Pour la première fois depuis
(des heures ? des jours ?)
le Pistolero se tut. Il resta un instant à fixer le bâtiment à l’est de l’endroit où ils se trouvaient (avec le soleil derrière, le palais de verre n’était plus qu’une forme noire nimbée d’or), les avant-bras calés sur les genoux. Puis prenant l’outre posée près de lui sur l’asphalte, il l’éleva au-dessus de son visage et, bouche ouverte, la renversa.
Il but à la régalade — ses compagnons voyaient sa pomme d’Adam s’activer tandis que, s’étant rallongé sur la bande d’arrêt d’urgence, il laissait couler le contenu de la gourde un peu au hasard — comme si se désaltérer n’était pas de première nécessité pour lui. L’eau dégoulinait sur son front marqué de rides profondes, ruisselait sur ses paupières closes et le long de ses tempes, venait stagner dans le creux triangulaire à la base de sa gorge, mouillait ses cheveux qu’elle rendait plus sombres.
Reposant enfin l’outre de côté, il resta étendu ainsi, les yeux fermés, les bras allongés au-dessus de sa tête, comme un homme succombant au sommeil. De la vapeur s’élevait en délicates volutes de son visage humide.
— Ahhh, fit-il.
— Tu te sens mieux ? demanda Eddie.
Le Pistolero souleva les paupières, laissant apercevoir ce regard d’un bleu délavé, et pourtant si effrayant dans son genre.
— Oui. Je ne comprends pas comment cela se peut ni pourquoi je redoutais tellement de faire ce récit… oui, je me sens mieux.
— Un ologue de la psyché pourrait probablement te l’expliquer, fit Susannah, mais je doute fort que tu l’écouterais.
Les mains au creux des reins, elle s’étira en faisant la grimace… mais cette grimace n’était qu’un réflexe. La douleur et l’ankylose auxquelles elle s’était attendue étaient absentes et, à l’exception d’un léger craquement au bas de la colonne vertébrale, elle n’eut pas la satisfaction d’entendre le concert de cracs, clacs et plops habituel.
— Laisse-moi te dire un truc, fit Eddie. Ça donne tout son sens à l’expression « se soulager le cœur ». Depuis combien de temps on est là, Roland ?
— Une nuit à peine.
— Les esprits ont tout fait en une seule nuit, dit Jake d’un ton rêveur.
Il était assis en tailleur et Ote, installé au creux du losange formé par ses jambes croisées, levait vers lui ses yeux brillants, cerclés d’or.
Roland se redressa sur son séant, s’épongeant le visage de son bandana, et regarda Jake intensément.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Ce n’est pas de moi. Mais d’un certain Charles Dickens. Il a écrit cette phrase dans Un conte de Noël. En une seule nuit, hum ?
— Est-ce que tu sens dans ton corps que ça a pris plus longtemps ?
Jake fit non de la tête. Il se sentait tout à fait comme un matin au réveil — et même mieux que certains. Il avait envie de pisser, mais n’avait pas les dents du fond qui baignaient ni rien de ce genre.
— Eddie ? Susannah ?
— Je me sens en forme, répondit Susannah. Ce qui ne serait sûrement pas le cas après une nuit blanche, et encore moins après plusieurs.
— Ça me rappelle un peu l’époque où j’étais junkie… fit Eddie.
— Comme tout et n’importe quoi, non ? le coupa Roland d’un ton sec.
— Oh, elle est bonne, celle-là ! répliqua Eddie. Y a de quoi hurler de rire. Le prochain train qui nous fait le coup de la folie, c’est toi qui t’y colleras pour lui poser les questions bêtes. Ce que je voulais dire, c’est qu’à force de passer des nuits et des nuits à planer, tu t’habitues à te sentir maxi vaseux et à côté de la plaque chauffante quand tu te lèves le matin… tête lourde, nez bouché, cœur qui cogne, verre pilé dans la colonne. Tu peux croire ton vieux pote Eddie sur parole, suivant comment tu te sens le matin, tu peux dire si la dope est bonne pour toi ou pas. Bref, t’en as tellement l’habitude — moi du moins, je l’avais — que lorsque tu passes une nuit sans, tu te réveilles le matin, tu t’assieds au bord du lit et tu te dis comme ça dans ta tête : qu’est-ce qui m’arrive, putain ? Ch’uis malade ou quoi ? J’me sens zarbi. j’aurais pas fait un infarctus en dormant des fois ?
Jake éclata de rire, puis se plaqua la main sur la bouche avec une violence telle qu’on eût dit qu’il voulait non seulement le stopper mais se le ravaler dans la gorge.
— Pardon, dit-il. Ça m’a fait penser à mon père.
— Encore un de la confrérie, hein ? dit Eddie. Bref, je m’attends à avoir mal partout, à être crevé, à craquer de partout quand je marche… mais je crois bien que tout ce qu’il me faut pour me sentir d’aplomb, c’est d’aller pisser un coup dans les buissons.
— Et de manger un morceau ? demanda Roland.
Le petit sourire qu’Eddie avait arboré jusque-là s’évanouit.
— Cette histoire m’a coupé l’appétit. Je n’ai pas du tout faim.
Eddie porta Susannah au bas du remblai et la déposa dans un bouquet de lauriers pour qu’elle y fasse ses besoins. Jake était à une centaine de mètres plus loin, vers l’est, dans un bosquet de bouleaux. Roland avait dit que, pour les siens, il utiliserait la bande d’arrêt urgent, puis froncé le sourcil quand ses amis de New York lui avaient éclaté de rire au nez.
Susannah ne riait plus quand elle sortit des buissons. Son visage était sillonné de larmes. Eddie ne lui posa pas de question ; il savait tout. Lui-même avait lutté contre cette envie.
Il la prit doucement dans ses bras et elle enfouit son visage dans son cou. Ils demeurèrent ainsi un petit moment.
— Charyou tri, finit-elle par dire, le prononçant à la manière de Roland : chair-you-tri, en accentuant légèrement la dernière voyelle.
— Ouais, « vienne la moisson » fit Eddie, songeant qu’un Charlie d’un autre nom n’en était pas moins un CharlieP[10]. Comme supposait-il, une rose était une rose était une rose.
Levant la tête vers lui, elle se mit à s’essuyer ses yeux noyés de larmes.
— Avoir vécu tout ça, dit-elle à voix basse… en jetant un coup d’œil vers le remblai de l’autoroute pour s’assurer que Roland ne se trouvait pas là à les guetter. Et à quatorze ans.
— Ouais, à côté, mes aventures genre Panique à Needle Park paraissent anodines. En un sens, pourtant, je suis presque soulagé.
— Soulagé ? Pourquoi ?
— Parce que j’ai cru qu’il allait nous raconter qu’il l’avait tuée de ses propres mains. Pour sa putain de Tour.
Susannah le regarda au fond des yeux.
— Mais c’est ce qu’il croit avoir fait. Tu n’as pas compris ?
Une fois à nouveau réunis, et à la vue de certaines provisions, tous tant qu’ils étaient décidèrent qu’ils mangeraient bien quelque chose, après tout. Roland partagea entre eux les derniers burritos (peut-être qu’un peu plus tard dans la journée, on s’fera une halte dans le prochain Boing Boing Burgers, histoire de voir ce qui reste, songea Eddie) et ils les attaquèrent de bon cœur. Tous, sauf Roland. Il prit son burrito et, après l’avoir gratifié d’un coup d’œil, regarda ailleurs. Eddie surprit sur le visage du Pistolero une nuance de tristesse qui le vieillissait et lui donnait un air perdu. Eddie en eut le cœur serré, mais il ne savait que faire pour y remédier.
Jake, de dix ans plus jeune que lui, le savait, lui. Il se leva, s’approcha de Roland, s’agenouilla à ses côtés et, passant ses bras autour du cou du Pistolero, le serra contre lui.
— Je suis triste que tu aies perdu ton amie, dit-il.
Le visage de Roland se crispa et, un instant, Eddie fut persuadé qu’il allait perdre la face. Trop de temps écoulé entre deux étreintes, peut-être. Beaucoup, beaucoup trop de temps. Eddie dut détourner les yeux. Le Kansas au matin, se dit-il, un spectacle que tu n’espérais jamais voir. Fous-toi ça sous la dent pour le moment, et laisse-le respirer.
Quand il regarda Roland de nouveau, ce dernier s’était repris. Jake était assis près de lui et Ote avait posé son long museau sur l’une des bottes du Pistolero. Roland mangeait son burrito. Lentement, et sans beaucoup de goût… mais il mangeait.
Une main fraîche — celle de Susannah — se faufila dans celle d’Eddie. Il la prit entre les siennes.
— Une seule nuit, s’émerveilla-t-elle.
— Corporellement parlant, du moins, fit Eddie. Mais mentalement…
— Qui sait ? approuva Roland. Raconter une histoire change toujours le cours du temps. En tout cas, dans mon monde à moi.
Il sourit. Ce qui était inattendu, comme d’habitude. Et comme d’habitude, cela métamorphosait son visage, le rendait presque beau. Voyant cela, Eddie s’imagina sans peine comment une fille avait pu s’amouracher du Roland d’autrefois. À une époque où il était déjà grand mais ni vieux ni si moche ; à une époque où la Tour n’avait pas encore tout à fait assuré son emprise sur lui.
— À mon avis, c’est pareil dans tous les mondes, mon chou, dit Susannah. Je peux te poser quelques questions avant qu’on reparte ?
— Si tu veux.
— Que t’est-il arrivé ? Combien de temps… t’es-tu « en allé » ?
— Tu as raison, je me suis en allé. J’ai voyagé. Vagabondé, plutôt. Mais pas dans l’Arc-en-Ciel de Maerlyn, à vrai dire… je ne pense pas que j’aurais pu en revenir, si j’y étais entré alors que j’étais encore… affaibli… Chacun de nous a son cristal de magicien, bien sûr. Ici.
Il se tapota le front avec gravité, juste entre les sourcils.
— C’est là que je me suis en allé. C’est là que j’ai voyagé, tandis que mes amis voyageaient vers l’est en ma compagnie. C’est là que peu à peu j’ai repris des forces. Je restais cramponné au cristal, je voyageais dans ma tête et j’allais mieux. Mais le cristal n’a plus jamais brillé pour moi, sauf à la toute fin… quand les remparts du château et les tours de la ville furent en vue. S’il s’était réveillé plus tôt…
Il haussa les épaules.
— S’il s’était réveillé avant que j’aie récupéré suffisamment d’énergie mentale, je crois que je ne serais pas en train de vous parler. Parce que n’importe quel monde — même un monde rose sous un ciel de cristal — aurait été préférable à un monde sans Susan. Je suppose que la force qui animait le cristal savait cela… et qu’elle a attendu.
— Mais quand il a brillé de nouveau pour toi, il t’a dit tout le reste, dit Jake. Obligatoirement. Il t’a raconté les faits que tes yeux n’ont pas vus.
— Oui. J’en sais autant sur cette histoire à cause de ce que j’ai vu dans le cristal.
— Tu nous as dit une fois que John Farson voulait voir ta tête au bout d’une pique, reprit Eddie. Parce que tu lui avais volé quelque chose de cher à son cœur. C’était le cristal, hein ?
— Oui. Il est entré dans une fureur noire quand il a été au courant. Il était fou de rage. Pour parler comme toi, Eddie « il a pété les plombs, grave ».
— Il a rebrillé pour toi combien de fois ? demanda Susannah.
— Et qu’est-il devenu ? ajouta Jake.
— J’ai vu trois fois en lui après notre départ de la Baronnie de Mejis, fit Roland. La première, c’était la veille au soir de notre retour à Gilead. Ce fut mon plus long voyage à l’intérieur de lui. C’est à ce moment-là qu’il m’a montré ce que je viens de vous raconter. Mis à part quelques détails que j’ai devinés, il m’a montré tout le reste. Et s’il l’a fait, ce n’était ni pour m’apprendre ni pour m’éclairer, mais pour me blesser et me faire mal. Les fragments subsistants de l’Arc-en-Ciel du Magicien sont des mauvaisetés. Le mal qu’ils font contribue à les ranimer. Le cristal a attendu que mon esprit soit de nouveau assez fort pour comprendre et supporter ce que je comprenais… puis il m’a montré toutes les choses qui m’avaient échappé, par stupidité et auto-complaisance adolescentes. Mon mal d’amour qui m’hébétait, ma vanité et mes piques d’amour-propre meurtrières.
— Arrête, Roland, fit Susannah. Ne le laisse pas te faire encore du mal.
— Mais il n’arrête pas. Il m’en fera toujours. Ça n’a plus d’importance à présent ; cette histoire est contée. La deuxième fois que j’ai vu — que je suis entré — dans le cristal, ce fut trois jours après être revenu chez moi. Ma mère était absente, bien que sa présence fût requise ce soir-là. Elle s’était rendue à Debaria — une sorte de lieu de retraite pour les femmes — attendre mon retour en priant. Marten était absent lui aussi. Il se trouvait en Cressie auprès de Farson.
— Le cristal, ton père l’avait en sa possession, à ce moment-là ? demanda Eddie.
— N… non, répondit Roland, baissant les yeux vers ses mains.
Eddie observa qu’une légère rougeur lui colora les joues.
— Je ne le lui ai pas donné tout de suite. C’était… dur pour moi d’y renoncer.
— Je te crois, dit Susannah. Tu n’étais pas différent de tous ceux qui ont jeté les yeux dans ce putain de truc.
— Le troisième jour, dans l’après-midi, juste avant le banquet donné pour célébrer notre retour sains et saufs…
— Je parie que vous étiez tous trois d’humeur à faire la fête, dit Eddie.
Roland eut un sourire dénué d’humour et resta plongé dans la contemplation de ses mains.
— Vers quatre heures, Cuthbert et Alain sont venus me retrouver dans mes appartements. Notre trio était à peindre, j’intuite… le visage enflammé par le vent, les yeux creusés, les mains écorchées et entaillées, plaies et bosses récoltées pendant notre escalade du canyon, maigres comme des épouvantails. Même Alain, qui avait une légère tendance à l’embonpoint, n’était plus que l’ombre de lui-même. Ils m’ont pris à partie, je suppose que vous diriez ça comme ça. Ils avaient gardé le secret sur le cristal jusque-là — par respect pour moi et la perte que j’avais subie, me dirent-ils, et je les ai crus aisément —, mais ils ne le garderaient pas au-delà du festin, prévu pour le soir même. Si je ne voulais pas le remettre de mon plein gré, ce serait à nos pères de résoudre cette question. Ils étaient horriblement embarrassés, Cuthbert surtout, mais déterminés. Alors, je leur ai dit que je remettrais le cristal entre les mains de mon père avant le banquet — avant que ma mère n’arrive de Debaria par la diligence. Ils devraient venir en avance et s’assurer que je tiendrais ma promesse. Cuthbert se mit à bafouiller que ce ne serait pas nécessaire, mais évidemment que ça l’était…
— Ben ouais, renchérit Eddie de l’air de celui qui comprend cette partie de l’histoire à la perfection. Tu peux aller aux chiottes tout seul, mais c’est toujours plus fastoche de virer la merde si quelqu’un te tient la main pour tirer la chasse.
— Alain, lui au moins, savait que ce serait mieux pour moi — plus facile — si je n’étais pas seul au moment de la remise du cristal. Il a fait taire Cuthbert et m’a affirmé qu’ils seraient là. Et ils y étaient. Alors je m’en suis séparé, même si je n’en avais pas du tout envie. Mon père est devenu pâle comme un linge quand, en jetant un coup d’œil dans le sac, il vit ce qu’il contenait. Puis il nous a demandé de l’excuser et l’a emporté. À son retour, il a repris son verre de vin et s’est remis à nous entretenir de nos aventures à Mejis comme si de rien n’était.
— Mais entre le moment où tes amis sont venus t’en parler et celui de sa restitution, tu as regardé à l’intérieur, affirma Jake. Tu y es entré, tu y as voyagé. Qu’est-ce qu’il t’a montré cette fois-là ?
— D’abord, il m’a remontré la Tour, fit Roland. Et le début de la voie qui y mène. J’ai vu la chute de Gilead et le triomphe de l’Homme de Bien. Nous n’avions fait que retarder l’échéance d’une vingtaine de mois en détruisant les citernes et le pétroléum. Je ne pouvais rien y faire, mais le cristal m’a alors montré quelque chose que je pouvais faire. Il me révéla l’existence d’un couteau dont on avait trempé la lame dans un poison particulièrement violent, une substance venue d’un lointain royaume de l’Entre-Deux-Mondes appelé Garlan. Sa virulence était telle que la plus légère entaille suffisait à provoquer une mort immédiate. Un ménestrel — en réalité, l’aîné des neveux de Farson — avait apporté ce couteau à la cour. L’homme auquel il l’avait confié était le chef des domestiques du château. Cet individu était censé transmettre le couteau au véritable assassin. Mon père ne devait pas revoir se lever le soleil à l’issue du banquet, tel était le plan prévu.
Il leur décocha un sourire lugubre.
— Suite à ce que je vis dans le Cristal du Magicien, le couteau n’atteignit jamais pour l’armer la main de son destinataire. Et à la fin de la semaine, les domestiques eurent un nouveau chef. Ce sont de jolies histoires que je vous raconte là, hein ? Si fait, très jolies.
— Tu as vu la personne à qui le couteau était destiné ? demanda Susannah. Le véritable assassin ?
— Oui.
— Rien d’autre ? Tu n’as rien vu d’autre ? questionna Jake.
Le complot d’assassinat à l’encontre du père de Roland ne semblait pas beaucoup l’intéresser.
— Si, fit Roland qui eut l’air déconcerté. Des souliers. Rien qu’une minute. Des souliers qui dégringolaient du ciel. Je les ai pris d’abord pour des feuilles mortes. Le temps que je comprenne de quoi il s’agissait vraiment, ils avaient disparu, et je me suis retrouvé sur mon lit, le cristal serré dans mes bras… tout à fait comme je l’avais transporté depuis Mejis. Mon père… comme je vous l’ai déjà dit, a été très fortement surpris en regardant à l’intérieur du sac.
Tu lui as dit qui avait en sa possession le poignard trempé de poison, songea Susannah, Jeeves le Majordome ou qui ou qu’est-ce, sans lui révéler qui devait s’en servir, n’est-ce pas, mon chou ? Et pourquoi ne pas l’avoir dit ? Pasque tu t’nais à te cha’ge’ de c’p’tite besogne toi-même ? Mais avant d’avoir pu le lui demander, Eddie posait une question de son côté.
— Des souliers ? Volant dans les airs ? Ça signifie quelque chose pour toi, maintenant ?
Roland fit non de la tête.
— Raconte-nous le reste de ce que tu as vu dans le cristal, dit Susannah.
Il la regarda avec une telle douleur dans les yeux que le léger soupçon qui avait traversé l’esprit de Susannah se transforma aussitôt en certitude. Détournant les yeux, elle chercha à tâtons la main d’Eddie.
— J’implore ton pardon, Susannah, mais je ne peux pas. Pas maintenant. Pour l’heure, je vous ai dit tout ce qu’il m’est possible de dire.
— D’accord, fit Eddie. D’ac, Roland, c’est cool comme ça.
— Ool, approuva Ote.
— Et la sorcière, tu l’as revue ? insista Jake.
Pendant un assez long temps, il sembla que Roland ne répondrait pas à cela, non plus. Mais finalement, si.
— Oui. Elle n’en avait pas fini avec moi. Elle me poursuivait, comme Susan, dans mes rêves. Depuis Mejis, et sur tout le chemin du retour, elle m’a poursuivi.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Jake, terrorisé, à voix basse. Nom de bleu, Roland, qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pas maintenant.
Il se leva.
— Il est temps de repartir.
Il leur désigna de la tête le bâtiment qui flottait devant eux ; le soleil éclairait à ce moment précis ses créneaux.
— Ce dôme étincelant, là-bas, est encore à bonne distance, mais je crois qu’on peut l’atteindre cet après-midi, si nous faisons diligence. Il vaudrait mieux. Ce n’est pas un endroit où arriver après la tombée de la nuit, si on peut l’éviter.
— Tu sais de quoi il s’agit, alors ? demanda Susannah.
— Il représente des ennuis, répéta-t-il. Et il est en plein sur notre chemin.
Un certain temps, ce matin-là, la tramée gazouilla si fort que même les balles enfoncées dans leurs oreilles ne suffisaient pas à en arrêter entièrement le son ; au pire moment, Susannah crut que son arête nasale allait tout bonnement se désintégrer ; en regardant Jake, elle vit qu’il pleurait à chaudes larmes — mais pas comme quand on est triste, comme quand nos sinus sont en pleine rébellion. Elle ne pouvait se tirer de la tête le joueur de scie musicale auquel le gosse avait fait allusion. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? n’arrêtait-elle pas de se répéter mentalement tandis qu’Eddie la poussait gravement dans son nouveau fauteuil roulant, zigzaguant entre les véhicules à l’arrêt. Hein, qu’on dirait de la musique hawaïenne ? S’pas qu’on dirait de la putain de musique hawaïenne, Mamzelle Fraîche et Noire ?
Des deux côtés de l’autoroute, la tramée recouvrait entièrement les remblais qu’elle escaladait, projetant des reflets déformés d’arbres et de silos à grains, et semblait guetter nos pèlerins au passage comme les animaux affamés d’un zoo, les enfants potelés qui viennent se planter devant leurs cages. Susannah se surprenait à repenser à la tramée dans Verrou Canyon, happant avidement les hommes de Latigo qui tournaient en rond, au milieu de la fumée, (même si certains pénétraient en elle de leur plein gré, marchant comme les zombies d’un film d’horreur de série B), puis l’instant d’après à se remémorer encore une fois le musicien de Central Park, le barjo à la scie musicale. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? Et une tramée, une, hein qu’elle t’a un petit son hawaïen, s’pas ?
Juste au moment où elle se disait que cela dépassait la limite du supportable, la tramée desserra à nouveau son étau sur l’Interstate 70 et son bourdonnement gazouillant se mit enfin à décroître, avant de disparaître. Susannah fut bientôt en mesure de retirer les balles de revolver de ses oreilles. Elle les remisa dans la poche latérale de son fauteuil. Sa main tremblait légèrement.
— On peut dire qu’on vient de la sentir passer, fit Eddie, d’une voix enchifrenée et pleurarde.
Susannah s’aperçut en se tournant vers lui qu’il avait les joues baignées de larmes et les yeux rouges.
— T’inquiète, Suzie jolie, dit-il. C’est la faute à mes sinus. Ce son les bousille grave.
— Idem pour moi, fit Susannah.
— Moi, ça baigne pour mes sinus, mais c’est ma tête qui morfle, lança Jake. Il te reste de l’aspirine, Roland ?
Roland s’arrêta, fouilla dans ses poches et trouva le tube.
— Et Clay Reynolds, tu l’as revu ? demanda Jake après avoir avalé deux trois cachets grâce à l’eau de son outre.
— Non, mais je sais ce qu’il lui est arrivé. Il a formé une bande avec des déserteurs de l’armée de Farson et s’est mis à dévaliser des banques… dans notre partie du monde, c’était, mais à ce moment-là, les pilleurs de banques et les détrousseurs de diligences n’avaient plus grand-chose à craindre des pistoleros.
— Parce qu’ils avaient trop à faire avec Farson ? demanda Eddie.
— Oui. Mais Reynolds et ses hommes ont fini par être piégés par un shérif plus malin que les autres qui a transformé la grand-rue d’une bourgade du nom d’Oakley en coupe-gorge. Six membres du gang sur dix ont été tués net. Les autres — Reynolds était du nombre — ont été pendus. C’était moins d’un an plus tard, en pleine Terre Vide.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Coraline Thorin faisait partie des tués sur place. Elle était devenue la femme de Reynolds ; elle participait aux coups de main et aux tueries de son gang, à ses côtés.
Ils restèrent silencieux un moment. Au loin, la tramée serinait son interminable chansonnette. Jake se mit soudain à courir vers un camping-car immobilisé un peu plus loin. Un mot était glissé sous l’un des essuie-glaces, côté chauffeur. Se hissant sur la pointe des pieds, Jake put s’en emparer de justesse. Il le parcourut, sourcils froncés.
— Qu’est-ce que ça dit ? lui demanda Eddie.
Jake lui tendit la feuille. Eddie y jeta un coup d’œil, puis la passa à Susannah qui, après l’avoir lue, la donna à Roland. Ce dernier l’examina, puis secoua la tête.
— Je ne saisis que quelques mots — vieille femme, homme noir. Que dit le reste ? Lisez-le-moi.
Jake reprit la feuille.
— La vieille femme des rêves se trouve dans le Nebraska. Son nom est Mère Abigaël…
Il s’interrompit.
— Puis plus bas, ça continue comme ça : l’homme noir se trouve dans l’Ouest. Peut-être à Las Vegas…
Jake leva les yeux vers le Pistolero. Le papier qu’il tenait en main voletait légèrement, malaise et doute se disputaient son expression. Mais Roland, pour sa part, fixait le palais qui miroitait au beau milieu de l’autoroute — palais qui ne se trouvait pas à l’ouest, mais à l’est, palais de lumière et non sombre.
— Dans l’Ouest, répéta Roland. L’homme noir, la Tour Sombre[11], à l’ouest, toujours.
— Le Nebraska est à l’ouest d’ici, aussi, fit Susannah avec hésitation. Je ne sais pas si cette personne, cette Mère Abigaël, a de l’importance, mais…
— Je crois qu’elle fait partie d’une autre histoire, dit Roland.
— Oui, mais cette histoire est très proche de celle-ci, lança Eddie tout à trac. Celle de la porte à côté, peut-être. Assez voisine en tout cas pour échanger du sucre contre du sel… ou avoir des disputes de palier.
— Je suis persuadé que tu as raison, dit Roland. Et nous n’en avons peut-être pas fini avec la « vieille femme » et « l’homme noir »… mais aujourd’hui, c’est à l’est que ça se passe pour nous. En avant.
Et ils se remirent en marche.
— Et Sheemie au fait ? demanda Jake au bout d’un moment.
Roland éclata de rire, surpris en partie par la question, égayé par ce souvenir plaisant.
— Il nous a suivis. Ça n’a pas dû être facile tous les jours pour lui, et à certains moments franchement effrayant — il y avait des roues et des roues d’étendues sauvages entre Mejis et Gilead et nombre d’individus d’une non moindre sauvagerie. Et même pire, peut-être. Mais le ka était avec lui et on l’a vu pointer son nez juste à temps pour la Fête du Terme de l’Année. Lui et son sacré mulet.
— Capi, dit Jake.
— Api, lui fit écho Ote, trottinant en douceur sur ses talons.
— Quand nous nous sommes mis en quête de la Tour, mes amis et moi, Sheemie nous accompagnait. En qualité d’écuyer, je suppose que vous diriez. Il…
Roland se mordit la lèvre, n’achevant pas sa phrase. Et ne voulut pas en dire davantage.
— Et Tante Cordélia ? demanda Susannah. Cette cinglée ?
— Morte avant même que le feu de joie ne soit plus que braises. À cause d’un remue-cœur ou d’un remue-méninges — ce qu’Eddie appelle une attaque.
— Peut-être qu’elle est morte de honte, dit Susannah. Ou bien d’horreur devant ce qu’elle avait fait.
— C’est possible, dit Roland. S’éveiller à la vérité trop tard, c’est une chose terrible. Je sais de quoi je parle.
— Il y a quelque chose là-bas devant, fit Jake, montrant du doigt un long ruban d’autoroute vide de tout embouteillage. Vous voyez ?
Roland, oui — ses yeux semblaient tout voir —, mais il fallut un bon quart d’heure pour que Susannah commence à discerner de petites taches noires devant eux sur l’asphalte. Elle était quasiment certaine de savoir ce que c’était, même si cela reposait plus sur l’intuition que sur la vision. Dix minutes plus tard, son intuition fut confirmée.
C’étaient des souliers. Six paires de chaussures disposées en rang d’oignons en travers des voies de l’Interstate 70.
Ils atteignirent les chaussures en milieu de matinée. Au-delà, plus distinctement que jamais, se dressait le palais de verre. Il miroitait d’une teinte vert clair, comme le reflet d’une feuille de nénuphar dans une eau calme. On apercevait devant des grilles étincelantes et, au sommet de ses tours, des oriflammes rouges claquaient dans la brise légère.
Rouges aussi étaient les souliers.
Susannah, qui avait cru qu’il y en avait six paires, avait tort mais son erreur était excusable — il y en avait en fait quatre paires plus un quatuor. Les souliers formant ce dernier — quatre bottillons rouge foncé de cuir souple — étaient visiblement destinés au membre à quatre pattes de leur ka-tet. Roland en ramassa un dont il tâta l’intérieur. Il ignorait combien de bafouilleux avaient déjà porté des chaussures dans l’histoire du monde, mais était prêt à parier qu’aucun d’eux ne s’était jamais vu offrir de bottillons de cuir doublés de soie.
— Bally, Gucci et consorts n’ont qu’à bien se tenir, dit Eddie. Voici de la superbonne camelote.
Ceux destinés à Susannah étaient les plus faciles à reconnaître, et pas seulement à cause du détail féminin de boucles de brillants sur les côtés. Il ne s’agissait pas à proprement parler de chaussures — mais bien plutôt de prothèses faites pour s’adapter à ses moignons de jambes, et montant juste au-dessus du genou.
— Regardez-moi ça ! s’émerveilla-t-elle, en levant une de façon que le soleil fasse étinceler le strass qui ornait les chaussures-prothèses… si c’était bien du strass.
L’idée folle qu’il s’agissait d’un semis de diamant lui traversa l’esprit.
— Des orthopèdes. Quatre ans que je me trimballe en « état de diminution jambière », comme dit mon amie Cynthia, et voilà que je me dégotte pour finir une paire d’orthopèdes. Ça fait réfléchir, je vous dis que ça.
— Des orthopèdes, fit Eddie d’un air songeur. C’est comme ça qu’on appelle ça ?
— Oui, mon joli, on appelle ça comme ça.
Celles de Jake étaient des derbys rouge vif qui — la couleur exceptée — n’auraient pas du tout été déplacés dans les salles de cours hautement civilisées de l’École Piper. Il vérifia la souplesse de l’un d’eux qu’il retourna. La semelle unie luisait. Nulle estampille du fabricant, mais il ne s’était pas vraiment attendu à en trouver une. Son père possédait une bonne dizaine de paires faites sur mesure. Jake savait donc en reconnaître quand il en voyait.
Celles d’Eddie étaient des boots à talons cubains (Peut-être que dans ce monde-ci, on appelait ça des talons Mejis, se dit-il) à bout pointu… ce que, dans son autre vie, on surnommait des « boppers ». Les gamins des années soixante — époque qu’Odetta/Detta/Susannah avait loupée de peu — auraient pu appeler ça des « boots à la Beatles ».
Celles de Roland étaient bien entendu des bottes de cow-boy. Fantaisie — plus faites pour le square dance que pour rassembler les troupeaux. Piqûres en spirale, ornements latéraux, voûtes étroites et altières. Le Pistolero les examina sans les ramasser. Puis jeta un coup d’œil à ses compagnons de voyage et fronça le sourcil. Ils se dévisageaient mutuellement. Impossible de se livrer à cette occupation à trois, auriez-vous dit, à deux à la rigueur… mais c’est ce que dirait quiconque n’a jamais été membre d’un ka-tet.
Roland partageait toujours le khef avec eux ; il ressentait le puissant courant de leurs pensées confondues, sans le comprendre pour autant. Parce que c’est celui de leur monde. Ils ont beau venir de quands différents de ce monde, ils voient ici quelque chose qui leur est commun à tous trois.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Qu’est-ce que signifient ces chaussures ?
— Je crois qu’aucun de nous ne le sait exactement, répondit Susannah.
— Non, dit Jake. C’est une nouvelle devinette.
Il jeta un coup d’œil de dégoût sur l’étrange mocassin rouge sang qu’il tenait entre les mains.
— Une autre devinette de merde.
— Dites-moi ce que vous savez, fit Roland en fixant à nouveau le palais de verre.
Il se dressait à vingt-cinq kilomètres environ à présent, scintillant à la clarté du jour, délicat et fragile comme un mirage, et pourtant aussi intangible et réel que… eh bien… que ces chaussures.
— J’ai des sou’iers, t’as des sou’iers, tous les enfants du Bon Dieu y z’ont des sou’iers, dit Odetta. C’est l’opinion qu’a pignon sur rue.
— Ben ça, pour en avoir, on en a, dit Eddie. Et tu penses la même chose que moi, non ?
— Je crois bien.
— Et toi, Jake ?
Au lieu de répondre par des mots, Jake ramassa l’autre mocassin (Roland ne doutait pas que les chaussures, celles d’Ote comprises, leur iraient à tous comme un gant) et les frappa vivement l’un contre l’autre à trois reprises. Ça ne signifiait rien pour Roland, mais Eddie et Susannah réagirent violemment, regardant autour d’eux et surtout vers le ciel, comme s’ils s’attendaient qu’un orage éclate sous ce beau soleil d’automne. Pour finir, ils tournèrent à nouveau les yeux vers le palais de verre… avant de s’entre-regarder encore une fois, l’œil hagard, avec cet air d’en savoir long qui donnait à Roland une furieuse envie de les secouer comme des pruniers. Il se contint cependant et prit son mal en patience. Impossible parfois de faire autrement.
— Après avoir tué Jonas, tu as regardé dans le cristal ? fit Eddie en se tournant vers lui.
— Oui.
— Voyagé à l’intérieur.
— Oui, mais je n’ai pas envie de reparler de ça pour le moment ; ça n’a rien à voir avec ces…
— Je crois bien que si, le coupa Eddie. Tu as été emporté par une tornade rose. Par un cyclone rose, pourrais-tu dire. On peut employer le mot cyclone à la place de tornade, hein ? Surtout si on pose une devinette.
— Bien sûr, fit Jake d’un ton rêveur, comme un enfant qui parle dans son sommeil. Quand Dorothy s’envole-t-elle au-delà de l’Arc-en-Ciel du Magicien ? Quand elle ne fait plus qu’un avec le cyclone[12].
— On n’est plus au Kansas, mon chou, dit Susannah avant d’émettre un étrange aboiement sans joie qui, supposa Roland, pouvait passer pour un rire. Ça a beau y ressembler un tantinet, le Kansas n’a jamais été aussi… enfin, tu vois, aussi usé jusqu’à la trame.
— Je ne te comprends pas, dit Roland.
Il avait froid et son cœur battait trop vite. Il y avait des tramées partout désormais, ne le leur avait-il pas dit ? Les mondes se fondaient les uns dans les autres au fur et à mesure que les forces de la Tour déclinaient ? Au fur et à mesure que se rapprochait le jour où la rose serait fauchée et ensevelie ?
— Tu as vu des choses pendant que tu volais, reprit Eddie. Avant que tu n’arrives au pays de ténèbres que tu as appelé Tonnefoudre, tu as vu certaines choses. Sheb, le pianiste, qui a resurgi bien plus tard dans ta vie, par exemple, non ?
— Oui, à Tull.
— Et le frontalier roux ?
— Oui, lui aussi. Il avait un oiseau du nom de Zoltan. Mais lors de notre rencontre, on s’est contentés, lui et moi, d’une salutation banale « Longue vie à toi, longue vie à tes récoltes », ce genre de chose. J’ai cru l’entendre me dire ça quand il est passé près de moi en volant dans la tornade rose, mais il m’a dit autre chose en réalité.
Il jeta un coup d’œil à Susannah.
— J’ai vu aussi ton fauteuil roulant. L’ancien.
— Et puis la sorcière.
— Oui. Je…
Adoptant un gloussement caquetant qui rappela de façon déconcertante à Roland celui de Rhéa, Jake Chambers s’écria :
— Je t’aurai, ma mignonne ! Et ton petit chien, itou !
Roland le dévisagea, tâchant de ne pas rester bouche bée.
— Sauf que, dans le film, la sorcière n’est pas à cheval sur son balai, précisa Jake. Mais sur son vélo, avec un panier sur le porte-bagages.
— Ouais, et elle n’a pas non plus d’amulettes de la Moisson, poursuivit Eddie. Dommage, ça aurait été un détail piquant. Je vais t’avouer un truc, Jake, quand j’étais gosse, son rire me faisait cauchemarder grave !
— Moi, c’est les singes qui me flanquaient la trouille, renchérit Susannah. Les singes volants. Suffisait que je commence à y penser, et je devais me faufiler dans le lit de mes parents. Y se disputaient toujours pour savoir qui avait eu la b’illante idée de m’emmen’ voi’ ce film quand je m’endormais blottie entre eux deux.
— Ça m’a pas inquiété de frapper les talons l’un contre l’autre, continua Jake. Pas inquiété du tout.
Il s’adressait à Susannah et à Eddie ; pour le moment, Roland n’existait plus, semblait-il.
— Après tout, je les portais pas.
— Exact, affirma Susannah, d’un ton sévère. Mais tu sais ce que mon papa n’arrêtait pas de me dire ?
— Non, mais j’ai comme l’impression qu’on va pas tarder à l’apprendre, dit Eddie.
Susannah lui décocha un coup d’œil noir, avant de reconcentrer toute son attention sur Jake.
— Ne siffle jamais le vent sauf si tu veux qu’il souffle, énonça-t-elle. Et c’est un bon conseil. Malgré ce qu’en pense Super Benêt ici présent.
— Hou, la baffe, fit Eddie avec un grand sourire.
— Affe ! dit Ote, zieutant Eddie d’un air mauvais.
— Expliquez-moi tout ça, dit Roland de sa voix la plus suave. Je suis tout ouïe. Je voudrais partager votre khef. Et tout de suite.
Alors ils lui narrèrent l’histoire que connaissent par cœur tous les petits Américains du XXe siècle ou presque : celle d’une petite fermière du nom de Dorothy Gale qu’un cyclone emporte en compagnie de son chien Toto jusqu’au Pays d’Oz. Il n’y a pas d’Interstate 70 à Oz, mais une route de brique jaune ayant à peu de chose près la même fonction ; on y trouve aussi des sorcières, des bonnes et des méchantes. Il y a de même un ka-tet formé de Dorothy, Toto et des trois amis qu’elle se fait en cours de route : le Lion Peureux, le Bûcheron en Fer-Blanc et l’Épouvantail. Et chacun d’eux a
(oiseau et ours, lièvre et poisson)
un vœu très cher au fond de son cœur. Mais c’est à celui de Dorothy que les nouveaux amis de Roland (et Roland aussi, sur ce point) s’identifiaient le plus fortement ; Dorothy, qui ne désire qu’une seule chose : retrouver le chemin qui la ramènera chez elle.
— Les Munchkins lui disent qu’elle n’a qu’à suivre la route de brique jaune jusqu’à Oz, explique Jake. Alors elle y va. En chemin, elle rencontre les autres, un peu comme tu nous as rencontrés, nous, Roland…
— Bien que tu ressembles pas des masses à Judy Garland, précisa Eddie, ajoutant son grain de sel.
— … et bientôt, ils trouvent Oz. Le Palais d’Émeraude et le type qui habite dedans.
Il se tourna en direction du palais de verre qui se dressait devant eux et verdissait à vue d’œil sous le soleil de plus en plus fort. Puis il reporta son regard vers Roland.
— Oui, je comprends. Et ce bonhomme, Oz, c’est un puissant dinh ? Un Baron ? Un Roi, peut-être ?
À nouveau, les trois échangèrent un coup d’œil dont Roland était exclu.
— C’est plus compliqué, dit Jake. C’est une espèce de bidonneur…
— Un bi d’honneur ? Qu’est-ce que c’est ?
— Un bidonneur, fit Jake, hilare, en épelant. Un truqueur. Tout en parole, rien en action. Mais peut-être que le plus important, c’est que le Magicien vient en fait de…
— Le Magicien ? demanda Roland d’un ton brusque.
Sa main droite amoindrie agrippa Jake par l’épaule.
— Pourquoi tu l’appelles comme ça ?
— Parce que c’est son titre, mon chou, intervint Susannah. Le Magicien d’Oz.
Elle ôta gentiment mais fermement la main de Roland de l’épaule de Jake.
— Laisse-le dire, maintenant. Pas besoin de lui triturer l’épaule pour ça.
— Je t’ai fait mal, Jake ? J’implore ton pardon.
— Nân, ça va, fit Jake. T’inquiète. Bref, Dorothy et ses amis ont tout un tas d’aventures avant de s’apercevoir que le Magicien est, tu sais bien, un bi d’honneur.
Jake pouffa à nouveau, se tournicotant une mèche de cheveux comme un gosse de cinq ans.
— Il ne peut pas donner du courage au Lion ni de la cervelle à l’Epouvantail ni un cœur au Bûcheron de Fer-Blanc. Et pire que tout, il ne peut pas faire retourner Dorothy au Kansas. Le Magicien a bien un ballon, mais il s’en va sans elle. Je crois pas qu’il voulait faire ça, n’empêche que c’est ce qui se passe.
— En t’écoutant raconter cette histoire, dit Roland parlant très lentement, il me semble que Dorothy et ses amis possèdent depuis le début ce qu’ils désirent avoir.
— C’est la morale de la fable, dit Eddie. C’est ce qui en fait peut-être une histoire aussi super. Mais Dorothy est coincée à Oz, tu vois. Alors Glinda apparaît. Glinda la Bonne Sorcière. Et pour la récompenser d’avoir écrabouillé l’une des méchantes sorcières sous sa maison et avoir fait fondre l’autre, Glinda apprend à Dorothy comment se servir des souliers de rubis dont elle lui a fait cadeau.
Eddie brandit les boots rouges à talons cubains déposés à son intention sur la ligne blanche discontinue de l’Inter-state 70.
— Glinda dit à Dorothy qu’il lui suffit de claquer trois fois des talons. Que cela la ramènera au Kansas. Et c’est ce qui se passe.
— Et c’est la fin de l’histoire ?
— Ben, fit Jake, elle a eu tellement de succès que le type qui l’a écrite a repris la plume et couché sur le papier je ne sais combien d’autres aventures au Pays d’Oz…
— Ouais, confirma Eddie. Tout et n’importe quoi, sauf Les Cours d’Aérobic de Glinda.
— Y a même eu un remake du film, complètement dingue, où ne jouaient que des Blacks, The Wiz…
— Sans blague ? s’exclama Susannah avec stupéfaction. Quelle drôle d’idée !
— … mais, d’après moi, le seul qui compte vraiment, c’est la première version, conclut Jake.
Roland se mit à croupetons et glissa les mains dans les bottes qui lui étaient destinées. Il les souleva, les examina sur toutes les coutures et les reposa sur la route.
— Vous croyez qu’il nous faut les mettre ? Ici et maintenant ?
Ses trois amis de New York échangèrent un regard dubitatif. Puis Susannah s’exprima au nom d’eux trois — lui insuffla le khef qu’il éprouvait sans pouvoir le partager de lui-même.
— Pas tout de suite, ça doit valoir mieux. Y a trop d’esprits mauvais par ici.
— Des esprits Takuro[13], murmura Eddie, à son seul bénéfice ou tout comme. Avant d’ajouter : « Écoutez, on n’a qu’à les prendre avec nous. Si on doit les mettre, je crois qu’on le saura, le moment venu. En attendant, faut qu’on se méfie des bi d’honneur et de leurs présents. »
Ce qui plia Jake en deux, comme Eddie l’avait prévu ; parfois un mot ou une image se loge comme un virus dans votre rate qu’il chatouille à point nommé pendant un certain temps. Demain, aussi bien, le mot « bi d’honneur » n’évoquerait plus rien au gamin ; aujourd’hui, en revanche, il s’esclafferait (se bidonnerait, tant qu’on y était !) chaque fois qu’il l’entendrait prononcer. Eddie comptait bien en user et en abuser, surtout quand son pote Jake s’y attendrait le moins.
Ils firent donc main basse sur les souliers rouges qu’on avait laissés à leur toute spéciale intention sur les voies est de l’autoroute (Jake se chargeant de ceux d’Ote) et reprirent leur marche en direction du château de verre miroitant.
Oz, songea Roland. Il eut beau fouiller dans sa mémoire, il lui sembla bien ne jamais avoir entendu ce nom auparavant. Même pas sous la forme d’un mot du Haut Parler déguisé, comme char se dissimulait dans Charlie le Tchou-tchou. Cependant, il avait une sonorité adéquate à ce genre de plaisanterie ; une sonorité appartenant davantage à son monde à lui qu’à celui de Jake, Susannah et Eddie, où cette histoire avait pris forme.
Jake s’attendait à ce que le Palais Vert, au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, prenne un aspect plus normal, dans le genre des attractions de Disney World — un aspect pas nécessairement banal, mais normal — comme celui des éléments quotidiens du monde tels les arrêts de bus, les boîtes aux lettres ou les bancs publics, des choses qu’on pouvait toucher, ou sur lesquelles on pouvait gribouiller MERDE À PIPER, si l’envie vous en prenait.
Mais cela ne se produisait pas, ne se produirait pas et, alors que le Palais Vert devenait plus proche, Jake prit conscience d’autre chose : il avait devant lui la chose la plus belle et la plus resplendissante qu’il eût jamais vue. Même s’il n’en croyait pas ses yeux, cela ne changeait rien au fait. On aurait dit une illustration d’un livre de contes de fées, si parfaite qu’elle était devenue réalité. Et, à l’exemple de la tramée, il bourdonnait… mais beaucoup plus faiblement et d’une façon tout sauf déplaisante.
Les murs vert pâle étaient couronnés de remparts en saillie et de tours élancées qui semblaient toucher les nuages flottant sur les plaines du Kansas. Ces tours étaient prolongées par des flèches d’un vert émeraude plus sombre où des oriflammes rouges claquaient au vent ; chaque oriflamme arborait en jaune le symbole de l’œil grand ouvert.
C’est la marque du Roi Cramoisi, songea Jake. C’est son sigleu, en fait et pas celui de John Farson. Il ignorait comment il savait cela (comment était-ce possible d’ailleurs, quand la Crimson Tide[14] d’Alabama était le seul machin cramoisi dont il ait entendu parler ?) et pourtant…
— C’est si beau, murmura Susannah.
Quand Jake lui lança un coup d’œil, il lui sembla qu’elle était au bord des larmes.
— Mais pas agréable pour autant. Pas… faste. Peut-être pas carrément néfaste comme la tramée, mais…
— Pas agréable, quoi, dit Eddie. Ouais. Ça marche. Y a peut-être pas de quoi allumer un clignotant rouge, mais un orange, si.
Il se frotta la joue (un tic de Roland qu’il avait adopté sans s’en rendre compte), un peu désemparé.
— J’ai du mal à prendre ça au sérieux… on dirait presque une farce.
— Je doute fort que ça en soit une, dit Roland. Vous pensez que ça pourrait être une réplique de l’endroit où Dorothy et son ka-tet rencontrent le faux magicien ?
De nouveau, les trois New-Yorkais semblèrent se consulter d’un bref coup d’œil. Puis Eddie s’improvisa leur porte-parole :
— Ouais. Ouais, probable. Il ressemble pas à celui du film, mais si ce truc sort de nos têtes, c’est normal. Parce qu’on a aussi celui du bouquin de L. Frank Baum devant les yeux. Celui des illustrations du bouquin…
— Et celui qu’on s’est imaginé en le lisant, ajouta Jake.
— Mais c’est lui, dit Susannah. Et à mon avis, on est bien partis pour voir le Magicien.
— Tu parles ! renchérit Eddie. À cause… à cause… à cause… à cause… à cause…
— … qu’il fait de si merveilleuses choses ! achevèrent en chantant à l’unisson Jake et Susannah, ponctuant le tout d’un éclat de rire, très contents d’eux. Roland, déconcerté, se rembrunit, semblant exclu.
— Mais faut que je vous dise un truc, les mecs, fit Eddie. Encore une merveilleuse chose de ce genre, et je me retrouve aussi sec sur la face cachée de la Lune des Lunatiques. Et pour de bon, probable.
D’encore plus près, ils constatèrent que l’Interstate 70 pénétrait en profondeur le vert pâle du mur d’enceinte légèrement renflé du château et y flottait comme une illusion d’optique. Plus près encore, et ils entendirent les oriflammes claquer dans la brise et aperçurent leurs propres reflets tremblotants, tels des noyés arpentant le fond de leurs sépultures tropicales et aquatiques.
Il y avait à l’intérieur de cette forteresse une redoute de verre bleu foncé — couleur que Jake associa aux bouteilles d’encre pour porte-plume ; un chemin de ronde couleur rouille reliait la redoute à la muraille extérieure. Et cette cou-leur-là évoqua à Susannah les bouteilles de root-beer de son enfance.
L’accès au château était barré par une grille, à la fois énorme et impalpable : on aurait dit du fer forgé transmué en verre filé. Tous les barreaux ingénieusement fabriqués étaient de couleur différente. Et toutes ces couleurs semblaient sourdre de l’intérieur, comme si chacun de ces barreaux était rempli de gaz ou d’un liquide luminescent.
Nos voyageurs s’arrêtèrent devant. Au-delà, plus aucune trace de l’autoroute ; à sa place, une cour d’entrée de verre argenté — il s’agissait en fait d’un immense miroir posé à plat. Des nuages flottaient sereinement à sa surface et, à l’occasion, un oiseau volant en piqué. Le sol vitrifié de cette cour réfléchissait le soleil qui venait ondoyer sur les murailles vertes du château. À l’autre extrémité, le mur de la citadelle du palais s’élevait telle une falaise d’un vert brasillant, percée de meurtrières de verre d’un noir de jais. Le porche qui s’ouvrait dans ce mur rappela à Jake celui de la cathédrale Saint-Patrick.
À gauche de l’entrée principale, on voyait la guérite d’une sentinelle, en verre couleur crème à entrefilets orange floutés. La porte de la guérite, peinte de rayures rouges, était ouverte. L’habitacle, pas plus grand que celui d’une cabine téléphonique, était vide, bien qu’il y eût sur le sol quelque chose que Jake estima être un journal.
Au-dessus de l’entrée, flanquant l’obscurité du porche, se tapissaient deux gargouilles de verre d’un violet très foncé et à l’œil égrillard. Elles dardaient leurs langues pointues couleur d’ecchymose.
Les oriflammes au sommet des tours claquaient comme les fanions d’un mât de cocagne.
Des corbeaux croassaient au-dessus des champs de blé, déserts en cette semaine d’après la Moisson.
Au loin, la tramée geignait et gazouillait sans relâche.
— Visez-moi les barreaux de cette grille, dit Susannah.
Elle avait l’air essoufflée et frappée de terreur.
— Regardez-les de près.
Jake se pencha vers le barreau jaune, à le toucher du nez. Une imperceptible rayure jaune stria son visage verticalement. Au début, il ne distingua rien, puis soudain il hoqueta. Ce qu’il avait pris pour des atomes de poussière en suspension étaient de petites créatures — vivantes — emprisonnées à l’intérieur du barreau, nageant en minuscules bancs. On aurait dit des poissons dans un aquarium, mais dotés (à cause de leurs têtes, je crois, se dit Jake, surtout à cause de leurs têtes) d’une apparence étrangement humaine, fortement dérangeante. Un peu comme si, songea Jake, il regardait dans une mer dorée verticale, tout l’océan contenu dans une tige de verre… où nageraient des mythes vivants pas plus gros que des grains de poussière. Une femme minuscule à queue de poisson et à longue chevelure blonde flottant derrière elle vint se coller au gré de ses évolutions à la paroi vitrée et parut scruter le garçon géant (la sirène ouvrait de magnifiques yeux ronds interloqués) avant de s’éloigner d’un coup de queue.
Jake se sentit soudain pris de faiblesse, la tête lui tournait. Il ferma les yeux jusqu’à ce que la sensation de vertige le quitte, puis les rouvrit et se retourna vers les autres.
— Nom de bleu ! Ils sont tous pareils ?
— Tous différents, je dirais, fit Eddie, qui avait déjà jeté un œil dans deux ou trois.
Se penchant sur le barreau violet, ses joues parurent éclairées par un antique écran de radioscopie.
— Ces gars-là, on dirait des oiseaux — de tout petits oiseaux.
Jake vint regarder et vit qu’Eddie avait raison : l’intérieur du barreau violet de la grille était plein de volées d’oiseaux pas plus gros que des fruits de graminées. Ils volaient en piqué de-ci de-là dans leur éternel crépuscule, ou bien en nuées entrelacées, abandonnant dans le sillage de leurs ailes de minuscules traînées de bulles argentées.
— Ils sont vraiment là, Roland ? demanda Jake, le souffle coupé. Ou bien on ne fait que les imaginer ?
— Je ne sais pas. En revanche, je sais à quoi cette grille est censée ressembler.
— Moi aussi, fit Eddie.
Il examina les barreaux colorés, chaque colonne lumineuse emprisonnant des formes de vie. Chaque battant de la grille comportait six barreaux de couleur. Celui du centre — non plus rond mais large et plat, conçu pour se diviser en deux à l’ouverture de la grille — était le treizième. D’un noir de mort, inanimé, semblait-il.
Même si tu ne vois rien, y a des trucs qui s’agitent là-dedans, c’est sûr, songea Jake. Y a de la vie là-dedans, une vie effrayante. Et peut-être des roses aussi. Des roses noyées.
— C’est bien là une Grille de Magicien, déclara Eddie. Chaque barreau est à l’image d’un cristal de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn. Regardez, voici le rose.
Jake se pencha vers celui-là, les mains posées sur les cuisses. Il savait ce qu’il contenait avant même de le voir : des chevaux, évidemment. Des bandes de chevaux minuscules galopant à travers cette étrange matière rose, ni lumière ni liquide. Des chevaux lancés à la recherche d’un Aplomb qu’ils pourraient bien ne trouver jamais.
Eddie fit mine de vouloir agripper le barreau central, le noir.
— Fais pas ça ! lui intima Susannah sèchement.
Eddie passa outre, mais Jake remarqua que sa poitrine ne se souleva plus et qu’il serra fort les lèvres quand il saisit le barreau noir à pleines mains, s’attendant à tout et n’importe quoi — peut-être qu’une force quelconque dépêchée en express depuis la Tour Sombre ne le métamorphose ou ne le foudroie sur place. Comme rien ne se passait, il reprit son souffle avec un petit sourire.
— C’est pas électrifié, mais…
Il tira. La grille tint bon.
— Ça ne veut pas céder non plus. J’ai beau voir la ligne de partage, rien à faire. Tu veux essayer un coup, Roland ?
Le Pistolero eut à peine le temps de donner une première secousse que Jake lui posait la main sur le bras pour l’empêcher de continuer.
— Te fatigue pas. C’est pas comme ça qu’il faut s’y prendre.
— Alors, comment ?
Au lieu de lui répondre, Jake s’assit devant la grille, près de l’endroit où l’étrange version de l’Interstate 70 se terminait. Il se mit à chausser les souliers qui lui étaient destinés. Eddie le regarda faire un instant, puis s’assit à ses côtés.
— Je pense qu’il faut essayer, dit-il à Jake. Même si ça se révèle qu’un nouveau tour du bi d’honneur.
Jake s’esclaffa, secoua la tête et resserra les lacets de ses derbys rouge sang. Eddie et lui savaient fort bien que le bi d’honneur n’avait rien à voir là-dedans. Pas cette fois.
— OK, fit Jake, quand ils se retrouvèrent tous chaussés de rouge (ce qui leur donnait à tous une drôle de dégaine, jugea-t-il, en particulier à Eddie). Je vais compter jusqu’à trois et on claquera des talons tous ensemble. Comme ça.
Il claqua ses mocassins une seule fois, vivement… et la grille tremblota comme un volet mal attaché que secoue un fort coup de vent. Susannah poussa un cri. Le Palais Vert émit un son éolien, comme si ses murailles s’étaient mises à vibrer.
— À mon avis, avec les souliers, le tour sera joué, dit Eddie. Mais je vous préviens, comptez pas sur moi pour chanter Over the Rainbow. Ça figure pas sur mon contrat.
— L’arc-en-ciel est ici, dit le Pistolero doucement, désignant la grille de sa main amputée.
Ce qui balaya le sourire d’Eddie.
— Ouais, je sais. J’ai comme qui dirait la trouille, Roland.
— Moi aussi, répondit le Pistolero.
Jake trouva en effet qu’il était d’une pâleur maladive.
— Vas-y, mon chou, l’encouragea Susannah. Compte avant qu’on se décourage trop.
— Un… deux… trois…
Ils claquèrent des talons à l’unisson (et avec une certaine solennité) : toc, toc, toc. La grille tremblota plus violemment cette fois, la couleur de chaque barreau s’intensifia de façon perceptible. Le carillon qui suivit sonna plus clair et plus agréablement — tel le plus fin cristal heurté par le manche d’un couteau. Jake, partagé entre le plaisir et la douleur, frissonna en entendant se répercuter à tous les échos ces sons harmoniques de rêve.
Mais la grille ne s’ouvrit point.
— Qu’est-ce que… fit Eddie.
— J’ai compris, dit Jake. On a oublié Ote.
— Ah merde ! fit Eddie. Dire que j’ai abandonné le monde que je connaissais et tout, et tout, pour voir un gosse mettre des bottillons à une fouine manquée. Je te demande de me descendre, Roland, avant que je procrée.
Roland l’ignora, regardant attentivement Jake s’asseoir sur l’asphalte de l’autoroute et appeler :
— Ote ! Viens ici !
Le bafouilleux s’approcha d’assez bonne grâce. Bien qu’il eût été à coup sûr une créature sauvage avant qu’ils ne le rencontrent sur le Sentier du Rayon, il laissa Jake lui glisser les bottillons de cuir rouge aux pattes sans protester : en fait, une fois qu’il eut compris de quoi il retournait, il enfila de lui-même les deux derniers. Une fois les quatre bottillons en place (à vrai dire, de l’ensemble des souliers rouges, c’étaient les plus semblables aux escarpins rubis de Dorothy), Ote en renifla un, puis leva un regard interrogateur vers Jake.
Ce dernier claqua des talons trois fois, sans quitter le bafouilleux des yeux ni prêter attention au grincement de la grille et au carillon des murailles du Palais Vert.
— À toi, Ote !
— Ote !
Il roula sur le dos comme un chien qui fait le mort, puis fixa ses pattes avec une sorte d’ahurissement dégoûté. (À le voir ainsi, Jake eut un souvenir d’une très grande netteté : il se revit essayant de se taper sur le ventre et de se frotter la tête en même temps, et son père se moquait de lui parce qu’il n’y arrivait pas du premier coup.)
— Aide-moi, Roland. Il sait ce qu’on attend de lui, mais il ne sait pas comment faire.
Jake lança un coup d’œil à Eddie.
— Et pas de vannes, OK ?
— D’ac, fit Eddie. Pas de vannes, Jake. Tu crois qu’Ote doit faire ça en solo ou bien qu’il faut qu’on le refasse en groupe encore une fois ?
— Lui tout seul, je pense.
— Mais ça ferait pas de mal qu’on claque aussi des talons, Léon, dit Susannah.
— Léon qui ? demanda Eddie, bêtement.
— On t’écrira. Allez, Jake, Roland, en place. Recompte, Jake.
Ce dernier saisit Ote par les pattes de devant, Roland, plus doucement, par ses pattes de derrière. La manœuvre parut rendre Ote nerveux — comme s’il s’attendait à être balancé dans les airs aux accents du vieux refrain oh-hisse ! — mais il ne se débattit pas.
— Un, deux, trois.
Ensemble, Jake et Roland cognèrent doucement l’une contre l’autre les pattes avant et arrière d’Ote. Au même moment, ils claquèrent des talons, imités par Susannah et Eddie.
Cette fois, retentit un ding-dong harmonieux, profond et doux à l’oreille, comme celui d’une cloche d’église en verre. Le barreau noir au centre de la grille, au lieu de se séparer en deux, vola en éclats, expédiant des débris de verre couleur d’obsidienne dans toutes les directions. Certains vinrent crépiter sur le pelage d’Ote qui, s’arrachant à l’emprise de Jake et Roland, se remit sur pied en vitesse et trottina un peu plus loin. Il alla s’asseoir sur la ligne blanche discontinue de l’autoroute (séparant la voie rapide de celle de droite), les oreilles couchées, la langue pendante et sans quitter la grille des yeux.
— En avant, dit Roland, poussant en douceur le battant gauche de la grille qui céda.
Il se tenait à l’entrée de la cour en miroir, grand échalas de cow-boy en jean, vieille chemise d’une couleur indéfinissable et bottes rouges invraisemblables.
— Entrons voir ce que le Magicien d’Oz a à nous dire pour sa défense.
— S’il est encore là, dit Eddie.
— Oh, je pense qu’il y est encore, murmura Roland. Oui, il est là.
Il se dirigea vers la porte principale flanquée de la guérite dénuée de sentinelle. Les autres lui emboîtèrent le pas, soudés à leurs propres reflets par les souliers rouges comme autant de paires de jumeaux siamois.
Ote fermait le ban, gambadant avec agilité sur ses rouges bottillons. Il s’arrêta un instant pour renifler le reflet de sa propre truffe.
— Ote ! cria-t-il au bafouilleux dont l’image flottait sous ses pattes.
Puis il se pressa de rejoindre Jake.
Roland s’arrêta devant la guérite de la sentinelle, jeta un coup d’œil à l’intérieur, puis ramassa ce qui se trouvait sur le sol. Les autres le rejoignirent et s’attroupèrent autour de lui. Ce qui, de loin, avait eu l’air d’un journal, de près, en était bien un… quoique d’une excessive bizarrerie. Rien à voir avec le Capital-Journal de Topeka ni avec les nouvelles d’une super-grippe décimant la population.
En dessous se trouvait une photo de Roland, Eddie, Susannah et Jake en train de traverser la cour de miroir, comme si l’événement avait eu lieu la veille et non quelques minutes auparavant. La légende était la suivante : TRAGÉDIE AU PAYS D’OZ — DES VOYAGEURS VENUS CHERCHER GLOIRE ET FORTUNE TROUVENT LA MORT.
— J’adore ça, fit Eddie, remettant bien en place le revolver de Roland dans son étui, qu’il portait bas sur la hanche. Vachement réconfortant et encourageant après des jours de confusion. Comme une boisson chaude, un soir où on se les gèle.
— Il ne faut pas avoir peur à cause de ça, dit Roland. C’est une blague.
— J’ai pas peur, fit Eddie. Mais ça va plus loin qu’une blague. J’ai pas passé toutes ces années avec Henry Dean pour pas reconnaître quand on veut me faire flipper, en me coupant l’herbe sous le pied. Je sais ce que je dis.
Il observa Roland curieusement.
— J’espère que tu m’en voudras pas de te dire ça, Roland, mais c’est toi qui as l’air d’avoir peur.
— Je suis terrifié, répondit simplement ce dernier.
Le porche d’entrée remémora à Susannah une chanson qui avait été un tube, une bonne dizaine d’années avant qu’elle n’ait été tirée de son monde pour celui de Roland. J’ai vu un œil m’épier à travers un nuage de fumée derrière la Porte Verte, disaient les paroles. Quand j’ai dit « c’est Joe qui m’envoie », quelqu’un s’est marré très fort derrière la Porte Verte. En réalité, il y avait deux portes au lieu d’une ici et pas de trou de serrure au travers duquel un œil pourrait épier. Et Susannah ne prétendit pas non plus que Joe l’envoyait, ce mot de passe éculé remontant aux speakeasies et à la Prohibition. Cependant, elle se pencha en avant pour déchiffrer la pancarte accrochée à l’une des poignées de verre rondes : SONNETTE EN PANNE, FRAPPEZ S’IL VOUS PLAÎT.
— Te fatigue pas, dit-elle à Roland, qui levait déjà son poing suite à l’injonction de la pancarte. Ça figure dans l’histoire.
Eddie recula légèrement le fauteuil roulant, passa devant et empoigna les boutons de porte. Les battants s’ouvrirent sans difficulté, pivotant en silence sur leurs gonds. Il s’aventura d’un pas dans ce qui semblait une grotte verte ombreuse, mit ses mains en porte-voix et cria : Eh là !
Le son de sa voix se répercuta au loin puis lui revint en écho, déformé… faible, perdu. Mourant, semblait-il.
— Et merde ! fit Eddie. Faut-il en passer par là ?
— Je crois que oui, si nous voulons retrouver le Rayon.
Roland était plus pâle que jamais, mais il passa en premier. Jake aida Eddie à faire franchir le seuil (bloc laiteux de verre couleur jade) au fauteuil de Susannah. Les bottillons d’Ote lançaient de faibles éclairs rouges sur le sol de verre émeraude. Ils n’avaient pas fait dix pas que les portes se refermaient derrière eux en claquant, avec un boum indiscutable dont l’écho se propagea au-delà d’eux dans les profondeurs du Palais Vert.
Aucune salle de réception, seulement un couloir voûté, caverneux qui semblait sans fin. Une faible lueur verte éclairait les murs. C’est la reproduction exacte du couloir du film, se dit Jake, celui dans lequel le Lion Peureux a tellement la frousse qu’il se marche sur la queue.
Et pour ajouter encore une petite touche de similitude dont Jake se serait bien passé, Eddie se mit à imiter (mieux que passablement) le ton chevrotant de Bert Lahr[15] : « Une minute, les amis, j’viens juste de m’rappeler qu’j’ai pas tant envie qu’ça de rencontrer le Magicien. Je ferais mieux de vous attendre dehors ! »
— Arrête, fit Jake d’un ton sec.
— Rête ! renchérit Ote.
Il ne quittait pas Jake d’une semelle, lançant des coups d’œil vigilants à droite et à gauche. Jake n’entendait rien d’autre que le bruit de leurs pas… tout en ayant une étrange sensation : celle d’un son inexistant. Cela revenait, d’après lui, à guetter un carillon éolien dont la plus infime brise provoquera le tintement.
— Pardon, dit Eddie. Mille fois.
Il montra quelque chose du doigt.
— Regardez là-bas.
À une quarantaine de mètres devant eux, le couloir émeraude venait buter sur une porte verte d’une hauteur phénoménale — dix mètres au bas mot du sol à la pointe qui la couronnait. Et derrière elle, Jake percevait à présent un ronflement continu. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, ce bruit s’accentuait et son épouvante grandissait. Il dut faire un gros effort sur lui-même pour franchir les derniers pas qui le séparaient de la porte. Jake reconnut ce son pour l’avoir entendu pendant sa course sous la cité de Lud en compagnie de Gasher, puis au cours de son voyage avec ses amis à bord de Blaine le Mono. C’était le battement régulier des turbines à transmission lente.
— On dirait un cauchemar, fit-il d’une petite voix, au bord des larmes. On est revenus au point de départ.
— Non, Jake, fit le Pistolero en lui effleurant les cheveux. Ne crois jamais ça. Tu es victime d’une illusion. Fais face et sois loyal.
L’inscription sur la porte ne figurait pas dans le film. Seule Susannah reconnut le vers de Dante. VOUS QUI ENTREZ ICI ABANDONNEZ TOUTE ESPÉRANCE, lurent-ils.
Roland tendit le bras et de sa main droite amputée de deux doigts tira la porte verte de dix mètres de haut.
Ce qui se trouvait derrière parut, aux yeux de Jake, Susannah et Eddie, combiner étrangement Le Magicien d’Oz et Blaine le Mono. Une épaisse moquette (du même bleu pâle que celle du Compartiment de la Baronnie) tapissait le sol. La salle avait tout d’une nef de cathédrale, dont la voûte se perdait à une hauteur impénétrable à l’œil nu, d’un noir verdâtre. De grands pilastres de verre lumineux, alternant le rose et le vert, s’alignaient contre les murs ; le rose était de la même nuance que celui de Blaine. Jake s’aperçut que ces pilastres étaient gravés de milliards d’images différentes, dont aucune n’était réconfortante : elles heurtaient l’œil et remplissaient le cœur d’inquiétude. Il semblait y avoir une prépondérance de visages hurlants et grimaçants.
Face aux visiteurs qu’il rapetissait, les faisant paraître pas plus gros que des fourmis, se dressait le seul élément d’ameublement de la salle : un gigantesque trône de verre émeraude. Jake tenta d’en évaluer la taille mais, par manque de points de repère, n’y réussit pas. Il estima que le dossier devait mesurer à lui seul quinze mètres de haut, mais il aurait aussi bien pu plafonner à vingt ou même trente mètres. Il portait le symbole de l’œil ouvert, tracé non plus en jaune cette fois, mais en rouge. La pulsation rythmique de la lumière donnait l’impression que l’œil était vivant ; et qu’il battait comme un cœur.
Au-dessus du trône, s’élevaient, tels les tuyaux d’un orgue médiéval grandiose, treize énormes cylindres, émettant chacun des vibrations lumineuses de différentes couleurs. Sauf, bien entendu, celui du milieu qui était noir comme minuit et d’une immobilité de mort.
— Holà ! cria Susannah depuis son fauteuil roulant. Y a quelqu’un ?
Au son de sa voix, les tuyaux d’orgue brillèrent d’un tel éclat que Jake dut se protéger les yeux. Un instant, l’ensemble de la salle du trône explosa en un éblouissant arc-en-ciel. Puis les cylindres s’éteignirent, s’obscurcirent, moururent, tout comme le cristal du magicien de l’histoire de Roland quand il décidait (ou bien la force qui l’habitait) de se taire un temps. Seules demeuraient à présent la colonne noire et la pulsation verte continue du trône vide.
Puis, un bourdonnement quelque peu fatigué, tel celui d’un vieux servo-mécanisme auquel on demandait de rendre un ultime service, leur emplit les oreilles de sa plainte. Des panneaux coulissants — de deux mètres de long pour cinquante centimètres de large — s’ouvrirent dans les accoudoirs du trône. Des fentes obscures ainsi mises au jour, s’échappa, puis s’éleva, une fumée rose. En montant, elle devenait rouge vif. Et au centre, se dessina une ligne aux zig-zags terriblement familiers. Jake la reconnut avant même que les noms
(Lud Candleton Rilea Les Chutes des Molosses Dasherville Topeka)
n’apparaissent, étincelant à travers la fumée.
C’était la carte-itinéraire de Blaine.
Roland pouvait toujours dire que les choses avaient changé et que le sentiment de Jake d’être prisonnier d’un cauchemar
(c’est le pire cauchemar de ma vie et c’est la vérité)
n’était qu’une illusion engendrée par un esprit troublé et un cœur plein de terreur, Jake n’était pas dupe. Cet endroit avait beau ressembler un peu à la salle du trône du Grand et Terrible Oz, c’était Blaine le Mono en réalité. Ils étaient de retour à bord de Blaine et ce serait bientôt reparti pour une séance de devinettes.
Jake fut pris d’une soudaine envie de hurler.
Eddie reconnut la voix qui tonna hors de la carte-itinéraire en suspension dans la fumée au-dessus du trône vert. Mais il ne crut ni qu’il s’agissait de celle de Blaine le Mono ni de celle du Magicien d’Oz. Celle d’un Magicien x, à la rigueur, car ils ne se trouvaient nullement dans la Cité d’Émeraude et Blaine le Mono quant à lui était aussi mort qu’une merde de chien écrasée. Eddie l’avait expédié en réparation, putain, et comment !
— REBONJOUR, GENTILS ÉCLAIREURS !
La carte-itinéraire fumeuse puisa, mais Eddie ne l’associait plus à la voix, bien que, d’après lui, on s’attendît qu’ils le fassent. Non, la voix sortait des tuyaux d’orgue.
En baissant les yeux, il vit que Jake était devenu pâle comme un linge et s’agenouilla près de lui.
— C’est de la frime, petit, fit-il.
— No… Non… c’est Blaine… il est pas mort…
— Mais si, il est mort pour de bon. Ça, c’est rien qu’une version amplifiée des annonces qu’on fait à l’école après les cours… qui est en retenue et qui doit se rendre en Salle 6 pour voir l’orthophoniste, ou ce genre de truc. Pigé ?
— Quoi ?
Jake le regarda, la bouche tremblante, l’air ahuri.
— Qu’est-ce que tu…
— Ces tuyaux sont des haut-parleurs. Même un minus se paye une grosse voix en Dolby ; tu te souviens pas du film ? Faut qu’il ait une grosse voix parce que c’est rien qu’un bi d’honneur, Jake — rien qu’un bi d’honneur.
— QUE LUI RACONTES-TU LÀ, EDDIE DE NEW YORK ? ENCORE UNE DE TES BLAGUES STUPIDES, ESPRIT MAL TOURNÉ ? ENCORE UNE DE TES DEVINETTES TRUQUÉES ?
— Ouais, répondit Eddie. Celle qui fait comme ça : « Combien il faut d’ordinateurs dipolaires pour visser une ampoule. » Qui t’es, mon pote ? Parce que je sais que t’es pas Blaine le Mono, alors merde, t’es qui ?
— Je… suis… OZ ! tempêta la voix.
Les colonnes de verre s’illuminèrent, tout comme les tuyaux d’orgue derrière le trône.
— OZ LE GRAND ! LE PUISSANT OZ ! QUI ÊTES-VOUS ?
Susannah fit rouler son fauteuil jusqu’au pied des marches vertes d’un trône auprès duquel Lord Perth en personne serait passé pour un nain.
— Susannah Dean, la petite infirme, fit-elle. On m’a appris la politesse, mais pas à supporter les conneries. On est venus jusqu’ici pasqu’on est censés y être — pourquoi sinon nous a-t-on laissé ces souliers ?
— QUE VEUX-TU DE MOI, SUSANNAH ? QU’EST-CE QUI TE FERAIT PLAISIR, MA PETITE COW-GIRL ?
— Tu le sais très bien, répondit-elle. Nous voulons ce que tout le monde veut, autant que je sache — rentrer à la maison, « parce que rien ne vaut son chez-soi ». Nous…
— On peut pas rentrer à la maison, c’est Thomas Wolfe qui l’a dit, et c’est la vérité.
— C’est un mensonge, mon chou, dit Susannah. Un mensonge total. On peut rentrer à la maison. Tout ce qu’il faut faire, c’est se trouver le bon arc-en-ciel et passer en dessous. Et on l’a trouvé, pour le reste, suffit de jouer des pieds, tu vois.
— VOUS VOULEZ RETOURNER À NEW YORK, SUSANNAH DEAN ? EDDIE DEAN ? JAKE CHAMBERS ? EST-CE CELA QUE VOUS DEMANDEZ À OZ LE GRAND, AU PUISSANT OZ ?
— New York, ce n’est plus chez nous pour aucun d’entre nous, objecta Susannah.
Sur son nouveau fauteuil, au bas des marches du gigantesque trône, elle paraissait toute petite et pourtant sans peur.
— Pas plus que Gilead pour Roland. Remettez-nous sur le Sentier du Rayon. C’est là que nous voulons aller, parce que c’est le seul chemin pour rentrer chez nous. Le seul que nous ayons.
— ALLEZ-VOUS-EN ! s’écria la voix dans les tuyaux. ALLEZ-VOUS-EN ET REVENEZ DEMAIN ! NOUS PARLERONS DU RAYON DEMAIN ! TARATATA, DIT SCARLETT, NOUS PARLERONS DU RAYON DEMAIN, CAR DEMAIN EST UN AUTRE JOUR !
— Non, fit Eddie. On va en parler tout de suite.
— N’EXCITEZ PAS LA COLÈRE DU GRAND OZ, DU PUISSANT OZ ! s’écria la voix et les tuyaux d’orgue étincelèrent de fureur à chaque mot. Susannah, certaine que cela était supposé provoquer la terreur, trouva ça plutôt rigolo. Un peu comme regarder un représentant de commerce faire l’article pour un jouet d’enfant. Visez-moi un peu ça, les mômes ! Quand on parle dedans, les tuyaux deviennent de toutes les couleurs ! Suffit d’essayer !
— Mon chou, à ton tour tu ferais mieux d’écouter, reprit Susannah. Tu voudrais pas exciter la colère de gens armés, surtout que tu vis dans une maison de verre.
— JE VOUS AI DIT DE REVENIR DEMAIN !
De la fumée rouge se mit à sortir en bouillonnant des fentes dans les accoudoirs du trône. Elle était plus épaisse à présent. La pseudo-carte-itinéraire de Blaine s’y fondit. Et, cette fois, la fumée forma un visage. Émacié, dur, aux aguets, encadré de longs cheveux.
C’est l’homme que Roland a tué dans le désert, songea Susannah avec étonnement. Le fameux Jonas. J’en suis sûre.
Oz s’exprimait maintenant d’une voix légèrement chevrotante :
— OSERIEZ-VOUS MENACER OZ LE GRAND ?
Les lèvres de l’énorme visage de fumée planant au-dessus du trône esquissèrent un rictus où le mépris le disputait à la menace.
— CRÉATURES INGRATES ! OH CRÉATURES INGRATES !
Eddie, qui ne prenait pas des vessies pour des lanternes, avait jeté un coup d’œil dans une autre direction. Les yeux écarquillés, il agrippa Susannah par le coude.
— Regarde, chuchota-t-il. Merde, Suzie, regarde Ote.
Le bafou-bafouilleux se désintéressait complètement des fantômes fumeux, sous la forme de cartes-itinéraires de monorail, de feu Chasseurs du Cercueil ou d’effets spéciaux de l’Hollywood d’avant la guerre 1939–1945. Il avait aperçu (ou reniflé) quelque chose de bien plus intéressant.
Susannah attrapa Jake, l’obligea à pivoter et lui montra le bafouilleux. Elle vit les yeux du garçon s’agrandir de compréhension un instant avant qu’Ote n’atteigne la petite alcôve dans le mur gauche. Elle était masquée par un rideau du même vert que les murs, la séparant de la salle du trône. Ote, étirant son très long cou, saisit l’étoffe à pleines dents et tira.
Derrière le rideau, étincelaient des lumières vertes et rouges ; des cylindres tourbillonnaient dans des bocaux ; des aiguilles balayaient en tous sens des cadrans allumés et disposés en longues rangées. Cependant, Jake les remarqua à peine, son attention entièrement absorbée par l’homme installé devant la console et qui leur tournait le dos. Ses cheveux sales, striés de crasse et de sang, lui tombaient aux épaules, collés en touffes. Il était coiffé d’une sorte de casque audio et parlait dans un minuscule micro qui lui pendait à hauteur de la bouche. Leur tournant donc le dos, il ne s’aperçut pas tout d’abord qu’Ote l’avait flairé et découvert sa cachette.
— PARTEZ ! tonna la voix dans les tuyaux d’orgue… sauf qu’à présent Jake voyait d’où elle venait vraiment. REVENEZ DEMAIN SI ÇA VOUS CHANTE, MAIS ALLEZ-VOUS-EN MAINTENANT ! JE VOUS PRÉVIENS !
— C’est Jonas, Roland n’a pas dû le tuer au final, chuchota Eddie. Mais Jake en savait plus long. Il avait reconnu la voix. Même déformée par l’amplification des tuyaux de couleur, il l’avait reconnue. Comment avait-il pu s’imaginer que c’était la voix de Blaine ?
— JE VOUS PRÉVIENS, SI VOUS REFUSEZ…
Ote aboya, émettant un son aigu et peu avenant. L’homme dans l’alcôve-studio de sonorisation se retourna.
Dis-moi, mon couillon, Jake se souvint de cette voix avant que son propriétaire ne découvre les douteux attraits de l’amplification. Dis-moi tout ce que tu sais sur les ordinateurs dipolaires et les circuits à diodes. Dis-le-moi et je te donnerai à boire.
Ce n’était ni Jonas ni le Magicien de Je Ne Sais Quoi. C’était le petit-fils de David Quick. L’Homme Tic-Tac.
Jake le fixait avec horreur. La dangereuse créature qui avait vécu, lovée en dessous de Lud, avec ses compagnons — Gasher et Hoots, Brandon et Tilly — n’était plus. Celui que Jake avait devant les yeux aurait pu être le père décati de ce monstre… ou même son grand-père. Son œil gauche — celui qu’Ote lui avait crevé de ses griffes — n’était plus qu’un renflement blanc déformé, débordant de l’orbite sur sa joue mal rasée. Le côté droit de sa tête, scalpé à moitié, laissait voir l’os du crâne à travers une longue ouverture triangulaire. Jake, la mémoire obscurcie par la panique, se souvint vaguement d’un morceau de peau flasque retombant sur le visage de Tic-Tac, mais il avait été à deux doigts de sombrer dans l’hystérie à ce moment-là… et il l’était à nouveau, à présent.
Ote avait reconnu lui aussi l’homme qui avait tenté de le tuer et aboyait maintenant avec frénésie, tête baissée, montrant les dents, faisant le gros dos. Tic-Tac posa sur lui de grands yeux stupéfaits.
— Ne faites pas attention à l’homme derrière le rideau, dit une voix qui s’éleva dans leur dos, avant de pouffer bêtement.
— Encore un mauvais jour dans une longue série pour mon ami Andrew. Pauvre garçon. Je suppose que j’ai eu tort de lui faire quitter Lud, mais il avait l’air tellement perdu…
Le propriétaire de la voix pouffa encore une fois.
Jake se retourna d’un bloc et s’aperçut qu’un autre individu était assis en tailleur sur le trône gigantesque. Vêtu d’un jean, d’une veste noire bouclée à la ceinture, il était chaussé de vieilles bottes de cow-boy complètement éculées. Il portait épinglée sur sa veste une tête de cochon trouée d’une balle entre les deux yeux. Sur ses genoux, le nouveau venu tenait un sac fermé par un cordon. Il se leva, se dressant sur l’assise du trône comme un gamin sur la chaise de papa, et son sourire quitta son visage comme une peau flasque. Ses yeux lançaient des flammes et ses lèvres entrouvertes découvraient de grosses dents gourmandes.
— Descends-les, Andrew ! Tue-les ! Bousille-les ! Tous ses nique ta sœur tant qu’ils sont !
— Ma vie pour la tienne, hurla l’homme de l’alcôve.
C’est alors que Jake repéra la mitraillette appuyée dans un coin. Tic-Tac s’en empara d’un bond. Ma vie pour la tienne !
À l’instant où Tic-Tac se retournait, Ote lui sauta dessus une fois de plus et lui planta ses crocs dans la cuisse gauche, juste en dessous de l’aine.
Eddie et Susannah dégainèrent comme un seul homme, chacun brandissant l’un des gros revolvers de Roland. Ils tirèrent à l’unisson, toutes détonations confondues. L’une des balles arracha au passage le haut du crâne déjà bien amoché de Tic-Tac avant d’aller s’enfouir dans le matériel sonore qui émit un feulement déchirant en feedback, heureusement bref, étant donné le volume. L’autre balle se logea dans sa gorge.
Tic-Tac avança en trébuchant. Ote se laissa tomber sur le sol et prit du champ, montrant les dents. Au bout de quelques pas, Tic-Tac se retrouva complètement dans la salle du trône. Il leva les bras en direction de Jake qui lut la haine que lui vouait Ticky dans l’unique œil vert qui lui restait : le garçon crut entendre la dernière et détestable pensée qui traversa l’esprit de Tic-Tac : Espèce de sale petit louchon de merde…
Puis Tic-Tac s’effondra tête la première, comme il l’avait fait dans le Berceau des Gris… sauf que, cette fois, il ne s’en relèverait pas.
— Ainsi chut Lord Perth, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre, dit l’homme sur le trône.
Sauf que c’est pas un homme, songea Jake. Pas du tout un homme. Je crois qu’on a enfin trouvé le Magicien. Et je suis prêt à parier que je sais ce qu’il a dans son sac.
— Marten, dit Roland, tendant la main gauche, celle qui avait encore tous ses doigts. Marten Largecape. Après toutes ces années. Après tous ces siècles.
— Tu veux ça, Roland ?
Eddie lui mit dans la main le revolver qui venait de tuer l’Homme Tic-Tac. Un filet de fumée bleue s’échappait encore du canon. Roland regarda sa vieille arme comme s’il la voyait pour la première fois, puis la leva et la braqua sur la silhouette ricanante, à joues roses, assise en tailleur sur le trône du Palais Vert.
— Enfin, souffla Roland, armant le chien du pouce. Enfin dans ma ligne de mire.
— Ce six-coups ne te servira à rien, et je crois que tu le sais, dit l’homme assis sur le trône. Pas contre moi. Il fera long feu contre moi, mon vieux Roland. Comment vont tes parents, au fait ? J’ai perdu tout contact avec eux au fil des années. J’ai toujours été un piètre correspondant. On devrait me donner le fouet, si fait, assurément !
Il rit à gorge déployée, rejetant la tête en arrière. Roland pressa la détente. Le chien ne rendit qu’un clic sourd.
— Ch’t’avais prév’nu, fit l’homme sur le trône. À mon avis, t’as dû glisser dedans par inadvertance ces balles qu’ont pris l’eau, tu crois pas ? Celles dont la poudre est éventée. Ça suffit pour arrêter le son de la tramée, mais pas pour descendre les vieux magiciens, hein ? Dommage. Et ta main, Roland, regarde-moi un peu ça ! Elle manque de doigts, si je vois bien. Ça, par exemple, t’en as bavé, s’pas ? Les choses pourraient s’améliorer un tantinet, pourtant. Toi et tes amis, vous pourriez mener une belle vie bien remplie et — comme dirait Jake — c’est la vérité. Plus d’homarstruosités, plus de trains fous, plus de voyages inquiétants — pour ne pas dire dangereux — dans d’autres mondes. Il vous suffit pour cela de renoncer à cette quête stupide et sans espoir de la Tour.
— Non, répondit Eddie.
— Non, répondit Susannah.
— Non, répondit Jake.
— Non ! fit Ote, qui aboya en sus.
L’homme noir sur le trône vert continua à sourire, impassible.
— Et toi, Roland ? demanda-t-il.
Il leva doucement le sac. Vieille chose poussiéreuse, elle pendouillait du poing du magicien comme une larme ; son contenu se mit soudain à émettre des pulsations de lumière rose.
— Renonce et ils n’auront jamais besoin de voir ce qu’il y a à l’intérieur de ceci — ils n’auront jamais besoin de voir le dernier acte de cette triste pièce dont le premier se perd dans la nuit des temps. Renonce. Détourne-toi de la Tour et passe ton chemin.
— Non, répondit Roland.
Il ébaucha un sourire et, au fur et à mesure qu’il s’élargissait, celui de l’homme assis sur le trône s’effaçait.
— Tu peux ensorceler mes revolvers, ceux de ce monde, j’intuite, dit-il.
— Roland, mon p’tit gars, j’ignore ce que tu as derrière la tête, mais je te conseille de ne pas…
— De ne pas contrarier le Grand Oz ? Le Puissant Oz ? C’est pourtant ce que je vais faire, je crois, Marten… ou Maerlyn… ou qui ou qu’est-ce suivant le nom que tu te donnes maintenant…
— Flagg, en fait, dit l’homme sur le trône. Et nous nous sommes déjà rencontrés.
Il sourit. Mais au lieu d’éclairer son visage — ce qui est le propre d’un sourire — celui de Flagg crispait ses traits en une grimace malveillante et mesquine.
— Au moment de la chute de Gilead. Toi et tes compagnons survivants — cet âne bâté rigolard de Cuthbert Allgood faisait partie de ta bande, je m’en souviens, et aussi DeCurry, celui à la tache de vin — cheminiez vers l’ouest, en quête de la Tour. Ou si tu préfères, pour parler comme dans le monde de Jake, vous étiez en route pour voir le Magicien. Je sais que tu m’as vu, mais je doute que tu aies su jusqu’au jour d’aujourd’hui que je t’avais vu aussi.
— Et j’intuite que je te reverrai, dit Roland. À moins que je ne te tue sur-le-champ et mette ainsi fin à tes interférences.
Sans lâcher son revolver qu’il tenait de la main gauche, il extirpa de la droite celui glissé à la ceinture de son jean — le Ruger de Jake, arme d’un autre monde et peut-être comme telle à l’abri des enchantements de cette créature. Et déploya pour cela sa rapidité de toujours, éblouissante de vitesse.
L’homme se blottit sur le trône en poussant des cris aigus. Le sac glissa de ses genoux et la boule de cristal — autrefois tenue par Rhéa, puis par Jonas et enfin par Roland en personne — s’en échappa. De la fumée, verte et non plus rouge cette fois, bouillonna hors des accoudoirs du trône. Et s’éleva comme un rideau protecteur. Toutefois, Roland aurait pu faire mouche sur la silhouette que lui dérobait la fumée s’il avait dégainé à la perfection. Ce qui fut loin d’être le cas : le Ruger glissa dans sa main amputée, n’offrant pas assez de prise, puis le bouton de mire vint s’empêtrer dans la boucle de son ceinturon. Il ne lui fallut qu’un quart de seconde pour le libérer, mais ce fut un quart de seconde de trop. Il tira à trois reprises dans les tourbillons de fumée, puis se précipita en avant, sans tenir compte des cris de ses compagnons.
Il chassait la fumée des deux mains. Ses balles avaient fracassé le dossier du trône en épaisses échardes de verre vert, mais la créature à visage humain qui se dénommait Flagg avait disparu. Et Roland se surprit à se demander si elle, il ou ça avait été bien là pour commencer.
Le cristal, lui, était toujours là. Intact, il répandait cette même lueur d’un rose intense si attirante dont il avait conservé le si lointain souvenir — depuis Mejis, où il avait été jeune et connu l’amour. Ce vestige rescapé de l’Arc-en-Ciel de Maerlyn avait roulé jusqu’à l’extrême bord du siège du trône ; deux centimètres de plus, il aurait plongé et se serait brisé sur le sol. Mais cela avait été épargné à cet objet d’enchantement que Susan Delgado avait entrevu pour la première fois par la fenêtre de la masure de Rhéa, à la clarté de la Lune des Baisers.
Roland le ramassa — comme il s’adaptait bien à sa main, comme il semblait naturel de le tenir au creux de sa paume, même après toutes ces années — et jeta un regard au plus profond de ses troubles nuages.
— Tu as toujours tenu une vie sous ton charme, lui murmura-t-il.
Il songea à Rhéa comme il l’avait vue dans ce cristal — avec son vieil œil rieur. Il songea au feu de joie de la Nuit de la Moisson, enveloppant Susan de ses flammes, faisant chatoyer sa beauté sous sa chaleur. Puis miroiter et frissonner comme un mirage.
Glam maudit ! se dit-il. Si jamais je te brisais sur le sol, on périrait tous, à coup sûr noyés dans l’océan de larmes que ton ventre fendu répandrait… les larmes de tous ceux que tu as menés à leur perte.
Et pourquoi ne pas le faire ? Son intégrité préservée, cet objet de malheur pourrait les aider à revenir sur le Sentier du Rayon, même si Roland était persuadé qu’ils n’avaient pas vraiment besoin de lui pour ça, pensant comme il le faisait que Tic-Tac et la créature qui s’était donné le nom de Flagg avaient représenté leur dernière épreuve à cet égard. Le Palais Vert était leur porte de retour dans l’Entre-Deux-Mondes… et il leur appartenait dorénavant. Ils l’avaient conquis par la force des armes.
Mais tu ne peux pas encore aller de l’avant, pistolero. Pas tant que tu n’as pas achevé ton histoire, raconté la dernière scène du dernier acte.
Quelle était donc cette voix ? Celle de Vannay ? Non. Celle de Cort ? Non. Et pas davantage la voix de son père, qui l’avait un jour viré à poil de la couche d’une putain. C’était la plus dure de toutes, celle qu’il entendait souvent dans ses rêves agités, celle qu’il voulait tellement contenter, en y réussissant si rarement. Mais non, pas cette voix-là, pas cette fois.
Cette fois, il entendait la voix du ka, du ka qui est comme le vent. Il avait déjà raconté tellement de choses de cette abominable quatorzième année de sa vie… mais il n’avait pas terminé son récit. Tout comme Detta Walker et le plat des grandes occasions de Tante Bleue, il restait encore une chose à leur dire. Une chose cachée. Le problème n’était pas, il le voyait bien, de savoir s’ils pourraient ou non, tous les cinq, arriver à sortir du Palais Vert et à retrouver le Sentier du Rayon ; le problème, c’était de savoir s’ils pourraient ou non continuer en tant que ka-tet. S’il devait en être ainsi, rien ne pouvait demeurer caché ; il devrait leur raconter l’ultime fois où il avait regardé dans le cristal du magicien, en cette année d’autrefois. Trois nuits après le banquet de bienvenue, ça avait eu lieu. Il devrait leur dire…
Non, Roland, lui chuchota la voix. Ne te contente pas de le leur dire. Pas cette fois. Tu sais très bien qu’il y a mieux à faire.
Oui. En effet. Il y avait mieux à faire, il le savait.
— Venez là, leur dit-il en se tournant vers eux.
Ils se rassemblèrent lentement autour de lui, la lumière rose étincelante emplissant leurs yeux écarquillés. Ils étaient déjà à demi hypnotisés par elle, Ote compris.
— Nous formons un ka-tet, dit Roland, tendant le cristal dans leur direction. Un en plusieurs. J’ai perdu mon seul et véritable amour au début de ma quête de la Tour Sombre. Maintenant, votre tour est venu de regarder dans cet objet maudit, si vous le voulez, et vous y verrez ce que j’ai perdu aussi, peu de temps après. Voyez-le une bonne fois pour toutes ; donc ouvrez grands les yeux.
Ce qu’ils firent. Le cristal, que Roland tenait dans ses mains levées, se mit à puiser plus vite. Il les réunit et les emporta. Pris dans le tourbillon de la tornade rose, ils s’envolèrent par-delà l’Arc-en-Ciel du Magicien jusqu’au Gilead d’antan.
Jake de New York se tient dans l’un des corridors supérieurs du Grand Hall de Gilead — c’est davantage un château, ici dans la verte contrée, qu’une Maison du Maire. Il regarde autour de lui et aperçoit Eddie et Susannah ouvrant de grands yeux près d’une tapisserie murale, leurs mains entrelacées. Susannah est debout ; elle a de nouveau des jambes, du moins pour le moment, et à la place de ses orthopèdes, comme elle les appelle, elle porte une paire d’escarpins rubis, qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux que porte Dorothy quand elle pose le pied sur sa version de la Grand-Route pour se mettre en quête du Magicien d’Oz, ce bi d’honneur.
Elle a des jambes parce que je rêve, se dit Jake, qui sait très bien que ce n’est pas un rêve. En baissant les yeux, il découvre Ote qui lève vers lui ses yeux cerclés d’or, son regard anxieux et intelligent. Il est toujours chaussé des bottillons rouges. Jake se penche et lui caresse la tête. La sensation sous ses doigts de la fourrure du bafouilleux est claire et nette, une réalité. Non, il ne rêve pas.
Jake prend soudain conscience de l’absence de Roland ; ils ne sont plus que quatre. Il s’aperçoit aussi d’autre chose : l’atmosphère de ce corridor est légèrement teintée de rose, et de petits halos de même couleur auréolent les drôles d’ampoules à l’ancienne qui illuminent le couloir. Quelque chose est sur le point de se passer ; quelque intrigue va se dérouler sous leurs yeux. Et à présent, comme s’il avait suffi d’y penser pour les mettre en branle, le garçon entend des pas qui se rapprochent.
Je connais cette histoire, se dit Jake. On me l’a déjà racontée.
Au moment où Roland apparaît au coin du couloir, Jake se souvient de quel épisode il s’agit : celui où Marten Largecape arrête Roland au passage alors qu’il se rend sur le toit pour y débusquer un brin de fraîcheur.
— Eh, fiston, va dire Marten. Entre, entre ! Ne reste pas dans le couloir ! Ta mère veut te parler.
Mais, bien entendu, ce n’est pas la vérité, ça ne l’a jamais été, ça ne le sera jamais, le temps aura beau faire, se décaler et se courber autant qu’il veut. Ce que Marten désire, c’est que le garçon voie sa mère et comprenne que Gabrielle Deschain est devenue la maîtresse du magicien de son père. Marten veut obliger le garçon, piqué au vif, à devancer l’appel et à affronter l’épreuve initiatique de virilité en l’absence de son père qui ne pourra ainsi s’y opposer ; il entend ainsi se débarrasser du chiot avant qu’il ne lui pousse des crocs et qu’il ne le morde.
Maintenant ils vont assister à tout cela ; cette triste comédie suivra son triste cours prédéterminé sous leurs yeux. Je suis trop jeune, songe Jake, mais évidemment qu’il ne l’est pas. Roland n’aura que trois ans de plus que lui à son arrivée à Mejis avec ses amis et, quand il rencontrera Susan sur la Grand-Route. Seulement trois ans de plus quand il l’aimera ; seulement trois ans de plus quand il la perdra à jamais.
Je m’en fous, je veux pas voir ça…
Et il ne le verra pas, comprend-il, tandis que Roland s’approche ; tout ça est déjà arrivé. Car on n’est pas en août, au temps de la Pleine Terre, mais à la fin de l’automne ou à l’entrée de l’hiver. Il le déduit du poncho que porte Roland, un souvenir de son séjour dans l’Arc Extérieur, et au nuage de vapeur qui lui sort de la bouche et du nez à chacune de ses expirations : il n’y a pas le chauffage central à Gilead et il y fait froid.
Il y a d’autres signes de changement : Roland porte à présent les gros revolvers qui sont son patrimoine, ceux à la crosse en bois de santal. Son père les lui a transmis pendant le banquet, songe Jake, qui ne sait pas d’où lui vient cette certitude. Et le visage de Roland, aux traits toujours enfantins, n’est plus celui ouvert et non encore éprouvé du jeune garçon qui musardait dans ce même couloir cinq mois plus tôt ; le jeune garçon piégé par Marten en avait connu des vertes et des pas mûres depuis, son combat contre Cort étant l’une des moindres.
Jake voit aussi autre chose : l’apprenti pistolero est chaussé des bottes de cow-boy rouges. Il ne le sait cependant pas. Parce que tout cela ne se produit pas en réalité.
Et en même temps, si, pourtant. Ils se trouvent à l’intérieur du cristal du magicien, au cœur de la tornade rose (ces halos roses qui auréolent les appliques rappellent à Jake les Chutes des Molosses et leurs arcs lunaires dans la brume qui s’en élevait) et tout cela se reproduit encore une fois.
— Roland !
C’est Eddie qui le hèle depuis l’endroit où il se tient avec Susannah, près de la tapisserie. Susannah hoquette et lui presse l’épaule pour le faire taire. Mais Eddie passe outre cette recommandation.
— Non, Roland ! Fais pas ça ! Mauvaise idée !
— On, Olan ! jappe Ote.
Roland les ignore l’un et l’autre et passe devant Jake à le toucher, mais sans le voir. Pour Roland, bottes rouges ou pas, ils ne sont pas là ; ce ka-tet est encore loin dans son avenir.
Il s’arrête devant une porte un peu avant le bout du corridor, hésite, puis lève le poing et frappe. Eddie s’élance dans sa direction, sans lâcher la main de Susannah… on dirait presque maintenant qu’il la traîne après lui.
— Suis-nous, Jake, dit Eddie.
— Non, j’ai pas envie.
— Que t’aies envie ou pas, c’est pas ça le problème et tu le sais très bien. On est censés voir. Si on peut pas l’arrêter, on peut faire au moins ce qu’on est venus faire ici. Allez, viens maintenant !
Le cœur lourd de terreur, l’estomac noué, Jake obtempère. Alors qu’ils s’approchent de Roland — les revolvers paraissent énormes posés sur ses hanches minces et son visage encore lisse mais déjà las donne à Jake comme une envie de pleurer — celui-ci frappe à nouveau.
— Elle est pas là, mon chou ! lui crie Susannah. Elle est pas là ou bien elle veut pas te répondre et que ce soit l’un ou l’autre, c’est du pareil au même pour toi ! Laisse tomber ! Laisse-la tomber ! Elle en vaut pas la peine ! C’est pas parce que c’est ta mère qu’elle en vaut la peine ! Va-t’en !
Mais il ne l’entend pas et ne s’en va pas non plus. À l’instant où Jake, Eddie, Susannah et Ote le rejoignent incognito, Roland tourne la poignée de la porte de l’appartement de sa mère : elle n’est pas verrouillée. Il l’ouvre, découvrant la pièce plongée dans la pénombre. Elle est tendue de soie. Sur le sol, un tapis semblable aux tapis de Turquie chers au cœur de la mère de Jake… sauf que ce tapis-là, Jake le sait, vient de la province de Kashamin.
Tout au fond du salon, près d’une fenêtre dont on a tiré les volets contre les vents d’hiver, Jake aperçoit un fauteuil à dossier bas et sait aussitôt que c’est celui où elle se trouvait le jour où Roland a subi son épreuve initiatique ; celui dans lequel elle était assise le jour où son fils a remarqué sur son cou la morsure d’amour.
Le fauteuil est vide à présent, mais le Pistolero pénètre plus avant dans la pièce et tourne les yeux vers la chambre à coucher de l’appartement ; Jake remarque alors une paire de chaussures — noires, et non rouges — dépassant des tentures qui flanquent de part et d’autre la fenêtre aux volets tirés.
— Roland ! hurle-t-il. Roland, les tentures ! Y a quelqu’un derrière ! Attention !
Mais Roland ne l’entend pas.
— Mère ? appelle-t-il de cette voix que Jake reconnaîtrait entre mille… même si celle-ci en est une version magiquement fraîche ! Jeune, pas encore rendue rauque par tant d’années de poussière, de vent et de fumée de cigarette.
— Mère, c’est Roland ! Il faut que je vous parle !
Toujours pas de réponse. Il franchit le court vestibule qui mène à la chambre. Si une partie de Jake veut rester dans le salon, foncer sur cette tenture et la tirer, il sait que ce n’est pas ainsi que les choses sont censées se dérouler. Même s’il faisait une tentative, il doute de l’excellence du résultat ; sa main passerait probablement au travers, comme celle d’un fantôme.
— Venez, dit Eddie. Ne le laissons pas seul.
Ils avancent groupés, ce qui aurait pu paraître comique en d’autres circonstances. Mais pas dans celles-ci, où il s’agit de trois personnes s’inquiétant désespérément d’un de leurs amis.
Roland fixe le lit contre le mur gauche de la chambre. Il le fixe, comme hypnotisé. Peut-être essaie-t-il de s’imaginer Marten et sa mère étendus là ; peut-être se souvient-il de Susan, avec laquelle il n’a jamais couché dans un lit digne de ce nom, encore moins dans une telle débauche de luxe, sous un baldaquin. Jake entrevoit vaguement le profil du pistolero dans le miroir à trois faces d’une alcôve à l’opposé de la chambre. Ce triple miroir est celui d’une petite table que Jake reconnaît pour avoir vu sa propre mère s’installer devant la même dans la chambre de ses parents : une coiffeuse.
Le Pistolero se secoue, éloignant de son esprit les pensées — quelles qu’elles soient — qui l’ont accaparé. Aux pieds, il porte ces terribles bottes ; dans ce demi-jour, on dirait celles d’un homme qui vient de traverser un fleuve de sang.
— Mère !
Il fait un pas en direction du lit puis se penche un peu, comme s’il croyait qu’elle pût se cacher dessous. Si elle se cache quelque part, ce n’est en tout cas pas là ; les souliers que Jake a repérés sous la tenture étaient des chaussures de femme et la silhouette qui se tient maintenant à l’extrémité du petit vestibule, juste à l’entrée de la chambre, est vêtue d’une robe. Jake aperçoit la ganse qui l’ourle.
Mais il voit bien au-delà. Jake comprend la relation trouble que Roland entretient avec sa mère et son père mieux qu’Eddie et Susannah ne le pourraient jamais ; et cela, parce que les parents de Jake leur ressemblent particulièrement : Elmer Chambers est un pistolero pour le Network et Megan Chambers a une très longue histoire de coucheries avec des amis malsains. On n’en a jamais soufflé mot à Jake, mais il est au courant, d’une façon ou d’une autre ; il a partagé le khef avec son père et sa mère, et il sait bien ce qu’il sait.
Il sait aussi quelque chose à propos de Roland : que ce dernier a vu sa mère dans le cristal du magicien. Gabrielle Deschain, à peine de retour de sa retraite à Debaria, Gabrielle qui confesserait à son époux ses fautes en pensées et en actions, à l’issue du banquet, implorant qu’il lui pardonne et lui rouvre sa couche… et qui, pendant que Steven somnolerait après leur étreinte, lui plongerait le couteau empoisonné dans le cœur… ou se contenterait peut-être de lui égratigner le bras de la pointe sans l’éveiller. Avec un couteau pareil, cela reviendrait au même.
Roland avait tout vu dans le cristal avant de remettre le maudit objet à son père. Et Roland avait mis son holà. Pour sauver la vie de Steven Deschain, auraient estimé et dit Susannah et Eddie, s’ils avaient pu voir jusque-là, mais seul Jake possédant la sagesse du malheur des enfants malheureux peut voir jusque-là. Pour sauver la vie de sa mère, aussi bien. Pour lui donner une dernière chance de recouvrer la raison, une dernière chance de se tenir aux côtés de son mari et de lui être fidèle. Une dernière chance de se repentir de Marten Largecape.
Bien sûr qu’elle va le faire, bien sûr qu’elle le doit ! Roland se souvient de son visage de ce jour-là, de la tristesse qu’il exprimait, bien sûr qu’elle doit le faire ! Bien sûr que c’est impossible qu’elle ait choisi le magicien de son plein gré ! S’il pouvait seulement lui dessiller les yeux…
Ainsi, sans prendre garde qu’il a une fois encore sombré dans la non-sagesse de l’extrême jeunesse — Roland ne peut saisir que le chagrin et la honte sont souvent impuissants contre le désir — il est venu parler à sa mère, la supplier de revenir à son mari avant qu’il ne soit trop tard. Il l’avait une fois déjà sauvée d’elle-même, il le lui dira, mais il ne peut pas recommencer.
Et si elle ne marche pas, se dit Jake, ou même ne se laisse pas démonter, en prétendant qu’elle ne sait pas de quoi il parle, il lui donnera le choix : quitter Gilead avec son aide — maintenant, ce soir — ou bien être jetée aux fers demain matin, et pour prix de son insigne trahison, être pendue à coup sûr haut et court comme Hax le maître queux l’avait été.
— Mère ? appelle-t-il donc, sans apercevoir encore la silhouette qui se dissimule dans l’ombre derrière lui. Il avance encore d’un pas dans la chambre, et maintenant la silhouette se déplace. Elle lève les mains. Elle tient quelque chose. Pas une arme à feu, ça, Jake peut le jurer, n’empêche que ça évoque un danger mortel, quelque chose de serpentin…
— Attention, Roland ! s’écrie Susannah d’une voix perçante qui fait office d’interrupteur électrique comme par magie. Quelque chose se trouve sur la table de la coiffeuse — le cristal, bien entendu ; Gabrielle l’a volé, c’est le cadeau de consolation qu’elle compte faire à son amant pour l’assassinat que son fils l’a empêchée de commettre — qui s’illumine soudain comme s’il répondait à la voix de Susannah. Il éclabousse de sa brillante lumière rose le triple miroir qui la réfléchit et la projette dans la chambre. Grâce à cet éclairage, dans la glace à trois faces, Roland aperçoit enfin la silhouette dans son dos.
— Nom de Dieu ! gueule Eddie Dean, horrifié. Ah, merde, Roland ! C’est pas ta mère ! C’est…
Ce n’est pas même une femme, pas vraiment, plus du tout ; c’est une sorte de cadavre ambulant affublé d’une robe noire crottée par la poussière des routes. Il ne lui reste plus que quelques touffes de cheveux se battant en duel sur la tête et un trou béant à la place du nez. Mais ses yeux lancent toujours des flammes et le serpent qu’elle tient se tortille entre ses mains, fort vivace. Malgré la profonde horreur qu’il éprouve, Jake a le temps de se demander si elle l’a capturé sous le même rocher où elle avait trouvé celui que Roland a tué.
C’est Rhéa qui guettait le Pistolero dans l’appartement de sa mère ; c’est celle du Cöos, venue non seulement récupérer son glam mais aussi en finir avec le garçon qui lui avait causé tant de tourment.
— Ta putain de gueuse a eu son compte ! s’écrie-t-elle d’une voix suraiguë, plus que jamais caquetante. À ton tour de payer !
Mais Roland l’a vue, dans le cristal, il l’a vue, Rhéa trahie par cela même qu’elle est venue reprendre, et maintenant le Pistolero pirouette, en laissant tomber sur ses nouveaux revolvers ses mains, animées d’une vivacité mortelle. Il a quatorze ans, ses réflexes n’ont jamais été si précis ni si rapides. Et il se déchaîne comme un baril de poudre qui explose.
— Non, Roland, fais pas ça ! hurle Susannah. C’est un piège, un glam !
Jake a juste le temps de détourner les yeux du miroir et de les reporter vers la femme qui se tient sur le seuil de la chambre ; juste le temps de comprendre que lui aussi est tombé dans le panneau.
Peut-être que Roland comprend également la vérité à la toute dernière seconde — que la femme postée sur le seuil est en réalité sa mère, malgré tout, qu’elle ne tient pas en main un serpent mais une ceinture, quelque chose qu’elle lui destine, peut-être bien en gage de réconciliation, que le cristal lui a menti de la seule manière qui lui est possible… par reflet interposé.
De toute façon, il est trop tard. Les revolvers dégainés tonnent avec un double éclair jaune vif qui illumine la chambre. Il appuie deux fois de suite sur la détente de chacun avant de pouvoir s’arrêter. Et les quatre balles projettent Gabrielle Deschain dans le vestibule, son sourire plein d’espoir « et si on faisait la paix » pas encore effacé sur ses lèvres.
Ainsi meurt-elle : souriante.
Roland demeure immobile, les canons de ses revolvers fumants, le visage figé en une grimace de surprise horrifiée, prenant à peine conscience en vérité du poids qu’il va traîner le reste de sa vie : il s’est servi des armes de son père pour tuer sa mère.
À présent, un rire caquetant emplit la chambre, mais Roland ne se retourne pas ; il reste pétrifié près de la femme en robe bleue et souliers noirs qui gît ensanglantée dans le vestibule de son appartement ; la femme qu’il est venu sauver et qu’au lieu de ça il a tuée. Elle est étendue avec la ceinture tissée de ses blanches mains, drapant son ventre qui saigne.
Jake se retourne pour Roland et n’est pas surpris de voir une femme à face verte et coiffée d’un chapeau noir pointu flotter dans le cristal. C’est la Méchante Sorcière de l’Est ; et c’est aussi Rhéa du Cöos. Elle dévisage le garçon, revolvers en main, et découvre ses dents pour le sourire le plus atroce que Jake ait jamais vu.
— J’ai brûlé cette idiote que tu aimais — si fait, brûlée vive — et maintenant, j’ai fait de toi un matricide… Alors, tu te repens d’avoir tué mon serpent, pistolero ? Mon pauvre, mon doux Ermot ? Est-ce que tu regrettes d’avoir joué une rude partie avec quelqu’un de plus finaud que toi, toi qui ne le seras jamais de toute ta misérable vie ?
Il ne marque par aucun signe qu’il l’entend, gardant les yeux fixés sur dame sa mère. Bientôt, il ira jusqu’à elle, s’agenouillera, mais pas encore ; pas encore.
Le visage dans le cristal se tourne maintenant vers nos trois pèlerins et, ce faisant, il se transforme, devient vieux, chauve et détruit — devient, en fait, le visage que Roland a vu dans le miroir menteur. Si le Pistolero a été incapable d’apercevoir ses futurs amis, Rhéa, elle, les voit ; si fait, elle les voit même fort bien.
— Abdiquez ! croasse-t-elle — tel un corbeau posé sur une branche effeuillée sous un ciel bas hivernal.
— Abdiquez ! Renoncez à la Tour !
— Jamais, espèce de salope, dit Eddie.
— Vous voyez qui il est ! Quel monstre il fait ! Et ce n’est qu’un début, sachez-le ! Demandez-lui donc ce qu’il est advenu de Cuthbert ! Et d’Alain — Alain, malgré toute son intelligence du shining, n’en a point réchappé en fin de compte, pour sûr ! De-mandez-lui donc ce qu’il est advenu de Jamie de Curry ! Il n’a jamais eu d’ami qu’il n’ait point tué, ni jamais eu d’amoureuse qui ne soit plus que poussière dans le vent !
— Passe ton chemin, dit Susannah, et laisse-nous aller le nôtre.
Les lèvres vertes et crevassées de Rhéa se tordent en un horrible rictus.
— Il a tué sa propre mère ! Que crois-tu qu’il te fera à toi, garce stupide à la peau brune ?
— Il ne l’a pas tuée, l’interrompt Jake. C’est toi qui l’as tuée. Allez, ouste !
Jake fait un pas en direction du cristal, bien déterminé à s’en emparer et à le fracasser sur le sol… et il peut le faire, il s’en aperçoit, car le cristal est bien réel. C’est la seule chose dans sa vision à l’être. Mais avant qu’il ait pu mettre la main dessus, la boule émet une explosion silencieuse de lumière rose. Jake se protège le visage des mains pour éviter d’être aveuglé, et alors il se met…
(à fondre, ah je fonds, je fonds[16], quel monde, ah quel monde)
à tomber, aspiré vers le bas par la tornade rose, hors du Pays d’Oz et retour au Kansas, hors du Pays d’Oz et retour…
… à la maison, marmonna Eddie d’une voix étouffée et comme avinée à ses propres oreilles. Retour à la maison, parce qu’il n’y a rien qui vaille son chez-soi. Ah ça non !
Il tenta d’ouvrir les yeux, sans succès tout d’abord. Comme si on les lui avait enduits de glu. Il tira sur la peau de son visage en appuyant sa main sur son front. Ça marcha ; ses yeux s’ouvrirent instantanément. Il ne vit ni la salle du trône du Palais Vert ni (comme il s’y était attendu) la chambre richement agencée mais quelque peu claustrophobique où il se trouvait précédemment.
Il était dehors, étendu sur l’herbe blanchie par l’hiver d’une petite clairière. Tout près, se dressait un bosquet où d’ultimes feuilles sèches s’accrochaient encore aux branches de certains arbres. L’une d’elles arborait une étrange feuille blanche, une feuille albinos. On entendait gazouiller joliment un filet d’eau courante un peu plus loin dans le bosquet. Le nouveau fauteuil roulant amélioré de Susannah était abandonné dans l’herbe haute. Eddie remarqua que ses pneus étaient boueux et des feuilles mortes et des touffes d’herbe, prises dans ses rayons. Au-dessus de sa tête, le ciel était plein de nuages blancs immobiles, chacun évoquant un panier à linge débordant de draps.
Le ciel était dégagé quand on est entrés dans le Palais, songea-t-il. Et il prit conscience que du temps avait coulé de nouveau. Peu ou beaucoup, il n’était pas certain de vouloir le savoir — le monde de Roland était comme un changement de vitesse dont les pignons étaient pour ainsi dire faussés ; on ne savait jamais si le temps allait passer au point mort ou vous précipiter en sur multipliée.
Mais ce monde était-il bien celui de Roland ? Et si tel était le cas, comment y étaient-ils retournés ?
— Et comment le saurais-je ? fit Eddie d’une voix rauque.
Il se remit lentement sur pied, l’opération le faisant grimacer de douleur. Il ne croyait pas avoir la gueule de bois, pourtant ses jambes étaient lourdes et lui faisaient un mal de chien comme s’il venait de piquer un de ces roupillons sévères du dimanche après-midi.
Roland et Susannah étaient couchés sous les arbres. Le Pistolero s’ébrouait déjà, alors que Susannah, étendue sur le dos, les bras exagérément écartés, ronflait d’une façon fort peu élégante ou féminine qui arracha un sourire à Eddie. Jake n’était pas bien loin, Ote sommeillant près de l’un de ses genoux. À l’instant où Eddie tourna les yeux vers eux, Jake ouvrit les siens et se redressa sur son séant. Il avait le regard écarquillé, mais vide ; il était éveillé mais avait été si profondément assoupi qu’il l’ignorait encore.
— Beurk, fit Jake, qui bâilla à n’en plus finir.
— Ouaip, fit Eddie. Je dirais même plus : beurk.
Lentement, il décrivit un cercle et, parvenu environ aux trois quarts de son point de départ, aperçut le Palais Vert à l’horizon. Vu d’ici, il paraissait tout petit ; la journée sans soleil l’avait dépouillé de sa brillance ; Eddie estima qu’il devait se trouver à une cinquantaine de kilomètres. Venant de cette direction, les traces du fauteuil roulant de Susannah menaient jusqu’à eux.
Il entendait la tramée, mais faiblement. Il crut la voir aussi — miroitement vif-argent tel celui d’une étendue d’eau marécageuse recouvrant le plat pays à ciel ouvert de cette rase campagne… qui finissait par s’assécher à dix kilomètres d’ici. Dix kilomètres à l’ouest d’ici ? Étant donné l’emplacement du Palais Vert et le fait qu’ils se déplaçaient vers l’est sur l’Interstate 70, c’était la déduction la plus naturelle, mais comment le savoir vraiment, sans pouvoir s’orienter sur le soleil qui demeurait invisible ?
— Où est passée l’autoroute ? demanda Jake.
Sa voix était ensuquée, rauque. Ote le rejoignit, étirant ses pattes arrière, l’une après l’autre. Eddie s’aperçut que le bafouilleux avait perdu l’un de ses bottillons.
— Peut-être qu’on a laissé sa construction en plan parce que ça n’intéressait plus personne.
— Je crois qu’on n’est plus au Kansas, dit Jake.
Eddie le regarda attentivement. Mais en conclut que le gamin ne se livrait pas consciemment à des variations sur Le Magicien d’Oz.
— Ni celui où jouent les Kansas City Royals ni celui où jouent les Monarchs.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Jake montra le ciel du pouce et, quand Eddie leva les yeux, il vit qu’il avait mal regardé : le ciel n’était pas uniformément couvert et blanc, aussi chiant qu’un panier à linge plein de draps. Directement au-dessus de leurs têtes, un troupeau de nuages filaient en bouillonnant vers l’horizon, alignés comme un seul homme.
Ils étaient de retour sur le Sentier du Rayon.
— Eddie, où t’es, mon chou ?
Ce dernier abandonna la voie pavée de nuages dans le ciel et vit Susannah qui, redressée, se frottait le bas des reins. Elle ne semblait pas très sûre de savoir où elle était. Ni peut-être même qui elle était. Les « orthopèdes » rouges qu’elle portait paraissaient étrangement ternes sous cet éclairage, tout en demeurant les choses les plus brillantes qu’Eddie avait sous les yeux… du moins jusqu’à ce qu’en les baissant, il n’aperçoive ses pieds chaussés des boppers à talons cubains. Eux aussi avaient une apparence terne et Eddie ne pensa plus que le temps couvert était seul en cause. Il observa les mocassins de Jake, les trois bottillons restants d’Ote, les bottes de cow-boy de Roland (le Pistolero s’était redressé à son tour et, les bras croisés autour des genoux, regardait au loin, le regard vide). Partout le même rouge rubis, mais un rouge éteint, sans vie. Comme si la magie qui leur était essentielle avait été épuisée.
Soudain, Eddie ne désira qu’une seule chose : ne plus les avoir aux pieds.
Il vint s’asseoir près de Susannah, lui donna un baiser.
— Bonjour, ma Belle au Bois Dormant, dit-il. Ou plutôt bon après-midi, si ça se trouve.
Puis, vite fait, leur contact lui répugnant presque (cela revenait à toucher de la peau morte), Eddie ôta les boppers d’un coup sec. Il s’aperçut alors que le bout en était éraflé et le talon, boueux : les boots n’avaient plus du tout l’air neuf. Si Eddie avait commencé par se demander comment ils étaient arrivés jusque-là, sentant à présent les muscles douloureux de ses jambes et revoyant les traces laissées par le fauteuil roulant, il le sut. Ils avaient marché, pardi. Marché en dormant.
— Ça, dit Susannah, c’est la meilleure idée que t’aies eue depuis… longtemps, disons.
Elle se débarrassa des « orthopèdes ». Un peu plus loin, Eddie vit que Jake retirait les bottillons à Ote.
— Est-ce qu’on y était, Eddie ? lui demanda Susannah. Est-ce qu’on était vraiment là-bas quand il…
— Quand j’ai tué ma mère ? acheva Roland. Oui, vous étiez présents. Tout comme moi. Les dieux m’aident, j’étais là-bas. Et je l’ai fait.
Se voilant la face de ses mains, il se mit à sangloter sec.
Susannah rampa jusqu’à lui avec cette agilité qui transformait sa reptation en une espèce de démarche. L’entourant de son bras, elle le força à éloigner ses mains de son visage. Roland résista d’abord, mais elle insista et, finalement, il consentit à abaisser ses mains — ses mains qui avaient tué — et à laisser voir le regard hanté de ses yeux débordants de larmes.
Susannah pressa le visage de Roland contre son épaule à elle.
— Laisse-toi aller, Roland, dit-elle. Ne t’en fais pas. C’est fini, tout ça. C’est derrière toi.
— Une chose pareille n’est jamais derrière soi, dit Roland. Non, je ne crois pas. Jamais.
— Tu ne l’as pas tuée, dit Eddie.
— C’est trop facile.
Le Pistolero avait de nouveau le visage enfoui contre l’épaule de Susannah, mais on entendit clairement ce qu’il venait de dire.
— On ne peut pas éluder certaines responsabilités. Ni certains péchés. Ni certaines fautes. Bien sûr, Rhéa était présente — d’une certaine façon, s’entend — mais je ne peux pas rejeter toute la faute sur la vieille du Cöos, quelle qu’en soit mon envie.
— C’est pas elle non plus, dit Eddie. C’est pas ce que je veux dire.
Roland leva la tête.
— Alors de quoi tu parles, bon sang ?
— Du ka, répondit Eddie. Du ka qui est comme le vent.
Dans leurs paquetages, ils trouvèrent des provisions que nul d’entre eux n’avait mises là — des paquets de biscuits, des sandwiches sous plastique ressemblant à ceux qu’on peut se procurer (si l’on est vraiment à court) dans les distributeurs des aires d’autoroute et une marque de cola dont ni Eddie ni Susannah ni Jake n’avaient jamais entendu parler. Ça avait le goût du Coca, la boîte était rouge et blanc, mais ça s’appelait N’Oz-A-La.
Ils se ravitaillèrent, tournant le dos au bosquet, face au lointain miroitement magique du Palais Vert, et il leur plut d’appeler cet en-cas, déjeuner. Si la lumière disparaît dans environ une heure, on sera bons pour s’en remettre aux voix et rebaptiser ça dîner, songea Eddie. Mais il n’y croyait pas. Son horloge biologique fonctionnait de nouveau et cette mystérieuse fonction — dont il n’avait jamais pris en défaut la justesse — lui suggérait que c’était le début de l’après-midi.
À un moment donné, il se leva et levant son soda d’un même mouvement, adressa un sourire à une caméra invisible.
— Quand je roule au Pays d’Oz dans ma nouvelle Takuro Spirit, je bois N’Oz-A-La ! déclama-t-il. Ça me file du punch et pas du poids ! Ça me rend heureux d’être un homme ! Ça me donne la connaissance directe de Dieu ! Ça me donne l’âme d’un ange et des couilles de taureau ! Quand je bois N’Oz-A-La, je me dis comme ça : « Sapristi, que c’est bon la vie ! » Je me dis…
— Assieds-toi, bi d’honneur, fit Jake, hilare.
— Neur, renchérit Ote.
Sa truffe contre la cheville de Jake, il lorgnait le sandwich du garçon avec un intérêt non dissimulé.
Eddie allait se rasseoir quand l’étrange feuille albinos lui retomba sous les yeux. C’est pas une feuille, se dit-il en avançant vers elle. Non, pas une feuille, mais un morceau de papier journal. Il le retourna et aperçut plusieurs colonnes de « bla bla bla », de « yak yak » et de « tout se vaut, s’équivaut ». D’ordinaire, les journaux n’étaient pas imprimés que d’un seul côté, mais cela ne surprit pas autrement Eddie que celui-ci le soit — le Zonzon Quotidien d’Oz n’avait été qu’un élément de décor après tout.
Mais le côté blanc n’était pas entièrement blanc non plus. Il comportait un message en lettres soigneusement calligraphiées en caractères d’imprimerie :
Juste en dessous, un petit dessin :
Eddie ramena ce petit mot aux autres qui n’avaient pas cessé de se restaurer pour autant. Ils l’examinèrent chacun à son tour. Roland le prit en dernier, passa rêveusement son pouce à la surface, tâtant la texture du papier, puis le rendit à Eddie.
— R.F., dit Eddie. L’homme qui chapeautait Tic-Tac. C’est de lui, n’est-ce pas ?
— Oui. C’est lui qui a dû faire échapper l’Homme Tic-Tac de Lud.
— Bien sûr, fit Jake, l’air sombre. Ce bonhomme, Flagg, m’a tout l’air de savoir reconnaître un bi d’honneur au carré quand il en voit un. Mais comment ont-ils fait pour arriver jusqu’ici avant nous ? Qu’est-ce qui pourrait aller plus vite que Blaine le Mono, nom de bleu ?
— Une porte, dit Eddie. Peut-être qu’ils ont emprunté une de ces portes spéciales.
— Bingo ! fit Susannah.
Elle tendit la main, paume vers le ciel et Eddie la claqua de la sienne.
— En tout cas, le conseil qu’il nous suggère n’est pas mauvais, dit Roland. Et je vous encourage à le prendre très au sérieux. Si vous désirez revenir dans votre monde, je ne m’y opposerai pas.
— Je ne peux pas te croire, Roland, dit Eddie. Après que tu nous as traînés ici, Suzie et moi, à nos corps défendants ? Tu sais ce que mon frère aurait dit à ton sujet ? Que tu es aussi peu crédible qu’un cochon sur des patins à glace.
— Ce que j’ai fait, je l’ai fait avant de vous connaître et que vous deveniez mes amis, rétorqua Roland. Avant que j’apprenne à vous aimer comme j’aimais Alain et Cuthbert. Et avant que je sois forcé de… revivre certaines scènes. Et avoir fait ça, ça m’a…
Il s’interrompit, les yeux fixés sur ses pieds (il avait remis ses vieilles bottes) et profondément absorbé dans ses pensées. Il finit par relever la tête.
— Une partie de mon être n’avait pas bougé ni ne s’était exprimée depuis de nombreuses années. Je croyais qu’elle était morte. Mais non, elle ne l’est pas. J’ai appris à aimer de nouveau et je suis conscient que c’est probablement ma dernière chance d’aimer. Je suis peut-être lent — Vannay et Cort le savaient ; mon père aussi — mais pas idiot.
— Alors, n’agis pas comme si tu l’étais, dit Eddie. Et ne nous traite pas comme si nous l’étions.
— Résultat des courses, comme tu dis, Eddie : j’ai causé la mort de mes amis. Et je ne suis pas certain de pouvoir me permettre de refaire courir ce risque à quiconque. À Jake, en particulier… je… peu importe. Je n’ai pas les mots. Pour la première fois depuis que j’ai fait volte-face dans une chambre obscure et que j’ai tué ma mère, j’ai peut-être découvert quelque chose de plus important que la Tour. Restons-en là.
— Très bien, je crois que je peux respecter ça.
— Moi aussi, dit Susannah. Mais Eddie a raison à propos du ka.
Elle prit le petit mot et passa un doigt à sa surface, pensivement.
— Roland, tu ne peux pas en parler — du ka, je veux dire — puis tourner casaque et revenir là-dessus, simplement parce que la volonté de te consacrer à ta quête connaît une baisse de régime.
— La volonté de se consacrer à sa quête, c’est désigner la chose de façon positive, observa Roland. Il y a aussi une façon négative de la voir que résume le mot obsession.
Elle écarta sa remarque d’un haussement d’épaules impatient.
— Chouchou, soit le ka est derrière toute l’affaire, soit il n’est absolument pour rien là-dedans. Et si terrifiant que puisse être le ka — cette idée d’un destin à l’œil d’aigle et au nez de chien limier —, je trouve encore plus terrifiante l’idée qu’il n’y ait pas de ka.
Elle jeta le mot signé R.F. sur l’herbe foulée.
— Peu importe comment on l’appelle, on n’en est pas moins bel et bien mort quand il vous écrase, dit Roland. Rimer… Thorin… Jonas… ma mère… Cuthbert… Susan. Il n’y a qu’à demander à n’importe lequel d’entre eux. Si seulement on pouvait !
— Tu passes à côté du plus important, fit Eddie. Tu ne peux pas nous renvoyer. Tu ne comprends pas ça, espèce de grand flandrin ? Même s’il existait une porte, on voudrait pas la franchir. Je me trompe ?
Il interrogea Jake et Susannah du regard. Ils firent non de la tête. Même Ote les imita. Non, il ne se trompait pas.
— Nous avons changé… reprit Eddie. Nous…
C’était à son tour maintenant de ne savoir comment continuer. Comment exprimer son désir de voir la Tour… et son autre désir, non moins fort, de continuer à porter le revolver aux incrustations de santal. Le gros pétard, comme il en était venu à le désigner en son for intérieur. Comme dans cette vieille chanson de Marty Robbins qui parlait de l’homme au gros pétard sur la hanche.
— C’est le ka, fit-il, à défaut d’une autre notion assez vaste pour recouvrir le tout.
— Ka ka, répliqua Roland, après mûre réflexion.
Les trois autres le dévisagèrent, bouche bée.
Roland de Gilead venait de lancer une vanne.
— Il y a une chose que je ne comprends pas dans ce que nous avons vu, fit Susannah avec hésitation. Pourquoi ta mère se cachait-elle derrière cette tenture quand tu es entré, Roland ? Est-ce qu’elle avait l’intention de…
Elle se mordit la lèvre, puis formula la chose.
— Est-ce qu’elle avait l’intention de te tuer, toi ?
— Si telle était son intention, elle n’aurait pas choisi une ceinture comme arme. Le simple fait qu’elle m’ait fabriqué un cadeau — car c’en était un, il portait mes initiales brodées — suggère qu’elle voulait me demander pardon. Qu’elle avait changé dans son cœur.
Est-ce que tu le sais seulement ou bien c’est ce que tu veux croire ? songea Eddie. Mais il ne poserait jamais cette question. Roland avait été assez éprouvé comme ça, avait gagné leur retour sur le Sentier du Rayon en revivant cette ultime et terrible visite à l’appartement de sa mère, c’était amplement suffisant.
— Je crois qu’elle s’est cachée parce qu’elle avait honte, dit le Pistolero. Ou bien parce qu’elle avait besoin de réfléchir un instant à ce qu’elle allait me dire. Comment m’expliquer.
— Et le cristal ? lui demanda Susannah gentiment. Était-il sur la coiffeuse, là où nous l’avons vu ? Elle l’avait volé à ton père ?
— Oui, deux fois oui, dit Roland. Quoique… l’avait-elle volé ?
Il parut se poser la question.
— Mon père savait un grand nombre de choses, mais il gardait parfois pour lui ce qu’il savait.
— Par exemple, il savait que ta mère et Marten se fréquentaient, affirma Susannah.
— Oui.
— Mais, Roland… tu ne peux pas croire que ton père t’aurait laissé sciemment… t’aurait laissé…
Roland la fixa de ses grands yeux hantés, que les larmes avaient désertés. Mais quand il tâcha de sourire à sa question, il en fut incapable.
— Aurait laissé sciemment son fils tuer sa femme ? demanda-t-il. Non, je ne peux pas dire ça. Quand bien même j’aimerais, je ne peux pas. Qu’il ait cherché à provoquer une chose pareille, qu’il l’ait délibérément mise en branle, comme un joueur de Castels… je ne peux pas y croire. Mais a-t-il laissé le ka suivre son cours ? Si fait, très certainement.
— Qu’est-il arrivé au cristal ? demanda Jake.
— Je ne sais pas, je me suis évanoui. Quand j’ai retrouvé mes esprits, j’étais toujours tout seul avec ma mère, moi vivant et elle, morte. Personne n’était accouru au bruit des coups de feu — les murs de pierre étaient épais et cette aile, quasiment déserte. Son sang avait séché, la ceinture qu’elle me destinait en était couverte, mais je l’ai prise et je l’ai mise. J’ai porté ce présent taché de sang de nombreuses années et je vous raconterai comment je l’ai perdu une autre fois. Je vous le raconterai avant que nous ayons atteint notre but parce que c’est en rapport avec ma quête de la Tour. Mais, si personne ne s’était inquiété des coups de feu, quelqu’un n’en est pas moins venu, poussé par une autre raison. Tandis que je gisais, évanoui, près du corps de ma mère, ce quelqu’un est entré et a subtilisé le cristal du magicien.
— Rhéa ? demanda Eddie.
— Je doute qu’elle soit venue en chair et en os… mais elle avait le don de se faire des amis, celle-là. Si fait, un don bien à elle de se faire des amis. Je l’ai revue, vous savez.
Roland ne s’expliqua pas davantage là-dessus, mais une lueur d’une froideur de pierre clignota dans son œil. Eddie l’avait déjà vue et savait que cela signifiait tuerie.
Jake avait récupéré le mot de R.F. et gesticulait maintenant en montrant le petit dessin en dessous du message.
— Tu sais ce que ça veut dire ?
— J’ai dans l’idée que c’est le sigleu d’un endroit que j’ai vu lors de mon premier voyage dans le cristal. La contrée dite de Tonnefoudre.
Il les dévisagea l’un après l’autre.
— Je crois que c’est là qu’on rencontrera encore une fois cet homme — cette chose — qui a Flagg pour nom.
Roland jeta un coup d’œil vers le chemin qu’ils avaient parcouru, somnambules en beaux souliers rouges.
— Le Kansas que nous avons traversé était son Kansas à lui et le fléau qui a décimé le pays était son fléau. Du moins, c’est ce que je crois.
— Mais ça pourrait ne pas en rester là, dit Susannah.
— Ça pourrait voyager, dit Eddie.
— Et passer dans notre monde, ajouta Jake.
Sans quitter le Palais Vert des yeux, Roland dit :
— Dans notre monde ou dans n’importe quel autre.
— C’est qui, le Roi Cramoisi ? demanda Susannah tout à trac.
— Je ne sais pas, Susannah.
Ils se tinrent tranquilles alors, regardant Roland fixer le palais où il avait affronté un faux magicien et un vrai souvenir et, ce faisant, ouvert la porte pour regagner son propre monde.
Notre monde, songea Eddie, glissant un bras autour de Susannah. Notre monde, dorénavant. Si jamais on retourne en Amérique, comme il le faudra peut-être avant que tout ça ne soit fini, on y débarquera en étrangers sur une terre étrangère, quel que soit le quand. Ici, c’est notre monde maintenant. Le monde des Rayons, des Gardiens et de la Tour Sombre.
— Il nous reste encore un peu de jour, dit-il à Roland en posant avec hésitation sa main sur l’épaule du Pistolero. Roland la recouvrit immédiatement de la sienne, et Eddie sourit.
— Tu veux qu’on en profite ou quoi ?
— Oui, dit Roland. Profitons-en.
Et se penchant, il mit son paquetage en bandoulière.
— Et les souliers ? demanda Susannah, regardant d’un air dubitatif le petit entassement rouge qu’ils formaient.
— On les laisse ici, fit Eddie. Leur rôle est terminé. Allez hop, ma fille, dans ton fauteuil roulant.
Lui passant les bras autour du corps, il l’aida à s’y installer.
— Tous les enfants du Bon Dieu ont des souliers, fit Roland d’un air rêveur. C’est bien ce que tu as dit, Susannah ?
— Eh bien, dit-elle, en s’installant confortablement, l’emploi du dialecte ajoute un zeste de piquant, mais t’as saisi l’essentiel, mon chou, pour ça oui.
— Alors, nous trouverons sans doute d’autres souliers, puisque Dieu le veut ainsi, dit Roland.
Jake fouillait dans son havresac, passant en revue les provisions dont une main inconnue l’avait garni. Il sortit une cuisse de poulet sous plastique, la regarda, puis regarda Eddie.
— À ton avis, qui nous a emballé ça ?
Eddie leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la stupidité indécrottable de Jake.
— Les petits lutins de la forêt, dit-il. Qui veux-tu ? Allez, en route.
Ils s’assemblèrent près du bosquet, cinq vagabonds sur la face d’une terre vide. Devant eux, courant à travers la plaine, une ligne dans l’herbe correspondait exactement au chemin de nuages se pressant dans le ciel. Cette ligne n’était pas aussi marquée qu’un sentier… mais, pour l’œil en éveil, la façon qu’avait tout et n’importe quoi de pencher dans la même direction était aussi claire qu’une traînée de peinture.
Le Sentier du Rayon. Quelque part devant, au point d’intersection de ce Rayon-là et de tous les autres, se dressait la Tour Sombre. Eddie songea que, si le vent soufflait dans la bonne direction, il pourrait pratiquement sentir l’odeur de sa pierre morne.
Et celles des roses… le parfum crépusculaire des roses.
Il saisit la main de Susannah, dans son fauteuil ; Susannah prit celle de Roland ; Roland, celle de Jake. Ote se tenait deux pas devant eux, tête dressée, reniflant l’air d’automne dont les doigts invisibles peignaient sa fourrure, ses yeux cerclés d’or grands ouverts.
— Nous formons un ka-tet, dit Eddie.
Un étonnement lui traversa l’esprit : comme il avait changé ; comme il était devenu étranger, même à lui-même.
— Nous sommes un seul en plusieurs.
— Un ka-tet, dit Susannah. Un seul en plusieurs.
— Un en plusieurs, fit Jake. Allez, en route.
Oiseau et ours, lièvre et poisson, se dit Eddie.
Avec Ote marchant à leur tête, ils reprirent leur quête de la Tour Sombre, le long du Sentier du Rayon.