14

Sur le chemin de la maison, je vis que Marina m’observait du coin de l’œil.

— Tu ne vas pas passer Noël avec ta famille ?

Je fis non de la tête, le regard perdu dans le trafic.

— Et pourquoi ?

— Mes parents sont constamment en voyage. Cela fait déjà plusieurs années que nous ne passons pas Noël ensemble.

Sans le vouloir, j’avais pris un ton tranchant, hostile. Nous fîmes le reste du trajet en silence. J’accompagnai Marina jusqu’à la grille de sa demeure et lui dis adieu.


J’étais en route pour l’internat, quand il commença de pleuvoir. Je contemplai de loin la rangée des fenêtres du quatrième étage du collège. Deux d’entre elles seulement étaient éclairées. La plupart des internes étaient partis pour les vacances de Noël et ne reviendraient pas avant quinze jours. C’était chaque année la même chose. L’internat restait désert, et seuls deux ou trois malheureux demeuraient là, aux bons soins de leurs tuteurs. Les deux années précédentes avaient été affreuses, mais cette fois, cela m’était égal. M’éloigner de Marina et de Germán était désormais impensable. Tant que je serais près d’eux, je ne me sentirais jamais seul.

Une fois de plus, je montai l’escalier conduisant à ma chambre. Le corridor était silencieux, abandonné. Toute cette aile du collège était déserte. Je supposai qu’il ne devait rester que Mme Paula, une veuve chargée du ménage qui vivait seule dans un petit appartement du troisième. Je percevais le bourdonnement perpétuel de son téléviseur à l’étage au-dessous. Je longeai la file des chambres vides jusqu’à la mienne. J’ouvris la porte. Un coup de tonnerre rugit au-dessus de la ville et se répercuta dans tout le collège. La lueur de l’éclair passa à travers les volets fermés de la fenêtre. Je me couchai sur le lit sans me déshabiller. J’écoutai l’orage se répandre peu à peu dans la nuit. J’ouvris le tiroir de la table de nuit et en sortis le croquis au crayon que Germán avait fait de Marina sur la plage. Je le contemplai dans la pénombre jusqu’à ce que le sommeil et la fatigue aient raison de moi. Je m’endormis en le serrant contre ma poitrine comme s’il s’agissait d’un porte-bonheur. Quand je me réveillai, mes mains étaient vides, le portrait avait disparu.


J’avais ouvert brusquement les yeux. Je sentais le froid et le souffle du vent sur ma figure. La fenêtre était ouverte et la pluie avait pris possession de ma chambre. Interdit, je m’étais redressé. J’avais cherché à tâtons la lampe de chevet et actionné l’interrupteur, mais sans succès. Il n’y avait pas de lumière. C’était alors que je m’étais rendu compte que le portrait avec lequel j’avais dormi n’était plus là : ni dans mes mains, ni sur le lit, ni par terre. Je me frottai les yeux sans comprendre. Soudain, je la sentis. Intense, pénétrante. Cette odeur de pourriture. Dans l’air. Dans la chambre. Sur mes propres vêtements, comme si quelqu’un avait frotté le cadavre d’un animal en décomposition contre ma peau pendant que je dormais. Je réprimai une nausée et, tout de suite après, une profonde panique s’empara de moi. Je n’étais pas seul. Quelqu’un ou quelque chose était entré par cette fenêtre durant mon sommeil.

Lentement, en tâtonnant, j’allai vers la porte. J’essayai d’allumer la lampe qui éclairait toute la chambre. Rien. J’inspectai le corridor qui se perdait dans les ténèbres. Je sentis de nouveau la puanteur, plus intense. Le sillage d’un animal sauvage. Soudain, il me sembla entrevoir une silhouette qui pénétrait dans la dernière chambre.

J’appelai d’une voix étranglée :

— Madame Paula ?

La porte se referma doucement. Je respirai avec force et m’avançai dans le corridor, déconcerté. Je m’arrêtai en entendant un sifflement, pareil à celui d’un reptile, qui murmurait un mot. Mon nom. La voix venait de l’intérieur de la chambre fermée.

— C’est vous, madame Paula ? balbutiai-je en tentant de contrôler le tremblement qui agitait mes mains.

Je fis un pas vers l’obscurité. La voix répéta mon nom. Une voix comme je n’en avais jamais entendu. Une voix rauque, cruelle, où saignait la maladie. Une voix de cauchemar. J’étais immobilisé dans le noir, incapable de bouger un muscle. En l’espace d’une interminable seconde j’eus l’impression que le couloir se rétrécissait et se contractait sous mes pieds, m’attirant vers ma chambre.

Au centre de la pièce, mes yeux distinguèrent avec une clarté parfaite un objet qui brillait sur le lit. C’était le portrait de Marina avec lequel j’avais dormi. Deux mains de bois, des mains de pantin, le tenaient. Des câbles ensanglantés affleuraient des poignets. Je sus alors avec certitude que ces mains étaient celles que Benjamín Sentís avait perdues dans les profondeurs des égouts. Arrachées sauvagement. La respiration me manqua.

La puanteur se fit insupportable, acide. Avec la lucidité de la terreur, je découvris la forme collée au mur, un être vêtu de noir, les bras en croix. Les cheveux emmêlés couvraient sa face. Du seuil, je vis ce visage se lever avec une lenteur infinie et sourire en exhibant des canines acérées qui luirent dans la pénombre. Sous les gants, des griffes commençaient à s’agiter comme des serpents. Je fis un pas en arrière et entendis encore une fois la voix murmurer mon nom. La forme rampait vers moi comme une gigantesque araignée.

Je laissai échapper un hurlement et refermai la porte à toute volée. Je tentai de la bloquer, mais je sentis un choc brutal. Dix griffes aiguisées comme des poignards avaient percé le bois. Je me lançai à toutes jambes dans le corridor pour en gagner l’autre extrémité et j’entendis la porte éclater en mille morceaux. Le couloir s’était transformé en un tunnel interminable. J’entrevis l’escalier à quelques mètres et me retournai pour regarder en arrière. La silhouette de cette créature infernale filait droit sur moi. La lueur que projetaient ses yeux trouait l’obscurité. J’étais pris.

Je courus vers le corridor qui menait aux cuisines, en faisant appel à ma parfaite connaissance des moindres recoins de mon collège. Je fermai la porte derrière moi. Inutile. La créature se lança contre elle et l’enfonça, en me précipitant au sol. Je roulai sur le carrelage et cherchai refuge sous la table. Je vis des jambes. Des dizaines d’assiettes et de verres volèrent en éclats autour de moi, formant un tapis de débris. Je distinguai dans le tas un couteau à lame dentelée et l’attrapai avec désespoir. La forme se pencha devant moi, comme un loup à l’entrée d’un terrier. Je brandis le couteau en direction de ce visage et la lame s’y enfonça comme dans de la glaise. Néanmoins, elle recula d’un demi-mètre, et je pus m’échapper vers l’autre bout de la cuisine. Je cherchai quelque chose pour me défendre, tout en reculant pas à pas. Je rencontrai un tiroir. Je l’ouvris. Des couverts, des ustensiles de cuisine, un briquet à gaz… tout un attirail inutilisable. Instinctivement, je m’emparai du briquet et tentai de l’allumer. Je vis l’ombre de la créature se dresser devant moi. Je respirai son haleine fétide. Des griffes s’approchaient de ma gorge. Juste à cet instant, la mèche du briquet prit feu et éclaira la chose à moins de vingt centimètres. Je fermai les yeux et retins mon souffle, convaincu que j’avais vu le visage de la mort et qu’il ne me restait qu’à attendre. L’attente se fit éternelle.

Lorsque je rouvris les yeux, elle était partie. J’entendis ses pas s’éloigner. Je la suivis jusqu’à ma chambre, et il me sembla entendre un gémissement. Je crus y lire de la douleur et de la rage. Lorsque j’arrivai à la porte de chez moi, je vis la créature en train de fouiller dans mon sac. Elle s’empara de l’album de photographies que j’avais pris dans le jardin d’hiver. Elle se retourna et nous nous dévisageâmes. Pendant un dixième de seconde, la lumière fantomatique de la nuit dessina le profil de l’intrus. Je voulus dire quelque chose, mais déjà la créature s’était jetée par la fenêtre.

Je courus et me penchai au-dehors, m’attendant à voir le corps précipité dans le vide. La silhouette glissait le long des gouttières à une vitesse invraisemblable. Sa cape noire ondulait dans le vent. De là, elle sauta sur les toits de l’aile est. Elle se faufila au milieu d’une forêt de gargouilles et de tours. Paralysé, j’observai cette apparition infernale qui s’éloignait sous l’orage avec des pirouettes impossibles, pareille à une panthère se déplaçant sur les toits de Barcelone comme dans sa jungle natale. Je m’aperçus que l’appui de la fenêtre était imprégné de sang. Je suivis la trace jusqu’au couloir sans comprendre tout de suite que ce sang n’était pas le mien. Mon couteau avait blessé un être humain. Je m’adossai au mur. Mes genoux se dérobaient et je m’assis par terre, recroquevillé, épuisé.

Je ne sais combien de temps je demeurai ainsi. Lorsque je réussis à me relever, je décidai de chercher refuge dans le seul endroit au monde où je croyais pouvoir me sentir en sécurité.

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