Le parfait amour, comme toute drogue dure qui rend accro, est chiant — une fois parcourus les chapitres de la rencontre et de la découverte, les baisers s’éventent très vite et les caresses deviennent une corvée… sauf, bien sûr, pour ceux qui échangent baisers et caresses alors que les sons et les couleurs du monde qui les entoure semblent s’amplifier et s’intensifier. Comme toute drogue dure, le premier et parfait amour n’intéresse vraiment que ceux qui en sont prisonniers.
Et comme toute drogue dure qui rend accro, le premier et parfait amour est dangereux.
Certains appelaient Chasseresse la dernière lune d’été ; d’autres, la première d’automne. Dans les deux cas, elle marquait un changement dans la vie de la Baronnie. Les pêcheurs sortaient sur la baie avec un pull sous leur ciré, car les vents d’automne viraient de plus en plus nettement, soufflant d’est en ouest de plus en plus âprement. Dans les grands vergers de la Baronnie au nord d’Hambry (et dans les plus petits, propriétés de John Croydon, Henry Wertner, Jake White et de la riche et maussade Coraline Thorin), les cueilleurs faisaient leur apparition, portant leurs curieuses échelles en piteux état ; des charrettes tirées par des chevaux, pleines de tonneaux vides, les suivaient. Quand le vent venait des cidreries — et en particulier de la grande cidrerie de la Baronnie, à deux kilomètres au nord de Front de Mer —, l’air était plein de la douceur aigrelette des blêmes pressées, panier après panier. Loin du rivage de la Mer Limpide, les journées demeuraient tièdes tandis que la Chasseresse croissait ; les ciels restaient clairs le jour comme la nuit, mais la vraie chaleur estivale avait passé avec la Lune du Colporteur. On coupait les derniers foins et du début à la fin, cela ne prenait qu’une semaine de temps — ils étaient toujours peu abondants, et rancheros comme petits propriétaires les maudissaient, se grattant la tête et se demandant pourquoi ils se donnaient cette peine… mais dès ce vieux mois de Mars pluvieux et venteux venu, devant leurs greniers et silos qui se videraient rapidement, comme toujours, ils ne se le demanderaient plus. Dans les jardins de la Baronnie — les grands jardins des rancheros, les jardinets des petits propriétaires et les minuscules plates-bandes des citadins —, hommes, femmes et enfants en vieux habits et bottes, coiffés de sombreros et de sombreras, s’activaient. Les jambes de leurs pantalons étaient solidement attachées aux chevilles car, au temps de la Chasseresse, serpents et scorpions en hordes innombrables surgissaient du désert, migrant vers l’est. À l’heure où la vieille Lune du Démon commençait à engraisser, une ribambelle de crotales pendouillait aux barres d’attache du Repos des Voyageurs comme du magasin général qui lui faisait face. D’autres commerces décoraient de même leurs barres d’attache, mais quand on décernait le prix du plus grand nombre de peaux de serpent le Jour de la Moisson, c’était toujours soit le saloon, soit le magasin général qui le remportait. Dans les champs et les jardins, des femmes aux cheveux noués dans des fichus, des amulettes de la Moisson cachées dans leur sein, trimbalaient les corbeilles pour la cueillette le long des rangées. On ramassait les dernières tomates, les derniers concombres, les derniers maïs, les dernières puires et mingues. Dans la foulée, alors que les journées se faisaient plus piquantes et que se rapprochaient les tempêtes d’automne, ce serait le tour des courges, âpreraves, citrouilles et pommes de terre. À Mejis, le temps de la Moisson était venu, tandis que là-haut, de plus en plus claire dans la nuit étoilée, la Chasseresse bandait son arc et regardait à l’orient ces étendues étrangement aqueuses sur lesquelles nul homme ou nulle femme de l’Entre-Deux-Mondes n’avait jamais jeté les yeux.
Ceux qui sont entre les griffes d’une drogue dure — héroïne, herbe du diable, parfait amour — se retrouvent souvent à tenter de maintenir un précieux équilibre entre secret et extase, le long de la corde raide de leurs vies. Conserver son équilibre sur une corde raide est déjà difficile en état de très grande sobriété ; agir ainsi en état de délire est quasiment impossible. Et totalement impossible à long terme.
Roland et Susan nageaient en plein délire, mais avaient du moins le mince avantage de le savoir. Leur secret n’aurait pas à être gardé éternellement, seulement jusqu’au jour de la Fête de la Moisson, au plus long. Les choses pouvaient même se terminer bien avant si les Grands Chasseurs du Cercueil se décidaient à sortir à découvert. Le premier mouvement pourrait être le fait de l’un des autres joueurs, songeait Roland, mais peu importe qui bougerait le premier, Jonas et ses hommes seraient là, faisant partie du lot. Un lot susceptible d’être le plus dangereux pour les trois garçons.
Roland et Susan se montraient prudents — aussi prudents que des gens en délire pouvaient l’être. Ils ne se retrouvaient jamais deux fois d’affilée au même endroit et fonçaient droit à leurs rendez-vous d’amour, sans se dissimuler. À Hambry, si faire du cheval était courant, on remarquait par contre les « dissimulateurs ». Susan ne tenta jamais de couvrir ses « sorties à cheval » en recourant à une amie (même si plusieurs d’entre elles lui auraient volontiers rendu ce service) ; les personnes ayant besoin d’un alibi avaient quelque chose à cacher. Elle sentait pourtant que ses chevauchées mettaient Tante Cord de plus en plus mal à l’aise — en particulier, celles en début de soirée —, mais, jusqu’à présent, elle avait accepté la raison que Susan lui en avait maintes et maintes fois donné : le besoin d’être seule pour mieux réfléchir à sa promesse et en accepter la responsabilité. Ironie du sort, cette suggestion lui avait été soufflée à l’origine par la sorcière du Cöos.
Ils se retrouvaient dans la saulaie, dans nombre de hangars à bateaux à l’abandon et menaçant ruine, au cap nord de la baie, dans une cabane de gardien de troupeau au fin fond des terres désolées du Cöos ou encore dans une bicoque de squatter cachée dans la Mauvaise Herbe. À tout prendre, ces lieux étaient dans leur ensemble aussi sordides que ceux où les drogués se réunissent pour se livrer à leur vice. Mais Roland et Susan ne voyaient ni les murs pourrissants de la bicoque, ni les trous dans le toit de la cabane, ni les filets de pêche moisis aux quatre coins des anciens hangars à bateaux rongés d’humidité. Ils étaient drogués, l’amour les rendait stone et à leurs yeux la moindre balafre sur la face du monde était frappée au coin de la beauté.
À deux reprises, au tout début de ces semaines de délire, ils utilisèrent la pierre rouge derrière le pavillon pour leurs rendez-vous ; puis, une voix profonde s’éleva sous le crâne de Roland, lui disant qu’il fallait cesser — la pierre aurait parfaitement convenu à des enfants friands de cachotteries, mais son amoureuse et lui n’étaient plus des enfants ; si jamais ils étaient découverts, le bannissement était le châtiment le plus doux qu’ils pouvaient espérer. La pierre rouge était trop exposée, quant à mettre des choses par écrit — même des messages au contenu délibérément vague et non signés —, c’était horriblement dangereux.
Utiliser Sheemie leur parut plus sûr à tous deux. Derrière son sourire de débile léger existait une surprenante et profonde… eh bien oui, discrétion. Roland avait mûrement réfléchi avant de s’arrêter à ce substantif, et c’était le mot juste : une capacité à rester silencieux qui était plus digne que de la sournoiserie pure et simple. La sournoiserie était hors de portée de Sheemie de toute façon et le serait toujours — un individu qui ne pouvait mentir sans détourner les yeux ne serait jamais considéré comme sournois.
Ils utilisèrent Sheemie une demi-douzaine de fois au cours des cinq semaines où leur passion charnelle les consuma au plus haut degré — trois fois pour prendre rendez-vous, deux pour changer de lieu de rendez-vous et une pour en annuler un quand Susan repéra des cavaliers du Piano Ranch à la poursuite de bêtes égarées près de la bicoque de la Mauvaise Herbe.
Si la voix profonde ne mit jamais Roland en garde contre Sheemie ou contre les dangers de la pierre rouge… celle de sa conscience lui parla, et quand il mentionna le fait à Susan (alors que tous deux, enveloppés d’une couverture de selle, reposaient nus dans les bras l’un de l’autre), il découvrit que la conscience de cette dernière ne l’avait pas non plus laissée en repos. Il n’était pas juste d’impliquer ce garçon dans leurs tracas éventuels. Une fois arrivés à cette conclusion, Roland et Susan organisèrent leurs rendez-vous sans intermédiaire. Si elle était dans l’impossibilité d’aller le retrouver, lui dit Susan, elle étendrait une casaque rouge à sa fenêtre, comme pour la mettre à sécher. Si c’était lui qui ne pouvait pas, il n’aurait qu’à laisser une pierre blanche au coin nord-est de la cour — à l’opposé en diagonale du Relais & Sellerie Hookey — où se trouvait la pompe municipale. En dernier recours, ils utiliseraient la pierre rouge du pavillon, quel que soit le risque, plutôt que de mêler Sheemie à leurs affaires — amoureuses — à nouveau.
Cuthbert et Alain assistèrent à la chute de Roland dans son assuétude, d’abord avec incrédulité, envie et un amusement gêné, puis avec une sorte d’horreur muette. Envoyés ici soi-disant pour garantir leur sécurité, ils avaient découvert que s’y tramait une conspiration ; ils étaient venus effectuer un recensement dans une Baronnie où apparemment la majeure part de l’aristocratie avait transféré son allégeance à l’ennemi déclaré de l’Affiliation ; ils s’étaient fait des ennemis personnels de trois durs à cuire ayant probablement tué de quoi peupler un cimetière de bonne taille. Cependant, ils s’étaient sentis à la hauteur de la situation, parce qu’ils étaient venus ici sous la houlette de leur ami, auréolé dans leur esprit d’un statut quasi mythique pour l’avoir emporté sur Cort — avec un faucon pour arme ! — et être devenu ainsi pistolero à l’âge inouï de quatorze ans. Qu’eux-mêmes aient été munis d’armes à feu pour cette mission avait revêtu une grande signification à leur départ de Gilead et plus aucune dès qu’ils avaient commencé à saisir l’envergure de ce qui se jouait à Hambry-ville et dans la Baronnie dont elle faisait partie. Dès cette prise de conscience, Roland fut l’arme sur laquelle ils comptèrent. Et maintenant…
— Il est comme un revolver jeté à l’eau ! s’exclama Cuthbert, un soir que Roland venait de partir retrouver Susan à cheval.
Au-delà du porche du baraquement, la Chasseresse dans son premier quartier montait au ciel.
— Les dieux seuls savent s’il pourra tirer à nouveau, même si on le repêche et si on le sèche.
— Chut, attends, fit Alain, fixant la balustrade du porche.
Espérant égayer la mauvaise humeur de Cuthbert (tâche des plus aisées en temps ordinaire), Alain lança :
— Où est passée la vigie ? Partie se coucher avec les poules pour une fois ?
Ce qui contribua à augmenter l’irritation de Cuthbert. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pas jeté les yeux sur le crâne de corneille — combien, il n’aurait su le dire exactement — mais il interprétait sa perte comme un mauvais présage.
— Partie, mais pas se coucher, répliqua-t-il.
Il jeta un regard sinistre en direction de l’ouest, où Roland avait disparu, monté sur son étrange et vieux canasson.
— Je l’ai perdue, je suppose. Comme certain individu a perdu esprit, cœur et bon sens.
— Ça lui passera, dit Alain maladroitement. Tu le connais aussi bien que moi, Bert — on le connaît depuis toujours. Ça lui passera.
Tranquillement, sans nulle trace de sa bonne humeur coutumière, Cuthbert répondit :
— Je n’ai pas l’impression de le connaître en ce moment.
Chacun à sa manière, tous deux avaient tenté de parler à Roland et s’étaient attiré la même réponse — à savoir, pas de véritable réponse. Le regard rêveur, distrait (et peut-être légèrement troublé) de Roland au cours de ces échanges à sens unique n’aurait pas surpris quelqu’un tâchant de raisonner un drogué. Ce regard ne révélait que trop que Roland avait l’esprit préoccupé par Susan, la forme de son visage, l’odeur de sa peau, le contact de son corps. Préoccupé était un adjectif faible, tombant un peu à côté. Car cela n’avait rien d’une préoccupation et tout d’une obsession.
— Je la déteste un peu pour ce qu’elle a fait, dit Cuthbert.
Alain décela dans son ton une nuance qu’il n’y avait jamais entendue — nuance où se mêlaient jalousie, frustration et peur.
— Et peut-être plus qu’un peu.
— Il ne faut pas !
Alain essaya de ne pas paraître choqué mais ne put s’en défendre.
— Elle n’est pas responsable de…
— Ah non ? Elle est allée à Citgo avec lui. Elle a vu ce qu’il a vu. Les dieux savent ce qu’il lui a dit d’autre, une fois qu’ils ont eu fait la bête à deux dos. Et elle est tout au monde sauf crétine. Rien que la façon dont elle a conduit l’affaire de son côté le prouve.
Bert faisait référence, devina Alain, à sa petite astuce de la corvette.
— Elle doit savoir qu’elle est devenue elle-même une partie du problème. Elle doit bien savoir ça !
À présent, son amertume se faisait jour d’une façon effrayante. Il est jaloux d’elle car il l’accuse de lui avoir volé son meilleur ami, songea Alain, mais ça ne s’arrête pas là. Il est aussi jaloux de son meilleur ami car il a obtenu les faveurs de la plus belle fille que nous ayons jamais vue.
Alain se pencha et prit Cuthbert par l’épaule. Quand ce dernier daigna se détourner de sa morose contemplation de la cour pour regarder son ami, la sévérité qui imprégnait le visage d’Alain le frappa.
— C’est le ka, dit Alain.
Cuthbert ricana à moitié.
— Si j’avais dîné chaud chaque fois que quelqu’un a attribué au ka le moindre larcin ou béguin, ou autre niaiserie de ce calibre…
Alain accentua sa poigne jusqu’à la douleur. Cuthbert aurait pu s’en délivrer, mais n’en fit rien. Il observa attentivement Alain. Le plaisantin avait plié bagage, temporairement du moins.
— On peut difficilement se payer le luxe de blâmer qui que ce soit, tous les deux, dit Alain. Tu ne vois pas ça ? Et si jamais c’est le ka qui les a emportés, blâmer est inutile. On ne peut porter aucun blâme. Il faut voir plus haut. On a besoin de lui. Et il se peut qu’on ait besoin d’elle, également.
Cuthbert fixa Alain au fond des yeux pendant une éternité, sembla-t-il. Alain vit qu’en Bert la colère le disputait au bon sens. Enfin (et seulement peut-être pour l’instant présent), son bon sens l’emporta.
— D’accord, parfait. C’est le ka, le bouc émissaire favori de tout un chacun. Le monde de l’invisible est fait pour ça, après tout, n’est-ce pas ? Pour qu’aucun de nos agissements stupides ne nous soit reproché ? Tu veux bien me lâcher maintenant, Al, avant que tu me brises l’épaule.
Alain obtempéra et se rassit dans son rocking-chair avec soulagement.
— Si on savait seulement quoi faire avec l'Aplomb. Si on commence pas bientôt à compter par là-bas…
— Il m’est venu une idée à ce propos, dit Cuthbert. Faut que j’y cogite encore un peu. Je suis sûr que Roland pourrait nous aider… si l’un de nous arrive à capter son attention quelques minutes, évidemment.
Là-dessus, ils restèrent assis un moment sans parler, le regard tourné vers la cour d’entrée. À l’intérieur du baraquement, les pigeons — autre pomme de discorde entre Roland et Bert, ces jours — roucoulaient à qui mieux mieux. Alain se roula une cigarette. Ce fut laborieux et, si le produit fini était plutôt cocasse, le tabac ne s’éparpilla pas quand il l’alluma.
— Ton père te fouetterait jusqu’au sang s’il te voyait avec ça dans les mains, observa Cuthbert avec une certaine admiration.
Quand la Chasseresse reviendrait l’année prochaine, tous trois seraient des fumeurs invétérés, de jeunes hommes à la peau tannée qui auraient presque entièrement perdu leur regard d’enfant.
Alain opina. Le tabac brun et fort du Croissant Extérieur lui faisait tourner la tête et lui râpait la gorge, mais une cigarette avait le don de lui apaiser les nerfs et, pour l’heure, ses nerfs réclamaient ce genre de calmant. Il ignorait si Bert était comme lui, mais, ces jours, il flairait le sang dans le vent. Il était possible que le leur coulât. Alain n’était pas à proprement parler terrorisé — pas encore, du moins — mais très, très inquiet.
Bien qu’on les ait dressés comme des faucons au maniement des armes à feu depuis leur plus tendre enfance, Cuthbert et Alain trimbalaient une conviction erronée, courante chez de nombreux garçons de leur âge : à savoir que leurs aînés les surpassaient de cent coudées, du moins quand il s’agissait de tirer des plans et de faire preuve de finesse d’esprit ; ils étaient pour de bon persuadés que les adultes savaient ce qu’ils faisaient. Si Roland, lui, malgré son mal d’amour, était plus au fait, ses amis avaient oublié que dans une partie de Castels, les deux camps avaient les yeux bandés. Ils auraient été surpris d’apprendre que les trois jeunes gens du Monde de l’Intérieur provoquaient une nervosité extrême chez au moins deux des Grands Chasseurs du Cercueil, extrêmement lassés du jeu attentiste auquel se livraient les deux camps.
Un matin de bonne heure, alors que la Chasseresse approchait de sa demie, Reynolds et Depape descendirent ensemble du premier étage du Repos des Voyageurs. La salle principale était plongée dans un silence uniquement troublé par des ronflements et autres sifflements gras. Dans le bar le plus animé d’Hambry, la fête était terminée jusqu’au soir suivant.
Jonas, installé en compagnie d’un hôte muet à la table de Coraline, jouait à la Patience des Chanceliers. Il se trouvait à gauche des portes battantes du saloon. Il portait son cache-poussière et la respiration se condensait légèrement chaque fois qu’il se penchait sur ses cartes. Il ne faisait pas encore assez froid pour qu’il gèle, mais les gelées étaient pour bientôt. L’air glacial ne permettait d’entretenir aucun doute là-dessus.
Le souffle de son hôte fumait aussi. L’ossature squelettique de Kimba Rimer était quasiment enfouie sous un poncho gris qu’éclairaient d’indistinctes rayures orange. Tous deux allaient parler affaires quand Roy et Clay (Guignon et Gnafrol, songea Rimer) rappliquèrent, ayant apparemment fini de labourer et de biner dans les logettes du premier pour cette nuit.
— Eldred, fit Reynolds. Puis : Sai Rimer.
Rimer le salua de la tête, son regard glissant avec un léger dégoût de Reynolds à Depape.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, Messires.
Le monde avait changé, certes, songea-t-il. Retrouver des goujats de si basse extraction tels que ces deux-là dans une position aussi éminente en fournissait la preuve. Jonas lui-même se hissait à peine au-dessus.
— On pourrait te dire un mot, Eldred ? demanda Clay Reynolds. Moi et Roy, on a eu une petite discussion…
— Mauvaise idée, laissa tomber Jonas de sa voix chevrotante.
Rimer ne serait aucunement surpris de découvrir à la fin de sa vie que l’Ange de la Mort avait une voix semblable.
— Parler peut faire penser, et penser, c’est dangereux pour des gars comme vous. Comme se curer le nez avec la pointe d’une balle.
Depape partit de son satané rire hi-han-ant, comme s’il n’avait pas compris que la vanne le visait.
— Écoute, Jonas, commença Reynolds, avant de regarder Rimer avec incertitude.
— Vous pouvez parler devant sai Rimer, fit Jonas, alignant une nouvelle rangée de cartes. Après tout, c’est notre principal patron. Je joue à la Patience des Chanceliers en son honneur, si fait.
Reynolds ne cacha pas sa surprise.
— Je pensais… c’est-à-dire, je croyais que c’était le Maire Thorin…
— Hart Thorin ne veut rien savoir des détails de notre accord avec l’Homme de Bien, fit Rimer. Une part des profits est tout ce qu’il réclame, Messire Reynolds. Le principal souci du Maire pour l’heure, c’est que le Jour de la Fête de la Moisson se déroule sans heurt et que ses dispositions avec la jeune dame puissent… aboutir sans heurt à sa consommation.
— Si fait, voilà qui est fort diplomatiquement tourné, dit Jonas, adoptant pour la circonstance un fort accent de Mejis. Mais puisque Roy me paraît un peu perplexe, je vais traduire. Le Maire Thorin, ces jours, passe le plus clair de son temps aux cagoinces à s’astiquer la zigounette en rêvant que son poing est la boîte à ouvrage de Susan Delgado. Je suis prêt à parier que lorsque l’huître sera enfin ouverte et la perle à sa portée, il la péchera même pas — son cœur va exploser sous l’excitation, et il tombera raide mort sur elle. Si fait. Ouair !
Nouveaux braiments de rire chez Depape, qui flanqua un coup de coude à Reynolds.
— Hein, Clay, qu’il s’y est mis ? On dirait qu’il est du coin !
Reynolds grimaça un sourire, mais ses yeux restèrent soucieux. Rimer eut un rictus aussi mince qu’une couche de glace en novembre et désigna le sept qui venait juste de surgir du paquet.
— Rouge sur noir, mon cher Jonas.
— Je suis votre cher rien du tout, le corrigea Jonas, posant le sept de carreau sur le huit d’ombre. Vous feriez mieux de vous en souvenir.
Puis, se tournant vers Reynolds et Depape :
— Bon, vous voulez quoi, les gars ? Moi et Rimer, on allait tenir une petite palabre.
— Peut-être qu’on pourrait mettre toutes nos têtes ensemble, dit Reynolds en posant la main sur le dossier d’une chaise. Histoire de voir si on est du même avis.
— Je crois que non, fit Jonas, rassemblant ses cartes d’un revers de main.
Il avait l’air agacé, aussi Clay Reynolds retira-t-il prestement sa main du dossier.
— Dites ce que vous avez à dire, qu’on en finisse. Il se fait tard.
— On se disait qu’il était temps qu’on se rende là-bas au Bar K, fit Depape. Histoire de jeter un coup d’œil et de voir si on trouve quelque chose pour étayer les dires du vieux schnock de Ritzy.
— Et voir aussi ce qu’ils ont d’autre là-bas, renchérit Reynolds. Ça se rapproche, Eldred, et on peut pas se permettre de prendre des risques. Ils pourraient avoir…
— Si fait ? Des flingues ? Des lampes électriques ? Des fées dans des bouteilles ? Qui sait ? J’vais y réfléchir, Clay.
— Mais…
— Je te dis que je vais y réfléchir. En attendant, tous les deux, montez retrouver vos fées à vous.
Reynolds et Depape le dévisagèrent, puis, après avoir échangé un coup d’œil, s’éloignèrent de la table. Rimer les observait, un très léger sourire aux lèvres.
Au pied de l’escalier, Reynolds se retourna. Jonas s’arrêta de mélanger les cartes et leva les yeux vers lui, haussant ses sourcils touffus.
— On les a sous-estimés une fois déjà et ils nous ont tournés en bourrique devant tout le monde. Je veux pas que ça se reproduise. C’est tout.
— Ça te fait encore mal au cul, hein ? Eh bien, à moi aussi, figure-toi. Et je te le répète, ils nous le paieront. J’ai l’ardoise toute prête et, au moment venu, je la leur présenterai, avec les intérêts dûment calculés. En attendant, je vais pas les laisser me foutre la frousse pour m’obliger à faire le premier pas. Le temps est de notre côté, pas du leur. Tu comprends ça ?
— Oui.
— Tu veux bien essayer de t’en souvenir ?
— Oui, répéta Reynolds, qui eut l’air satisfait.
— Et toi, Roy ? J’ai ta confiance ?
— Si fait, Eldred. La plus totale.
Jonas l’avait félicité pour le boulot qu’il avait fait à Ritzy et Depape s’était vautré dans ces louanges comme un mâtin en chaleur dans l’odeur d’une chienne.
— Alors, montez tous les deux et laissez-moi palabrer avec le patron, pour qu’on en finisse. Je suis trop vieux pour veiller si tard.
Après leur départ, Jonas aligna une nouvelle rangée de cartes, puis regarda la pièce qui l’entourait. Il y avait à tout casser une dizaine de pékins, y compris Sheb le pianiste et Barkie le videur, qui cuvaient leur vin. Aucun n’était assez près pour surprendre le conciliabule des deux hommes près de la porte, même si l’un des poivrots ronflant comme un perdu simulait pour une raison x le sommeil. Jonas posa une reine rouge sur un cavalier noir, puis releva les yeux vers Rimer.
— Dites ce que vous avez à dire.
— Vos deux lascars l’ont dit à ma place, en fait. Sai Depape ne sera jamais embarrassé d’un surcroît de cervelle, mais Reynolds est joliment futé pour un flingueur, non ?
— Clay assure quand il est bien luné et qu’il s’est donné un coup de rasoir, acquiesça Jonas. Est-ce à dire que vous vous êtes déplacé de Front de Mer pour me suggérer d’observer de plus près ces trois enfançons ?
Rimer haussa les épaules.
— Ça s’impose peut-être, et, dans ce cas, c’est à moi de m’en charger, vrai. Mais qu’y a-t-il à découvrir ?
— Ça reste à voir, fit Rimer qui ajouta, tapotant l’une des cartes de Jonas : « Chancelier ».
— Si fait. Presque aussi moche que celui assis à ma table.
Jonas posa le Chancelier — c’était Paul — au-dessus du jeu. Le tirage suivant lui donna Luc, qu’il posa près de Paul. Ce qui laissait Matthieu et Pierre encore dans la nature. Jonas fixa Rimer d’un air entendu.
— Vous cachez mieux votre jeu que mes petits camarades, mais vous êtes aussi nerveux qu’eux, au fond. Vous voulez savoir ce qu’il y a dans ce baraquement ? Je vais vous le dire : des bottes de rechange, des portraits de leurs chères mamans, des chaussettes qui puent au plus haut des cieux, les draps amidonnés de sperme de garçons à qui on a appris que courir après les moutons, c’était bon pour les classes inférieures… et enfin des flingues cachés quelque part. Sous les lattes du plancher, plus que probable.
— Vous pensez vraiment qu’ils sont armés ?
— Si fait, Roy en a obtenu l’assurance, et comment. Ils sont de Gilead et descendent de l’Aîné ou d’une lignée qui se raconte qu’elle en descend et probable qu’ils sont des apprentis qu’on a expédiés ici avec des flingues qu’ils ont pas encore mérités. Je me pose des questions sur l’échalas qui se trimballe avec son air « rien à foutre » — il se pourrait bien qu’il soit déjà un pistolero, je suppose, mais est-ce vraisemblable ? Je crois pas. Et même si c’est le cas, je pourrais me le faire à la loyale. Je le sais et lui aussi le sait.
— Alors, pourquoi les a-t-on envoyés ici ?
— En tout cas pas parce que ceux des Baronnies Intérieures vous soupçonnent de trahison, sai Rimer — soyez tranquille là-dessus.
La tête de Rimer jaillit de son poncho quand il se redressa sur son siège et son visage se durcit.
— Comment osez-vous m’appeler traître ? D’où vous vient cette audace ?
Eldred Jonas gratifia le Ministre de l’Inventaire d’Hambry d’un sourire fort déplaisant. Il fit ressembler le vieillard à cheveux blancs à un carcajou.
— J’ai toujours appelé les choses par leur nom toute ma vie, ce n’est pas maintenant que je vais changer. Tout ce qui doit vous importer, c’est que je n’ai jamais doublé qui m’emploie.
— Si je ne croyais point à la cause de…
— Au diable ce que vous croyez ou pas ! Il est tard et je veux aller rejoindre mon lit. Les habitants de Nouvelle Canaan et de Gilead n’ont même pas une vague idée de ce qui se passe, ou ne se passe pas, ici sur le Croissant ; ils sont pas nombreux à être venus faire un tour dans le coin, je gagerais. Y sont bien trop occupés à essayer d’empêcher que tout s’écroule autour d’eux pour voyager beaucoup, ces jours. Non, tout ce qu’ils savent vient des livres d’images qu’on leur a lus quand ils étaient petits : des cow-boys qui galopent joyeusement après le bétail, des pêcheurs qui remontent joyeusement des poissons d’une taille monstrueuse dans leur bateau, des autochtones qui se pressent aux baptêmes des écuries et boivent de grandes chopes de graf au pavillon du Cœur Vert. Au nom de l’homme appelé Jésus, Rimer, venez pas me mettre la pression — je veille au grain tous les jours que les dieux font.
— Donc, pour eux, Mejis est un havre de paix et de sécurité.
— Si fait, plein de splendeur bucolique, c’est comme ça, y a pas à tortiller. Ils savent aussi que leur mode de vie — noblesse, chevalerie, culte des ancêtres et tout, et tout — est la proie des flammes. L’affrontement final peut bien avoir lieu à deux cents roues au nord-ouest de leurs confins, quand Farson lancera ses chariots de feu et ses robots pour anéantir leur armée, les troubles gagneront rapidement le Sud. Il y a des habitants des Baronnies Intérieures qui ont senti venir la chose depuis une bonne vingtaine d’années. Ils n’ont pas envoyé ces gamins par ici pour découvrir vos petits secrets, Rimer ; des gens comme eux n’envoient pas leurs enfançons à dessein en première ligne. Ils les ont expédiés ici pour les mettre à l’abri, c’est tout. Ça ne les rend pas stupides ou aveugles pour autant, mais, au nom des dieux, sachons raison garder. Ce ne sont que des moutards.
— Que découvririez-vous d’autre si jamais vous alliez là-bas ?
— Peut-être un système de messagerie. Un héliographe, probablement. Et puis, au-delà de Verrou Canyon, un berger ou un petit propriétaire susceptible d’être acheté — quelqu’un qu’ils ont entraîné à recevoir ou à transmettre par miroir les messages ou bien encore qui les porte à pied. Mais d’ici peu, il sera trop tard pour que ces messages aient un effet bénéfique, n’est-ce pas ?
— Peut-être, mais il n’est point encore trop tard. Et vous avez raison, moutards ou pas, ils me causent du tracas.
— Sans raison, je vous le répète. Bientôt, je serai riche et votre fortune sera faite. Vous pourrez même être Maire, si ça vous chante. Qui pourrait vous en empêcher ? Thorin ? Vous voulez rire. Coraline ? Elle vous aiderait à le pendre, j’intuite. Ou peut-être vous plairait-il mieux de devenir Baron, si jamais de tels titres étaient remis en vigueur ?
Jonas, voyant s’allumer une lueur dans l’œil de Rimer, éclata de rire. Il tira Matthieu du paquet et le posa près des autres Chanceliers.
— Ouair, je vois que c’est à quoi votre cœur prétend. Les diamants c’est bien, l’or deux fois mieux, mais rien ne vaut d’avoir les autres qui vous saluent bien bas et rampent à vos pieds, hein ?
— Ils auraient dû s’attaquer au secteur cow-boy à présent.
Les mains de Jonas s’immobilisèrent au-dessus de sa réussite. La même idée lui avait traversé l’esprit plutôt deux fois qu’une, en particulier depuis les quinze derniers jours.
— À votre avis, combien de temps cela prend-il pour compter nos filets et nos bateaux et établir un barème des produits de la pêche ? demanda Rimer. Ils devraient déjà être sur l’Aplomb à compter vaches et chevaux, à visiter écuries et étables, à étudier les barèmes des poulains. Ils devraient avoir commencé depuis deux semaines, en fait. À moins qu’ils ne sachent déjà ce qu’ils découvriront.
Jonas comprit ce que Rimer sous-entendait par là, sans pouvoir le croire. Sans vouloir le croire. Pas un tel degré de dissimulation chez des gamins qui ne se rasaient qu’une fois par semaine.
— Non, dit-il. C’est juste votre culpabilité qui vous souffle ça à l’oreille. Ils sont simplement si déterminés à faire bien les choses qu’ils lambinent pire que de vieux bonshommes à vue basse. Nous ne les verrons que trop tôt sur l’Aplomb à compter tout leur soûl.
— Et si nous ne les y voyons point ?
Bonne question. On trouverait un moyen ou un autre de s’en débarrasser, supposait Jonas. En leur tendant une embuscade, pourquoi pas ? Trois coups de feu incognito, et salut les enfançons. Bien sûr, ça serait mal vu — on les aimait bien en ville, ces garçons —, mais Rimer pourrait veiller au grain jusqu’au Jour de Fête, et après la Moisson, ça n’aurait plus d’importance. Encore que…
— Je vais aller jeter un coup d’œil au Bar K, dit enfin Jonas. J’irai seul, pas besoin d’avoir Clay et Roy à la traîne.
— Ça me paraît une bonne chose.
— Peut-être que ça vous dirait de venir et de me donner un coup de main.
Kimba Rimer ne se départit pas de son sourire glacial.
— Je ne crois pas.
Jonas s’inclina et se remit à donner les cartes. Se rendre au Bar K serait un peu risqué, mais il n’envisageait pas de vrai problème pour autant — en particulier, s’il y allait seul. Ce n’étaient que des gamins, après tout, et en vadrouille, la plupart du temps.
— Quand puis-je espérer un compte rendu, sai Jonas ?
— Quand je serai prêt à le faire. Ne me gonflez pas.
Rimer leva ses mains décharnées, paumes en avant, vers Jonas.
— J’implore votre pardon, sai, dit-il.
Jonas opina, légèrement radouci. Il retourna une autre carte. C’était Pierre, Chancelier des Clés. Il ajouta la carte à la rangée du haut qu’il fixa, peignant sa longue crinière blanche avec ses doigts. Il releva les yeux vers Rimer, qui lui rendit son regard en haussant le sourcil.
— Vous avez le sourire, dit Rimer.
— Ouair ! fit Jonas, se remettant à distribuer les cartes. Je nage en plein bonheur ! Tous les Chanceliers sont sortis. Je vais remporter la partie, je crois bien.
Pour Rhéa, la période de la Chasseresse avait été marquée par la frustration et l’insatisfaction. Ses plans étaient allés à vau-l’eau et grâce au bond si malencontreux de son chat, elle ne savait ni comment ni pourquoi. Le jeune goujat qui avait cueilli la fleur de Susan Delgado l’avait apparemment empêchée de se cisailler la tignasse… mais comment avait-il fait ? Et qui était-il en réalité ? Elle se le demandait de plus en plus, mais sa curiosité cédait le pas devant sa fureur. Rhéa du Cöos n’avait pas l’habitude de se voir contrecarrée.
Elle regarda à travers la pièce le coin où se tapissait Moisi, qui ne la quittait pas des yeux. En temps ordinaire, il se serait vautré dans l’âtre (semblant apprécier les courants d’air frais qui tourbillonnaient dans le conduit de la cheminée), mais depuis qu’elle lui avait roussi le poil, Moisi préférait le tas de bois. Étant donné l’humeur massacrante de Rhéa, c’était probablement une sage décision.
— Tu as de la chance que je t’aie laissé la vie, nécromant, grommela la vieille.
Se retournant vers la boule, elle se mit à effectuer des passes au-dessus, mais le cristal persista à n’offrir qu’un brillant tournoiement de lumière rose — sans montrer une seule image. Rhéa finit par se lever, gagna la porte, l’ouvrit à la volée et leva les yeux vers le ciel nocturne. La lune à présent était légèrement décroissante et la Chasseresse se dessinait clairement sur sa face. Rhéa adressa le torrent d’obscénités dont elle n’osait abreuver le cristal (qui savait quelle entité pouvait secrètement l’habiter, n’attendant que de prendre ombrage d’un tel débordement de langage ?) à la femme dans la lune. À deux reprises, elle frappa de son vieux poing osseux le linteau de la porte tout en jurant, convoquant tous les gros mots auxquels elle pouvait penser, et jusqu’aux noms d’oiseau pipi-caca que les enfants se lancent à la tête dans les cours de récréation. Elle n’avait jamais été dans une colère pareille. Elle avait donné un ordre à cette fille et, pour une raison ou une autre, elle lui avait désobéi. Pour s’être dressée contre Rhéa du Cöos, cette garce méritait la mort.
— Mais pas tout de suite, murmura la vieille femme. D’abord, il faut qu’elle soit roulée dans la fange, qu’on lui pisse dessus jusqu’à ce que cette fange devienne de la boue et que ses beaux cheveux blonds trempent dedans. Qu’elle soit humiliée… blessée… qu’on lui crache au visage.
Elle cogna à nouveau du poing le montant de la porte ; cette fois, du sang jaillit de ses phalanges. Il n’y avait pas que l’échec à faire obéir la jeune fille à son injonction hypnotique. Il y avait aussi autre chose qui s’y trouvait lié, tout en étant plus grave : Rhéa était maintenant trop chamboulée pour se servir du cristal, sauf à de brefs moments imprévisibles. Les passes manuelles qu’elle faisait au-dessus de la boule et les incantations qu’elle lui marmonnait étaient en pure perte, elle le savait ; mots et gestes n’étaient que le moyen de concentrer sa volonté. C’était à cela que le cristal réagissait — à la volonté et à la concentration. Et voilà que maintenant, par le truchement d’une traînée et de son gamin d’amant, Rhéa était trop furieuse pour rassembler sans à-coups la concentration nécessaire afin de dissiper le brouillard rose qui tourbillonnait dans le cristal. Elle était en fait trop en colère pour y voir.
— Comment le faire redevenir comme avant ? demanda Rhéa à la femme qu’elle entrevoyait dans la lune. Dis-le-moi, toi ! Dis-le-moi !
Mais la Chasseresse ne lui dit rien et Rhéa finit par rentrer, suçotant ses phalanges sanguinolentes.
Moisi, la voyant venir, se faufila dans l’étroit espace entre le tas de bois et la cheminée.
Maintenant, la Chasseresse avait « le ventre plein », comme disaient les anciens — même à midi, on pouvait la distinguer dans le ciel, blême vampiresse surprise par le lumineux soleil d’automne. Devant des établissements tel le Repos des Voyageurs et sur les vérandas des maisons de maître de ranches aussi importants que le Rocking B de Lengyll ou le Lazy Susan de Renfrew, des pantins à tête de paille revêtus de vieilles salopettes commencèrent à faire leur apparition. Chacun était coiffé d’un sombrero et tenait un panier de denrées au creux de son bras ; chacun regardait le monde qui se vidait de ses yeux blancs brodés au point de croix.
Des chariots remplis de courges obstruaient les routes ; des monceaux — orange brillant — de potirons et — magenta brillant — d’âpreraves s’entassaient le long des granges. Dans les champs roulaient de pleines charretées de pommes de terre, suivies de près par les ramasseurs. Devant le magasin général d’Hambry, les amulettes de la Moisson apparurent comme par magie, pendouillant des Gardiens sculptés tels des carillons éoliens.
Partout dans Mejis, les filles cousaient leurs costumes de la Nuit de la Moisson (et parfois pleuraient sur leur ouvrage, quand il n’avançait pas) tout en rêvant aux garçons avec lesquels elles danseraient au pavillon du Cœur Vert. Leurs petits frères avaient du mal à s’endormir à force de penser aux manèges, aux jeux et aux lots qu’ils pourraient gagner pendant ce carnaval. Même leurs aînés, en dépit de leurs dos douloureux et de leurs mains abîmées, restaient parfois éveillés tard dans la nuit à songer aux plaisirs de la Moisson.
L’été s’était éclipsé sur un dernier envol de sa robe de verdure ; l’heure de la moisson avait sonné.
Rhéa, qui se souciait comme d’une guigne des bals de la Moisson ou des jeux du carnaval, ne dormait pas mieux que ceux qui en rêvaient. La plupart des nuits, elle gisait sur son grabat puant, éveillée jusqu’à l’aube, son crâne lui cognant de rage. Un soir, peu après l’entretien de Jonas et du Chancelier Rimer, elle décida de boire pour tout oublier. Son humeur ne s’améliora guère quand elle découvrit que son tonneau de graf était presque vide ; elle infesta l’air de ses imprécations.
Elle reprenait son souffle pour en dévider un nouveau chapelet quand une idée lui vint. Une idée lumineuse. Une brillante idée. Elle avait voulu que Susan Delgado sacrifie sa chevelure. Ça n’avait pas marché et elle ignorait pourquoi… mais elle savait quelque chose sur cette fille, non ? Quelque chose d’intéressant, si fait, de très intéressant.
Rhéa n’avait aucune envie d’aller trouver Thorin avec ce qu’elle savait ; elle caressait l’espoir (chimérique, probablement) que le Maire avait tout oublié de sa boule de cristal merveilleuse. Mais à supposer que la tante de cette fille… que Cordélia Delgado découvre non seulement que sa nièce avait perdu sa virginité, mais encore que cette dernière était bien partie pour devenir une traînée expérimentée ? Rhéa ne croyait point que Cordélia s’en irait avertir le Maire — cette femme était une prude, pas une imbécile —, cependant, ça reviendrait à lâcher le chat dans le pigeonnier tout pareil, non ?
— Miaou !
Quand on parle du chat. Moisi se tenait sur le porche au clair de lune et la regardait avec un mélange d’espoir et de méfiance. Rhéa lui ouvrit les bras avec un hideux sourire.
— Viens, mon trésor ! Viens, mon zounet !
Moisi, comprenant que tout lui était pardonné, se précipita dans les bras de sa maîtresse où il se mit à ronronner haut et fort, tandis que Rhéa lui léchait les flancs de sa vieille langue jaunâtre. Cette nuit-là, tout dormit profondément sur le Cöos pour la première fois de la semaine ; et quand Rhéa prit le cristal dans ses bras le lendemain matin, ses brumes se dissipèrent immédiatement sous ses yeux. Elle y resta rivée toute la journée à épier des personnes détestées, sans boire ni manger. Au coucher du soleil, elle sortit de son état de transe, suffisamment du moins pour prendre conscience qu’elle n’avait encore rien fait concernant cette petite péronnelle si dévergondée. Mais c’était très bien comme ça ; elle voyait déjà comment s’y prendre… et pourrait assister au résultat dans le cristal ! À toutes les protestations, à tous les cris et grincements de dents ! Elle y verrait les pleurs de Susan. Voir ses pleurs, ce serait le meilleur de tout.
— Ma petite Moisson personnelle, dit-elle à Ermot, qui remontait en rampant le long de sa jambe pour aller se lover là où elle l’aimait le mieux. Peu d’hommes pouvaient vous faire reluire comme Ermot, ah ça non. Assise, le serpent sur les genoux, Rhéa se mit à rire.
— Souviens-toi de ta promesse, dit Alain avec une certaine nervosité, entendant les sabots de Flash. Ne t’emporte pas.
— N’aie crainte, fit Cuthbert, qui doutait d’y parvenir.
Roland contourna l’aile du baraquement, puis entra à cheval dans la cour, son ombre projetée par le soleil couchant à la traîne, et Cuthbert serra les poings convulsivement. Il se força à les rouvrir. Puis regardant Roland descendre de sa monture, il les serra à nouveau, les ongles enfoncés dans ses paumes.
Encore une engueulade, songea Cuthbert. Mes dieux, que j’en ai marre. Plus que marre.
La veille au soir, il avait été question des pigeons voyageurs — une fois de plus. Cuthbert voulait en envoyer un dans l’ouest, nanti d’un message au sujet des citernes de pétrole ; Roland ne voulait toujours pas en entendre parler. Alors, ils s’étaient disputés. Sauf que (encore une chose qui l’exaspérait, qui lui portait sur les nerfs comme le son de la tramée) Roland ne s’était pas à proprement parler disputé avec lui. Roland, ces jours, ne daignait pas se disputer. Son regard demeurait obstinément lointain, comme si son corps seul était présent. Le reste — cœur, esprit, âme, ka — était près de Susan Delgado.
— Non, s’était-il contenté de répondre. C’est trop tard pour ça.
— Tu n’en sais rien, lui avait opposé Cuthbert. Et même si c’est trop tard pour recevoir de l’aide de Gilead, ça ne l’est pas pour en recevoir des conseils. Es-tu devenu aveugle au point de ne pas le voir ?
— Quels conseils peut-on nous donner ? fit Roland, qui parut ne pas remarquer l’âpreté du ton de Cuthbert.
Le sien, raisonnable, était empreint de calme. Et complètement déconnecté de l’urgence de la situation, songea Cuthbert.
— Si nous le savions, Roland, avait-il rétorqué, nous n’aurions pas à en demander, non ?
— Il n’y a qu’une chose à faire : attendre et les arrêter quand ils passeront à l’action. C’est du réconfort que tu cherches, Cuthbert, pas des conseils.
Tu veux dire attendre pendant que tu la baises de toutes les façons et dans tous les endroits imaginables, avait songé Cuthbert. Dehors, dedans, en large et en travers.
— Tu n’as pas une vue très claire de ces choses, avait froidement conclu Cuthbert.
Il avait entendu Alain hoqueter de surprise. Aucun des deux n’avait jamais de la vie fait une sortie pareille à Roland ; gêné et inquiet, il avait attendu l’explosion qui ne tarderait pas.
Et qui ne vint pas.
— Si, répondit Roland, qui était entré là-dessus dans le baraquement, sans ajouter un seul mot.
Et maintenant, observant Roland défaire Flash de ses sangles et lui ôter sa selle, Cuthbert se disait : Non, tu sais. Mais il vaudrait mieux que tu aies une vue claire de ces choses. Par tous les dieux, tu ferais mieux.
— Aïle, dit-il à Roland qui, portant la selle jusqu’au porche, la déposa sur les marches. Ton après-midi a été bien rempli ? ajouta-t-il, ignorant le coup de pied dans les tibias que lui décocha Alain.
— J’étais avec Susan, dit Roland.
Rien pour sa défense, ni hésitation ni objection, aucune excuse invoquée. Et un bref instant, Cuthbert eut devant les yeux une image d’une netteté choquante : il les vit tous les deux quelque part dans une cabane, leurs corps nus tachetés par le soleil de fin d’après-midi qui filtrait par les trous de la toiture. Elle était à califourchon sur lui. Cuthbert vit ses genoux posés sur le vieux plancher spongieux et la tension de ses longues cuisses. Il vit combien ses bras étaient hâlés et combien son ventre était blanc. Il vit les mains de Roland enserrer les globes de ses seins et les presser, tandis qu’elle se livrait à son va-et-vient sur lui. Il vit le soleil incendier sa chevelure finement tressée.
Pourquoi faut-il que tu sois toujours le premier en tout ? cria-t-il à Roland intérieurement. Pourquoi faut-il que ce soit toujours toi ? Les dieux te maudissent, Roland ! Les dieux te maudissent !
— On est allés sur les quais, dit Cuthbert sur un ton qui n’était qu’une pâle imitation de son enjouement coutumier. Et on a compté des paires de bottes, des outils de marine et aussi ce qu’on appelle des tire-clams. On s’est bien amusés, pas vrai, Al ?
— Mon aide vous a manqué pour ce boulot ? demanda Roland.
Il retourna vers Flash et ôta sa couverture de selle.
— C’est pour ça que tu es si remonté contre moi ?
— Si je suis si remonté, c’est parce que les pêcheurs d’Hambry se moquent de nous dans notre dos. On n’arrête pas d’aller là-bas. Ils nous prennent pour des crétins, Roland.
Ce dernier opina.
— Tout ça sert nos affaires.
— Peut-être, dit tranquillement Alain. Mais Rimer, lui, n’est pas dupe — il n’y a qu’à le voir nous regarder quand on le croise. Jonas, idem. Et s’ils ne nous prennent pas pour des crétins, Roland, qu’ont-ils derrière la tête ?
Roland se tenait sur la seconde marche ; il avait oublié la couverture de selle, pliée sur son bras. Pour une fois, ils semblaient avoir réussi à capter son attention, se dit Cuthbert. Alléluia, que les miracles ne cessent jamais !
— Ils croient qu’on évite l’Aplomb parce qu’on sait déjà ce qui s’y trouve, fit Roland. Et s’ils ne le croient pas encore, ils ne vont pas tarder à s’y mettre.
— Cuthbert a un plan.
Le regard de Roland — moyennement intéressé, déjà prêt à s’absenter — s’orienta vers Cuthbert. Cuthbert le plaisantin. Cuthbert l’apprenti, qui n’avait en rien gagné l’arme qu’il avait apportée de l’est jusqu’au Croissant Extérieur. Cuthbert le puceau et l’éternel second. Mes dieux, je ne veux pas le détester. Je ne veux pas, mais c’est si facile à présent.
— On devrait aller voir tous les deux le Shérif Avery, demain, dit Cuthbert. On présentera la chose comme une visite de courtoisie. Nous avons déjà la réputation d’être trois jeunes gens polis, quoique légèrement stupides, n’est-ce pas ?
— À l’extrême, tomba d’accord Roland en souriant.
— On n’a qu’à dire qu’on en a finalement terminé avec la partie côtière d’Hambry et qu’on espère se montrer aussi scrupuleux dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage. Mais qu’on ne tient certes pas à déranger ni à se mettre dans les pattes de quiconque. C’est, après tout, le moment de l’année où l’activité est la plus grande — pour les rancheros comme pour les fermiers — et même des crétins de citadins invétérés tels que nous ne sauraient qu’en être conscients. Alors nous donnerons à ce bon Shérif une liste…
L’œil de Roland s’alluma. Il lança la couverture sur la balustrade du porche et, saisissant Cuthbert aux épaules, lui donna une accolade bourrue. Cuthbert flaira une odeur de lilas près du col de Roland et ressentit l’envie folle mais forte de le serrer à la gorge et de tenter de l’étrangler. Mais il se contenta de lui taper négligemment dans le dos en retour.
Roland se détacha de lui, un large sourire aux lèvres.
— Une liste des ranches qu’on se propose de visiter, dit-il. Si fait ! Et une fois prévenus, ils pourront transférer toutes les têtes de bétail qu’ils auront envie de nous cacher dans le ranch suivant ou le dernier de la liste. Même chose pour les articles de sellerie, le fourrage, le matériel… tu as eu une idée de génie, Cuthbert !
— Pas vraiment, fit Cuthbert. J’ai juste consacré un peu de temps de réflexion à un problème qui nous concerne tous autant que nous sommes. Et l’ensemble de l’Affiliation aussi, peut-être. C’est nécessaire de réfléchir. Tu n’es pas de mon avis ?
Alain fit la grimace, mais Roland parut ne rien remarquer. Il souriait toujours. Même à quatorze ans, une telle expression sur son visage ne laissait pas d’être inquiétante. À vrai dire, quand Roland souriait, il avait l’air légèrement fou.
— Tu sais, il se pourrait même qu’ils fassent rentrer dans leurs écuries un bon paquet de mutés et nous les mettent sous les yeux, rien que pour qu’on continue à croire aux mensonges qu’ils nous ont racontés sur l’impureté de leurs lignées.
Il marqua un temps, parut réfléchir avant d’ajouter :
— Pourquoi toi et Alain vous n’iriez pas trouver le Shérif, Bert ? Vous vous en tireriez très bien, je crois.
À ce moment-là, Cuthbert faillit se jeter sur Roland et lui crier en pleine figure : Oui, pourquoi pas ? Comme ça, demain, tu pourrais la tringler du matin au soir ! Espèce d’imbécile ! Espèce de frappé d’amour sans cervelle !
Al lui sauva la mise — la leur sauva à tous, peut-être.
— Ne sois pas bête, dit-il sèchement.
Et Roland se tourna vivement vers lui, sous le coup de la surprise. Il n’était pas habitué à se faire sonner les cloches de ce côté-là.
— Tu es notre chef, Roland — tu passes pour tel aux yeux de Thorin, Avery et des autres habitants de la ville, sans oublier les nôtres.
— Personne ne m’a nommé…
— Personne n’en a eu besoin ! s’écria Cuthbert. Tu as gagné tes armes ! Ces gens-là auraient du mal à le croire — moi-même, il y a peu, j’avais encore du mal —, mais tu es un pistolero. Il faut que ce soit toi qui y ailles ! Ça crève les yeux ! Peu importe lequel de nous t’accompagnera, mais toi, tu dois y aller !
Il aurait pu en dire plus, beaucoup plus, mais, s’il passait outre, qui sait jusqu’où il irait ? Jusqu’à ce que leur amitié soit en miettes, probablement. Aussi la boucla-t-il — pas la peine qu’Alain lui file un coup de pied, cette fois — et se prépara-t-il à nouveau à une explosion. Et une fois de plus, l’explosion ne vint pas.
— Très bien, fit Roland de cette façon détachée et lénifiante, genre « tout ça, c’est pas très important » qui était nouvelle chez lui et qui donnait envie à Cuthbert de le mordre jusqu’au sang, histoire de le réveiller.
— Va pour demain matin. Tu viendras avec moi, Bert. Huit heures, ça t’ira ?
— À merveille, fit Cuthbert.
À présent que la discussion était terminée et la décision prise, Bert s’aperçut que son cœur battait la chamade et que les muscles de ses cuisses étaient en coton. Il avait ressenti la même chose après leur affrontement avec les Grands Chasseurs du Cercueil.
— On va se mettre sur notre trente et un, dit Roland. Comme de gentils garçons des Baronnies Intérieures, pleins de bonnes intentions dans leurs cervelles de moineaux. Parfait.
Et il rentra. Son rictus avait cédé la place (quel soulagement) à un gentil sourire.
Cuthbert et Alain échangèrent un regard et soufflèrent comme un seul homme. Cuthbert désigna la cour de la tête et descendit les marches. Alain le suivit et les deux garçons se retrouvèrent au centre du rectangle de terre battue, avec le baraquement dans le dos. À l’est, la pleine lune montante se dissimulait derrière la cotonnade des nuages.
— Elle l’a ensorcelé, fit Cuthbert. Qu’elle le veuille ou non, elle va finir par nous faire tuer tous, à la fin. Il n’y a qu’à attendre, et on verra bien si elle n’y arrive pas.
— Tu ne devrais pas parler comme ça, même pour plaisanter.
— Très bien, en ce cas, elle nous couronnera des joyaux de l’Aîné et on vivra dans les siècles des siècles.
— Cesse d’être furieux contre lui, Bert. Il le faut.
Cuthbert le regarda, l’air morne.
— Impossible.
Même si les grandes tempêtes d’automne ne devaient commencer qu’un mois plus tard, le lendemain matin l’aube se leva grise et bruineuse. Et c’est emmitouflés dans leurs ponchos que Roland et Cuthbert se mirent en route vers la ville, laissant le soin à Alain de s’acquitter des menues tâches domestiques. Passé dans sa ceinture, Roland portait le plan de visite des ranches et des fermes — avec en tête de liste les trois de faible superficie que possédait la Baronnie — qu’ils avaient mis au point la veille au soir. La vitesse d’exécution que suggérait ledit plan était ridiculement lente — elle les cantonnerait sur l’Aplomb et dans les vergers presque jusqu’à la Fête du Terme de l’Année — tout en étant conforme à celle qu’ils avaient adoptée sur les quais.
Ils chevauchaient en silence vers la ville, chacun d’eux perdu dans ses pensées. Leur chemin les fit passer devant la maison des Delgado. Roland, levant la tête, aperçut Susan à sa fenêtre, lumineuse vision dans la grisaille de ce matin d’automne. Son cœur bondit dans sa poitrine et, bien qu’il ne le sût pas encore, ce serait l’image d’elle qu’il garderait à jamais dans sa mémoire — la ravissante Susan, la jeune fille à sa fenêtre. Ainsi croisons-nous les fantômes qui nous hanteront notre vie durant : tranquillement assis au bord de la route comme de pauvres mendiants, nous ne les observons que du coin de l’œil, et encore, quand nous les apercevons ! L’idée qu’ils étaient là à nous attendre nous traverse rarement l’esprit. Ils nous attendent cependant et à peine sommes-nous passés qu’ils rassemblent leur baluchon de souvenance et nous emboîtent le pas, grignotant peu à peu leur retard.
Roland leva la main pour la saluer. Il avait d’abord songé à la porter à sa bouche et à lui envoyer un baiser, mais cela aurait été de la folie pure. Il leva donc la main avant d’en effleurer ses lèvres et, détachant un doigt de son front, la gratifia à la place d’un petit salut désinvolte.
Susan, en souriant, le paya de la même monnaie. Aucun d’eux n’aperçut Cordélia, sortie dans la bruine pour jeter un coup d’œil à ses derniers carrés de courges et d’âpreraves. La dame demeura où elle était, sa sombrera enfoncée jusqu’aux yeux, à moitié dissimulée par le pantin de chiffon qui montait la garde sur son carré de citrouilles. Elle regarda passer Roland et Cuthbert (elle ne vit quasiment pas ce dernier, tout son intérêt concentré sur son compagnon). Lâchant des yeux le cavalier, elle leva le regard vers Susan qui, assise à la fenêtre, fredonnait aussi allègrement qu’un oiseau dans sa cage dorée.
Un soupçon aussi effilé qu’une écharde s’insinua dans le cœur de Cordélia. Le changement d’humeur de Susan — qui avait troqué une alternance d’accès de tristesse et d’effrayantes crises de colère contre une sorte de résignation hébétée mais surtout gaie — avait été si soudain. Peut-être cela n’avait-il rien à voir avec de la résignation.
— Tu es folle, se murmura-t-elle à elle-même, mais sa main resta ferme sur le manche de la machette qu’elle tenait. Elle se laissa tomber à genoux dans le potager boueux et se mit tout à trac à trancher les tiges des âpreraves qu’elle lançait à la volée du côté de la maison, avec une très grande dextérité.
— Il n’y a rien entre eux. Je le saurais. Des enfants de cet âge ne sont pas plus discrets que… que les ivrognes du Repos.
Mais le sourire qu’ils avaient échangé. La façon qu’ils avaient eue de se sourire.
— Parfaitement normale, chuchota-t-elle, tranchant et lançant.
Elle coupa quasiment une âprerave en deux, sans même remarquer qu’elle l’abîmait. Se parler à voix basse était une habitude qu’elle avait contractée récemment, plus le Jour de la Moisson approchait et plus la tension montait dans ses rapports avec la fille de son frère, cause de tous ses soucis.
— Les gens se sourient, c’est normal.
Même chose pour le salut auquel Susan avait répondu. En bas, le beau cavalier s’inclinait devant la jolie damoiselle ; en haut, la donzelle marquait son ravissement d’être un objet d’attention pour quelqu’un tel que lui. La jeunesse qui appelait la jeunesse, voilà tout. Et pourtant…
Le regard de ses yeux à lui… et celui de ses yeux à elle.
Absurde, bien entendu. Mais…
Mais tu as vu quelque chose d’autre.
Oui, peut-être. Un instant, il lui avait semblé que le jeune homme allait envoyer un baiser à Susan… puis qu’il s’était repris au dernier moment et l’avait saluée à la place.
Même si tu as perçu une chose pareille, ça ne signifie rien. Les jeunes cavaliers sont des impertinents, surtout quand ils sont loin du regard de leurs pères. Et ces trois-là ont déjà un passé chargé, tu le sais très bien.
Tout cela était bel et bon, mais ne lui retira point l’écharde qui lui glaçait le cœur.
Quand Roland frappa à la porte, ce fut Jonas qui répondit et introduisit les deux garçons dans le bureau du Shérif. Il arborait une étoile d’Adjoint sur sa chemise et fixa sur eux un regard dénué d’expression.
— Ça mouille, venez vous mettre à l’abri du serein du matin, les gars.
Il s’effaça devant eux. Sa claudication était plus accentuée que jamais ; le temps humide ne devait pas arranger les choses, supposa Roland.
Ce dernier et Cuthbert entrèrent. Il y avait un radiateur à gaz dans le coin — alimenté sans nul doute par la « chandelle » de Citgo — et la grande pièce, si fraîche le jour de leur première visite, était d’une chaleur portant à la torpeur. Les trois cellules étaient occupées par cinq ivrognes faisant grise mine : deux fois deux hommes et une femme seule dans la cellule du milieu, assise sur la couchette, les cuisses largement écartées, exposant généreusement à la vue une culotte rouge. Roland craignait que pour peu qu’elle enfonçât encore son doigt dans son nez, elle ne puisse plus le ressortir. Clay Reynolds, appuyé contre le tableau d’affichage, se curait les dents avec le brin de paille d’un balai. Assis au bureau à cylindre, l’Adjoint Dave, fronçant le sourcil à travers son monocle, étudiait, en se caressant le menton, le tableau installé devant lui. Roland ne fut pas le moins du monde surpris de constater que lui et Bert venaient d’interrompre une partie de Castels.
— Vise-moi un peu ça, Eldred ! fit Reynolds. Deux des gars du Monde de l’Intérieur ! Vos mamans vous ont donné la permission de sortir, les mecs ?
— Mais oui, répondit Cuthbert sur un ton enjoué. Vous m’avez l’air en pleine forme, sai Reynolds. Le temps humide, ça doit faire du bien à votre vérole, je me trompe ?
Sans regarder Bert ni cesser de faire l’aimable avec son petit sourire, Roland expédia un coup de coude dans les côtes de son camarade.
— Il faut pardonner mon ami, sai. Son sens de l’humour dépasse régulièrement les limites du bon goût ; il paraît incapable de se retenir. Inutile que nous nous cherchions mutuellement des poux — nous avions décidé d’un commun accord de passer l’éponge, n’est-ce pas ?
— Si fait, certainement, tout cela n’est qu’un malentendu, fit Jonas.
Il regagna en boitillant le bureau et le tableau de Castels. Comme il reprenait place devant le jeu, son sourire vira à la grimace.
— J’suis pire qu’un vieux chien, fit-il. Faudrait qu’on m’abatte, si fait, bien fait. La terre, c’est froid mais indolore, s’pas, les gars ?
Il jeta les yeux sur le tableau et fit contourner en partie sa Butte à l’un des hommes. Ayant commencé à Casteler, il était donc vulnérable… quoique pas tellement, en l’occurrence, songea Roland ; l’Adjoint Dave ne semblait pas un adversaire bien redoutable.
— Je vois que vous travaillez à la gloire de la Baronnie, à présent, dit Roland à Jonas, désignant de la tête l’étoile sur sa chemise.
— Et pour la gloire, question chiffre, fit Jonas, se montrant plutôt sociable. Un type s’est cassé la jambe. Je donne un coup de main, ça s’arrête là.
— Et sai Reynolds et sai Depape ? Eux aussi donnent un coup de main ?
— Ouair, comme qui dirait, fit Jonas. Et votre boulot chez les pêcheurs, ça avance ? Plutôt lentement, à ce qu’on m’a dit.
— On a enfin terminé. C’est pas tant le boulot que nous qui avons pris notre temps. Être expédiés ici en disgrâce, c’est suffisant pour nous — nous n’avons pas l’intention de repartir avec ce même boulet au pied. Qui va lentement va sainement, comme on dit.
— Si fait, acquiesça Jonas. Quel que soit ce « on ».
Quelque part dans le bâtiment, retentit un bruit de chaise d’eau. Tout le confort chez le Shérif d’Hambry, se dit Roland. Le bruit d’écoulement fut bientôt suivi de pas lourds dans l’escalier et quelques instants plus tard, Herk Avery fit son apparition. D’une main, il bouclait sa ceinture et, de l’autre, épongeait son large front en sueur. Roland ne put qu’admirer la dextérité du bonhomme.
— Pfff ! s’exclama le Shérif. Ces fayots que j’ai bouffés hier soir, y z’ont point fait long feu, j’vous dis qu’ça.
Son regard glissa de Roland à Cuthbert avant de revenir se poser sur Roland.
— Alors, les gars ! Ça mouille trop pour compter les filets, hein ?
— Sai Dearborn venait juste de nous annoncer que le décompte des filets tirait à sa fin, fit Jonas.
Il peignait sa longue chevelure du bout des doigts. Un peu plus loin, Clay Reynolds avait repris sa posture affalée contre le tableau d’affichage. Son animosité à l’endroit de Roland et de Cuthbert se lisait à livre ouvert.
— Si fait ? Bien, très bien, très, très bien. Vous allez passer à quoi ensuite, les jeunes ? Y a-t-il moyen d’vous aider en quoi que ce soit ? Car on n’aimerait rien tant qu’vous donner un coup d’main si vous en avez besoin. Si fait.
— Eh bien, il se trouve que vous pourriez nous aider, dit Roland.
Portant la main à sa ceinture, il en tira la liste.
— Nous devons nous transporter sur l’Aplomb, mais nous ne voudrions causer de désagrément à personne.
Avec un large sourire satisfait, l’Adjoint Dave fit contourner sa Butte en totalité à son Châtelain. Aussitôt, Jonas Castela lacéra le flanc gauche de Dave sur toute sa longueur. Le sourire de ce dernier s’évanouit, cédant la place à une perplexité sans nom.
— Comment vous vous êtes débrouillé pour faire ça ?
— Facile, dit Jonas en souriant.
Il se recula du bureau pour inclure les autres dans son champ de vision.
— Faut-il vous rappeler, Dave, que moi, je joue pour gagner ? Je peux pas faire autrement, c’est dans ma nature.
Concentrant son attention sur Roland, son sourire s’accentua.
— Comme le scorpion le dit à la damoiselle à l’agonie : « Tu savais bien que j’étais venimeux quand tu m’as ramassé. »
Quand Susan rentra après avoir nourri les bêtes, elle se rendit directement, comme d’habitude, à la resserre froide pour se servir un jus de fruits. Elle ne vit pas sa tante qui la guettait, tapie au coin de la cheminée. Quand Cordélia éleva la voix, Susan sursauta, grandement effrayée. Ce n’était point tant à cause du surgissement inopiné de cette voix que de la froideur de son ton.
— Vous le connaissez ?
Le pichet de jus de fruits manqua glisser des mains de Susan qui le rattrapa de justesse. Le jus d’orange était trop précieux pour qu’on le gaspille, en particulier si avant dans l’année. En se retournant, elle aperçut sa tante près du coffre à bois. Cordélia avait accroché sa sombrera dans le vestibule, mais portait toujours son poncho et ses bottes boueuses. Son cuchillo était posé sur le tas de bois, des vrilles vertes d’âpreraves pendillant encore de son tranchant. Si sa voix était glaciale, le soupçon brûlait dans son regard.
Susan, tous les sens en alerte, eut un accès de lucidité intense. Si tu lui réponds non, tu es fichue, songea-t-elle. Si tu lui demandes de qui elle parle, tu le seras peut-être aussi. Il faut que tu dises…
— Je les connais tous les deux, répliqua-t-elle avec désinvolture. Je les ai rencontrés à la soirée de bienvenue. Comme vous. Vous m’avez fait peur, ma tante.
— Pourquoi vous a-t-il saluée de la sorte ?
— Comment puis-je le savoir ? Peut-être qu’il en a eu envie, c’est tout.
Sa tante ne fit qu’un bond, dérapa dans ses bottes boueuses, rétablit son équilibre et saisit Susan par le bras. Ses yeux lançaient des éclairs.
— Pas d’insolence avec moi ! Ne le prenez point de haut avec moi, Mamzelle Fraîche et Rose, ou bien je vais…
Susan se dégagea si violemment que Cordélia, chancelante, serait une nouvelle fois tombée si elle ne s’était retenue à la table. Dans son sillage, des traces de boue se détachaient sur la propreté du sol de la cuisine, accusatrices.
— Ne m’appelle plus jamais comme ça, sinon… je te flanque une gifle ! s’écria Susan. Et je ne parle pas en l’air !
Cordélia retroussa les lèvres en un rictus des plus féroces.
— Vous gifleriez la seule parente de votre sang qui vous reste ? Vous seriez mauvaise à ce point ?
— Pourquoi pas ? Ne m’avez-vous jamais giflée, ma tante ?
Le sourire de cette dernière disparut et son échauffement de bile se calma.
— Presque jamais, Susan ! Cinq, six fois à peine depuis que tu as commencé à trotter et à saisir tout ce qui était à ta portée, même une marmite d’eau bouillante sur…
— C’est de ta langue que tu me cingles la plupart du temps, ces jours, la coupa Susan. Je l’ai supporté jusqu’ici — comme une idiote — mais c’est terminé. Je ne laisserai plus rien passer. Si je suis assez vieille pour aller au lit avec un homme contre de l’argent, je le suis assez pour que vous vous adressiez à moi avec respect.
Cordélia ouvrait déjà la bouche pour se défendre — l’emportement et les accusations de la jeune fille l’avaient déstabilisée — quand elle prit conscience de l’habileté avec laquelle Susan avait détourné la conversation des garçons. Ou plutôt du garçon.
— Vous ne l’avez vu qu’à la soirée, Susan ? Dearborn, je veux dire.
Comme si tu ne le savais pas.
— Je l’ai aussi rencontré en ville, répondit Susan.
Elle soutint vaillamment le regard de sa tante, malgré l’effort qu’il lui en coûtait. Les mensonges allaient succéder aux semi-vérités, comme la nuit au crépuscule.
— Je les ai rencontrés tous les trois en ville. Vous voilà satisfaite ?
Oh que non, point du tout, constata Susan avec un désarroi grandissant.
— Me jurez-vous, Susan — sur le nom de votre père —, que vous n’avez jamais eu de rendez-vous avec ce Dearborn ?
Toutes mes chevauchées en fin d’après-midi, songea Susan. Toutes les excuses inventées, tout ce soin pris afin que personne ne nous voie. Tout cela réduit à néant à cause d’un geste insouciant de la main par un beau matin de pluie. Tout cela si facilement mis en péril. Pensions-nous qu’il pourrait en aller autrement ? Avons-nous été bêtes à ce point ?
Oui… et non. La vérité, c’est qu’ils avaient été fous. Et l’étaient encore.
Susan n’avait pas oublié le regard de son père les rares fois où il l’avait prise en flagrant délit de menterie. Son regard un peu étrange où se lisait de la déception. Et ce sentiment que ses menteries, si anodines qu’elles aient été, l’avaient blessé comme l’égratignure d’une ronce.
— Je ne jurerai sur rien ni sur personne, dit-elle. Vous n’avez point le droit de me le demander.
— Jure donc ! piailla Cordélia.
Elle chercha à nouveau la table, s’y agrippant comme si son équilibre était menacé.
— Jure-le ! Jure-le ! On ne joue pas à chat ou au furet ni à « à dada sur mon poney » ! Tu n’es plus une enfant ! Jure-le-moi ! Jure que tu es encore pure !
— Non, fit Susan, tournant les talons.
Son cœur battait la breloque, mais une terrible clarté d’esprit lui ouvrait les yeux sur le monde. Roland l’aurait reconnue pour ce qu’elle était : Susan avait la vision d’un pistolero. Une fenêtre vitrée, dans la cuisine, donnait sur l’Aplomb et elle y aperçut le reflet fantomatique de Tante Cord se précipiter sur elle, la menaçant du poing. Sans se retourner, Susan leva sa main pour lui intimer de faire halte.
— Ne portez pas la main sur moi, dit-elle. Ne me touchez point, sale garce.
Elle vit dans le reflet les yeux fantomatiques s’écarquiller de consternation sous le choc. Elle vit aussi le poing réfléchi s’ouvrir et la main retomber le long du flanc de la femme spectrale.
— Susan, fit Cordélia d’une petite voix peinée. Comment pouvez-vous me traiter aussi grossièrement ? Qu’est-ce qui a pu vous pousser à me retirer votre estime ?
Susan sortit sans lui répondre. Elle traversa la cour et entra dans l’écurie. Là, les odeurs qui lui étaient familières depuis l’enfance — celles des chevaux, du bois, du foin — lui montèrent à la tête et estompèrent cette lucidité terrible. Elle rebascula en enfance, errant à nouveau parmi les ombres de sa confusion. Pylône se retourna vers elle et poussa un hennissement. Et Susan, la tête enfouie dans sa crinière, se mit à pleurer.
— Et voilà ! s’exclama le Shérif Avery après le départ des sais Dearborn et Heath. Juste comme vous l’aviez dit — y sont lents, v’là tout ; rien d’autre que des larbins prudents.
Il brandit la liste méticuleusement rédigée, l’étudia un instant, puis éclata d’un rire caquetant et joyeux.
— Et regardez-moi ça ! Splendide ! Ah ouiche ! On peut s’déménager tout ce qu’on veut point qu’y voient plusieurs jours à l’avance, si fait.
— Ce sont de pauvres idiots, dit Reynolds… qui ne s’en languissait pas moins d’avoir une autre occasion de les affronter. Si Dearborn croyait qu’ils avaient passé l’éponge après la petite affaire du Repos des Voyageurs, il avait franchi le stade de l’imbécillité et campait sur les terres de la débilité profonde.
L’Adjoint Dave ne dit rien. Il examinait d’un œil désolé à travers son monocle le tableau des Castels, où son armée blanche avait été anéantie vite fait bien fait, en six coups. Les forces de Jonas s’étaient déversées autour de la Butte Rouge et leur flux avait balayé les espoirs de Dave comme un fétu de paille.
— J’suis tenté de m’harnacher bien au sec et d’aller à Front de Mer avec ceci, dit Avery.
Il dévorait toujours des yeux la feuille et sa liste bien propre de fermes, de ranches et des dates d’inspection prévues. Ça courait jusqu’au Terme de l’Année et au-delà ! Mes dieux !
— Pourquoi vous ne le faites pas ? dit Jonas en se levant.
La douleur lui élança la jambe comme une amertume éclair.
— Une autre partie, sai Jonas ? demanda Dave, commençant à redisposer les pièces.
— J’aimerais mieux jouer avec un bouffeur d’herbe, dit Jonas, qui prit un malin plaisir à voir la rougeur qui colora le cou et la face candide de cet imbécile.
Il traversa la pièce en claudiquant jusqu’à la porte, l’ouvrit et sortit sur le porche. La bruine s’était transformée en une pluie douce mais partie pour durer. Hill Street était déserte, ses pavés luisant d’humidité.
Reynolds l’avait suivi à l’extérieur.
— Eldred…
— Fous le camp, dit Jonas sans se retourner.
Clay hésita un instant, puis rentra et referma la porte.
Et merde, qu’est-ce qui tourne pas rond chez toi ? se demanda Jonas à lui-même.
Il aurait dû se réjouir de la liste des deux morveux — autant qu’Avery, autant que Rimer le ferait quand il ouïrait parler de la visite de ce matin. Après tout, n’avait-il pas dit à Rimer, il n’y avait pas trois jours de ça, que les gamins seraient bientôt sur l’Aplomb, à compter tout leur soûl ? Si fait. Alors pourquoi cette inquiétude ? D’où lui venait cette putain de frousse ? Parce que Latigo, l’homme de Farson, ne l’avait toujours pas contacté ? Parce que Reynolds était revenu bredouille de la Roche Suspendue, un jour, et Depape idem, le suivant ? Sûrement pas. Latigo viendrait, escorté d’une troupe considérable, mais il était encore trop tôt, Jonas le savait. La Moisson était encore presque à un mois de là.
Alors, c’est seulement ce temps pourri qui te taquine la jambe, réveille cette vieille blessure et te fout en rogne ?
Non. La douleur était sévère, mais il avait connu pire. Le problème était dans sa tête. Jonas s’appuya à un pilier de l’avant-toit ; écoutant la pluie faire plic-ploc sur les tuiles, il songea comment parfois, dans une partie de Castels, un bon joueur jetait un œil de l’autre côté de sa Butte avant de se replier derrière. Voici ce que ça lui inspirait — c’était trop beau pour ne pas sentir vilain. Idée folle, mais pas si folle à la réflexion.
— T’essaierais pas de jouer aux Castels avec moi, face d’anchois ? murmura Jonas. Si c’est le cas, tu regretteras sous peu de pas être resté dans les jupes de ta maman. Si fait.
Roland et Cuthbert retournaient au Bar K en longeant l’Aplomb — il n’y aurait aucun décompte de fait, aujourd’hui. Au début, malgré la pluie et le ciel gris, Cuthbert avait retrouvé sa bonne humeur ou quasiment.
— Non, mais tu les as vus ? demanda-t-il dans un éclat de rire. Tu les as vus, Roland… Will, je veux dire ? Ils ont marché, non ? Ils ont avalé ça comme du petit-lait, si fait !
— Oui.
— Qu’est-ce qu’on fait ensuite ? C’est quoi notre prochain mouvement ?
Roland le fixa un instant d’un œil vide, comme s’il venait de le tirer de sa sieste.
— C’est à eux de bouger. Nous, on se contente de compter. Et d’attendre.
L’enjouement de Cuthbert tomba d’un coup, comme soufflé, et ce dernier se retrouva à faire barrage une fois encore à un flot de récriminations, tournant toutes autour de deux thèmes majeurs : primo, que Roland manquait à ses obligations afin de pouvoir continuer à se goberger en jouissant des charmes d’une certaine jeune personne ; secundo — et plus capital —, que Roland avait perdu la raison au moment où l’Entre-Deux-Mondes en avait le plus besoin.
Sauf que : à quelles obligations Roland manquait-il ? Et d’autre part, qu’est-ce qui le rendait si sûr que Roland avait tort ? Sa logique ? Son intuition ? Ou simplement cette bonne vieille jalousie, puant la merde comme une caisse à chat ? Cuthbert se surprit à penser à la facilité avec laquelle Jonas avait éventré les rangs de l’armée de l’Adjoint Dave quand ce dernier avait bougé trop tôt. Mais la vie n’était pas une partie de Castels… Ah non ? Il n’en savait rien. Mais il songea que l’une de ses intuitions au moins était valable : Roland courait à la catastrophe. Et eux tous, par la même occasion.
Réveille-toi, se dit Cuthbert. Je t’en prie, Roland, réveille-toi avant qu’il ne soit trop tard.
Suivit une semaine où le temps qu’il fit était du genre à encourager tout un chacun à se remettre au lit après le déjeuner pour une longue sieste et s’en extirper, déboussolé de se sentir aussi gourd. Sans aller jusqu’au déluge, les intempéries rendirent périlleuse la phase finale de la cueillette des pommes (on dénombra plusieurs fractures de la jambe et, dans le Verger des Sept Lieues, une jeune femme se brisa l’échine en tombant du haut d’une échelle) et ardu le travail dans les champs de patates ; on passait presque autant de temps à désembourber les chariots qu’au ramassage proprement dit. Au Cœur Vert, les décorations déjà installées pour la Fête de la Moisson, toutes détrempées, durent être démontées. Les volontaires pour cette tâche attendaient avec une nervosité croissante une éclaircie afin de les remettre en place.
C’était un sale temps pour les jeunes gens chargés de dresser l’inventaire, bien qu’ils fussent en mesure d’inspecter les écuries et d’en dénombrer les occupants. Mais, diriez-vous, il devait faire grand beau pour un jeune homme et une jeune femme qui venaient de découvrir les joies de l’amour charnel, sauf que Roland et Susan ne se rencontrèrent que deux fois pendant cette période de grisaille. Le danger de leur conduite était maintenant presque palpable.
La première fois, ce fut dans un hangar à bateaux abandonné, sur la Route Maritime. La seconde, tout au bout du bâtiment en ruine en contrebas et à l’est de Citgo — ils firent l’amour avec emportement et fureur sur l’une des couvertures de selle de Roland, étalée à même le sol de l’ancienne cafétéria de la raffinerie de pétrole. Au moment de l’orgasme, Susan cria son nom encore et encore, effrayant les pigeons qui emplirent salles et couloirs délabrés, pleins d’ombres, de leur doux vacarme.
Au moment même où il semblait que la bruine ne cesserait jamais et que le son de la tramée déchirant l’air immobile allait rendre fous tous les habitants d’Hambry, un vent fort souffla en tempête depuis l’océan et dissipa les nuages. La ville se réveilla un beau jour sous un ciel bleu et brillant comme l’acier, le soleil dorant la baie le matin et la chauffant à blanc l’après-midi. La sensation de léthargie généralisée avait disparu. Dans les champs de pommes de terre, les charrettes roulèrent avec une vigueur nouvelle. Au Cœur Vert, tout un bataillon de femmes se remit à tapisser de fleurs l’estrade où Jamie McCann et Susan Delgado seraient proclamés Gars et Fille de la Moisson de cette année.
Là-bas, sur la partie de l’Aplomb proche de la Maison du Maire, Roland, Cuthbert et Alain galopaient avec un regain d’enthousiasme, comptant les chevaux qui portaient la marque de la Baronnie sur leurs flancs. Les ciels éclatants et le vent vif les emplissaient d’énergie et de bonne humeur et pendant trois à quatre jours, ils chevauchèrent en bande, criant leur joie à tous les échos, riant aux éclats, ayant retrouvé leur camaraderie de toujours.
Par l’un de ces jours ensoleillés et vivifiants, Eldred Jonas sortit du bureau du Shérif et remonta Hill Street en direction du Cœur Vert. Ce matin-là, il s’était débarrassé de Depape et de Reynolds — qui s’étaient rendus à la Roche Suspendue, se portant au-devant des estafettes de Latigo, qui ne devraient plus tarder à présent ; le projet de Jonas était simple : boire un verre de bière au pavillon en observant les préparatifs en cours, à savoir le creusement des fosses à rôtir, l’entassement des fagots du Feu de Joie, les disputes concernant les emplacements des mortiers pour le lancement des fusées du feu d’artifice et les dames fleurissant l’estrade où le Gars et la Fille de l’année seraient offerts à l’adulation de la foule. Peut-être, songea Jonas, qu’il pourrait embarquer une de ces jolies et gaillardes fleuristes pour une heure ou deux de récréation. Subvenir aux besoins des putes du saloon, il laissait ce soin à Roy et à Clay. Mais une jeune et fraîche fleuriste de dix-sept ans, c’était une autre affaire.
La douleur de sa hanche s’était évanouie en même temps que l’atmosphère humide ; sa démarche pénible et titubante de la semaine passée était redevenue une légère claudication. Peut-être qu’une ou deux bières en plein air lui suffiraient, mais le désir d’une fille ne voulait pas le lâcher. Jeune, la peau claire, le sein ferme. Haleine fraîche et parfumée. Lèvres douces et fraîches…
— Messire Jonas ? Eldred ?
Il se retourna, tout sourire, vers la détentrice de cette voix. Ce n’était pas une fleuriste fraîche comme la rosée, aux grands yeux et aux lèvres humides et entrouvertes qui se tenait devant lui, mais une femme maigrichonne d’un âge plus que certain — poitrine et fesses plates, lèvres décolorées et pincées, le cheveu plaqué sur le crâne à l’extrême limite du hurlement. Seuls ses grands yeux correspondaient à la rêverie érotique de Jonas. M’est avis que j’ai fait une conquête, ricana-t-il intérieurement.
— Cordélia ! s’exclama-t-il, prenant sa main entre les deux siennes. Comme vous êtes ravissante ce matin !
Ses joues se colorèrent légèrement et elle partit d’un petit rire. Un court instant, elle eut l’air d’avoir quarante-cinq ans au lieu de soixante. Et soixante ans, elle ne les a pas, songea Jonas. Les petites rides autour de la bouche et ces cernes ombreux, sous les yeux… c’est nouveau.
— Vous êtes bien aimable, dit-elle, mais je sais à quoi m’en tenir. Je n’ai pas dormi de la nuit et quand une femme de mon âge ne ferme pas l’œil, elle vieillit à vue d’œil.
— Désolé d’apprendre que vous souffrez d’insomnie, fit-il. Mais avec le changement de temps, peut-être que…
— Ça n’a rien à voir avec le temps. Puis-je vous entretenir, Eldred ? J’ai tourné et retourné la chose dans ma tête et vous êtes la seule personne à laquelle je puisse demander conseil.
Le sourire de Jonas s’accentua. Plaçant la main de Cordélia sur son bras, il la recouvrit de la sienne. À présent, elle avait le visage en feu. Avec le sang qui lui était monté à la tête, elle serait capable de parler pendant des heures. Et Jonas avait dans l’idée que chaque mot serait intéressant.
Sur les femmes d’un certain âge et d’un certain tempérament, le thé était plus efficace que le vin pour leur délier la langue. Jonas renonça à la lager (et à la fleuriste, peut-être) sans y songer à deux fois. Il fit asseoir sai Delgado dans un coin ensoleillé du pavillon du Cœur Vert (pas très loin de certaine pierre rougeâtre que Roland et Susan connaissaient bien), et commanda du thé à profusion, plus des gâteaux. Ils regardèrent les préparatifs de la Fête de la Moisson se poursuivre en attendant le boire et le manger. Le parc baigné de lumière retentissait de coups de marteau, de bruits de scie, de cris et d’éclats de rire.
— Tous les Jours de Fête sont plaisants, mais la Moisson nous fait tous retomber en enfance, vous ne trouvez point ? demanda Cordélia.
— Oui, en effet, confirma Jonas, qui, pour sa part, ne s’était jamais senti enfant, pas même quand il en était un.
— Ce que je préfère à tout, c’est le feu de joie, continua-t-elle, les yeux tournés vers le grand bûcher de planches et de branches qu’on édifiait au fond du parc, diagonalement opposé à la scène. Il avait des airs d’un tipi de bois.
— J’adore quand les gens de la ville viennent jeter dans les flammes leurs pantins de chiffon. C’est barbare, mais ça me donne toujours un frisson si agréable.
— Si fait, fit Jonas, se demandant in petto si elle frissonnerait tout aussi agréablement en sachant que trois desdits pantins qu’on lancerait dans le feu de joie, la Nuit de la Moisson, brûleraient avec une odeur de cochon grillé et des hurlements de harpie. Avec un peu de chance, celui qui crierait le plus longtemps serait celui aux yeux bleus.
On apporta le thé et les petits gâteaux et Jonas jeta à peine un coup d’œil à la poitrine généreuse de la serveuse. Il n’avait d’yeux que pour la fascinante sai Delgado, ses petits gestes secs et nerveux, et son regard bizarrement aux abois.
Une fois que la fille se fut éloignée, il fit le service, reposa la théière sur son trépied, puis prit la main de Cordélia dans la sienne.
— Cordélia, dit-il de son ton le plus chaleureux, je vois bien que quelque chose vous tracasse. Il faut soulager votre cœur. Confiez-vous à votre bon ami Eldred.
Elle serra si fort les lèvres qu’elles disparurent presque, mais, malgré cela, elle ne put mettre un terme à leur tremblement. Ses yeux s’emplirent de larmes, en furent bientôt noyés ; ils débordèrent. Il prit sa serviette et, se penchant à travers la table, essuya ses pleurs.
— Racontez-moi, dit-il tendrement.
— Si fait. Il faut que j’en parle à quelqu’un, sinon je vais devenir folle. Mais vous devez me faire une promesse, Eldred.
— Bien sûr, ma caille.
La voyant rougir plus fortement que jamais à ce vocable gentil et sans malice, il lui pressa la main.
— Tout ce que vous voudrez.
— Il ne faudra point en parler à Hart. Ni à ce cafard répugnant de Chancelier non plus, mais surtout pas au Maire. Si mes soupçons sont fondés et qu’il découvre le pot aux roses, il pourrait l’envoyer dans l’Ouest !
Elle faillit pousser un gémissement comme si de formuler la chose lui faisait prendre conscience de sa réalité pour la première fois.
— Il pourrait nous y expédier toutes les deux !
Sans se départir de son sourire compatissant, Jonas lui dit :
— Je ne soufflerai mot ni au Maire Thorin ni à Kimba Rimer. Promis.
Un instant, il songea qu’elle n’effectuerait pas le plongeon… ne pourrait pas, peut-être. Puis, à voix basse, le souffle entrecoupé, dans un bruit d’étoffe déchirée, elle prononça ce seul nom :
— Dearborn.
Il sentit son cœur cogner un grand coup dans sa poitrine quand le nom qui occupait tant ses pensées franchit les lèvres de Cordélia ; il n’en continua pas moins à sourire, mais ne put s’empêcher de lui serrer très fort les doigts, ce qui lui fit faire la grimace.
— Pardon, dit-il. C’est juste que vous m’avez fait sursauter. Dearborn… un garçon assez disert, mais je me demande si on peut lui faire entièrement confiance.
— Je crains qu’il ne soit allé avec ma Susan.
Maintenant, c’était son tour à elle de lui presser la main, mais Jonas ne s’en souciait guère. Il ne sentit rien, à vrai dire. Il continua à sourire, espérant que son ahurissement ne se voyait pas trop.
— J’ai peur qu’il ne soit allé avec elle… comme un homme avec une femme. Oh, comme tout ça est horrible !
Elle versait en silence des larmes amères, tout en jetant à la dérobée des coups d’œil autour d’elle pour s’assurer que personne ne les observait. Jonas avait vu des coyotes et des chiens parias faire de même pendant leurs infectes agapes. Il la laissa se purger le système autant que possible — il voulait qu’elle retrouve son calme ; un discours incohérent ne l’aiderait en rien —, aussi à peine vit-il ses pleurs diminuer qu’il lui tendit une tasse de thé.
— Buvez-moi ça.
— Oui, merci.
Le thé était encore fumant, mais Cordélia le but avec avidité. Elle doit avoir le gosier tapissé d’ardoise, la vieille, songea Jonas. Elle reposa la tasse et tandis qu’il la resservait, elle se briqua rageusement le visage avec son pañuelo en ruché pour effacer les dernières traces de larmes.
— Je ne l’aime point, dit-elle. Non seulement je ne l’aime point, mais je ne lui fais point confiance, ni d’ailleurs à ces deux autres avec leurs saluts à la mode de l’Intérieur, leurs regards insolents et leur drôle de façon de parler ; mais c’est à lui surtout que je ne me fie point. Toutefois, s’il y a quelque chose entre eux (comme j’ai bien peur que ce ne soit le cas), la faute lui incombe à elle, non ? Après tout, c’est à la femme de refréner les pulsions bestiales.
Il se pencha sur la table, la regardant avec sympathie et chaleur.
— Dites-moi tout, Cordélia.
Ce qu’elle fit.
Rhéa adorait en bloc la boule de cristal, mais ce qu’elle aimait tout particulièrement, c’était la manière infaillible qu’elle avait de lui montrer autrui, au comble de la vilenie. Jamais, dans ses roses confins, elle n’avait vu d’enfant en consoler un autre après qu’il était tombé en jouant, ou encore de mari, la tête dans le giron de sa femme, ni de vieilles personnes soupant paisiblement au soir tombant ; ces choses-là ne présentaient pas plus d’intérêt pour le cristal que pour elle.
Au lieu de ça, elle avait assisté à des incestes, vu des mères battre leurs enfants et des maris leurs femmes. Elle avait vu une bande de galopins des faubourgs ouest de la ville (cela aurait amusé Rhéa d’apprendre que ces fanfarons de huit ans se surnommaient Grands Chasseurs du Cercueil) attirer les chiens errants avec un os pour mieux s’amuser à leur trancher la queue. Elle avait assisté à des vols et au moins à un meurtre : un vagabond qui avait embroché son compagnon d’un coup de fourche à l’issue d’une banale altercation. Cela avait eu lieu la première nuit de crachin. Le cadavre pourrissait tranquillement dans un fossé, près de la Grand-Route de l’Ouest, recouvert de paille et de mauvaises herbes. Peut-être le découvrirait-on avant que les tempêtes d’automne ne viennent noyer une année de plus sous leur déluge, ou peut-être pas.
Elle entrevit aussi Cordélia Delgado et Jonas, ce drôle de pistolet, installés à une table en terrasse du Cœur Vert à parler de… pas moyen de le savoir, évidemment. Mais le regard de cette garce de vieille fille ne lui échappa point. Entichée de lui qu’elle était, la figure toute rose. Émoustillée, tout sucre tout miel, par un pistolero raté qui vous tirait dans le dos ! C’était du plus haut comique, si fait, et Rhéa se dit qu’elle leur jetterait un coup d’œil de temps à autre. Ce serait très divertissant, probablement.
Après lui avoir montré Cordélia et Jonas, le cristal se voila une fois de plus. Rhéa le remit dans le coffret à la serrure en forme d’œil. La vision de Cordélia dans la boule de verre rappela à Rhéa qu’elle n’en avait point fini avec sa traînée de nièce. Que Rhéa n’en ait point terminé était ironique mais compréhensible — dès qu’elle eut vu comment régler son compte à la jeune sai, Rhéa avait retrouvé sa tranquillité d’esprit et les images étaient réapparues dans le cristal ; et la fascination qu’elle éprouvait pour elles avait fait temporairement oublier à Rhéa l’existence de Susan Delgado. À présent, cependant, elle se remémora son plan. Lâcher le chat dans le pigeonnier. Et quand on parlait du chat…
— Moisi ! You-hou, Moisi ! Où es-tu passé ?
Le chat sortit en rampant sur le ventre du tas de bois, les yeux luisant dans la pénombre crasseuse de la masure (quand le temps s’était remis au beau, Rhéa avait tiré à nouveau ses volets) ; balançant sa queue fourchue, il sauta sur ses genoux.
— J’ai une commission pour toi, dit-elle, se penchant pour lui lécher le poil.
Le goût enchanteur de la fourrure de Moisi lui emplit la bouche et la gorge.
Moisi fit le dos rond, ronronnant sous son coup de langue. Pour un chat muté à six pattes, c’était la belle vie.
Jonas se débarrassa de Cordélia le plus vite possible — mais pas assez vite à son goût, car il dut caresser la haridelle dans le sens du poil. Elle pourrait avoir son utilité, le moment venu. Pour finir, il l’avait embrassée au coin de la bouche (ce qui l’avait fait rougir si violemment qu’il craignit de lui avoir provoqué un coup de sang) en lui disant qu’il allait procéder à des vérifications dans l’affaire qui lui causait tant de souci.
— Mais discrètement ! dit-elle, alarmée.
Mais oui, il ferait preuve de discrétion, lui dit-il en la raccompagnant chez elle. Discret était son second prénom. Il savait bien que Cordélia ne serait pas — ne pourrait pas être — rassérénée tant qu’elle ne serait sûre de rien, mais il pressentait que toute l’affaire se résumerait à un simple fantasme. Les adolescentes adoraient dramatiser, non ? Et si la jeune fille voyait que sa tante avait peur de quelque chose, il se pouvait qu’elle fit tout pour alimenter les craintes de sa tantine au lieu de les dissiper.
Cordélia avait fait halte près de la palissade blanche qui séparait son jardin de la route. Le soulagement sublima son expression. Jonas lui trouva l’air d’une mule dont on gratte l’échine avec une brosse en chiendent.
— Ma foi, je n’y avais point pensé… pourtant, c’est probable, n’est-ce pas ?
— Plus que probable, avait renchéri Jonas. N’empêche que je vais examiner ça de près et avec tout le soin requis. Mieux vaut prévenir que guérir.
Il l’embrassa une fois encore au coin de la bouche.
— Et je ne soufflerai mot à ceux de Front de Mer. Pas le moindre.
— Merci à toi, Eldred ! Oh, grand merci à toi !
Et, avant d’entrer en hâte, elle l’avait serré contre elle, pressant ses minuscules seins, durs comme des cailloux, contre sa chemise.
— Peut-être que je dormirai bien cette nuit, après tout !
Elle, peut-être, mais Jonas se demanda si ce serait son cas.
Tête baissée et mains nouées derrière le dos, il gagna l’écurie d’Hookey qui hébergeait son cheval. Un troupeau de gosses remontait en courant l’autre côté de la rue ; deux d’entre eux brandissaient des queues de chien coupées, avec des caillots de sang à leur extrémité.
— Chasseurs du Cercueil ! On est des Grands Chasseurs du Cercueil, pareil que vous ! l’un d’eux apostropha-t-il Jonas avec impudence.
En un éclair, Jonas tira son arme et la braqua sur eux — et un instant, les gamins terrifiés le virent tel qu’en lui-même : l’œil flamboyant, la babine retroussée découvrant ses crocs, Jonas avait tout d’un loup blanc en habit d’homme.
— Circulez, petits salopards ! Circulez avant que je vous fasse sauter hors de vos godasses et que je donne des raisons à vos pères de faire la fête !
D’abord paralysée, la horde hurlante prit ses jambes à son cou. L’un des gamins avait abandonné son trophée derrière lui et la queue du chien gisait sur le trottoir en planches comme un sinistre éventail. Jonas fit la grimace en apercevant la chose, rengaina son arme et, les mains à nouveau dans le dos, continua d’avancer, ayant l’apparence d’un pasteur méditant sur la nature des dieux. Et aux noms de ces mêmes dieux, qu’est-ce qui lui avait pris de défourrailler et de menacer une bande de chenapans ?
La faute à l’énervement, se dit-il. La faute à l’inquiétude.
Il était inquiet, d’accord. Quant aux soupçons de la vieille bique, plate comme une limande, ils l’avaient passablement énervé. (La cause n’avait rien à voir avec Thorin — en ce qui concernait Jonas, Dearborn pouvait bien baiser la fille sur la place publique et à midi tapant, le Jour de la Fête de la Moisson —, mais parce que cela suggérait que Dearborn pouvait l’avoir roulé en d’autres matières.)
Une fois déjà, il s’est faufilé en douce dans ton dos et tu t’es juré qu’il ne t’y reprendrait plus. Mais s’il tringle cette fille, il t’y a repris. Tu ne crois pas ?
Si fait, comme on disait dans la région. Si le gamin avait eu l’impertinence d’entamer une liaison avec la future gueuse du Maire et l’incroyable habileté de ne pas se faire prendre, que devenait là-dedans l’image des trois blancs-becs de l’Intérieur bien embarrassés de situer leur postérieur avec leurs deux mains et une bougie, que Jonas avait complaisamment évoquée ?
On les a sous-estimés une fois déjà et ils nous ont tournés en bourrique devant tout le monde. Je veux pas que ça se reproduise, avait dit Clay.
Est-ce que ça s’était déjà reproduit ? Qu’est-ce que Dearborn et ses amis savaient, en réalité ? Qu’avaient-ils découvert ? Et à qui en avaient-ils parlé ? Si Dearborn avait pu troncher sans se faire prendre la promise du Maire… avait pu en faire accroire regardant quelque chose d’aussi gros à Eldred Jonas… comme à tout le monde…
— Bien le bonjour, sai Jonas, fit Brian Hookey, affichant un large sourire, toutes courbettes dehors devant Jonas, écrasant son sombrero contre son large poitrail de forgeron. Vous plairait-il de goûter le graf nouveau, sai ? Je viens juste d’en recevoir du pressoir et…
— Tout ce que je veux, c’est mon cheval, le coupa Jonas. Amenez-le-moi vite fait et arrêtez ce caquetage.
— Si fait, si fait, messire, trop heureux de vous obliger. Grand merci, sai.
Il s’empressa d’aller faire ce qu’on lui demandait mais ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule pour s’assurer qu’il ne risquait pas de se faire descendre à l’improviste.
Dix minutes plus tard, Jonas chevauchait sur la Grand-Route en direction de l’ouest. Il était démangé par une ridicule, mais non moins forte, envie de lancer sa monture au galop et de laisser derrière lui tout ce fatras d’imbécillité : Thorin le bouc grisonnant, Roland et Susan et leur amour adolescent sans nul doute insipide, Roy et Clay à l’esprit obtus et à la gâchette facile, Rimer et ses ambitions, Cordélia Delgado et ses épouvantables fantasmes si prévisibles : eux deux au creux d’un quelconque vallon boisé où il lui réciterait des vers tandis qu’elle lui tresserait une couronne de fleurs.
Il lui était déjà arrivé de prendre la fuite à cheval quand son intuition le lui soufflait ; très souvent, même. Mais, cette fois, pas question. Il avait juré de se venger de ces morveux, et s’il n’était pas en reste pour briser les serments faits aux autres, il tenait toujours ceux qu’il se faisait à lui-même.
Et puis il fallait prendre John Farson en considération. Si Jonas n’avait jamais parlé à l’Homme de Bien en personne (et n’en avait jamais eu envie ; Farson traînait la réputation d’être un fou dangereux à lubies), il s’était trouvé en rapport avec George Latigo, qui serait probablement à la tête du détachement des hommes de Farson, attendu d’un jour à l’autre. C’était Latigo qui avait engagé à l’origine les Grands Chasseurs du Cercueil, leur versant une énorme avance en liquide (que Jonas n’avait pas encore partagée avec Reynolds et Depape) et leur promettant une part du butin de guerre encore plus considérable si jamais les principales forces de l’Affiliation étaient anéanties dans ou alentour des Monts Shavéd.
Latigo n’avait rien d’une petite pointure, d’accord, mais restait sans comparaison avec celle qui tirait ses ficelles. Et, d’ailleurs, on n’obtenait jamais de forte récompense sans courir de risques. S’ils livraient à bon port chevaux, bœufs, charretées de légumes frais, articles de sellerie, le pétrole et le cristal — surtout le cristal —, tout irait bien. S’ils échouaient dans leur mission, il était plus que vraisemblable que Farson et ses séides joueraient chaque soir au polo avec leurs têtes. C’était là une possibilité, Jonas le savait. Un jour ou l’autre, cette possibilité deviendrait réalité, aucun doute n’était permis. Mais quand sa tête fausserait enfin compagnie à ses épaules, ce divorce ne serait pas provoqué par de doucereux blancs-becs tels que Dearborn et ses amis, quelle que soit leur lignée ancestrale.
Mais s’il entretient une liaison avec la friandise d’automne de Thorin… s’il a été capable de protéger un secret comme celui-là, quels autres secrets a-t-il protégés ? Peut-être qu’il joue aux Castels avec toi.
Si c’était le cas, il n’allait pas y jouer longtemps. La première fois que le jeune Messire Dearborn pointerait son nez au coin de sa Butte, Jonas serait là pour le lui moucher.
Le problème de l’heure était : où se rendre en premier ? Au Bar K pour jeter un coup d’œil trop longtemps différé au cantonnement des garçons ? C’était faisable ; tous trois devaient recenser les chevaux de la Baronnie sur l’Aplomb. Mais ce n’était pas à cause des chevaux qu’il risquait sa tête, hein ? Non, les chevaux n’étaient qu’un petit ajout attractif, aux yeux de l’Homme de Bien.
Jonas dirigea donc sa monture vers Citgo.
Il vérifia d’abord les citernes. Elles étaient comme elles l’avaient toujours été et devaient l’être — alignées en ordre parfait, avec leurs roues neuves prêtes à se mettre en branle au moment voulu et dissimulées par leur nouveau camouflage. Quelques branches de pin qui faisaient écran jaunissaient à la pointe, mais les récentes pluies avaient admirablement contribué à préserver leur verdure. Jonas n’aperçut aucune trace de modification inquiétante.
Il gravit ensuite la colline, suivant le pipeline, avec des arrêts de plus en plus fréquents pour se reposer ; quand il atteignit le portail pourrissant qui séparait la pente du pétroléum, sa patte folle le faisait gravement souffrir. Il examina le portail, fronçant le sourcil en apercevant les taches salissant le barreau du haut. Cela pouvait aussi bien ne rien vouloir dire, mais Jonas imagina qu’on avait pu préférer escalader le portail plutôt que prendre le risque de l’ouvrir et de le faire sortir de ses gonds.
Il passa l’heure qui suivit à déambuler autour des derricks, prêtant une attention soutenue à ceux qui fonctionnaient encore, à l’affût d’un indice. Il découvrit des traces à foison, mais il était impossible (surtout après une semaine particulièrement humide) d’en déduire quoi que ce soit de concluant. Les garçons de l’Intérieur avaient pu venir par ici ; mais aussi bien cette bande de sales mioches de la ville ou même Arthur l’Aîné et son ost de paladins. Cette incertitude mit Jonas d’une humeur massacrante ; Jonas ne supportait l’incertitude que devant le tableau d’une partie de Castels.
Il retourna sur ses pas, ayant dans l’idée de descendre la pente à cheval avant de rentrer en ville. Sa jambe lui faisait un mal de chien et il avait envie d’une boisson forte pour l’apaiser.
À mi-chemin du portail, il aperçut la piste cavalière, envahie de mauvaises herbes, qui reliait Citgo à la Grand-Route et poussa un soupir. Il n’y aurait rien à voir sur ce tronçon de voie, supposa-t-il, mais quitte à avoir poussé jusqu’ici, autant valait finir le boulot.
Au cul le boulot, c’est boire un coup qu’il me faut.
Mais Roland n’était pas le seul à voir parfois son entraînement supplanter ses envies. Jonas soupira encore une fois, se frictionna la jambe, puis retourna vers la double ornière herbeuse du sentier. Où après tout, sembla-t-il, il y avait quelque découverte à faire.
Ça gisait dans l’herbe du fossé, à moins d’une dizaine de pas de l’endroit où l’ancienne voie rejoignait la Grand-Route. D’abord, il ne distingua qu’une forme lisse et blanche dans les broussailles et crut qu’il s’agissait d’un caillou. Puis il aperçut une cavité ronde et noire qui ne pouvait être qu’une orbite. Ce n’était donc pas un caillou, mais bien un crâne.
Jonas s’accroupit en grommelant et pécha la chose, tandis que, dans son dos, les rares derricks vivaces continuaient à couiner et à cogner sourdement. Un crâne de corneille. Il l’avait déjà vu. Enfer, les trois quarts de la ville l’avaient vu, d’après lui. Il appartenait à ce m’as-tu-vu d’Arthur Heath… qui, en bon m’as-tu-vu, avait besoin de petits accessoires.
— C’est ce qu’il appelait la vigie, murmura Jonas. Il l’accrochait parfois au pommeau de sa selle, non ? Et d’autres fois, il le portait en sautoir.
Oui, ce morveux l’avait autour du cou, cette fameuse soirée au Repos des Voyageurs, quand…
Jonas retourna le crâne d’oiseau. Quelque chose cliqueta à l’intérieur comme une dernière pensée. Jonas l’inclina et le secoua sur sa paume : un fragment de chaîne en or en tomba. Le garçon l’avait porté ainsi, la chaîne avait dû se casser, le crâne avait chu dans le fossé et sai Heath ne s’était pas donné la peine de le rechercher. L’idée que quelqu’un pourrait le retrouver ne lui avait probablement pas traversé l’esprit. Les garçons étaient l’insouciance même. Ça tenait du miracle qu’ils deviennent des hommes, au bout du compte.
Même si le visage de Jonas reflétait le calme, tandis qu’il se tenait là agenouillé à examiner le crâne de la vigie, derrière son front que ne creusait aucun pli, il était furieux comme jamais. Ils sont venus rôder par ici, parfait — encore une chose qui l’aurait fait ricaner pas plus tard qu’hier. Il devait présumer qu’ils avaient vu les citernes, camouflage ou pas, et s’il n’avait pas eu la chance de tomber sur ce crâne, il ne l’aurait jamais su avec certitude.
— Quand j’en aurai fini avec eux, leurs orbites seront aussi creuses que les vôtres, Sire Corneille. Je me chargerai moi-même de l’énucléation.
Il allait se débarrasser du crâne quand il se ravisa. Ça pouvait toujours servir. Le tenant à la main, il repartit en quête de son cheval.
Coraline Thorin descendait la Grand-Rue en direction du Repos des Voyageurs, la tête comme une enclume rouillée et le cœur barbouillé. Une heure seulement qu’elle était debout, mais sa gueule de bois était tellement sévère qu’une journée entière lui semblait déjà s’être écoulée. Elle buvait trop ces derniers temps et elle le savait — presque chaque soir, maintenant —, tout en faisant très attention de ne point boire plus d’un coup ou deux (et toujours de petits coups) en présence d’autrui. Jusqu’alors, elle pensait n’avoir éveillé les soupçons de personne. Et tant qu’on ne la soupçonnerait point, elle persisterait, supposait-elle. Comment supporter autrement son abruti de frère ? Et cette ville d’abrutis ? Et, bien entendu, de savoir que tous les rancheros de l’Association du Cavalier, plus une bonne moitié des grands propriétaires terriens, étaient des traîtres ?
— Au cul l’Affiliation ! chuchota-t-elle. Un tiens vaut mieux…
Mais tenait-elle vraiment quelque chose ? Un seul d’entre eux était-il dans ce cas de figure ? Farson tiendrait-il ses promesses — promesses faites par un dénommé Latigo et transmises par l’impayable Kimba Rimer ? Coraline nourrissait des doutes ; les despotes savaient fort à propos oublier leurs promesses et ce que vous teniez dans la main avait une fâcheuse propension à vous becqueter les doigts et à vous chier dans la paume avant de s’envoler au loin[9]. Bien que cela n’eût plus aucune importance à présent, elle avait creusé son trou. D’ailleurs, les gens auraient toujours envie de boire, de jouer et de baiser, sans se soucier plus que ça devant qui ils pliaient le genou ou au nom de qui on percevait l’impôt.
Toutefois, quand ce vieux démon de la conscience élevait la voix, quelques verres aidaient à lui couper le sifflet.
Elle fit halte devant le Salon de Pompes Funèbres Craven et regarda au bout de la rue les gamins juchés sur leurs échelles accrocher en riant des lanternes de papier à de hauts mâts ou aux avant-toits des maisons. Allumées la nuit de la Fête de la Moisson, elles barioleraient la Grand-Rue d’Hambry d’une centaine de douces taches de lumière qui entreraient en conflit entre elles.
Un instant, Coraline se souvint de l’enfant qu’elle avait été, celle qui regardait, émerveillée, les lampions de couleur, qui écoutait les cris et le fracas du feu d’artifice, les flonflons du bal qui s’échappaient du Cœur Vert, tandis que son père lui tenait la main, d’un côté… et son grand frère Hart, de l’autre. Hart qui, dans sa mémoire, portait fièrement sa première paire de pantalons, ce jour-là.
La nostalgie l’envahit : de douceur d’abord, d’amertume ensuite. L’enfant était devenue en grandissant une femme au teint jaunâtre, patronne de saloon et de bordel (pour ne rien dire de la propriété d’un grand nombre de terres le long de l’Aplomb), une femme dont le dernier compagnon de lit n’était autre que le Chancelier de son frère, une femme, ces jours, dont le principal objectif sitôt levée était d’écluser un petit remontant le plus tôt possible, histoire de soigner le mal par le mal. Comment, exactement, les choses avaient-elles tourné ainsi ? Cette femme, par les yeux de laquelle elle se voyait, était la dernière personne que la fillette qu’elle avait été aurait rêvé de devenir.
— Où ai-je fait fausse route ? se demanda-t-elle, avant d’éclater de rire. Oh, cher homme appelé Jésus, où donc cette agnelle égarée a-t-elle pris le mauvais chemin ? Faut-il dire alléluia ?
En entendant sa voix si semblable à celle de la prédicatrice itinérante qui avait traversé la ville l’année passée — Pittston, c’était son nom, Sylvia Pittston —, elle éclata de rire de plus belle, mais cette fois presque de bon cœur. Elle repartit vers le Repos de meilleur gré.
Sheemie était dehors, soignant ce qui restait de ses dauphinelles. Il lui fit signe de la main en lui criant une salutation. Elle lui rendit salutation et signe de la main. Un brave garçon, ce Sheemie, et bien qu’elle eût trouvé facilement à le remplacer, elle était contente que Depape ne l’ait pas tué.
Le bar quasiment vide était brillamment éclairé, tous les brûleurs à gaz flamboyaient comme un seul. L’endroit était aussi propre qu’un sou neuf. Sheemie avait dû vider les crachoirs, mais Coraline pressentait que c’était la femme rondelette derrière le bar qui s’était chargée de tout le reste. Le maquillage n’arrivait plus à dissimuler la complexion cireuse de cette femme ni ses orbites creuses ni son cou se fripant à vue d’œil (observer cette peau de lézard sur le cou d’une femme avait toujours fait frissonner Coraline intérieurement).
Pettie le Trottin tenait le bar sous le regard vitreux du Gai Luron et, si on l’y autorisait, elle camperait à cette place jusqu’à l’arrivée de Stanley qui l’en chasserait. Si Pettie n’avait point formulé à haute voix ses desiderata à Coraline — pas folle, la guêpe —, elle les avait laissé clairement entendre. Ses jours de putasserie étant comptés, elle désirait désespérément se reconvertir en barmaid. Il y avait eu un précédent, Coraline le savait — une femme avait tenu le bar des Arbres de la Forêt à Passage du Fleuve et une autre, celui du Glencove, à Tavares, plus haut sur la côte, jusqu’à ce qu’elle meure de la vérole. Ce que Pettie refusait de voir, c’était que Stanley Ruiz avait quinze ans de moins qu’elle et était en bien meilleure santé. Il servirait encore des verres sous le Gai Luron que Pettie pourrirait (et ne trottinerait plus) dans la fosse commune depuis une paie.
— Bonne nuitée, sai Thorin, dit Pettie.
Et, avant que Coraline ait eu le temps d’ouvrir la bouche, la pute avait posé un petit verre sur le bar et l’avait rempli à ras bord de whiskey. Coraline le fixa d’un air chagrin. Tout le monde était donc au courant ?
— J’ai pas envie de ça, fit-elle d’un ton sec. Pourquoi, au nom de l’Aîné, en aurais-je envie ? Le soleil n’est même pas couché ! Reverse-le dans la bouteille, au nom de ton père, et puis sors d’ici. À qui espères-tu donner à boire à cinq heures de l’après-midi ? Aux fantômes ?
Pettie fit une figure d’un pied de long ; son épaisse couche de fard parut se craqueler pour le coup. Elle s’empara de l’entonnoir derrière le bar, l’introduisit dans le col de la bouteille et y reversa le whiskey qu’elle venait de servir. Une partie, malgré l’entonnoir, se répandit sur le bar ; ses mains boudinées (dépouillées de bagues à présent, elle les avait troquées contre de la nourriture dans le magasin général d’en face, depuis longtemps) avaient la tremblote.
— Excusez-moi, sai. Si fait. Je voulais seulement…
— Je me moque de ce que tu voulais seulement, dit Coraline, avant de tourner ses yeux injectés de sang vers Sheb qui, assis devant le piano, n’avait cessé de feuilleter une vieille partition. Il regardait maintenant en direction du bar, bouche bée.
— Et toi, qu’est-ce que tu fixes comme ça, espèce de crapaud ?
— Rien, sai Thorin. Je…
— Alors va voir ailleurs si j’y suis. Et emmène cette truie avec toi. Pourquoi tu la ferais pas reluire un peu ? Ça lui ferait du bien à la peau, et à la tienne aussi par-dessus le marché.
— Je…
— Du vent ! Z’êtes sourds ou quoi ? Tous les deux !
Pettie et Sheb se replièrent vers la cuisine au lieu des logettes du premier étage. Mais ça ne faisait aucune différence pour Coraline. Pour sa part, ils pouvaient bien aller au diable. N’importe où, loin de sa migraine.
Elle passa derrière le bar et jaugea la situation. Deux hommes jouaient aux cartes là-bas dans le coin, sous l’œil de cette carne de Reynolds qui sirotait une bière. Un autre client se tenait à l’extrémité du bar, le regard vague, perdu dans son univers intérieur. Personne ne faisait particulièrement attention à sai Coraline Thorin. Et même si c’était le cas, quelle importance ? Si Pettie était au courant, ils l’étaient tous.
Elle trempa son doigt dans la flaque de whiskey sur le bar, puis le suça, le retrempa, puis le resuça. Elle s’empara de la bouteille, mais avant d’avoir pu se verser une rasade, une monstruosité aux yeux vert-de-gris et aux pattes d’araignée sauta, crachant et sifflant, sur le bar. Coraline recula en poussant un cri perçant et lâcha la bouteille de whiskey qui, par miracle… ne se brisa ni n’explosa à ses pieds. Un instant, en revanche, elle crut bien que sa tête allait exploser, que son cerveau enflé, sous le coup de ses élancements, allait lui fendre le crâne en deux comme une coquille d’œuf pourri. La table des joueurs de cartes se renversa avec fracas quand ils se levèrent en sursaut. Quant à Reynolds, il avait dégainé son arme.
— Nenni, dit-elle d’une voix tremblante qu’elle eut du mal à reconnaître.
Elle avait des éblouissements et son cœur s’était emballé. On pouvait mourir de frayeur, venait-elle de comprendre.
— Nenni, Messires, tout va bien.
Le monstre à six pattes trônant sur le bar ouvrit sa gueule, découvrant ses crocs acérés, et cracha à nouveau.
Coraline se pencha (et, ce faisant, elle fut à nouveau persuadée que sa tête allait éclater), récupéra la bouteille et, voyant qu’elle était encore au quart pleine, but directement au goulot, sans plus se soucier si on la regardait ni de ce qu’on pouvait en penser.
Comme s’il avait saisi son état d’esprit, Moisi se remit à cracher. Cet après-midi, il portait un collier rouge qui, échouant à l’égayer, lui donnait un aspect sinistre. Un morceau de papier blanc y était glissé.
— Voulez que je le descende ? demanda une voix traînante. Je peux, si vous voulez. Si je le plombe, y lui restera plus que les griffes.
C’était Jonas : il se tenait à l’intérieur du saloon, devant les portes battantes. Et, bien qu’il eût à peine l’air moins mal en point qu’elle ne se sentait intérieurement, Coraline n’eut pas le moindre doute qu’il ferait ce qu’il venait de dire.
— Nenni. La vieille mégère nous transformerait en sauterelles ou je ne sais quoi, si jamais on lui tuait son compagnon.
— Quelle mégère ? demanda Jonas, qui traversa la pièce.
— Rhéa Dubativo. Rhéa du Cöos, on l’appelle.
— Ah, la sorcière. Pas la mégère.
— Elle est les deux.
Jonas caressa l’échine du chat. Ce dernier se laissa cajoler, fit même le dos rond. Mais Jonas ne le caressa pas deux fois : son poil était d’une viscosité déplaisante au toucher.
— Vous verriez un inconvénient à partager ça ? demanda-t-il en désignant la bouteille de la tête. Il est encore tôt, mais ma jambe me fait un mal de diable dégoûté du péché.
— Vous, c’est la jambe, moi, c’est la tête. Peu importe qu’il soit tôt ou tard. C’est la maison qui invite.
Jonas haussa ses blancs sourcils.
— Estimons-nous heureux, et à la bonne vôtre, ma goujate.
Coraline tendit la main vers Moisi, qui cracha mais la laissa retirer le billet de son collier. Elle l’ouvrit et lut les sept mots qui y étaient inscrits :
J’peux voir ? demanda Jonas.
Avec le premier verre descendu, qui lui réchauffait les entrailles, le monde avait bien meilleure mine.
— Pourquoi pas ? fit-elle, lui tendant le billet.
Jonas y jeta un œil et le lui rendit. Il avait presque oublié Rhéa et ça, il n’aurait pas dû. Ah, mais c’était dur de se souvenir de tout, non pas ? Dernièrement, Jonas se faisait l’effet moins d’un homme de main que d’un cuisinier essayant de servir les neuf plats d’un dîner d’apparat en même temps. Par bonheur, la vieille taupe s’était rappelée à son bon souvenir. Les dieux bénissent son gosier en pente. Et le sien, puisqu’il l’avait amené ici pile au bon moment.
— Sheemie ! brailla Coraline.
Elle aussi constatait l’œuvre du whiskey ; pour un peu, elle se serait sentie humaine à nouveau. Elle se demandait même si Eldred Jonas serait partant pour une soirée de débauche avec la sœur du Maire… que ne ferait-on point pour accélérer les heures ?
Sheemie entra en écartant les portes battantes, les mains noires de terre, sa sombrera rose tressautant dans son dos au bout de sa cuerda.
— Si fait, Coraline Thorin ! Me voici !
Elle regarda derrière lui, évaluant le ciel. Pas ce soir, pas même pour Rhéa ; elle n’enverrait point Sheemie là-haut, à la nuit tombée. Affaire classée.
— Non, ce n’est rien, lui dit-elle d’une voix plus douce qu’à l’accoutumée. Retourne t’occuper de tes fleurs et veille à bien les couvrir. Il va geler.
Retournant le billet de Rhéa, elle y gribouilla un seul mot :
Cela fait, elle le confia à Jonas.
— Fourrez-le sous le collier de cette infection pour moi, vous voulez bien ? Je ne veux plus y toucher.
Jonas fit ce qu’on lui avait demandé. Le chat les gratifia d’un dernier regard vert féroce puis, sautant du bar, disparut en se faufilant sous les battants de la porte.
— Le temps presse, fit Coraline.
Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle entendait par là, mais Jonas opina comme s’il la comprenait parfaitement.
— Ça vous plairait de monter avec une crypto-alcoolo ? J’paie pas beaucoup de mine, mais j’peux encore faire le grand écart sur un lit sans rester raide comme une planche.
Après avoir examiné la proposition, il acquiesça, l’œil égrillard. Celle-ci était aussi mince que Cordélia Delgado… mais aucune comparaison ! Quelle différence !
— D’accord.
— J’ai la réputation de point mâcher mes mots, j’aime autant vous prévenir.
— Gente dame, je serai tout ouïe.
Elle sourit. Son mal de tête avait disparu.
— Si fait. Je n’en doute mie.
— Accordez-moi un instant. Bougez pas.
Il rejoignit Reynolds.
— Prends-toi une chaise, Eldred.
— Non. Une dame attend après moi.
Reynolds jeta un bref coup d’œil vers le bar.
— Plaisante pas.
— Question dames, je ne plaisante jamais, Clay. Écoute-moi bien, maintenant.
Reynolds s’avança sur son siège, le regard attentif. Jonas fut soulagé de ne pas avoir affaire à Depape. Roy faisait ce qu’on lui demandait et assez bien, d’habitude. Seulement, il fallait tout lui expliquer plutôt deux fois qu’une.
— Va trouver Lengyll, fit-il. Dis-lui qu’il nous faut une douzaine d’hommes — pas moins de dix au pire — là-bas au pétroléum. Des bons qui la ramènent pas, savent garder profil bas et referment pas le piège trop tôt dans une embuscade, si embuscade il y a. Dis-lui que je veux que Brian Hookey prenne le commandement. Il a la tête froide, on ne saurait en dire autant de la plupart de ces pauvres bougres.
Les yeux de Reynolds brûlaient de contentement.
— Tu t’attends que les mioches… ?
— Ils sont déjà allés là-bas une fois, peut-être qu’ils y retourneront. S’ils s’y risquent, il faudra les prendre entre deux feux et les liquider. Sur-le-champ, sans sommation. Tu as compris ?
— Ouair ! Et qu’est-ce qu’on racontera ensuite ?
— Ben, qu’ils en avaient après le pétrole et les citernes, fit Jonas avec un sourire oblique. Qu’ils voulaient les livrer à Far-son par le biais de complices inconnus à leur botte. La ville nous portera en triomphe par les rues. Vienne la Moisson. On nous fêtera comme ceux qui auront débusqué et éradiqué les traîtres. Où est Roy ?
— Il est retourné à la Roche Suspendue. Je l’ai vu à midi. Il m’a dit qu’ils arrivent, Eldred ; que lorsque le vent vire à l’est, il perçoit l’approche des chevaux.
— Peut-être n’entend-il que ce qu’il désire entendre.
Mais Jonas soupçonnait que Depape avait raison. L’humeur de Jonas, qui touchait le fond quand il était entré au Repos des Voyageurs, avait effectué un rétablissement spectaculaire.
— Que ces morveux viennent ou pas, on va bientôt déplacer les citernes. La nuit, deux par deux, comme les animaux de l’Arche du Vieux Pa.
Cette idée le fit se bidonner.
— Mais on en laissera quelques-unes, hein ? Comme le bout de fromage dans une souricière.
— Suppose que les souris viennent pas ?
Jonas haussa les épaules.
— On fera autrement. J’entends bien les titiller un peu plus demain. Je veux les mettre en colère, leur brouiller les idées. Va maintenant t’occuper de ce que je t’ai dit. Une dame m’attend là-bas.
— Je préfère que ça soit toi que moi, Eldred.
Jonas approuva. Il devinait que dans une demi-heure, il aurait complètement oublié sa patte folle et les douleurs qu’elle lui occasionnait.
— T’as raison, fit-il. Elle ferait qu’une bouchée de toi.
Il revint au bar, où Coraline l’attendait, les bras croisés. Elle les décroisa et lui saisit les deux mains. Elle posa la droite sur son sein gauche. Le bout du téton se dressa tout dur sous les doigts de Jonas. Puis Coraline, enfonçant l’index de la main gauche de Jonas dans sa bouche, le mordit légèrement.
— On emporte la bouteille ? demanda Jonas.
— Pourquoi pas ? répondit Coraline Thorin.
Si elle s’était endormie soûle comme c’était devenu son habitude, depuis ces derniers mois, le grincement des ressorts du sommier ne l’aurait pas réveillée — l’explosion d’une bombe n’y serait point arrivée. Mais ils avaient eu beau emporter la bouteille, qui trônait maintenant sur la table de nuit de sa chambre au Repos (qui était à elle seule trois fois plus grande que les logettes des putes réunies), le niveau du whiskey était toujours le même. Elle avait mal dans tout le corps, mais les idées claires ; le sexe avait au moins ça de bon.
Jonas, à la fenêtre, regardait dehors les premières traînées de la grisaille de l’aube en renfilant son pantalon. Son dos nu était couvert de cicatrices en croisillon. Elle songea à lui demander qui lui avait administré de tels coups de fouet et comment il avait pu y survivre, puis décida qu’elle ferait mieux de se taire.
— Où tu vas ? fit-elle.
— Je crois que je vais commencer par me dénicher de la peinture — n’importe quelle couleur fera l’affaire — et un corniaud encore en possession de sa queue. La suite, sai, je pense que vous aimeriez mieux ne pas la connaître.
— Très bien.
Elle se recoucha et remonta les couvertures sous son menton. Elle avait l’impression qu’elle pourrait dormir une semaine d’affilée.
Jonas enfila ses bottes et gagna la porte, bouclant sa ceinture. La main sur la poignée, il marqua un temps. Elle le regarda de ses yeux tirant sur le gris, que le sommeil fermait déjà à moitié.
— J’ai jamais connu mieux, fit Jonas.
Coraline sourit.
— Tu l’as dit, mon goujat, fit-elle. Moi non plus.
Roland, Cuthbert et Alain sortirent sur le porche du baraquement du Bar K, environ deux heures après que Jonas eut quitté la chambre de Coraline au Repos des Voyageurs. Le soleil était alors bien au-dessus de l’horizon. Ils n’étaient pas des lève-tard de nature, mais Cuthbert résuma la chose ainsi :
— Il nous faut maintenir une certaine image du Monde de l’Intérieur. En nous montrant non pas fainéants, mais nonchalants.
Roland s’étira, écartant les bras vers le ciel en un large Y, puis, se baissant, toucha la pointe de ses bottes. Cela lui fit craquer la colonne vertébrale.
— Je déteste ce bruit, dit Alain.
Il avait l’air morose et mal réveillé. En fait, il avait eu le sommeil troublé par de drôles de rêves prémonitoires toute la nuit — des trois, lui seul se trouvait en proie à ce phénomène. À cause du shining, peut-être, qui, chez lui, avait toujours été développé.
— C’est pour ça qu’il le fait, dit Cuthbert, frappant sur l’épaule d’Alain. Haut les cœurs, mon vieux ! T’es bien trop beau pour déprimer.
Roland se redressa et ils traversèrent la cour poussiéreuse en direction des écuries. À mi-chemin, il s’arrêta si brusquement qu’Alain faillit lui heurter le dos. Roland avait les yeux tournés vers l’est.
— Oh, fit-il d’une drôle de voix stupéfaite. (Il sourit même un peu.)
— Oh ? lui fit écho Cuthbert. Oh quoi, grand chef ? ô joie, je verrai tantôt ma dame parfumée, ou bien oh crotte, faut que je bosse avec mes malodorants compagnons toute la sainte journée ?
Alain fixait le bout de ses bottes : neuves et désagréables à porter à leur départ de Gilead, elles étaient maintenant craquelées d’avoir traîné sur toutes les pistes, le talon un peu éculé, et aussi confortables que des bottes de travail pouvaient l’être. Les regarder valait mieux que de regarder ses amis, pour l’instant. Les railleries de Cuthbert avaient toujours un petit côté tranchant, ces jours ; son sens de toujours de la plaisanterie avait cédé à la place à quelque chose de déplaisant et de mesquin. Alain s’attendait à tout moment à ce que l’un des quolibets de Cuthbert ne fasse exploser Roland, comme la gerbe d’étincelles qu’un silex tire d’un morceau d’acier, qui l’étendrait raide sur la place d’un coup de poing. En un sens, Alain le souhaitait presque. Ça allégerait l’atmosphère.
Mais pas celle de ce matin.
— Oh, simplement oh, fit Roland d’un ton conciliant.
Il se remit en marche.
— J’implore ton pardon, car je sais que tu ne veux plus en entendre parler, mais je dirais encore un mot au sujet des pigeons, fit Cuthbert, tandis qu’ils sellaient leurs montures. Je crois toujours que ce message…
— Je vais te promettre quelque chose, dit Roland avec un sourire.
Cuthbert l’observa avec méfiance.
— Si fait ?
— Si tu veux toujours expédier un message demain matin par la voie des ailes, eh bien on le fera. On enverra le pigeon que tu choisiras dans l’ouest vers Gilead, porteur d’un message de ton cru attaché à sa patte. Qu’est-ce que t’en dis, Arthur Heath ? Ça te va ?
Cuthbert le fixa un instant d’un air suspicieux qui serra le cœur d’Alain. Puis il rendit son sourire à Roland.
— Ça me va, dit-il. Merci.
Là-dessus, Roland dit quelque chose dont l’étrangeté frappa Alain et fit résonner sa corde presciente d’un frisson d’inquiétude.
— Attends avant de me dire merci.
— Je veux point aller là-haut, sai Thorin, dit Sheemie.
Une expression inhabituelle creusait son visage lisse en temps normal — une grimace craintive trahissant une certaine agitation.
— C’est une dame qu’elle fait peur, peur comme on meurt, si fait. Elle a une verrue, juste là.
Il se toucha le bout du nez, qu’il avait petit, fait au moule et sans protubérance.
Coraline, qui hier encore lui aurait arraché la tête avec les dents en le voyant manifester autant d’hésitation, se montrait d’une patience peu coutumière.
— Ce n’est que trop vrai, dit-elle. Mais, Sheemie, elle te réclame spécialement et elle donne des pourboires. Tu sais ça, et des bons.
— Ça me fera une belle jambe si elle me change en pou, dit Sheemie d’un ton grognon. Pour un pou, un sou c’est point un sou.
Néanmoins, il se laissa mener là où Caprichoso, le mulet de l’auberge, était à l’attache. Barkie l’avait chargé de deux petits fûts. L’un, plein de sable, servait de contrepoids. L’autre contenait le graf nouveau pour lequel Rhéa avait un penchant.
— Le Jour de Fête approche, fit Coraline gaiement. C’est même pas dans trois semaines.
— Si fait.
Sheemie parut rasséréné à cette nouvelle. Il aimait les Jours de Fête à la folie — les lumières, les pétards, les bals, les jeux, les rires. Pendant les Jours de Fête, tout le monde était content et ne lui lançait plus de méchancetés.
— Si un jeune homme a des sous dans sa poche, il se paiera du bon temps à la Fête, c’est sûr, dit Coraline.
— Oui, ça, c’est bien vrai, sai Thorin.
Sheemie avait l’air de quelqu’un qui venait de découvrir l’un des grands principes de l’existence.
— Si fait, vrai de vrai.
Coraline mit le licou de Caprichoso dans la main de Sheemie et lui referma les doigts dessus.
— Bon voyage, mon garçon. Sois poli avec la vieille chouette, fais-lui ton plus beau salut… et arrange-toi pour redescendre de là-haut avant qu’il fasse noir.
— Si fait, bien avant, dit Sheemie qui, à l’idée de se trouver sur le Cöos après la tombée de la nuit, ne put s’empêcher de frissonner. Bien avant, aussi sûr qu’y faut casser des œufs pour faire une omelette.
— T’es un bon garçon.
Coraline le regarda s’éloigner. Sa sombrera rose enfoncée sur le crâne, il menait le vieux mulet grincheux par le licou et quand il disparut derrière le sommet de la première pente douce, elle répéta :
— T’es un bon garçon, va.
Jonas, posté au flanc d’une crête, à plat ventre dans l’herbe haute, laissa passer une heure après le départ des morveux du Bar K. Il gagna alors le haut de la crête à cheval et les distingua sous la forme de trois petits points sur la pente brune à une bonne lieue et demie de là. Attelés à leur tâche quotidienne. Aucun signe qu’ils soupçonnassent quoi que ce fût. S’ils étaient plus malins qu’il ne l’avait supposé tout d’abord… en aucun cas pas autant qu’ils se l’imaginaient.
Il s’approcha jusqu’à cinq cents mètres du Bar K — qui, l’écurie et le baraquement mis à part, n’était plus qu’une carcasse calcinée sous le soleil éclatant de ce début d’automne — et attacha sa monture dans un hallier de peupliers qui entourait la source du ranch. Les garçons y avaient étendu du linge à sécher. Jonas dépendit pantalons et chemises des branches basses auxquelles on les avait accrochés, les mit en tas, pissa dessus, puis rejoignit son cheval.
L’animal frappa le sol d’un sabot énergique quand Jonas tira la queue du chien de l’une de ses sacoches de selle, comme s’il voulait signifier par là « bon débarras ». Jonas n’aurait pas demandé mieux lui aussi que d’en être débarrassé. Elle commençait à répandre un arôme facilement reconnaissable. De l’autre sacoche, il tira un petit pot de peinture rouge et un pinceau. Il les avait obtenus du fils aîné de Brian Hookey, qui s’occupait aujourd’hui de l’écurie de louage. De son côté, sai Hookey devait sans doute être à Citgo à l’heure qu’il était.
Jonas gagna le baraquement sans faire l’effort de se cacher… quoique pas grand-chose le lui eût permis. Il n’y avait d’ailleurs personne de qui se cacher, maintenant que les gamins étaient loin.
L’un d’eux avait abandonné un vrai livre — Homélies et Méditations de Mercer — sur le siège d’un rocking-chair, sur le porche. Les livres étaient des objets d’une exquise rareté dans l’Entre-Deux-Mondes, en particulier plus on voyageait loin du centre. C’était le premier, à l’exception des quelques volumes conservés à Front de Mer, que Jonas voyait depuis son arrivée à Mejis. Il l’ouvrit et lut ceci, écrit d’une main féminine assurée :À mon très cher fils, de la part de sa MÈRE qui l’aime. Jonas déchira la page, ouvrit le pot de peinture où il trempa ses deux derniers doigts. Il barra le mot MÈRE, puis l’ongle de son petit doigt faisant office de plume, il traça au-dessus le mot PUTE. Il accrocha la feuille à un clou rouillé où il était sûr qu’on ne manquerait pas de la voir, puis déchira le livre en mille morceaux qu’il foula aux pieds. Auquel des garçons avait-il appartenu ? Il espéra que c’était à Dearborn, mais ça n’avait pas grande importance.
La première chose que remarqua Jonas en entrant, ce fut les pigeons, roucoulant dans leurs cages. Il avait imaginé qu’ils devaient utiliser un hélio pour envoyer leurs messages, mais pas des pigeons ! Morbleu ! C’était tellement plus finaud !
— Je reviens m’occuper de vous dans quelques minutes, leur dit-il. Soyez patients, mes amours ; picorez et chiez à gogo, tant que vous le pouvez encore.
Il regarda autour de lui avec une certaine curiosité, le doux roucoulis des pigeons lui berçant l’oreille. Des gars ou des seigneurs ? avait demandé Roy au vieux de Ritzy. Et le vieillard lui avait dit les deux, peut-être bien. Des gars propres sur eux, en tout cas, à en juger par l’ordre qui régnait dans les lieux, songea Jonas. Bonne éducation. Trois couchettes, toutes, le lit fait. Trois tas d’affaires personnelles au pied de chaque, impeccablement empilées. Dans chaque tas, il trouva le portrait d’une mère — oh, quels bons fils ils faisaient ! — et dans l’un d’eux, celui des deux parents. Il avait espéré découvrir des noms, peut-être de quelconques papiers (et même des lettres d’amour de cette fille, qui sait ?), mais non, rien de cette sorte. Gars ou seigneurs, ils étaient plutôt prudents. Jonas retira les portraits de leurs cadres et les déchiqueta. Il éparpilla ensuite leurs effets à tout vent, détruisant ce qu’il pouvait dans le temps limité qui lui était imparti. Tombant sur un mouchoir de lin dans la poche d’un pantalon habillé, il y vida son nez avant de l’étendre scrupuleusement sur les bottes d’apparat de son propriétaire de façon à bien mettre en valeur sa traînée de morve verdâtre. Quoi de plus insupportable — de plus déstabilisant — que de rentrer chez soi après une journée de dur labeur à pointer du bétail et de trouver la morve d’un inconnu sur l’un de vos effets personnels ?
Les pigeons s’agitaient, à présent ; bien en peine de criailler comme des geais ou des corneilles, ils n’en essayèrent pas moins de voleter loin de lui quand il ouvrit leurs cages. Tout cela en vain, évidemment. Il les prit un par un et leur tordit le cou. Pour parachever ce haut fait, Jonas fourra un oiseau mort sous l’oreiller de crin de chacun des garçons.
Sous l’un d’eux, il découvrit en prime un stock de bandelettes de papier et un stylo à réservoir qui devaient servir à n’en pas douter à la confection des messages. Il brisa le stylo et le lança à travers la pièce. Mais empocha les bandelettes. Le papier, ça pouvait toujours servir.
Le sort des pigeons réglé, on s’entendait mieux. Jonas se mit à arpenter le plancher de long en large, tendant l’oreille.
Quand Alain le rejoignit au galop, Roland ignora la figure blême et hagarde de son ami, comme ses yeux brûlant d’effroi.
— J’en ai dénombré trente et un de mon côté, fit-il. Ils portaient tous la marque de la Baronnie, couronne et écusson inclus. Et toi ?
— Il faut qu’on rentre, dit Alain. Quelque chose ne tourne pas rond. C’est le shining. Je ne l’ai jamais ressenti aussi fortement.
— Quel est ton compte ? insista Roland.
Il y avait des moments — celui-ci en était un — où il jugeait le don de shining d’Alain plus fâcheux qu’utile.
— Quarante. Ou quarante et un, j’ai oublié. Mais qu’est-ce que ça fait ? Ils ont déplacé ceux qu’ils ne veulent pas nous voir compter. Tu m’as pas entendu, Roland ? Il faut qu’on rentre ! Quelque chose cloche ! Quelque chose cloche au campement !
Roland jeta un coup d’œil à Bert, qui chevauchait paisiblement à cinq cents mètres de là. Puis il regarda à nouveau Alain, le sourcil levé en une interrogation muette.
— Bert ? Il n’a jamais été sensible au shining — tu le sais bien. Moi, je le suis. Ça aussi, tu le sais ! Roland, je t’en prie ! Qui que ce soit, il va voir les pigeons ! Peut-être même trouver nos armes !
Alain, si flegmatique en temps normal, en pleurait presque.
— Si tu ne veux pas t’en retourner avec moi, donne-moi au moins la permission de rentrer ! Donne-moi la permission, Roland, pour l’amour de ton père !
— Pour l’amour du tien, je n’en ferai rien, répondit Roland. Mon chiffre est trente et un, le tien, quarante. Oui, on va dire quarante. Quarante, c’est un bon chiffre ; aussi bon qu’un autre, j’intuite. Maintenant, on va changer de côté et recompter.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? chuchota presque Alain.
Il regardait Roland comme si ce dernier était devenu fou.
— Rien.
— Tu le savais ! Tu étais au courant quand on est partis ce matin !
— Oh, il se pourrait que j’aie aperçu quelque chose, dit Roland. Un reflet, peut-être, mais… tu me fais confiance, Al ? C’est tout ce qui importe, je crois. Est-ce que tu me fais confiance ou bien crois-tu que j’aie perdu l’esprit en même temps que mon cœur ? Comme il le croit, lui ?
Il indiqua d’un violent coup de tête la direction de Cuthbert. Roland fixait Alain, un léger sourire aux lèvres, mais le regard lointain et implacable — le regard bleu horizon de Roland. Alain se demanda si Susan Delgado lui avait déjà vu cette expression et, si oui, qu’est-ce qu’elle en avait conclu ?
— Je te fais confiance.
Mais Alain nageait dans une telle confusion qu’il ne savait plus si c’était un mensonge ou bien la vérité.
— Bon. Alors change de côté avec moi. Mon chiffre est trente et un, n’oublie pas.
— Trente et un, acquiesça Alain.
Levant les mains, il les laissa retomber sur ses cuisses qu’il claqua si sèchement que sa monture, flegmatique d’ordinaire, coucha les oreilles et dansota un tantinet sous lui.
— Trente et un, répéta-t-il.
— Je crois qu’on pourra rentrer plus tôt aujourd’hui, si ça doit te faire plaisir, dit Roland avant de s’éloigner sur son cheval.
Alain le suivit des yeux. Il s’était toujours demandé ce que Roland avait dans la tête, mais jamais autant qu’à présent.
Crac. Crac-crac.
Jonas entendit enfin ce qu’il avait guetté vainement, et cela juste à l’instant où il allait abandonner ses recherches. Il s’était attendu à découvrir leur planque un peu plus près de leurs lits, mais ils n’étaient pas nés de la dernière pluie, parfait.
Posant un genou à terre, il souleva avec la lame de son couteau la latte qui avait craqué sous son pas. Il y avait en dessous trois baluchons de cotonnade. Ces lambeaux de chiffon étaient humides au toucher et fleuraient bon l’huile d’arme à feu. Jonas sortit les paquets et les défit, curieux de voir la sorte de calibre que ces jeunots trimbalaient avec eux. La réponse était banale, mais pouvait servir. Deux des baluchons contenaient de simples revolvers à cinq coups, du modèle qu’on appelle (pour une raison inconnue de moi) des « dépeceurs ». Le troisième, en revanche, contenait deux six-coups de meilleure qualité que les susnommés « dépeceurs ». En fait, le cœur de Jonas cessa de battre un instant, ce dernier croyant avoir mis la main sur les gros revolvers d’un pistolero — canons d’authentique acier bleui, crosses de santal, âmes aussi larges que des puits de mine. De telles armes, il n’aurait pas pu les abandonner là, quel qu’en soit le coût pour ses plans. Remarquer que leurs crosses n’étaient pas incrustées mais uniformes fut donc un soulagement pour lui. On ne recherche jamais consciemment la déception, mais elle a le don extraordinaire de vous remettre les idées d’aplomb.
Après avoir réenveloppé les armes, il les remit en place, ainsi que la lame du plancher. Une bande de vandales tarés de la ville pouvait toujours venir ici et saccager le baraquement laissé sans surveillance, éparpillant à tout va ce qu’ils n’avaient pu mettre en pièces, mais découvrir une cachette comme celle-là ? Non, fiston. Jamais de la vie.
Tu penses vraiment qu’ils vont croire que ce sont des hooligans de la ville qui ont fait ça ?
Ça se pouvait ; ce n’était pas parce qu’il les avait sous-estimés au départ qu’il devait maintenant tourner casaque et les surestimer. Et il avait le luxe de ne pas avoir à s’en inquiéter. Dans un cas comme dans l’autre, la chose les mettrait en colère. Assez en colère pour leur faire contourner à fond de train leur Butte, peut-être bien. Leur faire jeter toute précaution aux quatre vents… et récolter la tempête.
Jonas fourra la queue de chien sectionnée dans l’une des cages à pigeon, dont elle dépassait comme un énorme plumet moqueur. Avec la peinture, il écrivit des graffitis d’une puérilité charmante comme :
ou encore :
sur les murs, avant de quitter les lieux. Il s’attarda un instant sur le porche pour s’assurer qu’il avait encore le Bar K à lui tout seul. Et bien sûr qu’il l’avait. Cependant, un centième de seconde ou deux, vers la fin, il avait ressenti un léger malaise — presque comme si quelqu’un avait flairé sa présence. Par le biais d’une sorte de don de télépathie propre au Monde de l’Intérieur, peut-être.
Ça existe, et tu connais. Le shining, on appelle ça.
Si fait, mais seuls s’en servaient les pistoleros, les artistes et les fous à lier. Pas les petits garçons, qu’ils soient simples gars ou seigneurs.
Jonas alla néanmoins retrouver son cheval au trot ou presque, l’enfourcha et prit le chemin de la ville. Les choses atteignaient leur point d’ébullition et il y avait encore fort à faire avant que la pleine Lune du Démon ne monte au ciel.
La masure de Rhéa, ses murs de pierre et les guijarros fendus de son toit, couverts de mousse, se tapissait sur la dernière colline du Cöos. Au-delà, on avait une vue magnifique sur le nord-ouest — la Mauvaise Herbe, le désert, la Roche Suspendue, Verrou Canyon — mais les panoramas touristiques étaient le dernier des soucis de Sheemie, quand il fit entrer prudemment Caprichoso dans la cour de Rhéa, peu après midi. Il mourait de faim depuis une bonne heure, mais, pour le moment, ses tiraillements d’estomac avaient disparu. Il détestait cet endroit plus que tout autre de la Baronnie, bien plus même que Citgo et ses grosses tours qui n’arrêtaient pas de cric-craquer et de clic-claqueter.
— Sai ? appela-t-il en menant le mulet dans la cour.
Caprichoso refusait d’avancer à proximité de la masure, les sabots enfoncés dans le sol et la tête baissée. Mais quand Sheemie tira sur le licou, il céda. Sheemie en fut presque navré pour lui.
— M’dame ? Ô vous, vieille gente dame qui f’rait point de mal à une mouche ? Z’êtes dans les parages ? C’est ce bon vieux Sheemie qui vous apporte votre graf.
Il sourit et tendit sa main, paume tournée vers le ciel, pour offrir la preuve de son inoffensive délicatesse, mais, de la masure, ne provenait toujours nulle réaction. Sheemie sentit ses tripes se nouer, puis fut pris de coliques. Un instant, il crut qu’il allait chier dans son froc, tout comme un enfançon, puis il fit un vent et se sentit mieux. Au niveau de ses boyaux, s’entend.
Il continua d’avancer, aimant de moins en moins ça à chaque pas. La cour était rocailleuse, parsemée de mauvaises herbes jaunies, comme si l’occupante des lieux avait par son toucher rendu stérile la terre même. Le jardin potager offrait encore quelques légumes — potirons et âpreraves pour l’essentiel —, mais Sheemie s’aperçut qu’il s’agissait de mutés. Puis, dans ce même potager, il vit le pantin de chiffon. Lui aussi, c’était un muté, un vilain coco à deux têtes de paille au lieu d’une et une sorte de main de femme, gantée de satin, lui sortait de la poitrine.
Sai Thorin me convaincra plus jamais d’remonter par ici, songea-t-il. Même pas pour tous les sous du monde.
La porte de la cabane était ouverte. Béante telle la gueule d’un four, d’après Sheemie. Une odeur d’humidité nauséabonde s’en échappait.
Sheemie se tenait à quinze pas de la maison et quand Caprichoso lui taquina l’arrière-train du naseau (comme pour lui demander ce qui les retenait), le garçon poussa un cri aigu. Il faillit s’enfuir à toutes jambes à l’ouïe de son propre cri et dut exercer toute sa volonté pour rester sur place. La journée était d’une clarté lumineuse, mais au sommet de la colline, le soleil semblait sans objet. Ce n’était pas la première fois que Sheemie montait ici, et ça n’avait jamais été une partie de plaisir, mais aujourd’hui, c’était encore pis. L’endroit lui provoquait la même sensation que le son de la tramée, quand il l’entendait en se réveillant au cœur de la nuit. Comme si une horreur rampait vers lui — une horreur aux yeux fous et aux griffes rouges.
— S… s… sai ? Y a quelqu’un ? Y a…
— Approche.
La voix venait de la porte ouverte.
— Avance que je te voie mieux, espèce de crétin.
Tâchant ni de crier ni de gémir, Sheemie obéit à la voix. Il avait dans l’idée qu’il ne redescendrait pas de cette colline. Caprichoso à la rigueur, mais pas lui. Ce pauvre vieux Sheemie allait finir dans la marmite — plat de résistance ce soir, soupe demain, viande froide jusqu’au Terme de l’Année. Voilà ce qu’il allait advenir de lui.
Il s’avança contre son gré et avec des jambes en coton jusqu’au seuil de la masure de Rhéa — ses genoux auraient pu jouer des castagnettes, les eût-il serrés. Même Rhéa n’avait plus la même voix.
— S… sai ? J’ai peur, si fait.
— Et tu fais bien, reprit la voix.
Ses intonations traînantes s’échappaient par la porte comme des bouffées de fumée écœurante.
— Mais t’occupe et approche, Sheemie, fils de Stanley.
Sheemie fit ce qu’elle disait, malgré la terreur qui plombait chacun de ses pas. Le mulet suivit, l’oreille basse. Caprichoso, qui avait brait comme un putois pendant toute la montée — braiments incessants —, s’était tu.
— Ainsi te voici, chuchota la voix ensevelie dans les ténèbres. Te voici donc.
Elle sortit au soleil qui baignait le seuil de la porte, clignant des yeux, un instant éblouie. Elle serrait dans ses bras le tonneau de graf vide. Ermot était lové en collier autour de son cou.
Sheemie avait déjà vu le serpent et, les fois précédentes, il n’avait jamais manqué de se demander quelles atroces souffrances lui infligerait son agonie si jamais il était piqué par lui. Aujourd’hui, de telles pensées ne lui traversèrent pas l’esprit. Comparé à Rhéa, Ermot avait l’air des plus normal. Les joues de la vieille s’étaient creusées, donnant au reste du visage des allures de tête de mort. La peau du crâne entre ses cheveux clairsemés et son front bombé étaient envahis d’une armada de taches brunes. Sous son œil gauche béait un ulcère et son rictus ne s’ornait plus que de rares dents.
— T’aimes point à quoi je ressemble, hein ? demanda-t-elle. Ça te fait froid au cœur, pas vrai ?
— N… non, fit Sheemie, ajoutant très vite, parce que ça lui parut plus juste : « Oui, je veux dire ! »
Mais dieux, cette réponse lui sembla encore pire.
— Vous êtes très belle, sai ! lâcha-t-il tout à trac.
Elle émit un rire creux quasi muet et lui fourra le fût vide entre les bras avec une force qui faillit le faire choir sur le cul. Ses doigts l’effleurèrent à peine, mais Sheemie n’en eut pas moins la chair de poule.
— Saperlipopette. Beau tu fais, beau tu es, c’est bien ce qu’on dit, hein ? Moi, ça me va. Comme un gant, si fait. Donne-moi mon graf, idiot de gamin.
— Ou… oui, sai ! Tout de suite, sai !
Sheemie emporta le fût vide jusqu’au mulet, le déposa et commença à défaire gauchement les cordes qui maintenaient le petit tonneau de graf nouveau. Il sentait le regard de Rhéa posé sur lui et ça aggravait sa maladresse, mais il réussit enfin à détacher le tonneau. Il faillit lui échapper des mains et un bref instant cauchemardesque, il crut qu’il allait tomber sur le sol pierreux et s’y fracasser, mais il rétablit sa prise de justesse. Il le lui apporta, et le temps de noter qu’elle n’avait plus le serpent en sautoir, il sentit ses reptations sur ses bottes. Ermot dressa la tête vers lui en sifflant et dénuda une double rangée de crocs en un rictus d’une étrangeté à donner le frisson.
— Modère tes mouvements, mon garçon. Ce serait plus sage — Ermot est grincheux aujourd’hui. Entre et mets le tonneau juste là, derrière la porte. Il est trop lourd pour moi. J’ai sauté des repas dernièrement, si fait.
Sheemie se cassa en deux (Salue-la de ton plus beau salut, lui avait dit sai Thorin, et voilà qu’il lui obéissait), grimaçant à tout va, n’osant pas bouger un orteil (et alléger ainsi la tension de son dos) à cause du serpent campé sur ses pieds. Quand il se redressa, Rhéa lui tendait une vieille enveloppe tachée. Le rabat était scellé d’une goutte de cire rouge. Sheemie redouta d’imaginer ce qu’on avait bien pu faire fondre pour obtenir une cire pareille.
— Prends ceci et donne-le à Cordélia Delgado. Tu la connais ?
— Si… si fait, bredouilla Sheemie. C’est la tantine de Susan-Sai.
— C’est ça.
Sheemie tendit une main hésitante vers l’enveloppe, mais Rhéa retira la sienne un instant.
— Tu sais point lire, hein que tu sais point, idiot de gamin ?
— Nenni. Les mots et les lettres, y veulent point rester dans ma tête.
— Bien. Prends soin de ne point montrer ceci à quelqu’un qui sache ou un de ces soirs, Ermot t’attendra sous ton oreiller. Je vois loin, Sheemie. Tu m’enregistres ? Je vois loin.
Ce n’était qu’une enveloppe et pourtant Sheemie trouvait qu’elle pesait des tonnes et jugeait effrayant de l’avoir entre les mains, comme si elle était faite de peau humaine au lieu de papier. Quel genre de lettre Rhéa pouvait-elle bien envoyer à Cordélia Delgado ? Sheemie se rappela le jour où il avait vu sai Delgado, le visage couvert de toiles d’araignées ou tout comme, et fut pris de frissons. L’horrible créature qui se dissimulait devant lui dans l’embrasure de sa masure pourrait bien être celle qui avait tissé ces mêmes toiles d’araignées.
— Si jamais tu la perds, je le saurai, murmura Rhéa. Si tu la montres à quelqu’un d’autre, je le saurai. Souviens-t’en, fils de Stanley, je vois loin.
— Je ferai attention, sai.
Il vaudrait peut-être mieux qu’il perde l’enveloppe, mais il n’en ferait rien. Sheemie avait beau être faible d’esprit, comme tout un chacun le disait, il ne l’était pas au point de ne pas avoir compris pourquoi on l’avait fait monter jusqu’ici : pas pour livrer un tonneau de graf, mais pour qu’on lui confie cette lettre et qu’il la remette en main propre à sa destinataire.
— T’aurais point envie d’entrer un moment ? susurra-t-elle soudain, pointant un doigt sur l’entrecuisse de Sheemie. Si tu manges un petit morceau de champignon de ma spécialité, je prendrai la figure de la personne qui te plaît, si fait.
— Oh, mais j’peux point, fit-il, agrippant son pantalon à deux mains avec un très grand sourire, ressemblant au cri de tout son être qu’il n’arrivait pas à pousser. « Ce machin si enquiquinant, il est tombé tout seul la semaine dernière, si fait. »
Un instant, Rhéa le regarda bouche bée, vraiment surprise pour l’une des rares fois de sa vie. Puis, à nouveau, elle partit de son rire creux et étouffé. Elle se tenait le ventre de ses mains cireuses, se balançant d’avant en arrière sous le coup de l’hilarité. Ermot se sauva craintivement dans la maison, vert zigzag à rallonge. Quelque part à l’intérieur, le chat salua le retour du serpent en crachant.
— Allez, fit Rhéa, riant toujours.
Elle se pencha et laissa tomber trois, quatre piécettes dans la poche de sa chemise.
— Va-t’en d’ici, espèce de grand flandrin ! Et musarde point non plus à regarder les fleurs !
— Nenni, sai…
Avant d’avoir pu en dire plus, elle lui claqua la porte au nez si fort que de petits nuages de poussière s’insinuèrent par les planches disjointes.
Roland surprit Cuthbert en suggérant sur le coup de deux heures de l’après-midi qu’ils retournent au Bar K. Quand Bert demanda pourquoi, Roland se contenta de hausser les épaules, refusant d’en dire davantage. Bert, regardant Alain, aperçut sur son visage une étrange expression rêveuse.
Comme ils approchaient du baraquement, Cuthbert fut saisi d’un mauvais pressentiment. Arrivant au sommet d’une côte, ils observèrent le Bar K en contrebas. La porte du baraquement était ouverte.
— Roland ! s’écria Alain.
Il montrait du doigt le bosquet de peupliers qui marquait l’emplacement de la source du ranch. Leurs vêtements, qu’ils avaient laissés soigneusement étendus à sécher, étaient à présent dispersés aux quatre diables.
Cuthbert descendit de sa monture et courut vers eux. Il ramassa une chemise et la jeta au loin après l’avoir reniflée.
— On a pissé dessus ! s’écria-t-il avec indignation.
— Venez, fit Roland. Allons voir les dégâts.
Et les dégâts étaient nombreux. Comme tu t’y attendais, songea Cuthbert, l’œil fixé sur Roland. Puis il se tourna vers Alain qui, rembruni, n’avait pas l’air surpris outre mesure. Comme vous vous y attendiez tous les deux.
Roland se pencha sur le cadavre de l’un des pigeons et en extirpa quelque chose de si fin que Cuthbert ne distingua pas d’emblée de quoi il s’agissait. Puis il se redressa et, le tenant entre le pouce et l’index, le montra à ses amis. C’était un simple cheveu. Très long, très blanc. Ouvrant les doigts, il le laissa voleter sur le sol où il atterrit parmi les restes du portrait déchiré des parents de Cuthbert Allgood.
— Si tu savais que le vieux charognard était ici, pourquoi on est pas revenus lui couper le sifflet ? Cuthbert se surprit à demander.
— Parce que le moment était mal choisi, dit Roland doucement.
— Lui ne se serait pas gêné, si l’un de nous était allé chez lui saccager ses affaires.
— Mais nous ne sommes pas lui, dit Roland doucement.
— Je vais le retrouver, lui exploser les dents et les lui faire cracher par la nuque.
— Certainement pas, dit Roland doucement.
Au prochain mot prononcé doucement par Roland, Bert allait devenir fou. Toute notion de camaraderie et de ka-tet avait déserté son esprit, oblitérée par une colère noire pure et simple. Jonas était venu ici. Il avait pissé sur leurs habits, traité la mère d’Alain de pute, déchiré les portraits auxquels ils tenaient comme à la prunelle de leurs yeux, peint des obscénités puériles sur les murs et tué leurs pigeons voyageurs. Roland l’avait su… n’avait rien fait… avait l’intention de continuer à ne rien faire. À part baiser sa gueuse. Il pourrait le faire à foison, si fait, puisque c’était tout ce qui lui importait maintenant.
Mais elle va pas beaucoup aimer ton portrait la prochaine fois que tu la monteras en selle, songea Cuthbert. Je m’en vais veiller à ça.
Il s’apprêtait à lui donner un coup de poing, mais fut arrêté dans son geste par Alain. Roland se détourna et se mit à ramasser les couvertures éparses, comme si l’air furieux et le poing levé de Cuthbert ne le concernaient tout bonnement pas.
Cuthbert serra l’autre poing, comptant obliger Alain à le lâcher coûte que coûte. Mais à voir la face ronde et honnête de son ami, toutes candeur et consternation dehors, sa rage se calma un peu. Il n’avait pas de différend avec Alain. Cuthbert était sûr que son camarade avait su qu’il se passait quelque chose de moche ici, mais il était certain aussi que Roland avait insisté pour qu’Alain ne bouge pas tant que Jonas n’était pas parti.
— Suis-moi, marmonna Alain, entourant les épaules de Bert de son bras. Dehors. Au nom de ton père, viens. Il faut que tu relâches la pression. Ce n’est pas le moment qu’on se batte entre nous.
— Ce n’est pas non plus le moment que notre chef perde la boule en se vidant les couilles, fit Cuthbert, sans faire l’effort de baisser la voix.
Mais quand Alain le tira par la manche une seconde fois, Bert se laissa entraîner vers la porte.
Je vais laisser retomber ma colère contre lui encore cette fois, soit, songea-t-il, mais je pense — non, je sais — que ce sera la dernière. Il faudra que je dise à Alain de le prévenir.
L’idée d’utiliser Alain comme intermédiaire entre lui et son meilleur ami — de savoir que les choses en étaient arrivées à ce point — remplissait Cuthbert de désespoir et de fureur et, sur le seuil, il se retourna vers Roland.
— Elle a fait de toi un lâche, dit-il dans le Haut Parler.
À ses côtés, Alain retint son souffle, estomaqué.
Roland, dos à eux, les bras chargés de couvertures, s’immobilisa, comme métamorphosé soudain en pierre. À cet instant, Cuthbert fut persuadé que Roland allait faire volte-face et se précipiter sur lui. Ils se battraient, probablement jusqu’à ce l’un d’eux meure, soit aveugle ou K-O. Et probablement que ce serait lui, mais il s’en fichait éperdument.
Mais Roland ne fit pas volte-face. Au lieu de ça, il dit, adoptant lui aussi le Haut Parler : Il est venu nous dépouiller de notre ruse et de notre prudence. Avec toi, il a réussi son coup.
— Non, dit Cuthbert, revenant au Bas Langage. Je sais qu’une partie de toi le croit, mais ce n’est pas vrai. Ce qui l’est, par contre, c’est que tu as perdu la boussole. Tu baptises amour ton insouciance et tu te fais une vertu de ton irresponsabilité. Je…
— Pour l’amour des dieux, viens !
Alain, grognant à demi, le tira au-delà de la porte.
Une fois Roland hors de sa vue, Cuthbert, malgré qu’il en ait, sentit sa rage se reporter contre Alain, telle une girouette au gré du vent. Tous deux se faisaient face dans la cour ensoleillée. Alain avait un air malheureux et angoissé ; Cuthbert serrait les poings si fort qu’il en tremblait.
— Pourquoi tu l’excuses toujours ? Pourquoi ?
— Là-haut sur l’Aplomb, il m’a demandé si je lui faisais confiance. Je lui ai dit que oui. Et c’est vrai.
— Alors, tu es un imbécile.
— Et lui, un pistolero. S’il dit qu’on doit encore attendre, c’est qu’il le faut.
— C’est un pistolero par accident ! Un phénomène de foire ! Un « muté » !
Alain le dévisagea, muet de saisissement.
— Viens avec moi, Alain. Il est temps de mettre fin à ce jeu de dingues. On va aller trouver Jonas et le tuer. Notre ka-tet est brisé. Toi et moi, on va en former un nouveau.
— Il n’est pas brisé. Si jamais il se brise, ce sera toi le responsable. Et je ne te le pardonnerai jamais.
C’était maintenant au tour de Cuthbert de rester muet.
— Pourquoi t’irais pas faire une longue balade à cheval ? Pour retrouver ton sang-froid. Tant de choses dépendent de notre camaraderie…
— Va le lui dire à lui !
— Non, c’est à toi que je le dis. Jonas a insulté ma mère. Tu crois que je ne te suivrais pas rien que pour la venger, si je n’étais pas persuadé que Roland a raison ? Qu’est-ce que cherche Jonas ? Si ce n’est qu’on perde la tête et qu’on contourne notre Butte en chargeant à l’aveuglette.
— C’est vrai et faux en même temps, dit Cuthbert.
Cependant ses doigts se desserraient lentement.
— Tu ne vois rien et je n’ai pas les mots pour me faire comprendre. Si je te dis que Susan a empoisonné l’eau du puits de notre ka-tet, tu vas me traiter de jaloux. Et pourtant, je pense qu’elle l’a fait, sans le savoir ni le vouloir. Elle lui a empoisonné l’esprit et la porte de l’enfer s’est ouverte. Roland sent la chaleur qui vient par cette porte et la confond avec ce qu’il ressent pour elle… mais nous, on doit faire mieux, Al. On doit penser mieux. Pour lui comme pour nous-mêmes et pour nos pères.
— Tu la juges notre ennemie ?
— Non ! Ce serait plus facile si elle l’était.
Il prit une profonde inspiration, expira, inspira puis expira à nouveau, inspira et expira une troisième fois. Il se sentait de plus en plus sain d’esprit, se retrouvant lui-même.
— Peu importe. Il n’y a rien d’autre à dire sur ce sujet pour le moment. Je vais suivre ton conseil qui me paraît bon — je crois que je vais aller faire un tour à cheval. Un long tour.
Bert se dirigeait vers sa monture quand il se retourna une dernière fois.
— Dis-lui qu’il a tort. Dis-lui que même s’il a raison d’attendre, ses bonnes raisons sont mauvaises et qu’il a donc tort sur toute la ligne.
Il hésita avant de poursuivre.
— Raconte-lui ce que je t’ai dit sur la porte de l’enfer. Dis-lui bien que c’est ce que m’a dit mon petit shining à moi. Tu lui diras ?
— Oui. Ne t’approche pas de Jonas, Bert.
Cuthbert se mit en selle.
— Je ne promets rien.
— Tu n’es pas encore un homme, fit Alain d’une voix pleine de tristesse, au bord des larmes. Aucun d’entre nous n’en est un.
— Espérons que tu te trompes, dit Cuthbert, car c’est un boulot d’homme qui nous attend.
Et faisant tourner bride à son cheval, il s’éloigna au galop.
Il remonta assez loin la Route Maritime, tâchant au début de ne pas penser. Il avait découvert que parfois des idées inattendues vous venaient à l’improviste si vous leur teniez la porte ouverte, et se révélaient souvent précieuses.
Mais rien de tel ne se produisit cet après-midi-là. Confus, malheureux et l’esprit vide de toute idée nouvelle (et sans même l’espoir qu’une ne survienne), Bert avait finalement rebroussé chemin vers Hambry. Il arpenta la Grand-Rue d’un bout à l’autre, sans descendre de cheval, faisant signe de la main ou s’arrêtant pour parler aux gens qui le saluèrent d’un Aïle. Tous trois avaient connu nombre de gens bien dans cette ville. Il en considérait certains comme des amis et sentait que les petites gens d’Hambry les avaient adoptés — eux, si jeunots, si loin de chez eux et de leurs familles. Et plus Bert apprenait à connaître ces gens-là, moins il les soupçonnait de faire partie du sale petit jeu que jouaient Rimer et Jonas. Pourquoi l’Homme de Bien avait-il jeté son dévolu sur Hambry si ce n’était qu’elle fournissait une excellente couverture ?
Il y avait beaucoup de monde dehors, ce jour-là. Le marché des produits fermiers était en pleine effervescence, les échoppes sur rue étaient bondées, les enfants riaient à un spectacle de marionnettes où l’on voyait Guignon courser le pauvre Gnafrol, son souffre-douleur de toujours, pour lui administrer une volée de coups de bâton. Et on s’activait à qui mieux mieux pour les décorations de la Fête de la Moisson. Pourtant Cuthbert ne sautait pas de joie en pensant à la Fête. Parce qu’il n’était pas chez lui, que ce n’était pas la Moisson de Gilead ? Peut-être… mais avant tout parce qu’il avait le cœur lourd et qu’un plus grand poids encore plombait son esprit. Si grandir faisait cet effet-là, il songeait qu’il se serait bien passé de cette expérience.
Il sortit de la ville, laissant l’océan derrière lui ; il avançait face au soleil et son ombre s’étirait toujours plus longue dans son dos. Il songeait qu’il quitterait bientôt la Grand-Route pour gagner le Bar K en chevauchant à travers l’Aplomb. Mais avant de pouvoir faire ouf, voici qu’il vit venir son vieil ami, Sheemie, menant un mulet. Sheemie avançait, tête basse, épaules tombantes, sa sombrera rose de travers, les bottes pleines de poussière. Cuthbert eut l’impression qu’il revenait à pied de l’autre bout de la terre.
— Sheemie ! s’écria Cuthbert, anticipant le rictus joyeux du simplet et son baratin loufoque. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes ! Comment vas-t… ?
Sheemie releva la tête et, tandis que le bord de sa sombrera lui découvrait la figure, Cuthbert se tut devant l’expression terrorisée du garçon. Il avait le teint livide, l’œil hagard et la lèvre tremblante.
Sheemie aurait pu atteindre la maison Delgado deux bonnes heures plus tôt, s’il l’avait voulu. Mais il avait traîné comme une tortue, comme si la lettre dont il était porteur freinait son pas. C’était affreux, trop affreux. Il pouvait même point y penser, car son cogiteur était cassé, si fait.
En un éclair, Cuthbert fut au bas de son cheval et se pressa vers Sheemie. Il le saisit aux épaules.
— Qu’est-ce qui se passe ? Raconte tout à ton vieux copain. Il se moquera pas de toi, parole.
En entendant la voix pleine de sympathie d’« Arthur Heath » et en le voyant si plein de sollicitude, Sheemie se mit à pleurer. L’ordre formel de Rhéa de ne rien dire à personne lui était sorti de la tête, il fit un récit complet entrecoupé de sanglots de ce qui lui était arrivé au cours de la matinée. À deux reprises, Cuthbert lui demanda de ralentir son débit, mais ce ne fut qu’une fois qu’il eut conduit Sheemie à l’ombre d’un arbre où ils s’assirent tous deux, que ce dernier put y arriver. Cuthbert l’écouta avec un malaise grandissant. À la fin de son histoire, Sheemie sortit une enveloppe de sa chemise.
Cuthbert brisa le sceau et lut le contenu ; ses yeux devinrent grands comme des soucoupes.
Roy Depape attendait Jonas au Repos des Voyageurs quand ce dernier revint d’excellente humeur de son expédition au Bar K. Une estafette avait fini par pointer son nez, lui annonça Depape, et la bonne humeur de Jonas monta encore d’un cran. Sauf que Roy n’avait pas l’air aussi satisfait que Jonas l’aurait cru. Et même pas satisfait du tout.
— L’individu a poussé jusqu’à Front de Mer, où je devine qu’il est attendu, dit Depape. Il veut te voir tout de suite. Si j’étais toi, je m’attarderais pas à grignoter ici, pas même un popkin. Je boirais même pas un coup. Vaut mieux avoir l’esprit clair pour traiter avec ce genre d’individu.
— On conseille gratis aujourd’hui, pas vrai, Roy ? fit Jonas d’un ton lourdement sarcastique.
Néanmoins, quand Pettie lui servit un baby whiskey, il le refusa net et demanda un verre d’eau à la place. Roy tirait une drôle de gueule, décida Jonas. Deux fois trop pâlichon, qu’il était le père Roy. Et quand Sheb s’installa devant le clavier et plaqua un accord, Depape pivota vivement dans sa direction, une main sur la crosse de son arme. Intéressant. Et un peu inquiétant.
— Allez, accouche, fiston, qu’est-ce qui te défrise autant le poil ?
Roy secoua la tête, l’air renfrogné.
— J’sais pas vraiment.
— Il s’appelle comment, l’individu ?
— Je lui ai pas demandé, et il me l’a pas dit. Il m’a montré le sigleu de Farson quand même. Tu sais bien.
Depape baissa la voix.
— L’œil.
Jonas savait, bien sûr. Il détestait cet œil fixe grand ouvert, n’arrivait pas à imaginer quelle mouche avait piqué Farson pour qu’il aille choisir un truc pareil. Pourquoi pas un poing dans un gantelet en cotte de mailles ? Ou bien des épées en faisceau ? Ou encore un oiseau ? Un faucon, par exemple — un faucon aurait fait un très bon sigleu. Mais cet œil…
— Fort bien, dit-il en vidant son verre d’eau.
Ça descendait bien plus facilement que le whiskey, mais, de toute façon, il avait le gosier sec comme de l’amadou.
— Faudra que je découvre le reste par moi-même, c’est ça ?
Au moment où il poussait les portes battantes du saloon, Depape l’appela. Jonas se retourna vers lui.
— Il ressemble à d’autres personnes, fit Depape.
— Explique-toi.
— C’est difficile à dire.
Depape avait l’air embarrassé et dépassé… mais aussi entêté. Pas près d’en démordre.
— On n’a parlé que cinq minutes, pas plus, mais à un moment je l’ai regardé et j’ai cru voir le vieux saligaud de Ritzy — celui que j’ai descendu. Un tout petit peu plus tard, je lui ai lancé un coup d’œil et je me suis dit comme ça : « Que je brûle en enfer si c’est pas mon pa qu’j’ai devant moi. » Puis, c’est passé ça aussi, et il a eu de nouveau l’air d’être lui.
— C’est-à-dire ?
— Tu jugeras par toi-même, je suppose. J’pense pas que t’aimeras beaucoup ça.
Jonas, appuyé contre l’un des battants ouverts, réfléchissait.
— Roy, c’était quand même pas Farson ? L’Homme de Bien, déguisé, comme qui dirait ?
Depape hésita, sourcils froncés, puis secoua la tête.
— Non.
— Tu es sûr ? On l’a vu qu’une fois, tu te rappelles, et pas de près.
Latigo le leur avait montré du doigt. Ça remontait à seize mois, par là.
— Oui, sûr. Tu te souviens de sa taille ?
Jonas opina. Farson n’avait rien d’un Lord Perth, mais faisait un bon mètre quatre-vingts, et était large d’épaules et de panse.
— Cet homme est de la même taille que Clay, peut-être moins. Et sa taille ne bouge pas, quelle que soit l’apparence qu’il prend.
Depape hésita un instant avant d’ajouter :
— Il rit comme un mort. J’ai pu à peine supporter de l’entendre rire comme ça.
— Comme un mort, ça veut dire quoi ?
Roy Depape secoua la tête.
— J’saurais pas dire exactement.
Vingt minutes plus tard, Eldred Jonas, passant à cheval sous ENTREZ EN PAIX, pénétrait dans la cour de Front de Mer, mal à l’aise parce qu’il avait attendu Latigo… et à moins que Roy ne se soit royalement trompé, ce n’était pas de Latigo qu’il héritait.
Miguel, rictus gingival dehors, s’avança en traînant les pieds et prit les rênes de la monture de Jonas.
— Reconocimiento.
— Por nada, jefe.
Jonas aperçut en entrant Olive Thorin assise dans le salon de devant comme un fantôme délaissé dans son coin et la salua d’un signe de tête. Elle lui rendit son salut avec un petit sourire triste.
— Sai Jonas, vous m’avez l’air en pleine forme. Si jamais vous voyez Hart…
— J’implore votre pardon, ma Dame, mais c’est le Chancelier que je suis venu voir, répondit Jonas.
Il monta rapidement au premier pour gagner la suite du Chancelier, avant d’enfiler un étroit couloir de pierre, mal éclairé par des brûleurs à gaz.
Arrivé au bout du corridor, il toqua à la porte qui le barrait — en chêne massif et cuivre, encastrée dans une arche. Si Rimer avait peu de goût pour Susan Delgado et ses pareilles, il adorait en revanche l’apparat du pouvoir ; c’était ce qui faisait sortir tout raide son colimaçon de sa coquille. Jonas frappa à nouveau.
— Entrez, mon ami, dit une voix — qui n’était pas celle de Rimer.
L’invite fut suivie d’un petit rire maniéré qui donna la chair de poule à Jonas. Il rit comme un mort, avait dit Roy.
Jonas poussa la porte et entra. Rimer avait aussi peu de goût pour l’encens que pour les hanches et les lèvres des femmes, et pourtant de l’encens brûlait ici et maintenant — une odeur boisée qui remémora à Jonas la cour à Gilead et les cérémonies officielles dans le Grand Hall. Les brûleurs à gaz étaient montés à fond. Les draperies, de velours violet, couleur de la royauté, couleur préférée de Rimer, tremblaient imperceptiblement sous la brise de mer qui entrait par les fenêtres ouvertes. Pas trace de Rimer ni de quiconque, tant qu’on y était. Des portes ouvertes donnaient sur un petit balcon, mais là non plus, il n’y avait personne.
Jonas pénétra plus avant dans la pièce ; il jeta un coup d’œil dans un miroir au cadre doré sur le mur du fond pour contrôler ses arrières sans tourner la tête. Rien ni personne, là non plus. Devant lui, sur sa gauche, il vit une table dressée pour deux couverts et un repas froid qui attendait, mais personne d’assis. Et pourtant, quelqu’un lui avait parlé. Quelqu’un qui, à en juger par la voix, s’était trouvé juste de l’autre côté de la porte. Jonas dégaina.
— Allons, voyons, fit la voix qui l’avait prié d’entrer, s’élevant cette fois derrière l’épaule gauche de Jonas. Vous n’avez pas besoin de ça, il n’y a que des amis ici. Nous sommes tous du même côté, vous le savez.
Jonas pivota sur ses talons, se sentant soudain vieux et lent. Il se retrouva face à un homme de taille moyenne, à puissante carrure, semblait-il, aux yeux d’un bleu vif et aux joues d’un rose dû à la bonne santé ou au bon vin. Son sourire révélait de petites dents pointues, comme limées à cet effet — car elles n’avaient rien de naturel. Il portait la robe noire d’un moine, capuchon rabattu en arrière. Jonas, qui avait d’abord cru l’homme chauve, vit qu’il s’était trompé. Son crâne avait été si rigoureusement tondu qu’il ne lui restait plus qu’un léger duvet.
— Rangez donc votre pétoire, dit l’homme en noir. Il n’y a que des amis ici, je vous l’ai dit — de vrais culs et chemises. Nous allons rompre le pain et parler de beaucoup de choses — de bœufs, de citernes et si oui ou non Frank Sinatra était un meilleur crooner qu’Herr Crosby.
— Qui ça ? Meilleur quoi ?
— Vous ne connaissez pas, c’est sans importance.
À nouveau, l’homme en noir fit sonner son rire de crécelle. Et qui ressemblait, songea Jonas, à ce qu’on s’attend qui s’échappe des fenêtres à barreaux d’un asile d’aliénés.
Se retournant, il contempla à nouveau le reflet dans le miroir. Cette fois, il vit l’homme en noir qui lui souriait, grandeur nature. Mes dieux, avait-il été là tout du long ?
Oui, mais tu pouvais pas le voir tant qu’il n’était pas prêt à être vu. Je sais pas s’il est magicien, mais c’est un homme-glam, pour sûr. Peut-être même que Farson est un sorcier.
Il se retourna. L’homme en robe de moine souriait toujours. Mais on ne voyait plus ses dents pointues. Ses dents, limées pour les rendre pointues. Jonas était prêt à en ficher sa montre et son billet.
— Où est Rimer ?
— Je l’ai expédié faire répéter son catéchisme à la jeune sai Delgado pour le Jour de la Moisson, dit l’homme en noir.
Il entoura d’un bras amical les épaules de Jonas, l’entraînant vers la table.
— Il vaut mieux que notre palabre se déroule en tête à tête, je pense.
Jonas ne tenait pas à faire offense à l’envoyé de Farson, mais le contact de son bras lui fut intolérable. Une vraie pestilence. Il le repoussa d’un haussement d’épaules et se dirigea vers l’une des chaises, tâchant de ne pas frissonner. Rien d’étonnant à ce que Depape soit revenu aussi livide de la Roche Suspendue. Rien d’étonnant, sacrebleu !
Au lieu de se sentir offensé, l’homme en noir se mit à rire de plus belle. (Oui, songea Jonas, il a tout à fait le rire d’un homme mort, si fait.) Un instant, Jonas crut que Fardo, le père de Cort, se trouvait avec lui dans cette pièce — Fardo, celui qui l’avait envoyé dans l’Ouest, il y avait déjà tant d’années de ça —, et porta à nouveau la main à son arme. Puis il n’eut plus devant lui que l’homme en noir, lui souriant d’un air entendu des plus déplaisants, avec ses yeux d’un bleu dansant comme la flamme des brûleurs à gaz.
— Vous avez vu quelque chose d’intéressant, sai Jonas ?
— Si fait, répondit Jonas en s’asseyant. De la bouffe.
Il prit un morceau de pain et l’avala d’un coup. Le pain adhéra à sa langue desséchée, mais il ne l’en mâcha pas moins avec détermination.
— Brave garçon.
L’autre s’assit à son tour et versa du vin, servant d’abord Jonas.
— Et maintenant, mon ami, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis l’arrivée de ces trois gêneurs de gamins, plus tout ce que vous savez et avez prévu de faire. Et, sans omettre le moindre iota, ce serait préférable.
— Montrez-moi d’abord votre sigleu.
— Bien entendu. Quel prudent vous faites !
L’homme en noir sortit de sa défroque un carré de métal — en argent, estima Jonas. Il le lança sur la table où il cliqueta jusqu’à l’assiette de Jonas. Il portait gravé ce à quoi ce dernier s’attendait — ce hideux œil fixe.
— Satisfait ?
Jonas opina.
— Faites-le reglisser vers moi.
Jonas tendit la main pour le saisir, mais sa main, ferme en temps normal, était maintenant à l’image de sa voix flûtée et mal posée. Il observa un instant ses doigts pris de tremblements, puis reposa prestement sa main sur la table.
— Je… j’aimerais mieux pas.
Non, pas question. Soudain, il sut que si jamais il le touchait, l’œil gravé dans l’argent tournerait dans son orbite… et se fixerait sur lui.
L’homme en noir partit de son rire de crécelle et fit un geste de rappel des doigts de sa main droite. La boucle d’argent (elle apparaissait telle à Jonas) glissa vers l’homme en noir… et remonta dans la manche de sa robe tissée main.
— Abracadabra ! Boul ! Fini ! Et maintenant, continua l’homme en noir, sirotant délicatement son vin, si nous en avons terminé avec ces fastidieuses formalités…
— Encore une chose, dit Jonas. Vous connaissez mon nom, j’aimerais connaître le vôtre.
— Appelez-moi Walter, dit l’homme en noir, dont le sourire disparut soudainement. Ce bon vieux Walter, c’est moi. À présent, voyons où nous en sommes et où nous allons. En bref, palabrons.
Quand Cuthbert rentra au baraquement, la nuit était tombée. Roland et Alain jouaient aux cartes. Ils avaient si bien nettoyé l’endroit qu’il avait presque repris son aspect habituel (grâce à l’essence de térébenthine qu’ils avaient dénichée dans un placard de l’ancien bureau du régisseur, les graffitis sur les murs n’étaient plus que les fantômes rosâtres d’eux-mêmes) ; pour l’heure, ils étaient plongés dans une partie de Casa Fuerte, ou de « méla-mélu », comme on désignait ce jeu dans leur partie du monde. Quelle que fût son appellation, ce n’était rien d’autre qu’une variante à deux joueurs du Surveille-Moi, le jeu de cartes qu’on pratiquait dans les saloons et les baraquements depuis la jeunesse du monde.
Roland releva les yeux aussitôt, tâchant de prendre la température émotionnelle de Bert. Si extérieurement, Roland était plus impassible que jamais, ayant même fait égalité avec Alain après quatre manches difficiles, il était dans un état d’agitation intérieure où la douleur le disputait à l’indécision. Alain lui avait rapporté les propos que Cuthbert lui avait tenus dans la cour et c’étaient des choses terribles à entendre de la bouche d’un ami, même de seconde main. Ce qui le taraudait le plus, cependant, c’était ce que Cuthbert lui avait assené juste avant de passer la porte : Tu baptises amour ton insouciance et tu te fais une vertu de ton irresponsabilité. Y avait-il une chance qu’il ait fait une chose pareille ? Il n’avait cessé de se répéter que non — que les directives qu’il leur avait demandé de suivre étaient dures à respecter mais pleines de bon sens, les seules qui rimaient à quelque chose. Les gueulantes de Cuthbert n’étaient que du vent, le simple résultat de sa nervosité… et de sa fureur devant l’outrage de leur sanctuaire ainsi souillé. Et pourtant…
Dis-lui que ses bonnes raisons sont mauvaises et qu’il a tort sur toute la ligne.
C’était impossible.
Vraiment ?
Cuthbert souriait et avait des couleurs, comme s’il était rentré au galop, les trois quarts du temps. Il avait l’air jeune, beau et plein de vitalité. Heureux, en un mot et en fait. Presque redevenu le Cuthbert de toujours — celui qui était capable de babiller de joyeuses absurdités à un crâne de corneille jusqu’à ce qu’on le supplie de la fermer.
Mais Roland ne se fia pas à ce qu’il voyait. Le sourire de Bert avait quelque chose de faux et la coloration de ses joues aurait pu trahir aussi bien la colère que la bonne santé. Quant à l’éclat de ses yeux, il évoquait plus celui de la fièvre que celui de la gaieté. Le visage de Roland ne laissa rien transparaître, mais son cœur défaillit. Il avait espéré que la tempête se serait calmée d’elle-même, au bout d’un petit moment, mais il ne croyait pas que ce fût le cas. Lançant un coup d’œil à Alain, il constata qu’il était du même avis.
Cuthbert, tout sera fini dans trois semaines. Si seulement je pouvais te le dire.
L’idée qui le frappa en retour était d’une simplicité renversante : Qu’est-ce qui t’en empêche ?
Il prit conscience qu’il n’en savait rien. Pourquoi était-il resté sur son quant-à-soi ? Dans quel but ? Avait-il été aveugle ? Mes dieux, l’avait-il été ?
— Salut, Bert, dit-il. Tu as fait une belle ba…
— Oui, une belle balade, je dirais même plus, très belle. Et très instructive, en plus. Viens dehors, j’aimerais te montrer quelque chose.
Roland aimait de moins en moins le mince glacis d’hilarité des yeux de Bert, mais il déposa ses cartes, masquant son jeu en un parfait éventail sur la table et se leva.
Alain le tira par la manche.
— Non ! fit-il à voix basse d’un ton paniqué. Tu ne vois pas l’air qu’il a ?
— Si, répondit Roland, le cœur lourd.
S’avançant vers l’ami qui ne ressemblait plus du tout à un ami, Roland se rendit compte pour la première fois qu’il avait pris ses décisions dans un état proche de l’ivresse. Mais avait-il vraiment pris des décisions ? Il n’en était plus du tout certain.
— Qu’est-ce que tu aimerais me montrer, Bert ?
— Quelque chose de prodigieux, répondit Bert avant d’éclater de rire.
On percevait de la haine, peut-être même des envies de meurtre dans ce rire.
— Tu voudras voir ça de près, j’en suis sûr.
— Bert, qu’est-ce que tu as qui va pas ? demanda Alain.
— Qu’est-ce que j’ai, moi, qui va pas ? Rien, Alain. Je suis heureux comme une flèche au lever du soleil, une abeille butinant une fleur, un poisson dans l’océan.
Et se retournant pour franchir la porte, il partit d’un nouvel éclat de rire.
— Ne sors pas, dit Alain. Il a perdu l’esprit.
— Si notre camaraderie est brisée, nous n’avons plus aucune chance de quitter Mejis vivants, dit Roland. Cela étant, je préfère périr de la main d’un ami que de celle d’un ennemi.
Et il sortit. Après un instant d’hésitation, Alain le suivit. Son visage reflétait une pure détresse.
La Chasseresse s’était enfuie et la Lune du Démon ne montrait pas encore sa face, mais le ciel plein d’étoiles éclairait suffisamment pour qu’on y voie. Le cheval de Cuthbert, encore sellé, était à l’attache. Plus loin, le carré de terre battue de la cour d’entrée luisait comme un dais d’argent terni.
— Eh bien ? demanda Roland.
Aucun d’eux n’était armé, du moins. Dieux merci.
— Qu’est-ce que tu voulais me montrer ?
— C’est par ici.
Cuthbert s’arrêta à mi-chemin entre le baraquement et les ruines calcinées de l’ancienne demeure. Il désigna un point sur le sol avec beaucoup d’assurance. Mais Roland ne distingua rien qui sortît de l’ordinaire. Il rejoignit Cuthbert et baissa les yeux.
— Je ne vois…
Une brillante lueur — mille fois celle des étoiles — explosa dans sa tête quand le poing de Cuthbert le cueillit à la pointe du menton. C’était la première fois, sauf par jeu (et quand ils étaient de tout petits garçons), que Bert le frappait. Si Roland ne perdit pas conscience, il perdit en revanche le contrôle de ses bras et de ses jambes. Ils étaient à la fois là et ailleurs, comme exilés dans un autre pays, battant l’air tels les membres d’une poupée de chiffon. Il s’affala sur le dos, soulevant des nuages de poussière. Les étoiles semblaient affectées d’un étrange mouvement en arc de cercle, laissant des traînées laiteuses dans leur sillage. Les oreilles lui tintaient.
Il entendit de très loin Alain qui criait :
— Imbécile ! Espèce d’idiot stupide !
Au prix d’un effort formidable, Roland réussit à tourner la tête. Il vit Alain se porter vers lui et Cuthbert, qui ne souriait plus, le repousser.
— C’est entre lui et moi, Al. Toi, tu restes en dehors.
— Tu l’as frappé en traître, salopard !
Alain, lent à s’échauffer, développait une colère que Cuthbert pourrait bien regretter. Il faut que je me remette debout, songea Roland, il faut que je m’interpose avant que quelque chose d’encore pis n’arrive. Il se mit à remuer faiblement bras et jambes dans la poussière.
— Oui… il nous a traités de la même manière, dit Cuthbert. Je n’ai fait que lui retourner le compliment.
Il baissa les yeux.
— Voilà ce que je voulais te montrer, Roland. Ce petit arpent de poussière que tu as mordu. Si tu mâches bien, peut-être que ça te remettra les idées en place.
À présent, la moutarde montait au nez de Roland. Sentant une froideur infiltrer ses pensées, il lutta contre elle, pour mieux constater sa défaite. Jonas ne comptait plus ; les citernes de Citgo ne comptaient plus ; même le complot d’approvisionnement qu’ils avaient découvert ne comptait plus. Sous peu, l’Affiliation et le ka-tet, qu’il s’était donné tant de peine pour préserver, cesseraient de compter, eux aussi.
Ses jambes et ses pieds perdant leur engourdissement superficiel, il se redressa en position assise. Il leva calmement les yeux vers Bert, les mains serrées, le visage fermé. Il voyait encore plein de petites étoiles.
— Je t’aime beaucoup, Cuthbert, mais je ne supporterai pas plus longtemps ton insubordination et tes crises de jalousie. Si je te rendais la monnaie de ta pièce pour l’ensemble, je crois bien qu’on pourrait numéroter tes abattis, aussi vais-je me contenter de te châtier pour m’avoir frappé sans que je l’aie vu venir.
— Et j’t’fais confiance pour ça, mon goujat, répliqua Cuthbert, s’alignant sans effort sur le patois d’Hambry. Mais d’abord, tu pourrais avoir envie de jeter un œil là-dessus.
Et il lui lança presque dédaigneusement une feuille de papier qui, frappant la poitrine de Roland, atterrit sur ses genoux.
Roland s’en saisit, sentant déjà s’émousser le pic de sa colère grandissante.
— C’est quoi ?
— Ouvre et vois par toi-même. On peut lire à la lueur des étoiles.
Roland déplia lentement, avec répugnance, la feuille de papier où il lut ce qui suit :
Roland lut et relut. La seconde fois, il eut plus de mal, car ses mains s’étaient mises à trembler. Il revit chaque endroit de ses rendez-vous avec Susan — le hangar à bateaux, la cabane, la bicoque —, mais sous un nouvel éclairage, sachant à présent que quelqu’un d’autre les avait vus aussi. Et dire qu’il avait cru qu’ils faisaient preuve de beaucoup d’astuce. Comme il s’était montré confiant quant à leur discrétion et à leur capacité à préserver leur secret ! Et pourtant, quelqu’un n’avait cessé de les épier. Susan avait eu raison. Quelqu’un avait tout vu.
J’ai tout risqué. La vie de Susan, comme la nôtre à tous les trois.
Raconte-lui ce que je t’ai dit sur la porte de l’enfer.
Et la voix de Susan d’enchaîner : Le ka est comme le vent… si tu m’aimes, alors aime-moi jusqu’au bout.
Et il lui avait obéi, persuadé avec l’arrogance de sa jeunesse que tout tournerait bien sans autre raison, oui, il avait cru cela dans son for intérieur — que lui, c’était lui et que le ka devait être au service de son amour.
— J’ai fait l’idiot, dit-il.
Et sa voix tremblait comme ses mains.
— Oh oui, dit Cuthbert. Pour sûr.
Il tomba à genoux dans la poussière, en face de Roland.
— Si tu veux me frapper maintenant, ne te gêne pas. Cogne aussi fort que tu veux et autant que tu peux. Je ne te rendrai pas tes coups. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour te réveiller et te remettre face à tes responsabilités. Si tu dors encore, qu’il en soit ainsi. Quel que soit le cas de figure, je t’aime toujours.
Bert saisit Roland aux épaules et planta un baiser rapide sur la joue de son ami.
Roland se mit à pleurer. Ses larmes étaient des larmes de gratitude, mais aussi de honte et de confusion mêlées ; au plus obscur de son être, une infime partie de lui-même détestait Cuthbert et le détesterait à tout jamais. Cette haine était davantage due à son baiser qu’au coup de poing à la mâchoire qu’il n’avait pas vu venir ; plus à son pardon qu’à sa remise des pendules à l’heure.
Il se leva ; tenant toujours la lettre dans l’une de ses mains salie de poussière, il essuya du revers de l’autre, sans grande efficacité, ses joues humides. Il chancela, mais quand Cuthbert avança la main pour lui éviter de perdre l’équilibre, Roland le repoussa si violemment que Cuthbert serait tombé à son tour si Alain ne l’avait pas rattrapé par les épaules.
Puis, très lentement, Roland se laissa retomber — mais cette fois devant Cuthbert, mains levées et tête basse.
— Roland, non ! s’écria Cuthbert.
— Si, dit Roland. J’ai oublié le visage de mon père, j’implore ton pardon !
— Oui, d’accord, oui, aux noms des dieux !
C’était au tour de Cuthbert de donner l’impression qu’il pleurait.
— Mais… relève-toi, je t’en prie ! Ça me brise le cœur de te voir comme ça !
Et à moi de m’humilier comme ça, songea Roland. Mais j’ai tout fait pour en arriver là, n’est-ce pas ? À cette cour obscure, avec ma tête en feu et mon cœur qui déborde de honte et de peur. C’est mon lot, acheté et payé.
Ils l’aidèrent à se relever et Roland les laissa faire.
— T’as une sacrée gauche, Bert, dit-il d’un ton qui aurait pu passer pour normal.
— Seulement quand on ne la voit pas venir, tempéra Bert.
— Cette lettre — comment est-elle tombée entre tes mains ?
Cuthbert lui narra sa rencontre avec Sheemie, paniqué et en détresse, comme s’il attendait une intervention du ka… et en la personne d’« Arthur Heath », le ka avait fait son office.
— Elle est de la sorcière, donc, fit Roland d’un ton rêveur. Oui, mais comment est-elle au courant ? Elle ne quitte jamais le Cöos, du moins à ce que m’a dit Susan.
— Je n’en sais rien. Et je m’en moque. Pour l’instant, ce qui m’intéresse, c’est de m’assurer que Sheemie ne pâtisse pas de m’avoir parlé et donné ce billet. Ce qui m’intéresse ensuite, c’est que la vieille Rhéa ne tente pas une nouvelle fois de communiquer ce qu’elle a découvert.
— Si j’ai commis une terrible erreur, dit Roland, ce n’est pas d’avoir aimé Susan. Ni moi ni elle n’y pouvions rien changer. Vous me croyez ?
— Oui, dit Alain aussitôt.
Au bout d’un instant, et presque à contrecœur, Cuthbert dit :
— Si fait, Roland.
— Je me suis montré arrogant et stupide. Si ce billet avait été remis à sa tante, elle risquait d’être envoyée en exil.
— Et nous au diable, par le truchement d’une corde de pendu, ajouta sèchement Cuthbert. Même si je sais que cela te semble peu de chose en comparaison.
— Et la sorcière ? demanda Alain. Qu’est-ce qu’on va faire à son sujet ?
Roland se tourna avec un petit sourire vers le nord-ouest.
— Rhéa, dit-il. Avant toute autre chose, c’est une faiseuse d’embrouilles de première, pas vrai ? Et les faiseuses d’embrouilles, il faut les mettre au pas.
Il repartit vers le baraquement, la démarche lourde, l’oreille basse. Cuthbert, regardant Alain, vit que ce dernier avait lui aussi la larme à l’œil. Bert lui tendit la main. Alain la fixa un instant sans la prendre. Puis il opina — son mouvement de tête semblait plus à sa propre adresse qu’à celle de Cuthbert — et la serra.
— Tu as fait ce que tu devais faire, dit Alain. J’en ai douté au début, mais plus maintenant.
Cuthbert exhala un soupir de soulagement.
— Et j’ai agi comme je devais le faire. Si je ne l’avais pas pris par surprise…
— … il t’aurait roué de coups. Et tu en aurais vu des vertes et des pas mûres.
— Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, convint Cuthbert.
— Je dirais même plus, toutes celles de l’Arc-en-Ciel du Magicien, dit Alain. Plein d’autres couleurs pour pas un rond.
Là-dessus, Cuthbert éclata de rire. Tous deux revinrent vers le baraquement, où Roland dessellait le cheval de Bert.
Ce dernier s’apprêtait à aller lui prêter main-forte, mais Alain le retint.
— Laisse-le tranquille un petit moment, fit-il. Ça vaut mieux.
Ils entrèrent et quand Roland les rejoignit à son tour dix minutes plus tard, il trouva Cuthbert en train de jouer la manche à sa place. Et il la gagna.
— Bert, fit-il.
Cuthbert leva les yeux.
— Toi et moi, on a une petite affaire à régler demain. Là-haut sur le Cöos.
— On va la tuer ?
Roland accorda à la chose un long moment de réflexion. Il releva enfin les yeux et dit en se mordant les lèvres :
— On devrait.
— Si fait, on devrait. Mais est-ce qu’on va le faire ?
— Non, à moins d’y être obligés, je suppose.
Plus tard, il regretterait amèrement cette décision — si c’en était bien une — tout en comprenant pourquoi il l’avait prise. Il n’était guère plus âgé que Jake Chambers, cet automne-là à Mejis, et décider de tuer ne vient ni facilement ni naturellement à l’esprit de la plupart des garçons de cet âge.
— Pas à moins qu’elle ne nous y force.
— Vaudrait peut-être mieux qu’elle fasse en sorte, dit Cuthbert.
C’était le langage rude d’un pistolero, mais il ne parut pas troublé de le tenir.
— Oui, peut-être. Mais ce n’est guère probable. Elle est bien trop rusée pour ça. Prépare-toi à te lever tôt.
— Très bien. Tu veux que je te redonne la main ?
— Alors que tu vas lui mettre la pâtée ? Pas question.
Roland, passant devant eux, gagna sa couchette où il s’assit, se perdant dans la contemplation de ses mains croisées sur ses genoux. Il aurait pu tout aussi bien être en prière que plongé dans ses pensées. Cuthbert l’observa un instant, puis reporta son attention sur le jeu.
Le soleil était au ras de l’horizon quand Roland et Cuthbert se mirent en route, le lendemain matin. L’Aplomb, encore détrempé de rosée, semblait incendié d’un flamboiement orange dans le jour qui se levait. La respiration des deux garçons et le souffle de leurs chevaux se condensaient en petits nuages dans l’air vif. Commençait une matinée que ni l’un ni l’autre ne devaient oublier jamais. Pour la première fois de leur vie, ils arboraient des étuis à revolver ; pour la première fois de leur vie, ils pénétraient dans le monde des pistoleros.
Cuthbert ne disait mot — il savait qu’une fois lancé, il ne ferait que babiller des flots d’absurdités à son habitude — et Roland était taciturne par nature. Ils n’eurent qu’un bref échange.
— Je t’ai dit que je n’avais commis qu’une terrible erreur, commença Roland. C’est ce billet (il toucha sa poche-poitrine) qui m’a rafraîchi la mémoire. Et tu sais quelle est l’erreur que j’ai faite ?
— Pas d’aimer Susan, non, pas ça, dit Cuthbert. Tu appelles ça le ka et j’appelle ça tout pareil.
Ce fut un grand soulagement pour Cuthbert d’être capable de dire cela et un soulagement encore plus grand d’y croire. Cuthbert pensait qu’il pouvait même accepter Susan à présent, non comme la maîtresse de son meilleur ami, une fille que lui-même avait désirée dès qu’il l’avait vue, mais comme faisant partie de l’intersection de leurs destinées.
— Non, reprit Roland. Pas de l’aimer, mais de croire que cet amour pouvait demeurer à l’écart de tout le reste. Que je pouvais vivre une double vie — une avec toi et Al et notre boulot ici, l’autre avec elle. J’ai cru que l’amour pourrait me dérober au ka comme les ailes d’un oiseau peuvent le dérober à tous ses ennemis. Tu comprends ?
— Il t’a aveuglé, fit Cuthbert avec une gentillesse tout à fait étrangère au jeune homme qui avait souffert ces deux derniers mois.
— Oui, dit Roland avec tristesse. Il m’a aveuglé… mais à présent je vois clair. Allons, pressons un peu l’allure, s’il te plaît. J’ai hâte d’en avoir fini.
Ils gravirent à cheval le chemin charretier plein d’ornières que Susan (une Susan alors bien moins au fait des usages du monde) avait monté en chantant « Amour Insouciant », à la clarté de la Lune des Baisers. Quand le chemin s’ouvrit pour laisser place à la cour de Rhéa, ils arrêtèrent leurs montures.
— Quelle vue magnifique ! murmura Roland. On peut voir d’ici toute l’étendue du désert.
— On ne peut pas en dire autant de ce qu’il y a devant nous.
Ce qui n’était que trop vrai. Le potager était plein de légumes « mutés » que personne ne s’était donné la peine de ramasser, le pantin de chiffon qui les présidait faisait l’effet soit d’une mauvaise plaisanterie, soit d’un mauvais augure. La cour n’offrait qu’un seul arbre, perdant ses feuilles mortes à l’image d’un vieux vautour tout déplumé. La masure proprement dite se trouvait au-delà de cet arbre : construite en pierre grossière, elle était coiffée d’un unique tuyau de cheminée noir de suie, où était peint en jaune sarcasme un signe cabalistique. Au fond, dans le coin, on apercevait un tas de bois.
Roland avait vu nombre de masures semblables — lui et ses deux compagnons étaient passés devant, en venant de Gilead jusqu’ici —, mais aucune ne lui avait paru aussi puissamment anormale que celle-ci. Cela ne tenait pas tant à ce qu’il voyait qu’à l’impression, trop forte pour être niée, d’une présence. Celle de quelqu’un qui guettait, à l’affût.
Cuthbert avait la même.
— Doit-on approcher ? fit-il en déglutissant. Faut-il qu’on entre ? Parce que… Roland, la porte est ouverte. Tu as vu ?
Il avait vu. Comme si elle les attendait. Comme si elle les invitait à entrer et à prendre part avec elle à son innommable petit déjeuner.
— Reste ici.
Roland poussa Flash en avant.
— Non ! Je viens avec toi !
— Non, couvre mes arrières. Si je suis obligé d’entrer, je te hélerai pour que tu me rejoignes… mais si je suis obligé d’entrer, la vieille qui vit là ne respirera plus. Et comme tu l’as dit, ça vaudrait peut-être mieux.
Flash avançait au pas et Roland sentait croître dans son cœur et son esprit cette impression d’anormalité. L’endroit empestait, envahi d’une odeur de charogne et d’un brouet réchauffé de tomates pourries. Elle s’échappait de la masure, supposa-t-il, mais paraissait en même temps s’élever du sol. Et à chaque pas, le geignement de la tramée semblait plus fort, comme si l’atmosphère ambiante ne faisait que l’amplifier.
Susan est montée ici toute seule, et dans le noir, songea Roland. Mes dieux, je ne suis pas certain que j’aurais pu en faire autant, malgré la compagnie de mes amis.
Il fit halte sous l’arbre et observa par la porte béante, à peine à vingt pas. Il aperçut ce qui aurait pu passer pour une cuisine : les pieds d’une table, le dossier d’une chaise, une pierre de foyer encrassée. Nulle trace de la dame de ces lieux. Mais elle était là. Roland pouvait la sentir promener ses yeux sur lui comme de répugnants insectes.
Je n’arrive pas à la voir car elle a dû user de son art pour s’estomper… mais elle n’en est pas moins présente.
Mais peut-être la voyait-il tout bonnement. L’air chatoyait étrangement à droite près de la porte, à l’intérieur, comme si on l’avait chauffé. On avait raconté à Roland que l’on pouvait distinguer quelqu’un d’estompé en tournant la tête et en épiant du coin de l’œil. Ce qu’il fit.
— Roland ? appela Cuthbert dans son dos.
— Jusqu’ici tout va bien, Bert.
Il ne faisait pas attention aux mots qu’il disait, car… oui ! Ce chatoiement était moins indistinct à présent et dessinait presque la forme d’une femme. C’était peut-être un tour de son imagination, bien entendu, mais…
Mais à ce moment-là, comme si elle comprenait qu’il l’avait devinée, le chatoiement recula dans l’ombre. Roland eut le temps d’apercevoir le bord ondulant d’une vieille robe noire, puis plus rien.
Peu importe. Il n’était pas venu pour la voir, mais pour lui donner un avertissement… ce qui était toujours plus que ce que leurs pères lui auraient donné, sans doute.
— Rhéa !
Sa voix gronda avec sa sévérité et son âpreté d’autrefois et sur un ton comminatoire. Deux feuilles jaunies se détachèrent de l’arbre comme libérées, toutes frissonnantes, par cette voix et l’une d’elles vint se prendre dans les cheveux noirs de Roland. De la masure ne monta qu’un silence attentif et attentiste… puis le miaulement discordant et moqueur d’un chat.
— Rhéa, fille de personne ! Je te rapporte quelque chose qui t’appartient, femme ! Une chose que tu dois avoir perdue !
Il sortit de sa chemise la lettre pliée et la jeta sur le sol rocailleux.
— Aujourd’hui, je me suis montré ton ami, Rhéa, car si cette lettre avait atteint sa destinataire, tu l’aurais payé de ta vie.
Il marqua un temps. Une autre feuille voleta de l’arbre. Celle-ci atterrit dans la crinière de Flash.
— Écoute-moi bien, Rhéa, fille de personne, et comprends-moi bien. Je suis venu ici sous le nom de Will Dearborn, mais Dearborn n’est pas mon vrai nom et je suis au service de l’Affiliation. Il y a plus, il y a tout ce qui sous-tend l’Affiliation — à savoir, la puissance du Blanc. Tu t’es mise en travers du chemin de notre ka, je ne te préviendrai qu’une seule fois : ne t’y retrouve pas une nouvelle fois. Tu m’as compris ?
Rien que ce silence attentiste.
— Ne t’avise pas de toucher un seul cheveu de la tête du garçon que tu avais chargé de propager ta mauvaise action ou tu mourras. Plus un seul mot de ce que tu sais ou crois savoir à quiconque — ni à Cordélia Delgado, ni à Jonas, ni à Rimer, ni à Thorin — ou tu mourras. Tiens-toi tranquille et nous nous tiendrons tranquilles. N’en fais qu’à ta tête et on saura te calmer. Tu m’as compris ?
Le silence s’accrut encore. Les vitres sales des fenêtres le scrutaient comme des yeux. La brise souffla, faisant pleuvoir d’autres feuilles autour de lui et craquer vilainement le pantin de chiffon sur son piquet. Roland se remémora brièvement Hax le cuisinier se balançant au bout d’une corde.
— Tu m’as compris ?
Pas de réponse. Il ne voyait plus aucun chatoiement par la porte ouverte à présent.
— Très bien, fit Roland en conclusion. Qui ne dit mot consent.
Il fit tourner bride à son cheval. Ce faisant, il leva légèrement la tête et aperçut quelque chose de vert se glisser parmi le jaune des feuilles, au-dessus de sa tête. Puis entendit un faible sifflement.
— Attention, Roland ! Un serpent ! hurla Cuthbert.
Mais avant même que la menace se fût précisée, Roland avait dégainé l’un de ses revolvers.
Il se baissa en biais sur sa selle, s’arc-boutant de la jambe gauche et du talon tandis que Flash piaffait et caracolait. Il tira à trois reprises, déclenchant un tonnerre qui déchira le calme de l’atmosphère et dont les collines voisines renvoyèrent le roulement. À chaque coup de feu, le serpent rebondissait en l’air, son sang ajoutant des taches rouges au bleu du ciel et au jaune du feuillage. La dernière balle le décapita et quand il retomba sur le sol pour de bon, ce fut en deux tronçons. De l’intérieur de la masure s’éleva une plainte de rage et de douleur si atroce qu’elle glaça l’épine dorsale de Roland.
— Espèce de salopard ! hurla une voix de femme, tapie dans l’ombre. Goujat assassin ! Mon ami ! Oh, mon doux ami !
— Si c’était ton ami, il ne fallait pas le dresser contre moi, dit Roland. Souviens-t’en, Rhéa, fille de personne.
La voix poussa un autre cri perçant, puis se tut.
Roland rejoignit Cuthbert, tout en rengainant son arme. Bert ouvrait des yeux ronds d’effarement.
— Roland, quel carton ! Mes dieux, quel carton !
— Partons d’ici.
— Mais on ignore toujours comment elle a su !
— Tu crois qu’elle nous le dirait ?
La voix de Roland tremblait imperceptiblement. Cette façon que le serpent avait eue de surgir d’entre les feuilles à l’improviste et de le menacer… il avait encore du mal à croire qu’il en ait réchappé.
— On pourrait la forcer à parler, suggéra Cuthbert.
Mais à son ton, Roland pouvait affirmer que Bert n’avait aucun goût pour ce genre de recours. Plus tard, peut-être, après bien des années à courir les routes en pistolero, il aurait assez d’estomac pour torturer et tuer sur place n’importe qui mais, pour le moment, certainement pas.
— Même si on en était capables, on pourrait pas lui faire dire la vérité. Elle et ses pareilles mentent comme elles respirent. Si on l’a convaincue de se taire, on en a assez fait pour aujourd’hui. Viens, je déteste cet endroit.
Pendant leur chevauchée vers la ville, Roland dit :
— Il faut qu’on se réunisse.
— Tous les quatre, tu veux dire ?
— Oui. Je veux vous dire tout ce que je sais et tout ce que je subodore. Je veux vous parler de mon plan, si l’on peut parler de plan. Et vous apprendre pourquoi nous avons attendu.
— Ce serait une très bonne chose, en effet.
— Susan peut nous être utile.
Roland semblait se parler à lui-même. Cuthbert s’amusa de voir que la feuille prise dans ses cheveux lui faisait comme une couronne.
— Susan était toute désignée pour nous aider. Pourquoi ne l’ai-je pas vu ?
— Parce que l’amour est aveugle, dit Cuthbert, légèrement sarcastique, en frappant Roland sur l’épaule. Eh oui, mon vieux, l’amour est aveugle.
Une fois sûre que les garçons étaient partis, Rhéa franchit furtivement la porte et sortit au soleil qui lui était si odieux. Elle boitilla jusqu’à l’arbre et tombant à genoux près des restes de son serpent, se mit à sangloter bruyamment.
— Ermot, Ermot ! s’écria-t-elle. Vois ce qu’ils ont fait de toi !
La tête gisait d’un côté, la gueule ouverte, les deux crocs dégouttant encore leur poison — gouttelettes transparentes qui étincelaient comme de minuscules prismes dans la clarté du jour qui s’accentuait. Le reptile avait l’œil vitreux et furieux. Rhéa ramassa Ermot et baisa sa gueule écaille use, buvant les dernières gouttes de venin, pleurant et ramageant à qui mieux mieux.
De l’autre main, elle saisit le long corps déchiqueté, gémissant à la moindre blessure qui trouait sa peau satinée, mettant à nu la chair rouge. Deux fois, elle pressa sa tête contre la dépouille d’Ermot, prononçant des incantations non suivies d’effet. Évidemment. Ermot était maintenant hors de portée de ses sortilèges. Pauvre Ermot !
Pressant la tête d’une part, le corps de l’autre, contre ses mamelles flétries, les dernières gouttes du sang d’Ermot mouillant le corsage de sa robe, elle fixa la direction que les garçons avaient prise.
— Je vous revaudrai ça, murmura-t-elle. Par tous les dieux qui ont jamais existé, je vous revaudrai ça. Quand vous vous y attendrez le moins, Rhéa sera là et vos cris vous déchireront le gosier. Vous m’entendez ? Vos cris vous déchireront le gosier !
Elle resta encore un petit moment à genoux, puis se releva et regagna sa masure d’un pas lourd, serrant Ermot sur son cœur.
Trois jours après la visite de Roland et de Cuthbert sur le Cöos, Roy Depape et Clay Reynolds longeaient, au beau milieu de l’après-midi, le couloir du premier étage du Repos des Voyageurs pour gagner la chambre spacieuse de Coraline Thorin. Clay frappa. Jonas leur cria d’entrer, que la porte était ouverte.
La première chose que vit Depape en entrant fut sai Thorin en personne, installée dans un rocking-chair près de la fenêtre. Vêtue d’une chemise de nuit de soie blanche mousseuse et coiffée d’une bufanda rouge, elle avait un ouvrage sur les genoux. Depape la considéra avec surprise. Elle le gratifia ainsi que Reynolds d’un sourire énigmatique, accompagné d’un « bonjour, Messires », avant de retourner à ses travaux d’aiguille. Une pétarade retentit à l’extérieur (les jeunes ne pouvaient jamais patienter jusqu’au grand jour ; s’ils avaient des pétards sous la main, il fallait qu’ils craquent une allumette), suivie du hennissement d’un cheval rendu nerveux et des éclats de rire bruyants des gamins.
Depape se tourna vers Reynolds qui haussa les épaules, croisant les bras pour tenir les deux pans de sa cape. Il exprimait de cette façon soit sa désapprobation, soit ses doutes. Ou bien encore les deux à la fois.
— Y a un problème ?
Jonas se tenait sur le seuil de la salle de bains, essuyant le savon à barbe de sa figure avec le bout de la serviette jetée sur son épaule. Il était torse nu. Depape l’avait vu ainsi bien des fois, mais les croisillons de ses cicatrices lui soulevaient toujours légèrement le cœur.
— Ben… je savais qu’on allait se servir de la chambre d’une dame, mais pas que la dame était comprise.
— Si fait.
Jonas balança la serviette dans la salle de bains, s’approcha du lit et prit sa chemise accrochée à l’un des pieds. Derrière lui, Coraline jeta un coup d’œil avide à son dos nu, puis rebaissa la tête sur son ouvrage. Jonas enfila sa chemise.
— Comment ça se passe à Citgo, Clay ?
— C’est calme, mais ça s’animerait si jamais certains jeunes vagabundos venaient y fourrer leur nez de fouines.
— Combien d’hommes là-bas ? Et comment ils sont répartis ?
— Dix pendant le jour, douze pendant la nuit. Moi ou Roy, on s’y rend à chaque relève, mais comme j’ai dit, tout est calme.
Jonas opina, mais pas de satisfaction. Il avait compté attirer les garçons à Citgo avant l’heure, tout comme il avait espéré les pousser à un affrontement en saccageant le baraquement et en tuant leurs pigeons. Pourtant, jusqu’au jour d’aujourd’hui, ils demeuraient obstinément à l’abri de leur foutue Butte. Il se faisait l’impression d’un apprenti torero confronté à trois taurillons dans un champ. Il avait beau agiter le chiffon rouge comme un perdu, les toros refusaient de charger. Pourquoi ?
— Et le déménagement ? Ça se passe comment ?
— Comme sur des roulettes, dit Reynolds. À raison de quatre citernes chaque soir, deux par deux, ces quatre derniers soirs. C’est Renfrew qui s’en occupe, celui de la Lazy Susan. Tu veux toujours qu’on en laisse une demi-douzaine comme appât ?
— Ouair, fit Jonas.
Là-dessus, on frappa à la porte. Depape sursauta.
— Est-ce que c’est…
— Non, fit Jonas. Notre ami en robe noire a décampé. Peut-être est-il allé offrir son réconfort aux troupes de l’Homme de Bien avant la bataille.
À ces mots, Depape se plia en deux de rire. Dans l’embrasure de la fenêtre, la femme en chemise de nuit garda le nez collé sur son ouvrage et se tut.
— C’est ouvert ! cria Jonas.
L’homme qui entra portait le sombrero, le poncho et les sandalias d’un fermier ou d’un vaquero ; mais il avait la peau claire et la mèche de cheveux qui dépassait du sombrero était blonde. Il s’agissait de Latigo. Un vrai dur à cuire, pas d’erreur, mais sa présence marquait néanmoins une nette amélioration par rapport à l’homme en noir au rire de crécelle.
— C’est bon de vous revoir, Messires, dit-il.
Il entra et referma la porte. Malgré sa phrase, son visage — austère et renfrogné — était celui d’un homme qui n’avait rien vu de bon depuis des années. Peut-être même depuis sa naissance.
— Comment va, Jonas ? Les choses avancent ?
— Je vais bien et elles de même, dit Jonas, lui tendant la main.
Latigo la serra sèchement et sans traîner. Ne se donnant pas la peine de serrer celles de Depape et de Reynolds, il jeta un coup d’œil à Coraline.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, gente dame.
— Leur nombre en soit doublé pour vous, sai Latigo, répondit-elle sans lever les yeux de son ouvrage.
Latigo s’assit au pied du lit, sortit une blague à tabac de sous son poncho et entreprit de se rouler une cigarette.
— Je ne vais pas rester longtemps.
Il avalait ses mots, ayant le débit saccadé des régions nord du Monde de l’Intérieur où — Depape l’avait entendu dire — se faire baiser par un renne était encore considéré comme un sport national. À condition de courir plus lentement que sa sœur.
— Ce ne serait pas prudent. Si on me regarde de près, on voit bien que je ne fais pas partie du paysage.
— Ah pour ça non, dit Reynolds d’un ton amusé.
Latigo le jaugea, puis reporta son attention sur Jonas.
— Le gros de ma troupe est stationné à trente roues d’ici, dans la forêt à l’ouest de Verrou Canyon… au fait, d’ailleurs, c’est quoi, ce bruit abominable qui vient du canyon ? Il effraie les chevaux.
— Une tramée, dit Jonas.
— Ça fait peur aux hommes aussi, quand ils s’approchent de trop près, dit Reynolds. Mieux vaut rester au large, cap’taine.
— Combien êtes-vous ? demanda Jonas.
— Une centaine. Et bien armés.
— Comme l’étaient les hommes de Lord Perth, à ce qu’on dit.
— Soyez pas con.
— Ils sont déjà allés au combat ?
— Suffisamment pour savoir de quoi il retourne, dit Latigo.
Jonas savait qu’il mentait. Farson avait gardé ses vétérans dans leurs refuges montagnards. Il n’y avait ici qu’un petit corps expéditionnaire dont sans doute seuls les sergents savaient se servir de leur queue pour autre chose que pisser.
— J’en ai posté une dizaine à la Roche Suspendue pour garder les citernes que vos hommes y ont amenées jusqu’ici, dit Latigo.
— C’est plus que le nécessaire, probablement.
— Je ne me suis pas aventuré à mes risques et périls dans cette bourgade chiatique oubliée des dieux pour discuter avec vous des dispositions que j’ai prises, Jonas.
— J’implore votre pardon, sai, répliqua Jonas, plus pour la forme qu’autre chose.
Il s’assit sur le plancher près du rocking-chair de Coraline et commença à se rouler une cigarette de son propre tabac. Posant son ouvrage, Coraline lui caressa les cheveux. Depape ne comprenait pas ce qu’Eldred trouvait de si fascinant chez elle — quand lui la regardait, il ne voyait qu’un laideron au grand nez, avec des seins en piqûres de moustique.
— Venons-en aux trois jeunes gens, fit Latigo de l’air de celui qui entre directement dans le vif du sujet. L’Homme de Bien a été extrêmement contrarié d’apprendre que des visiteurs du Monde de l’Intérieur se trouvaient à Mejis. Et maintenant, vous me dites qu’ils ne sont pas ceux qu’ils prétendent. Alors, qui sont-ils exactement ?
Jonas chassa la main de Coraline de ses cheveux comme un insecte importun. Sans se troubler pour autant, elle reprit son ouvrage.
— Ce ne sont pas des jeunes gens, des gamins seulement, et si leur venue ici dépend du ka — je sais que Farson s’y intéresse énormément —, alors, c’est peut-être plutôt de notre ka que de celui de l’Affiliation.
— Malheureusement, il nous faudra renoncer à éclairer l’Homme de Bien avec vos conclusions théologiques, dit Latigo. Nous avons fait suivre des radios, mais soit elles sont en panne, soit elles ne fonctionnent pas à une telle distance. Personne ne peut trancher. Je déteste ces joujoux, de toute façon. Les dieux en font des gorges chaudes. Nous sommes entre nous, coupés de tout, mon ami. Pour le meilleur ou pour le pire.
— Inutile que Farson s’inquiète sans nécessité, dit Jonas.
— L’Homme de Bien veut qu’on traite ces gars-là comme s’ils menaçaient ses plans. J’espère que Walter vous a dit la même chose.
— Si fait. Et je n’ai pas oublié un seul mot. Sai Walter est un homme inoubliable, dans son genre.
— Oui, en convint Latigo. C’est le « surligneur » de l’Homme de Bien. La raison principale qui l’a fait venir vous trouver, c’était de vous surligner ces garçons.
— Et il l’a fait. Roy, raconte un peu à sai Latigo ta visite au Shérif, avant-hier.
Depape s’éclaircit la gorge nerveusement.
— Le Shérif… Avery…
— Je le connais, aussi gras qu’un cochon de la Pleine Terre qu’il est, dit Latigo. Continue.
— L’un des adjoints d’Avery a porté un message aux trois garçons occupés à compter les chevaux sur l’Aplomb.
— Quel message ?
— Restez hors de la ville le Jour de la Moisson ; n’allez pas non plus sur l’Aplomb, ce jour-là ; mieux vaut rester cantonnés dans vos quartiers, le Jour de la Moisson, car les habitants de la Baronnie n’apprécient pas de voir des étrangers, même s’ils les apprécient par ailleurs, se mêler à leurs festivités.
— Et comment ont-ils pris la chose ?
— Ils ont tout de suite accepté de se tenir à l’écart le Jour de la Fête, dit Depape. Ça a été leur habitude tout du long de se montrer bonne pâte chaque fois qu’on leur a demandé quelque chose. Ils ne sont pas dupes, tu parles — ici comme ailleurs, y a pas de coutume contre les étrangers, à la Moisson. Au contraire, c’est même tout à fait courant de faire participer les étrangers aux réjouissances, et je suis sûr que ces garçons le savent. L’idée…
— … est de leur faire croire que nous comptons bouger le Jour même de la Fête, oui, oui, acheva Latigo avec impatience. Ce que je veux savoir, c’est s’ils en sont convaincus ? Pouvez-vous les capturer, la veille de la Moisson, comme vous l’avez promis ? Ou bien attendront-ils ?
Depape et Reynolds tournèrent les yeux vers Jonas. Ce dernier tendit la main derrière lui et la posa sur la cuisse maigre, mais pas sans intérêt, de Coraline. (Nous y voici, songea-t-il. Il serait tenu par ce qu’il allait dire et on ne lui ferait grâce de rien.) S’il avait raison, les Grands Chasseurs du Cercueil seraient remerciés et payés… et recevraient peut-être même une prime en sus. S’il se trompait, ils seraient pendus si haut et si court que leurs crânes iraient se fracasser contre la barre de la potence.
— On les capturera aussi facilement que des oiseaux tombés du nid, dit Jonas. On les accusera de haute trahison. Trois jeunes gens, fort bien nés, soudoyés par John Farson. Scandale garanti. Quel meilleur révélateur des temps mauvais que nous vivons ?
— Au premier cri de trahison, la foule accourra ?
Jonas gratifia Latigo d’un sourire réfrigérant.
— En tant que concept, la trahison peut être difficile à concevoir pour le commun des mortels, même si la populace est soûle et la claque soudoyée plutôt deux fois qu’une par l’Association du Cavalier. Un meurtre, par contre… en particulier celui de notre très aimé Maire…
Depape interloqué tourna vivement les yeux vers la sœur dudit Maire.
— Quelle grande perte ce sera ! dit la dame en soupirant. Je risque d’être bouleversée au point de prendre moi-même la tête de la canaille.
Depape se dit qu’il comprenait enfin l’attirance d’Eldred : cette femme avait autant de sang-froid que Jonas en personne.
— Autre chose, dit Latigo. Certaine possession de l’Homme de Bien a été confiée à votre bonne garde. Une boule de cristal ?
Jonas opina.
— Oui, en effet. Une jolie babiole.
— À ce que j’ai compris, vous l’avez laissée à la bruja locale ?
— Oui.
— Il vous faut la récupérer. Et vite.
— C’est pas à un vieux singe que vous allez apprendre à faire la grimace, dit Jonas avec un peu d’humeur. J’attends pour ça que les trois morveux soient sous les verrous.
Reynolds chuchota avec curiosité :
— Vous-même, vous l’avez vue, sai Latigo ?
— Pas de près, mais j’ai rencontré des hommes dans ce cas.
Latigo marqua un temps.
— L’un d’eux est devenu fou et on a dû l’abattre. La seule autre fois où j’ai vu quelqu’un dans un état semblable, ça remonte à trente ans, aux confins du grand désert. Il s’agissait d’un frontalier qui s’était fait mordre par un coyote enragé.
— Bénie soit la Tortue, marmonna Reynolds, se tapotant la gorge à trois reprises. (Il avait une peur bleue de la rage.)
— Il n’y a aucune bénédiction qui tienne si jamais l’Arc-en-Ciel du Magicien vous met le grappin dessus, dit Latigo, l’air sinistre, avant de reporter son attention sur Jonas. Il vous faudra vous garder davantage en la reprenant qu’en la donnant. Cette vieille sorcière est certainement tombée sous son glam à l’heure qu’il est.
— Je compte charger Rimer et Avery de cette corvée. Avery ne vaut pas tripette, mais on peut compter sur Rimer.
— Je crains bien que ça ne puisse pas jouer, dit Latigo.
— Ah non ? fit Jonas.
Sa main agrippa la cuisse de Coraline et il adressa un mauvais sourire à Latigo.
— Auriez-vous l’amabilité d’expliquer à votre humble serviteur pourquoi ça ne peut pas jouer ?
Ce fut Coraline qui répondit.
— Parce que, dit-elle, quand le fragment d’Arc-en-Ciel du Magicien en possession de Rhéa lui sera retiré, le Chancelier sera fort occupé à escorter mon frère jusqu’à sa dernière demeure.
— De quoi elle parle, Eldred ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Depape.
— Que Rimer mourra lui aussi, fit Jonas, esquissant un rictus. Autre crime odieux à coller sur le dos de ces sales petits espions de Farson.
Coraline, manifestant son accord par un doux sourire, posa ses mains sur celles de Jonas qu’elle fit glisser plus haut sur sa cuisse, avant de se remettre à son ouvrage avec entrain.
La fille, malgré son jeune âge, était mariée.
Le garçon, malgré son joli minois, était instable.
Elle le retrouva un soir dans un lieu reculé pour lui dire que leur liaison, malgré sa douceur, devait prendre fin. Il lui répondit qu’elle ne se terminerait jamais, écrite qu’elle était dans les astres. Elle lui dit peut-être bien, mais qu’à un certain point, les constellations avaient modifié leur course. Peut-être se mit-il à pleurer. Peut-être éclata-t-elle de rire — d’un rire nerveux, très probablement. Quelle qu’en fût la cause, ce rire désastreux tomba fort mal à propos. Ramassant une pierre, il lui écrabouilla la cervelle. Puis, reprenant ses esprits et comprenant ce qu’il avait fait, il s’assit, dos à une paroi de granit, prit la pauvre tête fracassée de sa bien-aimée sur ses genoux et se trancha la gorge sous l’œil d’un hibou perché sur un arbre voisin. Le garçon mourut en couvrant le visage de la fille de baisers et, quand on les retrouva, leurs lèvres étaient scellées par le sang de leurs vies en allées à tous deux.
C’est une histoire ancienne. Chaque ville a sa propre version. Son cadre est en général le coin des amoureux de la localité ou bien un berceau de feuillage solitaire en bord de rivière ou encore le cimetière de l’endroit. Une fois les détails de la véritable histoire suffisamment déformés pour agréer à la morbidité romantique, on en fait des chansons. Que chantent d’habitude les pucelles brûlantes de désir qui jouent plutôt mal de la guitare ou de la mandole, en n’étant jamais tout à fait dans le ton. Les refrains ont une fâcheuse tendance au larmoyant, genre Las-di-i-las-do-o-las-de-euh, Et ils sont morts là, tous deux-euh.
La version de ce récit suranné ayant cours à Hambry avait pour protagonistes un couple d’amants du nom de Robert et Francesca. L’histoire s’était déroulée aux jours anciens, avant que le monde n’ait changé. Le lieu supposé de ce meurtre doublé d’un suicide était le cimetière d’Hambry, la pierre qui avait fracassé le crâne de l’infortunée Francesca, une stèle d’ardoise, et la paroi de granit à laquelle Robert avait pris appui pour se couper le sifflet, le mausolée de la famille Thorin. (Il était douteux qu’il y ait eu des Thorin à Hambry ou Mejis, cinq générations en arrière, mais les contes folkloriques ne sont à tout prendre que des mensonges mis en vers.)
Vrai ou faux, le spectre des deux amants passait pour hanter le cimetière et on pouvait voir ces derniers tout ensanglantés, disait-on, déambuler, main dans la main, d’un air mélancolique, parmi les stèles funéraires. L’endroit, guère fréquenté la nuit, semblait tout indiqué pour la réunion secrète de Roland, Cuthbert, Alain et Susan.
Au moment où cette réunion eut lieu, Roland éprouvait depuis peu de plus en plus d’inquiétude… et même un certain désespoir. Susan posait problème — ou plus exactement, la tante de Susan. Même sans le billet venimeux de Rhéa pour pousser à la roue, les soupçons de Cordélia concernant Susan et Roland s’étaient mués en une quasi-certitude. Un jour, moins d’une semaine avant la réunion projetée dans le cimetière, Cordélia s’était mise à pousser de hauts cris à peine Susan avait-elle franchi le seuil de la maison, son panier au bras.
— Vous étiez avec lui ! Oui, méchante fille, c’est écrit partout sur votre figure !
Susan, qui n’avait nullement approché Roland de toute la journée, regarda tout d’abord sa tante, bouche bée.
— J’étais avec qui ?
— Oh, ne jouez point la sainte-nitouche avec moi, Mamzelle Fraîche et Rose ! Pas de ça avec moi, s’il vous plaît ! Qui donc frétille de partout sauf de la langue quand il passe devant notre porte ? Dearborn, voilà qui, pardi ! Dearborn ! Dearborn ! Je le redirai mille et mille fois ! Oh, honte à vous ! Honte à vous ! Regardez-moi un peu ces pantalons ! L’herbe dans laquelle vous vous êtes roulés tous les deux les a verdis, si fait ! Cela me surprend d’ailleurs qu’ils ne soient point déchirés et grands ouverts à la fourche, tant que nous y sommes !
À présent, Tante Cord hurlait quasiment. Les veines de son cou étaient gonflées comme des cordes.
Susan, abasourdie, avait baissé les yeux sur le vieux pantalon kaki qu’elle portait.
— Mais, ma tante, vous ne voyez point que c’est de la peinture ? Avec ’Chetta, nous avons passé la journée à nous occuper des décorations pour le Jour de Fête à la Maison du Maire. La tache que j’ai sur le derrière vient de ce que Art Thorin — j’ai bien dit Thorin, pas Dearborn — m’a surprise dans la resserre où l’on range les décorations et les pièces de feu d’artifice. Il a décidé que l’heure et le lieu étaient aussi bien choisis que d’autres pour se livrer à une nouvelle petite empoignade. Il est monté sur moi, a giclé dans son pantalon encore une fois et il est reparti tout content. Il fredonnait, même.
Elle fronça le nez, bien que, ces jours, tout ce qu’elle ressentait pour Thorin, ce fût une sorte de dégoût attristé. Elle n’avait désormais plus peur de lui.
Tante Cord, pendant ce temps-là, l’avait scrutée avec des yeux hallucinés. Pour la première fois, Susan se surprit à s’interroger sur la bonne santé mentale de Cordélia.
— Très vraisemblable comme histoire, murmura enfin Cordélia.
Des gouttes de transpiration perlaient à son front et les nids de veines bleues à ses tempes battaient comme des horloges. Elle avait même une odeur, ces jours, qu’elle ait pris un bain ou pas — une odeur âcre et rance.
— Vous avez mis ça au point ensemble, lui et toi, pendant que vous vous pelotiez l’un l’autre après vos câlins ?
Susan avait fait un pas en avant, saisi sa tante par le poignet et lui avait plaqué la main sur ce qui maculait son genou. Cordélia, poussant un cri, tenta de se libérer, mais Susan tint bon. Elle leva alors la main de sa tante à hauteur du visage de cette dernière, la maintenant là jusqu’à temps que Cordélia ait flairé ce qui salissait sa paume.
— Alors, tu sens, ma tante ? De la peinture ! On s’en est servi pour peindre les lampions en papier de riz !
Le poignet que tenait Susan ne luttait plus. Et les yeux plongés dans les siens retrouvèrent un semblant de lucidité.
— Si fait, avait-elle dit enfin. De la peinture.
Puis après un temps :
— Passe pour cette fois.
Depuis lors, Susan n’avait que trop souvent surpris, en tournant brusquement la tête, une silhouette étroite de hanches la suivre à la trace dans la rue ou encore l’un des nombreux amis et amies de sa tante guetter ses allées et venues d’un air soupçonneux. Quand elle parcourait l’Aplomb à cheval, elle avait toujours la sensation d’être épiée. À deux reprises avant leur réunion à quatre dans le cimetière, elle avait accepté de rencontrer Roland et ses amis et, les deux fois, elle avait dû annuler. La seconde fois, au dernier moment ; à cette occasion, elle avait surpris le fils aîné de Brian Hookey qui l’observait avec attention et d’étrange façon. Ça n’avait été qu’une intuition de sa part… mais une très forte intuition. Ce qui empirait les choses pour elle, c’était qu’elle avait de son côté le même désir frénétique d’une rencontre que Roland, du sien. Et pas seulement pour palabrer. Elle avait besoin de voir son visage et de serrer sa main entre les siennes. Le reste, si doux que ce fût, pouvait attendre ; mais elle avait besoin de le voir et de le toucher, ne serait-ce que pour s’assurer qu’il n’était point simplement un songe échafaudé par une fillette solitaire et craintive pour se réconforter.
Au final, Maria l’avait aidée — les dieux bénissent la petite camériste qui en comprenait peut-être davantage que Susan ne le supposait. C’était Maria qui était allée trouver Cordélia munie d’un billet l’avertissant que Susan passerait la nuit à Front de Mer dans l’aile des hôtes. Le billet était de la main d’Olive Thorin et en dépit de forts soupçons, Cordélia ne put tout à fait croire à un faux. Ce qu’il n’était point. Olive l’avait bien écrit à la demande de Susan, apathiquement, sans poser de questions.
— Qu’a donc ma nièce ? avait dit sèchement Cordélia.
— Elle est fatiguée, sai. Elle a el dolor de garganta.
— Mal à la gorge ? Juste avant le Jour de Fête ? C’est ridicule ! Je n’y crois pas ! Susan n’est jamais malade !
— Dolor de garganta, répéta Maria avec cette impassibilité que seule une paysanne peut opposer à l’incrédulité. Et Cordélia dut s’en contenter. Maria pour sa part n’avait pas idée de ce que mijotait Susan, et cette dernière aimait qu’il en soit ainsi.
Elle avait enjambé le balcon, descendu avec agilité les cinq mètres d’entrelacs de plantes grimpantes qui couvraient la face nord du bâtiment, puis franchi la porte de service dans le mur de la cour. Roland l’attendait là et, après quelques chaleureuses minutes, dont le détail ne nous concerne en rien, ils gagnèrent tous deux en croupe sur Flash le cimetière où les attendaient Alain et Cuthbert, pleins d’espoir et de curiosité.
Susan examina d’abord le blond placide au visage rond, dont le nom n’était pas Richard Stockworth mais Alain Johns. Puis ce fut le tour de l’autre — celui qui avait douté d’elle, avait-elle senti, et peut-être même éprouvé de la colère à son égard. Il s’appelait Cuthbert Allgood.
Ils étaient assis côte à côte sur une pierre tombale abattue, recouverte de lierre, les pieds baignés de brume. Susan se laissa glisser à bas de Flash et s’approcha d’eux lentement. Ils se levèrent. Alain l’honora d’un salut à la mode de l’Intérieur. Jambe tendue, genou raide, talon planté dans le sol.
— Ma Dame, fit-il, que vos journées soient longues…
Son compagnon l’avait rejoint — frêle et brun, avec un visage qui aurait été beau, ses traits eussent-ils été en repos. Il avait des yeux noirs vraiment magnifiques.
— … et vos nuits plaisantes, termina Cuthbert, redoublant le salut d’Alain.
Tous deux avaient tellement l’air de deux courtisans ridicules dans un sketch comique d’un Jour de Fête que Susan ne put retenir un éclat de rire. Puis elle leur fit une profonde révérence, écartant les bras pour mimer les jupes dont elle était dépourvue.
— Leur nombre en soit doublé pour vous, Messires.
Alors ils se considérèrent simplement, trois adolescents qui ne savaient trop comment procéder. Roland ne leur venait pas en aide, se contentant de les observer attentivement, toujours monté sur Flash.
Susan fit une tentative d’ouverture ; elle ne riait plus à présent, même si des fossettes creusaient encore la commissure de ses lèvres. Mais son regard trahissait son anxiété.
— Vous ne me détestez point, j’espère, dit-elle. Je comprendrais que vous le fassiez — je me suis mise en travers de vos plans, et je me suis aussi interposée entre vous trois, mais je ne pouvais pas faire autrement.
Elle leva alors les mains vers Alain et Cuthbert, paumes tournées vers le ciel.
— Je l’aime.
— On ne vous déteste pas, dit Alain. Hein, Bert ?
Pendant un moment, Cuthbert garda un affreux silence, fixant un point au-delà de l’épaule de Susan, paraissant perdu dans la contemplation de la Lune du Démon en pleine croissance. Susan crut que son cœur allait s’arrêter de battre. Puis il reporta son regard sur elle et lui décocha un sourire d’une telle douceur que l’idée (si je l’avais rencontré, lui, en premier…) passa confusément par la tête de Susan avec la brillance d’une comète.
— Les amours de Roland sont mes amours, dit Cuthbert.
Tendant les mains, il prit les siennes et l’attira à lui, en sorte que Susan se retrouva entre Alain et lui, comme une sœur entre ses deux frères.
— Car nous sommes amis depuis nos premiers langes et nous le resterons jusqu’à ce que l’un de nous deux quitte le sentier et entre dans la clairière.
Il eut alors un sourire de gosse.
— Peut-être atteindrons-nous la fin du sentier ensemble, au train où vont les choses.
— Et plus tôt que prévu, ajouta Alain.
— Tant que ma Tante Cordélia ne nous sert point de chaperon, acheva Susan.
— Nous formons un ka-tet, dit Roland. Un seul en plusieurs.
Il les regarda tour à tour et ne lut aucun désaccord dans leurs yeux. Ils s’étaient repliés dans le mausolée et leurs bouches et leurs nez fumaient. Roland se mit à croupetons, face aux trois autres, assis en rang d’oignon sur un banc de méditation, flanqué de bouquets étiques dans des urnes de pierre. Des pétales de roses fanés jonchaient le sol. Cuthbert et Alain, de part et d’autre de Susan, la tenaient embrassée sans façon. Le trio évoqua une nouvelle fois à Roland une sœur protégée par ses deux frères.
— Nous voilà plus puissants que jamais, dit Alain. Je ressens ça très fort.
— Moi aussi, renchérit Cuthbert.
Il jeta un regard à la ronde et ajouta :
— Et quel splendide lieu de réunion ! Surtout pour un ka-tet comme le nôtre.
Cela ne fit pas sourire Roland ; lancer des reparties n’avait jamais été son fort.
— Parlons de ce qui se passe à Hambry, dit-il. Puis nous parlerons du futur immédiat.
— On ne nous a pas envoyés ici en mission, vous savez, dit Alain à Susan. Nos pères ont voulu qu’on débarrasse le plancher, c’est tout. Roland s’est attiré l’inimitié d’un compagnon de route de John Farson…
— S’est attiré l’inimitié, répéta Cuthbert. Voilà qui est joliment tourné. Je veux m’en souvenir et l’employer à la première occasion.
— Contiens-toi, dit Roland. Je n’ai pas envie de passer la nuit ici.
— J’implore votre pardon, Votre Grandeur ! fit Cuthbert, dont l’œil vif ne trahissait aucun signe de repentance.
— On a fait suivre des pigeons voyageurs pour envoyer et recevoir des messages, continua Alain. Mais je crois qu’ils servaient uniquement à rassurer nos parents sur notre sort.
— Oui, fit Cuthbert. Ce qu’Alain essaie de dire, c’est qu’on a été pris au dépourvu. Roland et moi, on a eu… un désaccord… sur la façon de procéder. Il voulait attendre. Moi pas. Je trouve maintenant qu’il n’avait pas tort.
— Mais pour de mauvaises raisons, dit Roland d’un ton pincé. En tout cas, nous avons réglé notre différend.
Le regard de Susan passait de l’un à l’autre avec un léger effroi et finit par se fixer sur l’ecchymose agrémentant la mâchoire de Roland de manière parfaitement visible, malgré la faible lumière qui filtrait du dehors par la porte entrebâillée de la sepultura.
— Et vous l’avez réglé comment ?
— Peu importe, dit Roland. Farson projette de livrer bataille ou même une série de batailles dans les Monts Shavéd au nord-ouest de Gilead. Aux yeux des forces de l’Affiliation qui marcheront contre lui, il semblera pris au piège. Dans un contexte plus ordinaire, cela aurait même pu être vrai. Farson se propose de les attirer là, de les y piéger et de les détruire avec les armes du Vieux Peuple. Qu’il fera fonctionner avec le pétrole de Citgo. Le pétrole des citernes que nous avons vues ensemble, Susan.
— Où sera-t-il raffiné pour que Farson puisse s’en servir ?
— Quelque part à l’ouest d’ici, en cours de route, dit Cuthbert. Nous pensons probablement dans le Vi Castis. Vous connaissez ? C’est un pays minier.
— J’en ai entendu parler ; je n’ai jamais quitté Hambry depuis ma naissance.
Elle regarda Roland tranquillement.
— Mais je crois que ça va changer bientôt.
— Il y a beaucoup de machines abandonnées dans ces montagnes depuis l’ère du Vieux Peuple, dit Alain. La plupart dans les ravins et les canyons, à ce qu’on raconte. Des robots et des éclairs qui tuent — des rayons-rasoirs, on les appelle, parce qu’ils vous coupent en deux comme rien si on passe à travers. Et les dieux savent quoi d’autre. Une bonne part de tout ça, c’est sans doute de la légende, mais il n’y a jamais de fumée sans feu. En tout cas, cela semble l’endroit le plus vraisemblable pour raffiner.
— Et puis, une fois cela fait, on l’emportera là où Farson l’attend, dit Cuthbert. Non pas que cette partie-là nous concerne ; nous avons largement de quoi nous occuper, ici à Mejis.
— Et j’ai attendu afin de tout récupérer, dit Roland. La totalité de leurs satanées rapines.
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, notre ami n’est pas qu’un peu ambitieux, dit Cuthbert, faisant un clin d’œil à Susan.
Roland n’y prêta pas attention. Il regardait en direction de Verrou Canyon. Nul bruit n’en venait, cette nuit-là ; le vent avait viré avec l’automne et soufflait en s’éloignant de la ville.
— Si l’on réussit à mettre le feu au pétrole, le reste suivra… et le pétrole est le plus important, de toute façon. Je veux qu’on le détruise, puis qu’on fiche le camp d’ici. Tous les quatre.
— Ils ont l’intention d’agir le Jour de la Moisson, n’est-ce pas ? demanda Susan.
— Il semblerait que oui, fit Cuthbert qui, là-dessus, éclata de rire.
C’était un rire sonore et contagieux — celui d’un enfant — et Cuthbert se tenait le ventre à deux mains, se balançant d’avant en arrière comme un enfant l’aurait fait.
Susan eut l’air estomaquée.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne peux pas vous le dire. C’est trop fort de café pour moi. Je me marrerais tout du long et cela contrarierait Roland. Vas-y, toi, Al. Raconte à Susan la visite que l’Adjoint Dave nous a rendue.
— Il est venu nous trouver au Bar K, dit Alain, qui ne put lui-même s’empêcher de sourire. Et nous a parlé comme un vieil oncle. Il nous a dit que les gens d’Hambry n’aimaient pas voir des étrangers à leurs Fêtes, et que nous ferions mieux de rester au baraquement le jour de la pleine lune.
— C’est insensé ! se récria Susan avec l’indignation que tout un chacun se sent tenu d’exprimer quand il entend diffamer sa ville natale. Les étrangers sont les bienvenus à nos fêtes, si fait, et depuis toujours ! Nous ne sommes point des… des sauvages !
— Tout doux, tout doux, fit Cuthbert en gloussant. Nous sommes au courant, mais l’Adjoint Dave ne sait pas que nous savons, hein ? Il sait que sa femme fait le meilleur thé blanc à des lieues à la ronde mais, sorti de là, Dave nage complètement. Herk le Shérif en sait un poil follet d’plus, j’dirais, mais à peine.
— Le mal qu’ils se sont donné pour nous conseiller de nous tenir à l’écart signifie deux choses, reprit Roland. Primo, c’est qu’ils comptent agir le Jour de la Fête de la Moisson, comme tu l’as dit, Susan. Secundo, c’est qu’ils croient pouvoir subtiliser tout ce qu’ils destinent à Farson à notre nez et à notre barbe.
— Et nous en accuser ensuite, peut-être, dit Alain.
Elle les observa avec curiosité, l’un après l’autre.
— Que comptez-vous faire, alors ?
— Détruire ce qu’ils ont laissé à Citgo pour nous appâter, puis les attaquer à leur lieu de rassemblement, répondit tranquillement Roland. C’est-à-dire à la Roche Suspendue. La moitié au moins des citernes qu’ils comptent transférer à l’ouest s’y trouve déjà. Il y aura là une troupe. Grosse de deux cents hommes, peut-être, bien que je pense qu’ils se révéleront bien moins nombreux. Et j’entends que tous ces hommes devront mourir.
— Ce sera eux ou nous, dit Alain.
— Comment faire à nous quatre pour tuer deux cents soldats ?
— C’est impossible. Sauf si l’on arrive à mettre le feu à une ou deux des citernes regroupées là. On pense qu’il y aura une explosion — effrayante, c’est fort possible. Les soldats survivants seront terrorisés et les chefs qui auront survécu, fous de rage. Ils nous verront, car on s’arrangera pour qu’ils nous voient…
Alain et Cuthbert l’écoutaient, le souffle coupé. Il leur avait dit le reste ou ils l’avaient deviné, mais cette partie-là de ses plans, Roland l’avait gardée jusque-là pour lui.
— Et ensuite quoi ? demanda Susan avec effroi. Ensuite quoi ?
— Je crois qu’on peut les entraîner dans Verrou Canyon, dit Roland. Et je crois qu’on peut les entraîner dans la tramée.
Un silence de stupéfaction accueillit ces paroles. Puis, d’un ton non dénué de respect, Susan lui dit :
— Tu es fou.
— Non, dit Cuthbert pensivement. Non, il n’est pas fou. Tu as en vue cette petite entaille dans la paroi du canyon, Roland ? Celle qui se trouve juste avant le coude, au fond du canyon.
Roland acquiesça.
— À quatre, on peut l’escalader sans trop de problèmes. Au sommet, on fera une bonne provision de morceaux de rocher. Suffisamment pour provoquer un glissement de terrain sur quiconque essaierait de nous poursuivre.
— Quelle horreur ! dit Susan.
— C’est une question de survie, répliqua Alain. Si on leur permet d’avoir le pétrole et de s’en servir, ils massacreront chaque homme de l’Affiliation qui se trouvera à portée de leurs armes. L’Homme de Bien ne fait pas de prisonniers.
— Je n’ai point dit que c’était mal, simplement que c’était horrible.
Ils demeurèrent silencieux un moment : quatre enfants envisageant le meurtre de deux cents hommes. Sauf que ce ne seraient pas tous des hommes ; beaucoup (la plupart, peut-être) seraient des gamins à peu près de leur âge.
Susan finit par reprendre la parole.
— Ceux qui ne périront point sous ton glissement de terrain n’auront qu’à faire rebrousser chemin à leurs chevaux et à ressortir du canyon.
— Non, ils ne pourront pas, fit Alain.
Il avait eu la configuration des lieux sous les yeux et comprenait à présent de quoi il retournait à peu de chose près. Roland approuvait, un sourire fantomatique aux lèvres.
— Et pourquoi ça ?
— À cause des broussailles entassées à l’entrée du canyon. On va y mettre le feu, n’est-ce pas, Roland ? Et si les vents dominants prédominent ce jour-là… la fumée…
— … les mènera tout droit dans la tramée, acheva Roland.
— Et comment tu mettras le feu aux broussailles ? demanda Susan. Je sais bien qu’elles sont sèches, mais tu n’auras point suffisamment de temps pour craquer une allumette soufrée ou frotter ton silex contre la barre d’acier.
— C’est là que tu interviens, dit Roland. Tu peux nous aider à incendier les citernes. On ne peut pas compter seulement sur nos pistolets pour bouter le feu au pétrole, tu sais ; le pétrole brut est beaucoup moins volatil qu’on le croit. Et Sheemie te donnera un coup de main, j’espère.
— Dis-moi ce que tu veux que je fasse.
Ils parlèrent encore une vingtaine de minutes, affinant étonnamment peu le plan — tous semblaient admettre que s’ils l’élaboraient trop et que les circonstances évoluaient brusquement, cela risquait de paralyser leur action. Le ka les avait balayés sur son passage et précipités là-dedans ; il valait peut-être mieux qu’ils comptent sur le ka — et sur leur propre courage — pour les en retirer à l’identique.
Cuthbert n’était pas très chaud pour embarquer Sheemie dans l’aventure, mais finit par se rallier à l’avis général — le rôle du garçon serait minime, même s’il n’était pas sans risques, et Roland accepta qu’ils l’emmènent avec eux quand ils quitteraient Mejis définitivement. Tous pour cinq valait bien tous pour quatre, dit-il.
— Très bien, dit finalement Cuthbert avant de se tourner vers Susan. Il faut que ce soit vous ou moi qui lui en parle.
— Ce sera moi.
— Faites-lui comprendre qu’il ne devra en souffler mot à Coraline Thorin, recommanda Cuthbert à Susan. Ce n’est pas parce que le Maire est son frère ; cette garce ne m’inspire aucune confiance.
— Et je peux vous donner une meilleure raison que sa parenté avec Hart pour vous méfier d’elle, dit Susan. D’après ma tante, elle fréquente Eldred Jonas. Pauvre Tante Cord ! Elle a passé le plus mauvais été de sa vie. Et l’automne n’arrangera rien, j’intuite. Les gens vont la traiter de tante de traîtresse.
— Certains en sauront plus long, dit Alain. Il y en a toujours dans le nombre.
— Peut-être, mais ma Tante Cordélia est le genre de femme qui n’entend et ne colporte que le mauvais. Elle aussi a un faible pour Jonas, si fait.
— Un faible pour Jonas ! s’écria Cuthbert, tombant des nues. Par tous les dieux qui tirent nos ficelles ! Inimaginable ! Eh ben vrai, si on pendait les gens pour leur mauvais goût en amour, votre tantine serait en tête de liste, vous ne croyez pas ?
Susan pouffa, se ceignant les genoux de ses bras et opinant du bonnet.
— Il est temps de partir, dit Roland. Si jamais survient quelque chose que Susan doit savoir immédiatement, on se servira de la pierre rouge du Cœur Vert.
— Bon, dit Cuthbert. Sortons d’ici. Le froid vous attaque les os dans cet endroit.
Roland se remua, rétablissant la circulation dans ses jambes.
— L’important, c’est qu’ils ont décidé de nous laisser libres de nos mouvements pendant qu’ils se rassemblent et s’activent. C’est un avantage, et il est loin d’être mauvais. Et maintenant…
Alain l’interrompit d’un ton tranquille.
— Il y a autre chose de très important.
Roland se remit à croupetons, regardant Alain avec curiosité.
— La sorcière.
Susan tressaillit, mais Roland jeta un rire impatient.
— Elle ne figure pas au programme, Al… je ne vois pas comment elle le pourrait, d’ailleurs. Je ne crois pas qu’elle fasse partie du complot de Jonas…
— Moi non plus, dit Alain.
— … et puis, avec Cuthbert, on l’a persuadée de la boucler à mon sujet et à celui de Susan. Si nous n’étions pas intervenus, sa tante aurait fait grand tapage.
— Mais tu ne vois pas ? demanda Alain. La vraie question n’est pas de savoir qui Rhéa aurait pu mettre au courant, mais de savoir d’abord comment elle a pu être au courant.
— C’est rose, dit Susan brusquement.
Elle porta la main à ses cheveux, à l’endroit où ses mèches coupées avaient commencé à repousser.
— Qu’est-ce qui est rose ? demanda Alain.
— La lune, dit-elle avant de secouer la tête. Je ne sais pas. Je ne sais pas de quoi je parle. J’ai la tête vide comme les marionnettes de Guignon et Gnafrol… Roland ? Qu’est-ce qu’il y a ? Où tu as mal ?
Car ce dernier n’était plus accroupi ; il s’était effondré en position assise sur le sol dallé, constellé de pétales. Il avait l’air de chercher à éviter de s’évanouir. À l’extérieur du mausolée, il y eut le craquement d’os des feuilles mortes et le cri d’un engoulevent.
— Mes dieux, fit-il à voix basse. C’est pas vrai. Ça ne peut pas l’être.
Son regard rencontra celui de Cuthbert.
Toute trace d’humour avait disparu du visage de ce dernier, bloc de pierre impitoyable et calculateur que sa propre mère aurait eu du mal à reconnaître… à supposer qu’elle l’eût voulu.
— Rose, fit Cuthbert. Voilà qui est intéressant — ton père a prononcé le même mot juste avant notre départ, n’est-ce pas, Roland ? Il nous a mis en garde contre le rose. On a cru que c’était une blague. Enfin presque.
— Oh ! fit Alain, ouvrant de grands yeux. Oh, putain ! bafouilla-t-il.
Il prit conscience de ce qui venait de lui échapper en présence de la maîtresse de son meilleur ami et se couvrit la bouche de la main. Il était rouge comme une pivoine.
Susan le remarqua à peine, dévisageant Roland avec une confusion et une terreur grandissantes.
— Quoi ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu sais ? Dis-le-moi ! Dis-le-moi !
— J’aimerais t’hypnotiser à nouveau, comme je l’ai fait l’autre fois dans la saulaie, dit Roland. Et j’aimerais le faire tout de suite, avant d’en parler davantage et que ça ne te brouille la mémoire.
Roland avait sorti un coquillage de sa poche pendant qu’elle lui parlait et se mit à le faire danser sur le dos de sa main. Les yeux de Susan furent tout de suite attirés, comme la limaille de fer par un aimant.
— Je peux ? demanda-t-il. J’attends ton autorisation, ma chérie.
— Si fait, comme tu veux.
Ses yeux s’élargirent et devinrent vitreux.
— Je ne sais point pourquoi tu penses que ce sera différent cette fois, mais…
Elle s’interrompit, ses yeux continuant de suivre la danse du coquillage sur le dos de la main de Roland. Quand il cessa le mouvement et emprisonna le coquillage dans son poing, Susan ferma les yeux. Sa respiration était douce et régulière.
— Mes dieux, elle a plongé comme une pierre, chuchota Cuthbert, stupéfait.
— On l’a déjà hypnotisée. Rhéa, je crois.
Roland marqua un temps. Puis :
— Susan ? Tu m’entends ?
— Si fait, Roland. Je t’entends très bien.
— J’aimerais que tu entendes aussi une autre voix.
— Laquelle ?
Roland fit signe à Alain. Si quelqu’un pouvait forcer le barrage qu’opposait l’esprit de Susan (ou trouver un moyen de le contourner), ce serait lui.
— La mienne, Susan, dit Alain, se mettant à côté de Roland. Tu me reconnais ?
Elle sourit, les yeux toujours clos.
— Si fait, tu es Alain. Richard Stockworth, autrement dit.
— C’est bien ça.
Il regarda Roland avec nervosité, d’un air interrogateur — qu’est-ce que je vais lui demander ? — mais, pendant un instant, Roland ne réagit pas. Il se trouvait en même temps dans deux endroits à la fois et entendait deux voix différentes.
Celle de Susan, dans la saulaie : Elle m’a dit : « Si fait, ma jolie, comme ça, t’es une bonne fille », puis tout le reste est rose.
Celle de son père dans la cour derrière le Grand Hall : C’est le pomélo. Par là, j’entends le rose.
Le rose.
Leurs chevaux étaient sellés et chargés, les trois garçons se tenaient devant eux ; s’ils se montraient extérieurement impassibles, intérieurement, ils brûlaient de la fièvre du départ. La route et les mystères qui la jalonnent ne sourient à personne comme ils sourient à la jeunesse.
Ils étaient dans la cour qui se trouvait à l’est du Grand Hall, pas très loin de l’endroit où Roland l’avait emporté sur Cort, mettant toutes ces choses en branle. C’était le petit matin, le soleil n’était pas encore levé, la brume recouvrait le vert des champs de rubans gris. À vingt pas de là, les pères de Cuthbert et d’Alain faisaient sentinelle, les jambes écartées et les mains posées sur la crosse de leurs pistolets. Il était peu probable que Marten (qui pour l’heure s’était absenté du palais et, à ce que tout un chacun savait, de Gilead) cherche à les attaquer — pas ici —, mais ce n’était pas complètement exclu.
Ainsi, seul le père de Roland leur parla quand ils se mirent en selle avant de prendre la route de l’est, en direction de Mejis et de l’Arc Extérieur.
— Une dernière chose, leur dit-il alors qu’ils ajustaient les sangles de leurs selles. Je doute fort que vous voyiez quelque chose qui touche nos intérêts — pas à Mejis —, mais gardez l’œil ouvert, et le bon, pour certaine couleur de l’arc-en-ciel. L’Arc-en-Ciel du Magicien, en fait.
Il pouffa avant d’ajouter :
— C’est le pomélo. Par là, j’entends le rose.
— L’Arc-en-Ciel du Magicien, c’est rien qu’un conte de fées, dit Cuthbert avec un sourire répondant à celui de Steven. Puis — peut-être perçut-il autre chose dans les yeux de Steven Deschain — le sourire de Cuthbert faiblit et il ajouta : « N’est-ce pas ? »
— Si toutes les vieilles histoires ne sont pas vraies, je crois que celle de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn l’est, répondit Steven. On raconte qu’autrefois, il comptait treize boules de cristal, une pour chacun des Douze Gardiens et la treizième qui représentait le centre de connexion des Rayons.
— Une pour la Tour, dit Roland à voix basse, se sentant gagné par la chair de poule. Une pour la Tour Sombre.
— Si fait, on l’appelait la Treizième quand j’étais petit garçon. On se racontait des histoires à se faire peur et à dormir debout autour du feu, quelquefois, à propos de la boule noire… à moins que nos pères ne viennent nous mettre le holà. Mon propre pa disait que ce n’était pas prudent de parler de la Treizième, car en entendant prononcer son nom, elle pouvait rouler dans votre direction. Mais la Noire, la Treizième, n’est pas importante pour vous trois… pas encore, du moins. Non, pour vous, c’est la Rose. Le Pomélo de Maerlyn.
Impossible de dire s’il était sérieux ou non.
— Si les autres boules de l’Arc-en-Ciel du Magicien ont existé un jour, la plupart sont brisées à l’heure actuelle. Des objets pareils ne restent jamais très longtemps au même endroit ni entre les mêmes mains, vous savez, et même un cristal enchanté peut se briser. Il se peut pourtant que trois ou quatre couleurs de l’Arc-en-Ciel roulent encore leur boule de par notre triste univers. La Bleue, c’est quasi certain. Une tribu de Lents Mutants du désert — qui se donnaient le nom de Complets Pourceaux — l’a eue en sa possession, il y a moins d’un demi-siècle. Mais elle a disparu à nouveau depuis. La Verte et l’Orange ont la réputation de se trouver respectivement à Lud et à Dis. Il ne reste peut-être plus que la Rose.
— Mais elles servent à quoi exactement ? demanda Roland.
— À voir. Certaines couleurs de l’Arc-en-Ciel du Magicien permettent de jeter un coup d’œil dans l’avenir, dit-on. D’autres, à regarder dans d’autres mondes — ceux où vivent les démons, ceux où le Vieux Peuple est censé être allé quand il a quitté notre monde. Elles peuvent aussi montrer l’endroit où se trouvent les portes secrètes par lesquelles on passe d’un monde à l’autre. D’autres couleurs, à ce qu’on raconte, peuvent voir loin dans notre propre monde et montrer des choses qu’autrui aimerait autant garder secrètes. Elles ne voient jamais le bien, seulement le mal. Quelle est la part du vrai et la part du mythe là-dedans, personne ne le sait avec certitude.
Il les contempla, et son sourire s’évanouit.
— Mais nous savons du moins ceci : on dit que John Farson possède un talisman, quelque chose qui brille sous sa tente tard dans la nuit… parfois avant les combats, parfois avant d’importants mouvements de troupes et de chevaux, parfois avant l’annonce de décisions capitales. Et cette lueur brillante est rose.
— Peut-être qu’il possède la lumière électrique et voile l’ampoule d’une écharpe rose chaque fois qu’il prie, fit Cuthbert.
Regardant ses amis autour de lui, il ajouta, un peu sur la défensive :
— C’est pas une blague, certaines personnes font ça.
— Peut-être, reprit le père de Roland. Peut-être n’est-ce que ça, ou quelque chose de ce genre. Mais peut-être y a-t-il davantage. Tout ce que je sais, c’est qu’il continue à nous infliger des défaites, à nous filer entre les doigts et à réapparaître là où on l’attend le moins. Si la magie est en lui et non dans le talisman qu’il possède, que les dieux viennent en aide à l’Affiliation !
— On ouvrira l’œil, si tu préfères, dit Roland. Mais Farson se trouve au nord ou à l’ouest. Et nous, nous allons vers l’est.
Comme si son père l’ignorait.
— S’il s’agit de l’une des bandes de l’Arc-en-Ciel, répliqua Steven, elle pourrait se trouver n’importe où — à l’est, au sud tout autant qu’à l’ouest. Il ne peut pas la garder avec lui tout le temps, tu vois. Même si ça lui tranquillisait énormément le cœur et l’esprit, il ne pourrait pas. Personne ne le peut.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’elles sont vivantes et affamées, dit Steven. Celui qui les utilise finit utilisé par elles. Si Farson possède un morceau de l’Arc-en-Ciel, il l’aura expédié au loin et ne le rapatriera qu’en cas de besoin. Il comprend le risque de le perdre mais aussi celui de le conserver trop longtemps par-devers lui.
Il y avait une question que les deux autres, contraints par la politesse, ne pouvaient poser. Roland lui le pouvait et ne s’en priva pas.
— Tu es sérieux, papa ? Tu ne nous fais pas marcher, hein ?
— Je vous envoie au loin à un âge où de nombreux garçons ne peuvent pas s’endormir si leur mère ne vient pas leur donner le baiser du soir, dit Steven. J’espère vous revoir tous les trois en vie et en bonne santé — Mejis est un endroit charmant et tranquille, du moins en était-il ainsi quand j’avais votre âge, mais je n’en suis pas sûr. Les choses étant ce qu’elles sont, ces jours, on ne peut plus être sûr de rien. Je ne vous enverrais pas si loin pour vous faire une farce. Je suis surpris qu’une telle idée te soit venue.
— J’implore ton pardon, dit Roland.
Un silence gêné était tombé entre lui et son père et il ne voulait pas le rompre. Pourtant, il avait follement envie de partir. Flash se trémoussait sous lui, comme allant dans son sens.
— Je ne m’attends pas, les garçons, que vous voyiez le cristal de Maerlyn… mais je ne comptais pas non plus vous dire au revoir à quatorze ans avec des revolvers glissés dans votre paquetage. Le ka est à l’œuvre et là où le ka est à l’œuvre, tout est possible.
Lentement, très lentement, Steven retira son chapeau, recula et les gratifia d’un salut.
— Allez en paix, les garçons. Et revenez en bonne santé.
— Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes, sai, dit Alain.
— Bonne fortune, fit Cuthbert.
— Je t’aime, dit Roland.
Steven opina.
— Grand merci, sai, moi aussi, je t’aime. Toutes mes bénédictions vous accompagnent, les garçons.
Il dit cette dernière phrase à haute voix et les deux autres hommes présents — Robert Allgood et Christopher Johns, plus connu à l’époque de sa folle jeunesse comme Chris l’Ardent — joignirent leurs bénédictions aux siennes.
Ainsi tous trois se mirent en chemin vers leur bout de la Grand-Route, alors que l’été, régnant autour d’eux, retenait son souffle. Roland, levant les yeux, aperçut quelque chose qui lui fit oublier entièrement l’Arc-en-Ciel du Magicien. C’était sa mère, penchée à la fenêtre de ses appartements : l’ovale de son visage s’encadrait dans la pierre grise intemporelle de l’aile ouest du château. Des larmes ruisselaient sur ses joues, mais elle sourit et leva la main en un large salut. Des trois, seul Roland la vit.
Il ne lui rendit pas son salut.
— Roland !
Il reçut un coup de coude dans les côtes, assez fort pour dissiper ces souvenirs, si vifs fussent-ils, et le ramener à l’instant présent. C’était Cuthbert.
— Fais quelque chose si tu en as l’intention ! Qu’on puisse sortir de cette demeure de mort avant qu’à force de frissons, ma peau ne se détache de mes os !
Roland approcha sa bouche de l’oreille d’Alain.
— Prépare-toi à me prêter main-forte.
Alain opina.
Roland se tourna vers Susan.
— Après la première fois où nous avons été an-tet ensemble dans la saulaie, tu es allée jusqu’au ruisseau.
— Si fait.
— Tu t’es coupé des mèches de cheveux.
— Si fait.
Cette même voix rêveuse.
— Je les ai coupées.
— Est-ce que tu avais l’intention de les couper toutes ?
— Si fait, jusqu’à la dernière boucle et bouclette.
— Sais-tu qui t’a dit de les couper ?
Très long silence. Roland allait se tourner vers Alain quand Susan répondit.
— Rhéa.
Nouveau silence.
— Elle a voulu me tripoter.
— Oui, mais qu’est-ce qui s’est passé après ? Qu’est-il arrivé pendant que tu te tenais sur le seuil ?
— Oh, quelque chose d’autre s’est passé avant.
— Quoi ?
— Je suis allée lui chercher du bois, répondit-elle sans en dire plus.
Roland regarda Cuthbert, qui haussa les épaules. Alain décroisa les mains. Roland faillit demander à ce dernier de s’avancer, mais se ravisa, jugeant que le moment n’était pas encore venu.
— Laissons le bois de côté pour l’instant, dit-il. Et tout ce qui s’est passé avant. On en parlera plus tard, peut-être, mais pas encore. Que s’est-il passé au moment où tu partais ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit à propos de tes cheveux ?
— Elle m’a chuchoté à l’oreille. Et elle avait un Homme Jésus.
— Chuchoté quoi ?
— Je ne sais pas. Cette partie-là est toute rose.
On y était. Il fit un signe de tête à Alain. Ce dernier se mordit la lèvre et avança. Il avait l’air effrayé, mais emprisonnant les mains de Susan dans les siennes, il lui parla d’une voix calme et apaisante.
— Susan ? C’est Alain Johns. Tu me connais ?
— Si fait. C’était toi, Richard Stockworth.
— Qu’est-ce que Rhéa t’a murmuré à l’oreille ?
Un léger pli, telle une ombre par temps couvert, vint froisser son front.
— Je ne vois rien. À part du rose.
— Il n’est pas nécessaire que tu voies quoi que ce soit, dit Alain. Voir n’est pas ce que nous voulons de toi maintenant. Ferme les yeux pour ne plus rien voir du tout.
— Ils sont fermés, dit-elle, un peu irritée.
Elle a peur, songea Roland. Il faillit dire à Alain d’arrêter tout, de la réveiller, mais se contraignit à ne pas intervenir.
— Les yeux de l’intérieur, dit Alain. Ceux de la mémoire. Ferme ceux-là, Susan. Ferme-les pour l’amour de ton père et dis-moi non pas ce que tu vois, mais ce que tu entends. Dis-moi ce qu’elle t’a dit.
À l’improviste et à glacer les sangs, elle rouvrit les yeux en tenant clos ceux de son esprit. Elle dévisagea Roland comme s’il était transparent, avec le regard d’une statue antique. Roland refréna un cri.
— Tu étais dans l’embrasure de la porte, Susan ? demanda Alain.
— Si fait. On y était toutes les deux.
— Reporte-toi à cet instant.
— Si fait.
Voix rêveuse. Faible, mais claire.
— Malgré mes yeux fermés, je peux voir la clarté de la lune. Elle est aussi grosse qu’un pomélo.
C’est le pomélo, songea Roland. Par là, j’entends le rose.
— Et qu’est-ce que tu vois ? Que te dit-elle ?
— Non, c’est moi qui dis.
Susan avait pris une voix de fillette un peu de mauvaise humeur.
— C’est moi qui dis quelque chose d’abord, Alain. Je dis « notre affaire est finie ? » Alors elle dit « peut-être qu’il reste encore un tout petit rien », et puis… et puis…
Alain lui pressa gentiment les mains, lui insufflant avec les siennes ce qu’il possédait en propre, son shining. Elle tenta faiblement de se libérer, mais il ne le lui permit pas.
— Et puis quoi ? Quoi, ensuite ?
— Elle a une petite médaille d’argent.
— Oui ?
— Elle se penche tout près et elle me demande si je l’entends. Je sens son haleine sur moi. Elle empeste l’ail. Et d’autres choses encore pires.
Susan eut une moue de dégoût.
— Je lui dis que je l’entends. Et maintenant je vois. Je vois la médaille qu’elle tient.
— Très bien, Susan, dit Alain. Et tu vois quoi d’autre ?
— Rhéa. On dirait une tête de mort au clair de lune. Une tête de mort avec des cheveux.
— Mes dieux, marmonna Cuthbert, se croisant les bras sur la poitrine.
— Elle dit que je dois l’écouter. Et je dis que je l’écouterai. Elle dit que je dois lui obéir. Et je dis que je lui obéirai. Alors, elle dit : « Si fait, ma jolie, comme ça, t’es une bonne fille. » Elle me caresse les cheveux. Tout le temps, elle caresse ma tresse.
Susan leva une main de noyée, comme dans un rêve, si pâle dans les ombres de la crypte, et la porta à sa chevelure blonde.
— Puis elle me dit qu’il y a une chose que je dois faire quand j’aurai perdu ma virginité. « Tu attendras qu’il s’endorme près de toi, alors tu te couperas les cheveux. La moindre mèche. Jusqu’à ce qu’il ne t’en reste plus un seul sur le crâne. »
Les garçons la regardèrent avec une horreur grandissante tandis que sa voix devenait celle de Rhéa — adoptait les intonations geignardes et les borborygmes de la vieille du Cöos. Son visage même — exception faite des yeux froidement rêveurs — était devenu la face d’une mégère.
— Coupe tout, ma fille, toutes tes tresses, bandeaux et mèches de putain, si fait, et reviens-t’en vers lui aussi chauve qu’au jour où tu es sortie de ta mère ! Tu verras un peu comme il t’aimera alors !
Elle se tut. Alain tourna un visage blême vers Roland. Ses lèvres tremblaient, mais il n’avait pas lâché les mains de Susan.
— Pourquoi la lune est rose ? demanda Roland. Pourquoi la lune est rose, quand tu essaies de te rappeler ?
— C’est son glam.
Susan parut presque surprise, presque gaie. Confiante.
— Elle le garde sous son lit, si fait. Elle ne sait pas que je l’ai vu.
— Tu en es sûre ?
— Si fait, affirma Susan avant d’ajouter simplement : Elle m’aurait tuée si elle l’avait su.
Elle pouffa, les offusquant tous trois.
— Rhéa a la lune dans une boîte sous son lit.
Elle chantonna cela avec le ton zézayant d’un tout petit enfant.
— Une lune rose, dit Roland.
— Si fait.
— Sous son lit.
— Si fait.
Et cette fois, elle libéra ses mains de celles d’Alain. Puis les leva comme si elle tenait une chose ronde qu’elle regarda avec une atroce expression de convoitise, qui parut s’emparer d’elle telle une crampe.
— J’aimerais tellement l’avoir, Roland. Si fait. Une si belle lune ! Je l’ai vue quand elle m’a envoyée chercher le bois. À travers la fenêtre. Elle avait l’air… si jeune.
Puis, encore une fois :
— J’aimerais tellement l’avoir rien qu’à moi, une chose pareille.
— Non, tu n’aimerais pas. Mais tu disais qu’elle est sous son lit ?
— Si fait, dans un lieu magique qu’elle fait apparaître avec des passes.
— Rhéa possède un morceau de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn, dit Cuthbert avec stupéfaction. Cette vieille garce possède ce dont ton pa nous a parlé — pas étonnant qu’elle sache tout ce qu’elle sait !
— Il faut encore l’interroger ? demanda Alain. Ses mains sont devenues très froides. Je n’aime pas l’avoir fait plonger si profond. Elle a bien réagi, mais…
— Je crois qu’on a terminé.
— Je lui dis de tout oublier ?
Roland fit non de la tête sans hésiter — ils formaient un ka-tet, pour le meilleur comme pour le pire. Il toucha les doigts de Susan ; effectivement, ils étaient glacés.
— Susan ?
— Si fait, mon chéri.
— Je vais te dire une poésie. Quand j’aurai fini, tu te souviendras de tout, comme auparavant. D’accord ?
Elle sourit en refermant les yeux.
— Oiseau et ours, lièvre et poisson…
— Accordez à mon aimée son vœu le plus profond, termina Roland en souriant.
Susan rouvrit les yeux. Elle sourit.
— Toi, dit-elle une fois encore, et elle l’embrassa. « Toujours toi, Roland. Toi toujours, mon amour. »
Incapable de résister, Roland la prit dans ses bras.
Cuthbert regarda ailleurs. Alain fixa le bout de ses bottes et s’éclaircit la gorge.
Pendant leur retour à cheval vers Front de Mer, Susan, les bras noués autour de la taille de Roland, demanda :
— Tu vas aller lui prendre le cristal ?
— Il vaut mieux qu’il reste là où il est pour l’instant. Jonas l’a confié à sa garde pour le compte de Farson, je n’ai aucun doute là-dessus. Il devra prendre le chemin de l’Ouest avec le reste du butin ; je n’ai aucun doute là-dessus non plus. On s’en occupera en même temps que des citernes et des hommes de Farson.
— Tu le feras suivre avec nous ?
— Je l’emporterai ou le briserai. Je suppose que je ferais mieux de le rapporter à mon père, mais c’est assez risqué. Il nous faudra nous montrer prudents. C’est un glam puissant.
— Suppose que Rhéa voie ce qu’on projette. Suppose qu’elle prévienne Jonas ou Kimba Rimer ?
— Tant qu’elle ne nous voit pas venir lui dérober son précieux joujou, je ne crois pas que nos plans quels qu’ils soient l’intéressent. Je crois que nous l’avons paniquée un brin et si le cristal a établi pour de bon une certaine emprise sur elle, regarder dedans est la seule occupation de son temps qu’elle doit privilégier à l’heure qu’il est.
— Et elle ne doit avoir aucune envie de le lâcher non plus.
— Si fait.
Flash suivait une sente qui traversait les bois de la falaise donnant sur la mer. À travers les branches à demi dépouillées, ils apercevaient le mur d’enceinte couvert de lierre de la Maison du Maire et, au-dessous d’eux, entendaient le ressac des vagues venant se briser en cadence sur la plage de galets.
— Tu peux rentrer sans te faire remarquer, Susan ?
— N’aie crainte.
— Tu as bien compris ce que toi et Sheemie devez faire ?
— Si fait. Il y a une éternité que je ne me suis sentie aussi bien. Comme si une ombre qui pesait depuis longtemps sur mon esprit s’était enfin levée.
— En ce cas, c’est Alain que tu dois remercier. Seul, je n’aurais pas réussi.
— Il a de la magie dans ses mains.
— Oui.
Ils avaient atteint la porte de service. Susan mit pied à terre avec aisance et facilité. Roland descendit à son tour et se tint près d’elle, lui entourant la taille de son bras. Elle levait les yeux vers la lune.
— Regarde, elle est assez grosse pour qu’on commence à distinguer le visage du Démon. Tu le vois ?
La lame du nez, l’ombre du rictus. Pas encore l’œil, mais oui, il le voyait.
— Il me terrifiait quand j’étais petite, chuchotait à présent Susan, songeant à la proximité de la maison derrière le mur. Je tirais le store quand la Lune du Démon était pleine. J’avais peur que s’il me voyait, il ne tende la main et ne m’emporte dans son repaire pour me manger.
Ses lèvres tremblaient.
— C’est bête, les enfants, hein ?
— Quelquefois.
Lui n’avait pas eu peur de la Lune du Démon quand il était petit, mais il avait peur de celle-ci. L’avenir lui paraissait si obscur et la voie pour atteindre la lumière si étroite.
— Je t’aime, Susan. De tout mon cœur.
— Je sais. Moi aussi, je t’aime.
Elle lui baisa la bouche de ses lèvres gentiment ouvertes. Posa un instant sur ses seins la main de Roland, dont elle embrassa la paume chaude. Il la serra contre lui, mais les yeux de Susan demeurèrent fixés sur la lune mûrissante.
— Plus qu’une semaine avant la Moisson, dit-elle. Fin de año, c’est comme ça que les vaqueros et les labradores l’appellent. Dans ton pays, on l’appelle pareil ?
— À peu de chose près, dit Roland. On appelle ça la clôture de l’année. Les femmes distribuent des baisers et des confitures à la ronde.
Elle rit doucement contre son épaule.
— Peut-être que les choses ne me paraîtront point si différentes, après tout, là-bas.
— Tu devras mettre tes meilleurs baisers de côté pour moi.
— Bien sûr.
— Quoi qu’il arrive, nous resterons ensemble, dit-il.
Mais, au-dessus d’eux, la Lune du Démon ricanait dans l’obscurité étoilée qui s’étendait sur la Mer Limpide, comme si elle avait connaissance d’un avenir différent.
Ainsi donc arrive maintenant la fin de año à Mejis, plus connue au centre de l’Entre-Deux-Mondes comme la clôture de l’année. Elle arrive comme un millier de fois auparavant… ou dix milliers ou cent milliers. Personne ne saurait le dire avec certitude ; le monde a changé et le temps est devenu étrange. À Mejis, on a coutume de dire « le Temps est comme un visage sur l’eau ».
Dans les champs, hommes et femmes ramassent les pommes de terre tardives : ils portent des gants et leurs ponchos les plus épais, car à présent le vent a tourné carrément, soufflant d’est en ouest, soufflant en rafales, et l’air glacial a tout le temps une odeur de sel — une odeur de larmes. Los campesinos fauchent les derniers sillons assez allègrement, parlant de ce qu’ils vont faire — surtout des farces — à la Fête de la Moisson, mais n’en sentent pas moins dans le vent toute l’antique tristesse de l’automne et de l’an qui s’en va. Il les fuit comme le flux d’un ruisseau et, même si aucun n’en parle, tous le savent fort bien.
Dans les vergers, les dernières pommes — les plus haut perchées — sont cueillies par de jeunes hommes rieurs (en ces jours de quasi-bourrasques, les ultimes jours de cueillette sont leur domaine réservé) qui apparaissent et disparaissent comme des vigies dans leur nid-de-pie. Au-dessus d’eux, dans des ciels d’un bleu éclatant, sans un nuage, des escadrilles d’oies sauvages filent vers le sud, claironnant leurs rauques adieux.
Les barques de pêche sont tirées sur le rivage ; leurs propriétaires leur décapent la coque, puis la repeignent ; ils œuvrent presque tous torse nu malgré l’air plus que vif et fredonnent en travaillant les chansons d’autrefois…
J’suis un homme de la mer bleu roi,
Tout ce que j’vois, tout ce que j’vois
J’suis un homme de la Baronnie, moi
Tout ce que j’vois, Tout ce que j’vois,
N’est à personne d’aut’ qu’à moi !
J’suis un homme de la baie d’Hambry
Tout ce que j’dis, tout ce que j’dis,
Tant que mes filets sont point remplis,
Tout ce que j’dis, tout ce que j’dis
N’est point très joli-joli à l’ouïe !
… et parfois on se lance un tonnelet de graf de quai à quai. Sur la baie ne restent plus maintenant que les plus gros bateaux, allant et venant autour des grands cercles qui marquent l’emplacement de leurs filets comme un chien de berger autour de son troupeau de moutons. À midi, l’eau de la baie se ride d’une draperie de feu automnal et à bord des bateaux, les hommes assis, jambes croisées, mangent leur casse-croûte, sachant que tout ce qu’ils voient n’est à personne d’aut’ qu’à eux… du moins jusqu’à ce que les bourrasques grises d’automne, se précipitant en masse du fin fond de l’horizon, crachent leurs rafales de verglas et de neige.
L’année se clôturait.
Dans les rues d’Hambry, les lampions de la Moisson brûlent maintenant le soir et les mains des pantins sont peintes en rouge. Les amulettes de la Moisson sont accrochées un peu partout et bien que souvent les femmes donnent et reçoivent des baisers par les rues et sur les places des deux marchés — souvent d’hommes qu’elles ne connaissent pas —, les rapports sexuels marquent une pause quasi complète. Ils reprendront (d’un seul coup, d’un seul, pourrait-on dire) la Nuit de la Moisson. Le résultat sera la floraison habituelle de bébés de la Pleine Terre de l’année suivante.
Sur l’Aplomb, les chevaux galopent plus follement que jamais comme s’ils comprenaient (très vraisemblablement, oui, ils le comprennent) que leur ère de liberté touche à sa fin. Ils foncent puis s’arrêtent brusquement, la tête tournée vers l’ouest quand le vent souffle en rafales, montrant leur cul à l’hiver. Dans les ranches, on retire les moustiquaires des vérandas et on repose les volets. Dans les vastes cuisines des ranches et les cuisines plus petites des fermes, personne ne vole de baisers de la Moisson et personne n’a même le sexe en tête. L’époque des conserves bat son plein et les cuisines, enfumées de vapeur, ronflent sous la chaleur des fourneaux dès avant l’aube jusqu’à bien après la tombée de la nuit. Ça sent la pomme, la betterave, le haricot, l’âprerave et la viande qu’on sale en lamelles. Les femmes, qui travaillent sans trêve toute la journée, gagnent leur lit en somnambules et, s’y effondrant comme une masse, dorment comme des souches jusqu’à ce que l’obscurité du lendemain matin les ramène à leur cuisine.
On brûle les feuilles dans les jardins de la ville, et au fur et à mesure que la semaine s’avance et que le visage du Vieux Démon se dessine de plus en plus clairement, on jette de plus en plus fréquemment sur les bûchers des pantins aux mains rouges. Dans les champs, des meulons de blé flambent comme des torches et des pantins brûlent souvent en même temps, leurs mains rouges et les croix blanches de leurs yeux se racornissant dans le brasier. Les hommes entourent ces feux sans un mot, avec un air solennel. Aucun ne dit à quelles terribles coutumes répond la crémation des pantins ni de quels antiques dieux innommables on s’attire ainsi les faveurs, mais ne le sait pas moins. De temps à autre, l’un de ces hommes murmure entre ses dents : Charyou tri.
Ils clôturent, clôturent, clôturent l’année.
Les rues crépitent sous les pétards — et parfois un big bangueur tonitruant fait ruer dans leurs brancards même les chevaux placides attelés aux charrettes — et résonnent des éclats de rire des enfants. Sur la véranda du magasin général et en face, au Repos des Voyageurs, on échange des baisers — quelquefois mouillés, à pleine bouche, avec force doux jeux de langues —, mais les putes de Coraline Thorin (les « gueuses de coton », comme aiment à se surnommer les plus farfelues d’entre elles, telle Gert Moggins) s’ennuient à périr. Elles auront peu de pratiques cette semaine.
Ce n’est pas encore le Terme de l’Année, quand brûle le bois d’hiver et que, d’un bout à l’autre de Mejis, on ne fait que danser dans les granges et les écuries… et ça l’est déjà, cependant. C’est la vraie fin de l’année, charyou tri et tout un chacun, de Stanley Ruiz derrière son bar sous le Gai Luron au dernier des derniers des vaqueros de Fran Lengyll, là-bas en lisière de la Mauvaise Herbe, le sait. Il y a comme un écho dans l’air lumineux, comme un désir d’ailleurs dans le sang et un sentiment de solitude dans le cœur qui chante comme le vent.
Mais cette année, il y a aussi autre chose : une sensation de malaise que personne ne sait au juste comment formuler. Des individus qui n’ont jamais fait un seul cauchemar de leur vie se réveillent en hurlant durant la semaine de la fin de año ; des hommes se considérant comme des pacifiques se retrouvent pris dans des bagarres qu’ils ont eux-mêmes déclenchées ; des gamins mécontents de leur sort qui se seraient bornés les autres années à rêver de fugues, fuguent pour de bon et la plupart ne regagnent plus leur logis, après leur première nuit passée à la dure.
Il y a la sensation — inarticulée, mais non moins présente — que cette saison les choses vont de travers. C’est la clôture de l’année, mais c’est aussi la paix qui se clôt. Car c’est ici, dans le Monde de l’Extérieur et la Baronnie assoupie de Mejis, que le dernier grand conflit de l’Entre-Deux-Mondes débutera bientôt ; c’est à partir d’ici que le sang se mettra à couler. Au bout de deux ans, pas davantage, le monde tel qu’il a été sera balayé à jamais. Tout part d’ici. Au milieu de son champ de roses, la Tour Sombre réclame son dû, avec son cri de bête fauve. Le Temps est comme un visage sur l’eau.
Coraline Thorin descendait la Grand-Rue en provenance de l’Hôtel Bellevue quand elle aperçut Sheemie, menant Caprichoso par son licou, qui se dirigeait en sens opposé. Le garçon chantait « Amour Insouciant » à tue-tête, mais d’une voix douce. Il avançait lentement, car les tonneaux dont son mulet était chargé étaient à peine moitié moins gros que ceux qu’il avait livrés sur le Cöos, très peu de temps auparavant.
Coraline héla son garçon à tout faire, d’assez bonne humeur. Elle avait des raisons de l’être ; Eldred Jonas n’avait que faire de l’abstinence de la fin de año. Et pour un homme avec une patte folle, il savait se montrer très inventif.
— Sheemie ! s’écria-t-elle. Où vas-tu ? À Front de Mer ?
— Si fait, répondit Sheemie. J’ai là le graf qu’y réclament. Plein de sociétés vont Fêter la Moisson, si fait, des tonnes. Vont bien danser, vont avoir bien chaud, vont boire bien du graf pour avoir frais ! Vous êtes rudement jolie, sai Thorin, les joues toutes rosies-roses, si fait.
— Oh seigneu’ ! Gentil de me dire ça, Sheemie !
Elle le gratifia d’un sourire éblouissant.
— Allez, va maintenant, espèce de flatteur, traîne pas.
— Nenni-na, j’y vas de ce pas.
Coraline le regarda s’éloigner, tout sourire dehors. Vont bien danser, vont avoir bien chaud, avait dit Sheemie. Regardant la danse, Coraline ne pouvait pas se prononcer, mais elle était sûre en revanche que la Moisson serait chaude, cette année, ah, pour ça oui. Très chaude, même.
Miguel, qui accueillit Sheemie sous l’arche de Front de Mer avec l’air condescendant et volontiers dédaigneux qu’il réservait aux catégories inférieures, retira le bouchon du premier fût, puis du deuxième. Il se contenta rapport au premier de renifler la bonde ; quant au second, il y plongea le pouce qu’il suça d’un air pénétré. Avec ses joues ridées, creusées par la dégustation, et sa vieille bouche édentée s’activant en tous sens, il avait tout d’un bébé barbu.
— Goûteux, s’pas ? demanda Sheemie. Goûteux comme un goûter, s’pas, bon vieux Miguel, qu’est là depuis mille ans au moins ?
Miguel, suçant toujours son pouce, fusilla Sheemie d’un regard revêche.
— Andale. Andale, simplón.
Sheemie, contournant la maison, mena son mulet à la cuisine. Là, la brise de l’océan vous faisait piquer des frissons. Il salua de la main les cuisinières, mais aucune ne lui rendit son salut ; il est probable qu’elles ne l’aperçurent même pas. Une marmite bouillait sur chaque rond de l’énorme fourneau et les femmes — en amples robes de cotonnade à manches longues, telles des chemises de nuit, leurs cheveux protégés par des mouchoirs de couleurs vives — se déplaçaient comme des fantômes entraperçus dans le brouillard.
Sheemie déchargea tour à tour les deux tonneaux du dos de Capi. Il les transporta, ahanant sous l’effort, jusqu’à l’énorme foudre de chêne, près de la porte de derrière. Il ouvrit le couvercle de la barrique et se pencha au-dessus, mais recula bien vite sous l’effet lacrymogène de l’odeur forte du graf d’âge respectable.
— Pfff ! fit-il, hissant le premier fût. Y a de quoi se soûler rien qu’en respirant là-dedans !
Il versa le graf nouveau, faisant attention de ne pas en répandre. Quand il eut fini, la barrique était pleine à ras bord ou tout comme. Ce qui était une bonne chose, car la Nuit de la Moisson, la bière de pomme coulerait à flots de ses robinets, comme de l’eau.
Il reglissa les tonneaux vides dans leurs bâts, lança encore un coup d’œil dans la cuisine pour s’assurer qu’on ne l’observait pas (ce qui était le cas, le garçon de taverne simplet de Coraline était le cadet des soucis de n’importe qui, ce matin-là), puis, ne faisant pas reprendre à Capi le chemin qu’ils avaient suivi à l’aller, il le mena le long d’un passage qui conduisait aux remises de stockage de Front de Mer.
Il y en avait trois en enfilade, chacune flanquée d’un pantin aux mains rouges, assis devant. Les pantins, qui semblaient guetter ses moindres faits et gestes, donnèrent le frisson à Sheemie. Il se souvint alors de sa visite à cette vieille folle de Rhéa, la sorcière. Elle, y avait de quoi avoir la frousse. Eux, c’étaient rien d’autre que des tas de vieilles nippes bourrées de paille.
— Susan ? appela-t-il à voix basse. Vous êtes là ?
La porte du magasin du milieu était entrebâillée. Elle s’entrouvrit sous une légère poussée.
— Entre ! souffla-t-elle sans élever la voix, elle non plus. Avance avec le mulet ! Vite !
Il mena Capi dans une remise qui sentait la paille, le haricot, les articles de sellerie… et autre chose encore. Quelque chose de plus caustique. Les fusées de feux d’artifice, se dit-il. La poudre à fusil, aussi.
Susan, qui avait passé la matinée à subir les derniers essayages, portait un fin saut-de-lit en soie et de grandes bottes en cuir. Sa tête se hérissait de papillotes bleu et rouge vif.
Sheemie eut un petit rire bête.
— Vous m’semblez bien amusante, Susan, fille de Pat. Quel rire pour moi, j’pense bien.
— Si fait, je suis à peindre, d’accord, dit Susan, l’air éperdu. Il faut qu’on fasse vite. Il me reste vingt minutes avant qu’on ne réclame après moi. Peut-être même moins si jamais ce vieux bouc part à ma recherche… faisons vite !
Ils retirèrent les tonneaux du dos de Caprichoso. Susan sortit un mors cassé de la poche de son saut-de-lit et utilisa le bout pointu pour soulever l’un des couvercles. Puis elle tendit le mors à Sheemie qui fit sauter l’autre. L’odeur de tarte aux pommes du graf emplit la remise.
— Attrape ! dit-elle en lançant une peau de chamois à Sheemie. Sèche-les du mieux que tu peux. Ça n’a point besoin d’être parfait, ils sont empaquetés, mais il vaut mieux ne courir aucun risque.
Ils essuyèrent l’intérieur des fûts, Susan jetant des coups d’œil furtifs vers la porte toutes les secondes ou presque.
— Ça ira très bien comme ça, dit-elle. Bon. Maintenant… il y en a de deux sortes. Je suis sûre qu’on ne remarquera point qu’ils manquent ; il y en a assez là-bas derrière pour faire sauter la moitié du monde.
Elle retourna en hâte dans la pénombre de la remise, soulevant son saut-de-lit d’une main, ses bottes entravant sa marche. Elle s’en revint, les bras chargés de paquets.
— Ça, ce sont les plus gros, dit-elle.
Il les emmagasina dans l’un des fûts. Il y avait une dizaine de paquets en tout et Sheemie sentait des trucs ronds à l’intérieur, à peu près de la grosseur d’un poing d’enfant. Des big bangueurs. Le temps qu’il finisse de les ranger et de remettre le couvercle en place, elle était de retour avec une pleine brassée de paquets plus petits. Il rangea ceux-là dans l’autre tonneau. Au toucher, c’étaient des p’tiots, qui non seulement faisaient du pétard mais projetaient aussi des flammes de couleur.
Elle l’aida à rebâter les tonneaux sur le dos de Capi, tout en continuant à jeter de petits coups d’œil à la porte de la remise. Une fois les fûts solidement arrimés aux flancs du mulet, Susan poussa un soupir de soulagement et essuya la sueur de son front d’un revers de main.
— Les dieux en soient loués, cette partie est terminée, dit-elle. Tu sais où tu dois les emporter, maintenant ?
— Si fait, Susan, fille de Pat. Au Bar K. Mon ami Arthur Heath les mettra en lieu sûr.
— Et si jamais quelqu’un te demande ce que tu vas faire par là-bas ?
— J’livre du graf doux aux garçons de l’Intérieur, pas qu’ils ont décidé d’point s’rendre en ville pour la Fête… pourquoi ça, Susan ? Z’aiment point les Fêtes ?
— Tu le sauras bien assez tôt. Ne t’occupe point de ça pour le moment, Sheemie. Va… il vaut mieux que tu ne tardes point.
Et cependant, il traînait.
— Quoi encore ? demanda-t-elle, tâchant de ne pas montrer son impatience. Qu’est-ce qu’il y a, Sheemie ?
— J’aim’rais qu’vous m’donniez un baiser de fin de año, si fait.
Le visage de Sheemie avait viré à l’écarlate de façon alarmante.
Susan ne put se retenir de rire, puis se dressant sur la pointe des pieds, elle le baisa au coin de la bouche. Là-dessus, Sheemie cingla vers le Bar K avec son chargement de feu.
Reynolds se rendit à Citgo le jour suivant ; il allait au galop, un bandana lui masquant la figure jusqu’aux yeux. Il serait plus que ravi de quitter cette foutue région qui dansait une valse-hésitation entre ses ranchlands et sa côte maritime. La température n’était pas si basse que cela mais, après avoir soufflé au-dessus de l’eau, le vent coupait comme un rasoir. Et ce n’était pas tout — Hambry et l’ensemble de la Baronnie de Mejis semblaient atteints de morosité au fur et à mesure que la Moisson approchait, une sorte de hantise qu’il n’appréciait pas du tout. Roy ressentait la même chose. Reynolds le lisait dans ses yeux.
Et comme il serait ravi que ces trois enfançons de chevaliers ne soient plus que cendres au vent et cet endroit, plus qu’un souvenir !
Il mit pied à terre dans le parking de la raffinerie en ruine, attacha son cheval au pare-chocs d’une vieille carcasse rouillée avec un mot mystère CHEVROLET à peine lisible sur le rabat arrière puis se dirigea vers le pétroléum. Le vent soufflait en rafales, le transperçant jusqu’aux os malgré le manteau en peau de mouton style ranchero qu’il portait. Et il dut à deux reprises enfoncer son chapeau sur ses oreilles pour l’empêcher d’être emporté. À tout prendre, il était ravi de ne pas pouvoir se voir, il devait être le portrait tout craché d’un de ces fermiers de merde.
L’endroit semblait paisible, cependant… désert, autrement dit. Le vent susurrait en solitaire, s’infiltrant au travers des rangées de sapins de chaque côté du pipeline. Impossible de soupçonner que douze paires d’yeux suivaient votre tranquille déambulation.
— Aïle ! cria-t-il. Montrez-vous et ramenez-vous par ici, les poteaux, qu’on palabre un peu.
Son injonction resta un instant sans écho ; puis Hiram Quint du Piano Ranch et Barkie Callahan du Repos des Voyageurs apparurent, se frayant un passage entre les arbres. Bordel de merde, songea Reynolds, partagé entre crainte respectueuse et amusement, des veaux pareils, on en trouve même pas à l’étal d’un boucher.
Une minable vieillerie de mousqueton était passée à la ceinture de Quint, Reynolds n’en avait plus vu depuis des années et songea qu’avec un peu de chance, il ferait long feu quand Quint presserait la détente. Avec un peu de malchance, il lui exploserait à la figure et le rendrait aveugle.
— Rien à signaler ? leur demanda-t-il.
Quint lui répondit en charabia de Mejis. Barkie l’écouta puis traduisit :
— Tout est calme, sai. Il dit que lui et ses hommes s’impatientent.
Puis, avec un sourire joyeux, son visage ne trahissant en rien le contenu de ses paroles, Barkie ajouta :
— Même s’il avait inventé la poudre, c’con-là serait infoutu de sauter de joie.
— Idiot, d’accord, mais sur lequel on peut compter ?
Barkie haussa les épaules. Ce qui pouvait passer pour un acquiescement.
Ils s’engagèrent entre les arbres. Là où Roland et Susan avaient découvert une trentaine de citernes, il n’en restait plus qu’une demi-douzaine. Et sur ces six-là, deux seulement contenaient du pétrole. Des hommes étaient assis par terre ou bien piquaient un roupillon, leurs sombreros sur le visage. La plupart étaient armés, mais leurs flingues avaient l’air à peu près aussi fiables que le mousqueton de Quint. Quelques-uns des plus pauvres vaqueros n’avaient que des bolas. À tout prendre, Reynolds jugea qu’elles seraient plus efficaces.
— Dis à Lord Perth ici présent que si jamais les gamins se pointent, il faudra leur tendre une embuscade, et qu’ils n’auront qu’une chance de bien faire leur boulot, dit Reynolds à Barkie.
Barkie transmit la chose à Quint. Ce dernier eut un rictus, qui révéla une implantation terrifiante de chicots noirs et de crocs jaunâtres. Il émit quelques brefs vocables, puis tendant des bras terminés par d’énormes poings couturés, il fit mine de tordre le cou sous leurs yeux à un ennemi invisible. Quand Barkie voulut traduire, Clay Reynolds l’en dispensa du geste. Il n’avait saisi qu’un seul mot, mais c’était amplement suffisant : muerto.
Tout au long de cette semaine d’avant-Fête, Rhéa resta à sonder les profondeurs du cristal. Elle avait pris le temps de recoudre la tête d’Ermot sur son corps à l’aide de gros points maladroits de fil noir et elle demeurait assise, son serpent pourrissant autour du cou, à regarder et à rêvasser, sans prendre garde à la puanteur qui se dégageait du reptile au gré du temps. À deux reprises, Moisi vint près d’elle, miaulant pour qu’on le nourrisse et, chaque fois, Rhéa repoussa l’énervant animal sans même lui faire l’aumône d’un regard. Elle de son côté maigrissait à vue d’œil, ses orbites devenues creuses ressemblaient à celles des crânes stockés dans le filet, près de la porte de sa chambre. Elle s’assoupissait de temps en temps dans son fauteuil, la boule de cristal dans son giron, la peau de serpent puante autour du cou, la tête penchée de sorte que la pointe aiguë du menton creusait sa poitrine, des filets de bave dégouttant de ses lèvres fripées et molles, mais sans jamais dormir tout à fait. Il y avait trop de choses à voir, beaucoup trop.
Et elle avait le cristal tout à elle pour y regarder. Ces jours, elle n’avait même plus besoin de faire des passes au-dessus de la boule pour que s’entrouvrent ses brumes rosâtres. Toute la bassesse de la Baronnie, toutes ses cruautés mesquines (et pas si mesquines), tous ses mensonges et autres truandages étaient exposés sous ses yeux. La majorité de ce qu’elle voyait n’était qu’écarts de conduite insignifiants — jeunes garçons, l’œil collé au trou de serrure, qui se masturbaient en épiant leurs sœurs se dévêtir, épouses faisant les poches à leurs maris, en quête de quelques sous ou de tabac, Sheb le pianiste léchant l’assise de la chaise de sa putain préférée, l’une des bonnes de Front de Mer crachant dans la taie d’oreiller de Kimba Rimer après que le Chancelier l’eut gratifiée d’un coup de pied pour ne point avoir débarrassé le plancher assez vite.
Toutes ces choses ne faisaient que confirmer son opinion sur la société dont elle s’était retirée. Parfois elle piquait des fous rires, parfois elle parlait aux gens qu’elle voyait dans le cristal, comme s’ils pouvaient l’entendre. Le troisième jour de la semaine d’avant la Moisson, elle avait cessé de se rendre aux cabinets, même si elle pouvait y emmener le cristal avec elle, et une forte odeur d’urine surie émanait d’elle.
Dès le quatrième jour de ce régime, Moisi avait cessé de l’approcher.
Rhéa, comme d’autres avant elle, se perdit dans la contemplation du cristal et dans les rêves qu’il engendrait ; captive des menus plaisirs de la clairvoyance, elle ne prenait point garde que le cristal rose lui dérobait les vestiges ratatinés de son anima. Mais si elle en avait eu conscience, cela lui aurait probablement paru un marché équitable. Elle voyait tout ce que les individus faisaient dans l’ombre et c’étaient les seules choses qui lui tenaient à cœur et, rien que pour cela, elle aurait à coup sûr jugé que le payer de ses forces vitales était équitable.
— Attends que je l’allume, aux noms des dieux, fit le gamin.
Jonas aurait reconnu cette voix, c’était celle du garçon qui avait agité dans sa direction une queue de chien sectionnée de l’autre côté de la rue en criant : On est des Grands Chasseurs du Cercueil, pareil que vous !
Le gamin à qui s’adressait ce charmant garçon s’efforçait de ne pas lâcher le morceau de foie qu’ils avaient fauché chez l’équarrisseur derrière le Marché d’En Bas. Le premier gamin saisit le second par l’oreille et la lui tordit. L’autre poussa des hurlements, tout en tenant hors de portée le morceau de foie dont le sang noir dégoulinait sur ses phalanges crasseuses.
— Ah, quand même, fit le premier gamin finissant par s’emparer de sa proie. J’vas t’apprendre qui est le capataz par ici.
Ils se trouvaient derrière une échoppe de boulanger du Marché d’En Bas. Tout près, alléché par l’odeur chaude du pain frais, un corniaud galeux les fixait de son œil borgne, plein d’un espoir affamé.
La mèche verte d’un big bangueur dépassait du morceau d’abat cru. Sous la mèche, le foie avait des renflements de femme enceinte. Le premier gamin, prenant l’allumette soufrée coincée entre ses incisives proéminentes, la craqua.
— Y le bouffera jamais ! fit un troisième gamin, n’y tenant plus, espoir et angoisse mêlés.
— Maigre comme il est ? reprit le premier. Oh que si. J’te parie mon jeu de cartes contre ta queue d’canasson.
Le troisième gamin, après mûre réflexion, refusa de la tête.
Le premier eut un grand sourire.
— T’es un p’tit futé, fit-il en allumant la mèche du gros pétard.
— Eh, mon goujat, apostropha-t-il le chien. T’veux une morse d’un truc qu’est bon ? Alors attrape !
Et il lui lança le foie. Le sifflement de la mèche ne fit pas hésiter le chien décharné qui se précipita en avant, son œil unique braqué sur le premier morceau de nourriture digne de ce nom depuis des jours. Au moment où il le happait au vol, le big bangueur que les gamins y avaient glissé explosa. Éclair et rugissement. Le chien eut le bas de la gueule emportée. Il demeura encore un instant à les fixer de son œil valide, tout ruisselant de sang, puis s’effondra.
— T’l’avais dit-lili ! railla le premier gamin. T’l’avais dit qu’y l’bouffrait ! Bonne Moisson à nous tous, hein ?
— Qu’est-ce que vous fabriquez, les garçons ? demanda sèchement une voix de femme. Déguerpissez, sales corbeaux !
Les gamins, ne demandant pas leur reste, s’égaillèrent en riant à gorge déployée dans la clarté vive de l’après-midi. À les entendre, on les aurait vraiment confondus avec un vol de corbeaux.
Cuthbert et Alain arrêtèrent leurs montures à l’entrée de Verrou Canyon. Même si le vent éloignait d’eux le son de la tramée, il leur bourdonnait dans la tête, leur agaçant les dents qu’il faisait vibrer.
— Mes dieux, que je déteste ça ! fit Cuthbert sans desserrer les siennes. Ne traînons pas.
— Si fait, dit Alain.
Ils mirent pied à terre, empêtrés dans leurs manteaux de rancheros, et attachèrent les chevaux au tas de broussailles qui obstruait l’entrée du canyon. D’habitude, une telle mesure ne s’imposait pas, mais les deux garçons ne voyaient que trop que leurs chevaux détestaient ce son geignard tel celui d’une meule autant qu’eux-mêmes. Cuthbert avait l’impression que la tramée transmettait à son esprit des paroles d’invite d’une voix horriblement persuasive malgré son ton gémissant.
Viens donc, Bert. Laisse toutes ces idioties derrière toi : les tambours, l’orgueil, la peur de la mort, la solitude dont tu te moques parce qu’à part rire aux éclats, tu ne sais que faire. Abandonne aussi cette fille. Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Et même si tu ne l’aimes pas, tu la désires. C’est triste qu’elle soit amoureuse de ton ami et non de toi, mais si tu viens à moi, tout cela aura tôt fait de ne plus te tourmenter. Viens donc. Qu’est-ce que tu attends ?
— Qu’est-ce que j’attends ? marmonna-t-il.
— Euh ?
— J’ai dit qu’est-ce qu’on attend ? Faisons ça vite et filons d’ici, enfer et sainteté.
De sa sacoche de selle, chacun tira un sachet de coton. Ils étaient remplis de la poudre qu’ils avaient extraite des plus petits pétards que Sheemie leur avait apportés deux jours plus tôt. Alain tomba à genoux, sortit son couteau et, avançant à reculons, se mit à creuser une tranchée aussi loin qu’il put aller sous les broussailles.
— Creuse bien profond, dit Cuthbert. Faudrait pas que le vent la disperse.
Alain lui lança un regard particulièrement en rogne.
— Tu veux le faire à ma place ? Comme ça, tu seras sûr que c’est fait dans les règles.
C’est la tramée, songea Cuthbert. Elle le travaille, lui aussi.
— Non, Al, dit-il avec humilité. Tu te débrouilles très bien pour un aveugle ramolli du bulbe. Continue.
Alain le fusilla du regard quelques secondes encore, puis son visage s’éclaira d’un sourire et il se remit à sa tranchée sous l’amas de broussailles.
— Tu mourras jeune, Bert.
— Si fait, probablement.
Cuthbert se laissa tomber à genoux à son tour et se mit à ramper à la suite d’Alain, répandant la poudre dans la tranchée tout en tâchant d’ignorer le zonzon enjôleur de la tramée. Non, la poudre ne serait certainement pas emportée pas le vent, sauf s’il soufflait en tempête. Par contre, s’il pleuvait, les broussailles n’offriraient qu’une bien piètre protection. Si jamais il pleuvait…
Ne pense pas à ça, se morigéna-t-il. C’est le ka.
Ils finirent de garnir de poudre les tranchées creusées des deux côtés du barrage broussailleux en dix minutes à peine. Mais le temps leur parut plus long. Aux chevaux pareillement, semblait-il ; ils piaffaient avec impatience au bout de leur longe, les oreilles couchées et roulant des yeux fous. Cuthbert et Alain les détachèrent et les enfourchèrent. Le cheval de Cuthbert fit à deux reprises un haut-de-corps… mais son cavalier eut davantage l’impression que la pauvre bête était prise de frissons.
Non loin de là, l’éclat du soleil venait percuter de l’acier brillant. Les citernes à la Roche Suspendue. On les avait collées le plus près possible de l’affleurement gréseux, mais quand le soleil était au zénith, l’ombre disparaissait et, avec elle, la clandestinité.
— J’ai du mal à y croire, dit Alain, alors qu’ils amorçaient leur retour.
La balade serait longue, incluant un large détour, loin de la Roche Suspendue, pour éviter d’être repérés.
— Ils doivent nous prendre pour des aveugles.
— C’est pour des idiots qu’ils nous prennent, fit Cuthbert. Mais je suppose que ça revient au même.
À présent qu’ils laissaient derrière eux Verrou Canyon, la tête lui tournait presque de soulagement. Allaient-ils pénétrer là-dedans dans quelques jours ? Vraiment y pénétrer à cheval et s’y enfoncer jusqu’à quelques mètres à peine de l’endroit où cette maudite bouillasse débutait ? Il avait du mal à le croire… et s’obligea à ne plus y penser avant de se mettre à y croire pour de bon.
— Encore des cavaliers qui se dirigent vers la Roche Suspendue, dit Alain, montrant derrière lui les bois, au-delà du canyon. Tu les vois ?
On aurait dit des fourmis à cette distance, mais Bert ne les en distingua pas moins fort bien.
— La relève de la garde. L’important, c’est qu’on ne se fasse pas repérer… ils ne peuvent pas nous apercevoir, à ton avis ?
— De là-bas ? Très improbable.
Cuthbert ne le croyait pas non plus.
— Ils y seront tous, la Moisson venue, n’est-ce pas ? demanda Alain. Ce ne serait pas très bon pour nous de n’en choper que quelques-uns.
— Tu l’as dit… mais je crois qu’ils seront au grand complet.
— Et Jonas et ses potes ?
— Eux aussi.
Devant eux, la Mauvaise Herbe se rapprochait. Le vent les cinglait au visage, leur faisant pleurer les yeux, mais Cuthbert n’en avait cure. Le son de la tramée n’était plus qu’un léger bourdonnement dans son dos et aurait bientôt complètement disparu. Pour l’heure, cela suffisait amplement à faire son bonheur.
— Tu crois qu’on va réussir, Bert ?
— Chais pas, répondit Cuthbert.
Il songea alors aux tranchées pleines de poudre courant sous l’amas de broussailles sèches et se prit à sourire.
— Mais je peux te dire une chose, Al : ils se souviendront de notre visite.
À Mejis, comme dans toute autre Baronnie de l’Entre-Deux-Mondes, la semaine qui précédait un Jour de Fête était consacrée à la politique. Des gens importants arrivaient des coins les plus reculés de la Baronnie et se tenaient bon nombre de Parloirs qui préparaient le Grand Parloir du Jour de la Moisson. Susan était tenue d’y assister — avant tout pour témoigner décorativement de la puissance pérenne du Maire. Olive aussi était présente et les deux femmes, trônant de part et d’autre du cacatoès vieillissant, se livraient à une pantomime d’un comique cruel que seule la gent féminine était vraiment en mesure d’apprécier : Susan servait le café et Olive faisait circuler le gâteau ; toutes deux recevaient de bonne grâce des compliments sur le boire et le manger, sans avoir mis en rien la main à la pâte.
Susan avait énormément de mal à regarder le visage d’Olive souriant dans son malheur. Son mari ne coucherait jamais avec la fille de Pat Delgado… mais sai Thorin n’en savait rien et il était impossible à Susan de le lui dire. Jeter un coup d’œil en coin sur la femme du Maire suffisait à lui rappeler ce que Roland avait dit ce fameux jour sur l’Aplomb : Un instant, j’ai imaginé que c’était ma mère. Or c’était bien là tout le problème, non ? Olive Thorin n’était la mère de personne. C’était ce qui, en premier lieu, avait ouvert la porte à cette horrible situation.
Susan avait l’esprit occupé d’autre chose qu’elle devait faire, mais avec le plein d’activités à la Maison du Maire, ce ne fut que trois jours avant la Moisson que l’occasion s’en présenta. Enfin, dans la foulée de ce dernier Parloir, elle put se défaire de sa Robe Rose avec Appliques (comme elle la détestait ! Comme elle détestait toutes ces tenues !) et enfiler un jean, une casaque toute simple et un manteau de ranchero. Elle n’avait pas le temps de natter ses cheveux puisque au retour on l’attendait pour le Thé du Maire, mais Maria les lui noua dans le dos et, là-dessus, elle s’était mise en route pour la maison qu’elle allait bientôt quitter pour toujours.
Elle avait à faire dans la petite pièce tout au fond de l’écurie — qui avait servi de bureau à son père —, mais elle entra dans la maison en premier et y entendit exactement ce qu’elle avait souhaité ouïr : les ronflements sifflants et distingués de sa tante. Parfait.
Susan prit une tartine de miel et l’emporta dans l’écurie, la protégeant du mieux qu’elle put des nuages de poussière que soulevait le vent dans la cour. Le pantin de chiffon de sa tante cliquetait sur son piquet dans le jardin.
Elle se faufila dans la pénombre odorante de l’écurie. Pylône et Félicia la saluèrent d’un hennissement et elle partagea entre eux ce qu’elle n’avait pas mangé. Ce qui parut plutôt les satisfaire. Elle fit fête en particulier à Félicia, qu’elle abandonnerait sous peu derrière elle.
Elle avait évité de se rendre dans le petit bureau depuis la mort de son père, effrayée par avance du serrement de cœur qui la prit quand elle souleva le loquet et y pénétra. Les fenêtres étroites avaient beau être couvertes de toiles d’araignée, elles laissaient entrer la vive lumière d’automne, suffisamment en tout cas pour apercevoir la pipe dans le cendrier — la rouge, celle qu’il préférait, celle qu’il appelait sa pipe à penser — et un morceau de bride, posé sur le dos du fauteuil de son bureau. Il était probablement en train de la réparer à la lueur du gaz, avait dû la laisser là en pensant finir l’ouvrage le lendemain… et puis le serpent avait dansé sous les sabots d’Écume et il n’y avait plus eu de lendemain pour Pat Delgado.
— Oh, pa, fit-elle d’une petite voix brisée. Comme tu me manques !
Elle gagna la table de travail, fit courir ses doigts à la surface, laissant un tracé dans la poussière. Elle s’installa dans son fauteuil, l’écouta craquer sous son poids comme il l’avait toujours fait sous le sien et ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Pendant les cinq minutes qui suivirent, elle resta là à sangloter, se pressant les poings sur les yeux comme elle le faisait autrefois. Sauf qu’à présent, bien sûr, elle n’avait plus de Grand Pat qui vienne la tirer de cet état par ses plaisanteries, la prenant sur ses genoux et l’embrassant à cet endroit chatouilleux entre tous sous son menton (particulièrement sensible aux poils de sa moustache) jusqu’à ce que ses larmes virent aux gloussements. Le Temps était comme un visage sur l’eau et, cette fois, c’était celui de son père.
Ses pleurs diminuèrent et finirent en reniflements. Elle ouvrit les tiroirs du bureau, l’un après l’autre, découvrant d’autres pipes (beaucoup rendues inutilisables par son mâchonnement constant du tuyau), un chapeau, une de ses poupées au bras cassé (que Pat apparemment n’avait jamais trouvé le temps de réparer), des plumes d’oie, une petite flasque — vide mais dont le goulot dégageait encore une faible odeur de whiskey. Le seul article présentant de l’intérêt se trouvait dans le tiroir du bas : une paire d’éperons. Si l’un possédait encore sa molette en étoile, celle de l’autre était brisée. C’étaient là, elle en était quasiment certaine, les éperons qu’il portait le jour de sa mort.
Si mon pa était encore ici, avait-elle commencé à dire ce jour-là sur l’Aplomb. Mais il n’y est point, avait répondu Roland. Puisqu’il est mort.
Une paire d’éperons, une molette brisée.
Elle les fit sauter dans sa paume, s’efforçant d’imaginer Écume d’Océan se cabrer, désarçonner son père (dont l’un des éperons se prenait dans l’étrier et dont la molette se brisait net), puis, s’abattant sur le flanc, l’écraser sous son poids. Elle eut une claire vision de tout cela, mais pas du serpent dont Fran Lengyll leur avait parlé. Elle ne vit rien du tout qui ressemblât à cela de près ou de loin.
Remettant les éperons là où elle les avait trouvés, Susan se leva et regarda l’étagère à droite du bureau, à portée de la main de Pat Delgado. On y voyait une rangée de registres reliés cuir, trésor inestimable dans une société où le secret de la fabrication du papier s’était perdu. Son père s’était occupé des chevaux de la Baronnie trente années durant ou presque et les livres qu’il avait tenus dans sa charge étaient là pour en attester.
Susan prit le dernier de la file et commença à le feuilleter. Cette fois, elle accueillit presque avec reconnaissance le serrement de cœur qu’elle éprouva en revoyant l’écriture familière de son père — en cursive laborieuse, les chiffres penchés, mais bizarrement tracés avec plus d’assurance.
Nés d’HENRIETTA, 2 poulains tous deux conformes.
Mort-né de DÉLIA, un rouan (MUTANT).
Né de YOLANDA, un PUR-SANG, un JEUNE MÂLE PARFAITEMENT CONFORME.
Et à la suite de chaque notation, une date. Comme il avait été consciencieux ! Tellement minutieux. Tellement…
Elle s’interrompit, comprenant soudain qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait, sans même une conscience très claire de ce qu’elle était venue faire ici. On avait arraché les dix dernières pages du plus récent registre de lignée de son pa.
Qui avait fait une chose pareille ? Certainement pas son père ; pour une bonne part autodidacte, il révérait le papier comme d’autres l’or ou les dieux.
Et pourquoi avait-on fait une chose pareille ?
Ça, elle croyait le savoir : à cause des chevaux qui se coursent, évidemment. Il y en avait trop sur l’Aplomb. Et les rancheros — Lengyll, Croydon, Renfrew — mentaient sur la qualité de bon aloi de la race. Henry Wertner, celui qui avait succédé à son père, mentait de même.
Si mon pa était encore ici…
Mais il n’y est point. Puisqu’il est mort.
Elle avait dit à Roland qu’elle ne pouvait point croire que Fran Lengyll mentirait à propos de la mort de son père… mais elle le croyait maintenant.
Les dieux viennent à son aide, elle le croyait maintenant.
— Qu’est-ce que vous faites là-dedans ?
Elle poussa un petit cri, lâcha le registre et pivota sur elle-même. Cordélia se tenait là dans l’une de ses robes noires démodées. Les trois boutons du haut étaient défaits et Susan apercevait les clavicules de sa tante saillir au-dessus de sa chemise de coton blanc. En voyant ces protubérances osseuses, Susan se rendit compte combien Tante Cord avait perdu de poids ces trois derniers mois. Elle remarqua l’empreinte rouge laissée par l’oreiller sur la joue gauche de sa tante, comme la marque d’une gifle. Ses yeux luisaient au fond d’orbites cerclées d’un noir bleuâtre évoquant des ecchymoses.
— Tante Cord ! Vous m’avez fait peur ! Vous…
— Qu’est-ce que vous faites ici ? répéta Tante Cord.
Susan se pencha et ramassa le registre tombé sur le sol.
— Je suis venue pour me rappeler mon père, dit-elle en remettant le registre en place sur l’étagère.
Qui avait déchiré ces pages ? Lengyll ? Rimer ? Elle en doutait fort. Elle se disait qu’il était plus que probable que c’était la femme qui se tenait devant elle qui avait fait cela. Et pour à peine un rouge liard, peut-être. Pas vu, pas pris, tout est bien qui finit bien, avait-elle dû songer en jetant la pièce dans sa tirelire, non sans l’avoir mordue au préalable pour s’assurer qu’elle était bonne.
— Vous souvenir de lui ? C’est son pardon que vous devriez lui demander. Car vous avez oublié son visage, si fait. C’est fort grave à vous de l’avoir oublié, Sue.
Susan se borna à la fixer.
— Êtes-vous allée avec lui aujourd’hui ? demanda Cordélia d’un ton moqueur et crispé.
Portant la main à la marque rouge sur sa joue, elle se mit à la frotter. Elle se sentait de mal en pis depuis que les racontars sur l’idylle de Jonas et de Coraline Thorin allaient bon train.
— Vous êtes allée retrouver sai Dearborn ? Est-ce que ta fente est encore humide de sa giclée ? Voyons un peu ça, je vais m’en rendre compte par moi-même !
Sa tante se faufila vers elle, tel un spectre dans sa robe noire, corsage dégrafé, sur la pointe de ses pieds en pantoufles. Et Susan la repoussa. Effrayée et dégoûtée, elle la repoussa violemment. Cordélia heurta le mur près la fenêtre pleine de toiles d’araignée.
— Vous devriez lui demander pardon vous-même, dit Susan. De parler de la sorte à sa fille en cet endroit. Surtout en cet endroit.
Elle tourna les yeux vers l’étagère qui supportait les registres, puis les reporta sur sa tante. L’expression de Cordélia Delgado, où l’effroi le disputait au calcul, dit à Susan tout ce qu’elle voulait — ou avait besoin de — savoir. Si elle n’avait pas trempé dans le meurtre de son frère, cela Susan ne pouvait le croire, elle avait eu vent de quelque chose. Oui, de quelque chose.
— Espèce de garce sans parole ! murmura Cordélia.
— Non, dit Susan, j’ai été loyale.
Et en le disant, elle comprit qu’elle l’avait été. Un grand poids parut lui glisser des épaules à cette idée. Elle gagna la porte du bureau et, une fois là, se retourna vers sa tante.
— Je viens de passer ma dernière nuit ici, dit-elle. Je n’écouterai plus jamais rien de pareil ni ne vous regarderai comme vous êtes en ce moment. J’en ai mal au cœur et ça m’enlève l’amour que j’ai eu pour vous depuis que je suis toute petite, quand vous faisiez de votre mieux pour remplacer ma ma.
Cordélia se cacha le visage dans les mains comme si Susan lui offensait la vue.
— Alors, va-t’en ! hurla-t-elle. Retourne à Front de Mer ou n’importe où que ce soit où tu te vautres avec ce garçon ! Si je ne revois plus jamais ta face de dévergondée, je m’estimerai heureuse !
Susan fit sortir Pylône de l’écurie dans la cour ; elle sanglotait presque trop fort pour le monter. Pourtant, elle y arriva. Elle ne pouvait nier que son cœur se partageât entre le chagrin et le soulagement. Tournant dans la Grand-Rue, elle éperonna Pylône pour lui faire prendre le galop et ne jeta pas un seul coup d’œil en arrière.
À une heure sombre du petit matin, le lendemain, Olive Thorin quitta subrepticement la chambre où elle dormait à présent pour se faufiler dans celle qu’elle avait partagée pendant presque quarante ans avec son mari. Le carreau était froid sous ses pieds nus et elle frissonnait quand elle atteignit la couche… mais le sol glacé n’était pas la seule cause de ses frissons. Elle se glissa auprès du maigrichon qui ronflait à tue-tête sous son bonnet de nuit et quand ce dernier lui tourna le dos (avec force craquements de vertèbres et de ménisques), elle se serra contre lui. Aucune passion là-dedans, mais le simple besoin de profiter un peu de sa chaleur. Sa poitrine — creuse, mais dont elle avait une connaissance presque aussi intime que de la sienne des plus rembourrées — se levait et s’abaissait sous ses mains qui l’étreignaient et elle commença à se calmer un peu. Il s’ébroua et elle crut un instant qu’il allait se réveiller et découvrir qu’elle partageait son lit pour la première fois depuis les dieux savaient quand.
Oui, c’est ça, réveille-toi, se dit-elle. Elle n’osait pas prendre sur elle de le faire — elle avait épuisé tout son courage rien que pour venir là, tâtonnant dans le noir, suite au pire cauchemar qu’elle ait fait de sa vie —, mais s’il s’éveillait, elle prendrait cela pour un signe et lui raconterait son rêve : elle avait vu un oiseau immense, un rock cruel à l’œil d’or, planer au-dessus de la Baronnie, ses ailes dégouttant de sang.
Là où son ombre tombait, il y avait du sang, lui dirait-elle, et son ombre recouvrait tout. La Baronnie tout entière, d’Hambry jusqu’à Verrou Canyon. Et je sentais une odeur d’incendie dans le vent. Je courais te prévenir et te retrouvais mort dans ton bureau, assis près de la cheminée, les yeux arrachés et un crâne sur les genoux.
Mais, au lieu de se réveiller, il lui prit la main dans son sommeil, comme il le faisait autrefois, avant qu’il n’ait commencé à suivre les tendrons — y compris les servantes — du regard quand elles passaient devant lui ; Olive décida qu’elle se contenterait de rester couchée là, tranquillement, et de le laisser tenir sa main. Que tout redevienne un petit moment comme au bon vieux temps, quand il n’y avait pas trace d’une ombre entre eux.
Elle s’assoupit un petit peu, elle aussi. Quand elle s’éveilla, les premières lueurs grises de l’aube s’infiltraient par les fenêtres. Il avait lâché sa main — avait, en fait, émigré loin d’elle, à l’autre extrémité du lit. Ça ne servirait à rien qu’il la trouve près de lui à son réveil, décida-t-elle, et son cauchemar avait perdu de son urgence. Elle repoussa les couvertures, posa le pied par terre, le regarda encore une fois. Son bonnet de nuit était de travers. Elle le lui remit d’aplomb en lissant d’une caresse l’étoffe et le front osseux qu’elle recouvrait. Il s’ébroua à nouveau. Olive attendit qu’il se tienne tranquille, puis se leva. Et regagna sa propre chambre comme un fantôme.
Les baraques foraines ouvrirent au Cœur Vert deux jours avant la Fête de la Moisson et les premiers badauds vinrent tenter leur chance à la roue de la fortune, au jeu de massacre, au lancer d’anneaux et autres pêches miraculeuses. Il y avait même un petit train… consistant en une carriole qu’on tirait sur une voie dont les rails étroits formaient un grand huit.
(— La loco s’appelait Charlie ? demanda Eddie Dean à Roland.
— Je ne crois pas, répondit Roland. Mais nous avions un mot désagréable qui sonnait un peu comme ce nom-là dans le Haut Parler.
— Quel mot ? demanda Jake.
— Celui qui veut dire mort.)
Roy Depape regarda la loco effectuer péniblement son circuit pendant deux, trois tours, se rappelant avec une certaine nostalgie être monté dans le même genre de wagon, étant enfant. Bien entendu, les trois quarts du temps, il n’avait pas payé les tours.
Quand il eut regardé tout son soûl, Depape redescendit en flânant jusqu’au bureau du Shérif. Il y trouva Herk Avery, Dave et Frank Claypool occupés à nettoyer un fantastique assortiment d’armes à feu. Avery salua Depape d’un signe de tête et se remit à la tâche. Au bout d’un instant ou deux, Depape mit le doigt sur la bizarrerie qui l’intriguait : pour une fois, le Shérif n’était pas en train de bâfrer, n’avait pas à portée de la main une platée de boustifaille.
— Vous êtes tous prêts pour demain ? demanda Depape.
Avery lui lança un coup d’œil mi-irrité, mi-ironique.
— Ça rime à quoi, cette question ?
— C’est celle que Jonas m’a envoyé vous poser, repartit Depape.
Réponse qui mit à mal l’étrange petit sourire crispé d’Avery.
— Si fait, on est prêts.
Avery balaya les armes d’un geste de son bras grassouillet.
— Ça s’voit point qu’on l’est ?
Depape aurait pu lui sortir le vieux dicton selon lequel c’est en le mangeant qu’on prouve l’existence du pudding, mais à quoi bon ? Tout se passerait bien si les trois garçons étaient les dupes que Jonas croyait ; dans le cas contraire, probable qu’ils tailleraient des croupières à Herk Avery et qu’après avoir découpé son gros cul en lanières, ils le jetteraient en pâture à la horde de carcajous la plus proche. D’un côté comme de l’autre, c’était le cadet des soucis de Roy Depape.
— Jonas m’a aussi demandé d’vous rappeler qu’ça s’passerait tôt.
— Si fait, si fait, on y sera d’bonne heure, acquiesça Avery. Ces deux-là plus six hommes d’confiance. Fran Lengyll a demandé à v’nir avec sa mitraillette.
Avery prononça ces dernières paroles avec une fierté tonitruante, comme s’il était l’inventeur de la mitraillette en personne. Puis il regarda en coin Roy Depape.
— Et vous, cercueil-man ? Vous voulez être d’la partie ? J’peux faire d’vous un adjoint en un clin d’œil.
— J’suis déjà occupé ailleurs. Et Reynolds aussi.
Depape sourit.
— On aura tous du pain sur la planche, Shérif — après tout, c’est la Moisson.
Cet après-midi-là, Susan et Roland se retrouvèrent à la cabane dans la Mauvaise Herbe. Elle lui parla du registre aux pages arrachées et Roland lui montra ce qu’il avait caché dans l’un des coins de la cabane sous un tas de peaux moisissantes.
Après avoir regardé de quoi il retournait, elle leva sur lui des yeux pleins d’effroi.
— Qu’est-ce qui cloche ? Qu’est-ce que tu soupçonnes qui cloche ?
Il secoua la tête. Rien ne clochait… rien d’exprimable, en tout cas. Et pourtant, il avait senti une forte nécessité de faire ce qu’il avait fait, de cacher ce qu’il avait caché. Ça n’avait rien à voir avec le shining et tout avec l’intuition.
— Je crois que tout va bien… aussi bien qu’il est possible quand les forces en présence risquent d’opposer cinquante d’entre eux contre chacun d’entre nous. Notre seule chance, Susan, c’est de les prendre par surprise. Tu ne vas pas risquer de nous la faire perdre, hein ? Tu n’as pas dans l’idée d’aller chez Lengyll lui agiter sous le nez le registre de ton père ?
Elle fit non de la tête. Si Lengyll avait fait ce dont elle le soupçonnait à présent, il récolterait ce qu’il avait semé dans deux jours d’ici. Ce serait la Moisson, finalement. Et il engrangerait d’abondance. Mais cela… lui faisait peur. Et elle ne se priva pas de le dire.
— Écoute, fit Roland, prenant le visage de Susan entre ses mains et plongeant ses yeux dans les siens. C’est une simple mesure de précaution. Si les choses tournaient mal — et c’est très possible —, tu es la seule, selon toute apparence, à pouvoir t’en tirer sans dommage. Enfin, toi et Sheemie. Si jamais cela arrivait, Susan, tu devras venir ici prendre mes revolvers. Et les remporter à l’ouest jusqu’à Gilead. Tu iras trouver mon père. Il saura que tu es qui tu dis par ce que tu lui montreras. Raconte-lui tout ce qui s’est passé ici. C’est tout.
— Si quelque chose t’arrivait, Roland, je serais incapable de faire quoi que ce soit. À part mourir.
Ses mains enserraient toujours son visage. Il la força à faire lentement non de la tête.
— Tu ne mourras pas, dit-il.
Sa voix et ses yeux étaient empreints d’une certaine froideur qui la frappa non de crainte mais d’un respect épouvanté. Elle songea au sang qui coulait dans ses veines — à son ancienneté certaine, à sa froideur certaine.
— Pas avec cette tâche à accomplir. Promets-le-moi.
— Je… je te le promets, Roland.
— Dis-moi à haute voix ce que tu me promets.
— Je viendrai ici prendre tes revolvers. Et je les apporterai à ton pa. Puis je lui raconterai ce qui s’est passé.
Il acquiesça et libéra son visage, qui garda l’empreinte estompée de ses doigts.
— Tu m’as fait peur, dit Susan avant de secouer la tête ; ce n’était pas là exactement ce qu’elle voulait dire :
— Tu me fais peur.
— Je suis ce que je suis, je n’y peux rien.
— Et je ne voudrais point que tu changes pour rien au monde.
Elle baisa sa joue gauche, puis la droite, avant de l’embrasser sur la bouche. Elle glissa sa main sous sa chemise et lui caressa la poitrine. Elle sentit son téton se durcir sous son doigt.
— Oiseau et ours, lièvre et poisson, dit-elle.
Et elle se mit à lui couvrir la figure de petits baisers légers comme des papillons.
— Accordez à son aimée son vœu le plus profond, ajouta-t-elle.
Après, étendus sur une peau d’ours que Roland avait apportée, ils écoutèrent le vent soupirer dans l’herbe.
— J’adore ce bruit, dit-elle. J’ai toujours voulu me fondre dans le vent… aller où il va, voir ce qu’il voit.
— Cette année, si le ka le permet, tu pourras contenter ton envie.
— Si fait. Et avec toi.
Elle se tourna vers lui, appuyée sur un coude. La lumière du jour tombait à travers le toit en ruine et tachetait son visage de soleil.
— Je t’aime, Roland.
Et l’embrassant, elle se mit à pleurer.
Il la prit dans ses bras, soudain soucieux.
— Qu’est-ce qu’il y a, Sue ? Qu’est-ce qui te tracasse ?
— Je ne sais pas, dit-elle, pleurant de plus belle. Tout ce que je sais, c’est que j’ai une ombre dans le cœur.
Elle le regardait, et ses larmes continuaient de couler.
— Tu ne m’abandonneras point, n’est-ce pas, mon amour ? Tu ne t’en iras point sans ta Sue, n’est-ce pas ?
— Non.
— Car je t’ai donné tout ce qui est à moi, si fait. Et ma virginité, c’était la moindre des choses, tu sais.
— Je ne t’abandonnerai jamais, affirma-t-il.
Mais il sentit un froid l’envahir, malgré la peau d’ours. Et dehors, le vent — si réconfortant il y avait à peine encore un instant — semblait maintenant le souffle d’une bête fauve.
— Jamais, je le jure.
— J’ai tellement peur, pourtant.
— Tu n’as aucune raison, lui dit-il, parlant lentement en choisissant ses mots…
… car soudain se bousculaient sur ses lèvres toutes les paroles interdites : On va quitter tout ceci, Susan — pas après-demain, pas le Jour de la Moisson, mais maintenant, tout de suite. Habille-toi et nous irons vent de travers, chevauchant vers le sud sans nous retourner. Nous serons…
… hantés.
Voilà ce qu’ils seraient. Hantés par les visages d’Alain et de Cuthbert. Hantés par les visages de tous les hommes qui mourraient dans les Monts Shavéds, massacrés par des armes arrachées aux cryptes où l’on aurait dû les laisser stockées. Hantés par-dessus tout par les visages de leurs pères, le reste de leur vie. Le pôle Sud lui-même ne serait pas assez lointain pour échapper à tous ces visages.
— Tout ce que tu auras à faire après-demain, c’est simuler un malaise au cours du déjeuner.
Ils avaient déjà passé tout cela en revue, mais pris de court, dans ce soudain effroi sans rime ni raison, il ne trouva rien d’autre à dire.
— Tu te rendras à ta chambre, que tu quitteras de la même manière que la nuit de la réunion dans le cimetière. Puis tu resteras cachée. Vers trois heures, tu viendras ici à cheval et tu regarderas sous le tas de peaux là-bas dans le coin. Si mes revolvers n’y sont plus — et ils n’y seront plus, je le jure —, ce sera signe que tout va bien. Tu viendras nous rejoindre à cet endroit au-dessus du canyon dont nous t’avons parlé. Nous…
— Si fait, je sais tout ça, mais il y a quelque chose qui ne va point.
Elle le regarda, lui effleura la joue.
— J’ai peur pour toi, Roland, et pour moi. Et je ne sais pas pourquoi.
— Tout se passera bien, dit-il. Le ka…
— Ne me parle point du ka à moi ! s’écria-t-elle. Je t’en prie, non ! Le ka est comme le vent, disait mon père, il emporte ce qu’il veut et aucune supplication ne saurait le fléchir. Ah, comme je le déteste, ce vieux ka avide !
— Susan…
— Non, ne dis plus rien.
Elle s’étendit et repoussa la peau d’ours jusqu’à ses genoux, découvrant un corps pour la possession duquel des hommes bien plus puissants que Thorin auraient sacrifié leur royaume. Des perles de soleil couraient sur sa peau nue comme une pluie dorée. Elle lui tendit les bras. Elle n’avait jamais paru plus belle à Roland qu’à cet instant, les cheveux épars autour d’elle et cet air hanté sur le visage. Plus tard, il se dirait : Elle savait. Une partie de son être savait.
— On ne parle plus, l’heure de parler est passée, fit-elle. Si tu m’aimes, alors aime-moi jusqu’au bout.
Et Roland l’aima ainsi, pour la dernière fois. Ils se livrèrent à leur va-et-vient, peau contre peau, souffles mêlés. À l’extérieur, le vent mugissait vers l’ouest comme un raz de marée.
Ce soir-là, tandis que se levait le Démon grimaçant dans le ciel, Cordélia sortit de sa maison et traversa lentement la pelouse pour gagner son jardin, contournant le tas de feuilles qu’elle avait ratissées l’après-midi même. Elle portait un ballot d’habits. Elle le laissa choir devant le piquet auquel était lié le pantin de chiffon, puis leva des yeux extatiques vers la lune montante : clin d’œil sagace, rictus de goule ; argentée comme de l’os, telle était cette lune, bouton de nacre sur de la soie violette.
Elle souriait à Cordélia et cette dernière lui rendit son sourire. Finalement, comme sortant d’une transe, elle s’approcha du bonhomme de chiffon et l’arracha de son pieu. La tête du pantin s’effondra mollement sur l’épaule de Cordélia, telle celle d’un homme trop ivre pour danser. Ses mains rouges ballaient à l’avenant.
Elle dépouilla le pantin, mettant au jour une forme bosselée, vaguement humanoïde, engoncée dans une paire de pantalons de son frère. Elle prit l’un des effets qu’elle avait apportés et l’éleva dans le clair de lune. Une casaque de soie rouge, l’une de celles que le Maire Thorin avait offertes à Mamzelle Fraîche et Rose et qu’elle avait refusé de porter. Des habits de putain, ainsi les avait-elle qualifiés. Et en quoi cela transformait-il Cordélia Delgado, qui avait pris soin d’elle après que sa tête de mule de père eut décidé qu’il devait s’opposer aux menées de Fran Lengyll, John Croydon et de leurs pareils, sinon en tenancière de bordel, supposait-elle.
Cette pensée donna naissance à l’image d’Eldred Jonas et de Coraline Thorin, besognant nu à nue aux accords de Red Dirt Boogie plaqués sur un piano de beuglant. Coraline poussait des gémissements de chienne.
Elle enfila par la tête la casaque de soie sur le pantin. Vint ensuite le tour d’une des jupes d’amazone fendues de Susan. Après la jupe, une paire de pantoufles lui appartenant également. Et, pour couronner le tout, elle remplaça le sombrero par l’une des capotes de printemps de Susan.
Illico presto ! Le pantin de chiffon était à présent devenu une poupée de chiffon.
— Et avec le sang de ta virginité sur les mains, murmura-t-elle. Je le sais. Oh que oui, je le sais. Je ne suis point née de la dernière pluie.
Elle transféra la poupée du jardin au tas de feuilles mortes de la pelouse. Elle la déposa auprès et ramassant une poignée de feuilles, en rembourra la casaque qui parut arborer une paire de seins rudimentaire. Cela fait, elle prit une allumette dans sa poche et la craqua.
Le vent, comme pressé de coopérer, tomba. Cordélia approcha l’allumette des feuilles sèches. Et bientôt, le tas flambait haut et clair. Prenant la poupée dans ses bras, elle se posta devant le feu. Elle n’entendait plus le crépitement des pétards en ville ni le limonaire époumoné du Cœur Vert ni encore l’orchestre de mariachis du Marché d’En Bas, et lorsqu’une feuille enflammée se détachant du brasier s’en vint voltiger autour de ses cheveux et menacer d’y bouter le feu, elle parut ne pas le remarquer. Elle avait l’œil vide et hagard.
Quand le brasier fut à son apogée, elle s’en approcha et y jeta la poupée. Il y eut autour un appel de flammes d’un orange vif et une spirale d’étincelles et de feuilles ardentes prit son envol vers le ciel.
— Qu’il en soit donc ainsi ! s’écria Cordélia.
Le reflet de la flambée transforma les larmes qui ruisselaient sur son visage en coulées de sang.
— CHARYOU TRI ! Si fait, qu’il en soit ainsi !
La chose en tenue d’équitation prit feu, sa figure se carbonisa, ses mains rouges flambèrent, ses yeux blancs au point de croix virèrent au noir. Le bonnet s’enflamma, le visage commença à brûler.
Cordélia restait là à regarder, serrant et desserrant les poings tour à tour, oublieuse des flammèches qui lui tombaient sur la peau, oublieuse des feuilles embrasées qui tournoyaient vers la maison ; eût-elle été incendiée qu’elle aurait ignoré l’événement, probablement.
Elle ne détourna les yeux du foyer qu’une fois la poupée, revêtue des effets de sa nièce, réduite à un tas de cendres en couronnant un autre. Alors, tel un robot au mécanisme rouillé, elle regagna lentement sa demeure, s’étendit sur le canapé et sombra dans un sommeil de mort.
Il était trois heures du matin, la veille du Jour de la Moisson, et Stanley Ruiz se disait que la soirée était enfin terminée. La dernière source de musique s’était tue vingt minutes auparavant — Sheb, qui avait continué à jouer encore une heure après le départ des mariachis, ronflait maintenant, vautré dans la sciure. Sai Thorin était au premier, mais les Grands Chasseurs du Cercueil n’avaient pas donné signe de vie. Stanley se doutait qu’ils devaient se trouver ce soir à Front de Mer. Il se doutait aussi vaguement que des menées obscures étaient en train, sans être tout à fait fixé sur ce point. Il leva les yeux vers le regard vitreux et dédoublé du Gai Luron.
— Et fixé, je ne tiens point du tout à l’être, mon vieux. Tout ce dont j’ai envie, c’est de neuf heures de sommeil non-stop — demain, ce sera la fête proprement dite et personne ne s’en ira avant l’aube. Aussi…
Un cri perçant retentit quelque part derrière le bâtiment. Stanley, dans le bond qu’il fit en arrière, vint cogner sourdement le bar. Près du piano, Sheb leva brièvement la tête, marmonna « kezaco ? » et en retombant, son front fit résonner le plancher.
Stanley, malgré sa peu pressante envie d’enquêter sur l’origine de ce cri, supposa qu’il y était néanmoins tenu. Il aurait juré que c’était ce vieux débris de Pettie le Trottin qui l’avait poussé.
— J’aimerais bien que tu dégages ton vieux cul flasque de la ville, et au trot encore, marmonna-t-il avant de se pencher et de fouiller sous le bar.
On trouvait là deux solides massues baptisées La Calmante et La Tuante. La Calmante, taillée dans un bois lisse et noueux, garantissait deux heures d’éteignoir chaque fois qu’on l’abattait à l’endroit adéquat sur le crâne d’un gueulard.
Stanley, après s’être consulté, choisit l’autre massue. Plus courte que La Calmante, La Tuante, plus large du bout, était hérissée de clous.
Stanley gagna l’extrémité du bar, franchit une porte et traversa une réserve plongée dans l’obscurité, où s’empilaient des tonneaux fleurant le graf et le whisky. Au fond, se trouvait une porte donnant sur la cour de derrière. Stanley s’en approcha, prit une profonde inspiration et la déverrouilla. Il s’attendait à ce que Pettie poussât un autre cri à vriller les tympans, mais rien de tel ne se produisit. On n’entendait que le vent.
P’t-être que t’auras la chance qu’elle soille tuée, songea Stanley.
Il ouvrit la porte, se tenant en retrait, la massue cloutée levée.
Pettie n’était pas tuée. Vêtue d’une robe fourreau souillée (trop tinette, en somme, vu les circonstances), la pute, immobilisée dans l’allée qui menait aux cabinets, mains serrées au-dessus de sa poitrine bombée et en dessous des fanons de dindon de son cou, contemplait le ciel.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Stanley, se hâtant de la rejoindre. T’as abrégé ma vie de dix ans avec la frousse que tu m’as filée. Si fait.
— La lune, Stanley ! chuchota-t-elle. Regarde la lune, tu veux !
Il leva la tête et ce qu’il aperçut fit battre son cœur à grands coups, mais il tâcha de parler calmement et raison garder.
— Allons, allons, Pettie, c’est de la poussière, c’est tout. Perds point la boule, ma chérie, tu sais bien que le vent a soufflé ces jours derniers et qu’y a pas eu de pluie pour nettoyer ce dont il était chargé ; c’est de la poussière, rien d’autre.
Pourtant, cela semblait n’avoir rien à voir avec la poussière.
Au-dessus de leurs têtes, la Lune du Démon affichait son rictus et clignait de l’œil à travers ce qui paraissait un voile de sang aux reflets changeants.
Tandis que certaine pute et certain barman fixaient encore, bouche bée, la lune sanglante, un éternuement réveilla Kimba Rimer.
Merde, un rhume pour la Moisson, songea-t-il. D’autant que je dois rester pas mal dehors les deux jours prochains, j’aurai de la veine si ça se transforme pas en…
Quelque chose — une plume ? — lui chatouilla le bout du nez et il éternua de plus belle. L’éternuement, expectoré par son torse maigrelet et la fente desséchée qui lui tenait lieu de bouche, fit l’effet d’un coup de pistolet de petit calibre dans la chambre obscure.
— Qui est là ? cria-t-il.
Pas de réponse. Rimer imagina soudain qu’un oiseau, désagréable et de mauvaise plume, s’étant introduit dans la pièce pendant le jour, voletait à présent dans le noir et lui avait effleuré la figure pendant qu’il dormait. Il en eut la chair de poule — oiseaux, insectes, chauves-souris, il les détestait tous en bloc — et il chercha à tâtons la lampe à gaz sur la table de nuit avec un tel empressement qu’il faillit l’envoyer valser sur le sol.
Au moment où il attirait la lampe à lui, le chatouillement reprit. Cette fois, lui soufflant sur la joue. Rimer poussa un cri, se rencognant contre les oreillers et la lampe agrippée contre sa poitrine. Il tourna la molette latérale, entendit le sifflement du gaz, produisit l’étincelle. Dans le maigre halo de la lampe allumée, il ne vit pas voleter un oiseau, mais Clay Reynolds, assis au bord du lit ; il tenait à la main la plume avec laquelle il avait titillé le Chancelier de Mejis et dissimulait l’autre sous sa cape, posée sur ses genoux.
Rimer avait déplu à Reynolds dès leur première rencontre dans les bois, loin à l’ouest de la ville — ces mêmes bois, au-delà de Verrou Canyon, où à présent Latigo, l’homme de Farson, avait cantonné le principal contingent de sa troupe. Il faisait grand vent, la nuit où lui et les autres Grands Chasseurs du Cercueil avaient pénétré dans la petite clairière où Rimer, en compagnie de Lengyll et de Croydon, les attendaient, assis près d’un feu de camp. La cape de Reynolds tourbillonnait autour de lui et Rimer l’avait salué d’un Voici sai Manto aux grands éclats de rire des deux autres. Or, ce qui avait été lancé comme une plaisanterie anodine, Reynolds l’avait reçu tout autrement. En maints territoires qu’il avait parcourus, manto ne signifiait aucunement « cape », mais « jaquette » ou « fiotte ». Autrement dit, un terme d’argot pour désigner un homosexuel. Que Rimer (qui n’avait jamais quitté sa province malgré son vernis de dandy cynique) eût ignoré ce détail linguistique ne vint pas une seconde à l’esprit de Reynolds. Il croyait savoir quand on l’humiliait ; et s’il pouvait rendre la monnaie de sa pièce à qui l’avait ainsi rabaissé, il n’hésitait jamais.
Pour Kimba Rimer, l’heure du règlement de comptes avait sonné.
— Reynolds ? Qu’est-ce que vous faites là ? Comment êtes-vous entr… ?
— Tu t’adresses pas à la bonne personne, répliqua l’homme installé sur le lit. Y a pas de Reynolds ici, rien que le Señor Manto.
Il exhiba alors la main qu’il avait tenue cachée sous sa cape jusque-là. Elle était armée d’un cuchillo finement aiguisé. Reynolds en avait fait l’emplette au Marché d’En Bas avec cette corvée en tête. Alors il le brandit et plongea la lame de douze pouces dans la poitrine de Rimer. Elle y entra jusqu’à la garde, le clouant au lit comme une punaise. Une punaise de matelas, songea Reynolds.
Les mains de Rimer lâchèrent la lampe, qui roula au bas du lit et atterrit sur la carpette sans se briser. Sur le mur du fond se dessinaient l’ombre distordue de Kimba Rimer qui se débattait et celle de son assassin penché sur lui comme un vautour affamé.
Reynolds leva la main qui avait frappé, la tournant de telle sorte que le petit cercueil tatoué en bleu entre le pouce et l’index se retrouve à hauteur des yeux de Rimer. Il tenait à ce que ce soit la dernière chose que Rimer voie de ce côté-ci de la clairière.
— Amuse-toi un peu à me ridiculiser, maintenant, dit Reynolds en souriant. Allez, vas-y, je t’écoute.
Peu avant cinq heures, Thorin le Maire s’éveilla d’un rêve affreux. Dans son cauchemar, un oiseau à l’œil rose survolait sans trêve la Baronnie. Là où son ombre portée touchait, l’herbe jaunissait, les feuilles tombaient des arbres et les récoltes pourrissaient sur pied. L’ombre de l’oiseau transformait sa verte et riante Baronnie en une terre de désolation, une terre perdue. C’est peut-être bien ma Baronnie, mais c’est aussi mon oiseau, se dit-il juste avant de s’éveiller, pelotonné en une boule frissonnante d’un côté du lit. Mon oiseau, car je l’ai apporté ici et l’ai laissé sortir de sa cage.
Thorin savait qu’il n’avait plus de sommeil en réserve, cette nuit. Il se versa un verre d’eau, le but, puis gagna son bureau, dégageant machinalement sa chemise de nuit de la fente de son vieux cul osseux, ce faisant. Le pompon de son bonnet de nuit ballait entre ses omoplates et ses genoux craquaient au moindre de ses pas.
Quant au sentiment de culpabilité véhiculé par le rêve… eh bien, ce qui était fait était fait. Un jour encore et Jonas & compagnie obtiendraient ce qu’ils étaient venus chercher (en y mettant généreusement le prix) ; le jour d’après, ils seraient partis. Envole-toi au loin, oiseau à l’œil rose et à l’ombre pestilentielle ; retourne-t’en à tire-d’aile d’où tu viens et emmène avec toi les Grands Chasseurs du Cercueil. Thorin soupçonnait qu’au Terme de l’Année, il serait bien trop occupé à tremper son biscuit pour avoir l’esprit embarrassé par ce genre de choses. Ou pour faire des rêves pareils.
En outre, les rêves dépourvus d’indices clairs n’étaient que de simples rêves et en rien des présages.
Les bottes, dont le bout éraflé dépassait des tentures du bureau, auraient sans doute pu représenter un indice clair, mais Thorin ne regarda pas dans leur direction. Ses yeux restèrent fixés sur la bouteille près de son fauteuil favori. Boire du vin clairet sur le coup de cinq heures du matin n’était pas le genre d’habitude à prendre, mais pour une fois, cela ne lui ferait pas de mal. Il avait fait un vilain cauchemar, au nom des dieux et après tout…
— … demain, c’est la Moisson, dit-il à haute voix, en s’installant près de l’âtre dans son fauteuil à oreillettes. Je pense qu’un homme peut se déboutonner un peu, la Moisson venue.
Il se versa à boire, le dernier verre qu’il s’octroierait en ce monde. Il toussa quand le feu de l’alcool le frappa à l’estomac et lui réchauffa la gorge en refluant. Ah, c’était mieux, si fait, beaucoup mieux. Plus d’oiseaux géants à présent, plus d’ombres empoisonnées. Il étira les bras et, entrelaçant ses longs doigts noueux, se livra à son vice de les faire craquer.
— Je déteste que tu fasses ça, saleté de squelette ambulant, souffla une voix au creux de l’oreille gauche de Thorin.
Ce dernier sursauta. Et dans sa poitrine, son cœur épousa horriblement ce sursaut. Le verre vide lui échappa des mains et cette fois, pas de carpette pour amortir sa chute : il se fracassa sur la pierre du foyer.
Avant même que Thorin ait pu pousser un cri, Roy Depape balaya d’un revers de main le bonnet de nuit municipal et, empoignant les vestiges follets de la crinière municipale, tira la tête municipale en arrière. Le couteau de Depape, bien plus modeste que celui utilisé par Reynolds, n’en trancha pas moins proprement la gorge du vieillard. Le sang aspergea d’écarlate la pénombre de la pièce. Depape lâcha les cheveux de Thorin, retourna près des tentures où il s’était dissimulé et ramassa quelque chose sur le plancher. La vigie de Cuthbert. Depape revint près du fauteuil et la déposa sur les genoux du Maire agonisant.
— L’oiseau… gargouilla Thorin, la bouche pleine de sang. L’oiseau !
— Ouair, vieux schnock, malin à toi de remarquer ça à un moment pareil, j’dirai.
Depape projeta à nouveau la tête de Thorin en arrière et l’énucléa proprement en deux brefs coups de couteau. Un œil atterrit dans l’âtre sans feu ; l’autre frappa le mur et glissa derrière soufflet et pincettes. Le pied droit de Thorin tremblota brièvement avant de s’immobiliser.
Encore une tâche à remplir.
Depape jeta un regard alentour et, apercevant le bonnet de nuit de Thorin, décida que le pompon ferait l’affaire. S’en emparant, il le trempa dans le sang qui mouillait la poitrine du Maire et dessina le sigleu de l’Homme de Bien…
… sur le mur.
— Là, murmura-t-il en prenant du champ. Si ça les achève pas, rien sur terre n’y réussira.
Assez vrai. La seule question pour l’instant sans réponse était de savoir si on pouvait capturer vivant le ka-tet de Roland.
Jonas avait indiqué exactement à Fran Lengyll où poster ses hommes : deux dans l’écurie et six autres à l’extérieur, dont trois dissimulés derrière du vieux matériel rouillé, deux cachés dans les ruines calcinées de la demeure et un dernier — Dave Hollis — tapi sur le toit de l’écurie, faisant le guet depuis le faîte. Lengyll fut heureux de constater que les hommes de sa patrouille prenaient leur boulot au sérieux. Ils ne devaient affronter que des gamins, c’était vrai, mais des gamins qui en une occasion avaient tenu tête et coiffé sur le poteau les Grands Chasseurs du Cercueil en personne.
Le Shérif Avery donna l’impression de diriger les opérations, du moins jusqu’à ce qu’ils arrivent à portée de voix du Bar K. Alors, Fran Lengyll, mitraillette en bandoulière — et se tenant aussi droit en selle qu’à l’époque de ses vingt ans —, prit le commandement. Avery, qui avait l’air nerveux et à bout de souffle, parut plus soulagé qu’offensé de son initiative.
— Je vais vous poster comme indiqué, car c’est un bon plan et je n’y trouve rien à redire, avait confié Lengyll à ses hommes.
Dans l’obscurité, on distinguait à peine leurs visages, leurs traits étant comme brouillés.
— Y a qu’une chose que j’vas vous dire de mon propre chef. Pas nécessaire qu’on les prenne vifs, mais c’est mieux si on l’fait — c’est la Baronnie qu’on a envie qu’elle se charge de les liquider, les gens du peuple, quoi, et ça liquidera comme ça toute l’affaire. Mais vous pouvez vous asseoir dessus si ça vous chante. Alors, moi, j’vous dis ceci : s’y a une bonne raison de tirer, tirez. Mais j’écorch’ l’premier qui tire sans raison valab’. Compris ?
Pas de réponse. Apparemment, ils avaient reçu le message.
— Fort bien, avait conclu Lengyll avec un visage de marbre. J’vous donne une minute pour vous assurer qu’vot’ barda est bien empaqu’té et on y va. Plus un mot à partir d’ici jusqu’à là-bas.
Roland, Cuthbert et Alain sortirent du baraquement à six heures et quart ce matin-là et s’alignèrent sur la véranda. Alain finissait son café. Cuthbert bâillait en s’étirant. Roland boutonnait sa chemise en regardant vers le sud-ouest, dans la direction de la Mauvaise Herbe. Il ne rêvassait pas à des embuscades mais à Susan. Et à ses larmes. Ah, comme je le déteste, ce vieux ka avide ! avait-elle dit.
Ses instincts n’étaient pas en éveil ; le shining d’Alain, qui avait perçu Jonas le jour où ce dernier avait tué leurs pigeons voyageurs, n’eut pas même un frémissement. Quant à Cuthbert…
— Encore un jour de quiétude ! clama le digne garçon à l’adresse du ciel d’aube. Encore un jour de grâce ! Encore un jour de silence, brisé seulement par le soupir de l’amoureux et le roulement des sabots des chevaux !
— Et encore un jour à supporter tes conneries ! conclut Alain. On y va ?
Ils entreprirent de traverser la cour d’entrée, sans percevoir le moins du monde les huit paires d’yeux braqués sur eux. Ils pénétrèrent dans l’écurie, passant devant les deux hommes postés de part et d’autre de la porte : l’un, planqué derrière une antique herse, l’autre accroupi à l’abri d’une meule de foin éparpillé ; tous deux avaient dégainé leur arme.
Seul Flash sentait quelque chose d’insolite. Il frappait du sabot, roulant des yeux affolés et, quand Roland tenta de le faire sortir à reculons de sa stalle, il se cabra.
— Tout doux, mon garçon, dit ce dernier, jetant un regard alentour. La faute aux araignées, je suppose. Il les déteste.
À l’extérieur, Lengyll se redressa et fit signe à ses hommes d’avancer. Ils s’approchèrent silencieusement de la porte de l’écurie. Sur le toit, Dave Hollis pointait son arme : il avait fourré son monocle dans la poche de son gilet pour éviter d’être trahi par un reflet malencontreux.
Cuthbert fit sortir sa monture de l’écurie, suivi d’Alain. Roland fermait la marche, tenant la bride courte au hongre nerveux qui piaffait.
— Regardez, s’exclama Cuthbert gaiement.
Ne s’apercevant toujours pas de la présence des hommes, maintenant exactement dans son dos et celui de ses amis, il montrait un point au nord.
— Un nuage en forme d’ours ! Quel bon présage pour…
— Halte, goujats ! leur intima Fran Lengyll. Bougez plus un doigt de pied, bons dieux.
Alain esquissa un retournement — plus sous l’effet du choc qu’autre chose —, provoquant par là une vaguelette de cliquetis, telle une ribambelle de rameaux secs qui craqueraient en même temps sous le pas. Le son que rendirent pistolets et mousquetons quand on les arma.
— Non, Al ! fit Roland. Ne bouge pas ! Non !
Le désespoir lui montait à la gorge comme une giclée de poison, des larmes de rage lui picotaient les yeux… mais il se tint tranquille. Cuthbert et Alain devaient l’imiter en tout point. S’ils bougeaient, ils seraient tués.
— Ne bougez pas, tous les deux ! leur cria-t-il encore une fois.
— Voilà qui est sagement parlé, mon goujat.
La voix de Lengyll s’était rapprochée, un bruit multiple de pas l’accompagnait.
— Mets les mains dans le dos.
Deux ombres encadrèrent Roland, allongées par la prime lumière du jour. Celle de gauche, massive, devait être projetée par le Shérif Avery. Il ne leur offrirait probablement pas de thé blanc aujourd’hui. L’autre ombre devait appartenir à Lengyll.
— Dépêchons, Dearborn, si c’est bien là ton nom. Dans le dos, vite. Tout au bas. Tes ’colytes ont des flingues braqués sur eux, et si on vous ramène à deux au lieu d’trois, la terre s’arrêtera point d’tourner.
Ils ne veulent courir aucun risque avec nous, songea Roland avec une bouffée d’orgueil malvenu, escortée d’un arrière-goût d’amusement. Mais ce goût-là était amer ; persistant et très amer.
— Roland !
C’était Cuthbert, on décelait de l’angoisse dans sa voix.
— Roland, non !
Mais il n’avait pas le choix. Roland mit ses mains derrière son dos. Flash émit un petit hennissement de réprobation — comme pour exprimer la grandissime inconvenance du procédé — avant de s’éloigner au trot et d’aller se poster près du baraquement.
— T’vas sentir du métal sur tes poignets, avertit Lengyll. Esposas.
De l’acier froid glissa sur les mains de Roland. Il y eut un déclic et soudain les menottes encerclèrent ses poignets.
— Parfait, dit une autre voix. À ton tour, fiston.
— Ferait beau voir que je veuille !
La voix tremblante de Cuthbert frisait l’hystérie.
Il y eut un bruit sourd, suivi d’un cri de douleur étouffé. Roland se retourna et aperçut Alain, un genou à terre, la main gauche pressée contre son front. Du sang coulait sur sa figure.
— Tu veux que j’lui en file encor’ un coup ? demanda Jake White.
Il tenait un vieux pistolet par le canon, crosse levée.
— J’peux, t’sais ; d’bon matin, ça m’échauffe l’bras, comme qui dirait.
— Non !
Cuthbert était déchiré entre l’horreur et un sentiment proche du chagrin. Derrière lui, trois hommes en rang d’oignon ne perdaient pas une miette du spectacle.
— Alors t’vas être un bon garçon et mett’ sag’ment tes mains derrière ton dos.
Cuthbert s’exécuta, refoulant ses larmes. Les esposas lui furent passées par l’Adjoint Bridger. Les deux autres remirent Alain sur ses pieds. Il chancela quelque peu avant de se stabiliser. On le menotta. Il échangea un regard avec Roland. Alain eut un pauvre sourire. D’une certaine manière, ce fut le pire moment de cette terrible matinée d’embuscade. Roland leur adressa un signe de tête et se fit une promesse : il ne serait plus jamais capturé de la sorte, pas même s’il vivait un millier d’années.
Lengyll arborait une grande écharpe ce matin au lieu de sa cravate-lacet habituelle ; mais d’après Roland, il était engoncé dans la même redingote qu’il portait à la soirée de bienvenue du Maire, déjà si lointaine. À ses côtés, bouffi de sa propre importance, le Shérif Avery exsudait l’excitation et l’anxiété.
— Les garçons, dit le Shérif, j’vous arrêt’ pour avoir violé les lois d’la Baronnie. Pour être plus spécifique, z’êtes accusés de trahison et de meurtre.
— Et qui avons-nous assassiné ? demanda Alain d’une voix douce.
À cette question, l’un des membres de la patrouille éclata d’un rire dont Roland n’aurait su dire s’il était scandalisé ou cynique.
— Le Maire et son Chancelier, comm’ vous l’savez parfaitement, répondit Avery. À présent…
— Comment pouvez-vous faire une chose pareille ? demanda Roland avec curiosité.
Il s’adressait à Lengyll.
— Mejis est l’endroit où vous êtes né ; j’ai vu reposer dans le cimetière la longue lignée de vos ancêtres. Comment pouvez-vous faire une chose pareille à votre contrée natale, sai Lengyll ?
— J’ai point l’intention d’rester là à palabrer avec toi, fit Lengyll.
Il jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Roland.
— Alvarez ! Va me chercher ce canasson ! Des p’tits futés comme cette bande-là devraient point avoir d’problème à s’tenir à cheval, les mains liées dans le…
— Non, répondez-moi, s’interposa Roland. Ne nous cachez rien, sai Lengyll — c’est avec vos amis que vous êtes venus ici, il n’y en a pas un seul qui ne fasse pas partie de votre cercle. Comment pouvez-vous faire une chose pareille ? Vous violeriez votre propre mère si vous la surpreniez dans son sommeil, la jupe retroussée ?
La bouche de Lengyll se tordit — ni de honte ni d’embarras, mais d’un dégoût momentanément pudibond. Puis le vieux ranchero regarda Avery.
— On leur enseigne à parler joliment à Gilead, hein ?
Avery, qui était armé d’un fusil, s’avança alors vers le Pistolero dûment menotté, crosse en avant.
— Je vais t’apprendre, moi, comment faut s’adresser à un membre de la gentry, si fait ! J’vas t’lui faire sauter les dents d’la bouche, t’as qu’un mot à dire, Fran !
Lengyll le retint d’un air las.
— Sois pas stupide. J’tiens point à l’ramener couché en travers d’la selle, à moins qu’il soille mort.
Avery abaissa son fusil. Lengyll se tourna vers Roland.
— Tu vivras point assez vieux pour profiter d’mes conseils, Dearborn, dit-il. Mais j’m’en vas t’en donner un tout d’même : faut toujours être du côté des vainqueurs dans c’monde. Et savoir comment souffle l’vent pour s’apercevoir quand il tourne.
— Tu as oublié le visage de ton père, sale vermine rampante, prononça très clairement Cuthbert.
Cela piqua Lengyll plus au vif que la vanne lancée par Roland sur sa mère — ce que trahit la soudaine coloration de ses joues burinées.
— Foutez-les à cheval ! cria-t-il. J’veux qu’on les boucle sur l’heure !
Roland fut planté si durement sur la selle de Flash qu’il faillit voltiger de l’autre côté… ce qui serait arrivé si Dave Hollis n’avait pas été là pour affermir son équilibre et glisser la botte de Roland dans l’étrier. Dave, ce faisant, adressa au Pistolero un sourire nerveux, un peu gêné.
— Je regrette de vous voir ici, dit Roland avec gravité.
— Et moi d’être obligé de m’y trouver, repartit l’adjoint. Si le meurtre était le but que vous poursuiviez, j’aurais préféré que vous le mettiez à exécution plus tôt. Et que votre ami n’ait point eu l’arrogance de signer ce forfait de sa carte de visite, ajouta-t-il en désignant Cuthbert du chef.
Roland n’avait pas la moindre idée de ce à quoi faisait référence l’Adjoint Dave, mais aucune importance. Cela devait faire partie du coup monté auquel nul de ses hommes n’ajoutait beaucoup de foi, Dave inclus, apparemment. Même si, supposa Roland, ils viendraient à y croire dans quelques années comme si c’était parole d’évangile et raconteraient à leurs enfants et petits-enfants ce jour de gloire où ils avaient fait partie de la patrouille à cheval et capturé les traîtres.
Le Pistolero usa de ses genoux pour faire virer Flash… et là, près du portail qui séparait la cour du Bar K du chemin menant à la Grand-Route, se tenait Jonas. Il montait un bai à large poitrail, coiffé du feutre vert d’un meneur de chevaux et emmitouflé dans un vieux cache-poussière gris. Un fusil dépassait de la housse fixée près de son genou droit. Il avait repoussé le pan gauche de son cache-poussière pour exposer la crosse de son revolver. Les cheveux blancs de Jonas, qu’il avait négligé d’attacher aujourd’hui, s’étalaient sur ses épaules.
Ôtant son feutre, il salua Roland fort courtoisement.
— Ce fut une belle partie, dit-il. Vous avez très bien joué pour quelqu’un qui tétait encore sa mère il y a peu.
— Et toi, vieillard, tu as dépassé la limite d’âge, répliqua Roland.
Jonas sourit.
— Tu y porterais remède si tu pouvais, je t’entends bien ? Ouair, je crois.
Il reporta son regard sur Lengyll.
— Confisquez-leur leurs joujoux, Fran. Cherchez surtout des couteaux. Ils ont des pistolets, mais pas sur eux. D’ailleurs, j’en sais là-dessus plus qu’ils ne pensent. N’oubliez pas la fronde du plaisantin. Surtout pas ça, au nom des dieux. Y a pas si longtemps qu’il aurait aimé fracasser la tête de Roy avec.
— C’est de poil de carotte que vous parlez ? demanda Cuthbert.
Son cheval dansait sous lui et Bert oscillait d’avant en arrière et de droite à gauche comme un écuyer de cirque pour éviter d’être désarçonné.
— Le plaisantin, il aurait jamais raté sa tête ; ses couilles, peut-être, mais pas sa caboche.
— Probable, tomba d’accord Jonas, tandis qu’on délestait Roland de son arc et de ses lances. La fronde était fixée à la ceinture de Cuthbert, dans le dos et dans un étui qu’il avait confectionné tout spécialement de ses mains. Roy Depape avait été bien inspiré de ne pas avoir mis Bert à l’épreuve, d’après Roland — Bert pouvait cueillir un oiseau en plein vol à soixante mètres. Une bourse pleine de billes d’acier pendait au côté gauche du garçon. Bridger fit également main basse dessus.
Pendant que tout cela allait bon train, Jonas ne cessa de gratifier Roland de son plus aimable sourire.
— C’est quoi ton vrai nom, gamin ? Allez, à confesse — y a plus de mal à ce que tu parles maintenant : t’enfourchera bientôt la Jolie Dame à la Faux, tu le sais comme moi.
Roland ne broncha pas. Lengyll lança un regard à Jonas, l’interrogeant du sourcil. Jonas haussa les épaules, puis désigna d’un mouvement de tête la direction de la ville. Lengyll opina et tisonna Roland d’un long doigt crevassé.
— Allez, en route, mon garçon.
Roland pressa les flancs de Flash. Sa monture se dirigea au petit trot vers Jonas. Une certitude envahit soudain Roland. À l’instar de ses meilleures intuitions tombant pile, elle provenait de nulle part et de partout — absente la seconde d’avant, elle se trouvait là, celle d’après, vêtue de pied en cap.
— Qui t’a expédié dans l’Ouest, sale larve ? lança-t-il à Jonas en passant près de lui. Ça ne peut pas être Cort — tu es trop vieux pour ça. Mais ne serait-ce pas son père ?
La lueur d’amusement teinté d’ennui s’éteignit dans l’œil de Jonas — fut balayée, plutôt, comme si on l’avait frappé au visage. Un court — et stupéfiant — moment, le vieillard à cheveux blancs redevint un enfant : honteux, vexé comme un pou, atteint au plus profond.
— Pour sûr, le pa de Cort — tes yeux t’ont trahi. Et te voilà maintenant, au bord de la Mer Limpide… sauf qu’en réalité tu es dans l’Ouest. L’âme d’un homme tel que toi ne peut jamais quitter l’Ouest.
Jonas dégaina avec une telle célérité que seul l’œil extraordinaire d’un Roland pouvait percevoir son mouvement. Un murmure parcourut le groupe d’hommes, derrière eux — partie sous le choc, mais surtout par crainte superstitieuse.
— Jonas, faites point l’imbécile ! grogna Lengyll. Z’allez point m’tuer ces faucons après qu’on a pris not’ temps et l’risque d’les encapuchonner et d’leur lier les pattes, non mais ?
Jonas parut ne pas entendre. Il avait les yeux hagards et sa bouche cousue tremblait aux commissures.
— Mesure tes paroles, Will Dearborn, dit-il d’une voix basse et rauque. T’as jamais eu autant besoin de les mesurer. Encore une toute petite pression sur la détente et le coup part à la seconde.
— Vas-y, descends-moi, reprit Roland.
Relevant la tête, il regarda Jonas de haut.
— Tire donc, exilé. Tire donc, vil cloporte. Tire donc, ratage ambulant. Celui qui vit en exil mourra en exil.
Un instant, il crut que Jonas allait tirer pour de bon. Et Roland trouva que mourir lui siérait, serait une fin acceptable après la honte de s’être fait prendre aussi facilement. Susan avait déserté ses pensées. Il n’y eut ni souffle, ni cri, ni mouvement durant ce laps de temps : tout était suspendu. Les ombres des hommes, à pied ou à cheval, qui assistaient à cet affrontement, s’imprimaient à fleur de poussière.
Puis Jonas relâcha le chien de son arme qu’il reglissa dans son étui.
— Emmenez-les en ville et bouclez-les, ordonna-t-il à Lengyll. Et à mon arrivée, je ne veux pas qu’on ait touché à un seul de leurs cheveux. Si j’ai pu me retenir de tuer çui-là, vous pouvez vous abstenir de molester le reste de la bande. Disposez maintenant.
— On s’bouge, fit Lengyll.
Sa voix avait perdu de son autorité factice, était maintenant celle d’un homme qui comprend (mais un peu tard) qu’il a acheté des jetons pour une partie dont les enjeux seront selon toute probabilité bien trop élevés pour lui.
Ils s’ébranlèrent. Roland se retourna une dernière fois. Le mépris que Jonas lut dans les yeux froids du jeune homme le cingla davantage que les coups de fouet qui lui avaient balafré le dos, il y avait des années de cela à Garlan.
Une fois qu’ils furent hors de vue, Jonas entra dans le baraquement, retira la lame du parquet qui dissimulait leur petit arsenal, et n’y trouva que deux revolvers. La paire de six-coups aux crosses noires — les armes de Dearborn, à coup sûr — avait disparu.
Tu es dans l’Ouest. L’âme d’un homme tel que toi ne peut jamais quitter l’Ouest. Celui qui vit en exil mourra en exil.
Les mains de Jonas s’activèrent et désassemblèrent les revolvers que Cuthbert et Alain avaient fait suivre dans l’Est. Alain n’avait jamais porté les siens, sauf à l’entraînement, au champ de tir. De retour à l’extérieur, Jonas en dispersa les pièces aux quatre points cardinaux. Il les lança aussi loin et aussi fort qu’il le put, tâchant par là de se délivrer de ce calme regard bleu et d’atténuer le choc d’avoir entendu ce qu’il avait cru jusqu’à aujourd’hui que nul homme ne savait. Roy et Depape le soupçonnaient, mais même eux n’en avaient jamais été certains.
Avant le coucher du soleil, tout le monde à Mejis saurait qu’Eldred Jonas, le régulateur à crinière blanche et au cercueil tatoué sur la main, n’était rien d’autre qu’un pistolero manqué.
Celui qui vit en exil mourra en exil.
— P’t-être ben, fit-il, regardant le ranch calciné sans vraiment le voir. Mais je vivrai plus longtemps que toi, Dearborn junior, et quand je mourrai, tes os rouilleront depuis longtemps sous la terre.
Il enfourcha sa monture et lui fit tourner bride, tirant méchamment sur les rênes. Il se dirigea vers Citgo, où Roy et Clay l’attendaient, mais il eut beau mener un train d’enfer, il ne distança pas les yeux de Roland.
— Réveillez-vous ! Réveillez-vous, sai ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous !
D’abord, ces mots semblèrent venir de très loin, se propageant magiquement jusqu’au lieu plongé dans le noir où elle reposait. Même quand la voix fut relayée par une main qui la secoua rudement et que Susan sut qu’elle devait s’éveiller, la lutte fut longue et rude.
Depuis des semaines, elle n’avait pas joui d’une bonne nuit de sommeil et s’était attendue à la pareille en se mettant au lit la veille… la veille, tout particulièrement. Elle était demeurée éveillée dans sa luxueuse chambre à coucher de Front de Mer, à tourner et retourner en tous sens les éventualités — aucune, nantie d’une issue favorable — qui assaillaient son esprit. La chemise de nuit qu’elle portait, lui remontant sur les hanches, venait se tasser au creux de ses reins. Quand elle se leva pour utiliser la chaise percée, elle en profita pour ôter l’incommode et détestable chose, la jeta dans un coin et se reglissa, nue comme un ver, dans sa couche.
Ne plus avoir à supporter cette lourde chemise de nuit en soie avait suffi. Elle avait sombré presque aussitôt… et, en l’occurrence, sombré était bien le mot. Son sommeil s’apparentait à une chute dans une profonde faille terrestre d’où pensées et rêves étaient bannis.
Et à présent, cette voix indésirable. Doublée d’un bras intrus, la secouant si fort que sa tête ballait de-ci de-là sur l’oreiller. Susan tenta de l’esquiver, remontant les genoux contre sa poitrine et proférant des protestations inarticulées. Mais le bras ne voulut rien savoir. Les secousses reprirent de plus belle ; la voix querelleuse ne cessa pas ses criailleries.
— Réveillez-vous, sai ! Debout ! Au nom de la Tortue et de l’Ours, allons, debout !
La voix de Maria. Susan ne l’avait point reconnue de prime abord, tant Maria était bouleversée. Jamais Susan ne l’avait vue dans un tel état, ni ne s’était attendue à l’y voir. Et pourtant, elle y était. À en juger par sa voix, la petite bonne frisait l’hystérie.
Susan se redressa sur son séant. Un instant, assaillie de tant de données — toutes erronées —, elle fut incapable de bouger. Le duvet sous lequel elle s’était blottie bascula sur ses genoux, dénudant ses seins, et elle ne put rien faire d’autre que le pinçoter du bout des doigts.
Le premier détail détonnant à la frapper fut la luminosité. Le jour coulait à flots par les fenêtres comme jamais… car, prit-elle conscience, il n’était pas dans ses habitudes de s’attarder autant dans cette chambre. Mes dieux, il devait être au moins dix heures, sinon plus.
L’autre détail qui clochait, c’était le tintamarre venant d’en bas. La Maison du Maire était d’ordinaire un endroit paisible, à cette heure-ci. Jusqu’à midi, mis à part les casa vaqueros menant les chevaux à l’exercice matinal, le ouic-ouic-ouic du balai de Miguel nettoyant la cour et le boum et le chhh continu des vagues, on n’entendait rien ou presque. Mais aujourd’hui, ce n’étaient que cris, jurons, galops de chevaux et, de temps à autre, les dents de scie d’un éclat de rire étrange. Quelque part à l’extérieur de sa chambre — pas dans cette aile, peut-être, mais tout près —, Susan perçut le tambourinement de pieds bottés qui couraient.
Mais le plus perturbant de tout, c’était Maria elle-même. Son teint olivâtre avait pris une nuance gris cendre et ses cheveux si bien coiffés d’habitude étaient défaits et tout emmêlés. D’après Susan, seul un tremblement de terre aurait pu causer un désordre semblable dans sa toilette, et encore.
— Maria, qu’y a-t-il ?
— Il faut vous en aller, sai. Vous n’êtes peut-être plus en sécurité à Front de Mer à partir de maintenant. Il vaudrait mieux que vous soyez chez vous. Quand je ne vous ai pas vue tantôt, j’ai cru que vous étiez déjà retournée là-bas. Vous avez choisi le mauvais jour pour faire la grasse matinée.
— M’en aller ? répéta Susan.
Elle remonta lentement le duvet jusqu’au bout de son nez en dévisageant Maria de ses yeux bouffis de sommeil, tout écarquillés.
— M’en aller, mais qu’est-ce que tu veux dire ?
— En passant par-derrière.
Maria arracha le duvet d’entre les doigts gourds de sommeil de Susan, qui fut dénudée jusqu’aux pieds, cette fois.
— Comme vous l’avez déjà fait. Maintenant, mamzelle, tout de suite ! Habillez-vous vite et partez ! Si fait, on a mis ces garçons en prison, mais si jamais ils ont des amis ? Et qu’ils reviennent vous tuer aussi, tant qu’ils y sont ?
Susan, qui s’était levée tant mal que bien, eut tout à coup les jambes coupées et retomba assise sur le lit.
— Quels garçons ? murmura-t-elle. Ils ont tué qui ? Quels garçons qui ont tué qui ?
Ce qui était loin d’être correct, grammaticalement parlant, mais Maria comprit ce qu’elle voulait dire.
— Dearborn et ses ’colytes, répondit-elle.
— Qui ont-ils soi-disant tués ?
— Le Maire et le Chancelier.
Maria regardait Susan avec sympathie, tout affolée.
— Maintenant, debout, je vous dis. Allez-vous-en. Cet endroit est devenu loco.
— Ils n’ont pas fait une chose pareille, dit Susan, se retenant de justesse d’ajouter : ça ne faisait point partie du plan.
— Sai Thorin et sai Rimer sont morts tout de même, qui que ce soit qu’a fait le coup.
Il y eut d’autres cris en bas suivis d’une petite explosion, qui n’avait rien d’un tir de pétards. Maria tourna les yeux dans cette direction, puis commença à lancer ses habits à Susan.
— Les yeux du Maire, on les lui a sortis de la tête au couteau.
— Ils n’ont pas pu faire ça, Maria ! Je les connais…
— Moi, je les connais point du tout et je m’en soucie mie… c’est pour vous que j’ai du souci. Habillez-vous et partez, je vous répète. Le plus vite que vous pourrez.
— Que leur est-il arrivé ?
Une idée affreuse traversa Susan qui bondit sur ses pieds, envoyant valser ses vêtements autour d’elle. Elle attrapa Maria par les épaules.
— On ne les a point tués ?
Susan secoua la petite bonne.
— Dis-moi qu’on ne les a point tués !
— Je crois point. On a crié tant et plus et y a eu des rumeurs qu’ont couru dans tous les coins, mais je crois qu’y sont juste en prison. Seulement…
Elle n’eut pas besoin d’achever sa phrase. Ses yeux se détournèrent de ceux de Susan à qui ce mouvement involontaire, s’ajoutant à la bruyante confusion d’en bas, révéla tout le reste. On ne les avait pas encore tués, soit, mais Hart Thorin, Maire très aimé de ses concitoyens, descendait d’une très ancienne famille, alors que Roland, Cuthbert et Alain n’étaient au mieux que des étrangers.
Point encore tués… or, demain, c’était la Fête de la Moisson et demain soir, le Feu de Joie.
Susan commença à s’habiller le plus vite qu’elle put.
À peine Reynolds, qui accompagnait Jonas depuis plus longtemps que Depape, eut-il jeté un coup d’œil à la silhouette s’avançant vers eux au petit galop entre les derricks squelettiques qu’il se tourna vers son partenaire.
— Ne lui pose pas de question : il est pas d’humeur à répondre à des demandes idiotes, ce matin.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— T’occupe. Fais gaffe à tenir ton putain de clapet fermé.
Jonas tira sur les rênes de sa monture à leur hauteur. Il était avachi sur sa selle, pâle et songeur. Son apparence fit monter une question aux lèvres de Roy Depape, en dépit de la mise en garde de Reynolds.
— Ça va, Eldred ?
— Pourquoi ? Y a quelqu’un pour qui ça va ? répondit Jonas, qui redevint muet.
Dans leur dos, les rares stations de pompage en activité à Citgo piaillaient sans relâche.
Jonas s’ébroua enfin et se redressa un tantinet sur sa selle.
— Nos garnements doivent être stockés en magasin à l’heure qu’il est. J’ai dit à Lengyll et à Avery de tirer deux fois deux coups de feu si ça tournait au vinaigre, et j’ai rien entendu de tel jusqu’à maintenant.
— Nous non plus, Eldred, s’empressa de préciser Depape. Rien qui r’ssemble à ça.
Jonas fit la grimace.
— Feriez comment avec ce boucan ? Crétin !
Depape se mordit les lèvres et, s’apercevant tout à trac que son étrier gauche devait être ajusté, se pencha dans ce but.
— Personne ne vous a surpris en train, les gars ? demanda Jonas. Ce matin, je veux dire, quand vous avez expédié Rimer et Thorin ? Y a-t-il une chance qu’on ait vu l’un de vous ?
Reynolds secoua négativement la tête pour deux.
— Ç’a été fait aussi proprement que possible.
Jonas opina, comme si le sujet ne présentait pour lui qu’un intérêt relatif, puis se retourna pour englober du regard le pétroléum et les derricks mangés par la rouille.
— S’peut bien que les gens aient raison, fit-il d’une voix à peine perceptible. S’pourrait bien que ceux du Vieux Peuple étaient des démons.
Il se retourna vers eux.
— C’est nous qui sommes les démons, aujourd’hui. Pas vrai, Clay ?
— C’est comme tu penses, Eldred, fit Reynolds.
— Je dis ce que je pense. C’est nous, les démons d’aujourd’hui. Et par Dieu, on agira comme tels. Qu’est-ce qui se passe avec Quint et le groupe, là-bas ?
Il inclina la tête vers la pente forestière où on avait tendu l’embuscade.
— Sont toujours là, à attendre ton signal, répondit Reynolds.
— Plus besoin d’eux maint’nant.
Il gratifia Reynolds d’un regard noir.
— Ce Dearborn est rien qu’un sale morveux, un ramenard de première. J’aimerais bien être à Hambry demain soir, rien que pour lui balancer une torche entre les pieds. J’ai failli le laisser roide mort au Bar K. Si ça avait pas été Lengyll, il y restait. Un sale petit ramenard, voilà tout ce qu’il est.
Plus il parlait, plus il se tassait sur lui-même. Son visage s’assombrissait à vue d’œil, tel un paysage quand des nuées d’orage masquent le soleil. Depape, son étrier remis en place, interrogea Reynolds d’un coup d’œil nerveux. Ce dernier resta sans réaction. À quoi bon réagir ? Si Eldred devenait fou (et Reynolds l’avait déjà vu piquer des crises de ce genre par le passé), ils n’auraient aucun moyen de s’extraire de sa zone de tuerie à temps.
— On a encore pas mal de boulot, Eldred.
Reynolds s’exprima calmement, mais cela porta. Jonas se ressaisit. Il ôta son chapeau, l’accrocha au pommeau de sa selle comme à un portemanteau, et se passa la main dans les cheveux, machinalement.
— Ouair… pas mal de boulot, t’as raison. Descends là-bas et dis à Quint d’envoyer chercher des bœufs pour tirer les deux dernières citernes pleines jusqu’à la Roche Suspendue. Faudrait qu’il s’garde quatre hommes pour les accrocher et les emm’ner à Latigo. Les autres peuvent vaquer.
Reynolds jugea qu’à présent il pouvait sans risque poser une question.
— Quand le reste des hommes de Latigo est attendu là-bas ?
— Quels hommes ? ricana Jonas, méprisant. Si seulement, mon goujat ! Le reste des blancs-becs de Latigo ralliera la Roche Suspendue au clair de lune, toutes oriflammes déployées sans doute au bénéfice des coyotes et autres chiens du désert qui en auront grand effroi. Ils seront prêts à servir d’escorte demain matin à dix heures, j’dirais… quoique si ces gaillards-là sont tels que je m’y attends, les conneries vont pleuvoir. La bonne nouvelle, c’est qu’on n’a pas tellement besoin d’eux, de toute façon. On dirait que les choses se présentent bien. Va là-bas maintenant, mets-les au boulot puis reviens me trouver, le plus vite possible.
Jonas, se tournant, regarda le renflement bosselé des collines au nord-ouest.
— Car nous aussi, on a du boulot, dit-il. Plus vite on commencera, plus vite on aura fini. J’ai plus qu’une envie : brosser mes bottes et mon chapeau de cette saloperie de poussière de Mejis au plus tôt. J’l’apprécie plus du tout, du tout.
Thérésa Maria Dolores O’Shyven était une jolie femme rondelette de quarante ans, mère de quatre enfants, femme de Peter, un vaquero de tempérament jovial. Elle était aussi drapière au Marché d’En Haut ; nombre des plus jolies et délicates ornementations de Front de Mer étaient passées entre les mains de Thérésa O’Shyven, dont la famille était tout à fait à son aise. Bien que son mari ne soit qu’un coureur de prairie, le clan des O’Shyven appartenait à ce qu’en d’autres temps et lieu on eût appelé la classe moyenne. Ses deux aînés avaient déjà quitté le domicile familial, et l’un d’eux, la Baronnie. Le troisième par rang d’âge était tout feu tout flammes à l’idée d’épouser les délices de son cœur au Terme de l’Année. Seule la plus jeune soupçonnait que Ma ne tournait pas rond, tout en étant loin de se douter à quel point Thérésa frôlait la folie obsessionnelle intégrale.
Ça va point tarder, songeait Rhéa, guettant avidement Thérésa dans le cristal. Elle va s’y mettre bientôt, mais faut d’abord qu’elle se débarrasse de la gamine.
Il n’y avait pas école la semaine de la Moisson et les boutiques n’ouvraient que quelques heures dans l’après-midi, aussi Thérésa expédia-t-elle sa cadette, porteuse d’un pâté. Présent de la Moisson à une voisine, supputa Rhéa, dans l’incapacité de déchiffrer les instructions silencieuses que Thérésa donnait à sa fille, tout en lui enfonçant un bonnet tricoté sur les oreilles. Et il ne devait point s’agir non plus d’une proche voisine ; elle avait besoin de temps, Thérésa Maria Dolores O’Shyven, de temps pour les corvées ménagères. Sa maison, de dimension imposante, était pourvue de multiples recoins nécessitant un nettoyage en règle.
Rhéa gloussa, et son gloussement vira à une crise de toux caverneuse. Dans son coin, Moisi fixait la vieille tel un spectre. Même loin d’être devenu un squelette ambulant à l’image de sa maîtresse, Moisi n’avait pas du tout bonne mine.
La fillette, mise dehors avec le pâté sous le bras, eut le temps de lancer à sa mère un regard inquiet avant qu’elle ne lui claque la porte au nez.
— Maintenant ! croassa Rhéa. Ces recoins t’attendent, femelle ! À genoux et au boulot !
Thérésa alla d’abord à la fenêtre. Quand elle se trouva satisfaite de ce qu’elle vit — sa fille qui franchissait la barrière et descendait la Grand-Rue, apparemment —, elle revint dans la cuisine, gagna la table, près de laquelle elle s’attarda, les yeux rêveurs perdus dans le vague.
— Pas de ça, pas le moment ! Non ! s’écria Rhéa avec impatience.
Elle ne voyait plus sa crasseuse masure, ne sentait plus ses fétides remugles. Elle avait pénétré dans l’Arc-en-Ciel du Magicien. Elle se trouvait auprès de Thérésa O’Shyven, dont le cottage avait les coins et recoins les plus propres de tout Mejis. Peut-être même de tout l’Entre-Deux-Mondes.
— Presse-toi, femelle ! hurla presque Rhéa. Attaque ton ménage !
Comme si elle l’avait entendue, Thérésa déboutonna sa robe d’intérieur, qu’elle alla déposer soigneusement sur le dossier d’une chaise après l’avoir ôtée. Puis, retroussant au-dessus du genou sa chemise, propre et reprisée, elle alla se mettre à quatre pattes dans le coin.
— C’est ça, mi corazón ! s’écria Rhéa, qui manqua s’étouffer sous un afflux de flegme, son rire le disputant à sa toux grasse.
— Vas-y, nettoie, et vivement !
Thérésa O’Shyven étira son cou au maximum, ouvrit la bouche, tira la langue et se mit à lécher le sol dans le coin. Elle lui donnait des coups de langue comme Moisi lapait son lait. Rhéa jouissait du spectacle, se frappant le genou et poussant des vivats ; son visage devenait de plus en plus congestionné tandis qu’elle se balançait de plus en plus fort. Oh, y avait pas à dire, Thérésa était sa préférée, si fait ! Aucun doute là-dessus ! À partir de maintenant, elle ramperait sur les genoux et sur les mains, le cul en l’air, pour jouer de la langue dans tous les coins, priant une obscure divinité — pas même Jésus le Dieu fait Homme — qu’elle lui pardonne qui savait quoi, tout en accomplissant sa tâche, sa pénitence. Parfois, elle récoltait des échardes dans la langue et devait s’interrompre pour cracher du sang dans l’évier. Jusqu’à présent, un sixième sens l’avait toujours fait se remettre debout et renfiler sa robe avant le retour d’un membre de sa famille ; mais Rhéa savait que tôt ou tard l’obsession maniaque de Thérésa l’entraînerait trop loin et qu’on la prendrait sur le fait. Peut-être qu’aujourd’hui serait le jour J — la gamine reviendrait peut-être plus tôt que prévu pour dépenser quelques sous en ville et découvrirait sa mère à genoux en train de récurer avec sa langue. Oh liesse et rareté ! Comme Rhéa avait envie de voir ça ! Comme elle se languissait de…
Tout à coup, Thérésa O’Shyven avait disparu. L’intérieur si bien tenu de sa maisonnette avait disparu. Tout avait disparu derrière les rideaux tirés de la lumière rose changeante. Pour la première fois, depuis des semaines, le cristal du magicien était redevenu opaque.
Rhéa, le saisissant entre ses doigts décharnés aux ongles démesurés, le secoua comme un prunier.
— Qu’est-ce qui te détraque, boule de malheur ? Qu’est-ce qui te rend patraque ?
La boule de cristal pesait lourd et les forces de Rhéa déclinaient. Après lui avoir imprimé deux ou trois violentes secousses, elle glissa entre ses doigts. Rhéa la berça en tremblant contre les vestiges aplatis de ses seins.
— Là, là, amour mien, roucoula-t-elle. T’auras qu’à revenir quand tu seras prête, si fait, Rhéa a un peu perdu son calme mais elle l’a retrouvé maintenant, elle voulait point te brusquer et pour rien au monde, elle t’aurait laissée tomber, alors t’as juste à…
Elle s’interrompit et, penchant la tête, tendit l’oreille. Des chevaux approchaient. Non, ils n’approchaient point, ils étaient déjà ici. Trois cavaliers, à ce qu’elle entendait. Ils étaient arrivés en catimini, profitant de son égarement.
Étaient-ce les garçons ? Ces garçons de malheur ?
Rhéa serra le cristal contre sa poitrine, les yeux hagards, la bave aux lèvres. Ses mains étaient à présent si frêles que la lueur rose les rendait translucides, faisant ressortir en noir les fétus de ses os.
— Rhéa ! Rhéa du Cöos !
Non, ce n’étaient pas les garçons.
— Sors donc nous remettre ce qui t’a été confié !
C’était bien pire.
— Farson réclame ce qui lui appartient ! Nous sommes venus le récupérer !
Ce n’étaient pas les garçons, mais les Grands Chasseurs du Cercueil.
— Tu l’auras jamais, espèce de sale connard à cheveux blancs, murmura-t-elle entre ses dents. Tu me le reprendras jamais.
Ses yeux lançaient de-ci de-là de brefs regards furtifs. Crâne échevelé et babines tremblantes, elle avait tout d’un coyote malade, traqué dans son dernier arroyo.
Elle baissa les yeux vers la boule de cristal et un gémissement plaintif lui échappa. Maintenant, même la lumière rose avait disparu. La sphère était aussi sombre que l’orbite d’un cadavre.
Un hurlement suraigu s’éleva de la masure.
Depape se tourna vers Jonas, ouvrant de grands yeux, saisi de chair de poule. L’être qui avait proféré ce cri semblait n’avoir rien d’humain.
— Rhéa ! héla Jonas de nouveau. Apporte-le ici, femme, et remets-le-nous ! J’ai pas le temps de jouer à cache-cache avec toi !
La porte de la masure s’ouvrit à la volée. Depape et Reynolds dégainèrent à l’instant même où apparaissait la mégère, clignant des yeux sous l’éclat du soleil, comme une créature ayant passé sa vie entière dans l’obscurité d’une grotte. Elle tenait à bout de bras au-dessus de sa tête le joujou préféré de John Farson. Il y avait dans la cour pléthore de fragments de roche contre lesquels le précipiter et, même si Rhéa visait mal et les ratait tous, il n’en volerait pas moins en éclats.
Ce qui serait fâcheux. Jonas ne le savait que trop bien — il y avait certaines personnes qu’on ne pouvait se contenter de menacer. Il avait tellement concentré son attention sur les gamins — dont la capture, ô ironie du sort, avait été simple comme bonjour — qu’il ne lui était jamais venu à l’esprit de s’inquiéter de cette partie de sa mission. Et Kimba Rimer, celui qui avait suggéré que Rhéa serait la meilleure gardienne de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn, était mort. Après tout, ne pourrait-il rejeter le blâme sur Rimer si jamais les choses tournaient mal, ici sur le Cöos ?
Puis, histoire d’empirer encore un peu les choses alors qu’il se disait qu’elles avaient atteint l’extrême Ouest sans basculer par-dessus les froids confins de la terre, Jonas entendit Depape armer le chien de son pistolet.
— Range ça, espèce d’imbécile ! gronda-t-il.
— Mais regarde-la ! gémit presque Depape. Regarde-la, Eldred !
Il ne faisait pas autre chose. La créature en robe noire paraissait porter en guise de collier la dépouille d’un serpent en putréfaction. Elle était si maigre qu’on aurait dit un squelette ambulant. Ne subsistaient plus sur la peau du crâne qui pelait que de rares touffes de cheveux. Son front et ses joues n’étaient que plaies et elle avait comme la marque d’une piqûre d’araignée au coin de la bouche. Jonas songea qu’il pouvait aussi s’agir de la fleur purpurine du scorbut, mais que ce soit l’une ou l’autre lui importait peu. Son principal souci, c’était le cristal que la mourante saisie de frissons brandissait entre ses longs doigts griffus au-dessus de sa tête.
L’éclat du soleil éblouissait Rhéa à tel point qu’elle n’aperçut pas l’arme braquée sur elle. Et quand elle retrouva sa vision normale, Depape avait déjà rengainé. Elle passa en revue les hommes qui lui faisaient face — le rouquin à lunettes, l’individu à la cape et le vieux Jonas à la Crinière Blanche — et laissa échapper un rire rauquissime. Dire qu’elle avait eu peur d’eux, de ces si puissants Grands Chasseurs du Cercueil ! Mais, aux noms des dieux, pourquoi donc ? Ce n’étaient que des hommes comme les autres, de simples mortels, et elle avait battu à plates coutures leurs pareils, sa vie durant. Oh bien sûr, campés sur leurs ergots, ils étaient persuadés de régner sur le poulailler — personne dans l’Entre-Deux-Mondes n’accusait l’un d’entre eux d’avoir oublié le visage de sa mère — mais au fond, ce n’étaient que de pauvres diables, émus aux larmes par une triste mélodie, mis complètement hors de combat par une poitrine féminine dénudée et, par-dessus tout, sujets à être manipulés pour s’être estimés forts, puissants, et sages.
Le cristal s’était assombri, mais elle avait beau détester cette opacité, elle lui avait éclairci d’autant les idées.
— Jonas ! héla-t-elle. Eldred Jonas !
— Je suis là, devant toi, la vieille mère, dit-il. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.
— Laisse là tes souhaits, le temps presse.
Elle avança de quelques pas, puis s’immobilisa, le cristal toujours au-dessus de la tête. À ses pieds, une grosse pierre grise saillait du sol broussailleux. Elle la regarda puis releva les yeux vers Jonas. Ce que cela impliquait, même informulé, était manifeste.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Jonas.
— Le cristal s’est assombri, dit-elle, répondant à côté de la question. Pendant tout le temps que je l’ai eu sous ma garde, il était vivant — si fait, même quand je ne distinguais rien, il restait vivant, d’un rose lumineux —, mais il a noirci au son de ta voix ou presque. Il ne veut point aller avec toi.
— Peu importe, on m’a donné l’ordre de le récupérer.
La voix de Jonas avait adopté un ton doux et conciliant, proche de celui qui était le sien quand il partageait la couche de Coraline.
— Réfléchis un instant à ma situation. Farson veut le cristal : qui suis-je pour m’opposer aux volontés d’un homme qui sera le plus puissant de l’Entre-Deux-Mondes quand la Lune du Démon se lèvera l’an prochain ? Si je reviens sans lui, en lui disant que Rhéa du Cöos me l’a refusé, il me tuera.
— Si tu reviens lui dire que je l’ai brisé sur ta vilaine gueule de vieillard, il te tuera aussi, fit Rhéa.
Elle était suffisamment près de Jonas pour que ce dernier se rende compte à quel point son mal la dévorait. Au-dessus des vestiges de sa chevelure, l’infortuné cristal vacillait d’avant en arrière. Elle ne pourrait plus le tenir très longtemps. Une minute, maximum. Jonas sentit une rosée de sueur couvrir son front.
— Si fait, la mère. Mais sais-tu bien que, si l’on me donne le choix de ma mort, j’entraînerai avec moi la cause de tous mes problèmes. À savoir, toi, ma chérie.
Elle croassa de nouveau — ce semblant de rire, éraillé — et opina ironiquement.
— En tout cas, sans moi, le cristal ne sera d’aucune utilité à Farson, reprit-elle. Il a trouvé sa maîtresse, j’intuite — c’est pour ça qu’il est devenu tout noir quand il a entendu ta voix.
Jonas se demanda si beaucoup d’autres individus avaient cru que le cristal leur était réservé. Malgré son envie d’éponger la sueur de son front avant qu’elle ne lui dégouline dans les yeux, il ne décroisa pas les mains posées sur le pommeau de sa selle. Il n’osait regarder ni Depape ni Reynolds, espérant seulement qu’ils lui laisseraient la direction des événements. Rhéa était en équilibre précaire sur un fil du rasoir, aussi bien mental que physique ; le plus infime mouvement la ferait choir d’un côté ou de l’autre.
— Il a trouvé celle qu’il désire, donc ?
Il se dit qu’il entrevoyait une issue. S’il avait de la chance. Et pour elle aussi, ce pouvait être une chance.
— Quelle serait la solution, alors ?
— M’emmener avec vous.
Le visage de Rhéa se tordit en un atroce rictus de convoitise ; elle prit subitement l’aspect d’un cadavre qui tente d’éternuer. Elle ne se rend pas compte qu’elle est en train de mourir, songea Jonas. Dieux merci.
— Prends le cristal, mais prends-moi avec lui. Je te suivrai jusqu’auprès de Farson. Je deviendrai sa devineresse et rien ne nous résistera, pas si je lis dans le cristal pour lui. Emmène-moi avec toi !
— D’accord, fit Jonas.
C’était là ce qu’il avait espéré.
— Mais je n’ai aucune part dans ce que Farson décide. Tu sais ça ?
— Si fait.
— Bien. Donne-moi le cristal, maintenant. Je te le reconfierai si tu veux, mais il faut que je m’assure qu’il est entier.
Lentement, elle baissa les bras. Jonas n’était pas sûr que le cristal fût complètement en sécurité, même serré contre la poitrine de la mégère, mais il n’en souffla pas moins de soulagement en le voyant là. Elle se traîna dans sa direction et il dut combattre la pulsion d’éperonner son cheval pour le faire reculer.
Il se pencha sur sa selle, tendant la main vers le cristal. Elle leva les yeux vers lui, des yeux encore sagaces sous les paupières couvertes de croûtes. Elle lui adressa un clin d’œil complice.
— Je sais ce que tu as derrière la tête, Jonas. Tu penses : « Je vais prendre le cristal, puis je dégainerai et je la tuerai, quel mal à ça ? » Pas vrai ? Pourtant, mal il y aurait, et entièrement de ton fait. Tue-moi et le cristal ne rebrillera jamais plus. Pour Farson. Pour quelqu’un d’autre, si fait, un jour, peut-être ; mais pas pour lui… et tu crois qu’il te laissera la vie si tu lui rapportes son joujou et qu’il découvre qu’il est cassé ?
Jonas y avait déjà réfléchi.
— Nous avons passé un marché, la mère. Tu iras dans l’Ouest avec le cristal… à moins que tu ne meures en cours de route, un soir, au bord de la piste. Tu me pardonneras de te dire ça, mais tu n’as pas l’air très en forme.
Son rire caquetant retentit encore une fois.
— J’vais mieux qu’j’en ai l’air, oh ouair ! Y m’reste encore des années avant que le tic-tac d’ma vieille pendule fatigue !
À mon avis, tu te goures, la vieille, songea Jonas. Mais il la boucla et se contenta de tendre la main vers le cristal.
Elle le conserva encore un instant. Ils avaient conclu un accord, entériné par les deux parties, mais au final, elle avait du mal à se contraindre à lâcher le cristal. La rapacité luisait dans ses yeux comme la lune à travers le brouillard.
Il tendait toujours la main patiemment, se taisant, attendant que Rhéa se fasse une raison et accepte la réalité — si elle renonçait, il y avait encore une chance. Si elle s’obstinait, il était plus que probable que tous ceux présents dans cette cour rocheuse, herbue, embrasseraient sous peu la Jolie Dame à la Faux… Rhéa comprise.
Avec un soupir de regret, elle finit par remettre le cristal entre les mains de Jonas. À l’instant où il passa d’elle à lui, une étincelle rose puisa dans son tréfonds. Une pointe de douleur transperça le crâne de Jonas… et un frémissement de lascivité se lova dans ses couilles.
Venant de très loin, semblait-il, il entendit Depape et Reynolds armer leurs pistolets.
— Rangez ça, leur ordonna Jonas.
— Mais…
Reynolds avait l’air perplexe.
— Ils ont cru que t’allais doubler Rhéa, fit la vieille, caquetant de plus belle. C’est une bonne chose que ça soit toi qui commandes et point eux, Jonas… peut-être que t’sais queu’qu’chose qu’eux y savent pas.
Ah pour ça oui, il savait quelque chose… combien était dangereuse la chose lisse et cristalline qu’il tenait dans ses mains. Elle pouvait s’emparer de lui en un battement de cils, si l’envie lui en prenait. Et au bout d’un mois, il serait semblable à la sorcière : décharné, marqué de plaies ocre rouge et trop enfoncé dans son obsession pour le savoir ou s’en soucier.
— Rangez-moi ça ! hurla-t-il.
Reynolds et Depape, après avoir échangé un coup d’œil, rengainèrent leurs armes.
— Cette chose avait un sac, dit Jonas. Y avait une bourse dans le coffret. Va la chercher.
— Si fait, dit Rhéa, qui lui décocha un sourire peu amène. Mais ça n’empêchera point le cristal de te prendre s’il le veut. Pas la peine que tu croies ça.
Elle surveillait les deux autres du coin de l’œil et Reynolds, plus précisément.
— Y a une carriole dans l’étable et mes deux braves chèvres grises pour la tirer.
Elle avait beau s’adresser à Reynolds, elle n’arrivait pas à lâcher le cristal des yeux, remarqua Jonas… et voilà-t-il pas maintenant que ces saletés d’yeux à lui voulaient l’imiter.
— Tu me donnes pas d’ordres, fit Reynolds à la vieille.
— Non, mais moi, si, dit Jonas.
Son regard tomba sur la boule, dans l’espoir et à la fois la crainte de voir palpiter à nouveau l’étincelle rose au tréfonds du cristal. Mais rien ne se passa. Il était froid et sombre. Jonas releva les yeux avec peine vers Reynolds.
— Sors-moi cette carriole.
Reynolds entendit bourdonner les mouches avant même qu’il ne se faufile par la porte branlante de l’étable et sut aussitôt que les chèvres de Rhéa ne tireraient plus jamais rien. Elles gisaient les pattes en l’air dans leur enclos, le ventre enflé et les yeux grouillant d’asticots. Il était impossible de savoir quand Rhéa les avait nourries et abreuvées pour la dernière fois, mais Reynolds supputa une bonne semaine, en se fondant sur l’odeur.
Trop occupée à regarder ce qui se passait dans cette boule de verre pour ça, songea-t-il. Et elle porte ce serpent crevé autour du cou pour quoi faire ?
— Je veux pas le savoir, marmonna-t-il, derrière le bandana qu’il avait ôté pour s’en couvrir la bouche.
La seule chose qu’il voulait pour l’instant, c’était se tirer de là vite fait.
Il aperçut la carriole qui, peinte en noir, était recouverte de motifs cabalistiques dorés. Aux yeux de Reynolds, elle avait moitié l’air de la carriole d’un médecin-charlatan, moitié l’air d’un corbillard. La prenant par les brancards, il la tira hors de l’étable le plus rapidement possible. Depape n’avait qu’à se charger du reste, aux noms des dieux. Atteler son cheval à la carriole et emporter cette marchandise puante et avariée qu’était la vieille jusqu’… où, au fait ? Qui le savait ? Eldred, peut-être.
Rhéa sortit à pas chancelants de sa masure, tenant la bourse dans laquelle ils lui avaient remis le cristal. Mais elle s’immobilisa, l’oreille tendue, quand Reynolds formula à haute voix sa question.
Jonas réfléchit avant de répondre.
— À Front de Mer pour commencer, je pense. Ouair, ça lui conviendra et à cette babiole de verre aussi, je gage, jusqu’à la fin de la fête, demain.
— Si fait, à Front de Mer, j’y ai jamais été, renchérit Rhéa, se remettant en branle.
En arrivant près du cheval de Jonas (qui tentait de se reculer loin d’elle), elle ouvrit la bourse. Après un instant de délibération supplémentaire, Jonas y laissa choir le cristal. Il arrondit le fond du sac en forme de grosse larme.
Rhéa afficha un sourire matois.
— P’t-être qu’on rencontrera Thorin, là-bas. Si ça se fait, j’pourrais lui montrer quelque chose dans le joujou de l’Homme de Bien qui l’intéresserait au plus haut point.
— Si jamais tu le rencontres, ça sera dans un endroit où on n’a pas besoin de magie pour y voir loin, fit Jonas, quittant sa monture pour aider à atteler le cheval de Depape à la carriole noire.
Elle le regarda, fronçant le sourcil. Puis, lentement, le sourire finaud réapparut sur ses lèvres.
— Ben alors, c’t à croire qu’not’ Maire a eu un accident !
— Ça s’pourrait, opina Jonas.
Elle gloussa, son gloussement virant bientôt à un caquètement à gorge déployée. Elle caquetait toujours quand ils quittèrent la cour, tandis qu’elle trônait sur sa carriole noire aux ornementations cabalistiques comme la Reine des Lieux Sombres en personne.
La panique est des plus contagieuses, en particulier dans les situations où l’on progresse dans l’inconnu. Ce fut la vision de Miguel, le vieux mozo, qui précipita Susan sur cette pente glissante. Planté au beau milieu de la cour d’entrée de Front de Mer, son balai de bruyère serré contre sa poitrine, il observait les cavaliers qui allaient et venaient avec une expression de perplexité misérable, peinte sur le visage. Son sombrero était de guingois dans son dos et Susan remarqua avec horreur que Miguel — d’habitude, propre sur lui comme un sou neuf et tiré à quatre épingles — avait enfilé son poncho à l’envers. Ses joues ruisselaient de larmes et tandis qu’il se tournait de-ci, de-là, pour suivre du regard les cavaliers, tâchant de saluer ceux qu’il reconnaissait, il évoqua à Susan un enfant qu’elle avait vu une fois trottiner devant une diligence qui arrivait à vive allure. Le père avait tiré à temps son rejeton en arrière ; mais qui donc irait à la rescousse de Miguel ?
Au moment où elle s’élançait vers lui, un vaquero monté sur un rouan pommelé, filant au galop, lui passa si près que l’un de ses étriers lui effleura la hanche et que le cheval lui fouetta l’avant-bras de sa queue. Elle poussa un étrange petit rire. Elle se faisait du souci pour Miguel et c’était elle qui avait failli se faire renverser et piétiner ! Comique !
Cette fois, elle regarda dans les deux sens avant de se précipiter et dut encore une fois se rejeter en arrière, car un chariot chargé tournait le coin à toute vitesse, sur deux roues. Elle ne put voir en quoi consistait son chargement — les marchandises étaient sous une bâche — mais aperçut Miguel avancer dans sa direction, sans lâcher son balai. Susan repensa à l’enfant et à la diligence et poussa un cri étranglé pour le mettre en garde. Miguel battit en retraite au dernier moment, le chariot lui passa sous le nez, traversa la cour, rebondissant cahin-caha sur les pavés, avant de s’engouffrer sous l’arche et de disparaître.
Miguel lâcha son balai, se cacha le visage dans ses mains, tomba à genoux et, se répandant en lamentations sonores, se mit à prier. Susan le regarda faire un instant, bouche bée, puis courut vers les écuries, sans plus se soucier de raser le bâtiment. Elle avait écopé de la maladie qui gagnerait tout Hambry ou presque vers midi ; et même si elle se débrouilla pour seller convenablement Pylône par ses propres moyens (tout autre jour, pas moins de trois palefreniers se seraient disputé l’honneur de venir en aide à la jolie sai), toute faculté de penser l’avait abandonnée au moment où elle talonna son cheval effrayé pour lui faire franchir la porte de l’écurie.
Quand elle passa devant Miguel qui, toujours agenouillé, priait, les mains levées vers le ciel clair, elle ne le vit point davantage que les cavaliers qui l’avaient précédée.
Elle dévala la Grand-Rue au galop, sans cesser de talonner les flancs de Pylône, si bien que le cheval parut bientôt voler. Idées, questions, possibles plans d’action… rien de tout cela n’avait droit de cité tandis qu’elle allait de l’avant. Elle n’était que vaguement consciente des gens qui fourmillaient dans la rue, poussant Pylône à se frayer un passage entre eux. Elle n’avait qu’une chose en tête, son nom à lui — Roland, Roland, Roland ! — qui y résonnait comme un cri. Tout était sens dessus dessous. Le brave petit ka-tet qu’ils avaient formé, cette nuit-là, au cimetière, était brisé : trois de ses membres étaient sous les verrous avec une espérance de vie des plus réduites (à condition qu’ils fussent encore vivants), quant à elle, quatrième et dernier membre, elle était éperdue, en pleine confusion et folle de terreur comme un oiseau entré par mégarde dans une grange.
Si son état de panique avait persisté, les choses auraient pu tourner fort différemment. Quittant le centre, elle gagna l’autre extrémité de la ville et son chemin l’amena vers la maison qu’elle avait partagée avec son père et sa tante. Cette dernière avait longtemps guetté la cavalière qui approchait à présent.
Susan était presque rendue, quand la porte s’ouvrit à la volée et Cordélia, vêtue de noir de la tête aux pieds, dévala l’allée du jardin jusqu’à la rue, poussant de hauts cris d’horreur entremêlés, semblait-il, d’éclats de rire. À sa vue, le voile de panique qui embrumait au premier plan l’esprit de Susan se déchira… mais pas parce qu’elle reconnut sa tante.
— Rhéa ! s’écria-t-elle, tirant sur les rênes si violemment que le cheval dérapa, se cabra, faillit perdre l’équilibre et s’abattre.
Ce qui aurait immanquablement mis un terme à l’existence de sa maîtresse. Mais Pylône, dressé sur ses postérieurs, battant le ciel de ses sabots avec de puissants hennissements, tint bon. Susan, un bras passé autour de son encolure, s’accrocha chèrement à la vie.
Cordélia Delgado, revêtue de sa plus belle robe noire, la tête couverte d’une mantille, faisait face au cheval comme si elle se trouvait dans son salon, ne tenant point compte des sabots qui fendaient l’air à moins de vingt pouces de son nez. Dans l’une de ses mains gantées, elle tenait une boîte en bois.
Susan s’aperçut à retardement que ce n’était pas Rhéa qui lui barrait la route, mais son erreur était fort compréhensible. Si Tante Cord était loin d’être aussi frêle que Rhéa (du moins, pas encore) et était plus correctement vêtue (à l’exception de ses gants crasseux — pourquoi d’ailleurs, sa tante en portait-elle, Susan l’ignorait, et encore plus, par conséquent, pourquoi ils avaient l’air si sales), le regard de folie qui couvait dans ses yeux entretenait une horrible similarité avec celui de la sorcière.
— Bonjour à vous, Mamzelle Fraîche et Rose ! la salua Tante Cord d’un timbre fêlé, mais plein de vivacité, qui fit frémir Susan jusqu’au tréfonds du cœur.
Tante Cord lui tira sa révérence d’une main, tenant de l’autre le petit coffret, niché contre son sein.
— Où allez-vous ainsi par ce si beau jour d’automne ? Où courez-vous si vite ? Pas dans les bras de vos amants, ça me semble chose assurée, car le premier est mort et l’autre, dans les fers.
Cordélia éclata de rire à nouveau, ses lèvres minces retroussées découvrant ses grosses dents blanches. Des dents de jument, ou peu s’en fallait. Ses yeux lançaient des éclairs dans la clarté solaire.
Elle a perdu l’esprit, songea Susan. Pauvre vieille.
— C’est toi qui as poussé Dearborn à le faire ? demanda tante Cord.
Elle se coula le long du flanc de Pylône et leva des yeux lumineux et liquides vers Susan.
— C’est toi, hein ? Si fait ! Peut-être même que c’est toi qui lui as donné le couteau dont il s’est servi, après te l’être passé entre les lèvres pour lui porter bonne chance. Vous êtes tous les deux dans le coup — pourquoi ne point le reconnaître ? Admets au moins que tu as couché avec ce garçon, car je sais que c’est vrai, j’ai vu la façon dont il te regardait, le jour où tu étais assise à la fenêtre, et la façon dont tu lui as rendu son regard !
— Si vous tenez à savoir la vérité, je vais vous la dire, fit Susan. Oui, nous sommes amants. Et nous serons mari et femme avant le Terme de l’Année.
Cordélia salua de l’un de ses gants souillés le bleu du ciel, comme si elle s’adressait aux dieux qui s’y trouvaient. Elle se mit à crier et à rire triomphalement.
— Et elle croit qu’ils vont s’épouser ! Oh là là là ! Et vous boirez sans doute le sang de vos victimes sur l’autel de l’hyménée, n’est-ce pas ? Ô fille perdue ! Que tu me feras pleurer !
Mais au lieu de verser des larmes, elle éclata de rire de plus belle, poussant un hurlement de joie à la face aveugle et bleue du ciel.
— Nous n’avons projeté aucun meurtre, dit Susan — traçant ne serait-ce que mentalement une ligne de démarcation entre les assassinats de la Maison du Maire et le piège dans lequel ils avaient espéré faire tomber les soldats de Farson.
— Et il n’a assassiné personne, lui. Non, ça, c’est l’œuvre de votre ami Jonas, j’intuite. Ce sale boulot faisait partie de son plan.
Cordélia plongea la main dans la boîte qu’elle tenait et Susan comprit tout à coup pourquoi elle portait des gants aussi sales : elle avait gratté à pleines mains dans le poêle.
— Par les cendres sois maudite ! s’écria Cordélia, projetant un nuage noir sur la jambe de sa nièce et sur sa main qui tenait les rênes de Pylône. Soyez voués aux ténèbres, tous les deux ! Soyez donc heureux ensemble, perfides ! Assassins ! Grugeurs ! Menteurs ! Fornicateurs ! Apostats ! Damnés !
Cordélia Delgado accompagna chacune de ses imprécations d’une poignée de cendres. Et, à chacune d’elles, Susan devenait de plus en plus lucide, de plus en plus froide. Elle fit front, laissant sa tante la bombarder à sa guise ; quand Pylône, sous la pluie de cendres qui lui criblait le flanc, tenta de s’en écarter, Susan l’en empêcha d’un coup de talon bien appliqué. Il y avait maintenant des spectateurs pour assister avidement à cet ancien rituel de reniement (Sheemie, yeux écarquillés et bouche bée, était du nombre), mais à peine si Susan les remarqua. Redevenue maîtresse d’elle-même, elle savait à présent quoi faire et rien que pour ça, elle supposait qu’elle devait une certaine reconnaissance à sa tante.
— Je vous pardonne, ma tante, dit-elle.
La boîte de cendres, presque vide, échappa des mains de Cordélia, comme si Susan venait de la gifler.
— Quoi ? murmura-t-elle. Qu’est-ce que tu dis ?
— Pour ce que vous avez fait à mon père, votre frère, continua Susan. Pour ce dans quoi vous avez trempé.
Elle frotta une de ses mains contre sa jambe et, se penchant, la tendit dans sa direction. Avant même que sa tante ait pu reculer, Susan lui barbouilla la joue de cendres, la balafrant largement de noir.
— Arborez cela tout de même, dit-elle. Vous pouvez le laver, si ça vous amuse, mais je crois bien que, dans votre cœur, cette noirceur-là aura beaucoup plus de mal à partir.
Elle marqua un temps.
— Mais je pense qu’elle y est déjà. Au revoir.
— Où crois-tu donc aller ?
Tante Cord frotta sa joue marquée de suie de sa main gantée, mais quand elle se jeta en avant pour s’emparer des rênes de Pylône, elle trébucha sur la boîte et manqua tomber. Ce fut Susan, toujours penchée du côté de sa tante qui, la rattrapant par l’épaule, lui évita la chute. Cordélia se dégagea comme si elle fuyait le contact d’une vipère.
— Ne va point le retrouver ! Je t’interdis d’aller le rejoindre, grande niaise, espèce de folle !
Susan fit tourner bride à sa monture.
— Ce ne sont point vos oignons, ma tante. Tout est fini entre vous et moi, mais souvenez-vous bien de mes paroles : nous serons mari et femme au Terme de l’Année. Nous avons déjà conçu notre premier-né.
— Tu l’épouseras demain soir, si tu t’approches de lui ! Vous serez unis dans la fumée, mariés dans le feu, couchés dans la cendre ! Couchés dans la cendre, tu m’entends !
La démente marcha sur elle, l’invective à la bouche, mais Susan n’avait plus le temps de l’écouter. Le jour fuyait à tire-d’aile. Elle aurait le temps de faire ce qu’elle devait accomplir, mais seulement si elle ne perdait plus un seul instant.
— Au revoir, répéta-t-elle, avant de s’éloigner au galop.
Mais les dernières paroles de sa tante la poursuivaient.
— Dans les cendres, tu m’entends ?
Alors qu’elle sortait de la ville par la Grand-Route, Susan, apercevant des cavaliers qui venaient dans sa direction, s’écarta de son chemin. Ce n’était pas le moment idéal, estima-t-elle, pour croiser on ne sait quels pèlerins. Il y avait tout près un ancien entrepôt de grains ; elle mena Pylône derrière et, lui flattant l’encolure, lui murmura de se tenir tranquille.
Les cavaliers mirent plus longtemps à arriver à sa hauteur qu’elle ne s’y serait attendue et, quand ils finirent par s’y trouver, elle comprit pourquoi. Rhéa se trouvait avec eux, assise dans une carriole noire ornée de symboles magiques. La sorcière était déjà passablement effrayante quand Susan était allée la voir, la nuit de la Lune des Baisers, mais avait encore forme humaine ; la créature que la jeune fille vit passer sous ses yeux, ballottée de-ci de-là dans la carriole, agrippant un sac sur ses genoux, était un être asexué, fardé d’ulcères, tenant plus du troll que de la femme. Les Grands Chasseurs du Cercueil l’escortaient.
— À Front de Mer ! criait la chose dans la carriole. Hue devant ! Et plus vite que ça ! Je dormirai ce soir dans le lit de Thorin ou faudra beau voir ! J’y dormirai et j’y pisserai, si l’envie m’en vient ! Hue devant, j’ai dit !
Depape — c’était à son cheval qu’on avait attelé la carriole — se retourna et la regarda avec un dégoût non dénué de crainte.
— Tiens ta langue, lui dit-il.
Elle répondit à cette injonction par une crise de fou rire. Se tenant les côtes et sans lâcher la bourse sur ses genoux, elle menaça Depape de l’ongle pointu de son index crochu. À sa vue, Susan, paralysée de terreur, sentit à nouveau la marée noire de la panique menacer de lui submerger allègrement l’entendement, si elle n’y mettait point bon ordre.
Elle lutta contre cette éventualité du mieux qu’elle put, arc-boutant son esprit, refusant qu’il se laisse aller comme il l’avait fait quelque temps plus tôt et comme il était tout prêt à le refaire si elle ne veillait point au grain — à l’image de cet oiseau écervelé, pris au piège dans une grange, qui se cogne contre les murs en ignorant superbement la fenêtre par laquelle il est entré.
Même une fois la carriole passée et quand il ne resta plus rien d’eux que de la poussière en suspension, Susan entendit encore longtemps le rire caquetant et fou de Rhéa.
Elle arriva à la cabane de la Mauvaise Herbe à une heure de l’après-midi. Avant de mettre pied à terre, elle demeura un instant sur Pylône à l’examiner. Était-il possible qu’elle et Roland se soient trouvés ici, il y avait vingt-quatre heures à peine ? À faire l’amour et des plans sur la comète ? C’était difficile à croire mais, après qu’elle fut descendue de sa monture et entrée, le panier d’osier dans lequel elle avait apporté un repas froid lui en fournit la confirmation. Il était toujours posé sur la table branlante.
Ce détail lui rappela qu’elle n’avait pas mangé depuis la veille au soir — triste souper pris en compagnie de Hart Thorin où elle n’avait que picoré, ne pouvant oublier qu’il la dévorait des yeux. Bah, ils s’étaient livrés à leur dernière empoignade, non ? Jamais plus elle n’arpenterait un couloir à Front de Mer en se demandant de derrière quelle porte il allait surgir comme un diable hors de sa boîte, mains baladeuses en avant et bite raide au vent.
Cendres, songea-t-elle. Des cendres et encore des cendres. Mais point les nôtres, Roland. Point les nôtres, mon amour, je te le jure.
Tendue, pleine d’effroi, elle tâcha de mettre en ordre ce qu’elle devait faire maintenant — d’établir une façon de procéder qui s’apparenterait à celle qu’on suivait pour seller un cheval ; mais elle avait seize ans et de sains appétits. Un seul coup d’œil sur le panier lui avait réveillé une faim de louve.
En l’ouvrant, elle vit des fourmis courir sur les deux en-cas au rosbif qui restaient, les balaya d’un revers de main et engloutit les sandwiches. Le pain avait un peu durci, mais elle le remarqua à peine. Il y avait aussi un demi-pichet de cidre doux et une part de cake.
Quand elle eut fini le tout, elle alla dans le coin de la cabane déplacer le tas de peaux qu’on avait commencé à saler avant de s’en désintéresser. Dans le creux qu’elles dissimulaient, enveloppés de cuir souple, se trouvaient les revolvers de Roland.
Si les choses tournent mal, tu devras venir ici les prendre et les remporter à l’ouest, jusqu’à Gilead. Tu iras trouver mon père.
Avec une légère mais authentique curiosité, Susan se demanda si Roland avait vraiment espéré qu’elle chevaucherait à bride abattue jusqu’à Gilead, grosse de son enfant à naître, tandis que lui et ses amis rôtiraient à grands cris et les mains rouges dans le feu de joie de la Nuit de la Moisson.
Elle tira l’une des armes de son étui. Elle tâtonna un instant ou deux avant d’ouvrir le revolver et de s’apercevoir que chaque alvéole du barillet était pleine. Remettant le cylindre en place d’un coup sec, elle vérifia l’autre arme.
Après les avoir glissées dans la couverture roulée derrière sa selle, imitant Roland en cela, elle enfourcha Pylône et reprit la direction de l’est. Mais pas vers la ville. Pas tout de suite. Elle devait d’abord faire halte ailleurs.
Vers deux heures de l’après-midi, le bruit courut par toute la ville que Fran Lengyll prendrait la parole dans la Salle Municipale. Nul n’aurait su dire où cette nouvelle (trop précise et assénée avec certitude pour qu’on la qualifie de rumeur) avait pris sa source et, à vrai dire, nul ne s’en souciait beaucoup, se contentant de se passer le mot.
À trois heures, la Salle Municipale était bondée. Et deux à trois cents personnes, restées à la porte, prirent connaissance du bref discours de Lengyll par chuchotements interposés. Coraline Thorin, qui avait commencé à faire circuler la nouvelle de l’intervention imminente de Lengyll au Repos des Voyageurs, brillait par son absence. Elle savait ce que Lengyll allait dire, s’étant, en fait, rangée à l’opinion de Jonas : l’allocution, la plus simple possible, devait aller droit au but. Il n’était point besoin de verser dans la démagogie ni de pousser à l’émeute ; les habitants de la ville, au coucher du soleil, un Jour de la Moisson, ne seraient plus que populace ; or, la populace choisit ses meneurs et son choix est toujours le bon.
Lengyll parla, son chapeau à la main et une amulette de la Moisson en argent, pendouillant du revers de son gilet. Il ne fignola point, fut bref et convaincant. La plupart des assistants, qui le connaissaient depuis toujours, ne mirent pas en doute un seul mot qu’il prononça.
Dearborn, Heath et Stockworth avaient assassiné Hart Thorin et Kimba Rimer, apprit Lengyll à la foule où les hommes en jean côtoyaient les femmes en guingan déteint. On pouvait leur imputer le crime en raison de certaine pièce à conviction — un crâne d’oiseau — abandonnée par eux dans le giron du Maire Thorin.
Des murmures saluèrent cette révélation. Nombre d’auditeurs de Lengyll avaient vu ledit crâne, accroché au pommeau de la selle de Cuthbert ou encore en sautoir autour de son cou. Et les mêmes avaient ri à ses espiègleries. Ils songeaient maintenant comme il avait dû rire à leurs dépens, et cela depuis le début. Et leurs mines s’allongèrent.
L’arme qui avait tranché la gorge du Chancelier, poursuivit Lengyll, avait appartenu à Dearborn. Les trois jeunes hommes avaient été capturés le matin même, alors qu’ils s’apprêtaient à s’enfuir de Mejis. Leurs motivations n’étaient point des plus claires, mais ils semblaient en avoir après les chevaux. Si tel était le cas, ils devaient les destiner à John Farson qui avait la réputation de bien payer — et en liquide — les bons canassons. En d’autres termes, c’étaient des traîtres à leurs terres et à la cause de l’Affiliation.
Lengyll avait posté Rufus, le fils de Brian Hookey, trois rangées plus loin. Alors, exactement à l’instant prévu, Rufus Hookey s’écria :
— Ont-ils avoué ?
— Si fait, dit Lengyll. Ils ont avoué les deux meurtres et s’en sont même montrés très fiers, pour sûr.
Le murmure général se fit plus fort, virant au grondement sourd. Il reflua comme une vague vers l’extérieur, où il se relaya de bouche en bouche : très fiers, très fiers, ils avaient commis leur crime au plus noir de la nuit et s’en étaient montrés très fiers.
On serra les lèvres et les poings.
— Dearborn nous a dit que Jonas et ses amis avaient compris leurs menées et prévenu Rimer. Ils avaient tué le Chancelier pour le faire taire tandis qu’ils achevaient leurs tâches, et Thorin, au cas où Rimer lui en aurait touché un mot.
Tout ça ne tenait pas debout, avait objecté Latigo. Jonas avait approuvé du chef en souriant. Non, avait-il dit, pas du tout debout, mais c’est sans importance.
Lengyll était prêt à répondre à d’éventuelles questions, mais on n’en posa aucune. Seul le murmure persista, sur fond de cliquetis des amulettes et de bruits de pieds. Les regards étaient noirs.
Les garçons étaient en prison. Lengyll ne fit aucune déclaration concernant le sort qu’on leur réservait et, une fois de plus, on ne lui posa aucune question. Il précisa que certaines des réjouissances prévues pour le lendemain — les jeux, les manèges, la course de dindes, l’épreuve de sculpture sur potiron, le combat de cochons, le concours de devinettes et le bal — avaient été annulées, eu égard à la tragédie. Les manifestations les plus importantes suivraient leur cours normal, comme toujours, comme cela se devait : tenue des comices agricoles et remises de prix, saillie des juments, tonte des moutons, réunions concernant le cheptel et vente à la criée des chevaux, cochons, vaches et moutons. Sans oublier le feu de joie au lever de la lune. Le feu de joie où flamberaient les pantins de chiffon. Charyou tri marquait la fin de la Fête de la Moisson depuis la nuit des temps. Et rien n’y mettrait un terme si ce n’est la fin du monde.
— On allumera le feu de joie et on y brûlera les pantins, Eldred Jonas, avait dûment chapitré Lengyll. Tu t’en tiendras là. Tu n’auras pas besoin d’en dire plus.
Et il avait eu raison, Lengyll le lut sur chaque visage. La détermination à agir comme il le fallait s’y doublait d’une sorte d’impatience malsaine. Les pantins aux mains rouges étaient l’une des survivances des coutumes d’antan, des anciens rites, los ceremoniosos : Charyou Tri. Cela faisait des générations qu’on ne les pratiquait plus (sauf, de loin en loin, dans des endroits secrets là-bas dans les collines), mais parfois, quand le monde changeait, ils retrouvaient leur place d’origine.
Sois bref, lui avait intimé Jonas, et le conseil était bon, très, très bon. En des temps moins troublés, Lengyll n’aurait guère apprécié la présence d’un individu tel qu’Eldred Jonas dans les parages, mais elle se révélait fort utile dans les circonstances actuelles.
— Les dieux vous donnent la paix, conclut-il, se reculant légèrement, les bras croisés aux épaules pour signifier qu’il avait terminé. Les dieux nous donnent la paix à tous.
— Longs jours et paisibles nuits, rétorqua l’assistance en chœur, par automatisme, à voix basse.
Là-dessus, ils s’en allèrent simplement avant de rejoindre les lieux qu’on fréquentait l’après-midi précédant la Moisson. Nombre d’entre eux, Lengyll le savait, gagneraient le Repos des Voyageurs ou l’Hôtel Bellevue. Il s’épongea le front de la main. Il détestait devoir affronter la foule et, aujourd’hui, cela avait battu tous les records. Mais il jugea que tout s’était bien passé. Fort bien, même.
La foule s’écoula à l’extérieur sans mot dire. La plupart des gens, comme l’avait prévu Lengyll, dirigèrent leurs pas vers les saloons. Chemin faisant, ils passèrent devant la prison, mais ils furent peu à lui accorder un regard… et ceux qui le firent se limitèrent à quelques coups d’œil furtifs. Le porche était désert (on n’y voyait qu’un pantin aux mains rouges replet, étalé sur le rocking-chair du Shérif Avery), et la porte, entrouverte, comme elle l’était les après-midi chauds et ensoleillés. Les garçons se trouvaient à l’intérieur, nul doute n’était permis, mais aucun signe particulier n’indiquait qu’on les gardait avec un excès de zèle.
Si, au passage, les hommes qui descendaient en direction du Repos et du Bellevue s’étaient regroupés en bande, ils auraient pu s’emparer de Roland et de ses amis sans coup férir. Au lieu de cela, ils poursuivirent leur chemin d’un pas flegmatique, sans lever les yeux ni échanger un mot, pour se rendre là où des verres les attendaient. Ce n’était ni le jour ni le soir.
Demain, en revanche…
Pas très loin du Bar K, Susan aperçut sur le vaste pâturage en pente de la Baronnie un spectacle qui la fit tirer sur les rênes et rester là, à califourchon sur sa selle, à regarder bouche bée. Au-dessous d’elle, et un peu plus à l’est d’où elle se tenait, à savoir à presque trois lieues de là, un groupe d’une dizaine de cow-boys avait rassemblé la plus grosse troupe de coursiers de l’Aplomb qu’elle eût jamais vue : quatre cents chevaux en tout, peut-être. Ils galopaient paresseusement, se laissant orienter par les vaqueros sans rechigner.
Probablement qu’ils croient qu’on les rentre pour l’hiver, songea Susan.
Mais on ne les dirigeait point vers les ranchs disséminés le long de la crête de l’Aplomb ; les coursiers, si nombreux qu’en se déplaçant ils faisaient comme l’ombre d’un nuage sur l’herbe, étaient poussés vers l’ouest, vers la Roche Suspendue.
Susan avait cru Roland en tout point, mais cela venait le lui confirmer sur un plan plus personnel, car elle pouvait le relier directement à la mort de son père.
Des chevaux, qui se coursent.
— Espèces de salopards, murmura-t-elle. Salopards de voleurs de chevaux.
Elle fit tourner bride à Pylône et galopa vers le ranch incendié. À sa droite, son ombre s’allongeait. Là-haut, dans le ciel diurne, la Lune du Démon jetait une faible lueur fantomatique.
Elle avait un peu redouté que Jonas ait laissé des hommes au Bar K — même si elle ne voyait pas bien pour quelle raison il l’aurait fait —, mais ses craintes se révélèrent infondées. Le ranch était désert comme il l’avait été durant les cinq, six années séparant l’incendie qui l’avait anéanti de la venue des garçons du Monde de l’Intérieur. Elle vit des traces de l’affrontement du matin même et en entrant dans le baraquement, où les trois amis avaient dormi, aperçut aussitôt le trou béant dans le plancher. Jonas avait négligé de remettre la lame en place après avoir fait main basse sur les armes d’Alain et de Cuthbert.
Elle se faufila entre les couchettes et, mettant un genou à terre, regarda dans le trou. Rien. Elle doutait cependant que ce qu’elle était venue chercher s’y soit jamais trouvé : le trou n’était point assez grand.
Prenant son temps, elle observa les trois couchettes : laquelle était celle de Roland ? Elle supposa que le deviner serait pour elle un jeu d’enfant — elle n’avait qu’à laisser parler son nez, connaissant l’odeur des cheveux et de la peau de son amant comme elle la connaissait —, mais se dit qu’elle aurait meilleur temps de ne pas céder à ce genre de tendres impulsions. L’heure lui commandait d’être rapide et endurcie — d’aller de l’avant sans répit ni regard en arrière.
— Des cendres, lui soufflait Tante Cord à l’oreille, chuchotis quasi imperceptible.
Susan secoua la tête avec impatience, comme pour chasser cette voix importune, et ressortit.
Elle ne trouva rien derrière le baraquement, rien derrière les cabinets, ni d’aucun côté. Contournant l’ancienne cambuse, elle finit par découvrir ce qu’elle était venue chercher, posés là comme par hasard et sans effort pour les dissimuler davantage : les deux petits tonneaux qu’elle avait vus sur l’échine de Caprichoso, la dernière fois.
Penser au mulet fit naître l’image de Sheemie, la dominant de sa taille d’homme mais la fixant avec une expression de gamin plein d’espoir. J’aim’rais qu’vous m’donniez un baiser de fin de año, si fait.
Sheemie, dont « Messire Arthur Heath » avait sauvé la vie, Sheemie, qui bravant la colère de la sorcière avait donné à Cuthbert le billet que cette dernière destinait à sa tante, Sheemie, qui avait apporté ces tonneaux jusqu’ici. Pour les camoufler, on les avait en partie enduits de suie et Susan s’en mit plein les mains et les manches de sa chemise en enlevant leurs couvercles — nouvelles cendres. Les pétards se trouvaient toujours à l’intérieur : les big bangueurs ronds et gros comme le poing et les plus petits, dits doigts de dame.
Elle se servit largement des deux, en bourrant ses poches à craquer et en portant d’autres à pleins bras. Elle en remplit les sacoches de sa selle, puis leva les yeux vers le ciel. Trois heures et demie. Elle ne tenait pas à être de retour à Hambry avant le crépuscule, ce qui lui laissait encore une heure de temps. Elle aurait le loisir de s’attendrir un peu, après tout.
À l’intérieur du baraquement, Susan découvrit sans peine la couche de Roland. Elle s’agenouilla devant comme une enfant qui fait sa prière du soir, posa sa tête contre l’oreiller et inhala profondément.
— Roland, fit-elle d’une voix étouffée. Comme je t’aime. Comme je t’aime, mon amour.
Elle s’étendit sur ce lit qui avait été le sien et, se tournant vers la fenêtre, regarda la lumière décliner. À un moment, elle leva ses mains à hauteur de ses yeux pour examiner les traces de suie qu’y avaient laissées les fûts. Elle songea à aller se les laver à la pompe, devant la cambuse, puis décida que non, qu’elles restent ainsi. Ils formaient un ka-tet, un seul en plusieurs, forts de leur but et forts de leur amour.
Que les cendres restent et fassent de leur pire.
Ma Susie a ses p’tits défauts, mais elle est jamais en retard, disait Pat Delgado.
Ce fut encore vrai le soir juste avant la Moisson. Évitant sa maison, elle gagna sur Pylône le Repos des Voyageurs, dix minutes à peine après que le soleil eut enfin sombré derrière les collines, peuplant la Grand-Rue d’épaisses ombres mauves.
La rue était étrangement déserte, pour une veille de la Moisson ; l’orchestre, qui jouait au Cœur Vert tous les soirs depuis une semaine, s’était tu ; on entendait crépiter des pétards par intervalles, mais ni rires ni cris d’enfant ; de rares lampions colorés étaient allumés.
Des pantins semblaient à l’affût sur chaque véranda noyée d’ombre. Susan frissonna en distinguant le blanc de leurs yeux au point de croix.
Ce qui était en train au Repos reflétait la même étrangeté. Les barres d’attache étaient bondées (on avait même dû attacher des chevaux à la balustrade du magasin général, de l’autre côté de la rue) et si de la lumière brillait à chaque fenêtre — tant de fenêtres et tant de lumières que l’auberge prenait des airs de grand vaisseau voguant sur une mer de ténèbres — le vacarme et la liesse habituels, en accord avec les airs de jagtime qu’égrenait le piano de Sheb, faisaient cruellement défaut.
Susan ne s’imagina que trop bien à quoi s’occupaient les clients à l’intérieur — une centaine d’hommes, peut-être plus, qui se contentaient de boire. Mais aucun n’échangeait une parole, n’éclatait de rire, ne lançait les dés sur le tapis de l’Allée de Satan en saluant le résultat d’une plainte ou d’un cri de joie. Nul popotin caressé ou pincé, nul baiser de la Moisson volé ; nulle querelle entamée verbalement et s’achevant physiquement en pugilat. Rien que des buveurs, à trois cents mètres à peine de la prison où son amour et ses amis étaient enfermés. Les hommes qui se trouvaient au Repos se contenteraient de boire ce soir, cependant. Et avec un peu de chance… un peu de chance et de courage, elle…
Au moment où d’un mot chuchoté, elle immobilisait Pylône devant le saloon, une silhouette se détacha d’entre les ombres. Elle se raidit, mais les premiers rayons orangés de la lune qui se levait révélèrent le visage de Sheemie. Elle se détendit aussitôt — se moquant un peu d’elle-même. Il faisait partie de leur ka-tet, elle le savait. Quoi de surprenant à ce qu’il soit lui aussi au courant ?
— Susan, murmura-t-il, retirant sa sombrera qu’il tint contre sa poitrine. J’ai attendu après vous.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Parce que j’savais qu’vous alliez v’nir.
Il jeta un coup d’œil derrière lui vers le Repos et sa masse noire répandant follement ses lumières aux quatre points cardinaux.
— On va libérer Arthur et les autres, pas vrai ?
— Si fait, j’espère, dit-elle.
— Y faut. Les gens là-d’dans, y parlent point, mais y z’ont point b’soin. J’sais, Susan, fille de Pat. Moi, j’sais.
Elle supposa que oui.
— Coraline est à l’intérieur ?
Sheemie fit non de la tête.
— S’est rendue à la Maison du Maire. Elle a dit à Stanley qu’elle allait aider à la toilette des corps pour l’enterrement d’après-demain. Mais, moi, j’crois point qu’elle soille allée là-bas pour ça. J’crois que les Grands Chasseurs du Cercueil, ils vont s’en aller et qu’elle s’en va avec eux.
Levant la main, il essuya ses yeux humides.
— Ton mulet, Sheemie…
— J’l’ai sellé et j’lui ai mis le long licou.
Elle le regarda, bouche bée.
— Comment savais-tu… ?
— Pareil que j’savais que vous veniez, Susan sai. J’savais, c’est tout.
Il haussa les épaules et eut un geste vague de la main.
— Capi est là-bas derrière. J’l'ai attaché à la pompe des cuisines.
— Tu as bien fait.
Elle fouilla dans la sacoche où elle avait stocké les plus petits pétards.
— Tiens. Prends-en quelques-uns. Tu as une soufrée ou deux ?
— Si fait.
Il ne posa pas de questions, fourra simplement les pétards dans sa poche. Elle, cependant, qui n’avait jamais franchi les portes battantes du Repos des Voyageurs, avait une autre question pour lui.
— Que font-ils de leurs manteaux, de leurs chapeaux et de leurs ponchos quand ils entrent, Sheemie ? Ils doivent bien les ôter. Boire, ça donne chaud.
— Oh, si fait. Y les posent sur une longue table, juste à côté d’la porte. Y en a qui s’battent pour savoir quoi est à qui avant d’rentrer chez eux.
Elle opina, réfléchissant vite. Il restait devant elle, la sombrera contre la poitrine, la laissant se charger de ce que lui ne pouvait faire… du moins, au sens conventionnel du terme. Elle releva enfin la tête.
— Sheemie, si tu m’aides, tu seras interdit de séjour à Hambry… interdit de séjour à Mejis… interdit de séjour dans l’Arc Extérieur. Tu nous suivras dans notre fuite. Tu comprends ça ?
Elle vit qu’il comprenait ; son visage rayonnait à cette idée.
— Si fait, Susan ! Je m’en irai avec vous et Will Dearborn, Richard Stockworth et Messire Arthur Heath, mon meilleur ami ! J’irai dans le Monde de l’Intérieur ! Voir ses bâtisses, ses statues et ses femmes vêtues comme des princesses de contes de fées…
— Si nous sommes pris, on nous tuera.
Il cessa de sourire, mais ses yeux ne cillèrent point.
— Si fait, on s’ra tués si on nous prend, probabl’.
— Tu veux toujours m’aider ?
— Capi est sellé, répéta-t-il.
Susan jugea que c’était là une réponse suffisante. Elle lui prit la main qui pressait la sombrera contre sa poitrine (le fond en était tout écrasé, et ça ne datait pas d’hier). Elle se pencha sur sa selle, tenant les doigts de Sheemie d’une main et le pommeau de l’autre, et lui baisa la joue. Il lui fit un sourire.
— On va faire de notre mieux, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.
— Si fait, Susan, fille de Pat. On f’ra de not’ mieux pour nos amis. Du mieux de not’ mieux.
— Assurément. Et maintenant, écoute-moi, Sheemie. Écoute-moi attentivement.
Elle se mit à parler. Sheemie était tout ouïe.
Vingt minutes plus tard, alors que la lune, boursouflure orange, s’élevait en peinant au-dessus des bâtiments de la ville comme une femme enceinte grimpant une côte des plus raides, un vaquero solitaire menait un mulet le long de Hill Street en direction du Bureau du Shérif. Cette partie de la rue était un puits ombreux. Un peu de lumière filtrait du Cœur Vert et de ses alentours, mais même le parc — qui toute autre année aurait été envahi par la foule et brillamment éclairé — était en grande partie désert. Presque toutes les baraques étaient fermées et parmi les rares restées ouvertes, seule celle de la diseuse de bonne aventure était fréquentée. Ce soir-là, toutes les prédictions étaient mauvaises, mais on s’y pressait quand même — n’était-ce pas toujours le cas, d’ailleurs ?
Le vaquero était enveloppé d’un épais poncho qui dissimulait sa poitrine féminine. Ce cow-boy était coiffé d’un grand sombrero taché de sueur, qui dissimulait également les traits — féminins — de son visage. La personne masquée par le large rebord du chapeau fredonnait à voix basse « Amour Insouciant ».
La petite selle du mulet était ensevelie sous un gros baluchon qu’on y avait encordé — bâche ou hardes le composaient peut-être, mais l’ombre s’épaississant, il était impossible de trancher avec certitude. Détail amusant : autour du cou de l’animal, telle une bizarre amulette de la Moisson, pendouillaient deux sombreros et un couvre-chef de meneur de chevaux, reliés par une cordelette.
À l’approche du Bureau du Shérif, la chanson cessa. L’endroit aurait pu passer pour désert, n’eût été la loupiote qui brillait à l’une des fenêtres. Sur le rocking-chair de la véranda, un pantin arborait ironiquement l’un des gilets brodés d’Herk Avery et une étoile de shérif. Aucun garde à l’horizon ; absolument rien ne signalait que les trois individus les plus honnis de Mejis se trouvaient séquestrés là. Puis, très faiblement, le vaquero perçut les accords d’une guitare qu’on grattait.
Un crépitement de pétards les noya. Le vaquero regarda derrière lui et distingua une silhouette, qui lui fit signe. Le vaquero opina et agita la main en réponse, puis attacha le mulet à la barre des chevaux — là même où Roland et ses amis avaient attaché les leurs quand ils étaient venus se présenter au Shérif, par un beau jour d’été, déjà si lointain.
La porte — que personne ne s’était donné la peine de verrouiller — s’ouvrit : Dave Hollis s’escrimait pour la énième fois à jouer le pont de Captain Mills, you Bastard. En face de lui, le Shérif Avery se tenait vautré dans le fauteuil de son bureau, les doigts entrecroisés sur sa panse. La lueur orangée et vacillante d’une lampe éclairait la pièce.
— Continuez comme ça, Adjoint Dave, et vous n’aurez pas besoin de nous exécuter, dit Cuthbert Allgood.
Il s’accrochait aux barreaux de l’une des cellules.
— On se suicidera pour ne plus se faire écorcher les oreilles.
— Ferme-la, vermine, lui intima le Shérif Avery.
Il somnolait à moitié après avoir dîné de quatre côtelettes, s’imaginant d’avance en train de retracer les événements de ce jour héroïque à son frère (et à sa belle-sœur, jolie comme un cœur), qui habitaient la Baronnie voisine. Il ferait preuve de modestie tout en leur faisant clairement comprendre le rôle essentiel qu’il avait joué ; que sans son intervention, ces trois jeunes ladrones auraient pu…
— Surtout, ne chantez pas, disait Cuthbert à Dave. Je suis prêt à avouer que j’ai assassiné Arthur l’Aîné en personne, si vous ne chantez pas.
Alain était assis en tailleur sur sa couchette, à la gauche de Bert. Roland, étendu sur la sienne, les mains nouées derrière la tête, regardait au plafond. Mais à peine entendit-il le déclic du loquet de la porte qu’il adopta la position assise. Comme s’il n’avait attendu que ça.
— Ça doit être Bridger, fit l’Adjoint Dave, point mécontent de poser sa guitare.
Il détestait cette corvée et il lui tardait d’en être soulagé. Le pire, c’étaient bien les plaisanteries d’Heath. Le fait qu’il puisse continuer à plaisanter malgré ce qui les attendait le lendemain.
— J’crois plutôt que c’est l’un d’eux, objecta le Shérif Avery, avec les Grands Chasseurs du Cercueil en tête.
En fait, c’était ni l’un ni les autres. Mais un cow-boy enfoui dans un poncho qui semblait trop grand pour lui (les pans en traînèrent sur le plancher quand il entra d’un pas lourd et referma la porte derrière lui) et coiffé d’un chapeau qui lui mangeait le visage. Aux yeux d’Herk Avery, le bonhomme avait tout l’air d’un pantin déguisé en cow-boy.
— Holà, étranger ! fit-il, souriant d’avance…
… car c’était sûrement une blague et Herk Avery appréciait les blagues comme tout un chacun. En particulier après quatre côtelettes et des montagnes de purée.
— Salut à toi ! Tu cherches quoi exactem…
La main, qui était restée dissimulée sous le poncho pendant la fermeture de la porte, en surgit : elle braquait maladroitement une arme que les trois prisonniers reconnurent immédiatement. Le sourire d’Avery s’effaça lentement en l’apercevant. Il décroisa les doigts. Ses pieds, posés sur le bureau, retrouvèrent le plancher des vaches.
— Tout doux, collègue, fit-il lentement. On va causer un peu tous les deux.
— Prenez les clés sur le mur et ouvrez les cellules, dit le vaquero, d’un ton rauque, contrefaisant une grosse voix.
À l’extérieur — personne ne remarqua la chose sauf Roland —, d’autres pétards éclatèrent à la chaîne, emplissant la nuit de leur crépitement sec.
— Sûrement pas, dit Avery, ouvrant du pied le tiroir du bas de son bureau.
Plusieurs pistolets s’y trouvaient, suite à l’expédition du matin.
— Bon, je sais point si ce truc est chargé, mais j’ai du mal à croire qu’un pistard comme toi…
Le nouveau venu visa le bureau et appuya sur la détente. La détonation fut assourdissante dans la petite pièce, mais Roland songea — espéra — que, la porte fermée, on pourrait la confondre avec un simple pétard. Un peu plus fort que certains, mais bien moins que d’autres.
Brava, se dit-il. Oh quelle brave fille tu fais ! Mais prudence. Aux noms des dieux, Sue, sois prudente.
Les trois amis, lèvres serrées, ouvrant l’œil et le bon, s’étaient mis droit-fil derrière les barreaux.
La balle alla frapper l’angle du bureau à cylindre du Shérif, faisant voler un énorme éclat de bois. Avery poussa un cri, se renversa dans son fauteuil et s’affala les quatre fers en l’air. Son pied, coincé sous le tiroir tiré, le renversa dans le mouvement et trois antiques pétoires s’éparpillèrent sur le plancher.
— Attention, Susan ! cria Cuthbert, puis :
— Dave ! Non !
Parvenu au terme de son existence, ce fut le sens du devoir et non la crainte des Grands Chasseurs du Cercueil qui anima Dave Hollis ; Dave qui avait espéré succéder à Avery au poste de Shérif de Mejis quand ce dernier prendrait sa retraite (se vantant parfois auprès de sa femme, Judy, qu’il en ferait un bien meilleur que Gros-Lard avait même pas rêvé d’être). Il oublia qu’il entretenait de sérieux doutes sur la façon dont on avait capturé les trois garçons et sur ce qu’ils pouvaient avoir fait ou pas. Il ne songea alors qu’à une seule chose : qu’ils étaient des prisonniers de la Baronnie et, à ce titre, ne s’évaderaient point s’il pouvait les en empêcher.
Il se précipita sur le cow-boy aux habits trop grands, dans la ferme intention de lui arracher son arme. Et de le descendre avec, si nécessaire.
Susan, oublieuse de tout le reste, contemplait avec effarement l’estafilade taillée de frais dans le bois du bureau du Shérif — tant de dégâts causés par la flexion d’un doigt ! Le cri de désespoir de Cuthbert lui fit prendre conscience de sa mauvaise posture.
Se plaquant contre le mur, elle évita la main de Dave sur le point d’agripper le poncho démesuré et, sans réfléchir davantage, elle pressa à nouveau la détente. Il y eut encore une fois une violente déflagration et Dave Hollis — jeune homme de deux ans à peine plus âgé qu’elle — fut projeté en arrière ; un trou fumait entre deux pointes de l’étoile qu’il portait sur sa chemise. Il écarquillait des yeux incrédules. Son monocle pendouillait au bout de son cordon de soie noire (près de l’une de ses mains, tendue en avant). Il heurta sa guitare du pied et l’envoya valdinguer par terre, ce qui lui tira des accords presque plus mélodieux que ceux qu’il avait tenté de produire précédemment.
— Dave, murmura-t-elle. Oh pardon, Dave. Qu’ai-je fait ?
Dave fit une tentative pour se relever, puis s’affala, tête la première. Le trou qu’il avait dans le dos et que Susan contemplait maintenant était énorme et hideux d’aspect, rouge et noir, dans les déchiquetures carbonisées de la chemise… comme si elle l’avait transpercé d’un tisonnier chauffé à blanc au lieu de lui tirer dessus avec une arme à feu, censée être miséricordieuse et civilisée et qui n’était manifestement ni l’une ni l’autre.
— Dave, murmura-t-elle. Dave, je…
— Attention, Susan ! cria Roland.
C’était Avery. Déboulant à quatre pattes, il la saisit aux chevilles et la déséquilibra en tirant. Elle tomba sur les fesses dans un violent claquement de dents et se retrouva face à face avec lui — son visage aux pores dilatés, ses yeux de batracien et le gouffre empestant l’ail de sa bouche.
— Mes dieux ! Vous êtes une fille ! chuchota-t-il en tendant la main vers elle.
Elle pressa une nouvelle fois la détente du revolver de Roland, mettant le feu au-devant de son poncho et creusant un trou dans le plafond. Il se mit à pleuvoir du plâtre pulvérisé. Avery lui serra le cou de ses mains grosses comme des jambons, lui coupant le souffle. Quelque part, très loin de là, Roland hurlait son nom.
Elle avait encore une chance.
Peut-être.
Une suffit, Sue, lui dit la voix de son père, résonnant dans sa tête. Une seule te suffit, ma chérie.
Elle arma le revolver de Roland du pouce, fourra le canon dans les replis flasques du cou du Shérif Herk Avery et appuya sur la détente.
L’ampleur des dégâts fut considérable.
La tête d’Avery tomba dans son giron, aussi lourde et dégoutante qu’un quartier de viande fraîche. Au-dessus, elle sentait croître une sensation de chaleur. Au bord extrême de son champ de vision vacillait une flamme jaune.
— Sur le bureau ! cria Roland, secouant la porte de sa cellule si violemment qu’elle en branla dans son encadrement.
— La cruche, Susan ! Pour l’amour de ton père !
Elle fit rouler la tête d’Avery loin de ses genoux, se releva et s’avança en titubant vers le bureau, son poncho en train de se consumer. Elle sentait l’odeur de brûlé et, dans un recoin de son esprit, se félicitait d’avoir pris le temps, en attendant le crépuscule, de nouer ses cheveux dans le dos.
La cruche était presque pleine, mais pas d’eau ; elle renifla l’odeur piquante du graf. Elle s’en aspergea néanmoins et l’alcool de pomme éteignit les flammes en un vif sifflement. Elle se débarrassa du poncho — et du trop grand sombrero par la même occasion — et jeta le tout sur le sol. Elle regarda Dave à nouveau, un garçon avec lequel elle avait grandi, qu’elle avait peut-être même embrassé derrière la porte de l’écurie de Hookey, il y avait de cela une éternité.
— Susan ! la rappela à l’ordre la voix de Roland. Les clés ! Vite !
Susan s’empara du trousseau, accroché à un clou sur le mur. S’approchant de la cellule de Roland, elle lança au jugé les clés à travers les barreaux. L’atmosphère était empuantie par la fumée des coups de feu, l’odeur de laine brûlée et de sang. Chacune de ses inspirations se traduisait pour Susan par un haut-le-cœur involontaire.
Roland dénicha la bonne clé, la faufila à travers les barreaux et l’introduisit dans le verrou. Un instant plus tard, il était dehors et l’enlaçait violemment tandis qu’elle éclatait en sanglots. Un autre instant plus tard, Cuthbert et Alain étaient eux aussi délivrés.
— Tu es un ange ! s’exclamait Alain, la serrant à son tour dans ses bras.
— Non, fit-elle, et ses pleurs redoublèrent.
Elle jeta l’arme à Roland. Elle avait l’impression qu’elle lui salissait les mains ; elle ne voulait plus jamais en tenir une de sa vie.
— Lui et moi, on jouait ensemble quand on était à peine sortis de l’œuf. Gentil il était — il m’a jamais tiré les nattes ni embêtée — et gentil il est resté, en grandissant. Et maintenant, je lui ai ôté la vie, qui va le dire à sa femme ?
Roland la reprit dans ses bras et la garda serrée contre lui un moment.
— Tu as fait ce que tu devais faire. C’était lui ou nous. Tu ne le sais pas ?
Elle acquiesça, la tête nichée contre sa poitrine.
— Avery, ça me fait point le même effet, mais Dave…
— Dépêchons, dit Roland. Quelqu’un a pu entendre les coups de feu et ne pas les confondre avec autre chose. C’est Sheemie qui a fait partir les pétards ?
Elle fit un signe affirmatif.
— Je vous ai apporté des vêtements. Des chapeaux et des ponchos.
Susan se précipita vers la porte, l’ouvrit, jeta un coup d’œil à l’extérieur dans les deux sens, puis se coula dans l’obscurité qui gagnait de plus en plus.
Cuthbert recouvrit le visage de l’Adjoint Dave du poncho carbonisé.
— Male chance, collègue, dit-il. Tu as été pris entre deux feux, hein ? Tu devais pas être un si mauvais bougre.
Susan rentra, croulant sous le harnachement volé qu’on avait fixé à la selle de Caprichoso. Sheemie, sans qu’on ait besoin de le lui dire, était déjà parti s’acquitter de sa prochaine mission. Si le garçon de salle était à demi demeuré, alors Susan avait connu un tas de gens fonctionnant au quart ou au huitième de ses facultés.
— Où tu as pris tout ça ? demanda Alain.
— Au Repos des Voyageurs. Et ce n’est point moi qui l’ai pris, mais Sheemie.
Elle leur tendit les chapeaux.
— Vite. Le temps presse.
Cuthbert distribua les couvre-chefs. Roland et Alain s’étaient déjà affublés de leurs ponchos ; avec les chapeaux enfoncés jusqu’aux yeux, on les prendrait pour de simples vaqueros de l’Aplomb, dans toute la Baronnie.
— Où va-t-on ? demanda Alain, quand ils sortirent sur le porche.
Ce côté-ci de la rue était toujours désert et plongé dans le noir. Les coups de feu n’avaient absolument pas attiré l’attention.
— Chez Hookey, pour commencer, répondit Susan. C’est là que se trouvent vos chevaux.
Leur petit groupe de quatre descendit la rue. Capi n’était plus là ; Sheemie avait emmené le mulet. Le cœur de Susan battait la chamade et en dépit de la sueur qui mouillait son front, elle avait froid. Qu’on qualifie ou non de meurtre ce qu’elle venait de faire, elle n’en avait pas moins mis un terme à deux existences ce soir et franchi une ligne qu’elle ne pourrait jamais refranchir dans l’autre sens. Elle l’avait fait pour Roland, pour celui qu’elle aimait, mais le simple fait de savoir qu’elle n’aurait point pu agir autrement lui offrait une légère consolation.
Soyez donc heureux ensemble, perfides ! Assassins ! Grugeurs ! Par les cendres sois maudite !
Susan prit la main de Roland et, quand il la pressa, elle lui rendit sa pression. Alors, levant les yeux vers la Lune du Démon dont la face cruelle, évacuant sa teinte colérique rouge orangé, s’argentait, elle songea qu’en tirant sur le pauvre et scrupuleux Dave Hollis, elle avait payé son amour du prix le plus élevé qui soit — celui de son âme. Si Roland la quittait maintenant, la malédiction de sa tante serait accomplie, car ne subsisteraient plus que des cendres.
À leur entrée dans l’écurie, éclairée par la maigre lumière d’une unique lampe à gaz, une ombre surgit de l’une des stalles. Roland, qui avait accroché à sa ceinture ses deux pistolets, les dégaina aussitôt. Sheemie le dévisagea avec un sourire incertain, un étrier à la main. Puis son sourire s’élargit et, les yeux brillant de joie, il se précipita à leur rencontre.
Roland rangea ses armes dans leur étui et s’apprêta à donner l’accolade au simplet, mais Sheemie le dépassa en courant pour aller se jeter dans les bras de Cuthbert.
— Houlà, houlà, fit Cuthbert, qui vacilla comiquement sous le choc, avant de soulever Sheemie de terre. On dirait que t’as envie de m’envoyer par terre, mon garçon !
— Elle vous a sorti d’là-bas d’dans ! s’écria Sheemie. J’savais qu’elle y arriv’rait, la brav’ Susan, pour sûr !
Sheemie la chercha du regard et l’aperçut près de Roland. Elle était encore un peu pâle, mais paraissait s’être reprise. Sheemie, se retournant alors vers Cuthbert, lui colla un baiser au beau milieu du front.
— Houlà, répéta Bert. Que me vaut tant d’honneur ?
— J’vous aime, moi, mon bon Arthur Heath ! Vous m’avez sauvé la vie !
— Bon, admettons, fit Cuthbert en riant avec embarras (son sombrero d’emprunt, bien trop grand, était posé de travers sur sa tête, effet du plus haut comique). Mais si on tarde encore, je ne te l’aurai pas sauvée longtemps.
— Les chevaux sont sellés, dit Sheemie. Susan m’a dit de l’faire, alors j’l’ai fait. Et tout comme y faut. Y m’reste plus qu’à fixer cet étrier au cheval de Messire Stockworth, parce qu’y en a un tout usé.
— Ça peut attendre, fit Alain, prenant l’étrier et le mettant de côté. Puis, se tournant vers Roland, il ajouta : « Où va-t-on ? »
La première idée de Roland fut qu’ils devaient retourner au mausolée de Thorin.
Sheemie exprima une horreur instantanée.
— À l’ossuaire ? Et avec la Lune du Démon à son plein ?
Il fit non de la tête si violemment que sa sombrera valsa et, dans le mouvement, ses cheveux accentuèrent son refus.
— Sont morts là-bas, sai Dearborn, mais si vous v’nez les chatouiller sous la Lune du Démon, y sont cap’ de s’l’ver et d’marcher !
— Ce n’est point une bonne idée de toute façon, dit Susan. Les femmes de la ville doivent être en train de joncher de fleurs le parcours depuis Front de Mer et d’en emplir aussi le mausolée. Olive, à leur tête, si elle en a la force. De plus, il y a de fortes chances que ma tante et Coraline leur tiennent compagnie. Et il vaudrait mieux pour nous éviter de rencontrer ces dames, non ?
— Très bien, fit Roland. Tous à cheval et partons. Réfléchis à la question, Susan. Toi aussi, Sheemie. Il nous faut un endroit où nous cacher jusqu’à l’aube et que nous pouvons rallier en moins d’une heure. Près de la Grand-Route et situé partout, sauf au nord-ouest d’Hambry.
— Pourquoi pas au nord-ouest ? demanda Alain.
— Parce que c’est là qu’on se dirige maintenant. Nous avons une tâche à accomplir… et nous allons faire savoir que nous l’accomplissons. À Eldred Jonas, tout particulièrement.
Un sourire fine lame lui fendit le visage.
— Je veux qu’il sache que la partie est finie. Fini, les Castels. Les vrais pistoleros sont là. Et on va voir s’il peut moyenner avec eux.
Une heure après, la lune bien au-dessus de la cime des arbres, le ka-tet de Roland atteignit le pétroléum de Citgo. Ils avaient cheminé parallèlement à la Grand-Route par mesure de sécurité, mais la précaution se révéla inutile : ils ne croisèrent pas l’ombre d’un cavalier. On dirait que la Moisson a été annulée, cette année, songeait Susan… puis l’image des pantins de chiffons aux mains rouges la fit frissonner. Ils auraient teint les mains de Roland en rouge, demain soir, et pouvaient encore le faire, si jamais ils se faisaient prendre. Pas que les siennes, d’ailleurs. Les nôtres aussi, celles de Sheemie comprises.
Ils abandonnèrent leurs chevaux (et Caprichoso, qui avait trotté en renâclant mais prestement néanmoins derrière eux, au bout de sa longe) attachés à une station de pompage depuis longtemps hors service dans la partie sud-est du pétroléum ; puis se dirigèrent lentement vers les derricks encore en activité, regroupés dans le même périmètre. Ils chuchotaient pour se parler. Roland doutait que ce fût nécessaire, mais chuchoter semblait assez naturel dans ces parages. Pour Roland, Citgo était bien plus spectrale que le cimetière où il doutait fort que la Vieille Lune du Démon réveillât les morts ; il y avait en revanche ici des cadavres pas du tout en repos, des zombies piaillards actionnant leurs trépans rouillés, comme s’ils marchaient bizarrement au pas, au clair de lune.
Roland les entraîna cependant dans cette zone d’activité du pétroléum, au-delà d’un écriteau où on lisait : VOUS N’AVEZ PAS OUBLIÉ VOTRE CASQUE ? puis d’un autre : PRODUCTION DU PÉTROLE, SÉCURITÉ DU RAFFINAGE. Ils firent halte au pied d’un derrick qui grinçait si fort que Roland dut crier pour se faire entendre.
Sheemie ! Passe-moi deux de ces big bangueurs !
Ce dernier, après avoir puisé dans les sacoches de selle de Susan, en avait fourré une poignée dans ses poches. Il lui en tendit deux. Roland tira Bert en avant, le prenant par le bras. Une clôture métallique rouillée entourait le derrick en carré. À l’instant où les deux garçons tentaient de l’escalader, les fils horizontaux se rompirent avec un bruit d’ossements tombant en poussière. Ils échangèrent un regard, nerveux et amusés, à la clarté de la lune où couraient des ombres mécaniques. Susan tira Roland par la manche.
— Sois prudent ! hurla-t-elle pour couvrir le whomp-whomp-whomp rythmique des derricks.
À ce que vit Roland, elle n’avait pas peur, elle était seulement pleine d’excitation et sur la brèche.
Il sourit et, l’attirant à lui, lui baisa le lobe de l’oreille.
— Prépare-toi à courir, murmura-t-il. Si on réussit notre coup, il va y avoir une chandelle de plus à Citgo. Énormissime !
Cuthbert et lui passèrent sous l’entretoise la plus basse et, grimaçant dans cette cacophonie, examinèrent de près la tour rouillée du derrick. Roland s’étonna que l’équipement ne soit pas tombé en morceaux des années plus tôt. La plupart des mécanismes étaient logés dans des blocs métalliques, mais il aperçut une sorte de tige gigantesque qui tournait sur son axe, luisant de l’huile que des jets automatiques devaient lui fournir. Alentour flottait une odeur de gaz qui lui rappela la tuyère et ses flamboiements alternés, sur l’autre versant du pétroléum.
— Des pets de géant ! cria Cuthbert.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Que ça pue comme… bah, pas d’importance ! Faisons-le si on peut… tu crois qu’on peut ?
Roland n’en savait rien. Il s’approcha de la machinerie qui crissait sous des capots métalliques peints d’un vert fané et enduits de rouille. Les deux amis enfilèrent un court passage empuanti, où régnait une chaleur de fournaise, qui les mena exactement sous le derrick. Devant eux, la tige qui terminait le piston tournait sans relâche sur son axe, versant des larmes huileuses sur ses côtés lisses. Tout près se trouvait un tuyau courbe — pour déverser le trop-plein, à tous les coups, se dit Roland. Un peu de pétrole brut gouttait de temps à autre du conduit et allait grossir une mare noirâtre juste en dessous. Roland la désigna à Cuthbert qui opina.
Crier ne servirait à rien ici ; le monde n’était plus qu’un tintamarre grondant percé de couinements. Roland, posant une main sur le cou de son ami, approcha son oreille de ses lèvres ; de l’autre, il lui agita un big bangueur devant les yeux.
— Allume-le et cours, fit-il. Je vais le tenir et te laisser le plus de marge possible. C’est autant dans mon intérêt que dans le tien. Je veux que la voie soit libre quand je rebrousserai chemin parmi toute cette machinerie, tu m’as compris ?
Cuthbert opina derechef, les lèvres de Roland collées à son oreille, puis tourna la tête du Pistolero pour lui souffler selon le même mode :
— Et si jamais y avait assez de gaz pour embraser l’air à la première étincelle ?
Roland recula d’un pas. Et leva les mains, signifiant par là : « Comment savoir ? » Cuthbert éclata de rire et sortit une boîte d’allumettes soufrées, qu’il avait raflées dans le bureau d’Avery avant de partir. Il demanda d’un haussement de sourcils à Roland s’il était prêt. Ce dernier fit oui de la tête.
Le vent soufflait fort mais, sous le derrick, la machinerie environnante l’arrêtait et la flamme de l’allumette s’éleva bien droite. Roland leva le big bangueur et un souvenir douloureux de sa mère lui revint brièvement : combien elle détestait ces trucs-là, ayant toujours été persuadée qu’il y laisserait un œil ou un doigt, un jour ou l’autre.
Cuthbert se tapota la poitrine au-dessus du cœur, puis baisa la paume de sa main — le geste universel pour conjurer le sort. Il approcha alors la flamme de la mèche du pétard. Elle se mit à grésiller. Bert se tourna, fit mine de shooter dans l’un des capots métalliques protégeant les mécanismes — du Bert tout craché, se dit Roland ; il plaisanterait, la corde de la potence autour du cou — et s’engouffra comme l’éclair dans le corridor qu’ils avaient emprunté à l’aller.
Roland garda en main le pétard aussi longtemps qu’il l’osa. Puis le balança dans le tuyau de trop-plein. Il se détourna, visage crispé, s’attendant à demi à ce que redoutait Bert : que l’air n’explose. Mais rien de tel ne se produisit. Il dévala la courte allée et, surgissant à découvert, aperçut Cuthbert planté devant la clôture rompue. Roland le chassa en tapant dans ses mains — cours, imbécile, cours —, mais alors l’univers explosa derrière lui.
Ce fut comme un gigantesque rot venu des entrailles mêmes de la terre. Il eut l’impression d’avoir les tympans repoussés dans l’oreille interne et qu’on lui aspirait le souffle. Le sol tangua sous ses pieds comme le pont d’un navire sous le roulis et une grosse main chaude plaquée au milieu de son dos le précipita en avant. Il courut quelques enjambées sous cette formidable poussée — du moins le crut-il — avant d’être soulevé du sol et projeté contre la clôture, où Cuthbert ne l’attendait plus. Ce dernier, les quatre fers en l’air, fixait avec effarement un point au-delà de son pistolero d’ami. Roland n’en perdit pas une miette, car il faisait à présent à Citgo aussi clair qu’en plein jour. Ils avaient allumé leur propre feu de joie de la Moisson, à ce qu’il semblait, avec une nuit d’avance et bien plus d’éclat que celui de la ville ne pouvait espérer en avoir jamais.
Se glissant à genoux jusqu’à Cuthbert, il passa un bras sous le sien. Derrière eux, s’éleva un énorme rugissement accompagné d’un bruit de déchirure et bientôt de gros morceaux de métal se mirent à pleuvoir autour d’eux. Ils se relevèrent et rejoignirent en courant Alain qui tentait de protéger Susan et Sheemie en leur faisant un écran de son corps.
Roland jeta un bref coup d’œil derrière lui : ce qui restait debout du derrick — la moitié environ — avait pris une teinte d’un noir rougeâtre, proche d’un fer à cheval chauffé à blanc, et encageait une torche d’un jaune flamboyant qui s’élevait à près de cinquante mètres dans le ciel. Ce n’était qu’un début. Il ignorait combien d’autres derricks ils pourraient incendier avant qu’on n’arrive de la ville, mais il était déterminé à en embraser le plus possible, quels que soient les risques. Faire sauter les citernes à la Roche Suspendue n’était que la moitié du boulot. Il fallait tarir la source d’approvisionnement de Farson.
Lancer de nouveaux pétards dans d’autres conduites de trop-plein se révéla inutile. Il existait tout un réseau de canalisations en interconnexion sous le pétroléum, remplies pour la plupart de gaz naturel qui s’y était infiltré par des joints auxquels le temps avait fait perdre de leur étanchéité. Roland et Cuthbert avaient à peine rejoint le reste du groupe qu’une nouvelle explosion se faisait entendre et qu’une nouvelle tour de flammes faisait éruption d’un derrick situé à droite de celui qu’ils venaient d’incendier. Un instant plus tard, un troisième derrick — situé celui-ci à une bonne centaine de mètres des deux autres — explosa avec un rugissement de dragon. La partie métallique se détacha des piles de béton qui l’ancrait, comme une dent d’une gencive pourrie. Elle s’éleva sur un coussin enflammé, bleu et jaune, jusqu’à une hauteur d’environ vingt mètres, avant de gîter et de venir s’écraser au sol dans un vomissement d’étincelles, s’éparpillant aux quatre vents.
Un autre. Puis un autre. Et encore un autre.
Les cinq jeunes gens, ébahis, demeurèrent postés dans leur coin, se protégeant les yeux pour éviter d’être aveuglés. Le pétroléum, illuminé maintenant comme un gâteau d’anniversaire, dégageait la chaleur d’un énorme brasier.
— Miséricorde, murmura Alain.
S’ils s’attardaient encore un peu, Roland prit conscience qu’ils allaient griller comme du pop-corn. Il fallait penser aussi aux chevaux ; ils avaient beau être loin du foyer central des explosions, il était rien moins que certain que ledit foyer ne se déplacerait pas ; les flammes n’avaient déjà fait qu’une bouchée de deux derricks à l’abandon. Les chevaux risquaient de devenir fous de terreur.
Enfer et damnation, il l’était bien, lui.
— Allons-y ! hurla-t-il.
Et ils coururent tous vers leurs montures sous ce scintillement jaune orangé changeant.
Au début, Jonas crut que tout se passait dans sa tête — que les explosions étaient une partie intrinsèque de leur façon de faire l’amour.
Faire l’amour, à d’autres ! Faire l’amour, foutaises ! Lui et Coraline faisaient autant l’amour qu’un âne des additions. Mais ce n’était quand même pas rien. Ah pour ça oui, c’était quelque chose.
Certes, il avait déjà connu des femmes ardentes dans sa vie, de celles qui attisent en vous une fournaise et l’entretiennent en vous dévorant avidement des yeux tandis qu’elles pompent activement des hanches ; mais jusqu’à Coraline, nulle autre femme n’avait eu le don de faire vibrer si puissamment une corde sensible en lui et avec une telle harmonie. Sur le plan sexuel, il avait toujours été le genre d’homme à prendre ce qui se présentait pour mieux l’oublier. Mais avec Coraline, il n’avait qu’une idée, recommencer, encore et toujours. Dès qu’ils étaient ensemble, ils s’accouplaient comme des chats ou des furets, griffant et crachant, avec force soubresauts ; ils se mordaient, s’injuriaient et, jusqu’à maintenant, n’étaient toujours pas rassasiés l’un de l’autre ni près de l’être. Aux côtés de Coraline, Jonas avait parfois l’impression de frire à feu doux.
Ce soir s’était tenue une réunion de l’Association du Cavalier, devenue peu ou prou ces derniers jours l’Association John Farson. Jonas avait mis ces membres au courant des derniers développements de la situation, répondu à leurs questions stupides tout en s’assurant qu’ils comprenaient bien ce qu’ils devraient faire le lendemain. Une fois cela réglé, il était allé inspecter Rhéa, qu’on avait installée dans l’ancienne suite de Kimba Rimer. Celle-ci n’avait même pas remarqué Jonas glisser la tête par la porte pour lui jeter un coup d’œil. Trônant dans le bureau à haut plafond et tapissé de livres de Rimer, assise dans le fauteuil en tapisserie de Rimer, devant la table de travail en bois de fer de Rimer, elle avait l’air aussi déplacée que la petite culotte d’une putain sur l’autel d’une église. Sur le bureau se trouvait posé l’Arc-en-Ciel du Magicien. Elle passait et repassait ses mains au-dessus du cristal en marmonnant avec un débit précipité. Mais la boule de cristal restait obstinément opaque et sombre.
Jonas l’avait enfermée à double tour avant d’aller retrouver Coraline. Cette dernière l’attendait dans le salon où le Parloir aurait dû avoir lieu le lendemain. Les chambres ne manquaient pas dans cette aile-là, cependant, elle l’avait conduit dans celle de feu son frère… Que le hasard n’eût rien à voir là-dedans, Jonas en restait persuadé. Et ils avaient fait l’amour sur le lit à baldaquin que Art Thorin ne partagerait jamais avec sa gueuse.
Ce fut féroce, comme à leur accoutumée, et Jonas approchait de l’orgasme quand retentit l’explosion du premier derrick. Bordel, quelle femme, songeait-il. Elle n’a jamais eu sa pareille au monde, sacredieux…
Puis deux nouvelles explosions se succédèrent rapidement et Coraline s’immobilisa un instant sous lui avant de se remettre à jouer du bassin.
— Citgo, fit-elle d’une voix rauque et pantelante.
— Ouair, grogna-t-il, rejoignant le mouvement.
Faire l’amour avait perdu tout intérêt pour lui, mais ils avaient tous deux atteint le point où il leur était désormais impossible d’arrêter, même sous peine de mort ou de démembrement.
Deux minutes plus tard, nu comme un ver, le pénis encore en érection, vaguant de-ci de-là telle l’image qu’un demeuré se ferait d’une baguette magique, il gagna à grandes enjambées le balcon riquiqui de Thorin. Coraline le talonnait, elle aussi nue comme au premier jour.
— Qu’est-ce qui te prend ? tempêta-t-elle au moment où Jonas ouvrait en grand la porte-fenêtre donnant sur le balcon. J’aurais pu encore jouir deux, trois fois !
Jonas l’ignora purement et simplement. La contrée au nord-ouest n’était qu’obscurité argentée de lune… sauf à l’emplacement du pétroléum. On voyait là un noyau lumineux d’un jaune ardent. Il semblait prendre de l’ampleur et de la brillance tandis qu’il le contemplait ; une succession d’explosions sourdes propageait son martèlement le long des lieues intermédiaires.
Il éprouvait un curieux obscurcissement de l’esprit — sensation qui ne l’avait pas quitté depuis que ce sale gamin de Dearborn, dans un fébrile accès d’intuition, l’avait reconnu pour ce qu’il était et qui il était. Faire l’amour à l’aimable et vigoureuse Coraline avait quelque peu dilué cette sensation mais, à présent, la vision de ce brasier échevelé qui, cinq minutes à peine auparavant, représentait les réserves pétrolières de l’Homme de Bien la lui restitua avec une intensité débilitante, telle une fièvre des marais qui a beau vous déserter à fleur de peau mais ne s’en dissimule pas moins au cœur de l’os, ne vous lâchant jamais vraiment. Tu es dans l’Ouest, lui avait dit Dearborn. L’âme d’un homme tel que toi ne peut jamais quitter l’Ouest. Bien sûr, c’était la vérité, mais il n’avait pas besoin que ce sale ouistiti de Will Dearborn la lui dise… or, maintenant que c’était chose dite, une part de lui-même ne pouvait se l’ôter de la tête.
Cet enculé de Will Dearborn. Où étaient-ils exactement à l’heure actuelle, lui et ses deux copains aux belles manières ? Dans le calabozo d’Avery ? Jonas n’y croyait pas. Plus maintenant.
De nouvelles explosions déchirèrent la nuit. Là en bas, des hommes, qui avaient couru et crié à tout va dans la foulée des assassinats du petit matin, couraient et hurlaient de nouveau.
— Le plus gros feu d’artifice de la Moisson qu’il y ait jamais eu, dit Coraline à voix basse.
Avant que Jonas ait pu répondre, on tambourina violemment à la porte de la chambre. Une seconde plus tard, elle s’ouvrit à la volée et Clay Reynolds traversa lourdement la pièce, vêtu de son seul blue-jean. Il avait le cheveu hirsute et l’œil égaré.
— Mauvaises nouvelles d’en ville, Eldred, dit-il. Dearborn et les deux autres blancs-becs de l’Intérieur…
Trois nouvelles explosions se chevauchèrent quasiment. Au-dessus du pétroléum en flammes de Citgo, une grosse boule de feu rouge orangé s’éleva paresseusement dans le noir de la nuit, puis pâlit avant de disparaître. Reynolds rejoignit les deux autres sur le balcon et se tint entre eux à la balustrade, sans prendre garde à leur nudité. Les yeux pleins d’étonnement, il regarda croître puis se dissiper la boule de feu. Elle s’évapora comme les gamins s’étaient évaporés, eux aussi. Jonas sentit cette si curieuse et déprimante morosité l’assaillir à nouveau.
— Comment ont-ils fait pour s’enfuir ? demanda-t-il. Tu le sais ? Est-ce qu’Avery le sait ?
— Avery est mort. L’adjoint qui était avec lui, aussi. C’est un autre adjoint, Todd Bridger, qui les a découverts… Eldred, dis-moi, qu’est-ce qui se passe là-bas ? Qu’est-ce qui est arrivé ?
— Oh, mais ce sont vos petits garçons, intervint Coraline. Ils n’ont point mis longtemps à fêter la Moisson à leur manière, hein ?
Leur cran va jusqu’où ? s’interrogea Jonas. C’était une bonne question — peut-être la seule qui comptait. Avaient-ils fini de nuire… ou à peine commencé ?
Une fois de plus, il souhaita être ailleurs — loin de Front de Mer, loin d’Hambry, loin de Mejis. Tout soudain, il désira plus que tout être à des milles, des lieues, des roues de là. Il était sorti d’un bond de derrière sa Butte, il était trop tard pour battre en retraite et il se sentait terriblement exposé.
— Clay.
— Oui, Eldred ?
Mais les yeux — et les pensées — de ce dernier étaient encore pleins de la conflagration de Citgo. Jonas, le prenant par l’épaule, le fit pivoter vers lui. Jonas sentit, avec un soulagement certain, son esprit passer à la vitesse supérieure pour examiner chaque point de détail. Cette bizarre humeur noire empreinte de fatalisme recula, puis le quitta définitivement.
— Combien d’hommes, ici ? demanda-t-il.
Reynolds réfléchit en fronçant le sourcil.
— Trente-cinq, à peu près, fit-il.
— Combien sont armés ?
— De flingues ?
— Non, de sarbacanes, figure-toi, triple buse.
— Peut-être…
Reynolds se tripotait la lèvre, fronçant le sourcil de plus belle.
— Peut-être, une dizaine… avec des flingues comme qui dirait en bon état de marche.
— Et les gars de l’Association du Cavalier ? Sont encore là ?
— Je crois bien.
— Va m’chercher Lengyll et Renfrew. Au moins, t’auras pas à les réveiller ; ils sont debout tous tant qu’ils sont et la plupart, là, en bas.
Jonas désigna de son pouce baissé la cour d’entrée.
— Dis à Renfrew de rassembler une avant-garde. Avec des hommes armés. Huit ou dix au mieux, mais cinq, je prends quand même. Fais atteler la carriole de la vieille au plus robuste poney que tu trouveras. Et dis de ma part à ce vieux con de Miguel que si jamais le poney qu’il nous choisit meurt entre les brancards, d’ici à la Roche Suspendue, il pourra se fourrer ses couilles dans les oreilles pour se protéger du bruit.
Coraline Thorin poussa un bref éclat de rire de gorge. Reynolds lui lança un coup d’œil, gratifia ses seins d’un deuxième plus appuyé, puis, s’en détachant avec peine, fixa Jonas à nouveau.
— Où est Roy ? demanda ce dernier.
Reynolds leva les yeux au plafond.
— Au second. Avec une petite bonniche.
— Fous-le-moi hors du pieu à coups de pied au cul, dit Jonas. Son boulot, c’est de veiller à ce que la vieille garce fasse ses préparatifs.
— On s’en va ?
— Dès que possible. Toi et moi, en premier, avec les gars de Renfrew. Lengyll suivra avec le reste de la troupe. Je veux juste que tu t’assures qu’Hash Renfrew vient avec nous, Clay ; ce type a du sable du désert dans le sang.
— Et qu’est-ce qu’on fait des chevaux de l’Aplomb ?
— T’occupe de ces putains de canassons.
Il y eut une nouvelle explosion du côté de Citgo et une autre boule de feu flotta dans le ciel. Jonas ne distinguait ni les nuées de fumée noire ni ne sentait l’odeur de pétrole : le vent soufflant d’est en ouest devait les éloigner de la ville.
— Mais…
— Il n’y a pas de mais. Fais ce que je te dis.
Jonas percevait maintenant ses priorités selon une échelle clairement définie. Et les chevaux étaient tout en bas — Farson pourrait en trouver presque partout, bons dieux. Juste au-dessus venaient les citernes rassemblées à la Roche Suspendue. Elles étaient plus importantes que jamais, à présent que la source était tarie. Qu’ils perdent les citernes, les Grands Chasseurs du Cercueil pourraient faire une croix sur leur retour au bercail.
Cependant, comptant plus que tout le reste réuni, il y avait le petit fragment de l’Arc-en-Ciel du Magicien de Farson. C’était le seul article irremplaçable. Si toutefois il devait se briser, autant que ce soit après avoir été confié aux bons soins de George Latigo et pas sous la garde d’Eldred Jonas.
— Active-toi, dit-il à Reynolds. Depape nous suivra avec les hommes de Lengyll. Toi, tu viens avec moi. Allez, bouge, Va tout préparer.
— Et moi ? demanda Coraline.
Il l’attira à lui.
— Je t’ai pas oubliée, chérie, dit-il.
Coraline approuva et lui passa la main entre les jambes, oubliant que Clay Reynolds n’en perdait pas une miette.
— Si fait, dit-elle. Moi non plus, je t’ai point oublié.
Ils s’échappèrent de Citgo : les oreilles leur tintaient, ils étaient légèrement roussis sur les bords, mais pas vraiment blessés. Sheemie était monté en croupe derrière Cuthbert et Caprichoso, au bout de sa longe, galopait en queue.
Ce fut Susan qui suggéra l’endroit où ils devaient se replier et, comme la plupart des solutions, elle leur parut complètement évidente… une fois formulée. Ainsi donc, peu après que la Veille de la Moisson ait cédé la place au Matin de la Moisson, ils arrivèrent tous les cinq à la cabane de la Mauvaise Herbe où Susan et Roland s’étaient maintes fois retrouvés pour faire l’amour.
Cuthbert et Alain déroulèrent les couvertures, puis s’y installèrent pour examiner les armes qu’ils avaient récupérées dans le Bureau du Shérif. Ils y avaient également retrouvé la fronde de Bert.
— Ce sont de bons calibres, dit Alain, qui en tenait un, barillet relevé, et jetait un coup d’œil dans le canon, en clignant. Si leur tir est précis, je crois qu’on peut s’en servir, Roland.
— J’aimerais bien qu’on ait avec nous la mitraillette de ce ranchero, dit Alain avec un air de vague regret.
— Tu sais ce que Cort dirait d’une arme de ce genre ? demanda Roland.
Cuthbert éclata de rire. Alain l’imita bientôt.
— Qui est Cort ? demanda Susan.
— Le vrai dur qu’Eldred Jonas s’imagine être, lui répondit Alain. C’était notre instructeur.
Roland proposa qu’ils dorment une heure ou deux — car le jour à venir promettait d’être rude. Il ne se sentit pas le cœur de préciser qu’il pourrait être aussi leur dernier.
— Alain, tu es à l’écoute ?
Ce dernier opina, sachant parfaitement que Roland ne faisait allusion ni à son ouïe ni à sa capacité d’attention.
— Tu entends quelque chose ?
— Pas encore.
— Persévère.
— Oui… mais je ne peux rien promettre. Le shining est hasardeux. Tu le sais aussi bien que moi.
— Contente-toi de persévérer.
Sheemie avait soigneusement étendu deux couvertures dans le coin près de celui qu’il proclamait son meilleur ami.
— Lui, c’est Roland… et lui, c’est Alain… qui êtes-vous, mon bon Arthur Heath ? Qui êtes-vous vraiment, Messire ?
— Je m’appelle Cuthbert.
Il lui tendit la main.
— Cuthbert Allgood. Enchanté, enchanté et encore enchanté.
Sheemie serra la main qu’on lui tendait et se mit à pouffer. C’était si joyeux, si inattendu que tous les autres ne purent réprimer un sourire. Sourire provoqua une douleur chez Roland qui subodora qu’il avait dû se récolter une bonne brûlure au visage pour s’être trouvé dans la proximité immédiate des derricks quand ils avaient explosé.
— Cul-ce-Berthe, répéta Sheemie, pouffant de plus belle. Oh mes dieux, qu’il est marrant vot’ nom, ça m’étonne plus qu’vous l’soyez autant. Cul-ce-Berthe, ah ah ah, elle est bonne, elle est bien bonne, celle-là.
Cuthbert approuvait du chef en souriant.
— Je le tue tout de suite, Roland, maintenant qu’il ne nous sert plus à rien ?
— Épargnons-le encore un peu, non ? répondit Roland. Puis se tournant vers Susan, et son sourire s’effaça, il ajouta :
— Tu veux bien venir faire un tour avec moi, Sue ? J’aimerais te dire quelque chose.
Levant les yeux vers lui, elle tenta de déchiffrer son expression.
— D’accord.
Elle lui tendit la main, Roland la prit et ils s’éloignèrent au clair de lune. Et, baignée par cette clarté, Susan sentit l’épouvante prendre possession de son cœur.
Ils avançaient en silence, foulant l’herbe parfumée à laquelle les chevaux et les vaches trouvaient bon goût même si, une fois ingérée, elle leur faisait gonfler la panse jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’herbe était haute — dépassant d’un bon pied la tête de Roland — et encore aussi verte qu’en été. Des enfants s’égaraient parfois dans la Mauvaise Herbe et succombaient, mais Susan n’avait jamais redouté de s’y trouver avec Roland, même en l’absence de repères célestes pour se guider ; son sens de l’orientation était d’une perfection mystérieuse.
— Tu m’as désobéi, Sue, rapport aux revolvers, finit-il par dire.
Elle le regarda, sourire aux lèvres, mi-amusée, mi-irritée.
— Tu as envie de retrouver ta cellule, alors ? Avec tes amis ?
— Non, bien sûr que non. Tu as fait preuve d’une telle bravoure ! dit-il en l’étreignant et en l’embrassant.
Quand il s’écarta d’elle, tous deux respiraient fort. Il lui saisit les bras et la regarda au fond des yeux.
— Mais tu ne dois pas me désobéir cette fois.
Elle soutint son regard et se tut.
— Tu sais, reprit-il. Tu sais ce que je vais te demander.
— Si fait, peut-être.
— Alors, dis-le. Il vaut peut-être mieux que ce soit toi que moi qui le dises.
— Je dois rester à la cabane tandis que toi et les autres, vous vous en irez. Et Sheemie restera avec moi.
Il fit oui de la tête.
— Tu veux bien ? Dis-le-moi.
Elle songea combien le revolver de Roland lui avait paru affreusement peu familier pendant qu’elle l’avait en main, dissimulé sous le poncho ; elle revit l’air incrédule de Dave quand la balle qu’elle lui avait tirée en pleine poitrine l’avait percuté violemment ; elle se souvint qu’elle avait tenté de tuer une première fois le Shérif Avery et n’avait réussi qu’à mettre le feu à ses propres vêtements, bien qu’Avery fût juste en face d’elle.
D’autre part, ils n’avaient point d’arme pour elle (à moins qu’elle ne prenne l’une de celles de Roland), elle ne savait d’ailleurs pas très bien s’en servir… et, plus important encore, elle ne voulait pas s’en servir. Dans ces circonstances, et avec en outre Sheemie à prendre en considération, il valait mieux qu’elle se tienne à l’écart.
Roland attendait patiemment. Elle acquiesça.
— Sheemie et moi, nous t’attendrons. Je t’en fais la promesse.
Il eut un sourire soulagé.
— Maintenant, à ton tour d’être honnête avec moi, Roland.
— Si ça m’est possible.
Elle leva les yeux vers la lune, frissonna en y voyant ce visage de mauvais augure et regarda Roland à nouveau.
— Y a-t-il une chance que tu viennes me retrouver ?
Il retourna la chose dans sa tête, sans lui lâcher les bras.
— Plus grande que ne le croit Jonas, finit-il par répondre. Nous nous posterons en lisière de la Mauvaise Herbe et serons en mesure de détecter sa venue assez bien.
— Si fait, grâce à la troupe de chevaux que j’ai aperçue…
— Il viendra peut-être sans eux, dit Roland, ignorant combien par là il recoupait le raisonnement de Jonas. Mais ses hommes feront du bruit, même sans les chevaux. S’ils sont assez nombreux, nous les verrons aussi… ils traceront une ligne dans l’herbe comme une raie dans les cheveux.
Susan approuva. Elle avait maintes fois assistée au phénomène depuis les hauteurs de l’Aplomb — cette mystérieuse partition de la Mauvaise Herbe par les cavaliers qui y chevauchaient.
— Mais s’ils te recherchent, Roland ? Si jamais Jonas envoie des éclaireurs ?
— Je doute fort qu’il se donne autant de mal, fit Roland avec un haussement d’épaules. Si c’est le cas, on les tuera. Et en silence, si c’est possible. On nous a entraînés à tuer ; on n’hésitera pas à le faire.
À son tour, elle lui agrippa les bras. Elle avait l’air impatiente et effrayée.
— Tu n’as point répondu à ma question. Y a-t-il une chance que tu viennes me retrouver ?
Il réfléchit encore.
— Une pour, une contre, à égalité, dit-il enfin.
Elle ferma les yeux, comme s’il l’avait frappée, inspira et expira profondément, rouvrit les yeux.
— Mauvais, mais peut-être point autant que je l’imaginais. Et si jamais tu n’en réchappes point ? Sheemie et moi, on s’en ira dans l’Ouest, comme tu me l’as déjà dit ?
— À Gilead, si fait. Tu y seras en sécurité et respectée, ma chérie, en dépit de tout… mais ce sera particulièrement important que tu t’en ailles si tu n’entends pas exploser les citernes. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Pour prévenir les tiens — ton ka-tet.
Roland opina.
— Je les préviendrai, n’aie crainte, dit-elle. Et je veillerai aussi sur Sheemie. Si nous sommes allés aussi loin, il y a pris autant part que moi de mon côté.
Roland comptait sur Sheemie bien plus qu’elle ne l’imaginait. Si jamais lui, Bert et Alain se faisaient tuer, ce serait Sheemie qui la stabiliserait, lui donnerait une raison de continuer.
— Quand pars-tu ? demanda Susan. Avons-nous le temps de faire l’amour ?
— Oui, mais mieux vaut peut-être nous en abstenir, fit-il. C’est déjà bien assez dur de me séparer de toi sans ça. À moins que tu n’y tiennes vraiment…
Il la supplia à demi des yeux de lui répondre oui.
— Retournons nous reposer un peu, dit-elle en lui prenant la main.
Un instant, trembla sur ses lèvres l’aveu qu’elle portait son enfant mais, au dernier moment, elle garda le silence. Il avait suffisamment à penser sans venir y ajouter… et d’ailleurs, elle n’avait pas envie de lui annoncer une aussi bonne nouvelle sous une lune aussi vilaine. Ça ne leur porterait point chance.
Ils revinrent à travers l’herbe haute qui se redressait après leur passage. À l’extérieur de la cabane, il l’attira à lui et, prenant son visage entre ses mains, l’embrassa doucement encore une fois.
— Je t’aimerai toujours, Susan, dit-il. Contre vents et marées, ouragans et tempêtes.
Elle sourit. Et deux larmes roulèrent sur ses joues.
— Contre vents et marées, ouragans et tempêtes, répéta-t-elle.
Elle l’embrassa à nouveau, puis ils entrèrent.
La lune avait entamé son déclin quand un groupe de huit cavaliers franchit l’arche au-dessus de laquelle ENTREZ EN PAIX était inscrit en Grandes Lettres. Jonas et Reynolds chevauchaient en tête. Derrière eux venait la carriole noire de Rhéa, tirée par un poney qui paraissait doté d’assez de vigueur pour trotter toute la nuit et une bonne partie du jour suivant. Jonas avait voulu lui donner un cocher pour le mener, mais Rhéa avait refusé.
— J’me suis toujours mieux entendue avec les animaux qu’avec les humains, lui avait-elle rétorqué — et ça semblait être vrai. Les rênes reposaient mollement sur ses genoux et le poney allait bon train. Les autres hommes étaient Hash Renfrew, Quint et trois des meilleurs vaqueros de Renfrew.
Coraline avait voulu venir, mais Jonas n’avait pas la même vision des choses qu’elle.
— Si jamais nous sommes tués, tu pourras continuer ta vie plus ou moins comme avant, lui avait-il dit. Rien ne te rattachera à nous.
— Sans toi, je ne suis pas sûre que continuer à vivre m’intéresse, lui avait-elle répondu.
— Ah, arrête de dire des conneries d’écolière, ça ne te va pas du tout. Tu trouverais plein de bonnes raisons à poursuivre cahin-caha le fil du sentier, si tu voulais t’en donner la peine. Mais si tout se passe bien — ce que j’espère — et que tu veuilles toujours de moi, tu n’auras qu’à partir d’ici à bride abattue dès que tu auras eu vent de notre victoire. Il y a une ville dans les Monts Vi Castis, à l’ouest d’ici. Ritzy, elle s’appelle. File là-bas sur le cheval le plus rapide que tu pourras trouver. Tu y seras plusieurs jours avant nous, même si nous menons un train d’enfer. Déniche-toi une auberge respectable qui accepte de recevoir une femme seule… si toutefois pareil établissement existe à Ritzy. Et attends-nous. Dès qu’on arrivera avec les citernes, tu n’auras qu’à te joindre à notre colonne et venir à ma droite. Tu as compris ?
Oui. Une femme sur mille était comparable à Coraline Thorin — aussi maligne que Sa Seigneurie Satan en personne et baisant comme sa gueuse et putain. Si seulement les choses pouvaient se dérouler aussi simplement qu’il les lui avait décrites.
Jonas ralentit l’allure de sa monture de manière à avancer de conserve avec la carriole noire. Rhéa avait sorti le cristal de son sac et le tenait sur ses genoux.
— Du nouveau ? lui demanda-t-il, espérant revoir cette pulsation rose l’illuminer jusqu’au tréfonds et le redoutant à la fois.
— Nenni. Mais il parlera quand il le faudra — compte là-dessus.
— Alors à quoi tu sers, la vieille ?
— Tu le sauras, le moment venu, fit Rhéa, le dévisageant avec arrogance (et aussi avec une certaine crainte, fut-il ravi de constater).
Jonas éperonna son cheval et reprit la tête de la petite colonne. Il avait décidé de délester Rhéa de la boule de cristal si elle s’avisait de faire des difficultés. À vrai dire, le cristal avait déjà insinué son étrange et ensorcelante douceur dans l’esprit de Jonas ; il n’arrêtait pas de penser à cette unique pulsation rose qu’il n’avait que trop vue.
— Mes couilles, se dit-il. Le trac avant la bataille, voilà ce que j’ai. Une fois cette affaire bouclée, je redeviendrai celui que j’ai toujours été.
Bonne chose, si c’était la vérité. Mais il avait commencé à la mettre en doute.
Renfrew chevauchait près de Clay à présent. Jonas glissa sa monture entre eux deux. Sa mauvaise jambe lui faisait un mal de chien ; autre mauvais signe.
— Et Lengyll ? questionna-t-il Renfrew.
— N’ayez crainte. Faites confiance à Fran Lengyll, répondit ce dernier. Il rameute une bonne bande : trente hommes.
— Trente ! Ventredieux ! Je t’avais dit que j’en voulais quarante ! Quarante minimum !
Renfrew le mesura d’un coup d’œil, puis grimaça sous une rafale de vent mauvais, particulièrement frisquette. Il remonta son bandana sur le bas du visage, imitant à retardement les vaqueros qui suivaient.
— Ces trois blancs-becs, y vous font donc si peur, Jonas ?
— En tout cas, j’en ai peur pour nous deux, puisque tu es trop bête pour savoir qui ils sont et de quoi ils sont capables.
Il releva son propre bandana, se forçant à adopter un ton plus raisonnable. Mieux valait ménager ces paysans : il en avait besoin quelque temps encore. Une fois la balle dans le camp de Latigo, il lui serait loisible de changer d’attitude.
— Mais ça se pourrait qu’on ne les voie pas du tout.
— Probab’ qu’y sont déjà à plus de dix lieues d’ici et qu’y galopent vers l’Ouest en crevant leurs chevaux, renchérit Renfrew. J’donnerais cher pour savoir comment y ont fait pour s’échapper.
Quelle importance, sombre abruti ? songea Jonas, sans exprimer sa pensée.
— Pour c’qui est des hommes de Lengyll, il aura pris les plus costauds sur qui il aura pu mettre la main — et si bataille il y a, ces trente-là s’battront comme soixante.
Jonas échangea un coup d’œil avec Clay. Je veux le voir pour le croire, lisait-on dans le regard de Reynolds, ce qui rappela à Jonas pourquoi il l’avait toujours préféré à Roy Depape.
— Combien sont armés ?
— D’flingues ? La moitié, p’t-être. Doivent pas être à plus d’une heure derrière nous.
— Bien.
Au moins leurs arrières étaient couverts. Il faudrait faire avec. Et il était pressé de se débarrasser de ce maudit cristal.
Ah ? chuchota une petite voix intérieure, demi-folle et matoise, provenant du tréfonds de son être. Ah, tiens, si pressé que ça ?
Jonas l’ignorant, elle finit par se taire. Une demi-heure plus tard, ils quittèrent la route pour s’engager sur l’Aplomb. Devant eux, à quelques lieues de là, la Mauvaise Herbe ondulait sous le vent comme une mer d’argent.
À peu près au même moment où Jonas et sa troupe dévalaient l’Aplomb, Roland, Cuthbert et Alain remontaient en selle. Susan et Sheemie les regardaient faire, se tenant par la main, avec solennité, sur le seuil de la cabane.
— Tu entendras les explosions des citernes et tu sentiras la fumée, dit Roland. Même par vent contraire, tu la sentiras, je pense. Puis, moins d’une heure après, nouvelle fumée. Mais par là, cette fois, dit-il, pointant le doigt. Elle viendra des broussailles empilées à l’entrée du canyon.
— Et si on ne voit rien de tout ça ?
— Alors filez à l’ouest. Mais tu le verras, Sue, je te jure que tu le verras.
Elle s’avança, posa les mains sur sa cuisse et leva les yeux vers lui dans le clair de lune finissant. Il se pencha, lui saisit délicatement la nuque et l’embrassa à pleine bouche.
— Puisses-tu suivre ta course sans encombre, dit Susan en s’écartant de lui.
— Si fait, ajouta soudain Sheemie. Soyez fermes et loyaux, tous les trois.
Il s’avança à son tour et effleura timidement la botte de Cuthbert.
Ce dernier se baissa et lui serra la main.
— Veille bien sur elle, mon vieux.
— J’y manquerai point, fit Sheemie avec sérieux.
— Allons, partons, dit Roland, sentant que, s’il regardait encore une fois le visage grave et solennel de Susan levé vers lui, il éclaterait en sanglots.
Ils s’éloignèrent lentement de la cabane. Avant que l’herbe, en se refermant derrière eux, ne les dérobe à la vue, Roland se retourna une dernière fois.
— Je t’aime, Sue.
Elle sourit. Un très beau sourire.
— Oiseau et ours, lièvre et poisson, prononça-t-elle.
Quand Roland la revit la fois suivante, elle était prisonnière du cristal du Magicien.
Ce que Roland et ses amis apercevaient à l’ouest de la Mauvaise Herbe était d’une beauté farouche et solitaire. Le vent, soulevant de grands rideaux de sable, en balayait le désert pierreux, et le clair de lune les transformait en fantômes se pourchassant. Par intervalles, la Roche Suspendue était visible à deux roues de distance et aussi l’entrée de Verrou Canyon, quelque deux roues plus loin. Parfois, on ne voyait plus ni l’une ni l’autre, masquées par les nuages de poussière. Derrière eux, l’herbe haute rendait un son mélodieux et apaisant.
— Comment ça va, vous deux ? demanda Roland. Bien ?
Ils opinèrent.
— Ça va tirailler dans tous les coins, à mon avis.
— Nous nous souviendrons du visage de nos pères, dit Cuthbert.
— Oui, approuva Roland, presque machinalement. On s’en souviendra très bien.
Il s’étira sur sa selle.
— Le vent nous avantage, pas eux — c’est un bon point. On les entendra venir. Et on pourra se faire une idée de leur nombre. Compris ?
Tous deux acquiescèrent.
— Si Jonas n’a pas encore perdu confiance en lui, il sera bientôt là, et en petit comité — avec les hommes armés qu’il aura pu rameuter à la va-vite — et il sera en possession du cristal. Dans ce cas-là, on leur tendra une embuscade, on les liquidera tous et on récupérera l’Arc-en-Ciel du Magicien.
Alain et Cuthbert l’écoutaient intensément, n’en perdant pas une miette. Le vent souffla en rafale et Roland dut plaquer une main sur son chapeau pour l’empêcher de s’envoler.
— En revanche, s’il redoute d’autres avanies de notre part, il viendra plus tard, avec le gros de la troupe. Si cela se produit, on les laissera passer… puis, si le vent continue à souffler et à se montrer amical envers nous, on leur emboîtera le pas.
Cuthbert sourit largement.
— Oh Roland ! fit-il. Ton père serait fier de toi. Quatorze ans à peine, mais malin comme le diable !
— Quinze ans à la prochaine lune, rectifia Roland avec sérieux. Si on procède de cette façon, il nous faudra peut-être liquider leur arrière-garde. Mais attendez mon signal, d’accord ?
— On rejoindra la Roche Suspendue comme membres de leur cohorte, c’est ça ? demanda Alain.
Il avait toujours eu une longueur de retard sur Cuthbert, mais Roland n’en avait cure ; parfois, la fiabilité valait mieux que la vivacité.
— Si les dés sont jetés de cette façon, oui.
— S’ils ont la boule rose avec eux, espérons qu’elle ne nous trahira pas, observa Alain.
Cuthbert eut l’air surpris. Et Roland se mordit la lèvre, songeant que, parfois, Alain savait lui aussi faire preuve de vivacité d’esprit. Pas de doute, il avait devancé à la fois Bert… et Roland, en exprimant cette petite idée fort déplaisante.
— Nous avons beaucoup de choses à espérer, ce matin, mais nous jouerons nos cartes dans l’ordre où nous les tirerons.
Ils mirent pied à terre et s’assirent près de leurs chevaux, à la lisière de l’herbe, assez taciturnes. Roland, tout en regardant les nuages de poussière argentés qui se coursaient dans le désert, songeait à Susan. Il s’imaginait marié avec elle, vivant sur une petite terre quelque part au sud de Gilead. Ce serait après la défaite de Farson, l’étrange déclin du monde se serait inversé (la part la plus puérile de Roland supposait que mettre un terme aux agissements de Farson y suffirait) et ses jours de pistolero seraient derrière lui. Cela faisait moins d’une année qu’il avait acquis le droit de porter les six-coups à son ceinturon — et les gros revolvers de son père quand Steven Deschain déciderait de passer la main — et il en était déjà las. Les baisers de Susan lui avaient amolli le cœur et avaient accéléré sa maturation ; avaient rendu possible une autre vie. Meilleure, peut-être. Une vie avec un foyer, des enfants et…
— Ils arrivent, dit Alain, tirant brusquement Roland de sa rêverie.
Le Pistolero se dressa, les rênes de Flash au poing. Cuthbert se tenait tout près, tendu à l’extrême.
— Petit ou gros détachement ? Est-ce que tu le sais ?
Alain fit face au sud-est, les mains tendues, paumes tournées vers le ciel. Par-delà son épaule, Roland vit que le Vieil Astre était sur le point de disparaître au-dessous de l’horizon. Il ne restait donc plus qu’une heure avant l’aube.
— Je ne peux pas encore le dire, fit Alain.
— Peux-tu nous dire du moins si le cristal…
— Non. Tais-toi, Roland. Laisse-moi écouter !
Roland et Cuthbert observaient Alain avec anxiété, tendant l’oreille au maximum pour percevoir éventuellement le sabot des chevaux, le grincement des roues ou le murmure des hommes apportés par le vent. Le temps se dévidait. Le vent, au lieu de tomber avec la disparition du Vieil Astre et l’approche de l’aube, soufflait plus fort que jamais. Roland regarda Cuthbert qui avait sorti sa fronde et jouait nerveusement avec l’élastique. Bert se permit un haussement d’épaules.
— C’est un petit groupe, dit Alain soudainement. Vous ne les entendez pas ?
Cuthbert et Alain firent non de la tête.
— Pas plus de dix, peut-être seulement six.
— Mes dieux ! murmura Roland, brandissant le poing vers le ciel, sans pouvoir s’en empêcher. Et le cristal ?
— Le shining ne m’indique rien, dit Alain, d’une voix de quelqu’un qui dort debout. Mais ils l’ont avec eux, tu ne crois pas ?
Roland le croyait. Un petit groupe de six ou huit, voyageant avec la boule de cristal. C’était parfait.
— Tenez-vous prêts, les gars, fit-il. On va se charger d’eux.
Le détachement de Jonas avança bon train, dévalant l’Aplomb puis gagnant la Mauvaise Herbe. Les étoiles qui les guidaient brillaient distinctement dans le ciel d’automne et Renfrew les connaissait toutes. Il se servait d’une arbalète ou bâton de Jacob pour mesurer la distance entre les deux qu’il appelait les Jumelles et faisait faire halte au groupe toutes les vingt minutes environ pour se servir de son appareil. Jonas n’avait pas le moindre doute qu’ils les feraient sortir de l’herbe haute, juste en face de la Roche Suspendue.
Puis, une heure environ après qu’ils eurent pénétré dans la Mauvaise Herbe, Quint vint chevaucher à ses côtés.
— La vieille dame, elle veut vous voir, sai. Elle dit que c’est important.
— Tout de suite, elle a dit ? demanda Jonas.
— Si fait.
Quint baissa la voix.
— L’espèce de boule qu’elle tient, elle est toute brillante.
— Vraiment ? Écoute-moi, Quint — tiens compagnie à mes vieux potes pistards pendant que je vais voir de quoi il retourne.
Il ralentit l’allure de sorte à se retrouver à hauteur de la carriole noire. Rhéa leva les yeux vers lui et, un court instant, baigné comme il l’était par la lueur rose, Jonas crut lui voir un visage de toute jeune fille.
— Tiens donc, dit-elle. Te v’là, mon grand. J’me disais bien que t’allais rappliquer vite fait.
Elle partit de son rire caquetant qui dessina des plis d’amertume sur son visage et Jonas la vit de nouveau telle qu’elle était — toute racornie par l’objet qu’elle tenait dans son giron. Puis il baissa les yeux vers le cristal… et fut perdu. Il sentit cette lueur rose irradier les moindres coins et recoins de son esprit, qu’elle illumina comme ils ne l’avaient été par rien auparavant. Même Coraline, au plus salace de sa forme, ne pouvait l’embraser de la sorte.
— Il te plaît, pas vrai ? fit-elle, mi-sarcasme mi-roucoulement. Si fait, il te plaît, comme il plairait à tout le monde, c’est un si joli glam. Mais vous y voyez quoi, sai Jonas ?
Il se pencha ; se tenant au pommeau de sa selle d’une main, sa longue chevelure pendant d’un même côté, Jonas scrutait au tréfonds du cristal. Il ne distingua tout d’abord que ce rose d’une succulence labiale, puis quand il commença à se dissiper, il aperçut une cabane entourée d’herbe haute. Le genre de retraite que seul un ermite serait à même de goûter. La porte — peinte d’un rouge vif mais qui s’écaillait — était ouverte. Et assise sur la pierre du seuil, les mains sur les genoux, ses couvertures sur le sol à ses pieds, et ses cheveux dénoués sur les épaules, il y avait…
— Ça par exemple ! chuchota Jonas.
Il s’était tellement penché hors de sa selle qu’il avait tout d’un acrobate de cirque. Ses yeux semblaient avoir disparu, mangés par cette lumière rose qui lui emplissait les orbites.
Rhéa caquetait de ravissement.
— Si fait, c’est la gueuse de Thorin, qui ne l’a jamais été ! La fille d’amour de Dearborn !
Son caquètement cessa aussi brusquement qu’il avait commencé.
— La fille d’amour du freluquet qui a tué mon Ermot. Et il me le paiera, si fait, pour sûr. Regardez de plus près, sai Jonas, regardez de plus près !
Ce qu’il fit. Tout était clair à présent et il se dit qu’il aurait dû le voir plus tôt. Tout ce que la tante de cette fille avait redouté, c’était vrai. Rhéa l’avait su, même si la raison pour laquelle elle n’avait dit à personne que cette fille baisait avec l’un des gamins de l’Intérieur lui échappait. Et Susan avait fait bien plus que baiser avec Will Dearborn ; elle l’avait aidé à s’évader, lui et ses potes pistards, et pourrait bien avoir tué pour lui deux représentants de la loi par-dessus le marché.
L’image dans le cristal se rapprocha en flottant. La regarder lui donnait un peu le vertige, mais ce vertige n’avait rien de désagréable. Derrière la fille, on apercevait la cabane, faiblement éclairée par une lampe dont on avait baissé la flamme au maximum. Jonas crut d’abord que quelqu’un dormait dans un coin mais, en y regardant de plus près, il jugea que ce n’était rien qu’un tas de peaux adoptant vaguement une forme humaine.
— Tu aperçois les garçons ? demanda Rhéa, apparemment de très loin. Tu les vois, mons’gneur sai ?
— Non, répondit-il d’une voix qui lui parut elle aussi venir de très loin. Il gardait les yeux rivés sur la boule de cristal. Il sentait sa luminosité lui brûler la cervelle de plus en plus profond. C’était une agréable sensation, celle d’un bon feu par un soir de froidure.
— Elle est toute seule. On dirait qu’elle attend.
— Si fait.
Rhéa gesticula au-dessus de la boule — comme si elle époussetait brièvement quelque chose — et la lumière rose disparut. Jonas laissa échapper un cri de protestation sourd, mais rien à faire : le cristal était sombre à nouveau. Il faillit tendre les mains vers elle en lui demandant de faire revenir cette lumière — la supplier, si c’était nécessaire — et s’en empêcha par un pur effort de volonté. Le lent retour de ses facultés l’en récompensa. Ce qui l’aida à se remémorer que les passes de la sorcière n’avaient pas plus de signification que les marionnettes de Guignon et Gnafrol. Le cristal n’en faisait qu’à sa tête et pas à celle de Rhéa.
Entre-temps, la mégère le dévisageait avec des yeux trahissant une perverse perspicacité.
— Et elle attend quoi, d’après toi ? lui demanda-t-elle.
Elle ne pouvait attendre qu’une seule chose, songea Jonas, de plus en plus alarmé. Les garçons. Ces trois fils de putain sans barbe au menton du Monde de l’Intérieur. Et s’ils n’étaient pas avec elle, c’est qu’ils pourraient bien se trouver loin devant à attendre eux aussi, à leur manière.
À l’attendre, lui. Et à attendre peut-être bien aussi le…
— Écoute-moi, fit-il. Je te poserai pas la question deux fois, alors tu as intérêt à me répondre la vérité. Ils sont au courant que cette chose existe ? Ces garçons savent pour l’Arc-en-Ciel ?
Elle détourna les yeux. C’était une réponse amplement suffisante, dans un sens, mais pas dans un autre. Elle avait été sa propre maîtresse bien trop longtemps là-haut sur sa colline ; il fallait qu’elle apprenne qui était le patron ici, en bas. Se penchant à nouveau, il l’agrippa par l’épaule. Quelle horrible sensation ce fut ! Comme d’empoigner à pleine main un ossement où un semblant de vie palpiterait encore. Mais il se contraignit à ne pas lâcher prise pour autant. Et même à l’affermir. Rhéa eut beau gémir et se tortiller, Jonas tint bon.
— Parle, vieille garce ! Tu vas l’ouvrir ton putain de clapet !
— Ça se pourrait qu’ils sachent, geignit-elle. La fille a peut-être vu quelque chose le soir où elle est venue pour la pr… arrrhh, lâche-moi, tu vas me tuer !
— Si j’avais voulu te tuer, tu serais déjà morte !
Après avoir jeté un dernier regard de langueur vers la boule de cristal, il se redressa sur sa selle et, mettant ses mains en porte-voix, cria :
— Halte, Clay !
Reynolds et Renfrew tirèrent sur les rênes de leurs montures, et Jonas immobilisa les vaqueros qui le suivaient en levant haut la main.
Le vent murmurait dans l’herbe, la courbait, la ridait de sillons, lui tirant de doux effluves. Jonas fixa l’obscurité devant lui, tout en sachant qu’il était stérile de tenter d’apercevoir Dearborn et les autres. Ils pouvaient se trouver n’importe où, Jonas ne prisait guère que les chances soient inégales en cas d’embuscade. Et même pas du tout.
Il alla rejoindre Clay et Renfrew ; ce dernier avait l’air de s’impatienter.
— Quel est le problème ? L’aube va se lever d’une minute à l’autre. Faut aller de l’avant.
— Tu connais les cabanes de la Mauvaise Herbe ?
— Si fait, la plupart. Pourquoi…
— Tu en connais une avec une porte rouge ?
Renfrew opina et montra un point au nord.
— Celle du Vieux Soony. Il s’est comme qui dirait converti à une religion — suite à un rêve ou une vision ou un truc comme ça. C’est pour ça qu’il a peint sa porte en rouge. Il est parti vivre chez les Manni y a cinq ans d’ça.
Il ne redemanda pas pourquoi, du moins ; il avait vu passer sur le visage de Jonas quelque chose qui contribua à tarir ses questions.
Jonas leva la main et observa un instant le cercueil tatoué en bleu qu’elle portait, puis, se retournant, il héla Quint.
— Tu prends la direction des opérations, lui dit-il.
— Moi ? fit Quint, haussant des sourcils broussailleux.
— Ouair. Mais tu ne continues pas… y a eu un changement de plans.
— Qu’est-ce que…
— Écoute-moi sans l’ouvrir sauf si quelque chose t’échappe. Tu vas faire faire demi-tour à cette satanée carriole et sous bonne escorte, lui faire reprendre en vitesse le chemin d’où l’on vient. Et quand tu auras rejoint Lengyll et ses hommes, dis-leur que Jonas lui fait dire que vous devez les attendre, lui, Reynolds et Renfrew, à l’endroit où vous venez de vous retrouver. C’est clair ?
Quint acquiesça. Il avait l’air dépassé par les événements mais ne pipa mot.
— Bien. Alors, exécution. Et dis à la sorcière de ranger son joujou.
Jonas se passa la main sur le front. Cette main qui n’avait que rarement tremblé auparavant était agitée d’un léger frémissement.
— Il est trop dérangeant.
Quint s’éloignait déjà quand Jonas le héla. Il se retourna.
— Je crois que les gamins de l’Intérieur sont dans les parages, Quint. Probablement un peu en avant de là où on est, mais si jamais ils étaient en arrière, le long de ton chemin, ils risquent de vous attaquer à l’improviste.
Quint jeta un regard circulaire — et nerveux — sur l’herbe qui le dépassait d’une bonne tête. Puis lèvres serrées, il reporta son attention sur Jonas.
— Et s’ils vous attaquent, ils essaieront de vous prendre le cristal, poursuivit Jonas. Et, sai, retiens bien ce que je te dis là : ceux qui ne le protégeront pas de leur vie regretteront de ne pas être morts.
Il désigna du menton la file des vaqueros à cheval derrière la carriole noire.
— Dis-le-leur.
— Si fait, patron, dit Quint.
— Dès que vous aurez rejoint la troupe de Lengyll, vous serez en sécurité.
— Combien d’temps on d’vra vous attendre si on vous voit point venir ?
— Jusqu’à ce qu’il gèle en enfer. Va maintenant.
Tandis que Quint s’éloignait, Jonas se tourna vers Reynolds et Renfrew.
— On va se payer un petit détour, les gars, dit-il.
— Roland, fit Alain d’un ton pressant, à voix basse. Ils ont fait demi-tour.
— Tu en es sûr ?
— Oui. Il y a un autre groupe qui les suit. Une beaucoup plus grosse troupe. Ils se dirigent vers elle.
— Ils cherchent la sécurité dans le nombre, c’est tout, fit Cuthbert.
— Ils ont le cristal ? demanda Roland. Le shirting te l’indique-t-il, cette fois ?
— Oui, ils l’ont. Ça les rend plus faciles à suivre, même s’ils sont repartis en sens inverse. Une fois qu’on l’a trouvé, il brille comme une lampe dans un puits de mine.
— C’est toujours Rhéa qui veille sur lui ?
— Je crois. C’est affreux d’user le shining sur elle.
— Jonas a peur de nous, conclut Roland. Il veut nous affronter en plus grand nombre. Voilà ce qui se passe, voilà ce qui doit se passer.
Il était loin de se douter que sa supposition était à la fois juste et terriblement erronée. Il était également loin de se douter qu’il venait de retomber — comme de rares fois depuis que tous trois avaient quitté Gilead — dans l’une de ses désastreuses crises de certitude adolescente.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Alain.
— Rien. On attend, à l’affût du moindre bruit. S’ils se dirigent vers la Roche Suspendue, ils seront forcés de passer par ici avec le cristal.
— Et Susan ? s’enquit Cuthbert. Susan et Sheemie ? Qu’est-ce qu’ils deviennent dans tout ça ? Comment on saura si tout va bien de leur côté ?
— Je suppose qu’on n’en saura rien.
Roland s’assit en tailleur, les rênes de Flash lui traînant sur les genoux.
— Mais Jonas et ses hommes ne vont pas tarder à revenir. Et, à ce moment-là, on fera ce qu’on doit.
Susan n’avait point voulu dormir à l’intérieur de la cabane — s’y trouver sans Roland lui semblait une anomalie. Laissant Sheemie pelotonné sous le tas de vieilles peaux, elle était sortie avec ses couvertures. Elle était restée assise sur le seuil un petit moment, les yeux levés vers les étoiles et avait prié pour Roland à sa manière. Quand elle se sentit un peu rassérénée, elle s’étendit sur l’une des couvertures et remonta l’autre jusqu’au menton. Une éternité lui paraissait s’être écoulée depuis que Maria l’avait tirée de son lourd sommeil et les ronflements glottaux, bouche ouverte, qui s’échappaient de la cabane ne la gênèrent pas vraiment. Elle s’endormit la tête sur son bras replié et ne s’éveilla pas quand, vingt minutes plus tard, Sheemie parut sur le seuil et, après l’avoir regardée en clignant de sommeil, gagna l’herbe haute pour y pisser. Le seul à remarquer la présence de Sheemie fut Caprichoso qui, allongeant le cou, donna un petit coup de naseau dans le fondement de Sheemie, quand celui-ci passa à sa portée. Le simplet, dormant à moitié debout, le repoussa machinalement de la main. Il connaissait par cœur tous les tours de Capi, si fait.
Susan rêvait de la saulaie — oiseau et ours, lièvre et poisson — et ce qui la tira de son rêve, ce ne fut pas Sheemie, au retour de sa petite commission, mais un cercle d’acier froid qu’on lui enfonçait dans le cou. Suivit un déclic bruyant qu’elle reconnut aussitôt pour l’avoir entendu dans le bureau du Shérif : celui d’un pistolet dont on arme le chien. La saulaie s’effaça de son esprit.
— Brille donc, petit rayon de soleil, dit une voix.
Et un court instant, Susan, déboussolée et encore mal réveillée, s’efforça de croire qu’on était encore la veille et que Maria voulait qu’elle se lève et quitte Front de Mer avant que le mystérieux assassin du Maire Thorin et du Chancelier Rimer ne revienne la tuer elle aussi.
Peine perdue. Quand elle ouvrit les yeux, ce ne fut point sur la lumière crue du milieu de la matinée mais sur la lueur cendreuse de cinq heures du matin. Et la voix n’était point celle d’une femme, mais d’un homme. Et on ne la secouait point par l’épaule, mais on lui braquait le canon d’une arme contre son cou.
Levant la tête, elle aperçut un visage ridé en lame de couteau, encadré de cheveux blancs. Des lèvres en estafilade. Des yeux du même bleu fané que ceux de Roland. Eldred Jonas. L’homme qui se tenait derrière lui avait payé des verres à son pa dans des temps meilleurs : Hash Renfrew. Un troisième homme, un du ka-tet de Jonas plongea dans la cabane. Une terreur paralysante la coupait en deux — elle avait autant peur pour Sheemie que pour elle. Elle n’était même pas sûre que le garçon comprendrait ce qu’il leur arrivait. Il y a ici deux des hommes qui ont essayé de le tuer, songea-t-elle. Ça au moins, il le comprendra.
— Ah, vous voici de retour parmi nous, rayon de soleil, dit Jonas avec affabilité, tout en la regardant chasser les brumes du sommeil d’un battement de cils. Bonne chose ! Une jolie petite sai telle que vous ne devrait pas faire la sieste seulette, si loin de tout. Mais n’ayez pas d’inquiétude, je veillerai à ce qu’on vous ramène à votre place.
Il leva vivement les yeux quand le rouquin à la cape ressortit de la cabane. Seul.
— Y a quelque chose qu’elle garde là-dedans, Clay ?
Reynolds fit non de la tête.
— Tout est encore sur le canasson, j’suppose.
Sheemie, songea Susan, Sheemie, où es-tu ?
Jonas tendit la main et lui caressa brièvement un sein.
— Joli, fit-il. Doux et tendre. Pas étonnant que Dearborn vous apprécie.
— Ôtez-moi de là votre sale main marquée de bleu, salopard.
Jonas s’exécuta en souriant. Puis il tourna la tête et examina le mulet.
— J’le connais celui-ci ; il appartient à Coraline, ma bonne amie. En plus de tout le reste, vous voilà devenue voleuse de bétail ! Quelle honte, quelle disgrâce, cette jeune génération. Vous n’êtes pas de mon avis, sai Renfrew ?
Mais l’ancien associé de son père demeura silencieux. Son visage n’affichait prudemment aucune expression et Susan songea qu’il se pouvait qu’il fût — ne serait-ce qu’infinitésimalement — honteux de sa présence ici.
Jonas se retourna vers elle, ses lèvres minces esquissant un simulacre de sourire bienveillant.
— Quoique… après l’assassinat, je suppose que le vol d’un mulet paraît de l’enfantillage, n’est-ce pas ?
Susan resta muette à cette saillie, se contentant de regarder Jonas flatter les naseaux de Capi.
— Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien avoir à charrier, ces gamins-là, qu’il leur ait fallu un mulet ?
— Des linceuls, murmura-t-elle, les lèvres engourdies. Pour vous et tous vos amis. C’était un chargement terriblement lourd, d’ailleurs — il a failli rompre l’échine du pauvre animal.
— Il existe un dicton dans le pays d’où je viens, reprit Jonas, toujours souriant, qui fait comme ça : les filles malignes vont en enfer. Vous le connaissez ?
Il continuait à caresser les naseaux du mulet qui semblait apprécier la chose ; il étirait le cou au maximum, ses petits yeux stupides mi-clos de plaisir.
— Vous a-t-il traversé l’esprit que ceux qui déchargent leur bête de somme, se partagent ce qu’elle portait et emportent chacun sa part, ne reviennent habituellement jamais ?
Susan s’obstina dans son silence.
— On vous a bel et bien séduite et abandonnée, Rayon de Soleil. Vite baisée, vite oubliée, c’est la triste vérité. Savez-vous où ils sont allés ?
— Oui, dit-elle, à voix basse, à peine un murmure.
Jonas afficha un air ravi.
— Si vous nous le disiez, les choses pourraient s’améliorer pour vous. Tu serais pas du même avis, Renfrew ?
— Si fait, dit ce dernier. Ce sont des traîtres, Susan — des partisans de l’Homme de Bien. Si vous savez où ils sont ou ce qu’ils complotent, faut nous l’dire.
Sans quitter Jonas des yeux, Susan répondit :
— Approchez-vous.
Desserrant à peine les lèvres, on eût dit qu’elle prononçait Abrochez-veau, mais Jonas comprit et se pencha, tendant le cou d’une manière qui le fit ressembler absurdement à Caprichoso. À peine fut-il à sa portée que Susan lui cracha au visage.
Jonas recula, tordant la bouche de surprise et de dégoût.
— Arrrh ! GARCE ! s’écria-t-il, lui décochant une gifle retentissante qui la projeta à terre.
Des étoiles noires explosèrent dans son champ de vision. Sa joue droite lui fit l’effet d’enfler comme un ballon. S’il m’avait frappée à peine plus bas, il aurait pu me briser le cou. Il aurait peut-être mieux valu, songea-t-elle. Portant la main à son nez, elle essuya le sang qui coulait de sa narine droite.
Jonas se tourna vers Renfrew, qui avait avancé d’un pas puis s’était immobilisé.
— Qu’on la mette sur son cheval et qu’on lui lie les mains devant elle. Et qu’on l’attache serré.
Il regarda Susan à terre et lui balança un grand coup de pied dans l’épaule qui la fit rouler vers la cabane.
— Tu as osé me cracher à la figure ? Tu as osé cracher sur Eldred Jonas, espèce de garce ?
Reynolds lui tendit son bandana. Jonas s’en saisit, en essuya le crachat puis s’accroupit auprès de Susan. Prenant ses cheveux à pleines mains, il s’en servit pour nettoyer soigneusement le bandana. Puis il la remit brutalement debout. Des larmes de douleur perlèrent dans ses yeux, mais elle garda le silence.
— Je ne reverrai peut-être jamais ton bon ami, ma douce Susan aux petits tétons si tendres. Mais je te tiens, toi, et je te tiens bien, hein ? Ah ouair. Et si Dearborn nous cherche des poux, tu le paieras au centuple. Et je ferai en sorte que Dearborn l’apprenne. Tu peux compter là-dessus.
Son sourire disparut et il lui donna soudain une poussée si rude qu’elle manqua de nouveau s’étaler les quatre fers en l’air.
— En selle, maintenant, et vite, avant que je ne décide de t’arranger un peu le portrait avec mon couteau.
Sheemie assista à la scène, caché dans l’herbe ; terrifié, il pleurait en silence. Il vit Susan cracher au visage du méchant Chasseur du Cercueil et se faire terrasser par un coup qui aurait pu la tuer. Il faillit se montrer alors, mais quelque chose — peut-être la voix de son ami Arthur dans sa tête — lui souffla que cela ne lui servirait qu’à être tué.
Sheemie regarda Susan monter à cheval. L’un des autres hommes — lui n’était pas l’un des Chasseurs du Cercueil, mais un gros ranchero qu’il avait vu au Repos de temps en temps — fit mine de vouloir l’aider, mais Susan le repoussa d’un coup de botte. L’homme recula, rouge comme une tomate.
Les mettez pas en colère, Susan, songea Sheemie. Ô mes dieux, faites point ça, y vont vous frapper encore ! Oh vot’ pauvr’ figur’ ! Et v’là qu’vous saignez du nez, maint’ant, pour sûr !
— Une dernière fois : où sont-ils et que comptent-ils faire ? demanda Jonas à Susan.
— Allez au diable, répondit-elle.
Il eut un mince sourire offensé.
— Probable que je t’y trouverai à mon arrivée, dit-il. Puis se tournant vers l’autre Chasseur du Cercueil :
— Tu as bien fouillé l’endroit ?
— Tout ce qu’ils avaient, ils l’ont emporté avec eux, répondit le rouquin. Ils ont rien laissé mis à part la tire-crampe de Dearborn.
Ce qui fit partir Jonas d’un rire méchant, méchant et demi, tandis qu’il mettait le pied à l’étrier.
— Allons, marchons, fit-il.
Ils rentrèrent dans la Mauvaise Herbe qui se referma sur eux. Et ce fut comme s’ils n’étaient jamais venus là… sauf que Susan avait disparu et Capi, aussi. Le gros ranchero, chevauchant près de Susan, menait le mulet par son licou.
Une fois certain qu’ils ne rebrousseraient pas chemin, Sheemie regagna lentement la clairière en reboutonnant son pantalon. Il regarda dans la direction que Roland et ses amis avaient prise, puis dans celle par laquelle on avait emmené Susan. Laquelle prendre ?
Un instant de réflexion plus tard, il s’aperçut qu’il n’avait point le choix. L’herbe par ici était d’une vivacité élastique. La piste qu’avaient empruntée Roland, Alain et le bon Arthur Heath (Sheemie pensait encore à lui sous ce nom-là et y penserait toujours de la sorte) avait disparu. D’autre part, celle tracée par Susan et ses ravisseurs était encore visible. Et peut-être, s’il la suivait, serait-il en mesure de faire quelque chose pour Susan. Pourrait-il l’aider.
Il commença par marcher, puis se mit à courir au petit trot au fur et à mesure que sa crainte qu’ils ne fassent demi-tour et le surprennent se dissipait. Sheemie suivit la direction que Susan avait prise. Il devait la suivre une bonne partie de la journée.
Cuthbert — loin d’être le tempérament le plus sanguin dans n’importe quelle situation — manifesta une impatience grandissante tandis que la clarté de l’aube s’acheminait vers le plein jour. C’est la Moisson, se dit-il. Enfin ! Et nous sommes assis là, avec nos couteaux affûtés et rien de rien à faucher.
Il demanda par deux fois à Alain ce qu’il « entendait ». La première fois, Alain se borna à un grognement. La seconde, il demanda à Bert ce qu’il espérait qu’il entende, si on lui jacassait ainsi dans l’oreille.
Cuthbert, qui était loin de considérer que s’enquérir par deux fois à un quart d’heure d’intervalle fût « jacasser » s’éloigna et revint s’asseoir tout maussade aux pieds de son cheval. Un instant plus tard, Roland vint s’installer près de lui.
— Attendre, maugréa Cuthbert. Qu’est-ce qu’on aura fait d’autre à Mejis ? Et c’est ce que je fais le plus mal.
— Tu ne le feras plus très longtemps, dit Roland.
La compagnie de Jonas atteignit l’endroit où la troupe de Fran Lengyll avait établi un campement temporaire une heure environ après que le soleil fut monté à l’horizon. Quint, Rhéa et les vaqueros de Renfrew étaient déjà là à siroter leur café, ce que Jonas fut ravi de voir.
Lengyll se porta à leur rencontre mais, apercevant Susan à cheval, les mains liées, il recula légèrement, comme s’il voulait courir se fourrer dans un trou. Mais comme il n’y avait ni coin ni recoin où se cacher, il resta planté là. Cependant, il n’avait pas l’air enchanté du tout.
Susan pressa sa monture de ses genoux et quand Reynolds tenta de l’attraper par l’épaule, elle l’abaissa, ce qui lui permit d’éviter son contact, ne serait-ce que momentanément.
— Ma foi, Francis Lengyll ! Je n’aurais jamais imaginé vous rencontrer ici !
— Je regrette de vous y voir dans cet équipage, Susan, répondit Lengyll, rougissant peu à peu jusqu’à la racine des cheveux, comme la marée s’approche de la digue. Vous vous êtes drôlement mal acoquinée, fillette… et, au final, la mauvaise compagnie vous fausse compagnie et vous laisse payer la note toute seule.
Susan éclata de rire de bon cœur.
— Mauvaise compagnie, si fait ! s’écria-t-elle. Vous savez de quoi vous parlez, n’est-ce pas, Fran ?
Il se détourna, avec une raideur et une gaucherie provoquées par son embarras. Levant l’un de ses pieds bottés et, avant que quiconque ait pu l’en empêcher, Susan lui décocha un coup de pied juste entre les omoplates. Il bascula sur le ventre, éberlué sous le choc et la surprise.
— Arrête ça, espèce de pouffiasse éhontée ! hurla Renfrew qui la gratifia d’une baffe sur un côté du crâne — le gauche — et contribua du moins à rétablir l’équilibre, jugerait-elle par la suite quand elle aurait retrouvé ses esprits et serait à nouveau en mesure de penser. Elle vacilla sur sa selle, mais garda son assiette. Elle ne regardait pas Renfrew, seulement Lengyll qui s’était mis tant bien que mal à quatre pattes, le visage toujours empreint d’une expression médusée.
— Vous avez tué mon père ! lui cria-t-elle. Vous avez tué mon père, vous qui n’êtes que l’ombre d’un homme, la couardise incarnée, la sournoiserie incarnée !
Elle dévisagea alors le groupe des rancheros et des vaqueros qui avaient tous les yeux fixés sur elle à présent.
— Voyez-le donc, Fran Lengyll, chef de l’Association du Cavalier, l’être le plus vil et le plus sournois qui ait jamais arpenté la terre ! Pire qu’une merde de coyote ! Pire que…
— Assez, dit Jonas, regardant avec un intérêt non dissimulé Lengyll, courbant l’échine, battre en retraite vivement près de ses hommes.
De son côté, Susan éprouva une amère délectation à constater qu’il s’agissait d’une retraite en bonne et due forme. Rhéa caquetait, se balançant de part et d’autre, émettant un son d’ongles griffant une ardoise. Il écorchait les oreilles de Susan, pas autrement surprise de la présence de Rhéa en une telle compagnie.
— Ce ne sera jamais assez, dit Susan, regardant tour à tour Jonas et Lengyll, avec une expression de mépris sans borne, semblait-il. Pour lui, ce ne sera jamais assez.
— Ma foi, peut-être, mais vous avez bien mis à profit le temps qui vous était imparti, dame-sai. J’en connais peu qui auraient fait mieux à votre place. Écoutez donc le caquet de la sorcière ! C’est comme du sel sur ses plaies, j’intuite… mais on le lui rabattra bien assez tôt.
Puis, tournant la tête, il appela :
— Clay !
Reynolds le rejoignit au galop.
— Tu crois que tu peux ramener Rayon de Soleil sans encombre jusqu’à Front de Mer ?
— Oui, répondit Reynolds, tâchant de ne pas laisser filtrer le soulagement qu’il éprouvait à être renvoyé dans l’Est au lieu de continuer vers l’ouest. Il commençait à nourrir de mauvais pressentiments à propos de la Roche Suspendue, de Latigo et des citernes… à propos de toute l’entreprise, à vrai dire. Dieu savait pourquoi.
— Tout de suite ?
— Accorde-toi une minute, fit Jonas. Il se pourrait bien que ça devienne un lieu de tuerie par ici. Qui sait ? Mais c’est les questions sans réponse qui font que ça vaut le coup de se lever le matin, même avec une guibolle qui vous fait aussi mal qu’une dent cariée. T’es pas d’accord avec moi ?
— Je ne sais pas, Eldred.
— Sai Renfrew, surveillez notre joli Rayon de Soleil. Faut que je récupère quelque chose qui m’appartient.
Il avait fait en sorte que sa voix porte, ce qui coupa tout net les caquètements de Rhéa, comme si on les lui avait arrachés de la gorge avec un croc de boucher. Sourire aux lèvres, Jonas dirigea sa monture vers la carriole noire et son déploiement de symboles dorés. Reynolds le flanquait à gauche et Jonas sentit — plus qu’il ne vit — Depape venir le seconder à sa droite. Roy était vraiment un bon gars ; il avait un peu une tête de linotte mais le cœur bien accroché. On n’avait pas besoin de tout lui dire.
À chaque pas que faisait le cheval de Jonas en avançant, Rhéa se ratatinait un peu plus dans la carriole. Tout au fond de leurs orbites, ses yeux allaient de-ci de-là, cherchant une issue… qui n’existait pas.
— Tiens-toi à l’écart de moi, homme porteur de char ! s’écria-t-elle, pointant une main dans sa direction.
De l’autre, elle agrippa encore plus le sac qui renfermait le cristal.
— Tiens-toi à l’écart sinon j’attire la foudre sur ta tête et tu mourras tout droit sur ton cheval ! Même chose pour tes écumeurs d’amis !
Jonas eut l’impression que cette menace faisait brièvement hésiter Roy ; mais ni Clay ni lui, Jonas, n’en furent ébranlés. Il savait qu’elle avait des pouvoirs… ou du moins qu’elle en avait eu, fut un temps. Mais c’était avant que le cristal dévorant ne soit entré dans sa vie.
— Rends-le-moi, lui dit-il.
Il avait atteint le flanc de la carriole et tendait la main vers le sac.
— Il n’est pas à toi, il ne l’a jamais été. Un de ces jours, l’Homme de Bien te remerciera sans nul doute pour avoir veillé sur lui aussi bien que tu l’as fait. Mais à présent, tu dois me le rendre.
Elle poussa un cri — si fort et si perçant que plusieurs des vaqueros en lâchèrent leur tasse à café en étain pour se boucher les oreilles. En même temps, Rhéa, après s’être noué les cordons du sac autour de la main, leva celle-ci au-dessus de sa tête. La courbe du cristal oscillait au fond de la bourse comme la masse d’un pendule.
— Jamais ! hurla-t-elle. Je le briserai plutôt sur le sol que de te le rendre à toi ou à tes pareils !
Jonas doutait fort que le cristal puisse se briser, projeté par les frêles bras de Rhéa sur le tapis piétiné et élastique de la Mauvaise Herbe, mais ne jugea pas bon de le vérifier à cette occasion.
— Clay, dégaine ton arme, fit-il.
Inutile de regarder Clay pour savoir qu’il lui avait obéi ; il suffisait pour cela de suivre les yeux de Rhéa qui se portèrent précipitamment vers la gauche où Reynolds se tenait en selle.
— Je vais compter, dit Jonas. Brièvement ; si, à trois, elle ne nous a pas passé ce sac, fais-lui sauter sa vilaine caboche.
— Si fait.
— Un, compta Jonas, fixant les oscillations pendulaires du cristal au fond de la bourse ; il rougeoyait.
Jonas distinguait sa roseur ternie par l’étoffe.
— Deux. Au revoir, Rhéa. J’espère que l’Enfer te plaira. Tr…
— Tiens ! glapit-elle, tendant le cristal vers lui en se voilant la face de sa main crochue. Tiens, prends-le ! Et puisse-t-il te damner comme il m’a damnée, moi !
— Grand merci, sai.
Il s’empara de la bourse juste en dessous des cordons et tira. Rhéa poussa un nouveau cri, les phalanges écorchées à vif et un ongle arraché. Jonas l’entendit à peine. Dans sa tête explosa une exultation blanche. Pour la première fois de sa longue carrière, il oublia tout : son boulot, ce qui l’entourait et les dix mille riens qui pouvaient causer sa mort à chaque minute. Il le tenait ; il le tenait ; par tous les sépulcres de tous les dieux, il le tenait, ce putain de truc !
Il est à moi ! songea-t-il. Et tout s’arrêtait là. Il refréna son envie d’ouvrir le sac et d’y plonger la tête comme un cheval la plonge dans son pochet d’avoine, et en enroula deux fois plutôt qu’une les cordons autour du pommeau de sa selle. Il inspira à pleins poumons, puis les vida à fond. Ça alla mieux. Un peu mieux.
— Roy.
— Si fait, Jonas.
Ce ne serait pas une mauvaise chose que de quitter la région, songea Jonas pour la énième fois. De laisser derrière soi tous ces rustauds. Il en avait soupé de leurs si fait, pour sûr, messire, nenni, point et autres, plus que soupé.
— Cette fois, Roy, on va compter jusqu’à dix. Si cette vieille garce n’a pas disparu de ma vue à dix, je te donne la permission de lui tirer dans le cul. Voyons maintenant si tu sais compter correctement. Je vais bien t’écouter, alors gare si tu en sautes un !
— Un, s’empressa de compter Depape. Deux. Trois. Quatre.
L’injure à la bouche, Rhéa s’empara des rênes et en cingla l’échine du poney. Le poney, oreilles couchées, démarra avec une vigueur telle qu’il imprima une secousse à la carriole et que Rhéa partit à la renverse, les quatre fers en l’air, exposant à la vue de tous ses jarrets blancs et osseux jaillissant de ses galoches noires et ses bas de laine non assortis. Les vaqueros éclatèrent de rire. Jonas se joignit à eux. Fallait avouer que c’était plutôt comique de la voir couchée sur le dos, gigotant des quilles.
— Cin-cin-cinq, fit Depape, riant si fort qu’il en avait le hoquet. Si-si-six !
Rhéa se remit d’aplomb, s’affala à nouveau sur le banc avec la grâce d’un poisson à l’agonie et dévisagea ceux qui l’entouraient, ricanant et louchant.
— Soyez tous maudits ! cria-t-elle.
L’imprécation les transperça, gelant leurs éclats de rire, tandis que la carriole tressautait vers l’orée de la clairière d’herbe piétinée.
— Tous jusqu’au dernier ! Toi… et toi… et toi… !
Elle pointa son doigt crochu en dernier sur Jonas.
— Voleur ! Misérable voleur !
Comme s’il t’appartenait, s’émerveilla Jonas (et pourtant, « Il est à Moi » lui était immédiatement venu à l’esprit dès qu’il en avait pris possession). Comme si une telle merveille pouvait jamais appartenir à une lectrice d’entrailles de coq telle que toi, d’un coin perdu, qui plus est.
La carriole poursuivit sa course cahotante dans la Mauvaise Herbe, tirée à toute force par le poney ; les cris de la vieille le dirigeaient mieux que ne l’aurait fait le fouet. Le noir se fondit au cœur du vert. Ils entrevirent une dernière fois la carriole, avant qu’escamotée comme par un tour de passe-passe elle ne disparaisse. Mais ils entendirent encore longtemps Rhéa proférer ses malédictions, conjurant la mort de venir les frapper sous la Lune du Démon.
— Va, dit Jonas à Clay Reynolds. Ramène notre Rayon de Soleil. Et si jamais en chemin, l’envie te prend de t’arrêter et de t’en servir, eh bien, à ta guise.
Il lança un coup d’œil à Susan en disant cela, pour juger de l’effet de ses paroles, mais son attente fut déçue — elle semblait hébétée, comme si le dernier coup que Renfrew lui avait porté lui avait temporairement brouillé l’esprit.
— Assure-toi seulement que Coraline la récupère au final, après que tu te seras bien amusé.
— Je n’y manquerai pas. Y a-t-il un message pour sai Thorin ?
— Dis-lui qu’elle garde la fille en lieu sûr jusqu’à ce qu’elle ait de mes nouvelles. Et… pourquoi ne resterais-tu pas auprès d’elle, Clay ? De Coraline, je veux dire… à partir de demain, je ne crois pas qu’on aura beaucoup de souci à se faire pour celle-là, mais Coraline… chevauche avec elle jusqu’à Ritzy, le moment venu. Sers-lui d’escorte, ou tout comme.
Reynolds approuva du chef. De mieux en mieux. Va pour Front de Mer, c’était parfait. Il pourrait tâter un peu de la fille, une fois rendu là-bas, mais certainement pas chemin faisant. Pas sous la clarté diurne et spectrale de la Lune du Démon à son plein.
— Va donc, alors. Mets-toi en route.
Reynolds fit traverser la clairière à Susan, visant un point bien éloigné de l’andain d’herbes couchées qui marquait la piste empruntée par Rhéa. Susan chevauchait en silence, les yeux baissés, fixant ses poignets liés.
Jonas se tourna face à ses hommes.
— Les trois jeunots du Monde de l’Intérieur se sont évadés de leur geôle, avec l’aide de cette jeune garce aux grands airs, dit-il, leur montrant Susan, qui s’éloignait, de dos.
Un murmure maugréant courut parmi les hommes. Que « Will Dearborn » et ses amis se soient échappés, ils le savaient ; que sai Delgado leur ait prêté main-forte, ils l’ignoraient encore… et ce fut peut-être aussi bien pour elle que, juste à cet instant, emmenée par Reynolds dans la Mauvaise Herbe, elle disparaisse à leurs yeux.
— Peu importe ! beugla Jonas, ramenant l’attention sur lui.
Il caressa furtivement la forme qui arrondissait le fond du sac. Le simple toucher du cristal lui donnait l’impression que rien ne lui était impossible, qu’il était capable de tout faire, même avec une main liée derrière le dos.
— Qu’elle aille au diable ! Qu’ils aillent au diable avec elle !
Il fixa tour à tour Lengyll, Wertner, Croydon, Brian Hookey, et Roy Depape pour finir.
— On n’est pas loin d’une quarantaine et on est partis pour rejoindre cent cinquante hommes de plus. Eux ne sont que trois et n’ont même pas seize ans. Est-ce que trois petits garçons vous font peur ?
— Non ! s’écrièrent-ils à l’unisson.
— Et si on leur tombe dessus, mes goujats, qu’est-ce qu’on fera ?
— ON LES TUERA !
Ce cri retentit si fort qu’il fit s’envoler freux, choucas et corneilles, qui craillèrent de déplaisir dans le soleil du matin, avant de se mettre en quête d’un environnement plus paisible.
Jonas était satisfait. Sa main toujours posée sur le doux arrondi du cristal, il sentait ce dernier lui insuffler de la force. Une force rose, songea-t-il avec un large sourire.
— Allez, les gars. Je veux voir ces citernes dans les bois, à l’ouest de Verrou Canyon, avant que les gens de la ville n’allument le Feu de Joie de la Nuit de la Moisson.
Sheemie, surveillant la clairière, tapi dans l’herbe, faillit périr écrasé par la carriole noire de Rhéa ; la sorcière, vociférant du charabia, passa si près de lui qu’il put sentir l’odeur aigre de sa peau et de ses cheveux sales. Si elle avait baissé les yeux, elle n’aurait point manqué de le voir et de le métamorphoser à coup sûr en oiseau, en bafouilleux ou pourquoi pas en moustique.
Le garçon vit Jonas confier la garde de Susan à celui à la cape et commença à contourner la clairière en se faufilant. Il entendit Jonas haranguer ses hommes (Sheemie en connaissait beaucoup et cela le remplissait de honte de savoir que tant de cow-boys de Mejis obéissaient aux ordres de ces maudits Chasseurs du Cercueil) sans prêter attention à ce qu’il disait. Sheemie se figea sur place quand ils montèrent à cheval, redoutant un instant qu’ils ne viennent dans sa direction. Mais ils partirent de l’autre côté, vers l’ouest. La clairière se vida presque comme par magie… sauf qu’elle n’était point entièrement vide. Caprichoso, abandonné à son sort, traînait sa longe sur l’herbe foulée. Capi, après le départ des cavaliers, poussa un braiment, un seul — comme s’il leur souhaitait d’aller tous au diable — puis, tournant la tête, aperçut Sheemie à la lisière de la clairière. Le mulet remua les oreilles à l’adresse du garçon, puis tâcha de paître. Il effleura à peine la Mauvaise Herbe, releva la tête et se mit à braire vers Sheemie, comme pour lui signifier que tout cela était sa faute.
Sheemie fixa Caprichoso d’un air pensif, songeant combien il était plus facile d’aller à dos de mulet qu’à pied. Mes dieux, oui… mais ce second braiment lui fit changer d’avis. Le mulet pouvait lâcher un de ces cris dégoûtés au mauvais moment et alerter ainsi l’homme qui tenait Susan.
— Tu retrouveras bien tout seul le chemin de l’écurie, j’suppose, fit Sheemie. Salut, mon vieux Capi. À tout à l’heure, un peu plus loin sur le chemin.
Il repéra la piste laissée par Susan et Reynolds et se lança une fois de plus sur leurs traces.
— Ils ont recommencé à avancer, dit Alain, un instant avant que Roland ne l’ait senti de son côté — sous forme d’une brève lueur dans sa tête, telle un éclair rose. « Tous tant qu’ils sont. »
Roland alla s’accroupir devant Cuthbert. Ce dernier lui rendit son regard, sans la moindre trace de sa bonne humeur follette coutumière.
— Une bonne part de la situation repose sur tes épaules, lui dit Roland, qui ajouta en tapotant la fronde : « et sur ça ».
— Je sais.
— Combien de munitions as-tu en réserve ?
— Une quarantaine de billes d’acier.
Bert souleva une poche de coton qui, en des temps moins troublés, avait renfermé la provision de tabac de son père.
— Plus un assortiment de pétards dans ma sacoche de selle.
— Combien de big bangueurs ?
— Un nombre suffisant, Roland, répondit-il sans un sourire.
Toute gaieté absente, il avait les yeux creux d’un tueur parmi d’autres.
— Un nombre suffisant.
Roland passa la main sur le poncho qu’il portait, réaccoutumant son toucher à l’étoffe rugueuse. Il regarda celui de Cuthbert, puis celui d’Alain, en se disant que ça pourrait marcher ; oui, tant qu’ils conservaient leur sang-froid et ne se permettaient pas de songer qu’ils seraient à trois contre quarante ou cinquante, ça pourrait marcher.
— Ceux qui sont postés à la Roche Suspendue entendront la fusillade se déclencher, non ? demanda Al.
Roland opina.
— Avec le vent qui souffle dans leur direction, pas de doute.
— Il ne faudra pas traîner, alors.
— On fera de notre mieux.
Roland se revit dans le couloir gazonné délimité par des haies touffues derrière le Grand Hall, David son faucon posé sur son bras, le dos, trempé d’une sueur froide. Tu vas mourir aujourd’hui, je pense, avait-il dit au faucon, et c’était la vérité. Lui, cependant, avait survécu et passé l’épreuve, puis était sorti de l’aire du rituel par l’extrémité orientale. Aujourd’hui, c’était au tour d’Alain et de Cuthbert d’affronter l’épreuve — non pas à Gilead, dans la lice traditionnelle du rite de passage, derrière le Grand Hall, mais ici à Mejis, en lisière de la Mauvaise Herbe, dans le désert et dans le canyon. Verrou Canyon.
— Faire ses preuves ou mourir, dit Alain, comme s’il déchiffrait le cours des pensées du Pistolero. Tout se résume à ça.
— Oui. Tout se résume toujours à ça, au final. Combien de temps encore avant qu’ils n’arrivent, selon toi ?
— Au moins une heure, je dirais. Probablement deux.
— Ils seront sur leurs gardes.
Alain acquiesça.
— Oui, il y a des chances.
— C’est pas bon pour nous, renchérit Cuthbert.
— Jonas craint qu’on lui tende une embuscade dans les herbes, dit Roland. Peut-être même qu’on y mette le feu pour mieux le cerner. Ils relâcheront leur vigilance, une fois à découvert.
— C’est ce que tu espères, précisa Cuthbert.
Roland inclina la tête avec gravité.
— Oui. C’est ce que j’espère.
Tout d’abord, Reynolds se contenta de mener la fille à rebours de la piste déjà foulée à un pas raisonnable, mais une demi-heure après avoir quitté Jonas, Lengyll et les autres, il fit adopter le petit trot à sa monture. Pylône soutint facilement le train du cheval de Reynolds et fit preuve de la même aisance, dix minutes plus tard, quand ce dernier passa à un léger galop continu. Susan, se tenant au pommeau de la selle avec ses mains liées, chevauchait à la droite de Reynolds, cheveux au vent. Elle songea que son visage devait avoir pris des couleurs ; ses joues étaient plus enflées que la normale, sa peau lui paraissait plus sensible, picotée par le vent de la vitesse.
À l’endroit où la Mauvaise Herbe cédait la place à l’Aplomb, Reynolds fit halte pour laisser souffler les chevaux. Il mit pied à terre et, tournant le dos à Susan, pissa un coup. Cette dernière en profita pour jeter un coup d’œil sur la pente où elle aperçut la grande bande de coursiers, livrée à elle-même, qui s’effilochait sur les bords. Ils avaient au moins réussi ça, peut-être. C’était peu, mais c’était déjà quelque chose.
— Z’avez besoin de prendre vos précautions ? demanda Reynolds. Je vous aiderai à descendre, si c’est le cas. Mais me dites pas non maintenant et venez pas vous plaindre après.
— Tu as peur. Tout grand et brave régulateur que tu soies, tu meurs de trouille, hein ? Si fait, malgré ton cercueil tatoué, et tout et tout.
Reynolds se réfugia derrière son rictus méprisant mais, ce matin, il n’était pas très réussi.
— Devriez laisser dire la bonne aventure à celles qui savent faire, mamzelle. Bon, z’avez besoin de prendre vos précautions, oui ou non ?
— Non. Et je sais que tu as peur. De quoi ?
Reynolds, qui n’ignorait pas que son mauvais pressentiment ne l’avait pas quitté en quittant Jonas comme il l’avait espéré, lui montra ses dents tachées de tabac.
— Si z’avez rien de sensé à dire, alors taisez-vous.
— Pourquoi tu ne me laisses pas partir ? Peut-être que mes amis feront la même chose pour toi quand ils nous rattraperont.
Cette fois, Reynolds rit presque de bon cœur. Il sauta en selle, se racla la gorge, cracha. Dans le ciel, la Lune du Démon n’était plus qu’une boule pâle et boursouflée.
— Pouvez toujours rêver, mamzelle sai, dit-il. C’est pas interdit. Mais vous reverrez jamais ces trois-là. Sont bons pour les vers, si fait. Maint’nant, en route.
Et ils allèrent de l’avant.
Cordélia ne s’était point couchée du tout, la Veille de la Moisson. Elle passa la nuit dans son fauteuil au salon et, malgré l’ouvrage sur ses genoux, elle n’avait fait ni un point avant ni un point arrière. Et même à présent que la lumière matinale devenait plus vive (dix heures approchaient), elle restait assise dans son fauteuil, le regard toujours perdu dans le vide. Qu’y avait-il à voir d’ailleurs ? Tout s’était effondré autour d’elle — tous les espoirs qu’elle avait placés en Thorin et la fortune dont il doterait Susan et l’enfant de Susan, sinon de son vivant, du moins dans sa « lettre morte » ; tous ses espoirs d’accéder à un rang honorable dans la communauté ; tous ses projets d’avenir. Tout cela avait été balayé par deux enfants obstinés qui n’avaient pas pu s’empêcher de mettre bas les culottes.
Assise dans son vieux fauteuil, son tricot sur les genoux et la cendre dont Susan l’avait barbouillée marquant sa joue comme un stigmate, elle songeait : Un de ces jours, on me retrouvera morte dans ce fauteuil — vieille, pauvre, oubliée de tous. Ah, l’ingrate enfant ! Après tout ce que j’ai fait pour elle !
Elle fut tirée de sa songerie par un faible grattouillis au carreau. Elle ne savait pas combien de temps il avait mis pour faire intrusion dans son conscient mais, dès qu’il y réussit, elle posa de côté ses travaux d’aiguille et se leva pour aller voir. C’était peut-être un oiseau. Ou des enfants se livrant à leurs farces de la Moisson sans se rendre compte que le monde était arrivé à son terme. Quoi que ce fût, elle comptait bien le chasser.
Cordélia ne vit rien tout d’abord. Puis, au moment où elle se détournait, elle aperçut un poney et une carriole à l’entrée du jardin. La carriole avait de quoi inquiéter — noire avec des symboles dorés peints sur tout son pourtour — et le poney, penchant la tête entre les brancards sans paître pour autant, donnait l’impression qu’on l’avait mené à un train d’enfer.
Pendant qu’elle se livrait à ces observations, le sourcil froncé, une main crasseuse et déformée s’éleva devant elle dans les airs et recommença à gratter au carreau. Cordélia, hoquetant de surprise, porta ses deux mains à sa poitrine pour comprimer de violents battements de cœur. Elle recula d’un pas et poussa un petit cri quand elle heurta du mollet le garde-cendre du poêle.
Les ongles longs et noirs de crasse grattèrent encore à deux reprises, puis disparurent.
Cordélia resta un instant plantée là où elle était, irrésolue, puis se dirigea vers la porte. Elle prit au passage dans le coffre à bois une solide branche de cornouiller, juste en cas. Puis elle ouvrit grand la porte, tourna à l’angle de la maison et, inspirant profondément pour garder son calme, gagna le jardin, la branche de cornouiller brandie.
— Sortez de là, qui que vous soyez ! Décampez avant que je…
Mais sa voix mourut dans sa gorge en apercevant une femme incroyablement vieille qui rampait vers elle parmi les plates-bandes gelées. Les cheveux blancs filasse (du moins, ce qu’il en restait) de la mégère lui tombaient sur le visage. Son front et ses joues n’étaient plus que plaies suppurantes ; ses lèvres fendues avaient craché une bruine sanglante sur son menton pointu plein de verrues. Le blanc de son œil avait viré à un gris jaunâtre repoussant et elle haletait comme un soufflet de forge en se déplaçant.
— Aidez-moi, ma bonne femme, éructa ce spectre. Aidez-moi, s’il vous plaît, car je suis à bout de forces.
Cordélia laissa retomber la branche de cornouiller ; elle avait du mal à en croire ses yeux.
— Rhéa ? murmura-t-elle. Vous n’êtes pas Rhéa ?
— Si fait, murmura Rhéa en retour, continuant sa reptation en écrasant sous elle les dauphinelles mortes et s’accrochant à la terre gelée. Aidez-moi.
Cordélia recula un peu, son gourdin improvisé lui battant le genou.
— Non, je… je ne peux point faire entrer quelqu’un comme toi dans ma maison… je regrette de te voir dans cet état… mais je dois penser à ma réputation… les voisins me surveillent de près, si fait…
En disant cela, elle jeta un coup d’œil dans la Grand-Rue, comme si elle s’attendait à voir des gens de la ville, alignés à l’affût devant sa palissade, avides de colporter leurs commérages et de dénoncer son mode de vie mensonger. Mais il n’y avait personne. Le calme régnait à Hambry : trottoirs et contre-allées étaient déserts et l’animation joyeuse propre à un Jour de Fête de la Moisson brillait par son absence. Elle reporta son regard sur la chose qui venait de fouler ses plates-bandes.
— C’est votre nièce… qui a tout fait…, marmonna la chose vautrée dans la poussière. Tout est de sa faute.
Cordélia lâcha le morceau de bois. Il lui érafla la cheville en tombant, mais elle y prit à peine garde. Elle serra les poings.
— Aidez-moi, murmura Rhéa. Je sais… où elle est… nous… nous avons du travail à faire, toutes les deux… un travail… de femme…
Cordélia hésita encore un instant, puis s’approcha de la vieille, s’agenouilla près d’elle, lui passa un bras autour du corps et fit en sorte de la remettre sur pied. Elle dégageait une puanteur — celle de la chair en décomposition — qui donnait la nausée.
Des doigts osseux vinrent caresser la joue et le cou de Cordélia tandis qu’elle aidait la sorcière à entrer. Cordélia en eut la chair de poule, mais ne s’écarta pas de Rhéa tant que celle-ci ne se fut pas affalée dans un fauteuil avec force pets et hoquets à l’appui.
— Écoutez-moi, siffla la vieille entre ses dents.
— Je suis tout ouïe, fit Cordélia tirant une chaise et venant s’asseoir près d’elle.
Elle avait beau être aux portes de la mort, si jamais l’on tombait sous la coupe de son regard, il était étrangement difficile de détourner les yeux. Rhéa plongea alors la main dans le corsage de sa robe crasseuse, en extirpa un charme quelconque en argent et se mit à le tripoter rapidement entre ses doigts, comme si elle disait un chapelet. Cordélia, que le sommeil avait fuie toute la nuit, se sentit prise tout à coup de l’envie de dormir.
— Les autres sont hors de notre portée, dit Rhéa, et le cristal a échappé à mon emprise. Mais elle… ! On la ramène à la Maison du Maire et s’pourrait bien qu’on puisse s’en occuper… si fait, si fait, au moins ça.
— Vous ne pouvez vous occuper de rien, dit Cordélia, sur ses gardes. Vous êtes mourante.
Rhéa émit un rire poussif qui fit dégouliner un filet de bave jaunâtre sur son menton.
— Moi, mourante ? Nenni. Épuisée, seulement. Je n’ai besoin que d’un rafraîchissement et d’un peu de repos. Et maintenant, écoute-moi, Cordélia, fille d’Hiram et sœur de Pat !
Elle crocha d’un bras osseux (et d’une force surprenante) le cou de Cordélia, l’attirant à elle. En même temps, elle levait l’autre main, faisant tournicoter la médaille d’argent devant les yeux médusés de Cordélia. La vieillarde se livra à des chuchotis et, au bout d’un instant, Cordélia inclina la tête en signe d’assentiment.
— Alors, fais-le, lui intima la sorcière en la libérant. Puis elle s’effondra de nouveau dans le fauteuil, harassée. Et sur-le-champ, car je ne vais point pouvoir continuer longtemps dans l’état où je suis. Et il me faudra un peu de temps ensuite, si ça te dérange point, pour revivre, comme qui dirait.
Cordélia traversa la pièce jusqu’à la partie cuisine. Là, sur le comptoir près de la pompe manuelle, se trouvait un bloc de bois où étaient glissés les deux couteaux affûtés de la maison. Elle en prit un et revint vers Rhéa. Son regard était perdu, ailleurs, comme l’avait été celui de Susan quand elle s’était tenue près de la sorcière sur le seuil de sa masure, dans la clarté de la Lune des Baisers.
— Tu voudrais lui rendre la monnaie de sa pièce ? demanda Rhéa. C’est pour ça que je suis venue vers toi.
— Mamzelle Fraîche et Rose, murmura Cordélia d’une voix à peine audible. Portant sa main libre à son visage, elle effleura sa joue souillée de cendre. J’aimerais lui rendre la monnaie de sa pièce, si fait.
— Tu irais jusqu’à la mort ?
— Si fait. La sienne ou la mienne.
— N’aie crainte, ce sera la sienne, répondit Rhéa. Et maintenant, donne-moi un rafraîchissement, Cordélia. Donne-moi ce dont j’ai tant besoin !
Cordélia déboutonna le devant de sa robe et révéla, en se dégrafant de la sorte, outre une plantureuse poitrine, un estomac qui avait commencé à se ballonner depuis une année environ et pris l’aspect du ventre renflé d’une petite marmite. Quelques vestiges de sa taille d’autrefois subsistaient encore et c’est là qu’elle porta le couteau, tailladant à travers sa chemise la chair en dessous. Le coton blanc se fleurit aussitôt de rouge le long de la fente.
— Si fait, chuchota Rhéa. On dirait des roses. J’en rêve assez souvent. Des roses épanouies entourant ce qui se dresse, sombre, au-dessus de leur tapis d’écarlate, aux confins du monde ! Approche !
Posant la main au creux du dos de Cordélia, elle activa le mouvement. Elle leva les yeux vers le visage de cette dernière, puis sourit en se pourléchant les babines.
— Bien, très bien.
Cordélia fixait un point dans le vide au-dessus de la tête de Rhéa du Cöos tandis que la vieille, enfouissant son visage dans l’entaille rouge de la chemise, se mettait à boire.
Si Roland fut d’abord ravi d’entendre le cliquetis assourdi des harnais et des gourmettes se rapprocher du lieu où tous trois se tenaient accroupis dans l’herbe haute, plus ce son devint distinct — distinct au point que murmures et bruits de sabots étaient eux aussi perceptibles — plus il commença à prendre peur. Que les cavaliers passent devant eux sans les voir était une chose, mais si, par malchance, ils leur fonçaient droit dessus, les trois garçons mourraient comme une nichée de taupes que le soc d’une charrue met au jour.
Le ka ne leur avait probablement pas permis de couvrir tant de chemin pour les faire finir de cette façon, non ? Dans toute l’étendue de la Mauvaise Herbe, comment cette troupe de cavaliers pouvait-elle tomber précisément là où Roland et ses amis avaient fait halte ? Mais ils n’en continuaient pas moins à avancer, bruits divers et voix d’hommes étant de moins en moins étouffés.
Alain regarda Roland avec effarement et pointa un doigt vers la gauche. Roland secoua la tête et, tapotant le sol des deux mains, lui signifia qu’ils ne bougeraient pas d’une semelle. Bien obligés ; il était trop tard pour se déplacer sans qu’on les entende.
Roland dégaina ses revolvers.
Cuthbert et Alain l’imitèrent.
Pour finir, le soc de la charrue manqua les taupes d’une vingtaine de mètres. Les garçons apercevaient déjà par intermittence les montures et leurs cavaliers à travers l’herbe drue ; Roland n’eut aucun mal à distinguer que Jonas, De-pape et Lengyll venaient en tête de la colonne, chevauchant tous trois de front. Une trentaine d’hommes les suivaient, entrevus sous la forme d’éclairs rouans et repérés au rouge et vert vifs de leurs ponchos. Ils avançaient plutôt espacés et Roland songea que ses amis et lui pouvaient raisonnablement espérer que ce phénomène s’accentuerait une fois qu’ils auraient rejoint le désert.
Les garçons laissèrent défiler la colonne, tenant les têtes de leurs chevaux au cas où il prenne l’envie à l’un d’eux de saluer d’un hennissement ses congénères passant aussi près. Une fois qu’ils eurent disparu, Roland tourna son visage grave et pâle vers ses amis.
— En selle. L’heure de la Moisson est venue.
Ils menèrent leurs chevaux jusqu’en lisière de la Mauvaise Herbe, rejoignant la piste ouverte par la colonne de Jonas, là où la végétation cédait la place à une zone parsemée de buissons rabougris, puis au désert proprement dit.
Le vent hurlait de solitude, soufflant de grosses rafales de poussière granuleuse sous un ciel bleu noir sans nuages. La Lune du Démon avait l’œil fixe et voilé d’une taie de cadavre. À deux cents mètres devant eux, l’arrière-garde de la colonne de Jonas était formée de trois cavaliers avançant de front, sombreros enfoncés sur le crâne, épaules courbées, ponchos flottant au vent.
Roland fit en sorte que Cuthbert chevauche au centre de leur trio. Bert avait sa fronde en main. Il tendit à Alain une demi-douzaine de billes d’acier et le même nombre à Roland. Puis il haussa le sourcil de façon interrogative. Roland opina et ils poussèrent leurs chevaux en avant.
De crépitants rideaux de poussière les balayait, transformant parfois les trois cavaliers de queue en êtres fantomatiques, parfois les dérobant complètement à la vue, mais les garçons ne cessaient de les talonner. Roland était tendu, s’attendant que l’un d’eux se retourne sur sa selle et les aperçoive — mais aucun ne risqua un œil, peu désireux d’offrir son visage à ce vent de sable abrasif. Nul bruit ne pouvait non plus les alerter : une épaisse couche de sable durci étouffait à présent les sabots des chevaux.
Quand ils furent à vingt mètres à peine de l’arrière-garde, Cuthbert fit un signe de tête affirmatif — ils étaient assez près pour qu’il se mette à l’ouvrage. Alain lui tendit une bille. Bert, droit comme un i sur sa selle, la laissa tomber dans la poche de sa fronde, se mit en position de tir, attendit que le vent tombe et lâcha tout. Le cavalier de gauche sursauta comme si on l’avait piqué, esquissa un geste de la main et vida les étriers. De façon incroyable, aucun de ses deux compañeros ne parut remarquer sa chute. Roland crut distinguer un embryon de réaction chez le cavalier de droite, mais Bert tirait de nouveau et celui du milieu s’affala sur l’encolure de son cheval. Le cheval en question, effrayé, se cabra. Et son cavalier, son sombrero dégringolant, bascula en arrière, puis chuta. Le vent tomba suffisamment pour que Roland entende craquer son genou quand son pied se prit dans l’étrier.
Le troisième cavalier se retourna à demi. Roland entrevit un visage barbu — une cigarette non allumée par suite du vent lui pendouillant à la lèvre, l’œil rond — puis entendit à nouveau le zing de la fronde de Cuthbert. L’œil rond céda la place à une orbite rouge. Le cavalier glissa de sa selle, cherchant à tâtons — et en vain — le pommeau.
Trois de moins, se dit Roland.
Il éperonna Flash jusqu’au galop, imité par les autres. Les trois garçons se ruèrent en avant dans un nuage de poussière à un étrier de distance. Les chevaux de l’arrière-garde qu’ils venaient de prendre en embuscade tournèrent bride ensemble en direction du sud, ce qui était une bonne chose. Des chevaux sans cavaliers ne faisaient d’habitude sourciller personne à Mejis, mais s’ils étaient sellés…
D’autres cavaliers les précédaient : le premier était solitaire, deux autres chevauchaient côte à côte, enfin venait un dernier, isolé lui aussi.
Roland sortit son couteau et rejoignit celui qui fermait maintenant la colonne sans le savoir.
— Quoi de neuf ? lui demanda-t-il sur le ton de la conversation.
Quand l’homme se tourna vers lui, Roland lui plongea le couteau en pleine poitrine.
Les yeux bruns du vaquero devinrent béants au-dessus du bandana qu’il s’était remonté — genre hors-la-loi — sur le bas du visage, puis il vida ses étriers.
Cuthbert et Alain le dépassèrent et Bert, sans ralentir l’allure, régla son compte aux deux qui allaient devant, avec sa fronde. Celui qui les précédait perçut quelque chose malgré le vent et pivota sur sa selle. Alain avait lui aussi dégainé son couteau et le tenait maintenant par l’extrémité de sa lame. Il le lança avec force, lui imprimant ce mouvement exagéré de tout le bras qu’on leur avait appris, et bien que la distance fût grande pour ce genre d’exploit — cinq à six mètres et par temps venteux — il ne rata pas sa cible. Le couteau se ficha jusqu’au manche dans le bandana de l’homme. Le vaquero y porta une main flageolante, émettant des gargouillis étouffés, avant d’être désarçonné à son tour.
Et de sept.
Comme les mouches dans l’histoire du Vaillant Petit Tailleur, songea Roland. Son cœur lui cognait dans la poitrine, mais à son rythme régulier. Il rejoignit Alain et Cuthbert. Le vent poussa une rafale gémissante et solitaire. Du sable vola, tourbillonna, puis retomba en même temps que le vent. Devant eux, trois autres cavaliers. Et devant ceux-là, le gros de la troupe.
Roland, montrant du doigt les trois suivants, fit mine de tendre la fronde. Puis pointant au-delà de ces derniers, fit mine de décharger un revolver. Cuthbert et Alain approuvèrent. Ils poussèrent leurs montures en avant, à nouveau étrier à étrier, se rapprochant de ceux qui les précédaient.
Bert régla leur compte sans bavure à deux des trois cavaliers, mais le troisième fit un écart au mauvais moment et la bille d’acier, destinée à le frapper à la nuque, se contenta de lui cisailler le lobe de l’oreille. Roland avait dégainé entre temps et logé une balle dans la tempe de l’homme quand il se tourna. Cela faisait dix, un bon quart du contingent de la colonne de Jonas et cela, avant même qu’une prise de conscience du danger ait eu lieu chez leurs adversaires. Roland ignorait totalement si cela représentait un avantage suffisant, mais il savait que la première partie du boulot était faite. Plus question désormais d’être furtif, il fallait passer au carnage pur et simple.
Sus ! Sus ! cria-t-il d’une voix retentissante. À moi, pistoleros ! À moi ! Mettez-les à bas ! Et pas de quartier !
Ils foncèrent à grands coups d’éperon vers le gros de la troupe, livrant bataille pour la première fois de leur vie, fondant sur leur proie comme des loups sur des moutons, se mettant à tirer à tout va avant que les hommes devant eux aient eu la moindre idée de ce qui les prenait à revers ou même tout bonnement de ce qui leur arrivait. Les trois garçons avaient suivi un entraînement de pistoleros et ce qui leur manquait en expérience, l’œil vif et les réflexes de leur jeunesse le compensaient amplement. Sous le feu nourri de leurs armes, le désert à l’est de la Roche Suspendue se transforma en abattoir.
Hurlant et tirant à tout va, nul d’entre eux ne voyant plus loin que son doigt posé sur la détente, ils fendirent par surprise les rangs du groupe comme une lame à triple fil. Sans faire nécessairement mouche, aucun de leurs coups de feu n’était absolument perdu non plus. Des cavaliers dégringolaient de leur selle et, leurs bottes empêtrées dans les étriers, se retrouvaient traînés par leurs chevaux emballés ; d’autres, morts ou simplement blessés, se faisaient piétiner par les sabots de leurs montures qui se cabraient, saisies de panique.
Roland allait et ses deux revolvers dégainés crachaient le feu. Il tenait entre ses dents les rênes de Flash pour les empêcher de glisser et éviter ainsi qu’elles ne fassent trébucher le cheval. Son tir cueillit deux hommes à sa gauche et deux autres, à sa droite. Devant eux, Brian Hookey pivota sur sa selle, sa face salie de barbe allongée par la stupeur. Autour de son cou, une amulette de la Moisson en forme de cloche tintinnabulait alors qu’il tentait de s’emparer du fusil passé en bandoulière à l’une de ses robustes épaules de forgeron. Avant même qu’il ait pu poser la main sur la crosse, Roland fit voler au loin la clochette d’argent pendouillant sur sa poitrine et exploser le cœur juste en dessous. Hookey piqua du nez et vida ses étriers avec un grognement sourd.
Cuthbert rattrapa Roland sur sa droite et descendit deux autres hommes. Il lança à Roland un sourire carnassier.
— Al avait raison ! hurla-t-il. Ce sont de bons calibres !
Roland et ses doigts de fée remplissaient leur office avec maestria, faisant tourner les barillets et les rechargeant, sans cesser de chevaucher au grand galop — et cela, à une effroyable vitesse, quasi surnaturelle — pour mieux recommencer à tirer. À présent, les trois garçons s’étaient presque entièrement frayé un passage à travers la colonne, galopant sans désemparer et fauchant quantité d’hommes de part et d’autre, aussi bien que devant eux, pour s’ouvrir la route. Alain se laissa légèrement distancer et fit virer son cheval pour couvrir les arrières de Roland et Cuthbert.
Roland aperçut Jonas, Depape et Lengyll tirant sur les rênes et faisant volte-face pour affronter leurs assaillants. Lengyll se débattait avec sa mitraillette, dont la courroie s’était emberlificotée dans le grand col de son cache-poussière, si bien qu’à chaque nouvelle tentative qu’il faisait pour s’en saisir, l’arme tressautait hors d’atteinte. Sous sa grosse moustache blonde parsemée de gris, Lengyll tordait la bouche de fureur.
Soudain, Hash Renfrew, un énorme cinq-coups à l’acier bleui à la main, vint s’interposer entre ces trois-là et le duo Roland-Cuthbert.
— Les dieux vous maudissent ! s’écria Renfrew. Sales baiseurs de vos sœurs !
Lâchant les rênes, il cala son cinq-coups à la saignée du bras. Le vent soufflait méchamment, l’enveloppant de tourbillons de poussière brunâtre.
L’idée de battre en retraite n’effleura pas Roland pas plus que celle de danser de-ci, de-là sur sa selle. Il avait en fait le cerveau vide. La fièvre s’était emparée de lui et brûlait en lui comme une torche dans un manchon de verre. Hurlant, malgré les rênes coincées entre ses dents, il fonça au galop vers Hash Renfrew et les trois hommes derrière lui.
Jonas n’eut pas une vue très claire de ce qui se passait jusqu’à ce qu’il entende Will Dearborn hurler : Sus ! À moi, pistoleros ! Et pas de quartier ! Un cri de guerre qu’il connaissait depuis fort longtemps. Alors tout se remettant en place, le crépitement des coups de feu eut un sens pour lui. Il serra la bride à sa monture qu’il fit pivoter, vaguement conscient que Roy à ses côtés l’imitait… mais conscient par-dessus tout du cristal dans le sac, cet objet à la fois puissant et fragile, qui ballait contre l’encolure de son cheval.
— C’est ces saletés de gamins ! s’exclama Roy.
Sa surprise complète lui donnait un air plus bête que jamais.
— Dearborn ! Espèce de salopard ! cracha Hash Renfrew, et l’arme qu’il tenait à la main tonna une seule fois.
Jonas vit le sombrero de Dearborn emporté comme par un coup de dents. Puis le gamin se mit à tirer — et c’était un bon tireur, meilleur que tout autre que Jonas eût rencontré dans sa vie. Renfrew fut désarçonné en retour, bascula en arrière en ruant des deux jambes, sans lâcher son arme monstrueuse dont il tira deux coups vers le ciel bleu poussiéreux avant d’atterrir sur le dos, puis de rouler, mort, sur le flanc.
Lengyll, renonçant à empoigner sa mitraillette, ne put que fixer sans y croire l’apparition surgie du vent de sable qui fonçait sur lui.
— Arrière ! cria-t-il. Au nom de l’Association du Cavalier, je vous ordonne…
C’est alors qu’un large trou noir apparut au milieu de son front, juste au-dessus du point où ses sourcils s’embroussaillaient. Il leva vivement les mains, toutes paumes dehors, comme en signe de reddition. Ce fut ainsi qu’il mourut.
— Fils de pute, petit salopard qui baise sa sœur ! beugla Depape, tout en s’escrimant à dégainer.
Son revolver se prit dans son poncho. Il était encore en train de tenter de le libérer quand une balle tirée par Roland lui fendit la bouche en un cri rouge et muet presque jusqu’à la pomme d’Adam.
Impossible que des choses pareilles se produisent ! Je vais me réveiller ! songea stupidement Jonas. Impossible, nous sommes beaucoup trop nombreux pour ça.
Et pourtant, cela se produisait bien en réalité. Les gamins du Monde de l’Intérieur avaient frappé avec une précision infaillible à la ligne de fracture et se livraient à une démonstration digne du manuel de la façon dont les pistoleros menaient une attaque quand ils avaient le nombre contre eux. Et la coalition de rancheros, cow-boys et durs à cuire de la ville réunie par Jonas avait volé en éclats. Les survivants s’égaillaient aux quatre points cardinaux, éperonnant leurs chevaux comme si une légion de démons libérés des enfers était à leurs trousses. Ils étaient loin d’être légion, mais se battaient comme cent. Des corps avaient mordu la poussière un peu partout et Jonas aperçut alors celui qui couvrait leurs arrières — Stockworth — descendre encore un homme sous ses yeux, en lui logeant une balle dans la tête. Dieux de la terre, se dit-il, c’était Croydon, le propriétaire du Piano Ranch !
Sauf qu’il n’était plus propriétaire de rien du tout à présent.
Puis ce fut au tour de Dearborn de foncer, l’arme au poing, sur Jonas.
Ce dernier s’empara du pochet enroulé autour du pommeau de sa selle et le dénoua en deux coups de poignet. Il leva le sac au-dessus de sa tête, dans les airs, montrant les dents, sa longue crinière blanche flottant au vent.
— Si tu approches encore, je le brise ! Et je ne plaisante pas, satané blanc-bec ! Reste où tu es !
Roland lancé au plein galop n’hésita pas une seconde, ne s’accorda pas un instant de réflexion ; ses mains pensaient à sa place, maintenant, et quand il se remémora tout cela plus tard, ce fut d’une façon bizarrement déformée, lointaine et silencieuse, comme s’il regardait dans un miroir fêlé… ou le cristal d’un magicien.
Jonas songea : Mes dieux, c’est lui ! C’est Arthur l’Aîné qui vient me chercher en personne !
Et à l’instant où la bouche du canon du revolver de Roland s’ouvrait à sa vue comme l’entrée d’un tunnel ou d’un puits de mine, Jonas se rappela ce que le morveux lui avait dit dans la cour poussiéreuse du ranch calciné : L’âme d’un homme tel que toi ne peut jamais quitter l’Ouest.
Je le savais, pensa Jonas. Même alors, je savais déjà que mon ka était bel et bien épuisé. Mais il ne voudra assurément pas mettre en péril le cristal… il ne peut pas courir ce risque, il est le dinh de ce ka-tet, et comme tel il ne peut pas courir ce risque…
— À moi ! cria Jonas. À moi, les gars ! Ils ne sont que trois, aux noms des dieux ! À moi, bande de lâches !
Mais il était complètement seul — Lengyll tué, flanqué de son absurde mitraillette, Roy, rien qu’un cadavre fixant d’un œil furibond le ciel implacable, Quint enfui, Hookey mort, les rancheros qui les avaient escortés n’étaient plus. Seul Clay vivait encore mais se trouvait à des lieues d’ici.
— Je vais le briser ! cria-t-il au garçon à l’œil glacial qui fonçait sur lui tel l’instrument de mort le mieux huilé. J’en prends tous les dieux à témoin, je vais…
Roland arma le chien de son revolver du pouce et tira. La balle vint frapper en plein centre la main tatouée qui tenait le cordon du sac, pulvérisant la paume, ne laissant que des doigts se détachant au jugé d’une masse rouge et spongieuse. Un bref instant, Roland aperçut le cercueil bleu, qui fut très vite masqué par le sang qui ruisselait.
Le sac tomba. Et au moment où Flash, entrant en collision avec le cheval de Jonas, le repoussait sur le côté, Roland s’en saisit adroitement et le coinça au creux de son bras. Jonas poussa un cri de consternation en voyant l’objet si précieux entre tous lui échapper et, agrippant Roland par l’épaule, faillit réussir à désarçonner le pistolero. Le sang de Jonas coula à chaudes gouttes sur le visage de Roland.
— Rends-le-moi, sale gamin !
Jonas trifouilla sous son poncho et en extirpa une autre arme — Rends-le-moi, il est à moi !
— Plus maintenant, dit Roland.
Et tandis que Flash se livrait à de rapides et légères voltes pour un animal de son gabarit, Roland tira deux fois à bout portant en plein visage de Jonas. Le cheval de ce dernier s’emballa et se débarrassa de son cavalier qui atterrit sur le dos, avec un bruit mat. Ses bras et ses jambes, agités d’un spasme, tremblotèrent en saccades puis cessèrent d’un seul coup.
Roland se passa le sac en bandoulière et revint vers Alain et Cuthbert, déterminé à leur prêter main-forte… mais ils n’avaient nullement besoin d’aide. Ils se tenaient côte à côte sur leurs montures dans un tourbillon de poussière, campés au bout d’un sillon zigzaguant, jalonné de cadavres, les yeux hagards, l’air hébété — ceux de jeunes garçons qui, ayant essuyé le feu pour la première fois, n’en revenaient toujours pas de ne pas s’y être brûlés. Seul Alain était blessé ; une balle lui avait ouvert la joue gauche, blessure qui guérit bien mais lui laissa une cicatrice qu’il garda jusqu’à son dernier jour. Il n’arrivait pas à se souvenir qui en était responsable, devait-il raconter par la suite, ni à quel moment de la bataille cela s’était produit. Pendant la fusillade, il avait perdu conscience de lui-même et n’avait qu’un très vague souvenir de ce qui était arrivé après le début de la charge. C’était du pareil au même pour Cuthbert.
— Roland, dit Cuthbert en se passant une main tremblante sur le visage. Aile, pistolero.
— Aïle.
Cuthbert avait les yeux rouges et irrités par le sable, on aurait dit qu’il avait pleuré. Il reprit les billes d’argent inemployées quand Roland les lui tendit sans paraître savoir ce que c’était.
— On est vivants, Roland.
— Oui.
Alain regardait autour de lui, un peu étourdi.
— Où sont passés les autres ?
— Je dirais qu’au moins vingt-cinq sont là-bas, dit Roland, montrant la route pavée de cadavres. Pour le reste…
Sa main encore armée du revolver effectua un large demi-cercle.
— Ils sont loin. Ils ont eu leur content des guerres de l’Entre-Deux-Mondes, j’intuite.
Roland fit glisser le sac de son épaule, le tint devant lui sur l’arcade de sa selle, avant de l’ouvrir. Un instant, la béance du sac resta obscure, puis s’emplit de la pulsation irrégulière d’une plaisante lumière rose.
Elle rampa sur les joues imberbes du Pistolero avant d’inonder ses yeux.
— Roland, dit Cuthbert, soudainement nerveux, je ne crois pas que ce soit le moment de s’amuser avec ça. Ils ont tous dû entendre la fusillade à la Roche Suspendue. Si on doit finir ce qu’on a commencé, on n’a pas le temps de…
Roland l’ignora superbement. Glissant les deux mains à l’intérieur du sac, il en sortit le Cristal du Magicien. Il l’éleva à hauteur de ses yeux, sans prendre garde qu’il l’avait souillé de gouttelettes du sang de Jonas. Le cristal n’en parut guère dérangé : ce n’était pas son premier contact sanguin. Il miroita et tourbillonna de façon informelle quelques instants, puis ses vapeurs roses s’écartèrent comme des rideaux. Roland vit alors ce qu’il y avait à voir et se perdit dans cette contemplation.
La prise de Coraline sur le bras de Susan était ferme sans être douloureuse. Si la façon qu’elle avait de pousser en avant Susan dans le couloir du rez-de-chaussée n’avait rien de particulièrement brutal, elle trahissait une inflexibilité des plus décourageantes. Susan n’émit aucune protestation ; cela aurait été en pure perte. Derrière les deux femmes marchaient deux vaqueros (armés de couteaux et de bolas, car toutes les armes à feu étaient parties avec Jonas dans l’Ouest). Suivant les vaqueros d’un pas dolent comme un spectre maussade auquel manquerait l’énergie psychique nécessaire pour se matérialiser, venait Laslo, frère aîné de feu le Chancelier. Reynolds, dont l’inquiétude grandissante avait émoussé toute envie de viol en fin de parcours, était soit demeuré à l’étage soit sorti en ville.
— Je vais vous enfermer dans la resserre froide en attendant que je sache un peu mieux quoi faire de vous, ma chère, dit Coraline. Vous y serez tout à fait en sécurité et… au chaud. Vous avez bien de la chance de porter un poncho. Puis… quand Jonas reviendra…
— Vous ne reverrez jamais sai Jonas, fit Susan. Jamais il ne…
Une douleur nouvelle lui sauta au visage, qu’elle avait sensible. Un instant, Susan eut l’impression que le monde entier avait explosé. Elle chancela en arrière, contre le mur de pierre taillée du couloir d’en bas ; sa vue d’abord brouillée retrouva lentement sa clarté de vision. Elle sentait du sang couler le long de sa joue, celui de la blessure qu’y avait ouverte la pierre de la bague de Coraline quand elle l’avait giflée d’un revers de main, à toute volée. Et celui de son nez. Ce foutu appendice s’était remis à saigner, lui aussi.
Coraline la dévisageait d’un air glacial, très « j’accomplis ma tâche, un point c’est tout » ; néanmoins, Susan crut déceler dans son regard quelque chose d’un peu différent. De la peur, peut-être bien.
— Je vous interdis de me parler d’Eldred, mamzelle. On l’a envoyé rattraper et capturer les garçons qui ont tué mon frère. Et que vous avez fait évader.
— Pas à moi, ça suffit comme ça.
Susan s’essuya le nez, fit une grimace en voyant une mare de sang dans sa paume, qu’elle frotta contre la jambe de son pantalon.
— Je sais qui a tué Hart, aussi bien que vous. Alors arrêtez de me chercher et moi, je cesserai de vous trouver.
En voyant Coraline lever la main, prête à frapper, elle eut un petit rire ironique.
— Allez-y. Ouvrez-moi l’autre joue si ça vous chante. Ça ne changera rien au fait que vous dormirez cette nuit sans homme pour chauffer l’autre côté de votre couche, hein ?
Au lieu de gifler Susan, Coraline plaqua de nouveau violemment sa main sur le bras de la fille ; mais avec, cette fois, assez de poigne pour lui faire mal. Mais Susan le sentit à peine. Des spécialistes l’avaient déjà — et autrement — malmenée ce jour-là et elle aurait volontiers souffert davantage, si cela avait pu hâter le moment où Roland et elle seraient à nouveau réunis.
Coraline la traîna sur toute la longueur du couloir, lui fit traverser la cuisine — la grande pièce qui, tout autre Jour de la Moisson, aurait baigné dans la rumeur et la vapeur, était aujourd’hui étrangement déserte — jusqu’à la porte bardée de fer à l’autre extrémité. Coraline l’ouvrit. Une odeur de pomme de terre, de courge et d’âprerave s’en échappa.
— Entrez là-dedans. Et vite, avant que l’envie me prenne de botter votre mignon petit cul.
Susan la regarda bien en face, le sourire aux lèvres.
— Je vous maudirais bien en vous traitant de putain d’un assassin, sai Thorin, mais vous vous en êtes déjà chargée toute seule. Et vous le savez — on le lit sur votre figure. Aussi me contenterai-je de vous faire ma révérence…
Sans cesser de sourire, elle joignit le geste à la parole.
— … et de vous souhaiter une très bonne journée.
— Entrez là-dedans et fermez votre clapet, effrontée ! s’écria Coraline, poussant Susan dans la resserre froide. Elle claqua la porte, tira le verrou et fusilla du regard les vaqueros, qui se tenaient prudemment à distance.
— Gardez-la bien, muchachos. Et ouvrez l’œil et le bon.
Se faufilant entre eux sans écouter leurs belles promesses, elle regagna à l’étage la suite de feu son frère pour y attendre Jonas ou à tout le moins un message de lui. La garce à face de lait remisée en bas entre les carottes et les pommes de terre ne savait rien, mais ses paroles, Vous ne reverrez jamais sai Jonas, Coraline ne pouvait plus se les sortir de la tête où elles résonnaient à présent à tous les échos.
Les douze coups de midi sonnèrent au clocher trapu qui coiffait la Salle Municipale. Et si le silence inaccoutumé qui planait sur le reste d’Hambry paraissait déjà bien étrange, quand le matin du Jour de la Moisson devint l’après-midi, le silence qui régnait au Repos des Voyageurs, lui, avait de quoi inquiéter carrément. Plus de deux cents habitués se pressaient sous le regard fixe du Gai Luron, éclusant sec comme un seul homme ; cependant, il n’y avait quasiment aucun bruit, hormis celui des pieds raclant le sol et le heurt impatient des verres sur le bar, réclamant une nouvelle tournée.
Sheb avait attaqué timidement un air au piano — « Big Bottle Boogie », que tout le monde aimait bien —, mais un cow-boy, dont la joue s’ornait d’une tache de muté, lui avait enfilé la pointe d’un couteau dans le creux de l’oreille, lui disant d’arrêter son tintouin s’il voulait conserver ce qui lui tenait lieu de cervelle du côté tribord de son tympan. Sheb, qui aurait bien aimé jouir de l’air qu’on respire encore un bon millier d’années si les dieux l’avaient permis, avait abandonné illico son tabouret et gagné le bar pour prêter main-forte à Stanley et à Pettie le Trottin pour servir la bibine.
L’humeur des buveurs était mélangée et morose. Privés de la Fête de la Moisson, ils ne savaient plus trop quoi faire au juste. Il y aurait toujours un feu de joie et un plein contingent de pantins de chiffon à brûler, mais pas question de baisers de la Moisson aujourd’hui ni de bal, ce soir ; pas de devinettes, pas de courses, pas de combats de cochons, pas de blagues… pas de franche partie de rigolade, oui, noms des dieux ! Pas d’adieu chaleureux à la fin de l’année ! Pour toute liesse, il y avait eu des meurtres au cœur de la nuit et l’évasion des coupables et maintenant, ne restait plus que l’espoir — et non la certitude — de leur châtiment. Tous ceux-là, abrutis par la boisson et leurs ruminations, étaient potentiellement dangereux, telles des nuées d’orage porteuses de foudre : ils n’attendaient que celui ou celle qui leur dirait quoi faire.
Et bien sûr, quelqu’un à balancer dans le brasier, comme au bon vieux temps d’Arthur l’Aîné.
Ce fut à ce stade-là, peu après que le dernier coup de midi se fut évanoui dans l’air froid, que les portes battantes livrèrent passage à deux femmes. Ils étaient nombreux à connaître la mégère qui marchait devant et plusieurs se signèrent les yeux avec les pouces pour se garantir du mauvais œil. Un murmure parcourut la pièce. C’était la vieille du Cöos, la sorcière, et bien que son visage fût criblé d’ulcères et ses yeux enfoncés si profond dans les orbites qu’on les apercevait à peine, elle dégageait une étrange vitalité. Ses lèvres étaient rouges comme si elle avait croqué des apalachines.
La femme qui la suivait se déplaçait lentement, d’un air guindé, une main crispée sur la poitrine. Son visage était aussi blanc que la bouche de la sorcière était rouge.
Rhéa, sans leur jeter le moindre coup d’œil, passa devant les tables de Surveille-Moi, d’où les pistards qui y étaient installés la regardèrent, bouche bée, gagner le milieu de la pièce. Ce ne fut qu’une fois à mi-bar, exactement sous l’œil furibond du Gai Luron, qu’elle daigna se retourner pour mieux dévisager les meneurs de chevaux et les gens de la ville, devenus muets.
— Vous me connaissez tous ou presque ! s’écria-t-elle d’une voix éraillée aux accents presque stridents. Que ceux d’entre vous qui n’ont jamais eu besoin d’un philtre d’amour ni de remettre du plomb dans la tige de leur mousquet ni ne se sont jamais lassés de la langue de vipère de leur belle-mère sachent que je suis Rhéa, la sage-femme du Cöos. Quant à cette dame à mes côtés, c’est la tante de la fille qui a libéré les trois meurtriers hier au soir… c’est la même qui a assassiné votre Shérif et un bon jeune homme — marié qu’il était avec un enfant en route. Sans défense, il a levé ses mains nues vers elle, en la suppliant de lui laisser la vie sauve au nom de sa femme et de son futur bébé, et pourtant, elle lui a tiré dessus ! C’est une cruelle, si fait ! Une cruelle et une sans-cœur !
Un murmure parcourut l’assemblée, mais cessa à peine Rhéa leva-t-elle ses vieilles mains crochues. Sans les baisser, elle effectua un tour complet sur elle-même pour bien les avoir tous dans son champ de vision. Elle avait tout du champion de boxe le plus vieux et le plus laid du monde.
— Des étrangers sont venus et vous les avez accueillis parmi vous ! s’écria-t-elle de sa voix croassante. Accueillis et nourris de pain, et en retour, ils ne vous ont abreuvés que de malheurs et de chagrins ! Ils ont causé la mort d’êtres chers dont vous dépendiez, gâché la Fête de la Moisson et attiré sur vous les dieux savent quelles malédictions pour la fin de año !
Les murmures s’amplifièrent. Rhéa avait réveillé leur peur la plus enfouie : que les maux de cette année s’étendent au point de contaminer le nouveau bétail de bon aloi qui, lentement mais sûrement, faisait sa réapparition le long de l’Arc Extérieur.
— Mais ils sont partis pour ne plus revenir, apparemment ! continua Rhéa. C’est peut-être aussi bien… pourquoi leur sang impur devrait-il souiller notre sol ? Mais il y a cette autre… cette autre qui a grandi parmi nous… une jeune femme qui a trahi sa ville et les siens, en vrai mouton noir de son troupeau.
Pour prononcer cette dernière phrase, elle avait baissé le ton et sa voix n’était plus qu’un chuchotis rauque ; ses auditeurs tendirent l’oreille pour la saisir, ouvrant de grands yeux, la mine allongée. C’est alors que Rhéa s’effaça devant la femme hâve et pâle en robe noire qu’elle poussa au premier plan comme une poupée de chiffon ou la marionnette d’un ventriloque. Elle lui murmura quelque chose au creux de l’oreille… mais d’une façon ou d’une autre, ce chuchotement se propagea : tous l’entendirent.
— Allez, ma chère. Répétez-leur donc ce que vous m’avez dit.
D’une voix atone mais qui n’en portait pas moins, Cordélia se mit à parler :
— Elle m’a dit qu’elle ne voulait plus être la gueuse du Maire. Qu’il n’était point assez bon pour elle, m’a-t-elle dit. Et puis elle a séduit Will Dearborn. Pour prix de son corps, elle exigeait la position enviable d’être son épouse à Gilead… et le meurtre de Hart Thorin. Dearborn a payé son prix. La désirant comme il la désirait, il l’a payé volontiers. Ses amis lui ont prêté la main ; eux aussi ont peut-être joui d’elle, à ce que j’en sais. Le Chancelier Rimer a dû se mettre en travers de leur route. Ou bien peut-être que de le voir simplement leur a donné l’idée de lui régler son compte à lui aussi.
— Salopards ! s’écria Pettie. Petits goujats fouinards !
— Dites-leur maint’nant ce qu’y faut faire pour clarifier la nouvelle saison avant qu’elle soille gâtée, ma chérie, poursuivit Rhéa en roucoulant.
Cordélia Delgado releva la tête et dévisagea les hommes qui l’entouraient. Elle reprit son souffle, ses poumons de vieille fille inhalant profondément les odeurs aigres de graf, bière et whiskey confondues.
— Il faut s’emparer d’elle. Vous devez vous emparer d’elle. Je vous le dis avec tristesse et du fond du cœur, si fait.
Le silence. Et leurs yeux, à tous.
— Et lui peindre les mains.
Le regard vitreux, la chose sur le mur, comme un juge empaillé, parut rendre sa sentence au-dessus de l’assistance en attente.
— Charyou tri, murmura Cordélia.
Ils consentirent sans un cri, mais dans un soupir semblable à celui du vent d’automne entre les branches des arbres dénudés.
Sheemie courut littéralement aux trousses du méchant Chasseur du Cercueil et de Susan-sai jusqu’à l’extrême limite de ses forces — ses poumons étaient en feu et son point de côté s’était transformé en crampe en bonne et due forme. Il piqua du nez dans l’herbe de l’Aplomb, sa main gauche agrippée à son aisselle, grimaçant de souffrance.
Il resta allongé ainsi quelque temps, le visage enfoui dans l’herbe odorante, sachant parfaitement que ceux qu’il poursuivait prenaient de plus en plus d’avance, mais aussi que se relever et recommencer à courir ne servirait à rien tant que son point de côté n’aurait pas disparu pour de bon. S’il tentait de hâter le processus, le point de côté reviendrait le mettre à bas. Aussi resta-t-il comme il était, levant la tête pour observer les traces laissées par Susan-sai et le méchant Chasseur du Cercueil. Il se préparait à retenter l’aventure quand Caprichoso le mordit. Rien à voir avec un gentil mordillement, ma foi, mais un bon coup de dents. Capi, qui venait de connaître vingt-quatre heures éprouvantes, avait très moyennement apprécié de voir l’auteur de toutes ses misères se vautrer dans l’herbe pour y piquer un roupillon, selon toute apparence.
— OOOUCHHH ! Maudit sois-tu ! s’écria Sheemie qui pour le coup bondit sur ses pieds.
Rien de tel comme remède miracle que de se faire mordre le cul, un homme plus porté à philosopher se serait-il fait la réflexion ; ça faisait s’envoler en fumée tous vos autres soucis et chagrins, même les plus lourds à porter.
Sheemie tournicota, en se frottant le fondement.
— Pourquoi t’as fait ça, vieux sournois de vilain Capi ?
De grosses larmes de douleur humectaient ses yeux.
— Ça m’a fait un mal de… un mal de gros fils de pute !
Là-dessus, Caprichoso, allongeant le cou au maximum, découvrit ses dents en ce rictus satanique que seuls mulets et dromadaires savent déployer et se mit à braire. Aux oreilles de Sheemie, ce braiment avait tout d’un éclat de rire.
La longe du mulet traînait toujours par terre entre ses petits sabots pointus. Sheemie tendit la main pour s’en saisir, mais quand Capi baissa la tête pour lui infliger une nouvelle morsure, le simplet lui flanqua en biais une tape bien appliquée sur sa tête étroite. Capi renifla fortement et cligna des yeux.
— Tu l’as point volée, mon vieux. Vilain Capi, va ! fit Sheemie. Va falloir que je chie accroupi pendant une semaine, si fait. J’pourrai point poser mon joufflu sur le siège.
Il doubla la longe autour de son poing et grimpa sur le dos de l’animal. Capi ne chercha pas à le désarçonner, mais Sheemie grimaça en posant son séant blessé sur l’échine du mulet. Il avait cependant de la chance, songeait-il en piquant les flancs de l’animal pour le mettre en branle. Son cul lui faisait mal, mais du moins il n’aurait plus à marcher… ni à tenter de courir avec un point de côté.
— Avance, idiot ! dit-il. Presse-toi ! Va aussi vite que tu peux, vieux fils de pute !
Au cours de l’heure qui suivit, Sheemie traita Capi de « vieux fils de pute » plus souvent qu’à son tour — il venait de découvrir, comme beaucoup d’autres avant lui, qu’il n’y a que le premier juron qui coûte et rien de comparable pour se soulager le cœur.
Les traces laissées par Susan coupaient l’Aplomb en diagonale en direction de la côte et de la vieille bâtisse en adobe qui s’y élevait. Quand Sheemie atteignit Front de Mer, il mit pied à terre à l’extérieur de l’arche et resta un instant à court, quant à la marche à suivre. Qu’ils soient venus ici, il n’en doutait point — le cheval de Susan, Pylône, et celui du méchant Chasseur du Cercueil étaient attachés ensemble à l’ombre, baissant de temps à autre la tête vers l’abreuvoir de pierre rose qui flanquait la cour, côté océan.
Que faire maintenant ? Si les cavaliers qui entraient et sortaient en empruntant l’arche (des vaqueros chenus pour la plupart qu’on avait jugés trop vieux pour faire partie de la colonne de Lengyll) ne prêtaient point attention au garçon d’auberge et à son mulet, avec Miguel, ça risquait d’être une autre paire de manches. Le vieux mozo n’avait jamais aimé Sheemie et agissait en tout point comme s’il pensait que ce dernier allait se transformer en voleur à la première occasion ; et si jamais Miguel surprenait le souillon à tout faire de Coraline à rôder dans la cour, il l’en chasserait presque à coup sûr.
Nenni, il le fera point, décida Sheemie en son for intérieur. Pas aujourd’hui, j’peux point le laisser me commander aujourd’hui. J’m’en irai pas même s’il me braille dessus.
Mais si le vieux braillait pour de bon et donnait l’alarme, qu’est-ce qui se passerait ? Le méchant Chasseur du Cercueil accourrait et le tuerait aussi bien. Sheemie en était au point où il voulait bien mourir pour ses amis, mais à condition que ça serve à quelque chose.
Aussi sautillait-il d’un pied sur l’autre, dans le soleil froid, plein d’irrésolution, déplorant de ne pas être plus malin afin de pouvoir élaborer un plan. Une heure s’écoula de la sorte, puis deux. Le temps s’étirait, chaque instant qui passait devenait une épreuve des plus frustrantes. Il sentait lui glisser entre les doigts toutes les occasions d’aider Susan-sai sans savoir quoi faire à ce propos. À un moment donné, il entendit comme un roulement de tonnerre en provenance de l’ouest… même s’il lui parut déplacé qu’il tonne par une belle journée d’automne comme celle-ci.
Il avait quasiment décidé de s’aventurer dans la cour, quoi qu’il arrive — temporairement déserte, il pourrait réussir à la traverser sans encombre et atteindre le corps principal du bâtiment — quand l’homme qu’il redoutait par-dessus tout surgit des écuries en titubant.
Miguel Torres, tout enguirlandé d’amulettes de la Moisson, était en état d’ébriété avancée. Il gagna le milieu de la cour en zigzaguant de côté et d’autre, la bride de son sombrero entortillée dans les plis de son cou décharné, sa longue chevelure blanche au vent. Le devant de sa chibosa était trempé, comme s’il avait essayé de pisser un coup sans se rappeler qu’il fallait d’abord mettre dehors son engin. Il tenait à la main un cruchon de céramique. Il avait l’air farouche et le regard chaviré.
— Qui a fait ça ? s’écria Miguel.
Il leva les yeux vers le ciel d’après-midi où flottait la Lune du Démon. Malgré le peu d’affection que ressentait Sheemie pour le vieillard, il frémit dans son cœur : ça ne portait point bonheur de regarder le vieux Démon en face, si fait.
— Qui a fait une chose pareille ? Je vous demande de me le dire, senor ! Por favor !
S’ensuivit une pause, puis un cri si puissant que Miguel chancela et faillit tomber à la renverse. Il leva ses deux poings, comme s’il voulait extorquer une réponse du visage qui clignait sur la face de la lune, puis les laissa retomber avec lassitude. De la liqueur de maïs déborda par le bec du cruchon et le trempa encore davantage. « Maricón », marmonna-t-il. Il tituba jusqu’au mur d’adobe (manquant s’étaler en heurtant au passage les postérieurs du cheval du méchant Chasseur du Cercueil) auquel, assis par terre, il s’adossa. Après avoir bu copieusement au cruchon, il remonta son sombrero qu’il rabattit sur ses yeux. Le cruchon tremblota au bout de son bras, puis il le reposa, comme si au final il s’était révélé trop pesant. Sheemie attendit que le pouce du vieillard lâche l’anse du cruchon et que sa main vienne s’affaler sur les pavés de la cour. Il allait se précipiter, quand il prit le parti d’attendre encore un petit peu. Miguel était vieux, Miguel était une sale bête et Miguel pourrait bien être un peu ficelle aussi, supposa Sheemie. Beaucoup de gens l’étaient, surtout les sales bêtes.
Il attendit que s’élèvent les ronflements crachouillants de Miguel, puis mena Capi dans la cour, grimaçant au moindre clop des sabots du mulet. Miguel ne broncha pas d’un orteil, cependant. Sheemie attacha Capi à l’extrémité de la barre (il grimaça encore une fois quand Capi poussa un braiment discordant pour saluer les chevaux attachés près de lui), puis traversa en vitesse jusqu’à l’entrée principale qu’il n’avait jamais espéré franchir un jour. Il posa la main sur le gros loquet de fer, regarda derrière lui encore une fois le vieillard assoupi contre le mur, puis ouvrit la porte et entra sur la pointe des pieds.
Il se tint un instant immobile dans le rectangle ensoleillé projeté par la porte ouverte, les épaules remontées jusqu’aux oreilles, s’attendant à tout moment qu’une main le saisisse par la peau du cou (dont les individus dotés d’un méchant naturel semblaient toujours s’emparer sans peine, même si vous rentriez la tête dans les épaules au maximum) ; une voix furieuse s’élèverait ensuite, lui demandant où il comptait aller comme ça.
Le vestibule était désert et silencieux. Sur le mur du fond, une tapisserie montrait des vaqueros rassemblant des chevaux sur l’Aplomb ; on avait posé contre elle une guitare dont une corde était cassée. Le moindre pas de Sheemie se répercutait à tous les échos, si légèrement qu’il posât le pied. Il frissonna. Cet endroit était désormais la maison du crime, un lieu maudit. Peuplé de fantômes, presque à coup sûr.
Et pourtant Susan se trouvait ici. Quelque part.
Il franchit les doubles portes à l’autre extrémité du vestibule et entra dans la salle de réception. Sous son haut plafond, le bruit de ses pas résonna plus fort que jamais. Des Maires morts depuis longtemps le toisaient du haut des murs ; tandis qu’il avançait, la plupart semblaient le suivre de leurs yeux effrayants, le désignant comme intrus. Il avait beau savoir que ces yeux-là étaient peints, n’empêche…
L’un des portraits en particulier le mettait mal à l’aise : celui d’un gros homme aux cheveux roux clairsemés, à la gueule de bouledogue et avec un éclair de méchanceté dans l’œil, tout prêt à demander à un garçon d’auberge demeuré ce qu’il faisait dans le Grand Hall de la Maison du Maire.
— Arrête de me regarder comme ça, gros fils de pute, chuchota Sheemie, qui respira un petit peu mieux. Momentanément, du moins.
Puis vint le tour de la salle à manger, déserte elle aussi, avec ses longues tables à tréteaux poussées contre le mur. Il y avait des restes de repas sur l’une d’elles — un plat unique de volaille froide et du pain en tranches, plus une chope d’ale à moitié pleine. La vision de ces reliefs sur une table qui avait connu nombre de fêtes et autres festins — qui aurait dû en connaître une de plus, le jour même — rappela à Sheemie l’énormité de ce qui s’était passé. Et la tristesse qui allait avec. Les choses avaient changé à Hambry, probable qu’elles ne seraient plus jamais comme avant.
Ces pensées peu réjouissantes ne l’empêchèrent pas de s’empiffrer de poulet et de pain ni de les aider à descendre avec l’aie qui restait dans la chope. Il venait de connaître un long jour de jeûne.
Il rota et, se couvrant la bouche de ses deux mains sales, lança des coups d’œil furtifs et coupables dans tous les coins et recoins. Puis continua son exploration.
La porte au fond de la pièce avait le loquet mis, mais n’était pas verrouillée. Sheemie l’ouvrit et passa la tête dans le corridor qui longeait la Maison du Maire dans sa totalité. Aussi large qu’une avenue, il était éclairé au gaz par des chandeliers. Il était désert — du moins pour le moment — mais Sheemie entendait des chuchotements en provenance d’autres pièces, d’autres étages aussi, peut-être. Il supposa que c’étaient les voix des femmes de chambre et d’autres domestiques qui se trouvaient par là, cet après-midi. Mais ces voix ne lui en paraissaient pas moins fantomatiques. L’une d’elles était peut-être celle du Maire Thorin, hantant le couloir qu’il avait sous les yeux (ah si seulement Sheemie avait pu le voir… tout en étant ravi de ne pas pouvoir). Thorin le Maire, errant et s’interrogeant sur ce qu’il lui était arrivé, sur ce que pouvait bien être cette matière froide et gélatineuse qui trempait sa chemise de nuit, et qui…
Une main agrippa Sheemie par le bras, juste au-dessus du coude. Il faillit glapir de frayeur.
— Non ! chuchota une voix de femme. Au nom de ton père !
Sheemie se débrouilla pour ravaler son cri. Puis se retourna : devant lui, vêtue d’un jean et d’une simple chemise de ranchero à carreaux, les cheveux tirés sur la nuque, son visage pâle arborant un air décidé, ses yeux noirs étincelants, se tenait la veuve du Maire.
— S… S… Sai Thorin… je… je… je…
Il ne trouvait rien d’autre à dire. Maintenant, elle va appeler le guet, s’il reste encore des gardes, se dit-il. En un sens, il serait soulagé.
— Tu es venu chercher la fille ? La fille Delgado ?
Le chagrin avait profité à Olive, de terrible façon — il lui avait donné une mine moins replète, étrangement rajeunie. Ses yeux noirs ne lâchaient point ceux de Sheemie, lui interdisant tout faux-fuyant mensonger. Ce dernier opina.
— Bien. Alors tu peux m’aider, mon garçon. Elle est en bas, dans la resserre, sous bonne garde.
Sheemie, bouche bée, n’en croyait pas ses oreilles.
— Penses-tu que je crois qu’elle a quoi que ce soit à voir avec le meurtre de Hart ? demanda Olive, comme si Sheemie avait soulevé une objection. « J’ai beau être grosse et plus aussi rapide sur mes cannes, je ne suis point complètement idiote. Front de Mer n’est point un endroit sûr pour sai Delgado en ce moment… trop de monde en ville sait qu’elle s’y trouve. »
Il ré-entendrait cette voix dans bien des mauvais rêves, le reste de ses jours, sans jamais se souvenir tout à fait de ce dont il vient de rêver, sachant seulement que les rêves l’abandonnent en lui laissant le sentiment d’être malade… de marcher sans trêve, de remettre d’aplomb des tableaux dans des pièces où l’amour n’a pas droit de cité, d’écouter l’appel du muezzin sur les places de villes lointaines.
Cette voix, qu’il reconnaît presque ; une voix si proche de la sienne qu’un psychiatre du quand et du où de Jake et de Susannah dirait que c’est sa voix, la voix de son inconscient, mais Roland en sait plus long ; Roland sait que les voix qui ressemblent le plus à la nôtre quand elles parlent dans nos têtes sont souvent celles des étrangers les plus terribles, des plus dangereux des intrus.
Le cristal l’a d’abord emmené à Hambry, à la Maison du Maire, et au moment où il veut voir davantage de ce qui s’y passe, il l’a entraîné plus loin — l’a appelé plus loin de cette voix étrangement familière et il a dû obtempérer. Il n’a pas le choix parce qu’à l’opposé de Rhéa ou de Jonas, il ne regarde pas le cristal et les créatures qui s’y expriment sans paroles ; lui est à l’intérieur du cristal, il fait partie intégrante de sa tornade rose perpétuelle.
Et d’abord la tornade le soulève, puis l’emporte. Il survole l’Aplomb, s’élevant encore et encore à travers des courants d’air tiède, puis froid ; il n’est pas seul dans cet ouragan rose qui l’entraîne vers l’ouest, le long du Sentier du Rayon. Sheb le dépasse, son chapeau enfoncé sur la nuque, chantant « Hey Jude » à pleins poumons tandis que ses doigts tachés de nicotine pianotent les touches d’un clavier invisible… transporté par la chanson, Sheb ne paraît pas s’apercevoir que la tempête lui a arraché son instrument.
dit la voix — la voix du maelström, la voix du cristal — et Roland lui obéit. Le Gai Luron vole près de lui, ses yeux de verre lançant des éclairs roses. Un individu maigrichon en salopette de fermier le dépasse en volant, ses longs cheveux roux flottant derrière lui. « Longue vie à toi et à tes récoltes » — ou quelque chose d’approchant — dit-il avant de disparaître. Puis vient le tour d’un fauteuil en ferraille, muni de roues, qui tourbillonne comme un moulin à vent des plus insolites (et qui aux yeux de Roland a tout d’un instrument de torture) et le Pistolero adolescent pense à la Dame d’Ombres sans savoir ni pourquoi ni ce que ça signifie.
Maintenant la tornade rose lui fait franchir des montagnes désolées, puis planer au-dessus d’un delta fertile et vert, où un large fleuve insinue ses méandres et ses bras morts comme une veine, et qui reflète un ciel bleu et calme qui vire au rose églantine au passage de la tempête. Devant lui, Roland aperçoit une colonne de ténèbres qui se dresse précipitamment et son cœur défaille, c’est pourtant là que la tornade rose l’emmène et qu’il doit se rendre.
Je veux en sortir, pense-t-il, mais il n’est pas bête à ce point, il connaît la vérité : il se peut qu’il n’en sorte jamais. Le cristal du magicien l’a englouti corps et biens. Il risque de demeurer embourbé dans son œil du cyclone pour toujours.
Je me frayerai une issue à coups de feu, s’il le faut, songe-t-il, mais non — il n’a pas de revolvers. Il est nu dans la tornade, précipité cul le premier vers cette contagion bleu-noir si virulente, qui a enseveli tout le paysage sous elle.
Cependant il entend chanter.
Faiblement, mais magnifiquement — des accords doux et harmonieux qui le font frissonner et penser à Susan : oiseau et ours, lièvre et poisson.
Soudain, le mulet de Sheemie (Caprichoso, quel beau nom, songe Roland) le dépasse en galopant dans les airs, les yeux aussi brillants que deux sourdfeux dans le lumbre fuego de la tornade.
À sa suite, coiffée d’une sombrera, à califourchon sur un balai enguirlandé d’amulettes de la Moisson flottant à tout va, vient Rhéa du Cöos. « Je t’aurai, mon joli ! » hurle-t-elle au mulet volant. Puis, rire caquetant au vent, elle est déjà loin, zim boum hue !
Roland plonge dans le noir et a soudain le souffle coupé. Le monde qui l’entoure n’est plus que ténèbres délétères ; l’air semble ramper sur sa peau comme une portée de poux. Il est ballotté çà et là, boxé par des poings invisibles, puis précipité tête la première si violemment qu’il craint de se fracasser sur le sol : ainsi chut Lord Perth.
Des champs à l’abandon et des villages déserts sortent de la pénombre montant à sa rencontre ; il voit des arbres foudroyés qui ne donneront plus jamais d’ombrage — mais, à quoi bon, tout est ombre par ici, tout est mort par ici, on est aux confins du Monde Ultime, où certain jour sombre, il touchera. Et où tout est mort.
— Tonnefoudre, répète-t-il.
Ici se trouvent les non-respirants ; les blanches figures.
— Les non-respirants. Les blanches figures.
Oui. De quelque façon, il sait tout cela… C’est ici l’endroit des soldats massacrés, au heaume fendu, à la hallebarde couverte de rouille ; c’est d’ici que proviennent les guerriers au visage pâle. C’est Tonnefoudre, ou les aiguilles des horloges tournent à l’envers et où les cimetières vomissent leurs morts.
Devant lui, il y a un arbre pareil à une main griffue, prête à agripper ; sur sa plus haute branche, on a empalé un bafou-bafouilleux. Il devrait être mort, mais à l’instant où passe la tornade rose qui emporte Roland, il lève la tête et regarde le Pistolero avec une douleur et une lassitude inexprimables. « Ote ! » crie-t-il avant de disparaître à son tour et de sombrer dans l’oubli pour de nombreuses années.
Tout à coup, Roland reconnaît cette voix — c’est celle de la Tortue.
Il aperçoit alors une brillante lueur bleu et or qui perce l’obscurité sale de Tonnefoudre. À peine a-t-il eu le temps d’enregistrer cette vision que le voilà qui brise les ténèbres et entre dans la lumière comme s’il sortait d’une coquille d’œuf, comme une créature qui naît enfin.
s’écrie la voix de la Tortue et Roland doit se mettre les mains devant les yeux et regarder à la dérobée entre ses doigts pour éviter d’être aveuglé. En dessous de lui, se déploie un champ de sang — ou du moins le pense-t-il alors, en gamin de quatorze ans qui vient de tuer pour la première fois, ce jour-là. C’est le sang qui a coulé de Tonnefoudre et menace de submerger notre côté du monde, se dit-il, et ce ne sera pas avant d’innombrables années qu’il redécouvrira le temps passé à l’intérieur du cristal, qu’il fera le rapprochement entre son souvenir et le rêve d’Eddie et qu’il confiera à ses compadres assis près de lui sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute à péage, à la fin de la nuit, qu’il avait tout faux, que la luminosité intense, succédant si vite aux ombres de Tonnefoudre, l’avait trompé. « Ce n’était pas du sang, mais des roses », précisera-t-il à Eddie, Susannah et Jake.
Oui, la voilà, pilier poudreux d’un gris noirâtre se dressant à l’horizon : la Tour Sombre, le point où tous les Rayons, toutes les lignes de force convergent. À chacune de ses fenêtres spiralées, il distingue les éclats intermittents d’un feu bleu électrique et entend les cris de ceux qui y sont enfermés ; il ressent à la fois le pouvoir de cet endroit et son anomalie fondamentale ; il ressent comment la Tour propage cette anomalie qui contamine tout, amollissant ce qui sépare les mondes, il ressent combien son potentiel malfaisant s’accroît et devient plus fort, même si la maladie affaiblit sa vérité et sa cohérence, comme un corps affligé d’un cancer ; cet éperon de pierre gris fer est le plus grand mystère du monde, son ultime et terrible énigme.
C’est la Tour, la Tour Sombre s’élevant jusqu’au ciel et alors que Roland se précipite vers elle porté par la tornade rose, il songe : j’entrerai en toi, moi et mes amis, nous entrerons, si le ka le veut ainsi ; nous entrerons et vaincrons cette anomalie qui est en toi. Cela prendra peut-être des années encore, mais je jure par l’oiseau, l’ours, le lièvre et le poisson, par tout ce que j’aime d’amour que…
Mais alors le ciel s’emplit de nuages effilochés qui s’échappent à gros bouillons de Tonnefoudre et le monde commence à s’assombrir ; la lumière bleue aux fenêtres étagées de la Tour brille comme les yeux de la folie et Roland entend s’élever par milliers cris et lamentations.
dit la voix de la Tortue, et maintenant, cette voix est la dureté et la cruauté mêmes.
Le Pistolero reprend tout son souffle et rameute toutes ses forces ; quand il crie sa réponse à la Tortue, il le fait au nom de toutes les générations de son propre sang : NON ! ELLE NE ME RÉSISTERA PAS ! QUAND JE PARVIENDRAI ICI EN CHAIR ET EN OS, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS ! JE LE JURE SUR LE NOM DE MON PÈRE, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS !
dit la voix et Roland, projeté vers le flanc gris noirâtre de la Tour, est sur le point de s’y écraser comme un insecte contre un rocher. Mais juste avant que cela ne se produise…
Cuthbert et Alain observaient Roland avec une inquiétude grandissante. Il avait levé le fragment de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn à hauteur de son visage, le tenant dans ses mains jointes comme une coupe précieuse avant de porter un toast lors d’une cérémonie. Le sac gisait, tout froissé, au pied de ses bottes poussiéreuses ; les joues et le front de Roland étaient baignés d’une lueur rose qui ne disait rien qui vaille à ses deux compagnons. Elle paraissait vivante et affamée, qui plus est.
La même idée traversa leurs esprits comme s’ils ne faisaient plus qu’un : je ne vois plus ses yeux. Où sont-ils ?
— Roland ? répéta Cuthbert. Si nous devons atteindre la Roche Suspendue avant qu’ils ne se soient préparés à nous y recevoir, il faut que tu mettes cette chose de côté.
Roland ne faisait pas mine de vouloir laisser là le cristal. Il marmonna entre ses dents ; plus tard, quand Cuthbert et Alain eurent l’occasion de comparer leurs notes, ils tombèrent d’accord que Roland avait murmuré tonnefoudre.
— Roland ? s’enquit Alain, qui s’avança. Avec le même excès de précautions qu’un chirurgien introduisant un scalpel dans le corps d’un patient, il interposa sa main droite entre l’arrondi du cristal et le visage penché et scrutateur de Roland. Aucune réaction. Alain recula et se tourna vers Cuthbert.
— Tu peux l’atteindre avec le shining ? demanda Bert.
Alain secoua la tête.
— Pas du tout. On dirait qu’il s’est absenté très loin.
— Il faut qu’on le réveille.
La voix de Cuthbert, sèche comme de l’amadou, tremblait légèrement sur les bords.
— Vannay nous a enseigné que, si l’on tire trop brutalement quelqu’un d’une profonde transe hypnotique, il peut devenir fou, dit Alain. Tu te rappelles ? Je ne sais pas si je vais oser…
Roland s’ébroua. Les orbites roses où ses yeux n’étaient plus visibles parurent s’agrandir encore. Sa bouche se ferma en un pli de détermination farouche que tous deux connaissaient bien.
— Non ! Elle ne me résistera pas ! cria-t-il d’une voix qui donna la chair de poule aux deux autres garçons ; ce n’était absolument pas la voix de Roland, du moins pas du Roland du moment ; c’était la voix d’un homme fait.
— Non, fit Alain, beaucoup plus tard, alors que Roland dormait et qu’avec Cuthbert, ils veillaient devant le feu de camp. C’était la voix d’un roi.
Pour le moment, cependant, tous deux contemplaient, paralysés de frayeur, leur ami qui tonitruait, l’air absent.
— Quand je parviendrai ici en chair et en os, elle ne me résistera pas ! Je le jure sur le nom de mon père, ELLE NE ME RÉSISTERA PAS !
Puis le visage de Roland coloré d’un rose surnaturel se décomposa, tel celui d’un homme confronté à quelque horreur inimaginable, et Cuthbert et Alain se précipitèrent vers lui. Il n’était désormais plus question de risquer de lui nuire en tentant de le sauver ; s’ils ne faisaient rien, le cristal allait le tuer sous leurs yeux.
Dans la cour du Bar K, c’était Cuthbert qui avait cogné Roland ; cette fois, ce fut à Alain qu’échut cet honneur, gratifiant le Pistolero d’un direct du droit en plein front plutôt rude. Roland tomba à la renverse, le cristal lui glissa des mains et l’épouvantable lueur rose se retira de ses traits. Cuthbert se chargea de lui et Alain, du cristal. Le bizarre scintillement rose de la chose eut beau persister lourdement, lui puisant au visage et aux yeux, cherchant à attirer son mental, Alain ne l’en fourra pas moins avec résolution dans le sac sans le fixer… et, à l’instant où il en tirait le cordon d’un coup sec, l’enfermant bien serré, il entrevit la lumière rose s’éteindre dans un dernier clignement, comme si le cristal savait qu’il avait perdu. Cette manche, du moins.
Alain se retourna et fit la grimace à la vue de la bosse qui décorait le front de Roland.
— Il est…
— Sonné pour de bon, acheva Cuthbert.
— Vaudrait mieux qu’il tarde pas trop à revenir à lui.
Cuthbert le regarda d’un air grave, d’où toute trace de sa jovialité habituelle était absente.
— Oui, fit-il. Tu l’as dit.
Sheemie stationnait au bas des marches qui menaient aux cuisines, sautillant d’un pied sur l’autre, attendant que sai Thorin revienne ou l’appelle. Il ignorait depuis combien de temps elle était dans la cuisine, mais ça lui semblait une éternité. Il aurait aimé qu’elle réapparaisse et surtout — par-dessus tout — qu’elle ramène Susan-sai avec elle. Cet endroit en général et ce jour-là en particulier faisaient une fâcheuse impression à Sheemie ; et son humeur devenait de plus en plus sombre à l’image de la fumée qui avait fini par obscurcir complètement le ciel à l’ouest. Ce qui se passait là-bas, et si ça avait quelque chose à voir avec les bruits de tonnerre qu’il avait entendus plus tôt, Sheemie n’en savait rien, mais il n’en voulait pas moins sortir d’ici avant que le soleil embrumé de fumée ne se couche et que la vraie Lune du Démon, non son pâle fantôme diurne, monte dans le ciel.
On poussa l’une des portes battantes qui reliaient le corridor et la cuisine ; Olive en surgit en trombe. Elle était seule.
— Elle est bien dans la resserre, dit Olive, qui se passa la main dans ses cheveux grisonnants. J’ai au moins arraché ça à ces deux pupuras, mais pas plus. J’ai su que ça allait tourner comme ça dès qu’ils ont commencé à blablater dans leur stupide sabir.
Aucun mot ne désignait précisément le patois des vaqueros de Mejis, mais « sabir » avait la faveur des citoyens de haute extraction de la Baronnie. Olive connaissait vaguement les deux vaqueros qui montaient la garde devant la resserre, en personne qui avait pas mal chevauché en son temps et donc échangé cancans et considérations météorologiques avec d’autres cavaliers de l’Aplomb. Et elle savait fichtrement bien que ces deux vétérans-là pouvaient mieux faire que s’en tenir à leur sabir. Ils l’avaient adopté afin de simuler une incompréhension qui leur épargnerait à elle comme à eux l’embarras d’un refus catégorique à sa demande. Elle avait marché dans leur combine pour la même raison, bien qu’elle eût pu leur répondre dans un sabir presque parfait — et les traiter de noms qui auraient fait se dresser les cheveux sur la tête de leurs mères qui ne les employaient jamais — si elle l’avait voulu.
— Je leur ai dit qu’il y avait des hommes en haut qui, d’après moi, pouvaient avoir dans l’idée de voler l’argenterie, raconta-t-elle. J’ai ajouté que je voulais qu’ils aillent expulser ces maloficios. Et ils ont continué pourtant à jouer les imbéciles. No habla, sai. Merde. Merde !
Sheemie songea bien à les traiter de gros fils de pute mais préféra garder le silence. Olive allait et venait devant lui, jetant de temps à autre un coup d’œil incendiaire en direction des portes closes de la cuisine. Elle finit par se camper à nouveau face à Sheemie.
— Retourne tes poches, dit-elle. Voyons un peu les trésors que tu collectionnes.
Sheemie s’exécuta, sortit de la première un canif (cadeau de Stanley Ruiz) et un biscuit entamé. Il pécha dans l’autre trois pétards dits « doigts de dames », un big bangueur et quelques allumettes soufrées.
Les yeux d’Olive pétillèrent en les apercevant.
— Écoute-moi bien, Sheemie, fit-elle.
Cuthbert tapota le visage de Roland sans grand résultat. Alain, le poussant de côté, s’agenouilla et prit les mains du Pistolero entre les siennes. Sans s’être jamais servi personnellement du shining pour ça, il avait entendu dire que c’était faisable — qu’on pouvait atteindre ainsi l’esprit d’autrui, du moins dans certains cas.
Roland ! Réveille-toi, Roland ! Je t’en prie ! Nous avons besoin de toi !
D’abord, rien ne se passa. Puis Roland s’agita, grommela et arracha ses mains de celles d’Alain. Juste avant qu’il ne rouvre les paupières, les deux garçons furent frappés de la même crainte : celle de ne plus revoir ses yeux, mais uniquement cette lumière rose délirante.
Mais non, c’étaient bien là les yeux de Roland, ceux bleus et froids d’un tireur d’élite.
Il tenta de se relever, une première fois sans succès. Il tendit les mains. Cuthbert prit l’une, et Alain l’autre. Comme ils le hissaient de concert, Bert s’aperçut de quelque chose d’étrange et d’effrayant : il y avait des fils blancs dans les cheveux de Roland. Le matin même, il n’en avait aucun, il l’aurait juré. Mais il est vrai que la matinée semblait déjà très loin.
— Combien de temps suis-je resté « absent » ?
Roland palpa du bout des doigts la bosse qu’il avait au milieu du front en faisant la grimace.
— Pas très longtemps, répondit Alain. Cinq minutes, peut-être. Je regrette de t’avoir frappé, Roland, mais bien obligé. C’était en train de… j’ai cru que c’était en train de te tuer.
— Peut-être que c’était le cas. Il est à l’abri ?
Sans un mot, Alain lui désigna le sac.
— Bien. Il vaut mieux maintenant que ce soit l’un de vous qui s’en charge. Moi, je pourrais être…
Il chercha le terme exact et, quand il l’eut trouvé, un sourire glacial retroussa légèrement ses commissures.
— … tenté, acheva-t-il. À cheval pour la Roche Suspendue. Nous avons une tâche à terminer.
— Roland…, commença Cuthbert.
Ce dernier se retourna, une main sur le pommeau de sa selle.
Cuthbert s’humecta les lèvres et un instant, Alain crut qu’il ne réussirait pas à lui poser la question. Si tu ne le fais pas, moi, je le ferais, songea-t-il… mais Bert y arriva, les mots se bousculant tout à coup.
— Qu’as-tu vu ?
— Beaucoup de choses, dit Roland. Mais les trois quarts s’effacent déjà de ma mémoire, un peu comme les rêves au réveil. Ce dont je me souviens, je vous le raconterai chemin faisant. Vous devez le savoir, parce que ça change tout. On va retourner à Gilead, mais pas pour très longtemps.
— Et où irons-nous, après ? demanda Alain, montant à cheval à son tour.
— Vers l’Ouest. En quête de la Tour Sombre. Si nous survivons à la journée d’aujourd’hui, bien entendu. Venez. Allons nous emparer de ces citernes.
Les deux vaqueros se roulaient une cigarette quand une forte explosion retentit à l’étage. Ils sursautèrent avec un bel ensemble et échangèrent un regard, le tabac de leurs futures clopes saupoudrant le sol sous la forme de risées brunes. Une femme poussa un cri perçant. Les portes s’ouvrirent à deux battants. C’était à nouveau la veuve du Maire, mais accompagnée d’une servante cette fois. Les vaqueros la connaissaient très bien — c’était Maria Tomas, la fille d’un vieux compadre du Piano ranch.
— Ces salopards de voleurs ont mis le feu à la maison ! s’exclama Maria, s’adressant à eux en sabir. Venez nous aider !
— Sai Maria, on nous a donné l’ordre de garder…
— Une putina enfermée dans la resserre ? hurla Maria, les yeux lançant des flammes. Va donc, vieil âne bâté, avant que toute la maison prenne feu ! Tu te vois en train d’expliquer au Señor Lengyll que t’es resté là à te tourner les pouces et à t’en servir comme tire-pets pendant que Front de Mer brûlait de fond en comble sous tes yeux ?
— Allez donc ! leur intima Olive d’un ton sec. Seriez-vous des couards ?
Il y eut au-dessus de leurs têtes une succession d’explosions moins fortes : dans le salon d’apparat, Sheemie faisait partir les « doigts de dames ». Il enflamma les rideaux avec la même allumette.
Les deux viejos échangèrent un coup d’œil.
— Andelay, dit le plus âgé des deux, fixant à nouveau Maria. Il ne s’embarrassa plus du sabir.
— Surveillez cette porte, lui dit-il.
— Avec des yeux d’aigle, opina-t-elle.
Les deux vieillards sortirent en hâte, l’un d’eux, les doigts noués sur les cordes de ses bolas, l’autre tirant un coutelas de la gaine pendant à sa ceinture.
À peine entendit-elle résonner leurs pas dans l’escalier au bout du couloir qu’Olive fit signe à Maria et les deux femmes traversèrent la pièce. Maria tira les verrous et Olive ouvrit la porte. Susan sortit aussitôt, les regarda l’une et l’autre, avec un sourire indécis. Maria contempla bouche bée le visage enflé et les croûtes de sang autour du nez de sa maîtresse.
Susan saisit la main de Maria avant que la petite bonne ne lui effleure le visage, lui pressa gentiment les doigts.
— Tu crois que Thorin voudrait encore de moi, maintenant ? lui dit-elle avant de prendre pleinement conscience de qui était son autre sauveteuse.
— Pardon, Olive… sai Thorin… loin de moi l’intention de me montrer cruelle. Mais sachez que Roland, celui que vous connaissez sous le nom de Will Dearborn n’aurait jamais…
— Je le sais parfaitement, dit Olive. Mais le moment est mal choisi pour en parler. Venez.
Maria et elle entraînèrent Susan hors de la cuisine et, à l’opposé des escaliers menant au corps principal du bâtiment, vers les magasins, à l’extrémité nord du niveau inférieur. Une fois à la penderie de réserve, Olive demanda à ses deux compagnes de patienter. Elle ne s’absenta tout au plus que cinq minutes, mais Susan et Maria eurent l’impression qu’elle n’en finissait pas.
À son retour, Olive était affublée d’un poncho aux couleurs vives bien trop grand pour elle — il aurait pu appartenir à son mari, mais Susan se fit la remarque qu’il aurait été également trop grand pour feu le Maire. Olive en avait coincé un pan dans son jean pour éviter de s’y prendre les pieds. Elle en portait deux autres, plus petits et plus légers, pliés sur le bras comme des couvertures.
— Mettez ça, dit-elle. Il va faire froid.
Quittant la penderie, elles enfilèrent un étroit couloir de service menant à l’arrière-cour. Là, avec un peu de chance (et si Miguel était toujours endormi), Sheemie les attendrait avec des chevaux. Olive espérait de tout son cœur qu’elles auraient cette chance. Elle tenait à ce que Susan soit en sécurité loin d’Hambry avant le coucher du soleil.
Et avant le lever de la lune.
— Susan a été faite prisonnière, dit Roland aux autres tandis qu’ils s’acheminaient à l’ouest vers la Roche Suspendue. C’est la première chose que j’ai vue dans le cristal.
Il parlait d’un air tellement absent que Cuthbert faillit tirer sur les rênes. Ce n’était plus là l’amant fougueux de ces derniers mois. Un peu comme si Roland avait trouvé le moyen de parcourir en rêve l’atmosphère rose contenue dans le cristal et qu’une partie de lui continuait. Ou bien est-ce le cristal qui le parcourt, lui ? se demanda Cuthbert.
— Quoi ? s’exclama Alain. Susan, capturée ? Comment ça ? Par qui ? Elle n’a rien ?
— C’est Jonas qui l’a prise. Elle est blessée, mais pas grièvement. Elle guérira… et elle vivra. Je tournerais bride sur le champ si je croyais sa vie vraiment en danger.
Devant eux, masquée et démasquée successivement par le sable, tel un mirage, se dressait la Roche Suspendue. Cuthbert apercevait le soleil piqueter les citernes d’étincelles embrumées, des hommes, aussi. En nombre. Beaucoup de chevaux, également. Il flatta l’encolure de sa monture, puis lança un coup d’œil en biais pour s’assurer qu’Alain avait fait suivre la mitraillette de Lengyll. Oui, il l’avait bien. Dans la foulée, Cuthbert porta la main au bas de son dos pour s’y confirmer la présence de sa fronde. Elle aussi était bien là. Ainsi que son sac en daim contenant les munitions, et à présent, outre ses projectiles d’acier, un certain nombre des big bangueurs volés par Sheemie.
Il emploie toute son énergie à s’empêcher de rebrousser chemin, songea Cuthbert, trouvant cette idée réconfortante — parfois Roland le terrorisait. Il avait en lui quelque chose qui outrepassait l’acier le mieux trempé. Quelque chose qui avait à voir avec la folie. Quand sa présence en lui était identifiée, on était heureux de l’avoir dans son camp… mais assez souvent, on aurait préféré son absence. Dans les deux camps.
— Où est-elle ? demanda Alain.
— Reynolds l’a ramenée à Front de Mer. Elle est sous clé dans la resserre… ou l’était, du moins. Je ne saurais trancher parce que…
Roland s’interrompit et s’offrit une pause de réflexion.
— Le cristal voit loin, mais parfois, il voit davantage. Parfois, il voit un futur déjà en train de se produire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment le futur peut-il être déjà en train de se produire ? demanda Alain.
— J’en sais rien, et je crois pas qu’il en soit toujours allé ainsi. Je pense que ça a davantage à voir avec le monde qu’avec l’Arc-en-Ciel de Maerlyn. Le temps est étrange, désormais. On est bien placés pour le savoir, non ? Comme les choses semblent parfois… déraper. On dirait presque que la tramée est partout, qu’elle altère toute chose. Mais Susan est saine et sauve. Je le sais, et ça me suffit. Sheemie va l’aider… ou l’aide déjà. Sheemie a échappé à Jonas, les dieux savent comment, et il a suivi Susan jusqu’au bout.
— Bravo, Sheemie ! fit Alain brandissant le poing. Hourra ! Puis : « Et nous ? Tu nous as vus dans le futur ? »
— Non. Cette partie est allée beaucoup trop vite — j’ai à peine eu le temps de jeter un coup d’œil avant que le cristal ne m’entraîne. Ne me balaie, devrais-je dire. Mais… j’ai vu de la fumée à l’horizon. Je me souviens de ça. C’était peut-être celle des citernes en flammes ou bien celle des broussailles empilées à l’entrée de Verrou Canyon. Ou même celle des deux. Je crois que nous allons réussir.
Cuthbert dévisagea son vieil ami, saisi d’une bizarre angoisse. Le jeune homme si profondément amoureux que Bert avait dû l’étendre d’un coup de poing dans la poussière de la cour du Bar K afin de le rappeler à ses responsabilités… Où était passé ce jeune homme, exactement ? Qu’est-ce qui l’avait transformé, lui donnant ces mèches de cheveux blancs si dérangeantes ?
— Si nous survivons à ce qui nous attend, reprit Cuthbert, regardant attentivement le Pistolero, elle nous rejoindra sur la route. N’est-ce pas, Roland ?
Il lut la souffrance sur le visage de son ami et comprit soudain : l’amoureux était toujours là, mais le cristal lui avait dérobé sa joie, ne lui laissant que le chagrin. Oui, plus autre chose — un nouveau but ; Cuthbert ne le sentait que trop —, mais il restait à déterminer.
— Je ne sais pas, répondit Roland. J’en viens presque à espérer que non, parce que nous serons plus jamais comme nous avons été.
— Quoi ?
Cette fois, Cuthbert tira sur les rênes et arrêta sa monture.
Roland le regarda assez calmement, mais il avait maintenant des larmes plein les yeux.
— Nous sommes les bouffons du ka, dit le Pistolero. Le ka est comme le vent, c’est ce que dit Susan.
Il regarda d’abord Cuthbert sur sa gauche, puis Alain sur sa droite.
— La Tour est notre ka ; le mien, en particulier. Mais ce n’est pas celui de Susan, pas plus qu’elle n’est mienne. John Farson n’est pas davantage notre ka. Nous n’allons pas affronter ses hommes pour provoquer sa défaite, mais uniquement parce qu’ils sont sur notre chemin.
Il leva les mains, puis les laissa retomber, comme pour leur laisser entendre : Que faut-il vous dire de plus ?
— La Tour n’existe pas, Roland, dit Cuthbert d’un ton patient. J’ignore ce que tu as vu dans cette boule de cristal, mais la Tour n’existe pas. Sauf comme symbole, je suppose — comme le Graal d’Arthur ou la Croix de l’Homme Jésus —, mais elle n’existe pas réellement, en dur…
— Si, dit Roland. Elle existe réellement.
Alain et Cuthbert le considérèrent avec perplexité, sans déceler la moindre trace de doute dans son expression.
— Elle existe réellement et nos pères le savent. Au-delà du pays des ténèbres… je n’arrive pas à me souvenir de son nom pour le moment, c’est l’une des choses que j’ai oubliées… se trouve le Monde Ultime et c’est dans le Monde Ultime que se dresse la Tour Sombre. Son existence est le grand secret que gardent nos pères ; c’est le ka-tet qui a maintenu leur cohésion à travers toutes ces années de déclin du monde. Quand nous reviendrons à Gilead — si nous y revenons, mais à présent je crois à notre retour —, je leur raconterai ce que j’ai vu et ils confirmeront mes dires.
— Tu as vu tout ça dans le cristal ? demanda Alain, la voix étouffée par une crainte respectueuse.
— Et beaucoup plus.
— Mais pas Susan Delgado, ajouta Cuthbert.
— Non. Quand on en aura fini avec ces hommes-là et quand elle en aura fini avec Mejis, son rôle dans notre ka-tet sera terminé. À l’intérieur du cristal, on m’a donné le choix : passer ma vie avec Susan en tant que son mari et père de l’enfant qu’elle porte… ou bien la Tour.
Roland s’essuya le visage d’une main tremblante.
— J’aurais choisi Susan sans hésiter, s’il n’y avait eu une chose : la Tour menace ruine et, si jamais elle s’écroule, tout ce que nous connaissons sera balayé. Alors régnera un chaos qui dépasse notre imagination. Il nous faut aller de l’avant… et c’est ce que nous ferons.
Au-dessus de ses joues fraîches et lisses, au-dessous de son front frais et lisse, brillaient les yeux de tueur au regard vieux comme le monde qu’Eddie Dean apercevrait pour la première fois dans le miroir des toilettes d’un avion de ligne. Mais pour l’heure, ils étaient baignés de larmes d’enfant.
Mais sa voix n’avait rien d’enfantin, en revanche.
— J’ai choisi la Tour. Il le faut. Quant à Susan, qu’elle vive longtemps heureuse avec quelqu’un d’autre — c’est ce qu’elle fera, en temps et heure. Quant à moi, mon choix est fait : la Tour.
Susan enfourcha Pylône que Sheemie avait amené en hâte dans l’arrière-cour après avoir mis le feu aux draperies du salon d’apparat. Olive Thorin montait l’un des hongres de la Baronnie avec Sheemie en croupe, tenant la longe de Capi. Maria ouvrit la porte de service, leur souhaita bonne chance et tous trois s’en furent au trot. Le soleil sombrait à l’ouest, mais le vent avait balayé une bonne part de la fumée qui s’était élevée plus tôt. Quoi qu’il se soit passé dans le désert, c’était désormais fini… ou bien ça se déroulait dans une autre strate de ce même temps présent.
Roland, que tout aille bien pour toi, songea Susan. Je te reverrai bientôt, mon chéri… le plus vite qu’il me sera possible.
— Pourquoi nous dirigeons-nous vers le nord ? demanda-t-elle après une demi-heure de chevauchée silencieuse.
— Parce que la Route Maritime est plus sûre.
— Mais…
— Chut ! Dès qu’on s’apercevra de votre fuite, on fouillera la maison… si elle n’a pas brûlé de fond en comble, ça va de soi. En ne vous trouvant point, ils enverront des hommes en direction de l’Ouest, le long de la Grand-Route.
Elle lança à Susan un coup d’œil qu’il était difficile d’attribuer à l’émotive Olive Thorin que les habitants d’Hambry connaissaient… ou croyaient connaître et dont ils faisaient discrètement des gorges chaudes.
— Si je sais, moi, que c’est la direction que vous prendriez, d’autres aussi, et il vaut mieux les éviter.
Susan garda le silence. Elle était trop troublée pour parler, mais Olive semblait savoir de quoi il retournait et Susan lui en fut reconnaissante.
— Le temps qu’ils se mettent en chasse nez au vent, il fera nuit. Ce soir, nous ferons halte dans l’une des grottes de la falaise à deux lieues d’ici. Je suis fille de pêcheur, je connais ces grottes comme ma poche.
Se remémorer les grottes où elle avait joué petite fille parut la rasséréner.
— Demain, nous couperons vers l’ouest, comme vous en avez envie. J’ai bien peur que vous ne deviez vous résigner à subir une vieille veuve rondouillarde comme chaperon, quelque temps.
— Vous êtes trop bonne, dit Susan. Vous devriez nous laisser continuer tout seuls, Sheemie et moi, sai.
— Et je retournerai vers quoi ? Ma foi, je ne peux même point obtenir que deux vieux pistards de garde dans la cuisine m’obéissent. Fran Lengyll est à présent le patron de tout le bataclan et je ne suis point pressée de voir comment il va se débrouiller. Ni de savoir s’il décidera qu’il vaut mieux me déclarer folle et m’enfermer dans une hacienda avec des barreaux aux fenêtres. À moins que je ne veuille assister aux débuts d’Hash Renfrew comme Maire, et le voir poser ses bottes sur la nappe de mes tables ?
Olive s’esclaffa ouvertement.
— Désolée, sai.
— Nous aurons tous le temps d’être désolées plus tard, reprit Olive, que ce sujet mettait d’une humeur extraordinairement joyeuse. Pour l’heure, l’important est d’atteindre ces grottes sans se faire remarquer. Il faut donner l’impression que nous nous sommes évaporées. Stop !
Olive arrêta son cheval et, sans mettre pied à terre, lança un coup d’œil alentour pour prendre la mesure de l’endroit où elle se trouvait, opina du chef et, se tournant sur sa selle, s’adressa à Sheemie.
— Jeune homme, le moment est venu d’enfourcher ton fidèle mulet et de regagner Front de Mer. Si jamais des cavaliers sont à notre poursuite, tu pourras les détourner de notre chemin avec quelques mots bien choisis. Tu veux bien faire ça ?
Sheemie parut affligé outre mesure.
— J’ai point de mots bien choisis, sai Thorin, si fait. J’ai quasiment point de mots du tout.
— Quelle absurdité, dit Olive, embrassant Sheemie sur le front. Rentre à bon trot. Si tu n’as aperçu personne lancé à nos trousses quand le soleil touchera les collines, alors tourne bride et repars vers le nord. Nous t’attendrons près du poteau indicateur. Tu vois où je veux dire ?
Sheemie le pensait, bien qu’il bornât l’extrême frontière nord de sa maigre géographie.
— Le rouge ? Avec le sombrero dessus ? Et la flèche qui pointe vers la ville ?
— Celui-là même. Nous n’irons guère plus loin avant que la nuit tombe, mais il y aura un beau clair de lune ce soir. Si tu ne viens point tout de suite, nous t’attendrons. Mais tu dois t’en retourner et dévoyer de notre route tout groupe d’hommes qui nous donne la chasse. Tu m’as bien comprise ?
Sheemie avait compris. Il se laissa glisser à bas du cheval d’Olive, fit approcher Caprichoso d’un claquement de langue et l’enfourcha, grimaçant de douleur quand la partie de son postérieur mordue par le mulet toucha le dos de l’animal.
— Si fait, sai Olive.
— Bien, Sheemie. Très bien, va maintenant.
— Sheemie ? fit Susan. Un instant. Approche-toi, s’il te plaît.
Il obéit, tenant son chapeau devant lui et les yeux levés vers elle, en adoration. Susan se pencha et l’embrassa non pas sur le front mais à pleine bouche. Sheemie manqua défaillir.
— Grand merci, sai, dit Susan. Merci pour tout.
Sheemie opina. Quand il s’exprima, sa voix n’était plus qu’un murmure.
— C’est le ka qui a tout fait, dit-il. Je sais ça… mais je vous aime, Susan-sai. Allez en paix. À tout à l’heure.
— Il me tarde d’y être.
Mais il n’y eut ni de tout à l’heure ni de plus tard pour eux. Sheemie se retourna tandis que son mulet l’emmenait vers le sud et fit un salut de la main. Susan lui rendit son salut. Ce fut la dernière fois que Sheemie la vit et, à de nombreux égards, ce fut une bénédiction.
Latigo avait posté des sentinelles à un mille alentour de la Roche Suspendue ; mais le garçon blond, sur lequel Roland, Cuthbert et Alain tombèrent en approchant des citernes, ne représentait aucun danger pour qui que ce soit. L’air peu sûr de lui et confus à l’extrême, il avait du purpura autour de la bouche et du nez, ce qui suggérait que les hommes que Farson avait délégués pour cette corvée avaient chevauché sans désemparer, et sans beaucoup se ravitailler de frais.
Quand Cuthbert lui donna le sigleu de l’Homme de Bien — mains jointes sur la poitrine, la gauche sur la droite, puis tendues vers la personne qu’on saluait —, la sentinelle blonde l’imita avec un sourire de soulagement.
— Quelle liesse et rareté par là-bas ? demanda-t-il, avec un très fort accent du Monde de l’Intérieur — aux oreilles de Roland, le garçon avait tout d’un Nordien.
— Trois jeunes qu’ont tué deux gros bonnets se sont carapatés dans les collines, répondit Cuthbert.
Étrangement doué pour singer les autres, il restitua l’accent du garçon sans défaut.
— Y a eu de la bagarre. C’est fini, à l’heure qu’il est, mais on s’est battu terrible.
— Qu’…
— Pas le temps, le coupa Roland. On a des dépêches.
Il joignit les mains sur la poitrine, puis les tendit.
— Aïle ! Farson !
— Homme de Bien ! lui lança le blondinet.
Il retourna le salut avec un sourire signifiant qu’il aurait aimé demander à Cuthbert de quel coin il venait et à qui il était apparenté, s’il en avait eu le temps. Ils le laissèrent derrière eux, entrant dans le périmètre de Latigo. Pas plus difficile que ça.
— Rappelez-vous, il faut frapper vite et bien, leur dit Roland. Pas question de ralentir l’allure. Là où on rate, on doit laisser tomber… impossible de s’y reprendre à deux fois.
— Mes dieux, qu’est-ce que tu nous chantes donc là ! dit Cuthbert, mais il souriait.
Sortant sa fronde de son étui de fortune, il en vérifia l’élastique du pouce. Puis il humecta ledit pouce et prit la direction du vent. Pas de gros problème de ce côté-là, s’ils continuaient à avancer comme précédemment ; le vent soufflait fort, mais ils l’avaient dans le dos.
Alain ôta la mitraillette de son épaule, l’examina d’un air de doute, puis fit jouer d’un coup sec la glissière du chien.
— Je connais rien à cet engin, Roland. Il est chargé, et je crois deviner comment on s’en sert, mais…
— Alors sers-t’en, conclut Roland.
Les trois garçons prenaient de la vitesse et les sabots de leurs montures tambourinaient le sol durci. Le vent, soufflant en rafales, ballonnait le devant de leurs ponchos.
— C’est le genre de boulot pour lequel on l’a conçu. S’il s’enraye, jette-le et sers-toi de ton revolver. Tu es prêt ?
— Oui, Roland.
— Bert ?
— Si fait, lança Cuthbert, exagérant l’accent d’Hambry. Pour sûr, pour sûr.
Face à eux, des groupes de cavaliers passaient et repassaient devant et derrière les citernes, soulevant des nuages de poussière. Ils étaient en train de préparer la colonne à prendre le départ. Des hommes à pied regardaient les nouveaux venus avec curiosité, mais sans s’alarmer le moins du monde. Erreur fatale.
Roland dégaina ses deux revolvers.
— Gilead ! s’écria-t-il. Aile ! Gilead !
Il éperonna Flash pour le mettre au galop. Ses deux compagnons l’imitèrent. Cuthbert était à nouveau au milieu, assis sur ses rênes, la fronde en main, un éventail d’allumettes lucifères entre les lèvres.
Les pistoleros s’abattirent sur la Roche Suspendue comme des furies.
Vingt minutes après avoir renvoyé Sheemie vers le sud, Susan et Olive, à l’abrupt d’un tournant, se retrouvèrent face à face avec trois cavaliers qui tenaient le milieu de la route. Aux dernières lueurs du soleil couchant, Susan nota que celui du centre avait la main tatouée d’un cercueil bleu. C’était Reynolds et son cœur se serra.
Celui qui flanquait Reynolds sur sa gauche — il portait un chapeau blanc de meneur de chevaux plein de taches et avait une coquetterie dans l’œil — elle ne le connaissait point. Mais celui qui se trouvait à sa droite — et qui avait l’apparence d’un prédicateur au cœur de pierre — c’était Laslo Rimer. Ce fut à lui que Reynolds lança un coup d’œil, après avoir souri à Susan.
— Ma foi, Laslo et moi, on a même pas pu se trouver à boire pour expédier feu son frère, le Chancelier de Tout Ce Que Vous Voudrez et le Ministre de Très Grand Merci avec un mot ou deux, fit Reynolds. On était à peine en ville qu’on nous a persuadés de venir ici. Moi, j’voulais pas y aller, mais… bordel ! La vieille dame, c’est quelque chose ! Elle vous convaincrait un cadavre de tailler une pipe, si vous voulez bien me passer la crudité de cette expression. Je crois que votre tante a perdu une ou deux roues de sa charrette, sai Delgado. Elle…
— Vos amis sont morts, lui dit Susan.
Reynolds s’interrompit, puis haussa les épaules.
— Bah. Peut-être ben que si, peut-être ben que no. Moi, de toute façon, j’ai décidé de poursuivre ma route sans eux, même s’ils sont pas morts. Mais je pourrais rôder encore une soirée dans le coin. Cette Fête de la Moisson… j’en ai entendu tellement raconter sur comment les gens de l’Extérieur la fêtent. Leur feu de joie, en particulier.
Celui qui avait la coquetterie dans l’œil partit d’un rire gras.
— Laissez-nous passer, dit Olive. Cette fille n’a rien fait, ni moi non plus.
— Elle a aidé Dearborn à s’échapper, fit Rimer. L’assassin de votre mari et de mon frère. Ce n’est point là ce que j’appelle rien.
— Les dieux puissent-ils restaurer Kimba Rimer dans la clairière, dit Olive, mais la vérité, c’est qu’il a pillé la moitié du trésor de cette ville et ce qu’il n’a point remis à John Farson, il l’a gardé par-devers lui.
Rimer eut un mouvement de recul comme si on l’avait giflé.
— Vous ne saviez point que j’étais au courant ? Laslo, je devrais être furieuse d’avoir eu si peu de considération de la part de vous tous… mais à quoi bon vouloir de la considération de vous et de vos pareils ? J’en ai su assez pour me soulever le cœur, mais laissons cela. Je sais aussi que l’homme qui se trouve à vos côtés…
— Taisez-vous, marmonna Rimer.
— … est vraisemblablement celui qui a percé le cœur si noir de votre frère ; on a aperçu sai Reynolds au petit matin dans cette aile de Front de Mer, c’est ce qu’on m’a dit…
— La ferme, salope !
— … et c’est ce que je crois.
— Vaut mieux que vous fassiez ce qu’il dit, sai, tenez votre langue, lui conseilla Reynolds.
Sa bonne humeur nonchalante avait disparu. Susan songea : Il n’aime point qu’on sache ce qu’il a fait. Même s’il a la situation bien en main et même si le fait qu’on le sache ou non ne risque point de lui nuire. Mais il est amoindri sans Jonas. Très amoindri. Il le sait, ça aussi.
— Laissez-nous passer, dit Olive.
— Non, sai, je ne peux pas faire ça.
— Alors je vais vous y aider. Je peux ?
Pendant la palabre, Olive avait glissé subrepticement sa main sous son poncho outrageusement grand, d’où elle sortait maintenant une énorme pistola, à la crosse en ivoire jauni et au canon filigrané en vieil argent terni, couronné d’un rouet de cuivre.
Olive n’avait pas bien fait d’exhiber la chose — elle se prit dans son poncho et elle dut se débattre pour l’en dépêtrer. Elle n’avait pas bien fait de l’armer non plus, manœuvre dont elle vint à bout après deux essais et en mobilisant ses deux pouces. Mais les trois hommes furent réduits à quia, à la vue de l’antique arquebuse entre les mains de la veuve, Reynolds pas moins que les deux autres ; il était là sur son cheval, la mâchoire pendante. Jonas en aurait chialé.
— Tuez-la ! piaula une voix au timbre fêlé par la vieillesse dans le dos des hommes qui barraient la route. Qu’est-ce que vous attendez, espèces de goujats imbéciles ? TUEZ-LA !
Reynolds sursauta et porta la main sur son arme. Il avait beau être rapide, il avait concédé trop d’avance à Olive qui le battit à plates coutures. À l’instant où il dégainait le canon de son revolver, la veuve du Maire tenait déjà à deux mains la vieille pétoire et, plissant les yeux comme une gamine forcée d’avaler une potion amère, appuyait sur la détente.
Il y eut bien une étincelle, mais la poudre humide rendant un flop épuisé se volatilisa dans une bouffée de fumée bleue. Et la balle — assez grosse pour emporter le haut de la tête de Reynolds, eût-elle été tirée — resta dans le canon.
L’instant d’après, l’arme de ce dernier rugissait dans son poing. Le cheval d’Olive se cabra en hennissant. Et elle bascula du hongre, cul par-dessus tête, un trou noir dans la rayure orange de son poncho — la rayure qui barrait son cœur.
Susan s’entendit pousser un hurlement. Son cri lui parut provenir de très loin. Elle aurait pu continuer un certain temps si elle n’avait pas entendu le clip-clop des sabots d’un poney qui s’approchait, derrière les hommes barrant la route… et deviné. Avant même que celui à la coquetterie dans l’œil ne se soit écarté, elle avait deviné. Et ses cris cessèrent.
Le poney fourbu qui avait ramené la sorcière à Hambry avait été remplacé par un plus frais, mais c’étaient la même carriole noire, les mêmes symboles cabalistiques dorés, la même conductrice. Rhéa tenait les rênes dans ses mains terreuses et griffues, sa tête se balançant de côté et d’autre comme celle d’un vieux robot rouillé. Elle souriait à Susan sans bienveillance. Son rictus était celui d’un cadavre.
— Salut à toi, ma doucette, fit-elle, s’adressant à Susan comme la nuit, il y avait des semaines et des mois de ça, où cette dernière était venue à sa masure prouver son honnêteté. Cette nuit où Susan était venue la trouver en courant une bonne partie du chemin, tel était son entrain. À la clarté de la Lune des Baisers, le sang fouetté par l’exercice, rosie par l’effort, elle chantait « Amour Insouciant ».
— Tes p’tits potes de baise m’ont chipé mon cristal, tu sais, fit Rhéa, claquant de la langue pour arrêter le poney à quelques pas des cavaliers.
Reynolds lui-même baissa les yeux vers elle avec un malaise manifeste.
— M’ont pris mon joli glam, voilà ce qu’ils ont fait, les garnements. Les méchants, méchants garçons. Mais il m’a montré bien des choses pendant que j’l’avais encore, si fait. Il voit loin et de tous les côtés. J’ai oublié beaucoup de choses… mais point la voie par laquelle tu viendrais, ma douceur. Point celle que te ferait prendre cette sale garce qu’est morte, gisant là-bas dans la poussière de la route. Maintenant, faut que tu t’en retournes en ville.
Elle sourit plus largement, son rictus devenant par là quelque chose d’inexprimable.
— Le temps de la fête est venu, t’sais.
— Laissez-moi passer, dit Susan. Laissez-moi m’en aller, si vous ne voulez point avoir à en répondre auprès de Roland de Gilead.
Rhéa, ignorant ses paroles, s’adressa à Reynolds.
— Liez-lui les mains par-devant et mettez-la debout au fond de ma charrette. Y a du monde qui voudra la voir. Y pourront bien se rincer l’œil, mais c’est tout ce qu’ils auront. Si sa tante a fait de la bonne besogne, y en aura un paquet de par la ville. Préparez-moi ça, maint’nant, et traînez point.
Une idée traversa Alain comme l’éclair : on aurait pu les contourner — si Roland a dit la vérité, que seul importe le cristal du magicien, eh bien, il est à nous. On aurait pu les contourner.
Sauf, bien entendu, que c’était impossible. Cent générations de pistoleros dans leur sang clamaient le contraire. Tour ou pas Tour, ces voleurs ne devaient pas jouir de leur butin. Pas si on pouvait les en empêcher.
Alain, se penchant en avant, glissa à l’oreille de sa monture :
— Amuse-toi à te cabrer ou à faire un écart quand je vais me mettre à tirer et je te fais sauter ta putain de cervelle.
Roland les menait, son cheval plus puissant distançant ceux de ses compagnons. L’agrégat d’hommes le plus proche — cinq ou six seulement étaient à cheval, une dizaine environ examinaient une paire de bœufs qui avaient tiré les citernes jusque-là — se contenta de le fixer stupidement jusqu’à ce qu’il ouvre le feu. Alors, ils s’égaillèrent comme une volée de perdreaux. Roland fit mouche sur les cavaliers, dont les chevaux s’enfuirent, se déployant en éventail, traînant leurs rênes après eux (et dans un cas, le cadavre d’un soldat). Quelque part quelqu’un cria :
— Écumeurs ! Écumeurs ! À cheval, imbéciles !
— Alain ! hurla Roland tandis qu’ils fonçaient comme le vent. Devant les citernes, une double poignée de cavaliers et d’hommes armés joignaient leurs forces — éparpillaient leurs forces, plutôt — pour former tant bien que mal une ligne de défense.
— Maintenant ! Maintenant !
Alain leva la mitraillette et, la calant au creux de son épaule, se remémora le peu qu’il savait des armes automatiques : visée basse, balayage rapide et sans à-coups.
À peine eut-il effleuré la détente que la sulfateuse beugla dans l’air empoussiéré, reculant contre son épaule qu’elle martela de saccades en série, et cracha un feu aveuglant par le bout de son canon perforé. Alain arrosa de gauche à droite, visant au-dessus des défenseurs qui se dispersaient en hurlant, le flanc métallique des citernes.
Le troisième « tanker » implosa bientôt. Le bruit qu’il fit ne ressemblait à aucune autre explosion qu’Alain eût déjà entendue : un déchirement guttural, musculaire, qu’accompagna un brillant éclair rouge orangé. La coquille d’acier sauta en deux moitiés. L’une d’elles gicla en tournoyant dans les airs à trente mètres de là et atterrit dans le désert, réduite à une masse flamboyante ; l’autre s’éleva tout droit en une colonne de fumée noire et grasse. Une roue de bois tourbillonna dans le ciel comme un disque de feu avant de retomber dans une traînée d’étincelles et de flammèches.
Les hommes fuyaient en débandade — certains à pied, d’autres couchés sur l’encolure de leurs canassons, le regard béant de panique.
Une fois arrivé au bout de la colonne de citernes, Alain inversa la manœuvre. La mitraillette lui brûlait les doigts, à présent, mais il ne relâcha pas la détente pour autant. En ce bas monde, il fallait utiliser tout ce qui vous tombait sous la main tant que ça fonctionnait encore. Le cheval, sous lui, galopait comme s’il avait compris le moindre mot qu’Alain lui avait murmuré à l’oreille.
Une autre ! Il m’en faut une autre !
Mais avant qu’il ait pu faire sauter une nouvelle citerne, l’arme se tut — elle s’enraya peut-être, ou bien était-elle vide. Alain s’en débarrassa et dégaina son revolver. Près de lui, zing, sifflait la fronde de Cuthbert, audible malgré les cris des hommes, les sabots des chevaux, le ronflement de la citerne en flammes. Alain suivit des yeux un big bangueur qui, après avoir décrit un arc crachotant dans le ciel, tomba à l’endroit précis qu’avait visé Cuthbert : dans la mare de pétrole qui baignait les roues d’une citerne marquée SUNOCO. Un instant, Alain put distinguer clairement la dizaine de trous qui pointillaient le revêtement de la citerne — trous dont il était l’auteur, grâce à la mitraillette de sai Lengyll — puis le big bangueur explosa avec un craquement et un éclair. Un instant plus tard, l’enfilade de trous sur le flanc de la citerne se mit à miroiter : le pétrole juste en dessous prenait feu.
— Tirez-vous ! hurla un homme au couvre-chef de campagne décoloré. Elle va sauter ! On va tous sau…
Alain lui tira dessus, lui explosant la moitié du visage et l’étendant pour le compte d’un coup de sa vieille botte crevassée. L’instant d’après, la seconde citerne sauta. Un panneau d’acier enflammé gicla latéralement, atterrit dans la flaque de pétrole brut qui s’agrandissait sous une troisième citerne qui, à son tour, explosa. Des nuées de fumée noire montèrent dans l’air comme celles d’un bûcher funéraire ; elles obscurcirent le jour en tirant un voile graisseux devant le soleil.
On avait fait à Roland — en même temps qu’aux quatorze autres apprentis pistoleros — une description précise des six principaux lieutenants de Farson sans exception ; aussi reconnut-il sans hésiter celui qui courait vers la remuda : George Latigo. Roland aurait pu le faucher dans sa course, mais l’ironie voulait qu’en ce cas, cela leur ménagerait une échappatoire plus évidente qu’il ne le souhaitait.
Il tua à la place l’homme qui courait à la rencontre de Latigo.
Ce dernier, pivotant sur ses talons, fusilla Roland d’un regard plein de haine. Puis il se remit à courir, hélant un autre homme, criant en direction des cavaliers qui s’étaient regroupés tant bien que mal au-delà de la zone d’incendie.
Deux autres citernes explosèrent, martelant avec des poings d’acier les tympans de Roland à qui il sembla que l’air de ses poumons était aspiré par une lame de fond. Le plan voulait qu’Alain perfore les citernes et que Cuthbert les bombarde ensuite d’un tir nourri de big bangueurs qui enflammeraient les fuites de pétrole. Le pétard que ce dernier tira bientôt parut confirmer que ce plan était parfaitement réalisable, mais ce fut la dernière fois que Cuthbert eut recours à sa fronde, ce jour-là. Si la facilité avec laquelle les pistoleros avaient infiltré le périmètre de l’ennemi et la confusion provoquée par leur charge dès l’origine pouvaient être attribuées au manque d’expérience et à l’épuisement, la disposition des citernes était une erreur qui revenait à Latigo, et à lui seul. Il les avait fait ranger serré sans même y réfléchir et, à présent, elles explosaient à la chaîne. Une fois la conflagration déclenchée, il n’existait plus la moindre chance de l’arrêter. Avant même que Roland ne lève le bras gauche et n’en brasse l’air pour signifier à Alain et à Cuthbert de s’en tenir là, leur tâche était remplie. Le campement pétrolier de Latigo n’était plus qu’un brasier et les plans d’assaut motorisé de John Farson s’envolaient en volutes de fumée noire que déchiquetait en lambeaux le vent de la fin de año.
— En avant ! cria Roland. En avant, en avant, en avant !
Ils éperonnèrent leurs montures à bride abattue en direction de l’ouest, vers Verrou Canyon. Tandis qu’ils s’éloignaient, Roland sentit à un moment une balle lui frôler en bourdonnant l’oreille gauche. Ce fut, à sa connaissance du moins, le seul coup de feu tiré sur eux au cours de l’attaque des citernes.
Latigo était dans un état de fureur quasi extatique, une rage si parfaite qu’elle menaçait de lui faire sauter les neurones, ce qui fut probablement une bénédiction pour lui… car cela l’empêcha de se demander quelle serait la réaction de l’Homme de Bien en apprenant ce fiasco. Pour le moment présent, tout ce dont se souciait Latigo, c’était de capturer les hommes qui lui avaient tendu cette embuscade… si une embuscade en plein désert était simplement concevable.
Les hommes ? Non.
Les garçons qui avaient fait ça.
Latigo savait très bien qui ils étaient ; s’il ignorait comment ils s’étaient retrouvés dans le coin, il savait parfaitement de qui il s’agissait et leur équipée allait s’arrêter ici même, à l’est des bois et du contrefort des collines.
— Hendricks ! brailla-t-il.
Ce dernier au moins avait fait en sorte de garder ses hommes — une demi-douzaine, et tous à cheval — près de la remuda.
— À moi, Hendricks !
Alors qu’Hendricks s’avançait vers lui, Latigo pirouetta dans l’autre sens et aperçut un petit groupe qui restait là à regarder brûler les citernes. Leurs bouches béantes et leurs figures de jeunes débiles lui donnèrent envie de hurler en piétinant le sol, mais il refusa de se livrer à une telle démonstration. Il maintenait un maigre rayon de concentration sur les auteurs du raid, qu’il ne devait sous aucun prétexte laisser s’échapper.
— Vous ! hurla-t-il en direction des hommes.
Seul l’un d’eux se retourna ; Latigo se dirigea vers eux à grandes enjambées, dégainant son pistolet chemin faisant. Il le fourra dans la main de celui qui s’était retourné au son de sa voix et désignant au hasard l’un de ceux qui n’avaient pas bougé, lui ordonna :
— Descends-moi ce con.
Le visage hébété, tel un homme qui se croit en train de rêver, le soldat leva le pistolet et tua celui que Latigo avait pointé du doigt. L’infortuné s’abattit dans un méli-mélo convulsif des abattis. Les autres se retournèrent.
— Bien, fit Latigo, récupérant son arme.
— Chef ! s’écria Hendricks. Je les vois, chef ! Je vois l’ennemi à découvert !
Deux autres citernes explosèrent. Quelques échardes métalliques volèrent en hennissant dans leur direction. Certains baissèrent la tête ; Latigo ne broncha pas. Pas plus qu’Hendricks. Un bon élément. Que Dieu soit loué qu’il y en ait au moins un de sa trempe au milieu de ce cauchemar.
— Je les course, chef ?
— Je vais prendre tes hommes et les courser moi-même, Hendricks. Mets-moi ces marauds-là en selle.
Il balaya du bras les balourds dont l’attention détournée des citernes en flammes s’était portée sur le cadavre de leur camarade.
— Rassemble-m’en autant que tu pourras. Est-ce que tu as un clairon ?
— Oui, chef, Raines, chef !
Hendricks jeta un regard à la ronde, fit un signe et un gamin boutonneux à l’air effaré s’avança sur sa monture. Un clairon cabossé au bout d’un cordon effrangé pendait de travers sur sa chemise.
— Raines, fit Latigo, tu restes avec Hendricks.
— Oui, chef.
— Réunis le plus grand nombre d’hommes possible, Hendricks, mais ne traîne pas. Ils se dirigent vers le canyon, et je crois bien qu’on m’a dit qu’il est en cul-de-sac. Si c’est un box canyon, on va se faire un carton.
Hendricks se fendit d’un rictus.
— Oui, chef.
Derrière eux, les citernes continuaient de sauter.
Roland jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : la taille de la colonne de fumée noire s’élevant dans les airs l’estomaqua. Devant lui, il distinguait très nettement les broussailles qui obstruaient en majeure partie l’entrée du canyon. Et bien que le vent soufflât dans la mauvaise direction, il entendait à présent le zonzon à rendre fou de la tramée.
De la main, il intima à Cuthbert et à Alain de ralentir l’allure. Profitant qu’ils avaient encore les yeux fixés sur lui, il défit son bandana, le tressa comme une corde et le renoua de manière à s’en couvrir les oreilles. Cuthbert et Alain le copièrent. C’était mieux que rien.
Les pistoleros continuèrent leur route vers l’ouest, leurs ombres se projetant derrière eux comme celles de grues mécaniques sur le sol du désert. Se retournant encore une fois, Roland aperçut deux groupes distincts de cavaliers lancés à leurs trousses. Latigo devait être à la tête du premier contingent, calcula Roland, retenant délibérément ses hommes, pour que les deux troupes puissent joindre leurs forces et mener une attaque conjuguée.
Bien, se dit-il.
Les trois continuèrent à se diriger vers Verrou Canyon en rang serré, freinant eux aussi leurs chevaux pour permettre à leurs poursuivants de réduire la distance. De temps à autre, un bruit sourd frappait l’air et un tremblement secouait le sol en se propageant chaque fois qu’une citerne encore intacte sautait à son tour. Roland n’en revenait toujours pas que l’affaire eût été si facilement et rondement menée — surtout après l’affrontement avec Jonas et Lengyll, qui aurait dû aiguillonner l’ardeur au combat des hommes postés ici. Et pourtant, cela avait été d’une facilité enfantine. Cela lui rappela une lointaine Fête de la Moisson où lui et Cuthbert — ils ne devaient avoir guère plus de sept ans — étaient passés en courant devant une rangée de pantins, un bâton à la main et les avaient déquillés l’un après l’autre, comme ça, bang-bang-bing-bang-bang.
Le gazouillis de la tramée s’insinuait dans son cerveau en dépit du bandana, lui emplissant les yeux de larmes. Dans son dos, il entendait les cris et les houps de leurs poursuivants. Cela le mettait aux anges. Les hommes de Latigo, ayant fait le compte des forces en présence — vingt contre trois — sans parler des leurs qui accouraient à bride abattue et en nombre pour prendre part à la bataille, n’avaient plus la queue basse.
Roland poussa Flash en avant, en direction de la brèche dans l’entassement de broussailles qui marquait l’entrée de Verrou Canyon.
Hendricks surgit à la hauteur de Latigo, respirant comme un soufflet de forge, le teint vivement coloré.
— Chef ! Je demande à faire mon rapport !
— Accordé.
— J’ai vingt hommes et trois fois plus au moins sont en train de nous rejoindre au galop.
Latigo ne réagit pas. Ses yeux n’étaient que deux mouchetures d’un bleu glacial. Sous sa moustache, ses lèvres dessinèrent un fin sourire d’avidité.
— Rodney, fit-il, prononçant le prénom d’Hendricks d’un ton caressant, presque comme un amoureux.
— Chef ?
— Je crois qu’ils vont y pénétrer, Rodney. Oui… regarde. J’en suis sûr. Dans deux minutes, il sera trop tard : ils ne pourront plus reculer.
Il leva son arme, dont il posa le canon sur son avant-bras, et tira sur les trois cavaliers qui le précédaient, par pure exaltation.
— Oui, chef. Très bien, chef.
Hendricks, se retournant, fit violemment signe à ses hommes de se rapprocher, encore et encore.
— Pied à terre ! cria Roland à ses deux compagnons quand ils atteignirent l’enchevêtrement broussailleux.
Il s’en dégageait une odeur à la fois sèche et huileuse, comme d’un bûcher qui n’attend que d’être allumé. Il ignorait si leur renonciation à faire pénétrer leurs chevaux dans le canyon mettrait la puce à l’oreille de Latigo ou pas, et peu lui importait. C’étaient de bonnes montures, des pur-sang de Gilead et, au cours des derniers mois, Flash était devenu son ami. Il n’emmènerait ni lui ni aucun autre cheval à l’intérieur du canyon, où ils seraient pris en tenaille entre le feu et la tramée.
Les garçons mirent pied à terre en un éclair, Alain décrocha le sac du pommeau de sa selle et le mit en bandoulière. Les chevaux de Cuthbert et Alain s’enfuirent immédiatement, hennissant à tout va, le long de l’empilement de broussailles. Flash, pour sa part, s’attarda un instant, fixant Roland.
— Va, lui dit Roland en lui frappant la croupe. Va donc.
Flash partit au galop, sa queue flottant après lui. Cuthbert et Alain se faufilèrent par la brèche dans les broussailles. Roland les suivit, vérifiant d’un coup d’œil que la traînée de poudre n’avait pas disparu. Elle s’y trouvait toujours et était encore sèche — il n’était pas tombé une goutte de pluie depuis le jour où ils l’avaient déposée là.
— Cuthbert, dit-il. Allumettes.
Ce dernier lui en tendit une poignée. Il souriait si fort que c’était miraculeux qu’il ne les ait pas semées en route.
— On les a réchauffés pour la journée, pas vrai, Roland ? Si fait !
— Et comment, tu l’as dit, renchérit Roland, souriant à son tour. Allez maintenant. Regagnez cette cheminée en saillie.
— Laisse-moi faire, Roland, plaida Cuthbert. Suis Alain et permets-moi de rester, je t’en prie. J’ai toujours eu une âme d’incendiaire.
— Non, dit Roland. Cela m’incombe. Ne discute pas. Va. Et dis à Alain de prendre bien soin du cristal du Magicien, quoi qu’il arrive.
Cuthbert l’observa un instant encore, puis opina.
— Ne mets pas trop longtemps.
— Non.
— La chance soit avec toi, Roland.
— Et le double du compte pour toi.
Cuthbert s’éloigna d’un bon pas, faisant craquer sous ses bottes les débris de roches qui tapissaient le sol du canyon. Il rejoignit Alain, qui salua Roland de la main. Ce dernier lui rendit son salut puis se baissa quand une balle claqua suffisamment près de sa tempe pour donner une chiquenaude au bord de son chapeau.
Il se tapit à gauche de la brèche dans les broussailles et scruta les alentours, le vent le frappant en plein visage. Les hommes de Latigo se rapprochaient rapidement. Plus rapidement qu’il ne l’avait escompté. Si jamais le vent éteignait les lucifères…
Avec des si… ça suffit. Courage, Roland… courage… attends-les de pied ferme…
Il tint bon, à croupetons, une allumette non grattée dans chaque main, guettant à présent derrière un écran de branches entrelacées. L’odeur de mesquite lui emplissait les narines, combattue en sous-main par la puanteur du pétrole enflammé. Le bourdonnement de la tramée devenait entêtant, lui donnant le vertige, le rendant étranger à lui-même. Il se souvint de ce qu’il avait ressenti dans la tornade rose, transporté dans les airs… et comme il avait été arraché à sa vision de Susan. Dieu bénisse Sheemie, songea-t-il vaguement. Il aura fait en sorte qu’elle soit en sécurité à la tombée du jour. Mais la plainte foireuse de la tramée semblait se moquer de lui, lui demander s’il n’y avait pas eu davantage à voir.
Latigo et ses hommes franchissaient au grand galop les trois cents derniers mètres qui les séparaient de l’entrée du canyon ; le groupe qui les suivait se rapprochait aussi à toute allure. Il serait difficile pour ceux qui étaient en tête de s’arrêter tout à coup sans risquer d’être désarçonnés.
Il était grand temps. Roland coinça l’une des lucifères entre ses dents et la frotta devant lui. Elle s’alluma, expédiant une étincelle d’amertume sur le tapis humide de sa langue. Avant que la tête de la lucifère ne se consume tout à fait, Roland l’approcha de la traînée de poudre. S’embrasant aussitôt, elle se déroula tel un ruban jaune vif vers la gauche, sous l’extrémité nord du tas de broussailles.
Roland se précipita dans la brèche — assez large pour permettre le passage de deux chevaux galopant de front — tenant déjà la seconde lucifère entre ses dents. Il la craqua à peine fut-il à l’abri du vent, puis la laissa tomber dans la tranchée garnie de poudre ; dès qu’il entendit siffler et crachoter, il tourna les talons et détala.
Mère et père, fut la première pensée qui vint bouleverser Roland — un souvenir enfoui si profond, et si inattendu qu’il avait tout d’une gifle. Au Lac Saroni.
Quand donc s’étaient-ils rendus au Lac Saroni, magnifique étendue d’eau au nord de la Baronnie de Gilead ? Roland n’arrivait pas à se le rappeler. Il savait seulement qu’il était tout petit et qu’il y avait une belle plage de sable où jouer à son aise, parfaite pour un aspirant bâtisseur de châteaux tel que lui. Et c’est ce qu’il avait fait un jour de
(vacances ? Étaient-ce des vacances ? Mes parents ont-ils une fois vraiment pris des vacances ?)
leur voyage, et il avait levé les yeux ; quelque chose — peut-être seulement des cris poussés par les oiseaux décrivant des cercles au-dessus du lac — lui avait fait lever la tête, et il avait vu son père et sa mère, Steven et Gabrielle Deschain, sur le rivage, qui lui tournaient le dos, chacun enlaçant la taille de l’autre, et contemplaient l’eau turquoise sous le bleu d’un ciel d’été. Comme son cœur s’était gonflé d’amour pour eux deux ! Ah l’infini de l’amour qui, s’entrelaçant à l’espoir et à la mémoire en une tresse à trois brins des plus solides, semble la Tour Claire érigée dans le cœur et dans l’âme de chaque être humain.
Cependant, ce n’était pas de l’amour qu’il ressentait à présent, mais de la terreur. Les silhouettes vers lesquelles il courait au fond du canyon (le fond rationnel du canyon) n’étaient ni Steven de Gilead ni Gabrielle d’Arten, mais Cuthbert et Alain, ses deux compères. Ils ne se tenaient pas non plus enlacés par la taille, mais par la main, comme les enfants d’un conte de fées, égarés dans une forêt de légende des plus menaçantes. Les oiseaux qui décrivaient des cercles dans le ciel étaient des vautours et non plus des mouettes, et ce qui miroitait, couronné de brume, devant les deux garçons, n’était pas de l’eau.
Mais la tramée. Sous les yeux de Roland, Cuthbert et Alain se mirent à avancer vers elle.
— Arrêtez-vous ! leur cria-t-il. Au nom de vos pères, arrêtez-vous !
Mais ils poursuivirent leur avancée. Ils marchaient main dans la main en direction de la zone blanche qui frangeait le chatoiement vert de cette fumerolle. La tramée gémissait de plaisir, roucoulait des mots doux et tendres, promettait des récompenses. Sa chaleur engourdissante vous dépossédait de votre énergie avant de vous entamer le cerveau.
N’ayant pas le temps de les rejoindre, Roland fit la seule chose qui lui vint à l’esprit : il pointa l’un de ses revolvers au-dessus de leurs têtes et tira. La déflagration sonna comme sur une enclume dans l’espace restreint du canyon et, un instant, son écho en ricochet couvrit la plainte de la tramée. Les deux garçons s’arrêtèrent à quelques centimètres seulement de son scintillement délétère. Roland s’attendait à tout moment à ce qu’elle les agrippe comme elle avait cueilli l’oiseau volant près du sol, la nuit où ils étaient venus reconnaître les lieux, sous la Lune du Colporteur. Il appuya deux fois encore sur la détente, tirant toujours en l’air, les détonations allant frapper les parois rocheuses qui les répercutèrent.
— Pistoleros ! cria-t-il. À moi ! À moi !
Alain se retourna le premier, ses yeux sidérés paraissaient flotter dans son visage strié par la poussière. Cuthbert fit un nouveau pas en avant, le bout de ses bottes disparaissait déjà dans l’écume d’argent verdâtre qui délimitait la tramée (le grommellement geignard de la chose augmenta d’un ton, comme par anticipation), mais alors Alain le tira en arrière par la bride de son sombrero. Cuthbert trébucha contre un gros éclat de rocher et fit une chute plutôt rude. Quand il releva la tête, son regard était redevenu clair.
— Mes dieux ! murmura-t-il, avant de se remettre tant bien que mal sur ses pieds.
Roland remarqua que le bout de ses bottes avait disparu, proprement sectionné, comme par une paire de cisailles de jardinier. Ses gros orteils dépassaient.
— Roland, hoqueta-t-il, alors qu’avec Alain, ils s’avançaient en chancelant vers lui. Roland, on a failli y rester. Ça parle.
— Oui, j’ai entendu. Venez. On n’a pas le temps.
Il les guida jusqu’à l’encoche dans la paroi du canyon, priant qu’ils puissent l’escalader suffisamment vite pour éviter d’être criblés de balles… ce qu’ils ne manqueraient pas d’être si Latigo arrivait avant qu’ils ne soient à bonne hauteur.
Une odeur, âcre et acide, commença à se diffuser dans l’air — celles de baies de genièvre mises à bouillir dans un alambic. Et les premières vrilles d’une fumée d’un blanc grisâtre flottèrent jusqu’à eux.
— Cuthbert, tu passes en premier. Alain, tu le suis. Moi, je ferme la marche. Grimpez vite, les gars. Votre vie en dépend.
Les hommes de Latigo s’engouffraient par la brèche dans le mur de broussailles comme de l’eau dans un entonnoir, élargissant le goulet au fur et à mesure. La couche végétale inférieure se consumait déjà mais, dans l’excitation de la poursuite, nul d’entre eux ne remarqua ces flammes discrètes ni ne trahit qu’il les avait remarquées. La fumée âcre passa de même inaperçue ; la puanteur du pétrole brûlé avait émoussé leur odorat. Latigo lui-même, qui menait la colonne, Hendricks sur ses talons ou tout comme, n’avait qu’une idée en tête ; deux mots qui lui martelaient l’esprit, triomphalement et méchamment : Box canyon ! Box canyon ! Box canyon !
Cependant, plus il s’enfonçait au galop dans Verrou Canyon, plus quelque chose venait brouiller ce mantra, les sabots de son cheval clic-claquant avec légèreté entre les éboulis rocheux et
(les ossements)
les cages thoraciques et crânes blanchis de bovins empilés. Ce quelque chose était une sorte de bourdonnement, un geignement d’un larmoyant exaspérant, une stridulation persistante. Il en avait les yeux qui s’humectaient. Pourtant, si fort que fût ce son (s’il s’agissait bien d’un son ; tant cela semblait provenir de l’intérieur de lui-même), il le repoussa, se raccrochant à son mantra :
(box canyon box canyon je les ai acculés dans un cul-de-sac, un box canyon)
Il lui faudrait affronter Walter quand tout serait terminé, et peut-être même Farson, et il n’avait pas la moindre idée de ce que serait son châtiment pour avoir perdu les citernes… mais on verrait tout ça plus tard. Pour le moment, il s’agissait de tuer ces salopards de quoi j’me mêle.
Devant lui, le canyon faisait un coude vers le nord. Ils devaient se trouver au-delà, cet au-delà ne devant probablement pas aller chercher très loin. Acculés au fond du canyon, ils tâcheraient de se terrer derrière d’éventuels éboulis. Latigo réunirait toutes les armes en sa possession et les débusquerait par des tirs massifs en ricochet. Ils se rendraient, les mains en l’air, espérant qu’on leur ferait grâce. Mais cet espoir serait vain. Après ce qu’ils avaient fait, les ravages qu’ils avaient causés…
Au moment où Latigo franchissait le coude que faisait la paroi du canyon, son pistolet déjà pointé, son cheval poussa un cri… un cri de femme… et se cabra. Latigo, cramponné au pommeau de sa selle, se débrouilla pour ne pas vider les étriers, mais les sabots postérieurs de sa monture dérapèrent sur la couche d’éboulis et l’animal s’abattit comme une masse. Latigo lâcha le pommeau, sautant pour se dégager ; il prit conscience que le son qui lui vrillait en catimini les oreilles était devenu dix fois plus fort tout à coup et que son bourdonnement accru faisait tressauter ses globes oculaires dans leurs orbites, lui picotait fort désagréablement les couilles et occultait le mantra qui lui avait martelé le crâne avec tant d’obstination.
La persistance du zonzon de la tramée dépassait de loin, de très loin tout ce que Latigo aurait pu faire avec.
Autour de lui, des chevaux filaient comme l’éclair tandis qu’il s’étalait accroupi à demi ; chevaux poussés en avant, bon gré mal gré, par l’affluence en rangs serrés des cavaliers qui s’introduisaient par la brèche deux par deux (puis trois par trois au fur et à mesure qu’elle s’élargissait et que la montagne de broussailles s’embrasait sur toute sa longueur), avant de reprendre du champ après avoir franchi ce goulet d’étranglement, sans avoir pleinement conscience que le canyon lui-même n’était rien d’autre qu’un goulet d’étranglement.
Latigo entrevoyait confusément le noir des queues, le gris des antérieurs et le pommelé des fanons ; il apercevait des chaparajos, des jeans et des bottes embarrassées dans les étriers. Il tenta de se relever quand un fer à cheval sonna contre le bas de son crâne. Son chapeau lui évita d’être assommé, mais il retomba lourdement à genoux, tête baissée comme un homme en prière, les yeux pleins de petites étoiles, la nuque immédiatement baignée de sang qui jaillissait de l’entaille que le sabot avait ouverte au passage.
Maintenant il entendait crier d’autres chevaux. Crier des hommes aussi. Il se redressa encore une fois, toussant et crachant la poussière soulevée par les chevaux autour de lui (poussière elle aussi des plus âcres ; elle lui irritait la gorge comme de la fumée) et repéra Hendricks qui tâchait à coups d’éperon de diriger sa monture à l’est et au sud à contre-courant du flux continu de cavaliers, sans y parvenir. Le dernier tiers du canyon était une sorte de marécage à l’eau verdâtre et fumante qui devait dissimuler des sables mouvants, car le cheval d’Hendricks paraissait s’y être embourbé. La bête cria à nouveau, tentant de se cabrer. Son arrière-train chassa. Hendricks enfonçait sans relâche ses bottes dans les flancs de sa monture, s’efforçant de le mettre en branle, mais peine perdue, car le cheval ne voulait pas — ou bien ne pouvait pas — bouger. Ce bourdonnement affamé emplissait les oreilles de Latigo et semblait emplir le monde entier.
— En arrière ! Faites demi-tour !
Il essaya de hurler ces mots, mais n’émit tout au plus qu’un coassement enroué. Les cavaliers continuaient à passer devant lui au grand galop, soulevant une poussière, bien trop épaisse pour n’être que de la poussière. Latigo reprit son souffle afin de crier plus fort — il fallait qu’ils fassent demi-tour, quelque chose n’était affreusement pas normal à Verrou Canyon —, mais termina en toussant de plus belle sans réussir à prononcer un seul mot.
Cris des chevaux.
Puanteur de la fumée.
Et partout, emplissant le monde de sa démence, ce zonzon plaintif, geignard, pleurard, abject et servile.
Le cheval d’Hendricks s’abattit, les yeux fous, ses dents mordant l’air enfumé et des caillots de bave aux lèvres. Hendricks chut dans l’eau stagnante pleine de vapeurs, sauf que ça n’avait rien à voir avec de l’eau. Ça s’anima quand il en frappa la surface ; il lui poussa des mains vertes et une bouche verte sournoise ; ça griffa sa joue dont la chair fondit, griffa son nez que ça trancha, griffa ses yeux que ça arracha des orbites. Ça entraîna Hendricks vers le fond, mais juste avant, Latigo entrevit sa mâchoire dénudée, piston sanglant de son hurlement plein de dents.
Quelques hommes voyant ça tentèrent d’échapper à ce piège vert. Ceux qui y réussirent furent pris par le travers par la nouvelle vague de cavaliers — dont certains, incroyable mais vrai, gueulaient encore à gorge déployée des cris de guerre perçants. Un surplus de montures et de cavaliers se retrouvèrent chassés dans le chatoiement vert, qui s’empressa de les accueillir. Latigo, sonné et sanguinolent, se tenait comme un homme seul debout au milieu d’une débandade panique — exacte définition de ce qui se passait ; il reconnut soudain le soldat auquel, lui, Latigo, avait donné son arme. Cet individu qui, obéissant à son ordre, avait descendu l’un de ses compadres pour réveiller les ardeurs des autres, se jeta au bas de sa selle avec un hurlement et, tandis que son cheval plongeait au sein du magma verdâtre, s’arrangea pour lui échapper en rampant sur le ventre. Il essaya de se relever et, voyant deux cavaliers lui foncer dessus, se protégea le visage de ses mains. Un instant plus tard, il était sauvagement piétiné.
La clameur des blessés et des mourants retentissait à tous les échos dans le canyon enfumé, mais Latigo les entendait à peine. Ce qu’il entendait par-dessus tout, c’était ce bourdonnement, ce son qui était presque une voix. Qui l’invitait à sauter en son sein. D’en terminer ici. Pourquoi pas ? Tout était fini, non ? Complètement fini.
Mais il lutta pour s’en éloigner, à présent en mesure de progresser ; le débit des cavaliers inondant le canyon se tarissait. Certains d’entre eux, à une cinquantaine de mètres du coude, avaient même réussi à faire tourner bride à leurs montures. Ils n’en restaient pas moins des silhouettes fantomatiques, égarées dans la fumée qui s’épaississait.
Ces salopards roublards ont mis le feu aux broussailles derrière nous. Dieux du ciel et de la terre, je crains bien que nous ne soyons piégés ici.
Incapable de donner un ordre — car, chaque fois qu’il reprenait son souffle, il était pris d’une quinte de toux — il intercepta néanmoins un cavalier au passage — dix-sept ans et toutes ses dents — qu’il fit dégringoler de sa selle. Le gamin chuta tête la première, allant s’ouvrir le crâne sur un bloc de rocher en saillie. Latigo l’avait remplacé sur le cheval avant que les pieds du gosse aient fini de gigoter.
Il fit pivoter le cheval d’un coup sec, l’éperonnant en direction de l’entrée du canyon, mais n’avait pas couvert vingt mètres que le blanc nuage de la fumée le suffoquait. Le vent la balayait dans ce sens. Latigo distinguait — avec difficulté — la lueur orangée des broussailles en flammes, du côté du désert.
Refaisant tourner bride à sa nouvelle monture, il repartit par où il était venu. D’autres chevaux surgirent à l’improviste de la brume épaisse. Latigo en heurta un et vida les étriers pour la seconde fois en cinq minutes. Il se reçut sur les genoux, se remit sur pied tant bien que mal et, le vent le poussant dans le dos, avança en flageolant, toussant jusqu’au haut-le-cœur, les yeux rouges et ruisselants.
Il y eut un léger mieux, une fois passé le coude du canyon au nord, mais ça n’allait pas durer. Le bord de la tramée n’était plus qu’un amalgame de chevaux — tournicotant en tous sens, les pattes cassées pour la plupart — et d’hommes qui rampaient en hurlant. Latigo aperçut plusieurs chapeaux flottant à la surface verdâtre du vivant organisme qui emplissait le fond du canyon de ses jérémiades ; il aperçut aussi des bottes, des gourmettes, des bandanas ; l’instrument bosselé du jeune clairon, toujours agrémenté de son cordon effrangé.
Venez, entrez donc, telle était l’invite du vert chatoiement et Latigo trouvait son zonzon doté d’un étrange pouvoir d’attraction… presque intime. Venez donc me rendre visite, prenez vos aises, soyez en repos, soyez en paix, soyez au mieux.
Latigo braqua son arme, déterminé à lui tirer dessus. Il ne croyait pas que ça pouvait être tué, mais il se souviendrait du visage de son père et n’en tirerait pas moins.
Sauf qu’il n’en fit rien. Le pistolet lui échappa des doigts et il avança — d’autres autour de lui faisaient de même à présent — puis pénétra dans la tramée. Le bourdonnement augmentait de plus en plus, emplissant ses oreilles jusqu’à oblitérer les autres sons.
Tout autre son.
Roland et ses amis virent tout ça du haut de l’encoche en saillie, où ils avaient fait halte en enfilade à quelque cinq mètres du sommet. Ils assistèrent à cette confusion pleine de cris et de hurlements, à ce manège de panique, aperçurent des hommes en train de se faire piétiner, des cavaliers et leurs montures entraînés dans la tramée… puis, au final, ceux qui y pénétrèrent de leur plein gré.
Cuthbert était le plus proche du sommet, puis venaient successivement Alain et Roland, lequel se tenait sur une arête rocheuse de quinze centimètres de large, cramponné à un affleurement juste au-dessus de sa tête. Depuis leur position avantageuse, ils pouvaient voir ce que les hommes se débattant en contrebas dans leur enfer enfumé étaient dans l’incapacité de remarquer : à savoir, que la tramée prenait de l’ampleur, s’étirait, rampait vers eux comme la marée montante.
Roland, sa soif guerrière étanchée, n’avait aucune envie d’assister à ce qui se passait là, en bas, sans pouvoir cependant en détacher ses yeux. Le geignement de la tramée — exprimant à la fois la couardise et le triomphe, la joie et la tristesse, la perte et la découverte — le tenait encordé de liens d’une douceur poisseuse. Il demeura là, hypnotisé, comme ses amis au-dessus de lui, même quand la fumée commença à s’élever et son odeur piquante le secoua d’une toux sèche.
Des hommes criaient en perdant la vie dans la fumée épaisse en contrebas. Ils s’y débattaient comme des fantômes. Mais le brouillard les gommait, devenant plus compact et montant le long des parois du canyon comme de l’eau. Les chevaux hennissaient de désespoir sous l’effet de cette mort blanche et âcre. Le vent en se jouant creusait sa surface de tourbillons. La tramée vrombissait et, au-dessus de son emplacement, la fumée se colorait d’une nuance mystique d’un vert très pâle.
Puis, à la fin des fins, les hommes de John Farson cessèrent de crier.
Nous les avons tués, songea Roland dans un mélange malsain d’horreur et de fascination. Puis : Non, pas nous. Moi. Moi seul les ai tués.
Combien de temps serait-il resté là, Roland n’en sut jamais rien — peut-être jusqu’à ce que la fumée ne vienne l’engloutir, aussi bien — car Cuthbert, qui avait repris son ascension, lâcha tout à trac trois mots sur un ton où la surprise le disputait à l’effarement.
— Roland ! La lune !
Roland tressaillit et leva les yeux. Le ciel avait pris une teinte veloutée d’un violet sombre. Son ami se découpait contre lui, regardant vers l’est ; et la lune montante baignait son visage d’un orange fiévreux.
Orange, mais oui, zonzonnait la tramée dans sa tête. Riait dans sa tête. Orange comme la nuit où tu es venu ici pour me compter. Orange comme un feu. Orange comme un feu de joie.
Comment peut-il faire presque noir ? s’écria-t-il en son for intérieur. Mais il connaissait la réponse — oui, il la connaissait très bien. Le temps s’était ressoudé, un point c’est tout, comme les strates géologiques s’étreignent à nouveau, une fois la dispute du tremblement de terre vidée.
Le crépuscule était venu.
Le lever de lune avait suivi.
Roland, frappé de terreur comme par un coup de poing en pleine poitrine, recula d’un sursaut sur l’étroite corniche. Il chercha à tâtons l’affleurement rocheux au-dessus de sa tête, mais cet effort pour retrouver l’équilibre lui parut très loin de lui ; une bonne part de son être était à nouveau prise dans la tornade rose, comme avant qu’elle ne l’emporte et ne lui montre la moitié du cosmos. Peut-être le cristal du magicien ne lui avait-il montré ce qui se trouvait à des mondes et des mondes de là que pour éviter de lui révéler ce qui allait bientôt advenir tout près de lui.
Je tournerais bride si je croyais sa vie vraiment en danger, avait-il dit. Sur-le-champ.
Et si le cristal l’avait su ? S’il ne pouvait pas mentir, ne pouvait-il pas vous égarer ? Ne pouvait-il pas l’emporter au loin pour lui montrer une sombre terre et une tour plus sombre encore ? Mais il lui avait montré autre chose, chose qui ne lui revenait qu’à présent : un maigrichon en salopette de fermier qui lui avait dit… quoi donc ? Pas tout à fait ce qu’il avait cru, pas ce qu’il avait entendu toute sa vie ; pas Longue vie à toi, longue vie à tes récoltes, mais…
— Mort, murmura-t-il aux rochers qui l’entouraient. Mort à toi, longue vie à mes récoltes. Charyou tri. Voilà ce qu’il a dit : Charyou tri. Vienne la Moisson.
Orange, pistolero, ricana une vieille voix au timbre fêlé dans sa tête. La voix de la sorcière du Cöos. La couleur des feux de joie. Charyou tri, fin de año, telles sont les anciennes coutumes dont seuls subsistent les pantins aux mains rouges… jusqu’à ce soir. Ce soir, on remet en vigueur les anciennes coutumes, comme il faut qu’elles le soient de temps à autre. Charyou tri, sale enfançon, charyou tri : ce soir, tu vas payer pour ce que tu as fait à mon doux Ermot. Ce soir, tu vas payer pour tout ce que tu as fait. Vienne la Moisson.
— Grimpe ! hurla-t-il, frappant le derrière d’Alain. Grimpe, mais grimpe donc ! Au nom de ton père, grimpe !
— Roland, qu’est-ce que… ?
Alain eut l’air de tomber des nues, mais ne s’en mit pas moins à grimper, passant d’une prise à l’autre, criblant ce faisant le visage de Roland levé vers lui de petits cailloux. Ce dernier, louchant contre leur chute, rejoignit Al et le poussa au cul d’une tape, comme un cheval.
— Grimpe, aux noms des dieux ! cria-t-il. Il n’est peut-être pas encore trop tard !
Mais il n’en pensait pas un mot. La Lune du Démon s’était levée, il avait vu sa clarté orange baigner le visage de Cuthbert de son délire, et il en savait plus long. Dans sa tête, le zonzon dément de la tramée, cette plaie ulcérant la réalité dans sa chair, se joignait au rire dément de la sorcière, et il en savait plus long.
Mort à toi, longue vie aux récoltes. Charyou tri.
Oh, Susan…
Rien ne fut très clair pour Susan tant qu’elle ne vit point l’homme à longue chevelure rousse, dont le chapeau de paille échouait à masquer le regard de tueur d’agneaux ; l’homme aux mains pleines de spathes de maïs. C’était le premier, rien qu’un simple fermier (elle l’avait entrevu une fois ou deux au Marché d’En Bas, pensa-t-elle ; l’avait même salué d’un signe de tête, à l’instar des campagnards et il lui avait retourné son salut) se tenant non loin de l’embranchement de la Grand-Route et de l’ancienne voie du Silk Ranch. Il se dressait au clair de lune. Jusqu’à ce qu’ils arrivent à sa hauteur, rien n’était encore clair pour elle ; quand il l’eut bombardée des spathes de maïs alors qu’elle passait lentement devant lui, debout dans la carriole, les mains liées, la corde au cou et la tête baissée, tout s’éclaira.
— Charyou tri, lança-t-il, prononçant presque avec douceur ces paroles du Vieux Peuple que Susan n’avait plus entendues depuis son enfance, ces mots qui signifiaient « Vienne la Moisson », mais aussi autre chose. Quelque chose de caché, de secret, qui avait à voir avec la racine du mot, char, qui ne signifiait qu’une seule chose : la mort. Quand les spathes sèches voltigèrent jusqu’à ses bottes, elle comprit parfaitement quel était le secret ; comprit aussi qu’il n’y aurait jamais pour elle ni bébé ni mariage dans la lointaine contrée féerique de Gilead, aucun hall où elle et Roland seraient unis et félicités sous les illuminations électriques, qu’il n’y aurait pour elle ni de mari ni d’autres douces nuits d’amour ; tout cela était fini. Le monde avait changé et tout cela était fini, fini avant d’avoir vraiment commencé.
Elle savait en revanche qu’on l’avait mise à l’arrière de la charrette, debout à l’arrière de la charrette et que l’unique Chasseur du Cercueil survivant lui avait passé un nœud coulant autour du cou. « Ne vous avisez pas de vous asseoir », lui avait-il dit, presque en s’excusant. « Je n’ai pas envie que vous vous étrangliez, ma jolie. Au cas où la charrette ferait un cahot et que vous tombiez, je tâcherai que le nœud reste lâche mais, si jamais vous faites mine de vous asseoir, je serai obligé de serrer. Ce sont ses ordres. »
Il avait désigné Rhéa de la tête, assise le dos droit sur le siège de la carriole, tenant les rênes entre ses doigts difformes.
— C’est elle qui commande dorénavant.
Et il en avait été ainsi ; en approchant de la ville, c’était toujours le cas. Quoi que la possession de son glam eût fait à son corps, quoi que sa perte eût causé à son mental, ses pouvoirs n’en étaient pas amoindris pour autant ; ils semblaient même avoir augmenté, comme si elle avait découvert une autre source où les abreuver, momentanément s’entend. Des hommes qui auraient pu la briser comme un fétu de paille sur leur genou obéissaient à ses ordres aussi aveuglément que des enfants.
De plus en plus d’hommes se joignaient au cortège au fur et à mesure que cet après-midi de la Moisson dévidait son maigre cours vers la nuit ; une demi-douzaine précédait la charrette, chevauchant de concert avec Rimer et l’individu à la coquetterie dans l’œil, une bonne dizaine la suivait avec à leur tête Reynolds qui tenait enroulée autour de sa main tatouée l’extrémité de la corde passée autour du cou de Susan. Cette dernière ignorait qui étaient ces hommes et d’où ils sortaient.
Rhéa avait emmené cette colonne grossissant à vue d’œil un peu plus loin au nord, avant d’obliquer vers le sud-ouest en empruntant la vieille route du Silk Ranch, qui revenait vers la ville en serpentant. Dans les faubourgs est d’Hambry, elle rejoignait la Grand-Route. Même dans l’état d’hébétude qui était le sien, Susan avait remarqué que la vieille jeteuse de sorts progressait lentement, se calquant sur le déclin du soleil, ne claquant point de la langue à l’adresse de son poney pour le presser, mais le freinant des rênes, jusqu’à ce que l’or de l’après-midi se ternisse, du moins. Quand ils avaient croisé le fermier solitaire aux traits émaciés, un homme bien sans nul doute, petit propriétaire de sa ferme, où il travaillait dur des premières lueurs du jour aux derniers feux du crépuscule et chef de famille qui aimait les siens (mais oh bien sûr, il avait ces yeux de tueur d’agneaux sous le bord de son chapeau cabossé), Susan comprit aussi pourquoi ils avançaient si lentement. Rhéa attendait le lever de la lune.
N’ayant aucun dieu vers lequel se tourner, Susan adressa ses prières à son père.
Pa ? Si tu m’entends, aide-moi à être la plus forte possible, et à être digne de lui, digne de son souvenir. Aide-moi aussi à rester digne à mes propres yeux. Ni pour ma sauvegarde ni pour mon salut, mais pour ne point leur donner la satisfaction de voir ma souffrance et ma peur. Quant à lui, aide-le aussi…
— Garde-le en sécurité, murmura-t-elle. Garde mon amour sauf ; emmène mon amour sans encombre où qu’il aille, réjouis son cœur de quiconque il verra et fais qu’il réjouisse le cœur de tous ceux qui le verront.
— Tu fais tes prières, ma chérie ? lui demanda la vieille sans se retourner.
Sa voix rauque suintait de fausse compassion.
— Pour sûr, tu fais bien de te réconcilier avec les Puissances d’En Haut tant que tu le peux encore — avant que ta salive ne soit complètement asséchée dans ta gorge en feu !
Jetant la tête en arrière, elle caqueta son rire à tout va, ses rares cheveux épars raides comme des balais se hérissaient, orange dans la clarté de cette lune boursouflée.
Leurs chevaux, Flash en tête, les avaient ralliés en entendant le cri de désarroi de Roland. Ils se tenaient non loin de là, leurs crinières ondulant sous le vent, et secouaient la tête en hennissant de déplaisir, chaque fois que le vent tombait, car leur parvenait alors aux naseaux une bouffée de l’épaisse fumée blanche s’élevant du canyon.
Roland ne prêtait attention ni aux chevaux ni à la fumée. Il ne quittait pas des yeux le sac qu’Alain portait en bandoulière. À l’intérieur, le cristal avait repris vie ; dans l’obscurité grandissante, le sac semblait puiser comme une étrange luciole rose. Roland tendit les mains vers lui.
— Donne-le-moi !
— Roland, je ne sais pas si…
— Donne-le-moi, sacré nom de ton visage !
Alain lança un regard à Cuthbert, qui opina… puis leva les mains au ciel, trahissant une lassitude déroutée.
Roland arracha le sac de l’épaule d’Alain avant que ce dernier ait eu le temps d’esquisser un geste. Le Pistolero, y plongeant la main, en sortit le cristal. Il était d’une roseur intense, une vraie Lune du Démon rose et non orange.
Derrière eux et en dessous, la plainte exaspérante de la tramée montait et descendait, sans cesse.
— Ne regarde pas cette chose en face, chuchota Cuthbert à Alain. Surtout pas, au nom de ton père.
Roland pencha son visage au-dessus du cristal palpitant, dont la lumière ruisselait sur son front et ses joues, noyant ses yeux de son éclat éblouissant.
Dans l’Arc-en-Ciel de Maerlyn, il la vit, elle — Susan, la fille du meneur de chevaux, la gente damoiselle à sa fenêtre. Il la vit debout à l’arrière d’une carriole noire ornée de symboles dorés, celle de la vieille sorcière. Reynolds suivait, à cheval. Il tenait le bout d’une corde qui faisait un nœud coulant autour du cou de Susan. La carriole roulait en direction du Cœur Vert, avançant à une lenteur processionnelle. Tout au long de Hill Street se pressait une foule dont le fermier aux yeux de tueur d’agneaux avait représenté l’avant-garde — tous ces habitants d’Hambry et de Mejis, privés de leur fête, à qui on allait donner en lieu et place l’attraction d’un antique et sombre rituel : Charyou tri, vienne la Moisson, mort à toi, longue vie à nos récoltes.
Un murmure muet parcourut cette foule comme s’enfle la houle et on se mit à lui lancer des projectiles — d’abord, des spathes de maïs, puis des tomates pourries, des patates et des pommes, pour finir. L’une d’elles lui frappa la joue. Elle chancela, faillit tomber, puis se redressa, levant son visage gonflé, mais toujours aussi joli à voir, que la lune bariola. Elle regardait droit devant elle.
— Charyou tri, murmuraient-ils.
Si Roland ne les entendait pas, il lisait ces mots-là sur leurs lèvres. Il aperçut Stanley Ruiz, Pettie, Gert Moggins et Frank Claypool, l’adjoint à la jambe cassée ; Jamie McCann aussi, celui qui aurait dû être le Gars de la Moisson de cette année. Au total, une bonne centaine de personnes que Roland avait connues (et appréciées pour la plupart) pendant son séjour à Mejis. Et voilà qu’à présent, les mêmes bombardaient l’amour de sa vie de spathes de maïs et autres légumes, l’amour de sa vie, debout sans défense à l’arrière de la charrette de Rhéa, mains liées devant elle.
Malgré sa progression lente, la carriole atteignit le Cœur Vert, ses lanternes de papier de toutes les couleurs et son carrousel muet où nul enfant ne faisait de tour de manège en riant aux éclats… non, pas cette année. La foule, sans cesser de psalmodier les deux mêmes mots, s’ouvrit. Roland distingua le bois entassé en pyramide du futur feu de joie. Disposés en rond, dos appuyé au poteau central, jambes bosselées ballantes, une ribambelle de pantins aux mains rouges montaient la garde autour du bûcher. Il y avait une place vide dans leur cercle, un trou qui attendait qu’on vienne le combler.
Alors une femme vêtue de noir se détacha de l’assistance. Elle tenait un seau à la main et l’une de ses joues était marquée comme au fer d’une traînée de cendres. Elle…
Roland se mit à crier, répétant le même mot encore et encore : non, non, non, non, non, non ! La lumière rose gagnait en brillance à chaque non, comme si l’horreur qu’il exprimait fortifiait et revigorait le cristal. À présent, à chaque pulsation, Cuthbert et Alain distinguaient la forme du crâne du Pistolero sous la peau.
— Il faut qu’on le lui enlève, dit Alain. On le doit, sinon il va le pomper jusqu’à la moelle. Il est en train de le tuer !
Cuthbert approuva du chef et fit un pas en avant. Il agrippa le cristal, mais ne put l’arracher des mains de Roland. Les doigts du Pistolero semblaient soudés à la boule.
— Frappe-le ! intima-t-il à Alain. Frappe-le encore, il le faut !
Mais Alain aurait aussi bien pu frapper un morceau de bois. Roland ne chancela même pas sous le coup. Il continua de hurler cette unique négation… Non ! Non ! Non ! Non !… et le cristal pulsait de plus en plus vite, agrandissant la plaie qu’il avait ouverte en lui, aspirant son chagrin comme du sang neuf.
— Charyou tri ! cria Cordélia Delgado, se précipitant comme une flèche de l’endroit où elle s’était tenue embusquée. La foule l’acclama et au-delà, dans le ciel, la Lune du Démon cligna de l’œil, complice aurait-on dit.
— Charyou tri, garce sans parole ni foi ! Charyou tri !
Elle jeta le contenu du seau sur sa nièce : la peinture éclaboussa les pantalons de Susan et ganta d’écarlate ses mains liées. Elle regarda passer la charrette devant elle avec un atroce rictus. La cendre souillait fortement sa joue ; sur son front pâle, une veine se contorsionnait comme un ver de terre.
— Garce ! hurla Cordélia, les poings serrés ; elle se lança dans une sorte de gigue grotesque, sautillant sur ses pieds, ses genoux osseux tricotant sous sa robe. Longue vie à nos récoltes ! Mort à la garce ! Charyou tri ! Vienne la Moisson !
La carriole roula plus loin ; Cordélia disparut du champ de vision de Susan, comme une cruelle apparition de plus au sein d’un cauchemar qui allait se terminer bientôt. Oiseau et ours, lièvre et poisson, songea-t-elle. Sauve-toi, Roland ; emporte mon amour avec toi. C’est mon vœu le plus profond.
— Emparez-vous d’elle ! hurla Rhéa. Emparez-vous de cette garce ! Rôtissez-la avec ses mains rouges d’assassine ! Charyou tri !
— Charyou tri ! répondit la foule comme un seul homme.
Une forêt de mains volontaires se dressa au clair de lune ; quelque part explosèrent des pétards, salués par les rires d’excitation des enfants.
Susan, soulevée de la charrette, passa de main en main au-dessus de la foule jusqu’au bûcher ; à la voir ainsi manipulée, on aurait dit une héroïne de guerre accueillie en triomphe à son retour dans ses foyers. La peinture dégouttant de ses mains traçait des larmes rouges sur leurs visages avides, tendus vers elle. La lune regardait tout ça de haut, éteignant les lampions sous son rougeoiement.
— Oiseau et ours, lièvre et poisson, murmura-t-elle au moment où on la projeta sur le tas de bois sec à sa place désignée ; la foule tout entière psalmodiait à l’unisson maintenant, Charyou TRI ! Charyou TRI ! Charyou TRI !
— Oiseau et ours, lièvre et poisson.
Il s’efforça de se rappeler comment il avait dansé avec elle, ce soir-là. S’efforça de se rappeler comment ils avaient fait l’amour dans la saulaie. S’efforça de se rappeler leur première rencontre sur la route dans l’obscurité : Grand Merci, sai, quelle heureuse rencontre que la nôtre, n’est-ce pas ? lui avait-il dit. Et en dépit de tout, en dépit de cette fin lamentable avec les anciens voisins de Susan métamorphosés au clair de lune en gobelins déchaînés, en dépit de la douleur et de la trahison, en dépit de ce qui allait suivre, il avait dit la vérité, oui : tous deux avaient fait une heureuse rencontre, très heureuse, en effet.
— Charyou TRI ! Charyou TRI ! Charyou TRI !
Des femmes vinrent empiler des spathes de maïs sèches aux pieds de Susan. Plusieurs la giflèrent (peu lui importait ; son visage boursouflé d’ecchymoses semblait anesthésié) et l’une d’elles — Misha Alvarez, Susan avait donné des leçons d’équitation à sa fille — lui cracha aux yeux avant de s’écarter d’une gambade espiègle, agitant les mains vers le ciel en s’esclaffant. À un moment, Susan aperçut Coraline Thorin, chamarrée d’amulettes de la Moisson, chargée d’une brassée de feuilles mortes qu’elle déversa sur elle ; elles lui voletèrent tout autour, ondée aromatique et crépitante.
Puis sa tante réapparut, flanquée de Rhéa. Chacune portait une torche. Elles s’arrêtèrent devant elle et Susan sentit l’odeur de la poix qui grésillait.
Rhéa leva sa torche vers la lune.
— CHARYOU TRI ! s’écria-t-elle de sa voix éraillée.
— CHARYOU TRI ! reprit la foule en chœur.
Cordélia leva sa torche à son tour.
— VIENNE LA MOISSON !
— VIENNE LA MOISSON ! lui firent-ils écho.
— L’heure est venue, ma garce, roucoula Rhéa. L’heure de baisers plus enflammés que ceux que ton amant ne t’a jamais donnés !
— Meurs donc, toi sans parole ni foi, chuchota Cordélia. Longue vie aux récoltes, mort à toi.
Elle fut la première à lancer sa torche dans le tas de spathes de maïs qui arrivait aux genoux de Susan ; Rhéa y lança la sienne, à peine une seconde plus tard. Les feuilles sèches prirent feu aussitôt, aveuglant Susan d’un jaune éblouissant.
Elle avala une dernière goulée d’air frais et, après l’avoir réchauffée dans son cœur, la libéra dans un cri de défi :
— JE T’AIME, ROLAND !
La foule recula avec force murmures, comme soudain prise de malaise devant ce qu’elle venait de faire, maintenant qu’il était trop tard pour le défaire ; ce n’était plus un pantin de chiffon, mais une avenante jeune fille qu’ils connaissaient tous, une des leurs, qu’ils avaient poussée, les mains peintes en rouge et pour quelque folle raison, dans le feu de joie de la Nuit de la Moisson. Ils auraient pu la sauver, un instant de plus leur eût-il été concédé — certains du moins l’auraient pu —, mais c’était trop tard. Le bois sec prit ; sa longue chevelure blonde flamba sur son front comme une couronne.
— JE T’AIME, ROLAND !
Au terme de sa vie, elle avait conscience de la chaleur, mais d’aucune souffrance. Elle eut le temps de se remémorer les yeux de Roland, des yeux d’un bleu couleur du ciel aux premières lueurs de l’aube. Elle eut le temps de repenser à lui sur l’Aplomb, galopant à bride abattue sur Flash, ses cheveux bruns voletant sur ses tempes et bandana au vent ; de le revoir rire avec une liberté et une aisance qu’il ne retrouverait jamais plus au cours de la longue existence qui s’étirait devant lui bien au-delà de la sienne à elle, et ce fut son rire qu’elle emporta avec elle en s’éteignant, fuyant lumière et chaleur dans le noir soyeux et consolant, sans cesser de l’appeler par son nom, d’en appeler à l’oiseau et à l’ours, au lièvre et au poisson.
On ne distinguait plus aucun mot dans ses cris à la fin, pas même non ; il poussait des hurlements de bête éventrée, ses mains collées au cristal, dont la pulsation était celle d’un cœur emballé. Il la regarda brûler à l’intérieur.
Cuthbert tenta à nouveau d’éloigner de lui ce maudit objet, sans pouvoir réussir. Il fit alors la seule chose qui lui vint à l’esprit — dégainant son revolver, il en visa le cristal et arma le chien du pouce. Il courait le risque de blesser Roland et il se pourrait que le cristal en volant en éclats l’aveuglât, mais il n’avait pas le choix. S’ils ne faisaient pas quelque chose, le glam le tuerait.
Mais cela lui fut épargné. Comme s’il avait aperçu l’arme de Cuthbert et compris ce que cela signifiait, le cristal s’obscurcit aussitôt, masse inerte entre les mains de Roland. Le corps de ce dernier, dont le moindre muscle raidi d’horreur tremblait sous l’outrage, se détendit. Roland s’effondra d’un bloc, ses doigts lâchant enfin leur prise sur le cristal, son ventre amortissant la chute de la précieuse boule ; après lui avoir échappé, elle roula doucement sur le sol pour venir s’arrêter non loin de l’une de ses mains mollement étendues. Plus rien ne brûlait maintenant en son sein obscur, si ce n’est une étincelle orange maléfique — infime reflet de la Lune du Démon montante.
Alain fixait le cristal avec une terreur respectueuse mêlée de dégoût ; le fixait comme un animal féroce momentanément assoupi… mais qui se réveillera pour mieux mordre.
Il s’avança, bien décidé à le réduire en poudre sous sa botte.
— Comment oses-tu ! l’en empêcha Cuthbert d’une voix rauque.
Agenouillé près de Roland amorphe, il regardait Alain, la lune se levait dans ses yeux sous la forme de deux cailloux brillants.
— Comment oses-tu après tous les malheurs et toutes les morts qu’il nous a fallu traverser pour l’avoir. N’y songe même pas.
Alain le fixa un instant avec incertitude, se disant qu’il devrait passer outre et détruire cet objet maudit, de toute façon… les malheurs subis ne justifiaient en rien ceux encore à venir, et tant que la chose qui gisait sur le sol resterait entière, elle n’apporterait à quiconque que du malheur. C’était une machine de malheur, et rien d’autre, qui avait tué Susan Delgado. Il avait beau ne pas avoir vu dans le cristal ce que Roland, lui, y avait vu, voir le visage de son ami lui avait suffi. Ça avait tué Susan et ça en tuerait d’autres si on le laissait entier.
Mais alors il songea au ka et recula. Par la suite, il devait le regretter amèrement.
— Remets-le dans son sac, fit Cuthbert. Et viens m’aider à relever Roland. Il faut qu’on s’en aille d’ici.
Le sac gisait non loin, petit tas froissé sur le sol agité par le vent. Alain ramassa le cristal, détestant le contact de sa surface courbe et lisse, s’attendant à ce qu’il reprenne vie à son toucher. Il n’en fit rien cependant. Alain le glissa dans le sac qu’il remit en bandoulière. Puis, il s’agenouilla près de Roland.
Il ignorait combien de temps ils tentèrent infructueusement de le faire revenir à lui — mais la lune était montée assez haut dans le ciel pour avoir repris sa teinte argentée et la fumée qui s’échappait du canyon à gros bouillons avait commencé à se dissiper, il n’en savait pas plus. Jusqu’à ce que Cuthbert lui dise que ça suffisait comme ça ; qu’il allait leur falloir l’attacher en travers de la selle de Flash et chevaucher avec lui dans cette position. S’ils atteignaient la partie fortement boisée de la Baronnie avant l’aube, ajouta Cuthbert, ils seraient en sécurité… mais il leur faudrait aller au moins jusque-là. Ils avaient écrasé les hommes de Farson avec une facilité sidérante mais, selon toute vraisemblance, les rescapés réuniraient leurs forces dès le lendemain. Mieux valait pour eux être loin avant que cela ne se produise.
Et ce fut ainsi qu’ils quittèrent Verrou Canyon et la côte maritime de Mejis : chevauchant vers l’ouest sous la Lune du Démon, Roland couché en travers de sa selle comme un cadavre.
Ils passèrent le jour suivant dans El Bosque, la forêt qui s’étendait à l’ouest de Mejis à attendre que Roland reprenne ses esprits. En voyant arriver l’après-midi et Roland toujours plongé dans le coma, Cuthbert dit à son compagnon :
— Vois si tu peux l’atteindre avec le shining.
Alain prit les mains de Roland entre les siennes et, réunissant toute sa force de concentration, se pencha au-dessus du visage pâle et endormi de son ami. Il demeura ainsi une bonne demi-heure. Finalement, il secoua la tête, lâcha les mains de Roland et se releva.
— Rien à faire ? demanda Cuthbert.
Alain fit non de la tête en soupirant.
Ils lui fabriquèrent un travois de branches de pin afin de lui éviter de passer une autre nuit couché sur sa selle (à défaut de tout le reste, Flash semblait nerveux de transporter son maître ainsi) et poursuivirent leur course : ils n’empruntèrent pas la Grand-Route — cela aurait été bien trop dangereux — mais des voies parallèles. Roland demeura inconscient le jour suivant (ils avaient laissé Mejis derrière eux à présent et les deux garçons ressentirent une profonde crise de mal du pays, inexplicable mais aussi irrépressible que le mouvement des marées) et assis de part et d’autre de leur ami, Alain et Cuthbert se dévisageaient tout en surveillant le faible va-et-vient de sa poitrine.
— Est-ce que quelqu’un plongé dans le coma peut mourir de faim ou de soif ? s’interrogea Cuthbert. C’est impossible, n’est-ce pas ?
— Si, dit Alain. Je crois que ça peut arriver.
Ils venaient de connaître une longue nuit de périple éprouvante pour les nerfs. Aucun des deux garçons n’avait fermé l’œil la veille, mais ce jour-là, ils dormirent comme des souches, la tête enfouie sous les couvertures pour masquer le soleil. Ils se réveillèrent à quelques minutes d’intervalle à son coucher, alors que la Lune du Démon, décroissante depuis deux jours, se levait au travers d’un banc de nuages tourmentés, annonciateurs de la première des grandes tempêtes d’automne.
Roland, redressé sur son séant, avait sorti le cristal du sac. Il le tenait dans ses bras, éclat de magie obscurci aussi mort que le regard du Gai Luron. Les yeux de Roland, morts eux aussi, fixaient avec indifférence les sentes forestières baignées de lune. Il consentit à manger, mais pas à dormir. Il consentit à boire aux cours d’eau qu’ils rencontrèrent chemin faisant, mais pas à parler. Et il ne consentit point à se séparer du fragment de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn qu’ils ramenaient de Mejis, après l’avoir payé un prix aussi élevé. Il ne brilla pas pour lui, cependant.
Du moins pas, songea une fois Cuthbert, tant qu’Al et moi sommes réveillés pour le voir.
Comme Alain ne réussissait pas à obliger Roland à détacher ses mains du cristal, il posa les siennes sur les joues de son ami, faisant jouer le shining pour l’atteindre. Sauf qu’il n’y avait plus rien à atteindre, plus rien de présent. Ce qui chevauchait à leurs côtés, vers l’Ouest, vers Gilead, n’était ni Roland ni même le fantôme de Roland. Comme la lune une fois son cycle accompli, Roland s’en était allé.