se nettoyer en silence, sans me quitter des yeux. Son corps, sous le coton mouillé et presque transparent qui le plaquait, m’apparut fragile et vulnérable. Je fus surpris de n’éprouver aucune gêne à la contempler ainsi. Chez elle non plus, ma présence ne paraissait pas susciter de réaction de pudeur. Ses mains tremblaient pendant qu’elle essuyait la sueur et le sang sur son corps. Je trouvai un peignoir sec pendu à la porte et le lui tendis ouvert. Elle l’enfila et soupira, épuisée.

— Qu’est-ce que je peux faire ? murmurai-je.

— Reste ici, près de moi.

Elle s’assit devant un miroir. Avec une brosse, elle tenta en vain de mettre un peu d’ordre dans sa chevelure emmêlée qui lui tombait sur les épaules. La force lui manquait.

— Laisse-moi faire, dis-je en lui prenant la brosse.

Je la coiffai en silence, nos regards entrecroisés dans le miroir. En même temps, Marina saisit ma main et la serra très fort contre sa joue. Je sentis ses larmes sur ma peau, et je n’eus pas le courage de lui demander pourquoi elle pleurait.


J’accompagnai Marina jusqu’à sa chambre et l’aidai à se coucher. Elle ne tremblait plus et ses joues avaient repris un peu de couleur.

— Merci…, murmura-t-elle.

Je décidai que le mieux était de la laisser se reposer et regagnai ma chambre. Je m’allongeai de nouveau sur le lit et tentai sans succès de retrouver le sommeil. Inquiet, j’écoutais dans le noir les craquements de la grande maison et le froissement du vent dans les arbres. Une angoisse aveugle me rongeait. Trop d’événements s’étaient succédé, et trop vite. Mon cerveau ne pouvait tous les assimiler en même temps. Dans l’obscurité du petit matin, tout semblait se confondre. Mais rien ne me faisait plus peur que de ne pas être capable de comprendre ou de m’expliquer mes sentiments pour Marina. L’aube pointait quand je finis par m’endormir.

Je rêvai que je parcourais les salles d’un palais de marbre blanc, désert et plongé dans les ténèbres. Des centaines de statues le peuplaient. Elles ouvraient leurs yeux de pierre sur mon passage et chuchotaient des paroles que je n’entendais pas. Puis, au loin, je crus voir Marina et courus à sa rencontre. Une silhouette de lumière blanche en forme d’ange la menait par la main le long d’un couloir dont les murs saignaient. J’essayais de les rejoindre quand une porte s’ouvrit et María Shelley apparut, flottant au-dessus du sol et traînant un linceul en loques. Elle pleurait, mais ses larmes n’arrivaient jamais jusqu’à terre. Elle tendit les bras vers moi et, dès qu’elle me toucha, son corps se dispersa en cendres. Je criais le nom de Marina en la suppliant de revenir, mais elle ne semblait pas m’entendre. Je courais, je courais, mais le couloir s’allongeait à mesure que j’avançais. Alors l’ange de lumière fit volte-face et me révéla ses véritables traits. Ses yeux étaient des cavités vides et ses cheveux des serpents blancs. Il riait cruellement, et, déployant ses ailes blanches sur Marina, l’ange infernal s’éloigna. Je sentis dans mon rêve une haleine fétide me frôler la nuque. C’était l’odeur reconnaissable entre toutes de la mort, qui murmurait mon nom. Je me retournai et vis un papillon noir se poser sur mon épaule.

Загрузка...