23

— Mihaïl désirait que ce jour me soit entièrement consacré. Il a fait en sorte que toute la ville se transforme en un décor de conte de fées. Mon règne d’impératrice de ce monde de rêve s’est terminé pour toujours sur les marches du parvis de la cathédrale. Je n’ai même pas pu entendre les applaudissements des gens. Comme une bête sauvage qui jaillit de sa jungle, Sergueï a fendu la foule et m’a jeté un flacon d’acide à la figure. L’acide a dévoré ma peau, mes paupières, mes mains. Il a déchiqueté ma gorge et fauché ma voix. Il a fallu deux ans pour que j’arrive à reparler, réparée par Mihaïl comme une poupée cassée. Tel a été le début de l’horreur.

» Les travaux de notre maison se sont arrêtés et nous nous sommes installés dans cette résidence inachevée. Nous en avons fait une prison qui se dressait sur le haut d’une colline. C’était un lieu froid et obscur. Un amas de tours et d’arcs, de voûtes et d’escaliers en colimaçon qui ne montaient nulle part. Je vivais recluse dans une pièce située en haut de la tour. Nul n’y avait accès à l’exception de Mihaïl et, parfois, du docteur Shelley. J’ai passé la première année dans la léthargie de la morphine, prisonnière d’un long cauchemar. Dans mes rêves, je croyais voir Mihaïl se livrer sur moi aux mêmes expériences que sur ces corps abandonnés dans les hôpitaux et les morgues. Me reconstruire et déjouer la nature. Lorsque j’ai repris mes esprits, j’ai constaté que mes rêves étaient vrais. Il m’a rendu la voix. Il m’a refait la gorge pour que je puisse m’alimenter et parler. Il a modifié mes terminaisons nerveuses pour que je ne sente pas la douleur des plaies que l’acide avait laissées sur mon corps. Oui, j’ai déjoué la mort, mais c’était pour devenir une des créatures maudites de Mihaïl.

» Par ailleurs, Mihaïl avait perdu son influence dans la ville. Personne ne le soutenait. Ses anciens alliés lui tournaient le dos et l’abandonnaient. La police et les autorités judiciaires ont commencé leur harcèlement. Son associé, Sentís, était un être cupide, mesquin et envieux. Il a fourni de fausses informations qui impliquaient Mihaïl dans mille affaires dont celui-ci n’avait jamais entendu parler. Il voulait l’éloigner du contrôle de la société. Ce n’était qu’un parmi d’autres dans la meute. Tous étaient impatients de voir Mihaïl tomber de son piédestal pour dévorer les restes. La cohorte des hypocrites et des adulateurs s’est transformée en une horde d’hyènes affamées. Rien de tout cela ne surprenait Mihaïl. Depuis le début, il n’avait jamais fait confiance qu’à son ami Shelley et à Luis Claret. “La mesquinerie des hommes, disait-il toujours, est une mèche en quête d’une flamme.” Mais cette trahison a fini par rompre le lien fragile qui l’unissait au monde extérieur. Son comportement était de plus en plus extravagant. Il avait pris l’habitude d’élever dans les caves des dizaines d’exemplaires d’un insecte qui l’obsédait, un papillon noir connu sous le nom de Teufel. Très vite, les papillons noirs ont peuplé notre forteresse. Ils se posaient sur les miroirs, les tableaux et les meubles comme des sentinelles silencieuses. Mihaïl interdisait qu’on les détruise, qu’on les chasse ou même qu’on s’en approche. Un essaim d’insectes aux ailes noires voletait dans les couloirs et les pièces. Parfois, ils se posaient sur Mihaïl immobile et le recouvraient en entier. Quand je le voyais ainsi, j’avais peur de le perdre pour toujours.

» C’est de cette époque que date mon amitié avec Luis Claret, qui ne s’est pas démentie jusqu’à ce jour. C’était lui qui me tenait informée de ce qui se passait au-delà des murs de cette forteresse. Mihaïl m’avait raconté de fausses histoires à propos du Théâtre royal et de ma réapparition sur la scène. Il parlait de réparer les dommages causés par l’acide, de me donner la possibilité de chanter avec une voix que je n’avais plus… Chimères. Luis m’a expliqué que les travaux du Théâtre royal étaient suspendus. Les fonds étaient épuisés depuis des mois. L’édifice était une immense caverne inutile… La sérénité affichée par Mihaïl devant moi n’était qu’une façade. Il passait des mois sans sortir de chez nous. Des jours entiers enfermé dans son bureau, mangeant et dormant à peine. Joan Shelley m’a avoué par la suite qu’il craignait pour sa santé et son bon sens. Il le connaissait mieux que personne et l’avait assisté dans ses expériences depuis le début. C’est lui qui m’a parlé clairement de l’obsession de Mihaïl pour les maladies dégénératives, de ses efforts désespérés pour trouver les mécanismes par lesquels la nature déformait et atrophiait les corps. Il avait toujours vu dans ceux-là un ordre, une volonté au-delà de toute raison. À ses yeux, la nature était une bête sauvage qui dévorait ses propres enfants, sans se soucier du destin et du sort des êtres qu’elle abritait. Il collectionnait les photographies de cas extraordinaires d’atrophies et de phénomènes médicaux. Il espérait trouver chez ces êtres humains la réponse à sa question : comment tromper leurs démons.

» C’est alors que les premiers symptômes du mal se sont manifestés. Mihaïl savait qu’il couvait depuis toujours en lui, attendant patiemment de se déclencher comme un mécanisme d’horlogerie. Il l’avait su dès le jour où il avait vu mourir son frère à Prague. Son corps commençait à se détruire lui-même. Ses os se décomposaient. Il couvrait ses mains avec des gants. Il cachait son visage et ses membres. Il fuyait ma compagnie. Je feignais de ne rien voir, mais c’était évident : sa silhouette se métamorphosait. Un matin d’hiver, ses cris m’ont réveillée. Il renvoyait les domestiques. Aucun ne s’y est opposé, car tous, depuis les derniers mois, avaient peur de lui. Seul Luis a refusé de l’abandonner. Mihaïl, pleurant de rage, a détruit tous les miroirs et couru s’enfermer dans son bureau.

» Un soir, j’ai demandé à Luis d’aller chercher le docteur Shelley. Cela faisait quinze jours que Mihaïl ne sortait plus et ne répondait pas à mes appels. Je l’entendais sangloter derrière la porte de son bureau, se parler à lui-même… Je ne savais que faire. J’allais le perdre. À nous trois, nous avons enfoncé la porte et réussi à le faire sortir. Nous avons constaté avec horreur que Mihaïl s’était opéré lui-même, en essayant de refaire sa main gauche qui s’était transformée en une serre grotesque et inutilisable. Shelley lui a administré un sédatif et nous avons veillé sur son sommeil jusqu’à l’aube. Au cours de cette longue nuit, Shelley a craqué, et il a trahi sa promesse de ne jamais révéler l’histoire que Mihaïl lui avait confiée des années auparavant. En écoutant son récit, j’ai compris ce que ni la police ni l’inspecteur Florián n’avaient jamais pu imaginer : ils poursuivaient un fantôme. Mihaïl n’était ni un criminel ni un escroc. C’était simplement un homme qui voulait piéger la mort avant d’être piégé par elle.


» Mihaïl Kolvenik est né dans un tunnel des égouts de Prague le dernier jour du XIXe siècle. Sa mère était une domestique de dix-sept ans à peine, qui servait dans un hôtel particulier de la haute noblesse. Sa beauté et son ingénuité en avaient fait la favorite du maître. Quand on sut qu’elle était enceinte, elle fut chassée comme un chien galeux et se retrouva dans les rues couvertes de neige et d’immondices. Marquée à vie. Ces années-là, l’hiver couvrait les rues d’un épais manteau neigeux. On racontait que les déshérités couraient se cacher dans les vieilles galeries des égouts. La légende locale parlait d’une authentique cité de ténèbres sous les rues de Prague, où des milliers de malheureux passaient leur vie sans jamais voir le soleil. Clochards, malades, orphelins et fugitifs. Tous pratiquaient le culte d’un personnage énigmatique qu’ils appelaient le Prince des Mendiants. On disait qu’il n’avait pas d’âge, que son visage était celui d’un ange et que son regard était de feu. Qu’il vivait enveloppé dans un manteau de papillons noirs qui couvraient son corps, et qu’il accueillait dans son royaume tous ceux auxquels la cruauté du monde avait refusé le droit de vivre à la surface. Cherchant cet univers d’ombres pour survivre, la jeune fille s’enfonça dans les souterrains. Elle découvrit bientôt que la légende était vraie. Les gens des tunnels vivaient dans les ténèbres et formaient leur propre monde. Ils avaient leurs propres lois. Et leur propre Dieu : le Prince des Mendiants. Personne ne l’avait jamais vu, mais tous croyaient en lui et faisaient des offrandes en son honneur. Tous avaient la peau marquée de l’emblème du papillon noir. La prophétie disait qu’un jour un messie envoyé par le Prince des Mendiants descendrait dans les tunnels et donnerait sa vie pour racheter la souffrance de leurs habitants. La perdition de ce messie viendrait de ses propres mains.

» La jeune mère donna le jour à des jumeaux : Andrej et Mihaïl. Andrej était né avec une terrible maladie. Ses os ne parvenaient pas à se solidifier, son corps se développait sans forme ni structure. Un habitant des tunnels, un médecin poursuivi par la justice, expliqua à la mère que le mal était incurable. La fin était seulement une question de temps. En revanche, son frère Mihaïl était un enfant d’une vive intelligence, quoique d’un caractère renfermé, qui rêvait de quitter un jour les tunnels pour émerger dans le monde de la surface. Il lui arrivait d’imaginer que c’était peut-être lui le messie attendu. Personne ne savait qui était son père, aussi attribuait-il dans sa tête ce rôle au Prince des Mendiants, qu’il croyait entendre en rêve. Il n’y avait pas en lui de signes apparents du terrible mal qui devait emporter son frère. Et, de fait, Andrej mourut à l’âge de sept ans sans être jamais sorti des égouts. Après sa mort, son corps fut livré aux courants souterrains, suivant le rituel des gens des tunnels. Mihaïl demanda à sa mère le pourquoi de tout cela.

» — C’est la volonté de Dieu, Mihaïl, lui répondit-elle.

» Mihaïl ne devait jamais oublier ces paroles. La mort du petit Andrej fut pour sa mère un coup dont elle ne parvint pas à se relever. L’hiver suivant, elle contracta une pneumonie. Mihaïl resta près d’elle jusqu’au dernier moment en tenant sa main tremblante. Elle avait vingt-sept ans et les traits d’une vieille.

» — Et ça aussi, mère, c’est la volonté de Dieu ? interrogea Mihaïl devant le corps sans vie.

» Il n’obtint jamais de réponse. Quelques jours plus tard, il émergea au grand jour. Plus rien ne l’attachait au monde souterrain. Mort de faim et de froid, il chercha refuge sous un porche. Le hasard voulut qu’un médecin qui revenait d’une visite, Antonin Kolvenik, le trouve là. Le docteur le recueillit et l’emmena dans une brasserie où il lui fit servir à manger.

» — Comment t’appelles-tu, mon garçon ?

» — Mihaïl, monsieur.

» Antonin Kolvenik pâlit.

» — J’ai eu un fils qui s’appelait comme toi. Il est mort. Où est ta famille ?

» — Je n’ai pas de famille.

» — Mais ta mère ?

» — Dieu l’a prise.

» Le docteur hocha gravement la tête. Il ouvrit sa trousse et en sortit un instrument qui laissa Mihaïl bouche bée. À l’intérieur, il en entrevit d’autres. Luisants. Prodigieux. Le docteur posa l’étrange objet sur le torse du garçon et en mit un bout dans chacune de ses propres oreilles.

» — Qu’est-ce que c’est ?

» — Ça sert à écouter ce que disent tes poumons… Respire à fond.

» — Vous êtes magicien ? demanda Mihaïl, stupéfait.

» Le docteur sourit.

» — Non, je ne suis pas magicien. Je suis seulement médecin.

» — Quelle est la différence ?

» Antonin Kolvenik avait perdu sa femme et son fils dans une épidémie de choléra, des années auparavant. Depuis, il vivait seul, exerçant modestement sa profession de chirurgien et cultivant sa passion pour les œuvres de Richard Wagner. Il observa ce garçon loqueteux avec curiosité et compassion. Mihaïl lui sourit, de ce sourire où il mettait le meilleur de lui-même.

» Le docteur Kolvenik décida de le prendre sous sa protection et de l’emmener vivre chez lui. Mihaïl y passa les dix années qui suivirent. Du bon docteur, il reçut une éducation, un foyer et un nom. Il n’était encore qu’un adolescent quand il commença d’assister son père adoptif dans ses opérations et d’apprendre les mystères du corps humain. L’insondable volonté de Dieu se manifestait à travers des assemblages complexes de chair et d’os, animés par une étincelle de magie incompréhensible. Mihaïl absorbait avidement ces leçons, avec la certitude qu’il y avait dans cette science un message qui attendait d’être découvert.

» Il n’avait pas encore vingt ans quand la mort revint le visiter. Depuis quelque temps, la santé du vieux docteur s’altérait. Un soir de Noël, une crise cardiaque lui détruisit la moitié du cœur, alors qu’ils projetaient de faire un voyage pour que Mihaïl connaisse le sud de l’Europe. Antonin Kolvenik était mourant. Mihaïl se jura que la mort ne le lui arracherait pas.

» — Mon cœur est fatigué, Mihaïl, disait le vieux docteur. L’heure est venue de rejoindre ma Frida et mon autre Mihaïl…

» — Je vous donnerai un nouveau cœur, père.

» Le docteur sourit. Cet étrange garçon et ses idées extravagantes… Il ne regrettait de quitter ce monde que pour une seule raison : il allait le laisser seul et sans ressources. Mihaïl n’avait pas d’autres amis que les livres. Qu’allait-il devenir ?

» — Tu m’as déjà donné dix ans de ta vie, Mihaïl, lui dit-il. Aujourd’hui, tu dois penser à toi. À ton avenir.

» — Je ne vous laisserai pas mourir, père.

» — Mihaïl, tu te souviens de ce jour où tu m’as demandé quelle était la différence entre un médecin et un magicien ? Eh bien, Mihaïl, il n’y a pas de magie. Notre corps commence à se détruire dès notre naissance. Nous sommes fragiles. Des créatures passagères. Tout ce qui reste de nous, ce sont nos actions, le bien ou le mal que nous faisons à nos semblables. Tu comprends ce que je veux te dire, Mihaïl ?

» Dix jours plus tard, la police trouva Mihaïl couvert de sang, en pleurs devant le cadavre de l’homme qu’il avait appris à appeler son père. Les voisins avaient alerté les autorités en sentant une étrange odeur et en entendant les gémissements du jeune homme. Le rapport de police conclut que Mihaïl, perturbé par la mort du docteur, avait ouvert le corps et tenté de reconstituer son cœur au moyen d’un mécanisme de valvules et d’engrenages. Il fut interné dans l’asile de fous de Prague, d’où il s’échappa deux ans plus tard en feignant d’être mort. Lorsque les autorités vinrent chercher son corps à la morgue, ils ne trouvèrent qu’un drap blanc et des papillons noirs qui volaient autour.

» Mihaïl arriva à Barcelone portant avec lui les germes de sa folie et du mal qui devait se manifester des années après. Il montrait peu d’intérêt pour les choses matérielles et pour la compagnie de ses semblables. Il n’a jamais tiré orgueil de la fortune qu’il a amassée. Il avait coutume de répéter que nul ne mérite de posséder un centime de plus que ce qu’il est prêt à donner à ceux qui en ont davantage besoin que lui. Le soir où je le rencontrai, Mihaïl me dit que, pour une raison inconnue, la vie nous donne ce que nous ne cherchions pas en elle. Elle lui avait apporté la fortune, la renommée et la puissance. Mais son âme ne désirait que la paix de l’esprit, le pouvoir d’apaiser les ombres qui logeaient dans son cœur…


» Dans les mois qui ont suivi l’épisode du bureau, nous nous sommes entendus, Shelley, Luis et moi, pour maintenir Mihaïl éloigné de ses obsessions et pour le distraire. Ce n’était pas chose facile. Mihaïl savait toujours quand nous lui mentions, même s’il ne le disait pas. Il semblait nous suivre docilement et s’être résigné à sa maladie… Quand je le regardais dans les yeux, cependant, j’y lisais la noirceur qui inondait son âme. Les conditions misérables dans lesquelles nous vivions ont empiré. Les banques avaient fermé nos comptes, et les biens de Velo-Granell avaient été confisqués par l’État. Sentís, qui avait cru que ses manœuvres feraient de lui le maître absolu de la société, se retrouvait ruiné. Tout ce qu’il a obtenu, c’est l’ancien appartement de Mihaïl, rue Princesa. Quant à nous, nous avons pu seulement conserver celles des propriétés qui avaient été mises à mon nom : le Grand Théâtre royal, ce caveau impossible où j’ai fini par me réfugier, et un jardin d’hiver, cette serre près du chemin de fer de Sarriá que Mihaïl avait utilisée jadis pour ses expériences personnelles.

» Pour nous procurer de quoi manger, Luis s’est charge de vendre mes bijoux et mes robes au plus offrant. C’est ainsi que mon trousseau de mariée a contribué à notre survie. Mihaïl et moi ne nous parlions presque pas. Il errait dans notre demeure comme un spectre, de plus en plus déformé. Ses mains étaient incapables de tenir un livre. Ses yeux lisaient difficilement. Je ne l’entendais plus pleurer. Maintenant, il riait. Son rire amer en plein milieu de la nuit me glaçait le sang. Avec ses mains atrophiées, il remplissait d’une écriture illisible des pages et des pages d’un cahier dont nous ne connaissions pas le contenu. Lorsque le docteur Shelley venait le visiter, Mihaïl s’enfermait dans son bureau et refusait de sortir jusqu’à ce que son ami soit parti. J’ai avoué à Shelley ma peur de voir Mihaïl se suicider. Shelley m’a confié qu’il craignait pire. Je n’ai pas su ou pas voulu comprendre de quoi il parlait.

» Depuis un certain temps, j’agitais dans ma tête une autre idée folle. J’avais décidé d’avoir un enfant. J’ai cru voir en elle un moyen de sauver Mihaïl et notre couple. J’étais convaincue que si je parvenais à lui donner un fils, Mihaïl y trouverait une raison de continuer à vivre et de revenir près de moi. Je me suis laissé mener par cette illusion. Tout mon corps brûlait de ce désir de concevoir cet être porteur de salut et d’espérance. Je rêvais de mettre au monde un petit Mihaïl pur et innocent. Mon cœur attendait cette autre version de son père, libre de tout mal. Je ne pouvais pas laisser Mihaïl soupçonner ce que je préparais, car il aurait refusé net. C’était déjà assez difficile de réussir à me trouver seule un moment avec lui. Je l’ai dit, depuis longtemps déjà Mihaïl me fuyait. En ma présence, il avait honte de sa déformation. La maladie commençait à affecter sa parole. Il bégayait, plein de rage et d’humiliation. Il ne pouvait plus absorber que des liquides. Mes efforts pour lui montrer que son état ne me répugnait pas, que nul mieux que moi comprenait et partageait ses souffrances, ne faisaient apparemment qu’empirer la situation. Mais j’ai attendu patiemment et, pour une fois dans ma vie, j’ai cru leurrer Mihaïl. En fait, je m’étais seulement leurrée moi-même. J’ai commis ma pire erreur.

» Lorsque j’ai annoncé à Mihaïl que nous allions avoir un enfant, sa réaction m’a terrifiée. Il a disparu pendant près d’un mois. Luis l’a trouvé dans le vieux jardin d’hiver de Sarriá des semaines plus tard, sans connaissance. Il avait travaillé sans relâche. Il avait reconstruit sa gorge et sa bouche. Son apparence était monstrueuse. Il s’était doté d’une voix profonde, métallique et maléfique. Ses mâchoires étaient garnies de crocs de métal. Son visage était méconnaissable, excepté les yeux. Sous cette horreur, l’âme du Mihaïl que j’aimais encore continuait de brûler dans son propre enfer. Près de son corps, Luis a trouvé une série de mécanismes et des centaines de plans. J’ai fait en sorte que Shelley y jette un œil pendant que Mihaïl récupérait grâce à un long sommeil dont il ne s’est réveillé qu’au bout de trois jours. Les conclusions du docteur ont été effroyables. Mihaïl avait perdu complètement la raison. Il projetait de reconstruire son corps en totalité avant que la maladie ne le consume entièrement. Nous l’avons relégué en haut de la tour, dans une cellule dont il ne pouvait pas s’échapper. J’ai donné naissance à notre fille pendant que j’entendais les hurlements sauvages de mon mari enfermé comme une bête. Je n’ai pas partagé un jour avec elle. Le docteur Shelley l’a prise en charge en jurant qu’il l’élèverait comme sa propre enfant. Elle s’appellerait María et, comme moi, ne connaîtrait jamais sa véritable mère. Le peu de vie qui me restait dans le cœur s’en est allé avec elle, mais je savais que je n’avais pas le choix. La tragédie était imminente, on pouvait la respirer dans l’air. Je pouvais la sentir comme un poison. Il n’y en avait plus pour longtemps. Comme toujours, le coup de grâce est venu de là où nous nous y attendions le moins.


» Benjamín Sentís, que l’envie et la jalousie avaient conduit à la ruine, ourdissait sa vengeance. Déjà, à l’époque, j’avais soupçonné que c’était lui qui avait aidé Sergueï à s’échapper lors de l’agression devant la cathédrale. Comme dans l’obscure prophétie des gens des tunnels, les mains que Mihaïl lui avait données des années auparavant avaient servi à tisser le malheur et la trahison. La dernière nuit de l’an 1948, Benjamín Sentís est revenu pour assister à l’estocade finale de ce Mihaïl qu’il haïssait profondément.

» Durant ces années, mes anciens tuteurs, Sergueï et Tatiana, avaient vécu dans la clandestinité. Eux aussi étaient avides de vengeance. L’heure avait sonné. Sentís savait que la brigade de Florián préparait pour le lendemain une perquisition dans notre maison du parc Güell, à la recherche de prétendues preuves qui incrimineraient Mihaïl. Si cette opération avait lieu, les mensonges et les manipulations de Sentís seraient découverts. Peu avant minuit, Sergueï et Tatiana ont vidé plusieurs bidons d’essence autour de notre demeure. De sa voiture, Sentís, jouant toujours le rôle du lâche tapi dans l’ombre, a vu prendre les premières flammes, avant de bien vite repartir.

» Quand je me suis réveillée, la fumée bleue montait dans les escaliers. Le feu s’est répandu en quelques minutes. Luis m’a délivrée et nous avons réussi à nous sauver en sautant du balcon sur le toit des garages, puis de là dans le jardin. Lorsque nous nous sommes retournés, les flammes enveloppaient complètement les deux premiers étages et montaient vers la tour où nous tenions Mihaïl enfermé. J’ai voulu courir vers le brasier pour aller à son secours, mais Luis, ignorant mes cris et mes coups, m’a retenue dans ses bras. À cet instant, nous avons découvert Sergueï et Tatiana. Sergueï riait comme un dément. Tatiana tremblait en silence, ses mains empestant l’essence. Ce qui s’est passé ensuite reste pour moi comme une vision échappée d’un cauchemar. Les flammes avaient atteint le sommet de la tour. Les fenêtres ont explosé en répandant une pluie d’éclats de verre. Soudain, une forme a émergé du feu. J’ai cru voir bondir un ange noir. C’était Mihaïl. Il rampait comme une araignée le long des murs auxquels il s’accrochait avec les griffes de métal qu’il s’était fabriquées. Il se déplaçait à une vitesse terrifiante. Sergueï et Tatiana le contemplaient, interdits, sans comprendre ce que c’était. L’ombre s’est jetée sur eux et, avec une force surhumaine, les a entraînés à l’intérieur. En les voyant disparaître dans cet enfer, j’ai perdu connaissance.

» Luis m’a emmenée dans le seul refuge qui nous restait, les ruines du Grand Théâtre royal. Depuis, c’est resté notre foyer. Le lendemain, les journaux ont annoncé la tragédie. Deux corps avaient été trouvés enlacés dans les combles, carbonisés. La police en a déduit que c’étaient Mihaïl et moi. Nous étions les seuls à savoir qu’il s’agissait en réalité de Sergueï et de Tatiana. On n’a jamais trouvé de troisième corps. Le même jour, Shelley et Luis se sont rendus dans la serre de Sarriá à la recherche de Mihaïl. Il n’y avait pas de trace de lui. Sa transformation était sur le point d’aboutir. Shelley a ramassé tous ses papiers, ses plans et ses écrits pour ne laisser aucun indice. Durant des semaines, il les a étudiés en espérant y rencontrer un signe qui nous permettrait de le localiser. Nous savions qu’il se cachait quelque part dans la ville dans l’attente de cette transformation finale. Grâce à ce qu’il avait pu déchiffrer, Shelley avait percé à jour le plan de Mihaïl. Son journal parlait d’un sérum à base d’essence de ces papillons noirs qu’il avait élevés pendant des années, le sérum avec lequel je l’avais vu ressusciter le cadavre d’une femme dans l’ancienne fabrique de Velo-Granell. J’ai enfin compris ce qu’il préparait. Mihaïl s’était retiré pour mourir. Il avait besoin de se défaire de ses derniers vestiges d’humanité pour passer de l’autre côté. Comme le papillon noir, son corps s’enfouirait pour renaître dans les ténèbres. Et quand il reviendrait, ce ne serait plus comme Mihaïl Kolvenik. Ce serait comme une bête sauvage. »


L’écho de ces paroles résonna dans le Grand Théâtre.

— Durant des mois, poursuivit Eva Irinova, nous n’avons plus eu de nouvelles de Mihaïl, et nous n’avons pas trouvé sa cachette. Au fond de nous-mêmes, nous espérions que son plan échouerait. Nous nous trompions. Un an après l’incendie, deux inspecteurs se sont rendus aux anciens locaux de Velo-Granell sur les indications d’un dénonciateur anonyme. Encore Sentís, naturellement. N’ayant plus de nouvelles de Sergueï et de Tatiana, il soupçonnait que Mihaïl était toujours vivant. Les installations de la fabrique étaient fermées et personne n’y avait accès. Les deux inspecteurs ont surpris quelqu’un à l’intérieur. Ils ont vidé leurs chargeurs dessus, mais…

Je me souvins de ce qu’avait dit Florián :

— … Mais on n’a pas retrouvé les balles. Le corps de Kolvenik a absorbé tous les impacts.

La vieille dame acquiesça.

— Les corps des policiers ont été trouvés déchiquetés, dit-elle. Personne ne s’expliquait ce qui s’était passé. Sauf Shelley, Luis et moi. Mihaïl était revenu. Les jours suivants, tous les membres de l’ancien conseil d’administration de Velo-Granell qui l’avaient trahi ont trouvé la mort dans des circonstances peu claires. Nous soupçonnions Mihaïl de se cacher dans les égoûts et d’utiliser leurs tunnels pour se déplacer dans la ville. Pour lui, ce n’était pas un monde inconnu. Seule demeurait une interrogation. Pour quelle raison était-il venu dans la fabrique ? Une fois de plus, ses cahiers de travail nous ont donné la réponse : le sérum. Il avait besoin de se l’injecter pour rester en vie. Les réserves de la tour avaient été détruites et celles qu’il conservait dans le jardin d’hiver devaient être épuisées. Le docteur Shelley a soudoyé un officier de la police pour pouvoir entrer dans la fabrique. Nous y avons trouvé une armoire contenant les deux derniers flacons de sérum. Shelley en a conservé un en cachette. Après avoir combattu toute sa vie la maladie, la mort et la douleur, il ne se sentait pas capable de le détruire. Il avait besoin de l’étudier, d’en percer les secrets… En l’analysant, il a réussi à synthétiser un composé à base de mercure avec lequel il pensait pouvoir neutraliser son pouvoir. Il en a imprégné douze balles d’argent et les a gardées en espérant n’avoir jamais à s’en servir.

Je compris qu’il s’agissait des balles que Shelley avait remises à Luis Claret. C’était grâce à elles que j’étais vivant.

— Et Mihaïl ? demanda Marina. Sans le sérum…

— Nous avons trouvé son cadavre dans un égout sous le Quartier gothique. Ou plutôt ce qu’il en restait, car ce n’était plus qu’une créature d’enfer qui puait la charogne avec laquelle elle avait été fabriquée…

La vieille dame leva les yeux et regarda son ami Luis. Le chauffeur prit la parole pour compléter le récit.

— Nous avons enterré le corps au cimetière de Sarriá, dans une tombe sans nom. Officiellement, M. Kolvenik était décédé depuis un an. Nous ne pouvions pas dévoiler la vérité. Si Sentís découvrait que Mme Irinova était toujours en vie, il n’aurait de cesse qu’elle soit également anéantie. Nous nous sommes condamnés à une existence secrète dans cette enceinte…

— Durant des années, j’ai cru que Mihaïl reposait en paix. J’allais là-bas tous les derniers dimanches du mois, en mémoire du jour de notre première rencontre, pour lui rendre visite et lui rappeler que bientôt, très bientôt, nous serions de nouveau réunis… Nous vivions dans un monde de souvenirs, et pourtant nous avions oublié quelque chose d’essentiel…

— Quoi donc ? demandai-je.

— María, notre fille.

Marina et moi échangeâmes un regard. Je me souvins que Shelley avait jeté dans les flammes la photographie que je lui avais montrée. L’enfant qui apparaissait sur cette image était María Shelley.

En emportant l’album du jardin d’hiver, nous avions volé à Mihaïl Kolvenik le seul souvenir de la fille qu’il n’avait pas connue.


— Shelley a élevé María comme sa propre fille en lui racontant que sa mère était morte en la mettant au monde, mais elle a toujours eu des doutes… Shelley n’a jamais su mentir. Avec le temps, María a trouvé les vieux cahiers de Mihaïl dans le bureau du docteur et reconstitué l’histoire que je viens de vous expliquer. María est née avec la folie de son père. Je me souviens que, le jour où j’ai annoncé à Mihaïl que j’étais enceinte, il a souri. Ce sourire m’a remplie d’inquiétude, même sans savoir encore pourquoi. C’est seulement des années plus tard que j’ai découvert dans les écrits de Mihaïl que le papillon noir des égouts se nourrit de ses propres petits et que, quand il s’enterre pour mourir, il le fait avec le corps d’une de ses larves, qu’il dévore en ressuscitant… Lorsque vous avez découvert le jardin d’hiver en me suivant depuis le cimetière, María, de son côté, avait enfin trouvé ce qu’elle cherchait depuis des années. Le flacon de sérum que Shelley gardait caché… Et trente années après, Mihaïl est revenu de la mort. Depuis, il se nourrit d’elle, en se reconstruisant avec les morceaux d’autres corps, en reprenant des forces, en créant d’autres créatures comme lui…

Je tentai de déglutir et me rappelai ce que j’avais vu la veille dans les tunnels.

— Quand j’ai compris ce qui se passait, poursuivit la dame, j’ai voulu prévenir Sentís qu’il serait le premier à tomber. Pour ne pas révéler mon identité, je t’ai utilisé toi, Óscar, avec cette carte. J’ai cru qu’en la voyant et en entendant le peu que vous saviez, la peur le ferait réagir et qu’il se protégerait. Une fois de plus, j’ai surestimé ce vieux chenapan… Il a voulu aller à la rencontre de Mihaïl et le détruire. Il a entraîné Florián dans sa perte… Luis est allé au cimetière de Sarriá et a constaté que la tombe était vide. Au début, nous avons soupçonné Shelley de nous avoir trahis. Nous croyions que c’était lui qui avait visité le jardin d’hiver, en y construisant de nouvelles créatures… Peut-être ne voulait-il pas mourir avant d’avoir compris les mystères que Mihaïl avait laissés sans explication… Nous n’avons jamais été vraiment sûrs de lui. Quand nous avons compris qu’il ne voulait que protéger María, c’était trop tard… Maintenant, Mihaïl va venir nous chercher.

— Pourquoi ? demanda Marina. Pourquoi reviendrait-il ici ?

La dame défit en silence les deux boutons supérieurs de sa robe et sortit une chaînette. De celle-ci pendait un flacon en verre contenant un liquide de couleur émeraude.

— Pour ceci, dit-elle.

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