Un disque d’argent parfait — la Lune des Baisers, comme on l’appelait pendant la Pleine Terre — dominait la colline déchiquetée qui se trouvait à deux lieues à l’est d’Hambry et à quatre au sud de Verrou Canyon. Au pied de la colline, la chaleur de cette fin d’été persistait, encore suffocante deux heures après le coucher du soleil, mais, au sommet du Cöos, on aurait dit que la Moisson était déjà venue, avec ses fortes brises et son air glacial qui pinçait. Pour la femme qui vivait là, en seule compagnie d’un serpent et d’un vieux chat qui ne miaulait plus, la nuit promettait d’être longue.
Aucune importance, cependant ; aucune importance, ma chérie. Des mains qui s’activent sont des mains bienheureuses. C’est le cas des tiennes.
Assise à la fenêtre de la grande pièce (une autre, de la taille d’un placard, lui servait de chambre) de sa masure, elle attendit tranquillement que le bruit des sabots des chevaux de ses visiteurs s’évanouisse. Moisi, le chat à six pattes, était perché sur son épaule. Le clair de lune inondait son giron.
Trois chevaux, emportant trois hommes. Les Grands Chasseurs du Cercueil, tel était le surnom qu’ils se donnaient.
Elle émit un ricanement de mépris. Les hommes étaient de drôles d’animaux, pour ça oui ; et, le plus amusant de tout, c’était qu’ils en avaient si peu conscience. Les hommes et les noms bravaches dont ils s’affublaient, pétant plus haut que leur ceinture. Les hommes, si fiers de leurs muscles, de leur capacité à boire et à bâfrer ; fiers à n’en plus finir de leurs queues. Eh oui, même en ces temps où nombre d’entre eux répandaient une étrange semence dégénérée, donnant naissance à des rejetons tout juste bons à être noyés dans le premier puits venu. Ah, mais ce n’était jamais de leur faute, n’est-ce pas, ma chérie ? Non, c’était toujours la femme la fautive, et sa matrice, bien sûr : les hommes étaient de tels couards. De tels couards et de tels grimaciers. Ces trois-là ne se distinguaient point de la masse. Le plus vieux, qui claudiquait, pouvait soutenir votre regard — sûr qu’il pouvait, avec sa paire d’yeux clairs à l’extrême qui l’avaient scrutée de la tête aux pieds —, mais elle n’avait rien décelé en eux dont elle n’aurait pu venir à bout, s’il avait fallu en arriver là.
Les hommes ! Elle n’arrivait point à comprendre pourquoi tant de femmes les redoutaient. Les dieux ne les avaient-ils pas créés avec leur partie la plus vulnérable pendouillant hors du corps, comme un boyau qui n’aurait point trouvé sa place dans leurs entrailles ? Flanquez-leur là un bon coup de pied et ils se recroquevillent comme un escargot dans sa coquille. Caressez-les là et leur cervelle fond en capilotade. Quiconque mettait en doute la vérité de cette dernière assertion n’avait qu’à assister à sa seconde « affaire » de la nuit, celle encore à venir. Thorin ! Le Maire d’Hambry ! Gardien-chef de la Baronnie ! Aucun fou n’arrivait à la cheville d’un vieux fou !
Cependant, aucune de ces pensées n’exerçait de réel pouvoir sur elle ni ne recelait de réelle rancune contre eux, du moins pas pour le moment ; les trois hommes qui se baptisaient les Grands Chasseurs du Cercueil lui avaient apporté une merveille et elle voulait la regarder ; s’en emplir les yeux, si fait, et elle n’allait pas s’en priver.
Le bancroche, Jonas, avait insisté pour qu’elle serre la chose de côté — on lui avait dit qu’elle avait un endroit pour ça, non pas qu’il veuille le voir ni nul autre de ses endroits secrets, aux dieux ne plaisent (à cette boutade, Depape et Reynolds s’étaient esclaffés comme des baleines) —, et elle avait obtempéré, mais maintenant que le vent avait emporté le bruit des sabots de leurs chevaux, elle ferait comme bon lui chanterait. La fille, dont les seins avaient dérobé à Hart Thorin le peu de jugeote dont il jouissait, ne serait pas ici avant une heure, à tout le moins (la vieille avait tout fait pour que la fille vienne à pied de la ville, prétextant la valeur purifiante d’une petite marche au clair de lune, alors qu’elle voulait simplement se ménager une parenthèse de temps libre entre deux rendez-vous). Pendant cette heure-là, elle serait libre d’agir à sa guise.
— Oh, c’est de toute beauté, j’suis sûre, murmura-t-elle.
Mais ne ressentait-elle pas un certain échauffement au point de jonction de ses jambes torses d’ancêtre ? Et une certaine humidité dans la rivière à sec qui y était enfouie ? Ô Dieux !
— Si fait, même au travers du coffret où ils l’ont caché, je sens son glam. Beau comme toi, Moisi.
Elle attrapa le chat perché sur son épaule et le tint à hauteur de ses yeux. Le vieux matou ronronna en étirant son nez camus vers elle. Elle le baisa et, d’extase, il ferma ses yeux d’un vert-de-gris laiteux.
— Beau comme toi — toi-toi-toi ! Ouiii !
Elle reposa le chat par terre. Il se dirigea lentement vers l’âtre où paressait un feu tardif, grignotant de façon décousue une bûche solitaire. La queue de Moisi, au bout fourchu comme celle d’un diablotin dans une vieille gravure, balançait de-ci de-là dans la pénombre orangée de la pièce. Ses pattes supplémentaires, pendillant sur ses flancs, se crispaient rêveusement. Son ombre, qui traînait sur le sol, projetait sur le mur une véritable horreur : le résultat du croisement d’un chat et d’une araignée.
La vieille se leva et gagna le placard où elle dormait et où elle avait rangé la chose que Jonas lui avait donnée.
— Si jamais tu la perds, tu perdras la tête, lui avait-il dit.
— N’aie crainte, mon bon ami, avait-elle répondu, lui adressant un sourire servile et craintif par-dessus son épaule tandis qu’elle songeait : Ah les hommes ! Quels vantards ils faisaient !
Se dirigeant vers le pied de son lit, elle s’agenouilla et passa la main sur le sol de terre battue. Des lignes apparurent, formant un carré dans la poussière moisie. Elle enfonça ses doigts dans l’un de ces traits, qui céda sous la pression. Soulevant la trappe secrète (dissimulée de telle sorte que quiconque dénué de son shining aurait été bien en peine de la découvrir), elle mit au jour une cache d’un pied de côté sur deux de profondeur. À l’intérieur se trouvait un coffret en bois de fer avec, lové sur le couvercle, un serpenteau vert. Quand elle lui frôla l’échine, il redressa la tête et sa gueule, bâillant en un sifflement silencieux, exhiba quatre paires de crocs — deux en haut, deux en bas.
Elle prit le serpent contre elle, avec des roucoulades. Comme elle approchait sa tête plate de son visage, le reptile ouvrit plus grand la gueule et son sifflement devint audible. Ouvrant la bouche à son tour, elle darda d’entre ses lèvres grises et flétries la paillasse jaunâtre et malodorante de sa langue. Deux gouttes de venin — qui auraient suffi à exterminer tous les convives d’un festin si on les avait ajoutées au bol de punch — y tombèrent. Elle les avala, sentant aussitôt sa bouche, sa gorge et sa poitrine prendre feu comme sous l’effet d’une liqueur forte. Un instant, la pièce devint floue et dansante, puis elle entendit des voix murmurer dans l’air empuanti — les voix de ceux qu’elle appelait ses « amis invisibles ». Ses yeux laissèrent filtrer une eau poisseuse qui s’écoula dans les tranchées que le temps avait creusées sur ses joues. Elle poussa alors un profond soupir et la pièce retrouva sa stabilité. Les voix s’éteignirent.
Elle baisa Ermot entre ses yeux sans paupière (c’est la Lune des Baisers, si fait, se dit-elle), puis le posa de côté. Le serpent se faufila sous sa couche, s’y lova et la regarda appliquer ses paumes sur le couvercle du coffret en bois de fer. Elle sentait palpiter les muscles de ses avant-bras et la chaleur au creux de ses reins devint plus prononcée. Cela faisait moult années qu’elle n’avait pas éprouvé l’appel de son sexe, mais elle l’éprouvait à présent, pour sûr, et ce ne fut pas le fait de la Lune des Baisers, ou si peu.
Le coffret était fermé et Jonas ne lui en avait pas donné la clé, mais c’était un jeu d’enfant pour elle qui avait vécu longtemps, étudié beaucoup et trafiqué avec des créatures que la plupart des hommes, malgré leurs rodomontades et leurs belles paroles, auraient fuies comme la peste, à peine les eussent-ils entrevues. Elle tendit la main vers la serrure incrustée dans un œil que surmontait une devise en Haut Parler (QUI M’OUVRE, JE LE VOIS), puis la retira bien vite. Tout à coup, elle flaira ce que son odorat ne percevait plus d’ordinaire : le moisi, la poussière, le matelas crasseux, les miettes des provisions grignotées au lit, la puanteur qui mêlait la cendre aux relents d’encens et à l’odeur d’une vieille femme aux yeux chassieux et à la chatte desséchée (en temps normal, du moins). Elle n’ouvrirait point ce coffret ni ne regarderait la merveille qu’il renfermait, ici dedans ; elle irait dehors, à l’air pur, où les seuls parfums étaient ceux de la sauge et du mesquite.
Elle contemplerait la merveille à la clarté de la Lune des Baisers.
Rhéa de la Colline du Cöos tira le coffret de sa cache avec un grognement, se remit sur pied avec un autre grognement (extrait celui-ci de ses régions inférieures), et quitta la pièce, le coffret sous le bras.
La masure était suffisamment renfoncée sous le front de la colline pour être à l’abri des bourrasques les plus âpres du vent d’hiver qui soufflait en permanence sur ces hautes terres depuis la Moisson jusqu’à la fin de la Terre Vide. Un sentier menait au point le plus élevé et le plus dégagé de la colline ; sous la pleine lune, on aurait dit un fossé d’argent. La vieille le gravit, peinant et soufflant ; ses cheveux blancs auréolaient sa tête en touffes crasseuses, ses vieilles mamelles ballottaient de-ci de-là sous sa robe noire. Le chat la suivait dans son ombre, sans cesser d’exhaler son ronronnement rauque comme une mauvaise odeur.
Au sommet de la colline, le vent, écartant ses cheveux de sa figure ravagée, lui apporta le murmure plaintif de la tramée qui s’était peu à peu frayé un passage jusqu’aux confins de Verrou Canyon. C’était un son apprécié de peu de monde, elle le savait, mais que, personnellement, elle adorait ; pour Rhéa du Cöos, il évoquait une berceuse. Au-dessus de sa tête filait la lune dont les ombres sur sa peau brillante dessinaient le visage de deux amants qui s’embrassaient… si l’on croyait toutefois aux balivernes des crédules mortels. Si ces derniers voyaient un visage différent ou une série de visages dans chaque pleine lune, la sorcière savait qu’elle n’en avait qu’un — le visage du Démon. Le visage de la mort.
Cependant, pour sa part, elle s’était rarement sentie aussi vivante.
— Oh, ma beauté, murmura-t-elle, en effleurant la serrure de ses doigts difformes.
Une faible lueur rouge filtra d’entre ses phalanges réunies et il y eut un cliquetis. Haletant, comme une femme qui vient de courir, elle déposa le coffret par terre et l’ouvrit.
Une lumière rosée, plus ténue que celle émise par la Lune des Baisers mais infiniment plus belle, se répandit. Envahissant le visage ravagé, penché sur le coffret, elle le métamorphosa un court instant en celui d’une très jeune fille.
Moisi vint renifler, allongeant la tête, les oreilles couchées, ses vieilles pupilles frangées de lumière rose. Rhéa en conçut une jalousie subite.
— Du balai, vieux sot. C’est point pour tes pareils !
Elle tapa le chat. Moisi fit un bond en arrière, sifflant comme une bouilloire, et gagna avec majesté et indignation le tertre qui couronnait la Colline du Cöos. Affectant le dédain le plus absolu, il s’y installa et entreprit de se lécher une patte tandis que le vent lui fourrageait sans cesse le poil.
Le coffret contenait un globe de cristal plein de cette lumière rosée ; elle ruisselait en pulsations douces, comme les battements d’un cœur content.
— Oh, ma beauté, murmura-t-elle, le soulevant hors du coffret.
Elle le tint devant elle, laissant son rayonnement pleuvoir sur les rides de son visage.
— Oh ! tu es vivant, si fait !
Soudain la couleur du globe fonça jusqu’à l’écarlate. Elle le sentit vibrer entre ses mains comme un moteur d’une puissance énorme et, encore une fois, éprouva cette stupéfiante humidité entre ses cuisses, cette montée de la marée qui l’avait désertée pour toujours, croyait-elle.
Puis la vibration mourut et la lumière du globe parut se replier comme autant de pétales. Une pénombre rosâtre lui succéda… et trois cavaliers en sortirent. Elle crut d’abord qu’il s’agissait des hommes qui lui avaient apporté le cristal — Jonas et les autres. Mais non, ceux-ci étaient plus jeunes, bien plus jeunes même que Depape qui n’avait pourtant que vingt-cinq ans. Celui qui était à gauche du trio semblait avoir un crâne d’oiseau monté sur le pommeau de sa selle — étrange mais vrai.
Puis ce dernier et celui de droite disparurent, comme effacés par le pouvoir de la boule de cristal, qui ne laissa visible que celui du milieu. Il portait un jean et des bottes, un chapeau à bord plat qui lui mangeait le haut du visage et elle remarqua la façon dégagée qu’il avait de se tenir en selle ; aussitôt alarmée, sa première pensée fut Un pistolero ! Dans l’Est ! Venu des Baronnies Intérieures, si fait, de Gilead peut-être même ! Mais elle n’avait pas besoin d’apercevoir le haut du visage du cavalier pour savoir qu’il était à peine plus âgé qu’un enfant et n’avait pas de revolvers sur les hanches. Elle ne croyait cependant pas que l’adolescent soit désarmé. Si seulement elle pouvait voir un petit mieux…
Collant quasiment le nez sur le cristal, elle chuchota :
— Plus près, mon joli ! Encore plus près !
Elle ne savait à quoi s’attendre — à rien, c’était le plus probable —, pourtant, au cœur du cercle sombre du globe, la silhouette s’approcha effectivement. Flotta plus près, comme un cavalier et son cheval sous l’eau. Et elle aperçut un carquois et des flèches dans son dos. Devant lui, sur le pommeau de sa selle, il n’y avait pas de crâne mais un arc court. Et à droite de la selle, là où un pistolero aurait transporté un fusil dans sa housse, on voyait pointer le bois hérissé de plumes d’une lance. S’il n’appartenait pas au Vieux Peuple, dont son visage n’avait aucun trait distinctif… elle ne pensait pas non plus qu’il soit originaire de l’Arc Extérieur.
— Mais t’es qui, toi, mon goujat ? souffla-t-elle. Comment je vais faire pour te reconnaître, moi ? T’as tellement enfoncé ton chapeau sur tes saletés d’yeux qu’j’peux point m’les voir ! À ton cheval, p’t-être bien… ou alors à ton… du balai, Moisi ! Qu’est-ce qu’t’as à m’embêter comme ça ? Arrgghhh !
Le chat, redescendu de son poste de guet, s’enroulait autour de ses chevilles enflées, passant et repassant, miaulant dans sa direction d’un ton encore plus rauque que son ronronnement. Quand la vieille lui donna un coup de pied, Moisi l’évita avec agilité… puis revint immédiatement à la charge et, reprenant son manège, leva vers elle des yeux lunatiques en redoublant de doux miaulements.
Rhéa lui redonna un coup de pied, qui s’avéra aussi peu efficace que le premier. Puis replongea son regard dans le globe de cristal. Le jeune cavalier si intéressant et sa monture avaient disparu, tout comme la lumière rosée. Elle ne tenait plus qu’une boule de verre éteint, qui en fait de lumière se contentait de refléter le clair de lune.
Le vent souffla en rafales, plaquant sa robe contre la ruine de son corps. Moisi, que les faibles ruades de sa maîtresse avaient échoué à intimider, fila derechef comme une flèche et s’enroula autour de ses chevilles, miaulant plaintivement à son adresse.
— Là, regarde un peu ce que tu as fait, vilain sac à puces et à microbes ! La lumière est partie, juste au moment où je…
À un son en provenance du chemin charretier qui montait jusqu’à sa masure, elle comprit soudain d’où venait l’agitation de Moisi. Elle entendait chanter. C’était la fille. Elle était en avance.
Avec une horrible grimace — elle détestait être prise au dépourvu et la donzelle allait le payer cher —, elle se baissa et renferma la boule de cristal dans le coffret. L’intérieur était rembourré de soie et le globe s’y emboîtait aussi parfaitement que l’œuf du petit déjeuner de Sa Seigneurie dans son coquetier. Du bas de la colline (ce maudit vent était dans son tort, sinon elle l’aurait entendu plus tôt), montait le chant de la fille, plus proche que jamais :
L’amour, ô l’amour, l’amour insouciant
Vois ce qu’amour a fait, négligemment
— J’vais t’en donner, moi, de l’amour insouciant, saloperie de pucelle, commenta la vieille.
Elle sentait l’aigre remugle de sueur sous ses bras, mais l’autre moisissure s’était à nouveau tarie.
— Je vais te fiche ton congé pour être venue trop tôt chez la vieille Rhéa, tu perds rien pour attendre !
Elle passa ses doigts sur la serrure du coffret, mais elle refusa de se verrouiller. Elle supposa qu’elle s’était trop pressée de l’ouvrir et avait cassé un mécanisme intérieur, en se servant du shining. L’œil et sa devise semblaient la narguer : QUI M’OUVRE, JE LE VOIS. On pouvait y remédier et en un clin d’œil, mais pour l’heure, un clin d’œil, c’était encore trop long pour elle.
— Impertinente pécore ! gémit-elle, levant brièvement la tête vers la voix qui approchait (elle était presque là, par tous les dieux, et avec trois quarts d’heure d’avance !).
Elle referma le couvercle du coffret avec un coup au cœur, parce que le globe de cristal reprenait vie. Il s’emplissait de cette lumière rosée, mais il n’était plus temps ni de regarder ni de rêver. Plus tard, peut-être, une fois que l’objet de l’inconvenante et tardive démangeaison libidineuse de Thorin serait reparti.
Tu dois t’empêcher de faire un truc trop abominable à cette petite, s’admonesta-t-elle. Souviens-toi qu’elle est ici à cause de lui ; ce n’est point un de ces tendrons avec un polichinelle dans le tiroir dont le coquin fait la sourde oreille quand elle récrimine pour qu’il l’épouse. Tout ça, c’est du fait de Thorin, car il n’a qu’elle en tête une fois que sa mocheté d’épouse, la vieille chouette, s’est endormie, et qu’il se prend le pis en main et commence à se traire de belle façon ; c’est du fait de Thorin, il a l’ancienne loi pour lui et du pouvoir. En outre, ce qui est dans ce coffret, ça regarde son factotum et si jamais Jonas apprenait que toi, tu l’as regardé… que tu l’as utilisé…
Pour sûr, mais rien à craindre de ce côté-là. Entre-temps, possession faisait force de loi, n’est-ce pas ?
Le coffret sous le bras, elle releva ses jupes de sa main libre et regagna sa masure en courant le long du sentier. Elle arrivait encore à courir quand elle y était obligée, si fait, bien que peu l’eussent cru.
Moisi bondissait sur ses talons, sa queue fourchue dressée et ses pattes en surplus lui battant les flancs au clair de lune.
Rhéa entra en trombe, traversa la grande pièce de sa masure, passant devant le feu qui couvait sous la cendre, et se tint sur le seuil de sa chambrette, se triturant les cheveux avec affolement. La garce n’avait pas dû l’apercevoir — elle aurait sûrement cessé de piauler ou du moins marqué une légère hésitation, dans le cas contraire —, ça, c’était une bonne chose, mais cette maudite cache s’était scellée à nouveau, et ça, c’en était une mauvaise. Le temps lui manquait pour la rouvrir. Rhéa se dépêcha donc de gagner le lit et, se mettant à genoux, poussa le coffret en dessous, dans l’ombre, le plus loin possible.
Pour sûr, ça suffirait ; jusqu’au départ de Suzie la Rosière, ça suffirait amplement. Souriant uniquement du coin droit de la bouche (le gauche était quasiment paralysé), Rhéa se releva, épousseta sa robe et fut fin prête pour son second rendez-vous de la soirée.
Derrière elle, le couvercle non verrouillé du coffret se rouvrit avec un déclic. Par l’interstice d’à peine un pouce, un rai de lumière rosée puisa à l’extérieur.
Susan Delgado fit halte à une cinquantaine de mètres de la masure de la sorcière, la sueur qui ruisselait sur ses bras et sa nuque était glacée. N’avait-elle pas aperçu une vieille femme (celle qu’elle venait voir, certainement) dévaler le sentier qui descendait du sommet de la colline ? Elle pensait bien que oui.
N’arrête pas de chanter — quand une vieille se presse de la sorte, c’est qu’elle ne veut pas être vue. Si tu t’arrêtes de chanter, elle saura à coup sûr qu’elle l’a été.
Un instant, Susan crut qu’elle s’arrêterait de chanter de toute façon — que sa mémoire, refermée comme un poing par l’effroi, lui refuserait la suite des paroles de cette romance qu’elle chantait pourtant depuis sa plus tendre enfance. Mais la suite lui revenant, elle reprit et son chant et sa marche :
Autrefois, les soucis étaient loin de moi,
Oh oui, si loin de moi, ils étaient,
Aujourd’hui, mon amour s’en est allé,
Et dans mon cœur, le malheur a laissé.
Une chanson pas très bien choisie pour une pareille nuit, peut-être, mais son cœur allait son chemin sans s’inquiéter beaucoup des desiderata de sa tête. Et il en avait toujours été ainsi. Elle tremblait de se trouver dehors par un tel clair de lune, quand le loup-garou rôdait, disait-on ; elle était effrayée de sa commission et de ce que ladite commission présageait. Pourtant, lorsqu’elle avait gagné la Grand-Route à la sortie d’Hambry et que son cœur l’avait poussée à courir, elle avait couru — dans la clarté de la Lune des Baisers et sa jupe retroussée au-dessus des genoux, elle avait galopé comme un poney, escortée par le galop de son ombre. Elle avait couru un bon quart de lieue, et même davantage, jusqu’à temps que le moindre muscle de son corps lui picote et la moindre goulée d’air ait le goût douceâtre d’un chaud liquide. Et quand elle avait atteint la montée conduisant à cette sinistre hauteur, elle s’était mise à chanter. Parce que son cœur le lui avait dicté. Et en fait, supposait-elle, ça n’avait pas été une si mauvaise idée ; à défaut d’autre chose, cela avait tenu à distance ses pires idées noires. Chanter était un excellent remède.
Elle s’avança jusqu’au bout du sentier, entonnant le refrain d’« Amour Insouciant ». Quand elle pénétra dans la chiche lumière que la porte béante projetait sur le porche, une voix stridente de corneille de pluie retentit dans l’ombre :
— Arrête tes braillements, mamzelle, veux-tu — y se plantent dans ma pauvre cervelle comme un hameçon !
Susan, à qui on avait dit depuis toujours qu’elle avait une jolie voix, don de sa mère-grand sans nul doute, fit immédiatement silence, tout interdite. Elle se tint sur le porche, les mains agrippées au plastron de son tablier, qui dissimulait sa seconde plus belle robe (elle n’en possédait que deux en tout et pour tout). En dessous, son cœur battait la chamade.
Un chat — hideuse créature avec deux pattes de trop qui lui saillaient des flancs comme des fourchettes à toast — fut le premier à apparaître sur le seuil. Il leva les yeux vers elle, parut prendre sa mesure puis déforma son minois qui adopta une expression étrangement humaine : celle du dédain. Il cracha dans sa direction, puis disparut comme l’éclair dans la nuit.
Soit, bonsoir et bon débarras, se dit Susan.
La vieille qu’on l’avait envoyée voir parut à son tour sur le seuil. Elle détailla Susan des pieds à la tête avec la même expression dédaigneuse que son chat, puis s’effaça.
— Entre. Et claque bien la porte. Le vent n’arrête point de l’ouvrir, comme tu vois !
Susan pénétra dans la masure. Elle n’avait pas une envie folle de se claquemurer dans cette pièce malodorante avec la vieille, mais quand on n’avait pas le choix, hésiter était toujours une faute. C’est ce que lui disait son père, que la discussion porte sur les additions et les soustractions ou comment se comporter avec les garçons, lors des bals donnés dans les granges, quand leurs mains devenaient baladeuses. Elle ferma soigneusement la porte et entendit le loquet se mettre en place.
— Alors te voilà, dit la vieille avec un atroce sourire de bienvenue.
C’était un sourire propre à remémorer, même à la fille la plus aguerrie, les contes à dormir debout de sa nourrice — ces contes bons pour l’hiver où des vieilles édentées font bouillir des chaudrons pleins à ras bords d’un liquide vert crapaud. S’il n’y avait pas de chaudron sur le feu dans la cheminée (le feu n’était d’ailleurs plus que l’ombre de lui-même, de l’avis de Susan), la jeune fille pressentait qu’il devait y en avoir eu un, de temps à autre, et elle préférait ne pas songer à ce qui flottait alors à sa surface. Que cette femme soit une vraie sorcière et non une vieille se prétendant telle, Susan en avait été persuadée dès qu’elle avait vu Rhéa rentrer précipitamment dans sa masure, son chat difforme sur les talons. C’était une chose qu’on pouvait presque renifler dans l’air, comme la senteur âcre de la peau de la mégère.
— Assurément, me voilà, dit-elle avec un sourire, qu’elle s’efforça de rendre éclatant et sans peur.
— Et en avance que t’es, ma doucette. Drôlement en avance ! Eh eh eh !
— J’ai couru une partie du chemin. La lune m’a fouetté le sang, je suppose. C’est ce que mon pa aurait dit.
L’horrible sourire de la vieille s’élargit à un point qui évoqua à Susan celui dont les anguilles fraîchement tuées semblent se fendre parfois, juste avant qu’on les plonge dans la marmite.
— Si fait, mais il est mort et enterré depuis cinq bonnes années, Pat Delgado à la barbe rousse comme la tignasse, dont le propre cheval a foulé la vie aux pieds, pour sûr, et qui est entré dans la clairière au bout du sentier aux accents du craquement de ses os en guise de douce musique à son oreille !
Le sourire nerveux de Susan quitta ses lèvres comme si on l’avait giflée en plein visage. Elle sentit des larmes brûlantes lui monter aux yeux, toujours prêtes à couler, à peine mentionnait-on le nom de son pa. Mais elle ne les répandrait pas. Pas devant cette vieille chouette sans cœur, en tout cas.
— Menons rondement notre affaire, dit-elle d’un ton sec qui ne lui était pas coutumier.
Elle avait d’habitude le ton enjoué d’une personne d’un gai naturel, toujours prête à rire. Mais elle était aussi la fille de Pat Delgado, le meilleur meneur de chevaux de l’Aplomb Occidental qu’il y eût jamais eu, et se souvenait parfaitement de son visage ; elle avait donc de la ressource et des forces en réserve si le besoin s’en faisait sentir, comme c’était clairement le cas, à l’heure actuelle. La vieille avait eu l’intention de gratter ses plaies au plus profond, et plus elle verrait ses efforts couronnés de succès, plus elle les redoublerait.
La mégère, entre-temps, observait Susan d’un air rusé, les poings sur les hanches, le chat s’enroulant autour de ses chevilles. Elle avait beau avoir les yeux chassieux, Susan les distinguait suffisamment pour voir qu’ils étaient de la même nuance vert-de-gris que ceux du chat et se demander de quel sinistre tour de magie c’était là le résultat. Elle ressentait un besoin — fort et pressant — de baisser les siens mais n’en fit rien. Si avoir peur était normal, montrer qu’on en éprouvait était parfois une erreur.
— Tu me regardes comme une effrontée, mamzelle, finit par lui dire Rhéa, dont le sourire s’effaça, cédant lentement la place à un froncement de sourcils courroucé.
— Nenni, la mère, répondit Susan avec franchise. Simplement comme quelqu’un qui désire conclure l’affaire pour laquelle elle est venue et prendre congé. Je suis ici à la requête de Sa Seigneurie le Maire de Mejis et de ma tante Cordélia, la sœur de mon père. Mon très cher père, dont je ne supporterai pas qu’on dise du mal devant moi.
— Je dis ce que je veux, fit la vieille.
Ces mots étaient sans réplique, mais non dénués toutefois d’une nuance de servilité. Susan n’y attribua aucune importance particulière ; c’était là un ton que la mégère avait dû adopter sa vie entière et qui lui revenait aussi naturellement que sa façon de respirer.
— J’ai vécu seule très longtemps, maîtresse de moi-même, et, quand ma langue se délie, elle va où elle veut.
— Alors il vaudrait mieux parfois ne point la délier du tout.
Les yeux de la vieille eurent une sale lueur.
— Modère la tienne, espèce de garçon manqué, de peur qu’elle ne meure et pourrisse dans ta bouche et que le Maire n’y songe à deux fois avant de t’embrasser quand il sentira sa puanteur, si fait, même par une lune pareille !
Le cœur de Susan s’emplit d’un étonnement douloureux. Elle était venue ici, tendue vers un seul but : que l’affaire soit conclue le plus rapidement possible, ce rite — qu’on lui avait à peine expliqué — susceptible de n’offrir que souffrance et honte. Et voilà maintenant cette vieille qui la fixait avec une haine non dissimulée. Comment les choses pouvaient-elles avoir tourné si mal et si soudainement ? Ou bien en allait-il toujours ainsi avec les sorcières ?
— Nous avons mal débuté, maîtresse — pouvons-nous tout reprendre depuis le début ? demanda Susan tout à trac, en lui tendant la main.
La mégère resta interloquée mais tendit aussi sa main pour un bref contact : les extrémités ridées de ses doigts effleurèrent les doigts aux ongles courts de la fille de seize ans debout devant elle avec son visage à peau claire et au vif éclat et ses longues tresses qui lui tombaient dans le dos. Susan dut faire un effort pour ne pas grimacer à cet attouchement, si bref fût-il. Les doigts de la vieille étaient glacés comme ceux d’un cadavre, mais Susan avait déjà touché des doigts glacés dans sa vie (« Mains froides, cœur chaud », disait parfois Tante Cord). L’aspect véritablement désagréable résidait dans leur texture, la sensation de chair froide et spongieuse flottant sur les os, comme si la femme à laquelle ils appartenaient s’était noyée et reposait au fond d’un étang.
— Non, non, on reprend rien du tout, dit la vieille. Mais on va peut-être continuer mieux qu’on a commencé. C’est un ami puissant que tu as dans Monsieur le Maire et je ne voudrais point l’avoir pour ennemi.
Du moins, elle est franche, se dit Susan, avant de se moquer d’elle-même.
Cette femme était franche uniquement quand elle était obligée de l’être ; livrée à ses propres désirs et pratiques, elle mentirait à tout propos — sur le temps, les récoltes, les vols d’oiseaux une fois la Moisson venue.
— Tu es arrivée plus tôt que je ne t’attendais et ça m’a mise hors de moi, si fait. Tu m’as apporté quelque chose, mamzelle ? Pour sûr, j’en réponds !
Ses yeux étincelèrent à nouveau, mais ce n’était plus de colère, cette fois.
Susan glissa la main sous son tablier (tellement stupide de mettre un tablier pour aller faire une course au diable Vauvert, mais la coutume l’exigeait) puis dans sa poche. Retenue par un ruban, pour éviter qu’on ne la perde aisément (surtout les jeunes filles poussées soudain à courir au clair de lune, peut-être), il y avait là une bourse. Susan rompit le ruban et sortit la bourse. Elle la déposa sur la paume tendue devant elle, si usée que les rides qui la marquaient étaient presque fantomatiques. Susan prit soin de ne pas toucher Rhéa à nouveau… alors que la vieille la toucherait elle à nouveau, très bientôt.
— C’est le bruit du vent qui te fait frissonner, mamzelle ? demanda Rhéa, bien que Susan sût que son esprit était grandement concentré sur la petite bourse.
Ses doigts s’activaient et tiraient sur le nœud du cordon.
— Oui, c’est le vent.
— Et il y a de quoi. C’est les voix des trépassés que tu entends dans le vent et, quand ils hurlent autant, c’est parce qu’ils regrettent… ah !
Le nœud céda. Elle desserra le cordon et deux pièces d’or dégringolèrent dans sa main. Elles étaient grossièrement frappées — nul n’en avait fabriqué de semblables depuis des générations — mais elles pesaient lourd et les aigles gravés dessus avaient un certain pouvoir. Rhéa en porta une à sa bouche ; retroussant les lèvres et découvrant d’affreux chicots, elle mordit dedans. La mégère examina les légères empreintes que ses dents avaient laissées sur l’or. Pendant quelques secondes, elle s’absorba dans sa contemplation, puis referma les doigts sur son trésor.
Pendant que les jaunets détournaient l’attention de Rhéa, Susan en profita pour jeter un coup d’œil par la porte ouverte sur sa gauche, dans ce qu’elle supposa être la chambre de la sorcière. Et aperçut un étrange phénomène qui la troubla : une lumière rose puisait sous le lit, semblant sortir d’une boîte, quoiqu’elle ne puisse pas complètement…
La sorcière releva les yeux et Susan reporta hâtivement les siens vers un autre coin de la pièce, où un filet suspendu à un crochet contenait quatre fruits blancs bizarres. La vieille se déplaça : son ombre immense et dansante abandonna pesamment cette partie du mur et Susan s’aperçut alors de sa méprise : ces fruits n’étaient rien d’autre que des crânes. Elle se sentit l’estomac légèrement barbouillé.
— Faut me requinquer ce feu, mamzelle. Va derrière la maison et rapporte-moi une brassée de bois sec. Des fagots de bonne taille, c’est ce qu’il nous faut, et viens point gémir que tu peux point les trimballer, bien bâtie comme t’es !
Susan, qui ne se plaignait plus des corvées depuis qu’elle avait cessé de mouiller ses langes, se tut… malgré une furieuse envie de demander à Rhéa si quiconque lui apportait de l’or était illico invité à aller lui chercher du bois. À dire vrai, elle n’y voyait pas d’inconvénient ; l’air du dehors aurait la douceur d’un vin capiteux après la puanteur de la masure.
Elle allait atteindre la porte quand son pied buta contre quelque chose de mou et de chaud. Le chat protesta d’un miaulement. Susan trébucha et manqua tomber. Dans son dos, la vieille émit une série de sons entrecoupés et étranglés que Susan supposa être son rire.
— Attention à Moisi, mon petit chéri ! Filou comme il est ! Et roi du faux pas, qu’il peut être, parfois ! Eh eh eh !
Nouvelle tempête de fou rire.
Le chat, oreilles couchées, fixait Susan de ses larges pupilles vert-de-gris. Et crachait. Susan, peu consciente de ce qu’elle allait faire jusqu’à temps qu’elle l’eût fait, cracha en retour. À l’image de son expression dédaigneuse, la surprise qu’afficha Moisi fut insolitement — et, dans ce cas précis, comiquement — humaine. Il tourna casaque et courut se réfugier dans la chambrette de Rhéa, fouettant l’air de sa queue fourchue. Susan ouvrit la porte et alla dehors chercher le bois. Il lui semblait être ici depuis mille ans et qu’avant de retourner chez elle il s’en écoulerait autant.
L’air était aussi doux qu’elle l’avait espéré, plus doux peut-être même et, un instant, elle resta immobile sur le porche, à le respirer, tâchant de se purifier les poumons… et l’esprit.
Après cinq grandes inspirations, elle se bougea. Elle contourna la masure… mais du mauvais côté, semblait-il, car elle ne trouva aucun tas de bois par là. Cependant, à demi enfouie sous une plante grimpante rugueuse et peu ornementale, il y avait une sorte de meurtrière en guise de fenêtre. Située presque à l’arrière de la masure, elle devait donner dans la chambrette-placard de la vieille.
Ne regarde pas là-dedans, ce qu’elle a sous son lit, c’est point tes affaires et si jamais elle t’y prenait…
Elle s’approcha de la fenêtre, malgré les admonestations de sa conscience, et jeta un coup d’œil.
Rhéa n’aurait vraisemblablement pas aperçu le visage de Susan à travers le rideau dense de gros lierre si la vieille souillon avait regardé dans cette direction. Ce qui n’était pas le cas. À genoux, le cordon de la bourse passé entre les dents, elle tendait le bras sous le lit.
Elle en tira une boîte dont elle ouvrit le couvercle, déjà entrebâillé. Sa figure fut alors inondée d’une douce et rose radiance. Susan retint son souffle. Pendant un instant, la vieille eut le visage d’une jeune fille — mais cette jeunesse retrouvée se mêlait de cruauté, c’était le visage d’une enfant obstinée, déterminée à apprendre tout ce qu’il y avait de mauvais au monde et pour de mauvaises raisons. Le visage de la jeune fille que la mégère avait été autrefois, peut-être. La lumière semblait provenir d’une sorte de boule de cristal.
La vieille la regarda, fascinée, quelques instants, les yeux écarquillés. Ses lèvres remuaient comme si elle lui parlait ou même lui psalmodiait quelque chose ; la bourse que Susan avait apportée de la ville, et dont la mégère serrait toujours le cordon entre ses dents, ballait de-ci de-là au gré de ses paroles. Puis, après ce qui parut un grand effort de volonté de sa part, elle referma la boîte, faisant disparaître la lueur rosée. Susan se sentit soulagée — il y avait là quelque chose qu’elle n’aimait pas.
La vieille mit la main en cornet sur la serrure d’argent au centre du couvercle et un bref pinceau d’écarlate darda entre ses doigts. Tout cela sans lâcher le cordon de la bourse. Elle posa alors la boîte sur sa couche, s’agenouilla et commença à passer les mains dans la poussière et la saleté, juste sous le bord du lit. Même si elle n’effleurait le sol que de ses paumes, des traits y apparurent bientôt comme si elle avait utilisé un instrument à dessin. Ces lignes s’obscurcirent, formant des sortes de sillons.
Le bois, Susan ! Va chercher le bois avant qu’elle ne s’aperçoive que tu es partie depuis très longtemps ! Au nom de ton père !
Susan retroussa entièrement sa jupe jusqu’à la taille — elle ne voulait pas que la vieille remarque des traces de poussière ou des feuilles sur ses habits quand elle reviendrait à l’intérieur de la masure, ne tenant pas à répondre aux questions que la vision de telles malpropretés ne manquerait pas d’entraîner — et rampa sous la fenêtre, ses dessous de coton blanc éclatant au clair de lune. Une fois passée, elle se remit debout et s’empressa de gagner sans bruit l’arrière de la masure. Elle découvrit le tas de bois sous une vieille peau de bête empestant la moisissure. Elle choisit une demi-douzaine de bûches de taille respectable et les bras ainsi chargés revint vers le devant de la maison.
Quand elle entra, se positionnant de biais pour faire franchir la porte à son fardeau sans en laisser choir une partie, la vieille, de retour dans la pièce principale, fixait d’un air maussade le feu, réduit pour l’heure à de simples braises. Nulle trace de la bourse.
— T’as pris ton temps, mamzelle, fit Rhéa, continuant à regarder dans l’âtre, comme si Susan comptait pour des prunes…
Mais elle tambourinait du pied sous l’ourlet crasseux de sa robe, les sourcils froncés.
Susan traversa la pièce, guettant de son mieux par-dessus la pile de bûches dont elle était chargée. Cela ne l’aurait pas du tout surprise de voir le chat rôder dans les parages, espérant la faire trébucher.
— J’ai aperçu une araignée, dit-elle. J’ai secoué mon tablier pour la faire partir. Je les déteste tant que je supporte point d’en voir.
— Tu verras tout bientôt une chose que t’aimeras point davantage, et peut-être même, encore moins, fit Rhéa, souriant de son rictus unilatéral, si particulier. Ça sortira de la chemise de nuit de Thorin, raide comme un bâton et rouge comme la rhubarbe ! Eh eh eh ! Attends une minute, ma fille ; bons dieux, t’en as rapporté assez pour nourrir le feu de joie d’un Jour de Fête.
Rhéa prit deux grosses bûches sur le tas de Susan, les jetant avec indifférence sur les charbons ardents. Les braises voltigèrent en spirale dans le conduit obscur et ronflant légèrement de la cheminée. Et voilà, t’as éparpillé le peu qui restait de ton feu, pauvre vieille idiote, et il va falloir qu’on le rallume à tous les coups, songea Susan. Mais Rhéa tendit une main, doigts écartés, dans l’âtre, prononça un mot guttural et les bûches s’embrasèrent comme si on les avait imbibées de pétrole.
— Pose le reste là-bas, dit-elle en désignant le coffre à bois. Et fais bien attention de ne point mettre des éclats partout, mamzelle.
Quoi, salir une telle propreté ? se dit Susan, se mordant l’intérieur des joues pour refréner le sourire qui lui montait aux lèvres.
Rhéa avait dû le sentir, cependant ; quand Susan se redressa, la vieille l’observait avec l’expression sévère de celle qui en sait long.
— Bon, petite maîtresse, venons-en à notre affaire et finissons-en. Sais-tu pourquoi tu es venue ici ?
— Pour faire plaisir au Maire Thorin, répéta Susan, sachant que ce n’était pas là la vraie réponse.
Elle avait peur à présent — beaucoup plus que lorsqu’elle avait regardé par la fenêtre et surpris la vieille à roucouler à sa boule de verre.
— Sa femme est devenue stérile depuis qu’elle n’a plus ses règles. Il veut avoir un fils avant que lui aussi ne soit plus capable de…
— Fi, fi, billevesées que tout cela, épargne-moi ces âneries et ces beaux discours. Il veut des tétons et un cul qui tremblotent point comme de la gelée sous la main et une boîte à ouvrage qui lui agrippe bien ce qu’il y fourrera. S’il est encore suffisamment homme pour y fourrer quelque chose. Si un fils sort de là, si fait, très bien, il te le donnera à garder et à élever, le temps qu’il soit assez grand pour aller à l’école, après tu le reverras plus jamais. Si c’est une luronne, il te la prendra à coup sûr et la donnera à son nouveau factotum, le bancroche aux cheveux de fille, pour qu’il la noie dans le premier trou d’eau venu.
Susan la dévisagea, scandalisée au-delà de toute mesure.
La vieille éclata de rire en surprenant ce regard-là.
— T’aimes point entendre la vérité, hein ? T’es point la seule, mamzelle. Mais c’est comme ci et pas comme ça ; ta tantine a toujours été une sacrée finassière et elle a su drôlement y faire avec Thorin et le trésor de Thorin. L’or que t’as vu, c’est point le mien… et ce sera point le tien non plus, si t’ouvres pas l’œil et le bon ! Eh eh eh ! Allez, enlève-moi cette robe !
Je ne veux pas lui brûlait les lèvres, mais ensuite, quoi ? Être renvoyée de la masure (et être renvoyée comme elle y était venue ou presque, et non sous la forme d’un lézard ou d’un crapaud, était le mieux qu’elle pouvait espérer) puis expédiée dans l’Ouest comme elle était à présent, sans même les deux pièces d’or qu’elle avait apportées ? Et ce n’était là que le moins de l’affaire. Le plus, c’était qu’elle avait donné sa parole. Susan avait d’abord résisté, mais quand Tante Cord avait invoqué le nom de son père, elle avait cédé. Comme toujours. Elle n’avait vraiment pas le choix. Et quand on n’avait pas le choix, hésiter était toujours une erreur.
Elle brossa le plastron de son tablier où s’accrochaient des débris d’écorce, puis le dénoua et l’enleva. Elle le plia, le rangea sur un petit agenouilloir noir de suie, près de l’âtre, et déboutonna sa robe jusqu’à la taille. Elle dégagea ses épaules et, la faisant glisser, la quitta d’un léger bond. Après l’avoir pliée, elle la déposa sur le tablier, tâchant de ne pas être gênée par l’avidité avec laquelle Rhéa du Cöos la dévorait des yeux à la lueur du feu. Le chat traversa nonchalamment la pièce, ses grotesques pattes en surplus ballottant comme une paire de pompons, et vint se coucher aux pieds de Rhéa. Dehors, le vent soufflait en rafales. Il faisait bon près du foyer, mais Susan n’en avait pas moins froid, comme si le vent avait réussi d’une façon ou d’une autre à la transpercer.
— Presse-toi, ma fille, au nom de ton père !
Susan fit passer sa chemise par-dessus sa tête, la rangea, pliée, sur la robe, ne gardant que ses dessous, les bras croisés sur ses seins. Le feu badigeonnait ses cuisses d’une chaude teinte orangée, le tendre creux des genoux formant de noirs cercles d’ombre.
— Et elle est point encore toute nue ! croassa la vieille corneille en ricanant. Voyez-moi ça, en voilà t’y pas du tralala ! Ah que oui, très, très joli ! Allez, ouste, ôte-moi ces dessous, petite maîtresse, et montre-toi comme le jour où t’as glissé du ventre de ta mère ! Bien qu’en ce temps-là, t’avais point autant de mignardises pour faire saliver Hart Thorin et ses pareils, hein ? Eh eh eh !
Se sentant prisonnière d’un cauchemar, Susan fit ce qu’on lui dit. Avec son mont de Vénus et sa toison à découvert, garder les bras croisés sur sa poitrine lui parut idiot. Elle les abaissa.
— Ah, pas étonnant qu’il te veuille ! s’exclama la vieille. T’es une vraie beauté ! Qu’est-ce que t’en dis, Moisi ?
Le chat miaula un waow.
— T’as les genoux sales, dit soudain Rhéa. Comment ça se fait ?
Susan connut un instant d’atroce panique. Elle avait retroussé ses jupons pour mieux ramper sous la fenêtre de la mégère… et, ce faisant, elle s’était trahie.
Puis une explication lui vint et elle l’énonça d’un ton assez calme.
— En apercevant votre maisonnette, j’ai été saisie de crainte. Je me suis agenouillée pour prier et j’ai soulevé ma jupe pour ne point la gâter.
— Je suis touchée — qu’on veuille garder ses vêtements propres pour quelqu’une comme moi ! Comme tu es bonne ! T’es bien d’accord avec moi, hein, Moisi ?
Le chat refit waow. Puis se mit à se pourlécher une patte de devant.
— Continuez, fit Susan. On vous a payée pour ça et j’obéirai, mais arrêtez de me taquiner et finissons-en.
— Tu sais parfaitement ce que je dois faire, petite maîtresse.
— Non, dit Susan.
Elle avait à nouveau des larmes brûlantes au fond des yeux, mais elle ne les laisserait pas couler. Pas question.
— J’ai une vague idée, mais quand j’ai demandé à Tante Cord si je ne me trompais point, elle m’a dit que vous vous chargeriez de mon éducation à cet égard.
— Elle avait peur que les mots lui salissent la bouche, hein ? Bon, très bien. Ta Tante Rhéa n’est point assez gentille pour taire ce que ta Tante Cordélia n’a pas voulu te dire. Je dois m’assurer que tu es physiquement et spirituellement intacte, mamzelle. La preuve d’honnêteté, les anciens appelaient ça, et c’est fort bien trouvé. Voilà. Approche.
Susan fit deux pas en avant avec répugnance, si bien que ses orteils nus effleurèrent les pantoufles de la vieille et ses seins nus, sa robe.
— Si un diable ou démon t’a pollué l’esprit, chose qui pourrait vicier l’enfant que tu porteras vraisemblablement, il a laissé une marque derrière lui. Le plus souvent, c’est un suçon ou une morsure d’amour, mais il y en a d’autres… ouvre la bouche !
Susan fit ce qu’on lui demandait. La vieille se pencha tout près et la puanteur qui émanait d’elle était si forte que la jeune fille sentit son estomac se contracter. Elle retint son souffle, priant que la chose finisse vite.
— Tire la langue.
Susan s’exécuta.
— Maintenant souffle-moi au visage.
Susan exhala une haleine longtemps contenue. Rhéa l’inspira puis, par bonheur, recula un peu la tête. Elle s’était tenue suffisamment près de Susan pour que cette dernière aperçoive les poux qui sautillaient dans ses cheveux.
— Assez douce, dit la vieille. Pour sûr, un vrai régal. Maintenant tourne-toi.
Susan obéit et sentit la vieille sorcière lui parcourir le dos jusqu’aux fesses de ses doigts aux extrémités aussi froides que de la pierre.
— Penche-toi et écarte bien les miches, mamzelle. Sois point timide, Rhéa a vu plus d’un trou de lune en son temps !
Le visage écarlate — elle sentait battre son pouls au milieu du front et au creux des tempes —, Susan s’inclina. Elle sentit alors l’un de ces doigts cadavériques s’insinuer dans son anus comme un aiguillon. Susan se mordit les lèvres pour ne pas crier.
Dieu merci, l’exploration fut brève… mais serait suivie d’une autre, redoutait Susan.
— Tourne-toi.
Ce qu’elle fit. La vieille passa les mains sur les seins de Susan, donnant du pouce une chiquenaude aux mamelons, avant de les soulever pour examiner attentivement l’en dessous. Rhéa faufila ensuite l’un de ses doigts au creux du nombril de la jeune fille, puis retroussant sa propre jupe, elle tomba à genoux, grognant sous l’effort. Elle palpa les jambes de Susan par-devant, puis par-derrière. Elle parut faire un sort à la zone juste au-dessous des mollets, là où couraient les tendons.
— Lève le pied droit, ma fille.
Susan obéit ; un rire hurlé lui échappa nerveusement au moment où Rhéa lui griffa de l’ongle du pouce la distance du cou-de-pied au talon. La vieille lui écarta les orteils, regardant entre chaque paire.
Après avoir soumis l’autre pied au même traitement, la vieille — toujours à genoux — annonça :
— Tu sais ce qui vient ensuite.
— Si fait.
L’affirmation se pressa sur ses lèvres tremblantes.
— Tiens-toi tranquille, mamzelle — tout le reste est parfait, propre comme de l’écorce de saule que t’es, mais on arrive maintenant au doux réduit qui est tout ce dont Thorin se soucie ; nous en sommes là où l’honnêteté doit vraiment se prouver. Alors ne bouge plus !
Susan, fermant les yeux, pensa aux chevaux galopant sur l’Aplomb — ils avaient beau être nominativement ceux de la Baronnie, sous la garde de Rimer, Chancelier de Thorin et Ministre de l’Inventaire des Biens de la Baronnie, les chevaux n’en savaient rien ; ils se croyaient libres et, si l’on est libre dans son esprit, qu’importe le reste ?
Que je sois libre dans mon esprit, aussi libre que les chevaux qui galopent sur l’Aplomb et qu’elle ne me fasse aucun mal. Je vous en prie, ne la laissez point me faire de mal. Et, si elle m’en fait, aidez-moi, s’il vous plaît, à le supporter en silence, comme la décence le veut.
Les doigts glacés écartèrent le duvet, plus bas que son nombril ; ils marquèrent un temps puis deux d’entre eux se faufilèrent en elle. Ce fut douloureux, mais bref. La douleur n’était pas si terrible ; elle s’était fait beaucoup plus mal en se cognant l’orteil ou s’éraflant les tibias en se rendant aux cabinets au milieu de la nuit. Le pire côté de la chose, c’était l’humiliation et sa répulsion à être touchée par la vieille Rhéa.
— Calfatée serré que t’es ! s’écria Rhéa. Bonne comme jamais ! Mais Thorin y pourvoira, et comment ! Quant à toi, ma fille, je vais te dire un secret que ta tante à chichis avec son long pif, sa chatte en cul de poule et ses tétés pas plus gros que des groseilles à maquereau n’a jamais su : point n’est besoin à une fille encore intacte de se refuser un petit frisson par-ci par-là, suffit qu’elle sache s’y prendre !
Au moment où la mégère retirait ses doigts, elle les referma délicatement sur la petite protubérance charnue à l’entrée de la fente de Susan. Pendant une seconde terrifiante, Susan crut qu’elle allait la pincer à cet endroit sensible entre tous et qui lui coupait parfois le souffle en frottant contre le pommeau de sa selle quand elle montait à cheval. Mais, au lieu d’un pinçon, les doigts se livrèrent à des caresses… puis à une légère pression… et la jeune fille horrifiée ressentit une chaleur, loin d’être déplaisante, s’allumer dans son ventre.
— Un vrai petit bourgeon de soie, si fait, roucoula la vieille, dont les doigts indiscrets s’activèrent.
Susan sentit ses hanches et son bassin se mettre en mouvement, comme animés d’une vie propre ; elle revit le visage avide et déterminé de la vieille, rose comme celui d’une putain sous un bec de gaz, quand elle s’était penchée sur le coffret ouvert ; elle revit la bourse aux pièces d’or pendouillant par son cordon des lèvres fripées comme un morceau de chair qu’elle aurait dégurgité et la chaleur qu’elle ressentait disparut subitement. Elle se recula en tremblant comme une feuille, les bras, le ventre et les seins couverts de chair de poule.
— Vous avez terminé ce pour quoi on vous a payée, dit Susan, d’un ton sec et bourru.
Le visage de Rhéa se crispa.
— C’est point toi qui me diras pour sûr, nenni ou peut-être, petite impudente ! Je sais quand j’en ai fini, moi, Rhéa, Son Étrangeté du Cöos et…
— Tais-toi et relève-toi si tu ne veux point que je t’expédie d’un coup de pied dans le feu, monstre de la nature.
La vieille retroussa les babines en un rictus canin sur ses rares chicots et Susan prit soudain conscience qu’elle et la sorcière étaient revenues à leur point de départ : prêtes à s’arracher mutuellement les yeux.
— Amuse-toi à lever la main ou le pied contre moi, impertinente connasse, et tu quitteras ma maison sans mains, sans pieds et aveugle des deux yeux.
— Je ne doute mie que vous le puissiez, mais Thorin en serait fort dépité, répliqua Susan.
Pour la première fois de sa vie, elle invoquait le nom d’un homme pour se protéger. S’en apercevoir la rendit toute honteuse… insignifiante en quelque sorte. Elle ignorait le pourquoi de la chose, d’autant plus qu’elle avait accepté de partager sa couche et de porter son enfant, mais cela était.
Le visage couturé de la vieille s’escrima jusqu’à une parodie de sourire, pire que son rictus furibond. Prenant appui sur le bras de son fauteuil, haletant comme un soufflet de forge, Rhéa se remit debout. De son côté, Susan commença à se rhabiller en hâte.
— Si fait, dépité qu’il serait. Peut-être que t’as raison, mamzelle ; j’ai passé une étrange soirée qui a réveillé en moi des choses qu’il vaut mieux laisser en sommeil. Quoi qu’il eût pu se passer d’autre, prends-le comme un compliment à ta jeunesse et à ta pureté… et à ta beauté, aussi. Si fait. T’es une vraie splendeur, aucun déni n’est permis. Dis-moi un peu, tes cheveux… quand tu les dénoues, comme tu le feras pour Thorin, j’intuite, quand tu coucheras avec lui… ils brillent comme le soleil, hein ?
Si Susan ne se voyait pas forcer la mégère à cesser ses minauderies, elle ne tenait pas non plus à encourager ses compliments serviles. Surtout pas quand elle lisait encore de la haine dans les yeux chassieux de Rhéa, et quand elle sentait encore les doigts de la vieille femme lui ramper sur la peau comme des blattes. Aussi se tut-elle, se contentant d’entrer dans sa robe, de l’agrafer sur ses épaules et de commencer à la reboutonner.
Rhéa saisit peut-être le cours de ses pensées car son sourire disparut et elle montra par ses manières qu’elle revenait à son affaire. Susan fut fort soulagée de ce changement.
— Bon, peu importe. Tu as prouvé ton honnêteté ; tu peux te rhabiller et t’en aller. Mais pas un mot à Thorin de ce qui s’est passé entre nous, attention ! Ce qui se dit entre femmes ne doit point troubler l’oreille des hommes, surtout des puissants comme lui.
Cependant, à ces mots, Rhéa ne put retenir un ricanement spasmodique. Susan se demanda si la vieille s’en rendit compte ou pas.
— Nous sommes bien d’accord ?
Tout ce que tu voudras, tant que je peux sortir d’ici et m’en aller le plus loin possible de toi.
— Vous déclarerez que j’ai fourni la preuve ?
— Si fait, Susan, fille de Patrick. Ainsi ferai-je. Mais ce n’est point ce que je dis qui compte. Maintenant… attends… j’ai quelque part ici…
Elle farfouilla à tâtons le long du manteau de la cheminée, poussant de-ci de-là des bouts de chandelle collés sur des soucoupes fêlées, soulevant une lanterne au kérosène, puis une torche électrique, s’attardant à regarder le dessin d’un jeune garçon avant de le mettre de côté.
— Où donc est p… mais où… arrgghhh… ah ! ici !
Elle s’empara avidement d’un bloc à la couverture noire de suie (où CITGO était imprimé en antiques lettres d’or) et d’un bout de crayon. Elle feuilleta le bloc jusqu’à la dernière page ou presque, avant d’en dénicher une vierge. Elle gribouilla quelque chose dessus, puis arracha la feuille de la spirale métallique. Elle la tendit à Susan qui la prit et y jeta un coup d’œil. Elle ne comprit pas tout de suite le mot qui y était scribouillé :
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, tapotant le petit dessin.
En dessous, il y avait un symbole :
— La marque de Rhéa. On la connaît dans six Baronnies à la ronde, pour sûr, et on ne peut point la copier. Montre ce papier à ta tante. Puis à Thorin. Si jamais ta tante veut te le prendre pour le montrer à Thorin elle-même — je la connais bien, tu vois, elle et ses manières autoritaires —, dis-lui non, que Rhéa a dit que non, qu’elle ne doit point en avoir la garde.
— Et si Thorin le veut ?
Rhéa haussa les épaules en une fin de non-recevoir.
— Qu’il le garde, qu’il le brûle ou qu’il s’en torche le cul, peu me chaut, c’est tout un. Comme pour toi, c’est rien qu’un chiffon de papier, car tout du long tu as su que tu étais honnête, pas vrai ?
Susan approuva du chef. Une fois, en rentrant du bal, elle avait laissé un garçon glisser sa main sous sa chemise quelques instants, et alors ? Elle était une honnête fille. Et dans plus d’un sens que ne l’entendait cette méchante créature.
— Mais ne perds point ce papier. À moins que tu ne tiennes à me revoir et à en repasser par là une seconde fois.
Les dieux fassent périr cette idée dans l’œuf, songea Susan qui repoussa avec succès un frisson. Elle mit le papier dans sa poche où il prit la place de la bourse.
— Maintenant, viens jusqu’à la porte, mamzelle.
Rhéa fit mine de vouloir prendre Susan par le bras, mais se ravisa. Les deux femmes gagnèrent la porte côte à côte, prenant garde de ne pas se toucher au point d’en paraître gauches. Une fois sur le seuil, Rhéa agrippa le bras de Susan pour de bon. Puis, de l’autre main, elle lui désigna le disque d’argent qui brillait au-dessus du sommet du Cöos.
— La Lune des Baisers, dit Rhéa. Le mitan de l’été.
— Oui.
— Dis bien à Thorin qu’il ne te prenne ni dans son lit, ni sur une meule de foin, le plancher de la souillarde ni nulle part ailleurs, tant que la Lune du Démon ne sera point pleine dans le ciel.
— Pas avant la Moisson ?
C’était à trois mois de là — une éternité, aux yeux de Susan. Elle s’efforça de dissimuler le plaisir que lui procurait ce délai. Elle avait cru que Thorin mettrait un terme à sa virginité au lever de la lune, la nuit suivante. Elle n’était pas aveugle et voyait bien les regards qu’il lui jetait.
Rhéa, entre-temps, observait la lune, semblant se livrer à des calculs. Elle porta la main sur la longue chevelure de Susan qu’elle caressa. La jeune fille endura la chose du mieux qu’elle put et, juste à l’instant où elle sentit qu’elle n’allait plus la supporter, Rhéa retira sa main en opinant.
— Si fait. Non seulement, pas avant la Moisson, mais pas avant la vraie fin de año — la Nuit de la Fête. Dis-lui qu’il pourra t’avoir après le feu de joie. Tu as bien compris ?
— La vraie fin de año, oui.
Elle avait un mal fou à contenir sa joie.
— Quand le brasier du Cœur Vert et le dernier des pantins aux mains rouges ne seront plus que cendres, continua Rhéa. Alors seulement, mais pas avant. Dis-le-lui bien.
— Je le lui dirai.
Rhéa avança à nouveau la main et caressa une fois encore les cheveux de Susan. Celle-ci ne rechigna pas. Après d’aussi bonnes nouvelles, se dit-elle, il aurait été mesquin de le faire.
— À partir de maintenant et jusqu’à la Moisson, tu emploieras ton temps à méditer et à rassembler tes forces pour engendrer l’enfant mâle que désire le Maire… ou bien à chevaucher le long de l’Aplomb pour y cueillir les dernières fleurs de ta vie de jeune fille. Tu m’as bien comprise ?
— Oui, dit Susan avec une révérence. Grand merci, sai.
Rhéa fit un geste de la main comme pour chasser une flatterie.
— Mais pas un mot de ce qui s’est passé entre nous, souviens-t’en. Cela ne regarde personne d’autre que nous deux.
— Je ne dirai mie. Notre affaire est finie ?
— Eh bien… peut-être qu’il reste encore un tout petit rien…
Rhéa, souriant pour bien montrer qu’il s’agissait d’une bricole, leva la main gauche à hauteur des yeux de Susan, joignant trois doigts et en détachant un. Scintillant dans la fourche ainsi formée, on voyait une médaille d’argent sortie apparemment de nulle part. La jeune fille ne put en détacher les yeux. Du moins, jusqu’à ce que Rhéa ait prononcé un certain mot guttural.
Alors elle les ferma.
Rhéa observa la jeune fille profondément endormie sous le porche, au clair de lune. Alors qu’elle remettait la médaille dans sa manche (ses vieux doigts gourds savaient faire preuve de dextérité quand c’était nécessaire, si fait), son expression affairée céda la place à une fureur concentrée qui lui fit plisser les yeux. Tu m’expédierais d’un coup de pied dans le feu comme rien, hein, sale gourgandine ? Et tu t’en irais tout blablater à Thorin ? Mais les menaces et l’impertinence de Susan n’étaient point ce qu’il y avait de pire. Le pire avait été sa moue de répugnance quand elle s’était reculée pour échapper au contact de Rhéa.
Trop bien pour Rhéa, qu’elle était ! Et elle devait se croire trop bien pour Thorin sans doute avec ses seize ans et ses beaux cheveux blonds qui lui tombaient aux épaules, crinière dans laquelle Thorin devait rêver de plonger ses mains tout en la besognant, fourré en elle.
Elle ne pouvait faire autant de mal à cette fille qu’elle l’aurait voulu et que Susan le méritait ; à défaut d’autre chose, Thorin lui reprendrait la boule de cristal et ça, Rhéa ne le supporterait pas. Pas encore, de toute façon. Mais, si elle ne pouvait point toucher à la fille, elle pouvait s’arranger pour gâcher le plaisir que Thorin prendrait d’elle, un certain temps du moins.
Rhéa se pencha tout près de Susan, saisit la longue tresse qui lui tombait dans le dos et se mit à la faire glisser dans son poing serré, jouissant de sa douceur de soie.
— Susan, murmura-t-elle. Tu m’entends, Susan, fille de Patrick ?
— Oui, fit-elle, sans ouvrir les yeux.
— Alors, écoute.
La clarté de la Lune des Baisers tombait sur la tête de Rhéa, la métamorphosant en un crâne d’argent.
— Écoute-moi bien et souviens-t’en. Souviens-t’en dans la grotte profonde où ton esprit ne pénètre jamais pendant l’éveil.
Elle lissa la tresse entre ses mains, encore et encore. Douce et soyeuse, comme le petit bourgeon qu’elle avait entre les cuisses.
— Souviens-t’en, répéta la fille sur le seuil.
— Pour sûr. Tu feras quelque chose une fois qu’il t’aura pris ta virginité. Tu le feras immédiatement, sans même y penser. Et maintenant, écoute-moi, Susan, fille de Patrick. Et entends-moi bien.
Sans cesser de lui caresser les cheveux, de ses lèvres flétries, Rhéa chuchota à Susan quelque chose dans le pavillon de l’oreille, au clair de lune.
Elle n’avait jamais passé de soirée aussi étrange de sa vie ; cela n’eut donc rien de surprenant qu’elle n’entende pas le cavalier approcher dans son dos jusqu’à tant qu’il fût presque sur elle.
Tandis qu’elle s’en retournait en ville, la chose qui la turlupinait le plus, c’était la nouvelle compréhension de l’accord qu’elle avait passé. C’était bel et bon d’avoir un délai — elle avait plusieurs mois devant elle avant le terme du marché —, mais un délai ne changeait rien au fond de l’affaire : quand la Lune du Démon serait pleine, elle perdrait sa virginité entre les bras du Maire Thorin, un homme maigre comme un clou et plein de tics, dont les cheveux blancs ébouriffés couronnaient le sommet d’un crâne chauve comme un nuage. Un homme que sa propre épouse considérait avec une lassitude teintée de tristesse, pénible à regarder. Hart Thorin était un homme qui partait d’un rire tonitruant quand une troupe de théâtre présentait un divertissement à base de bastonnades, de faux coups de poing ou de lancers de fruits pourris, mais qui assistait d’un air ahuri au récit d’une histoire tragique ou simplement pathétique. Un homme qui faisait craquer ses jointures, distribuait des bourrades dans le dos, rotait à table et avait la manie de regarder avec anxiété son Chancelier au moindre mot, comme pour s’assurer qu’il n’avait pas offensé Rimer en quoi que ce fût.
Susan avait eu plus d’une occasion d’observer tout cela ; pendant des années, son père avait eu la charge des chevaux de la Baronnie et s’était souvent rendu à Front de Mer pour affaires. Et, maintes fois, il y avait emmené sa fille tant aimée. Oh, elle avait vu plus que son soûl de Hart Thorin au fil des années et lui, de même, l’avait vue plus souvent qu’à son tour. Beaucoup trop, peut-être ! Car le fait le plus marquant le concernant à présent, c’est qu’il avait une cinquantaine d’années de plus que la fille qui porterait peut-être son héritier.
Elle avait conclu ce marché avec une certaine légèreté…
Non, pas avec légèreté, elle était injuste envers elle-même… disons que ça ne l’avait pas empêchée de dormir, au vrai. Elle s’était dit comme ça, après avoir écouté tous les arguments de Tante Cord : Bah, c’est bien peu de chose, en fait, pour posséder des terres en contrat bilatéral ; pour avoir au final notre petit morceau d’Aplomb, réellement tout autant que coutumièrement… pour avoir de vrais documents, un à la maison et l’autre dans les archives de Rimer, stipulant que c’est bien à nous. Si fait, et pour avoir des chevaux à nouveau… Trois seulement, c’est vrai, mais c’est toujours trois de mieux que ce qu’on a maintenant. Et tout ça contre quoi ? Coucher une fois ou deux avec lui et porter un enfant, ce que des millions de femmes avant moi ont fait sans dommage. Après tout, c’est ni à un mutant ni à un lépreux qu’on me demande de m’accoupler, mais juste à un vieillard qui se fait craquer les doigts. Ce n’est point pour toujours et, comme le dit Tante Cord, je pourrai encore me marier, si le temps et le ka le décrètent ainsi ; je serai pas la première à entrer dans la couche de son mari en étant mère. Est-ce que ça fait de moi une putain pour autant ? La loi dit que non, mais peu importe ; la loi de mon cœur est la seule qui compte et mon cœur me dit que si j’acquiers la terre qui était à mon pa et trois chevaux pour la parcourir, en étant déclarée telle, alors putain je serai.
Il y avait autre chose : Tante Cord avait tablé — d’une façon plutôt brutale, Susan en prenait conscience maintenant — sur l’innocence d’une enfant. Tante Cord n’avait pas arrêté de radoter sur le bébé, le mignon petit bébé qu’elle aurait. Tante Cord savait d’avance que Susan, les poupées de son enfance mises au rancart depuis point trop longtemps, chérirait l’idée d’avoir son propre bébé, une petite poupée bien vivante à vêtir, à nourrir et avec laquelle faire la sieste au plus chaud de l’après-midi.
Ce que Cordélia avait ignoré (peut-être est-elle trop innocente pour l’avoir même envisagé, songea Susan), c’était ce que la mégère lui avait révélé clairement cette nuit même : Thorin désirait plus qu’un enfant.
Il veut des tétons et un cul qui tremblotent point comme de la gelée sous la main et une boîte à ouvrage qui lui agrippe bien ce qu’il y fourrera.
Le simple fait de se rappeler ces paroles lui mit le feu aux joues pendant qu’elle se dirigeait vers la ville dans l’obscurité d’après le coucher de la lune (ni course enjouée ni chanson non plus, cette fois). Elle avait accepté la chose en songeant vaguement à la façon que le bétail avait de s’accoupler — on laissait faire « jusqu’à ce que la semence ait pris », puis on les séparait. Mais maintenant, elle savait que Thorin pourrait la vouloir encore et encore, la voudrait probablement encore et encore ; le droit coutumier, dont la loi d’airain remontait à deux cents générations, disait qu’il pouvait continuer à coucher avec elle, jusqu’à ce que celle qui avait attesté de son honnêteté de future gueuse atteste de l’honnêteté de l’enfant à venir, à savoir qu’il était en tout point honnête et non pas… une quelconque aberration mutante. Susan s’était enquise discrètement et avait appris que cette seconde épreuve survenait habituellement aux alentours du quatrième mois de grossesse… à peu près à l’époque où cela commençait à se voir, même habillée de pied en cap. Il incomberait à Rhéa de donner un avis… et comme Rhéa ne l’aimait pas…
Maintenant qu’il était trop tard — maintenant qu’elle avait accepté l’accord formellement offert par le Chancelier, maintenant que cette mégère bizarre avait prouvé son honnêteté —, elle regrettait amèrement ce marché. Elle avait surtout en tête le spectacle qu’offrirait Thorin, son pantalon retiré, avec ses jambes maigres et pâlichonnes comme des pattes de cigogne ; et elle entendrait, une fois couchés ensemble, ses longs os craquer : ceux de ses rotules, ceux de sa colonne, ceux de ses coudes et de sa nuque.
Et ceux de ses phalanges. N’aie garde d’oublier les jointures de ses phalanges.
Oui. Ses grosses phalanges de vieillard pleines de poils. Susan ne put s’empêcher de pouffer à cette idée. C’était tellement comique. Mais en même temps, une chaude larme coula subrepticement le long de sa joue. Elle l’essuya d’une main machinale, sans y prêter plus d’attention qu’au clip-clop de sabots qui approchaient, étouffé par la poussière de la route. Elle avait l’esprit à nouveau ailleurs, occupé de l’étrange vision qu’elle avait aperçue par la fenêtre de la chambrette de la vieille — la douce et en même temps désagréable lumière qu’émettait la boule rose et le regard hypnotique qu’avait eu la mégère en la fixant…
Quand enfin Susan entendit le cheval qui s’approchait, prise de panique, la première idée qui lui vint fut d’aller se cacher dans les taillis de la forêt devant lesquels elle passait. Les chances que quiconque d’un tant soit peu respectable se trouve sur la route à une heure aussi tardive lui paraissaient minces, en particulier en ces temps calamiteux qui s’étaient abattus sur l’Entre-Deux-Mondes — mais il était déjà trop tard pour gagner le couvert des arbres.
Restait le fossé où s’allonger en se tenant coite. La lune étant couchée, restait au moins une chance que le quidam passerait son chemin sans…
Mais avant même d’avoir pu s’y diriger, le cavalier qui s’était faufilé derrière elle pendant qu’elle ruminait ses funestes pensées la saluait déjà.
— Bonne nuitée, gente dame, puissent vos jours être longs sur la terre.
Elle se retourna, songeant : Et si c’était l’un de ces nouveaux venus toujours à traînasser autour de la Maison du Maire ou au Repos des Voyageurs ? Ce n’est point le plus âgé en tout cas, sa voix ne chevrote pas comme la sienne, mais l’un des autres peut-être… celui qu’ils appellent Depape…
— Bonne nuitée, s’entendit-elle répondre à la silhouette masculine. Que les vôtres le soient aussi.
Sa voix ne tremblait pas, à ce qu’elle en percevait. Elle ne pensait pas qu’il s’agît de Depape ni de celui qu’on appelait Reynolds, non plus. La seule chose dont elle fût sûre quant à l’individu, c’était qu’il portait le chapeau plat caractéristique des hommes des Baronnies Intérieures, à l’époque où voyager d’est en ouest était beaucoup moins rare qu’aujourd’hui. Bien avant l’avènement de John Farson — l’Homme de Bien — et le début des effusions de sang.
L’étranger arrivant à sa hauteur, elle se pardonna un petit peu de ne point l’avoir entendu approcher — elle n’apercevait ni boucle ni clochette dans son équipement et tout était attaché de sorte à ne pas claquer ni taper. C’était presque l’attirail d’un hors-la-loi ou d’un écumeur (elle avait dans l’idée que Jonas, celui à la voix chevrotante, et ses deux amis avaient dû être l’un et l’autre, en d’autres temps et sous d’autres climats), ou même d’un pistolero. Mais cet homme-là n’avait point d’armes à feu, à moins qu’il ne les ait dissimulées. Un arc accroché au pommeau de sa selle et ce qui avait l’air d’une lance dans sa gaine, rien d’autre. Et jamais, à sa connaissance, il n’y avait eu de pistolero aussi jeune.
Il arrêta net son cheval d’un claquement de langue, comme son pa l’avait toujours fait (et elle aussi, par voie de conséquence). Au moment où il passait sa jambe par-dessus la selle avec une grâce dont il n’avait pas conscience, Susan lui dit :
— Non, non, étranger, ne vous mettez point en peine et poursuivez votre chemin !
S’il avait perçu de la frayeur dans sa voix, il fit mine de ne pas s’en rendre compte. Il se laissa glisser à bas du cheval, sans s’embarrasser des étriers, et atterrit en souplesse devant elle, soulevant la poussière de la route de ses bottes à bout carré. À la lueur des étoiles, elle vit qu’il était jeune, et du même âge qu’elle à peu de chose près. Ses habits, bien que neufs, étaient la tenue de travail d’un cow-boy.
— Will Dearborn, pour vous servir, fit-il avant doter son chapeau et de lui faire un profond salut, en prenant appui sur le talon, à la mode des Baronnies Intérieures.
Une courtoisie si déplacée, ici au milieu de nulle part, alors que l’odeur âcre du pétroléum en bordure de la ville lui chatouillait déjà les narines, chassa toutes ses craintes et lui provoqua un bel éclat de rire. Alors qu’elle songeait qu’il en serait probablement froissé, il sourit en retour. Un bon sourire, honnête et dénué d’artifice, qui révéla une rangée de dents régulières.
Elle le paya d’une petite révérence, en tenant sa robe d’un côté.
— Susan Delgado, pour vous servir.
Il se tapota la gorge à trois reprises de la main droite.
— Grand merci, sai Susan Delgado. J’espère que c’est une heureuse rencontre que la nôtre. Je ne voulais pas vous effrayer…
— Vous avez failli réussir.
— Oui, c’est bien ce que je pensais. Excusez-moi.
Oui. Pas si fait, mais oui. Un jeune homme qui venait, à l’entendre, des Baronnies Intérieures. Elle le regarda avec un intérêt accru.
— Nenni, il est inutile de vous excuser, car j’étais perdue dans mes pensées, dit-elle. Je revenais de voir une… amie… et je ne m’étais point rendu compte qu’autant de temps avait passé jusqu’à ce que j’aie vu que la lune était couchée. Si vous vous êtes arrêté pour vous inquiéter de moi, je vous en remercie, étranger, mais allez de votre côté comme moi du mien. Je me rends à Hambry, à l’entrée du bourg. J’en suis tout près.
— Que voilà un joli discours et des sentiments délicats, fit-il avec un large sourire. Mais il est tard, vous êtes seule et je crois que nous pouvons aller de concert. Montez-vous à cheval, sai ?
— Oui, mais vraiment…
— Avancez, que je vous présente mon ami Flash. Il vous portera pendant la dernière lieue. C’est un hongre, sai, doux comme un agneau.
Susan regarda Will Dearborn mi-amusée, mi-irritée. L’idée suivante lui traversa l’esprit : S’il me traite de sai encore une fois, comme si j’étais une institutrice ou sa vieille gâteuse de grand-tante, je vais retirer ce tablier stupide et lui en fiche un grand coup.
— Qu’un cheval assez docile pour supporter d’être sellé montre un peu de tempérament ne m’a jamais dérangée. Jusqu’à sa mort, mon père s’est occupé des chevaux du Maire… et le Maire de cette contrée est aussi le Gardien de la Baronnie. Je monte à cheval depuis que je suis née.
Elle crut qu’il allait lui présenter des excuses, peut-être même en bafouillant, mais il se contenta d’opiner tranquillement avec un air songeur qu’elle aima plutôt.
— Alors mettez le pied à l’étrier, gente dame. Je marcherai près de vous et ne vous dérangerai pas par ma conversation, si vous ne tenez pas à l’entendre. Il est très tard et, à ce qu’on dit, il y a mauvais parler après que la lune est couchée.
Elle fit non de la tête, adoucissant son refus d’un sourire.
— Je vous remercie de votre bonté, mais il ne serait peut-être point convenable que je chevauche la monture d’un jeune étranger à onze heures du soir. Le jus de citron n’ôte point une tache sur la réputation d’une dame aussi facilement que sur un corsage, vous savez.
— Il n’y a personne ici pour vous voir, repartit le jeune homme d’une voix follement raisonnable. Et que vous soyez lasse, je ne le sais que trop. Venez donc, sai…
— S’il vous plaît, cessez de m’appeler comme ça. J’ai l’impression d’être d’un âge aussi canonique qu’une…
Elle hésita un bref instant, reconsidérant le mot
(sorcière)
qui lui était d’abord venu à l’esprit.
— Qu’une vieille femme.
— Va pour Miss Delgado, alors. Vous êtes bien sûre de ne pas vouloir monter à cheval ?
— Tout à fait sûre. Je ne chevaucherai en aucun cas à califourchon avec une robe, Messire Dearborn… même si vous étiez mon propre frère. Ce ne serait point séant.
Prenant alors appui sur l’étrier, il se pencha au-delà de sa selle (Flash supporta docilement son manège, se contentant de lui balayer les oreilles de sa queue, ce que Susan aurait été ravie d’imiter, eût-elle été à la place de Flash, tant elle les trouvait à son goût) et remit pied à terre, un vêtement roulé en boule dans les mains. Une lanière de cuir torsadé le retenait. D’après elle, c’était un poncho.
— Vous n’avez qu’à vous en recouvrir les jambes et les genoux, en guise de cache-poussière, dit-il. Ça suffira largement pour satisfaire au décorum — il appartenait à mon père, qui était bien plus grand que moi.
Il regarda un instant en direction des collines occidentales et elle vit alors combien il était beau, avec une sorte de dureté qui jurait avec son extrême jeunesse. Elle ressentit un léger frisson intérieur et souhaita pour la millième fois que l’abominable vieille n’ait pas laissé dévier ses mains de sa tâche, si déplaisante ait-elle été. Susan ne voulait pas contempler ce bel étranger et se souvenir en même temps du contact de Rhéa.
— Non, persista-t-elle avec douceur. Merci encore. Je vous suis reconnaissante de votre bonté, mais je dois refuser.
— Alors je vais marcher près de vous et Flash nous servira de chaperon, fit-il gaiement. Jusqu’à l’entrée de la ville, du moins, il n’y aura pas d’yeux pour nous guetter et penser à mal de la compagnie formée d’une jeune femme parfaitement comme il faut et d’un jeune homme plus ou moins comme il faut. Une fois arrivés là, je toucherai mon chapeau en vous souhaitant une très bonne nuit.
— J’aimerais mieux que vous n’en fassiez rien. Vraiment.
Elle se passa la main sur le front.
— Il vous plaît à dire qu’il n’y a point d’yeux pour nous voir, car il y a parfois des yeux, même quand il ne devrait point y en avoir. Et je me trouve dans une situation un peu… délicate, en ce moment.
— Je vous escorterai, pourtant, s’obstina-t-il.
Il s’était soudain rembruni.
— Nous vivons des temps troublés, Miss Delgado. Ici à Mejis, vous êtes à l’abri des pires tumultes, mais ils font parfois des incursions.
Elle ouvrait la bouche pour protester encore une fois, supposa-t-elle, pour lui dire peut-être que la fille de Pat Delgado n’avait nul besoin qu’on veille sur elle — quand elle repensa aux nouveaux hommes du Maire et aux regards froids qu’ils coulaient sur elle quand l’attention de Thorin était tournée ailleurs. Elle avait vu ces trois-là, ce même soir, quand elle s’était mise en route vers la masure de la sorcière. Eux, elle les avait entendus approcher et avait eu suffisamment de temps pour quitter la route et faire halte derrière le premier piñon venu (elle refusait de s’avouer qu’elle s’était cachée, plus exactement). Ils repartaient vers la ville et elle supputa qu’à l’heure qu’il était, ils buvaient un coup au Repos des Voyageurs — et continueraient jusqu’à ce que Stanley Ruiz ferme le bar —, mais elle n’avait aucun moyen d’en être sûre. Ils pouvaient revenir.
— Si je n’arrive point à vous en dissuader, très bien en ce cas, dit-elle, avec un soupir de résignation offensée qu’elle était loin d’éprouver. Mais pas plus loin que la première boîte aux lettres — celle de Dame Beech. Elle marque les limites de la ville.
Il se tapota la gorge à nouveau et accompagna cela d’un autre de ses saluts absurdes et enchanteurs — le pied tendu comme s’il voulait écraser celui d’autrui, le talon planté dans la poussière.
— Merci, Miss Delgado !
Cette fois du moins, il ne m’a pas appelée sai, songea-t-elle. C’est un début.
Elle s’attendait à ce qu’il jacasse comme une pie en dépit de sa promesse de garder le silence, parce que les garçons de son entourage n’en faisaient pas d’autre — sans en tirer vanité, elle se savait jolie, ne serait-ce que parce que, en sa présence, les garçons ne pouvaient ni se taire ni se tenir tranquilles. Et celui-ci allait lui poser plein de questions que les garçons de la ville n’avaient nul besoin de lui demander — quel âge avait-elle, avait-elle toujours habité Hambry, ses parents vivaient-ils toujours, et une bonne cinquantaine d’autres tout aussi ennuyeuses —, tout ça pour en venir à une seule, toujours la même — avait-elle un ami attitré ?
Mais Will Dearborn des Baronnies Intérieures ne s’enquit ni de son éducation, ni de sa famille, ni de ses amis (la façon la plus commune d’aborder le chapitre des rivalités amoureuses, avait-elle découvert). Will Dearborn se contenta de marcher à ses côtés, une main passée dans la bride de Flash, les yeux tournés vers l’est, en direction de la Mer Limpide. Ils en étaient assez proches à présent pour que l’odeur de sel, piquant les yeux aux larmes, se mêlât à la puanteur de pétrole bitumineux, même par vent du sud.
Quand ils passèrent devant Citgo, elle se sentit heureuse de la présence de Will Dearborn, même si son silence finissait par être irritant. Elle avait toujours trouvé le pétroléum et sa forêt squelettique de derricks un tantinet effrayants. Pour la plupart, ces tours d’acier avaient cessé de pomper depuis longtemps, mais les pièces détachées, le besoin et le savoir avaient toujours manqué pour les réparer. Et il n’y avait aucun moyen d’arrêter celles qui fonctionnaient encore — dix-neuf sur deux cents environ. Elles pompaient encore et encore, les réserves de pétrole dans le sol qu’elles foraient semblant inépuisables. On en utilisait encore un peu, mais très peu — la plupart du pétrole recoulait dans les fosses en dessous des stations de pompage. Il y avait de moins en moins de machines fonctionnant au pétrole, ces jours, et elles diminuaient avec chaque année qui passait. Le monde avait changé et cet endroit lui évoquait un étrange cimetière mécanique où certains cadavres ne seraient pas tout à fait…
Quelque chose de froid et de doux vint se nicher au creux de ses reins et elle ne put réprimer un petit cri. Will Dearborn pivota vers elle, portant ses mains à sa ceinture. Puis il se détendit et sourit.
— C’est la façon qu’a Flash de vous dire qu’il se sent délaissé. Désolé, Miss Delgado.
Elle se retourna vers le cheval. Flash la couva d’un bon regard, baissant la tête comme pour dire qu’il regrettait de l’avoir effrayée.
Balivernes que cela, ma fille, songea-t-elle, entendant la voix chaleureuse et raisonnable de son père. Il veut savoir pourquoi tu te montres si distante, c’est tout. Moi aussi. Ça ne te ressemble guère.
— Messire Dearborn, j’ai changé d’idée, fit-elle. J’aimerais bien monter votre cheval.
Lui tournant le dos, il resta à contempler Citgo, mains dans les poches, tandis que Susan étendait le poncho sur le troussequin de la selle (une selle noire de cow-boy toute simple, sans marque de la Baronnie ni d’un quelconque ranch) puis mettait le pied à l’étrier. Elle retroussa sa jupe (jetant un vif coup d’œil à la ronde), certaine qu’il jouerait les voyeurs, mais il lui tournait obstinément le dos, fasciné semblait-il par les derricks rouillés.
Que leur trouves-tu de si intéressant, mon goujat ? songea-t-elle, un peu contrariée — par l’heure tardive et le résidu de ses émotions aiguillonnées, supposa-t-elle. Ces vieilleries dégueulasses sont là depuis plus de six cents ans et leur puanteur m’a accompagnée toute ma vie.
— Tiens-toi tranquille, mon garçon, dit-elle au cheval, une fois le pied calé dans l’étrier.
D’une main, elle avait saisi le pommeau de la selle, de l’autre, les rênes. Flash, pendant ce temps, remuait les oreilles comme pour signifier qu’il se tiendrait tranquille toute la nuit s’il le fallait.
Elle se hissa et, lorsqu’elle pivota, l’une de ses longues cuisses nues fit comme un éclair blanc sous la lumière des étoiles. Et aussitôt, elle se sentit transportée par la joie qu’elle éprouvait chaque fois à monter… sauf que ce soir, cette joie paraissait un peu plus forte, un peu plus douce, un peu plus vive. Peut-être parce que sa monture était une telle splendeur, peut-être parce que ce cheval lui était inconnu…
Et peut-être parce que son propriétaire lui était inconnu, se dit-elle, et qu’elle le trouvait beau.
Tout cela était absurde, bien sûr… mais d’une absurdité potentiellement dangereuse. Et pourtant, c’était aussi la vérité. Beau, il était. Au moment où elle déployait le poncho et l’étendait sur ses jambes, Dearborn se mit à siffloter. Et elle se rendit compte, surprise et crainte superstitieuse mêlées, que l’air était celui d’« Amour Insouciant », le lai même qu’elle avait fredonné en se rendant chez Rhéa.
Peut-être est-ce le ka, ma fille, lui murmura la voix de son père.
Certes pas, lui rétorqua-t-elle in petto. Je ne vois point le ka dans le moindre vent qui passe ni dans l’ombre la plus légère, c’est bon pour les petites vieilles qui se réunissent au Cœur Vert par une soirée d’été. Cette chanson ancienne, tout le monde la connaît.
Peut-être vaudrait-il mieux que tu aies raison, reprit la voix de Pat Delgado. Car si c’est le ka, il viendra comme le vent, et tes plans ne lui résisteront pas plus que l’écurie de mon pa ne résistait devant le cyclone.
Ce n’était point le ka ; ni l’obscurité ni les ombres et les silhouettes lugubres des derricks ne la séduisaient au point de le lui faire accroire. Rien à voir avec le ka, uniquement une rencontre fortuite avec un charmant jeune homme sur la route solitaire qui la ramenait en ville.
— Je suis à nouveau décente, dit-elle d’un ton sec, qui lui était assez étranger. Vous pouvez vous retourner si vous en avez envie, Messire Dearborn.
Ne se faisant pas prier davantage, il se retourna et l’examina. Il resta silencieux un instant, et elle lut dans son regard qu’il la trouvait belle. Mais malgré son trouble — causé peut-être par l’air qu’il avait siffloté —, elle en fut fort satisfaite.
— Vous avez fière allure là-dessus. Vous montez bien, finit-il par lui dire.
— J’aurai avant peu mes propres montures, répondit-elle.
Maintenant les questions vont fuser, songea-t-elle.
Mais il se contenta d’opiner, comme s’il avait déjà été au courant de ce point de détail, et se remit en marche en direction de la ville. Se sentant légèrement déçue, sans savoir exactement pourquoi, elle fit claquer sa langue à l’adresse de Flash et le pressa des genoux. Il se mit en branle, rattrapant son maître qui lui flatta les naseaux d’une petite caresse affectueuse.
— Comment appelle-t-on cet endroit-là ? demanda-t-il en montrant les derricks du doigt.
— Le pétroléum ? Citgo. Je ne sais point d’où ça vient.
— Certains derricks pompent encore ?
— Si fait, pas moyen de les arrêter. Personne ne sait plus.
— Oh, dit-il.
Et il s’en tint là — à ce simple Oh. Mais il s’écarta de Flash un instant quand ils arrivèrent à hauteur de la piste envahie de mauvaises herbes qui menait à Citgo et traversa pour jeter un coup d’œil à la vieille guérite abandonnée. Dans l’enfance de Susan, elle portait un écriteau STRICTEMENT RÉSERVÉ AU PERSONNEL, mais lors d’une tempête, un coup de vent ou autre l’avait arraché. Will Dearborn, sa curiosité une fois satisfaite, revint d’un pas tranquille vers son cheval, ses bottes soulevant la poussière de l’été, à l’aise dans ses habits neufs.
Ils se dirigèrent vers la ville dans cet équipage : un jeune homme à pied coiffé d’un chapeau plat et une jeune femme à cheval, jambes et genoux recouverts d’un poncho. La clarté des étoiles pleuvait sur eux comme elle l’avait fait sur d’autres jeunes gens des deux sexes depuis la première heure du Temps. À un moment donné, Susan, levant les yeux, surprit l’éclair d’un météore zébrant d’orange vif la voûte céleste. Elle songea à faire un vœu, puis avec une sorte de panique s’aperçut qu’elle ne savait quoi souhaiter. Qu’elle n’avait aucun vœu à formuler.
Elle garda le silence jusqu’à une demi-lieue de la ville, puis posa la question qu’elle n’avait cessé de retourner dans sa tête. Elle avait prévu de la poser après qu’il eut commencé à la questionner, mais ça l’ennuyait d’être celle qui brisait le silence. À la fin elle n’y tint plus, sa curiosité était trop grande.
— D’où venez-vous, Messire Dearborn ? Et qu’est-ce qui vous amène dans notre petit coin de l’Entre-Deux-Mondes… si vous ne voyez point d’inconvénient à ma demande ?
— Je n’en vois aucun, dit-il, levant les yeux vers elle avec un sourire. Je suis content de vous parler. J’essayais simplement de trouver un biais pour commencer. Faire la conversation n’est pas mon fort.
Alors quel est-il, Will Dearborn ? se demanda-t-elle. Oui, elle aurait bien aimé le savoir, car en rectifiant sa posture sur la selle, elle avait posé la main sur la couverture roulée en boule derrière elle… et senti qu’elle dissimulait quelque chose. Chose qui, au toucher, avait tout d’une arme à feu. Rien ne prouvait que c’en était une, bien sûr, mais elle ne se souvenait que trop bien de la façon dont il avait porté instinctivement ses mains à sa ceinture quand elle avait crié de surprise.
— Je viens du Monde de l’Intérieur. J’ai comme une petite idée que vous l’aviez deviné de vous-même. Nous avons une façon de parler bien à nous.
— Si fait. Quelle est votre Baronnie, si je peux me permettre ?
— La Nouvelle Canaan.
Elle se sentit saisie d’une véritable excitation, la Nouvelle Canaan ! Le Centre de l’Affiliation ! Ça n’avait plus la même valeur qu’autrefois, bien sûr, mais cependant…
— Vous n’êtes point de Gilead ? demanda-t-elle, détestant la nuance de sentimentalité puérile qui colora sa voix.
Et quand elle pensait nuance, elle se flattait sans doute.
— Non, dit-il en éclatant de rire. Rien d’aussi noble que Gilead. Je suis seulement d’Hemphill, un bourg à une quarantaine de roues plus à l’ouest. Plus petit qu’Hambry, j’intuite.
Roues, il a dit roues, songea-t-elle, émerveillée par cet archaïsme.
— Et quel bon vent vous amène à Hambry ? Si vous pouvez toutefois me le dire.
— Pourquoi pas ? Deux de mes amis m’accompagnent, Messire Richard Stockworth de Pennilton, Nouvelle Canaan, et Messire Arthur Heath, jeune et joyeux drille qui, lui, se trouve effectivement être de Gilead. Nous sommes venus ici sur ordre de l’Affiliation, à titre de compteurs.
— Et vous comptez quoi ?
— Tout et n’importe quoi, tout ce qui pourrait aider l’Affiliation dans les années à venir, fit-il d’une voix d’où toute trace de frivolité s’était enfuie. Nos démêlés avec l’Homme de Bien sont devenus des plus sérieux.
— Vraiment ? Peu de vraies nouvelles nous atteignent si loin au sud et à l’est du moyeu de décision.
Il approuva du chef.
— La distance qui sépare votre Baronnie du moyeu central est la raison principale de notre présence ici. Mejis s’étant toujours montrée loyale envers l’Affiliation, si cette dernière doit jamais faire appel à certaines ressources des Baronnies Extérieures, il y a tout lieu de croire qu’elles seront acheminées. La question à laquelle il nous faut répondre, c’est sur combien l’Affiliation peut-elle compter.
— Combien de quoi ?
— Oui, acquiesça-t-il comme si elle avait fait une constatation au lieu de l’avoir interrogé. Et combien de quoi.
— À vous entendre, l’Homme de Bien serait une vraie menace. Ce n’est rien qu’un bandit, au fond, saupoudrant ses meurtres et ses rapines des mots démocratie et égalité.
Dearborn haussa les épaules et elle crut qu’il bornerait là son commentaire. Mais il poursuivit avec répugnance :
— Peut-être en était-il ainsi autrefois. Les temps ont changé. À un moment donné, le bandit est devenu général et maintenant le général se verrait bien régner au nom du peuple.
Il marqua une pause puis ajouta gravement :
— Les Baronnies du Nord et de l’Ouest brûlent, gente dame.
— Mais elles sont à des milliers de lieues d’ici, pour sûr !
Cet échange de propos décontenançait Susan tout en l’excitant de bizarre façon. Il lui paraissait surtout exotique, comparé au train-train étriqué d’Hambry où demain était toujours le même jour et où le puits à sec du voisin alimentait trois jours de conversation animée.
— Oui, dit-il.
Non pas si fait mais oui. Ce qui sonnait à l’oreille de Susan avec une étrangeté agréable.
— Mais le vent souffle dans cette direction, fit-il, se tournant vers elle avec un sourire.
Une fois encore cela adoucit sa mâle beauté et le fit ressembler à un enfant qui a laissé passer l’heure d’aller se coucher.
— Toutefois, je ne crois pas que nous verrons John Farson par ici, ce soir, n’est-ce pas ? ajouta-t-il.
Elle lui rendit son sourire.
— Si c’était le cas, me protégeriez-vous de lui, Messire Dearborn ?
— Sans nul doute, fit-il, toujours tout sourire. Mais je le ferais avec un enthousiasme accru, j’intuite, si vous me permettiez de vous appeler par le nom que vous a donné votre père.
— Alors, dans l’intérêt de ma propre sécurité, je vous le permets. Et je suppose que je dois vous appeler Will, toujours au nom de ce même intérêt.
— C’est à la fois sage et joliment tourné, dit-il, son sourire s’accentuant jusqu’à être engageant. Je…
C’est alors que le nouvel ami de Susan, marchant comme il le faisait, la tête à l’envers et les yeux levés vers elle, trébucha sur un morceau de roche qui saillait de la route et faillit choir. Flash hennit de tous ses naseaux et se cabra légèrement. Susan rit de bon cœur. Le poncho glissa, révélant la nudité de l’une de ses jambes et elle prit un certain temps à le remettre en place. Elle l’aimait bien, ce Will, si fait. Quel mal pouvait-il y avoir à cela ? Ce n’était qu’un jeune garçon, après tout. Chaque fois qu’il souriait, elle voyait bien qu’il y avait encore un ou deux ans, il devait s’amuser à sauter dans les meules de foin (l’idée qu’elle-même venait à peine de quitter l’âge du saut dans les meules de foin ne l’effleura pas).
— D’habitude, je suis tout sauf maladroit, dit-il. J’espère que je ne vous ai pas effrayée.
Point du tout, Will ; les garçons n’arrêtent pas de se prendre les pieds en ma présence depuis que mes seins ont poussé.
— Point du tout, répéta-t-elle à haute voix, avant de revenir au sujet de conversation précédent, qui l’intéressait fortement.
— Ainsi donc, vous et vos amis êtes venus à la requête de l’Affiliation dénombrer nos ressources, c’est bien ça ?
— Oui. La raison pour laquelle votre pétroléum m’intéressait si fort, c’est que l’un d’entre nous devra revenir compter le nombre de derricks en activité.
— Je peux vous épargner cette peine, Will. Il y en a dix-neuf.
Il inclina la tête.
— Je vous suis fort redevable. Mais il nous faudra aussi déterminer — si possible — quelles quantités de pétrole extraient ces dix-neuf pompes.
— Y a-t-il tant de machines marchant au pétrole en Nouvelle Canaan pour qu’une information pareille vous importe à ce point ? Et possédez-vous l’alchimie pour transformer le pétrole en carburant que vos machines puissent utiliser ?
— On appelle plutôt ça une raffinerie que de l’alchimie dans ce cas-là — du moins, je pense —, et je crois qu’il en reste encore une en activité. Sinon, nous n’avons pas un si grand nombre de machines, bien qu’il y ait encore quelques lampes à incandescence dans le Grand Hall de Gilead.
— Vous m’en direz tant ! s’écria-t-elle avec ravissement.
Si Susan connaissait les lampes à incandescence et les flambeaux électriques sous forme d’images, elle n’en avait jamais vu dans la réalité. À Hambry, les derniers s’étaient éteints à jamais, il y avait deux générations de ça ; même si, dans cette partie du monde, on les avait appelés lampes à étincelles, elle ne doutait pas que cela ne désignât la même chose.
— Vous disiez que votre père s’était occupé des chevaux du Maire jusqu’à sa mort, poursuivit Will Dearborn. Son nom n’était-il pas Patrick Delgado ? C’était bien lui, n’est-ce pas ?
Elle baissa les yeux vers lui, ramenée brutalement à la réalité.
— Comment le savez-vous ?
— Son nom figurait dans nos cours de recensement. Nous devions compter le bétail, moutons, cochons, bœufs… sans oublier les chevaux. De tout votre cheptel, les chevaux sont de loin les plus importants. Patrick Delgado était l’homme que nous devions consulter à cet égard. Je suis désolé d’apprendre qu’il a atteint la clairière au bout du sentier, Susan. Voulez-vous accepter mes condoléances ?
— Si fait, je vous en sais gré.
— A-t-il eu un accident ?
— Si fait.
Elle espéra que son ton était suffisamment explicite, à savoir abandonnons ce sujet, voulez-vous, ne me posez pas d’autres questions.
— Laissez-moi être tout à fait franc avec vous, dit-il.
Et pour la première fois, elle crut déceler une fausse note dans ses paroles. Peut-être était-ce seulement un effet de son imagination. Elle n’avait certes que peu d’expérience du monde (Tante Cord se faisait un plaisir de le lui rappeler quotidiennement ou presque), mais, à son avis, ceux qui commençaient par vous dire laissez-moi être tout à fait franc avec vous étaient susceptibles de poursuivre en vous racontant que la pluie tombait de bas en haut, que l’argent poussait sur les arbres et que le Grand Plumeux vous apportait les bébés.
— Si fait, Will Dearborn, fit-elle, d’une sécheresse de ton imperceptible. On dit que la franchise est la meilleure ligne de conduite.
Il la regarda avec une légère hésitation. Puis son sourire réapparut, plus éclatant que jamais. Ce sourire était dangereux, songea-t-elle, un sourire sable mouvant si jamais il y en eut. Facile de s’y laisser engager, plus difficile peut-être de s’en dégager.
— L’Affiliation n’est plus à l’ordre du jour dans l’Affiliation. C’est en partie la raison pour laquelle Farson a perduré comme il l’a fait ; ce qui a permis à ses ambitions de croître. Il a accompli un sacré chemin depuis l’écumeur qui a débuté sa carrière comme pillard de diligences à Garlan et Desoy, et il ira plus loin encore si l’Affiliation n’est pas revitalisée. Peut-être même jusqu’à Mejis.
Elle avait du mal à imaginer ce que l’Homme de Bien pourrait bien vouloir à sa ville natale, cette petite bourgade endormie située dans la Baronnie la plus proche de la Mer Limpide. Elle garda donc le silence.
— Bref, ce n’est pas vraiment l’Affiliation qui nous a envoyés ici, dit-il. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour compter des vaches, des derricks ou les hectares de terres cultivées.
Il marqua une pause, les yeux baissés vers le sol de la route (comme s’il redoutait que d’autres aspérités de roche ne se mettent en travers de ses bottes), tout en flattant machinalement les naseaux de Flash. Elle pensa qu’il était gêné, peut-être même honteux.
— Ce sont nos pères qui nous ont expédiés ici.
— Vos…
Puis elle comprit. C’étaient de méchants garçons qu’on avait envoyés accomplir une pseudo-mission, s’apparentant peu ou prou à un exil. Elle pressentit que leur véritable but en se rendant à Hambry, c’était de se racheter une conduite. Fort bien, se dit-elle, voilà qui explique le sourire sable mouvant, hein ? Méfie-toi de çui-là, Susan ; il est de la race qui brûle les ponts et renverse les malles-poste avant de poursuivre joyeusement sa route sans jeter un seul regard en arrière. Non par méchanceté, mais avec cette bonne vieille insouciance des adolescents.
Ce qui lui remit en tête la vieille chanson : celle qu’elle avait fredonnée, celle qu’il avait sifflotée.
— Nos pères, oui.
Susan Delgado elle-même avait commis une sottise ou deux (deux douzaines, aussi bien) en son temps et elle ressentit de la sympathie pour Will Dearborn en même temps que de la méfiance. Et de l’intérêt, aussi. Les méchants garçons étaient amusants… jusqu’à un certain point. Toute la question était de savoir jusqu’où Will et ses copains avaient poussé leur prétendue méchanceté.
— Vous avez été infernaux ? demanda-t-elle.
— Infernaux, c’est le mot.
Il faisait encore la tête, mais se rassérénait visiblement : il eut une vivacité dans l’œil et un léger sourire aux coins de la bouche.
— On nous avait prévenus, et comment. Il y a eu… un certain abus de boisson.
Plus quelques filles serrées de près par la main qui ne serrait point l’anse de la chope d’ale ? Question qu’aucune gentille fille ne pouvait poser tout à trac, mais qu’elle ne pouvait empêcher de lui trotter par la tête.
Le sourire qui avait joué sur les lèvres de Will disparut.
— Nous avons poussé la plaisanterie trop loin et elle a cessé d’être drôle. Les imbéciles ne savent pas s’arrêter. Un soir, il y a eu une course. C’était par une nuit sans lune. À minuit passé. On était tous fin soûls. L’un des chevaux s’est pris le sabot dans un trou de blaireau et s’est brisé une jambe de devant. On a dû l’abattre.
Susan frémit. Si ce n’était point là ce qu’elle pouvait imaginer de pire, c’était déjà bien assez vilain. Mais quand il reprit la parole, cela s’aggrava.
— Le cheval était un pur-sang. L’un des trois qui appartenaient au père de mon ami Richard, qui n’est pas très fortuné. À la suite de ça, il y a eu des scènes au sein de nos familles dont je préfère ne pas me souvenir et encore moins parler. En deux mots comme en cent, après moult palabres et châtiments envisagés, on nous a expédiés par ici sous couvert de cette mission. L’idée en revient au père d’Arthur. Je crois que le pa d’Arthur a toujours eu un peu peur de son fils. Il est certain que les éclats d’Arthur ne viennent pas du côté de George Heath.
Susan sourit à part soi, songeant à Tante Cord qui ne cessait de répéter elle ne tient certainement pas de notre côté. Puis, après une pause calculée, cela était suivi par elle a une grand-tante du côté de sa mère qui est devenue folle… vous ne le saviez pas ? Mais si, mais si ! Elle a mis le feu à ses vêtements et s’est jetée du haut de l’Aplomb. C’était l’année de la comète.
— Bref, reprit Will, Messire Heath nous a gratifié au départ d’un dicton de son propre père : le Purgatoire, c’est fait pour méditer. Et nous y voilà.
— Hambry n’a rien du Purgatoire.
Il esquissa son drôle de petit salut encore une fois.
— Et même si cela était, tout le monde voudrait se mal conduire pour venir frayer ici avec ses jolies habitantes.
— Il faudra peaufiner un tantinet votre compliment, dit-elle de son ton le plus tranchant. Il est encore un peu trop leste, j’en ai peur. Peut-être que…
Elle se tut soudain, prenant conscience avec consternation du fait suivant : il lui fallait espérer que ce garçon accepterait de conspirer un peu avec elle. Sinon, elle pourrait se retrouver plongée dans l’embarras.
— Susan ?
— Je réfléchissais. Êtes-vous déjà censé être arrivé ici, Will ? Je veux dire, officiellement ?
— Non, fit-il, saisissant sur-le-champ où elle voulait en venir. (Il paraissait assez futé dans son genre.) Nous sommes arrivés dans la Baronnie cet après-midi seulement, et vous êtes la première personne à laquelle l’un de nous ait parlé… à moins, bien sûr, que Richard ou Arthur n’aient rencontré quelqu’un de leur côté. Comme je n’arrivais pas à dormir, je suis sorti faire un tour à cheval pour réfléchir un peu à la situation. Notre campement se trouve là-bas (il désigna un point à droite), sur cette longue pente qui descend jusqu’à la mer.
— Si fait. On l’appelle l’Aplomb.
Susan comprit alors que Will et ses amis campaient peut-être sur ce qui serait sous peu, et selon la loi, ses propres terres. Cette idée excitante l’amusa, tout en la perturbant un peu.
— Demain, nous nous rendrons en ville et paierons nos hommages à Monseigneur le Maire, Hart Thorin. Il a la réputation d’être un peu idiot, à en croire ce que l’on nous a dit avant notre départ de Nouvelle Canaan.
— On vous a vraiment raconté une chose pareille ? fit-elle, haussant le sourcil.
— Oui. Sérieusement porté sur la boisson et plus encore sur les très jeunes filles, répondit Will. C’est un portrait ressemblant, d’après vous ?
— Vous en jugerez par vous-même, dit-elle, réprimant un sourire à grand effort.
— Quoi qu’il en soit, nous nous présenterons aussi devant l’Honorable Kimba Rimer, le Chancelier de Thorin, et j’ai cru comprendre qu’il touchait ses billes, lui. Et qu’il les comptait aussi, par la même occasion.
— Thorin tiendra à vous avoir à dîner à la Maison du Maire, dit Susan. Et si ce n’est demain, à coup sûr, après-demain soir.
— Un dîner de gala à Hambry, fit Will en souriant et sans cesser de flatter les naseaux de Flash. Mes dieux, comment vais-je supporter le supplice de l’attente ?
— Laissez là votre langue frottée d’orties, dit-elle. Mais écoutez-moi bien si vous voulez être mon ami. C’est important.
Le sourire de Will disparut et elle eut à nouveau la vision — comme l’instant d’avant ou celui d’encore avant — de l’homme qu’il deviendrait d’ici très peu d’années. Visage de glace, œil aux aguets, bouche au pli sans merci. C’était là une effrayante figure, en un sens — et quelle effrayante perspective, aussi — pourtant, à l’endroit de son corps où la mégère l’avait touchée, elle était en chaleur et trouvait difficile de détacher ses yeux de lui. À quoi ressemblaient ses cheveux sous le ridicule chapeau qui le coiffait ? se demandait-elle.
— Dites-moi, Susan.
— Si vous et vos amis êtes conviés à la table de Thorin, il se peut que je m’y trouve. Et si c’était le cas, Will, faites comme si vous ne m’aviez jamais vue. Vous ferez connaissance de Miss Delgado comme je ferai celle de Messire Dearborn. Vous comprenez ce que je veux dire ?
— À la lettre près.
Il la considéra pensivement.
— Êtes-vous une servante ? Assurément, si votre père était le meneur de chevaux en chef de la Baronnie, vous ne…
— Peu importe ce que je suis ou ne suis pas. Promettez-moi seulement, si nous nous rencontrons à Front de Mer, que ce sera comme si c’était la première fois.
— Je vous le promets. Mais…
— Pas d’autres questions. Nous voilà presque arrivés à l’endroit où nos routes doivent se séparer et j’aimerais vous donner un avertissement — ce sera une juste rétribution pour m’avoir prêté votre si agréable monture une partie du chemin, en quelque sorte. S’il vous arrive de dîner avec Thorin et Rimer, vous ne serez point les seuls nouveaux convives à table. Il s’y trouvera probablement trois hommes que Thorin a engagés pour lui servir de garde rapprochée.
— Pas comme adjoints du Shérif ?
— Non, ils sont sous la seule autorité de Thorin… peut-être aussi de Rimer. Ils s’appellent Jonas, Depape et Reynolds. Ils ne m’ont point du tout l’air d’enfants de chœur… bien que l’enfance du dénommé Jonas soit si loin derrière lui qu’il a dû oublier à quoi elle ressemblait.
— Jonas, c’est leur chef ?
— Si fait. Il boite, il a de longs cheveux aussi beaux que ceux d’une fille et la voix chevrotante d’un vieux singe qui passe ses journées à astiquer son banc au coin du feu… mais d’après moi, c’est tout de même le plus dangereux des trois. À mon avis, à côté d’eux, vous et vos amis n’avez rien d’infernal. Ils pourraient vous en remontrer sur ce chapitre.
Bon, pourquoi lui avait-elle dit tout ça ? Elle n’en savait trop rien. Par gratitude, peut-être. Il avait promis de garder secrète leur rencontre si tardive et avait l’air de quelqu’un qui tenait ses promesses, en bisbille avec son père ou pas.
— Je les tiendrai à l’œil. Merci du conseil.
Ils gravissaient à présent une longue pente douce. Dans le ciel, la Vieille Mère flamboyait sans désemparer.
— Des gardes du corps, ruminait-il, pensif. Des gardes du corps à Hambry, cette bourgade endormie. Quelle étrange époque, Susan. Vraiment étrange.
— Si fait.
Elle aussi s’était interrogée sur la présence de Jonas, De-pape et Reynolds en ville et n’avait pu trouver une seule bonne raison à cela. Était-ce du fait de Rimer, d’une décision de Rimer ? Cela paraissait probable — Thorin n’était point le genre d’homme à être ne serait-ce qu’effleuré par l’idée d’avoir des gardes du corps, elle l’aurait juré, le Haut Shérif lui ayant toujours amplement suffi. Alors… pourquoi ?
Ils avaient atteint le haut de la colline. Au-dessous d’eux, se blottissait un ensemble de bâtisses — la petite ville d’Hambry. Seules quelques lumières brillaient encore, çà et là. L’agrégat le plus brillant signalait le Repos des Voyageurs. Porté par la brise tiède, Susan entendait d’ici « Hey Jude » martelé au piano et une vingtaine de voix avinées l’assassinant joyeusement en chœur. Les trois hommes dont elle avait entretenu Will Dearborn n’en faisaient certainement pas partie ; ils devaient se tenir au bar, à fixer la salle d’un œil morne. Pas du type merle chanteur, ces trois-là. Chacun d’eux avait un petit cercueil tatoué en bleu sur la main droite, entre le pouce et l’index. Elle songea à le dire à Will puis se ravisa : il le découvrirait par lui-même bien assez tôt. À la place, elle lui désigna à mi-pente une forme sombre qui surplombait la route au bout d’une chaîne.
— Vous voyez ça ?
— Oui, fit-il en poussant un gros soupir plutôt comique. Serait-ce là l’objet que je dois redouter par-dessus tous les autres ? Serait-ce là la terrible découpe de la boîte aux lettres de Dame Beech ?
— Si fait. C’est ici que nous devons nous séparer.
— Si vous le dites. Cependant, j’aimerais…
À ce moment précis, le vent tourna, comme il le faisait parfois en été, et souffla en rafales depuis l’ouest. L’odeur saline de la mer fut balayée en un éclair, tout comme le chœur des voix avinées. Mais ce qui le remplaça fut un son infiniment plus sinistre, qui ne manquait jamais de donner la chair de poule à Susan et des frissons dans le dos : un bruit bas et atonal, comme le ululement d’une sirène actionnée par un homme ayant peu de temps à vivre.
Will recula d’un pas, les yeux écarquillés. Et Susan remarqua à nouveau le manège de ses mains, plongeant vers sa ceinture comme pour s’y emparer de quelque chose qui ne s’y trouvait pas.
— Aux noms des dieux, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Une tramée, répondit-elle tranquillement. Elle se trouve dans Verrou Canyon. Vous n’en avez jamais entendu parler ?
— Entendu parler, si. Mais jamais entendu de mes oreilles jusqu’à maintenant. Mes dieux, comment pouvez-vous supporter ça ? Ça a l’air vivant !
Elle n’y avait jamais pensé ainsi, mais à présent, substituant en quelque sorte son écoute à lui à la sienne propre, elle trouva qu’il avait raison. C’était comme si une partie malade de la nuit donnait de la voix et s’exerçait à chanter.
Elle frissonna. Flash, sentant ses genoux lui presser les flancs d’une façon plus accentuée, hennit en douceur et, le cou tendu, tourna la tête pour l’observer.
— On ne l’entend pas souvent aussi distinctement à cette époque de l’année, expliqua-t-elle. À l’automne, on la brûle pour la faire taire.
— Je ne comprends pas.
Qui comprenait encore quelque chose à quoi que ce soit ? Mes dieux, on ne savait même plus arrêter les quelques pompes à pétrole qui fonctionnaient toujours à Citgo, même si une bonne moitié couinait comme des cochons qu’on mène à l’abattoir. Par les temps qui couraient, on se montrait d’habitude reconnaissant de découvrir simplement que certaines choses marchaient encore.
— En été, quand ils trouvent le temps, meneurs de chevaux et cow-boys tirent des tombereaux de broussailles et d’épines jusqu’à l’entrée de Verrou Canyon, dit-elle. Ça marche avec des broussailles sèches, mais du petit bois vert, c’est mieux, car le but, c’est de faire de la fumée et plus elle est épaisse, mieux c’est. Verrou est un box canyon peu profond avec des parois à pic. Un peu comme une cheminée couchée sur le côté, vous voyez ?
— Oui.
— Selon la tradition, la flambée a lieu le Matin de la Moisson — le lendemain de la fête, du festin et du feu de joie.
— Le premier jour de l’hiver.
— Si fait. Bien que, dans nos régions, l’hiver ne se fasse point sentir si tôt. On ne suit d’ailleurs pas rigoureusement la tradition : on met parfois le feu aux broussailles plus tôt, si les vents nous jouent des tours ou si le son de la tramée est particulièrement fort. Ça énerve le bétail, vous comprenez — les vaches donnent peu ou point de lait quand la tramée fait un bruit d’enfer —, et ça empêche de dormir.
— Je m’en serais douté.
Will était toujours face au nord et une bourrasque plus forte que les autres lui arracha son chapeau. Il tomba dans son dos, retenu par la bride de cuir qui lui appuya sur la gorge. Ses cheveux ainsi découverts étaient un petit peu longs, d’un noir aile de corbeau. Elle fut prise du désir soudain d’y plonger les mains et de laisser ses doigts en apprécier la texture — rêche, douce ou soyeuse ? Et quelle odeur auraient-ils ? À cette idée, un autre frisson lui échauffa le bas-ventre. Will se tourna vers elle comme s’il avait lu dans sa pensée. Et, rougissante, elle bénit l’obscurité qui dérobait l’incarnat de ses joues.
— Il y a longtemps que cela existe ?
— Depuis bien avant ma naissance, dit-elle. Mais pas avant celle de mon pa. Il m’a raconté que la terre a tremblé juste avant son apparition. Certains tiennent le tremblement de terre pour responsable, d’autres disent que c’est une absurde superstition. Tout ce que je sais, moi, c’est que ça a toujours été là. La fumée l’atténue un peu, comme elle calmerait une ruche d’abeilles ou un nid de guêpes. Mais le son revient toujours. Les broussailles qu’on empile à l’entrée du canyon servent aussi à empêcher le bétail de s’y égarer — les bêtes y sont parfois attirées, les dieux savent pourquoi. Car si jamais une vache ou un mouton s’y aventure — après la flambée et avant même qu’on n’ait commencé à empiler le bûcher de l’année suivante, peut-être —, on ne les revoit plus. Quoi que ce soit, c’est vorace, en tout cas.
Repoussant le poncho, elle passa la jambe droite par-dessus la selle dont elle effleura à peine le pommeau et se laissa glisser au bas de Flash — tout cela d’un seul mouvement languide. Acrobatie plus appropriée à un pantalon qu’à une jupe ; le regard éberlué de Will lui apprit qu’il avait eu d’elle une vue assez complète… mais point toutefois de ce qu’elle devait laver dans sa salle de bains, porte close, alors à quoi bon s’en offusquer ? D’ailleurs, mettre rapidement pied à terre avait toujours été l’un de ses tours préférés, quand elle était d’humeur à se pavaner.
— Joli ! s’exclama-t-il.
— C’est mon pa qui m’a appris, fit-elle, réagissant à l’interprétation la plus innocente de son compliment.
Cependant, le sourire avec lequel Susan lui rendit les rênes suggérait qu’elle était disposée à accepter le compliment dans tous les sens du terme.
— Susan ? Vous avez déjà vu la tramée ?
— Si fait. Une ou deux fois. D’en haut.
— Et ça ressemble à quoi ?
— C’est laid, répondit-elle sans hésiter.
Jusqu’à ce soir, où elle avait observé le sourire de Rhéa de fort près tout en supportant le tripotage de ses doigts indiscrets, elle aurait dit bien haut que c’était la chose la plus laide qu’il lui eût été donné de voir.
— Ça ressemble à un feu de tourbe couvant sous la cendre et aussi à un marécage couvert d’une écume glauque. Un brouillard s’en élève. Parfois on dirait de longs bras décharnés, munis de doigts.
— Ça s’étend ?
— Si fait, on le dit. Chaque tramée s’étend, mais s’étend lentement. Elle ne s’échappera de Verrou Canyon ni de votre temps ni du mien.
Levant les yeux au ciel, elle s’aperçut que les constellations avaient poursuivi leur course pendant leur conversation. À l’idée qu’elle pourrait parler avec lui toute la nuit — de la tramée, de Citgo, de sa tante si exaspérante ou d’à peu près n’importe quoi —, elle fut plongée dans la consternation. Pourquoi fallait-il que ça lui arrive maintenant, aux noms des dieux ? Après avoir repoussé depuis trois ans les avances des garçons d’Hambry, pourquoi fallait-il qu’elle en rencontre un à la fin qui l’intéressait si étrangement ? Pourquoi la vie était-elle si injuste ?
Elle se remémora sa pensée de tantôt, celle qu’avait émise la voix de son père : si c’est le ka, il viendra comme le vent, et tes plans ne lui résisteront pas plus qu’une écurie devant le cyclone.
Non. Non, non et non. Ainsi arma-t-elle son esprit avec une farouche détermination contre cette idée. Ce n’était pas une écurie, mais sa vie qui était en jeu.
Susan tendit la main et toucha la tôle rouillée de la boîte aux lettres de Dame Beech, comme pour affermir sa place dans le monde. Ses rêveries et petits espoirs n’avaient pas tant d’importance, peut-être, mais son père lui avait appris à s’évaluer par sa capacité à faire les choses qu’elle avait dit qu’elle ferait. Et elle n’allait point jeter aux orties son enseignement, simplement parce qu’elle venait de faire la connaissance d’un joli garçon à un moment où elle se trouvait en plein marasme, autant corporel qu’émotionnel.
— Je vais vous abandonner ici. Vous avez le choix : rejoindre vos amis ou reprendre votre chevauchée, dit-elle.
La gravité dont sa voix était empreinte l’attrista un peu, car c’était celle d’une adulte.
— Mais n’oubliez point votre promesse, Will — si jamais vous me rencontrez à Front de Mer, à la Maison du Maire, et si vous voulez que nous soyons amis, faites comme si c’était la première fois. Je ferai de même.
Il acquiesça et elle vit son sérieux à elle reflété sur son visage à lui comme par un effet de miroir. Et sa tristesse aussi, peut-être.
— Je n’ai jamais prié une jeune fille de chevaucher en ma compagnie ni d’accepter que je lui rende visite. Je vous le demande à vous, Susan, fille de Patrick. Je vous apporterais même des fleurs pour mettre toutes les chances de mon côté — mais cela ne servirait à rien, je crois.
Elle fit non de la tête.
— Nenni. En effet.
— Vous a-t-on promise en mariage ? C’est audacieux de ma part de vous le demander, je sais, mais c’est sans malice aucune.
— Je n’en doute point, mais je préférerais ne pas vous répondre. Je suis dans une position très délicate en ce moment précis, comme je vous l’ai déjà dit. En outre, il se fait tard. C’est ici que nos chemins se séparent, Will. Mais attendez encore… un instant…
Elle fouilla dans la poche de son tablier et en sortit une part de gâteau enveloppé d’une feuille verte. Elle avait mangé l’autre moitié en gravissant le Cöos… dans ce qui lui semblait maintenant l’autre versant de sa vie. Elle tendit les reliefs de son petit repas du soir à Flash, qui les flaira, puis les dévora, avant de nicher ses naseaux dans sa main. Elle sourit, heureuse de sentir le chatouillement duveteux au creux de sa paume.
— Si fait, tu es un brave cheval.
Elle regarda Will Dearborn, campé au milieu de la route, remuant ses bottes poussiéreuses en la fixant d’un air malheureux. Toute dureté avait quitté son visage, à présent ; il faisait le même âge qu’elle, paraissait même plus jeune.
— Quelle heureuse rencontre que la nôtre, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Elle s’avança et, sans même réfléchir à ce qu’elle faisait, elle lui posa les mains sur les épaules, se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la bouche. Le baiser fut bref, mais n’avait rien de celui d’une sœur.
— Très heureuse, si fait, Will.
Mais quand il s’avança à son tour vers elle (aussi étourdiment qu’une fleur se tourne vers le soleil), espérant renouveler l’expérience, elle le repoussa gentiment, mais fermement.
— Nenni, c’était juste pour vous dire merci et un seul merci devrait suffire à un gentleman. Allez en paix, Will.
Il s’empara des rênes, comme plongé dans un rêve, les examinant un instant comme s’il n’en connaissait absolument plus l’usage et leva à nouveau les yeux vers elle. Elle le vit qui s’efforçait de se clarifier les idées et les émotions, dissipant l’impact que son baiser avait eu sur lui. Elle l’aima pour cela, ravie d’avoir agi comme elle l’avait fait.
— Vous aussi, allez en paix, dit-il, sautant en selle. Il me tarde de vous rencontrer pour la première fois.
Il lui sourit. Et elle perçut dans ce sourire tous les vœux que son désir formait. Éperonnant alors son cheval, il lui fit faire volte-face et repartit par où ils étaient venus — peut-être pour jeter un nouveau coup d’œil au pétroléum. Elle demeura sur place, près de la boîte aux lettres de Dame Beech, souhaitant de toutes ses forces qu’il se retourne et la salue de la main, afin qu’elle puisse revoir son visage encore une fois. Elle aurait juré qu’il le ferait… et pourtant, non, il n’en fit rien. Puis, comme elle s’apprêtait à se détourner et à descendre la colline pour gagner la ville, il se retourna finalement et leva la main, qui voleta un instant dans l’obscurité comme une phalène blanche.
Susan lui rendit son salut, puis poursuivit sa route, heureuse et malheureuse à la fois. Cependant — et c’était là peut-être le plus important — elle ne se sentait plus du tout souillée. Au moment où elle avait effleuré les lèvres du garçon, sa chair avait paru purifiée du contact de Rhéa. Il s’agissait sans doute là d’un petit tour de magie, mais elle le trouva très bienvenu.
Elle continua d’avancer, sourire aux lèvres, regardant les étoiles plus fréquemment qu’à son habitude, quand elle était dehors, à la nuit tombée.
Il chevaucha sans trêve pendant presque deux heures, allant et venant le long de ce qu’elle appelait l’Aplomb, ne poussant jamais Flash au-delà du trot, bien qu’il n’eût qu’une envie : galoper sous les étoiles jusqu’à se refroidir un peu les sangs.
Ils se refroidiront à foison si tu recentres ton attention sur toi-même, songea-t-il, et tu n’auras même pas à te charger de la besogne, selon toute apparence. Les imbéciles sont les seuls sur terre à pouvoir absolument compter récolter ce qu’ils méritent. Ce vieux dicton lui remit en tête l’homme au visage couturé de cicatrices et aux jambes arquées qui avait été de loin son meilleur instructeur, et il sourit.
Il finit par engager son cheval sur une pente menant à un embryon de ruisseau qui coulait là et dont il remonta le cours sur presque une lieue (dépassant plusieurs troupes de chevaux qui observèrent Flash avec une surprise mitigée de leurs yeux endormis et voilés d’une taie) jusqu’à une saulaie. À l’intérieur du bosquet, un cheval hennit doucement. Flash hennit en retour, frappant du sabot et agitant la tête de haut en bas.
Son cavalier, baissant la sienne pour éviter au passage les frondaisons des saules, se retrouva soudain nez à nez avec une face de carême non humaine, dont la partie supérieure était avalée par d’immenses yeux noirs sans pupilles.
Il plongea la main vers ses revolvers — c’était la troisième fois, ce soir — pour constater, une troisième fois, leur absence. Peu importait, d’ailleurs, car il venait de reconnaître ce qui pendouillait au bout d’une ficelle devant ses yeux : ce stupide crâne de corneille.
Celui qui disait s’appeler Arthur Heath l’avait détaché de sa selle (cela l’amusait de surnommer le crâne ainsi perché leur vigie « moche comme une vieille peau, mais ne coûtant rien à nourrir »), et suspendu là en guise de blague de bienvenue. Lui et ses plaisanteries ! Le maître de Flash l’écarta violemment du plat de la main, assez pour rompre la ficelle et faire voler le crâne au loin dans le noir.
— Fi, Roland, dit une voix sortant de l’ombre.
Elle était pleine de reproches, mais le rire bouillonnait juste en dessous… comme toujours. Cuthbert était son plus vieil ami — ils s’étaient fait les dents sur les mêmes jouets qui en avaient gardé la marque — mais, à maints égards, Roland ne l’avait jamais compris. Cela ne tenait pas seulement à son rire ; en ce jour déjà lointain où l’on avait pendu Hax, le maître queux du palais, pour traîtrise sur la Colline des Potences, Cuthbert avait été tenaillé par la terreur et le remords. Il avait déclaré à Roland qu’il ne pourrait ni assister au supplice ni simplement regarder… pour finir par passer outre. Parce que ni les blagues stupides ni la sensibilité à fleur de peau ne résumaient la vraie nature de Cuthbert Allgood.
Au moment où Roland pénétra au centre du bosquet, une forme sombre se détacha de l’arbre derrière lequel elle se tenait. À mi-chemin de la clairière, elle se résorba en un garçon élancé aux hanches étroites, vêtu d’un jean, torse et pieds nus. L’une de ses mains était armée d’un énorme — et antique — revolver, qu’on appelait parfois tonnelet de bière à cause de la taille de son barillet.
— Fi, répéta Cuthbert, comme s’il aimait le son de cette interjection, archaïque même dans des recoins oubliés comme Mejis. Voilà une jolie façon de traiter celui qui monte la garde que de souffleter sa triste et hâve figure à lui expédier la mâchoire au diable Vauvert !
— Si j’avais été armé, je l’aurais réduit en miettes en réveillant la moitié de la contrée.
— Je savais que tu ne serais pas allé te balader avec ton ceinturon, répondit doucement Cuthbert. Tu as beau avoir piètre allure, Roland, fils de Steven, tu n’es pas né de la dernière pluie, même si tu approches l’âge canonique de quinze ans.
— Je croyais qu’on s’était mis d’accord d’utiliser les noms sous lesquels nous voyageons. Même entre nous.
Cuthbert, plantant son talon nu dans le gazon, effectua un salut énergique, bras tendus et poignets cassés — imitation inspirée d’un courtisan qui borne là sa carrière. Il ressemblait beaucoup aussi à un héron des marais et Roland ne put retenir un bref éclat de rire. Puis il porta la saignée de son poignet gauche à son front, pour vérifier s’il avait la fièvre. Il avait beau se sentir la tête en feu, les dieux le savaient, sa peau était fraîche.
— J’implore ton pardon, pistolero, dit Cuthbert, les yeux et les mains toujours tournés en signe d’humilité vers le sol.
Le sourire mourut sur les lèvres de Roland.
— Ne m’appelle plus ainsi, Cuthbert, je t’en prie. Ni ici ni nulle part ailleurs. Pas si tu as de l’estime pour moi.
Cuthbert changea sur-le-champ d’attitude et s’approcha vivement de Roland, encore à cheval. Son air humble n’avait pas l’air feint.
— Roland… Will… pardon.
Roland lui tapa sur l’épaule.
— Il n’y a pas de mal à ça. Souviens-t’en dorénavant. Mejis a beau être au bout du monde… c’est encore le monde. Où est Alain ?
— Tu veux dire, Dick ? Où crois-tu qu’il soit ?
Cuthbert tendit la main vers l’autre côté de la clairière. Où une forme sombre était tassée et, au choix, ronflait à tue-tête ou s’étouffait lentement dans son sommeil.
— Celui-là, fit Cuthbert, il trouverait le moyen de roupiller en plein tremblement de terre.
— Mais toi, tu m’as entendu venir. Ça t’a réveillé.
— Oui, dit Cuthbert.
Il fouilla du regard le visage de Roland avec une intensité qui mit ce dernier un peu mal à l’aise.
— Il t’est arrivé quelque chose ? Tu as l’air différent.
— Vraiment ?
— Oui. Tout excité. Comme si un courant d’air t’avait balayé.
S’il devait parler de Susan à Cuthbert, le moment était venu. Il décida sans y réfléchir autrement (il prenait la plupart de ses décisions, et à coup sûr les meilleures d’entre elles, de la même façon) de ne rien lui dire. S’il la rencontrait à la Maison du Maire, aux yeux de Cuthbert et d’Alain, ce serait pour la première fois. Quel mal y aurait-il à cela ?
— J’ai pris un bon bol d’air, pour ça oui, dit-il, en mettant pied à terre et en se penchant pour défaire les sangles de sa selle. Et j’ai vu aussi des choses fort intéressantes.
— Ah bon ? Parle donc, compagnon du très cher occupant de ma poitrine.
— Ça attendra jusqu’à demain, je crois, quand notre ours là-bas ne sera plus en hibernation. Ainsi, je ne le redirai pas une deuxième fois. En outre, je suis épuisé. Je te dirai cependant quelque chose : il y a trop de chevaux dans la contrée, même pour une Baronnie dont la réputation repose sur eux. Beaucoup trop.
Avant que Cuthbert ait pu formuler une simple question, Roland avait retiré la selle du dos de Flash et l’avait déposée près de trois petites cages d’osier qui, attachées ensemble par une lanière de cuir, pouvaient être facilement assujetties sur le dos d’un cheval. À l’intérieur, trois pigeons au cou cerclé de blanc roucoulaient de façon assoupie. L’un d’eux sortit la tête de ses plumes, cligna de l’œil en voyant Roland avant de la refourrer sous son aile.
— Nos petits amis vont bien ? demanda Roland.
— Très bien. Ils picorent et chient à tout va dans la paille de leur litière. En ce qui les concerne, ils sont en vacances. Qu’est-ce que tu comptes…
— Demain, le coupa Roland.
Sur ce, Cuthbert, voyant qu’il n’en tirerait rien de plus, se contenta d’opiner avant de se mettre en quête de sa vigie tout en os.
Vingt minutes plus tard, Flash, désharnaché, bouchonné et mis à paître auprès de Peau de Daim et de Pot de Colle (Cuthbert ne pouvait pas nommer son cheval comme quelqu’un de normal l’aurait fait), Roland s’étendit dans son sac de couchage, contemplant au ciel les étoiles tardives. Si Cuthbert s’était rendormi aussi facilement qu’il s’était réveillé au bruit des sabots de Flash, Roland n’avait jamais eu aussi peu sommeil de sa vie.
Son esprit revint un mois en arrière, à la chambre de la putain, à son père assis sur la couche de la putain, le regardant se rhabiller. Les mots que son père avait prononcés — Je sais tout depuis deux ans — avaient résonné dans la tête de Roland comme un coup de gong. Il se doutait qu’ils risquaient de le faire pendant le reste de son existence.
Mais son père avait eu beaucoup à dire. Au sujet de Marten. De la mère de Roland contre laquelle on avait peut-être plus péché qu’elle n’était pécheresse. Des écumeurs qui se prétendaient patriotes. Et de John Farson, qui s’était trouvé en effet en Cressie, mais qui en était parti à présent — évaporé d’une façon qui n’appartenait qu’à lui, comme de la fumée dissipée par une bourrasque. Avant leur départ, lui et ses hommes n’en avaient pas moins réduit Indrie, siège de la Baronnie, en cendres ou tout comme. Des centaines d’habitants avaient péri massacrés et il n’y avait peut-être rien d’étonnant à ce que la Cressie ait répudié l’Affiliation depuis, se prononçant en faveur de l’Homme de Bien. Le Gouverneur de la Baronnie, Maire d’Indrie, et le Haut Shérif avaient tous deux fini la journée du début de l’été qui avait conclu la visite de Farson, avec leurs têtes ornant les murailles de la ville. Ce qui était, avait conclu Steven Deschain, « une politique des plus persuasives ».
Il s’agissait d’une partie de Castels où les deux armées, après avoir quitté l’abri de leurs Buttes respectives, avaient commencé leurs manœuvres finales, avait dit le père de Roland ; et comme c’était souvent le cas lors des soulèvements populaires, le jeu était susceptible de se terminer avant que nombre d’habitants des Baronnies de l’Entre-Deux-Mondes n’aient commencé à comprendre que John Farson représentait une menace sérieuse… ou bien si vous étiez de ceux qui adhéraient à sa vision démocratique qui mettrait fin à ce qu’il qualifiait « de mixte d’esclavage de classes et d’antiques contes de fées », qu’il représentait un sérieux facteur de changement.
Son père et son petit ka-tet de pistoleros, Roland fut stupéfait de l’apprendre, se souciaient fort peu de Farson — que ce soit sous l’un ou l’autre de ces éclairages ; ils le considéraient comme de la gnognote. Considéraient l’Affiliation elle-même comme de la gnognote, si on en venait là.
Je vais t’envoyer au loin, avait dit Steven, assis donc sur le lit, fixant d’un œil sombre son fils unique, le seul à avoir survécu. Il ne reste plus aucun endroit vraiment sûr dans l’Entre-Deux-Mondes, si ce n’est la Baronnie de Mejis au bord de la Mer Limpide qui présente une relative sécurité, autant que cela soit permis par les temps qui courent… donc, c’est là que tu te rendras, avec au moins deux de tes amis. Alain, je suppose, sera l’un d’eux. Pour l’autre, évite de choisir le plaisantin, je t’en conjure. Tu serais mieux loti avec un chien à l’aboiement facile.
Roland qui, n’importe quel autre jour de sa vie, aurait été transporté de joie à la perspective de voir un peu du vaste monde, avait vivement protesté. Si l’ultime affrontement avec les forces de l’Homme de Bien approchait, il souhaitait y prendre part aux côtés de son père. Il était un pistolero après tout, dorénavant, même s’il n’était encore qu’un apprenti en la matière, et…
Son père avait lentement fait non de la tête de façon emphatique. Non, Roland. Tu ne comprends pas. Cependant, tu comprendras ; tant bien que mal tu comprendras.
Plus tard, ils avaient tous deux arpenté les hauts remparts qui dominaient la dernière cité habitée de l’Entre-Deux-Mondes — Gilead la verte, magnifique au soleil levant, avec ses oriflammes claquant au vent du matin, ses marchands déambulant dans les rues du Vieux Quartier et les chevaux trottant sur les allées cavalières qui rayonnaient à partir du palais, centre et cœur de toute chose. Son père lui en avait confié davantage (mais pas tout) et Roland en avait compris davantage (pas tout, loin s’en fallait — mais son père lui aussi était loin de tout comprendre). La Tour Sombre n’avait été mentionnée ni par l’un ni par l’autre, mais elle pesait déjà sur l’esprit de Roland, possibilité semblable à une nuée d’orage au fin fond de l’horizon.
La Tour était-elle vraiment la clé de tout ? Et pas l’écumeur se haussant du col avec ses rêves de domination de l’Entre-Deux-Mondes, ni le magicien qui avait ensorcelé sa mère, non plus que le cristal que Steven et sa bande avaient espéré découvrir en Cressie… mais la Tour Sombre ?
Il n’avait pas posé la question.
Il n’avait pas osé la poser.
Il changea de position dans son sac de couchage et ferma les yeux. Il revit aussitôt le visage de la jeune fille, sentit à nouveau ses lèvres se pressant fermement sur les siennes et le parfum de sa peau. Il fut immédiatement en feu du sommet de la tête au bas de l’échine, et gelé de là jusqu’au bout des orteils. Puis il se souvint d’avoir entraperçu ses cuisses le temps d’un éclair, au moment où elle se laissait glisser le long du flanc de Flash (et aussi de l’éclat de ses dessous sous sa robe brièvement retroussée). En lui, le froid et le chaud changèrent alors de place.
La putain avait bien voulu lui prendre son pucelage, mais pas l’embrasser ; elle avait détourné la tête quand il avait essayé. Elle lui avait permis de faire tout ce qu’il voulait d’autre, sauf ça. Sur le moment, il avait été amèrement déçu. Aujourd’hui, il s’en félicitait.
Il repassa en revue dans son esprit adolescent, à la fois clair et sans repos, sa tresse qui lui tombait dans le dos jusqu’à la taille, les douces fossettes qu’avait creusées son sourire au coin de ses lèvres, les intonations de sa voix, sa façon démodée de dire « si fait, nenni, et pa ». Il retrouva la sensation de ses mains prenant appui sur ses épaules tandis qu’elle se tendait vers lui pour l’embrasser et songea qu’il donnerait tout ce qu’il possédait pour sentir à nouveau le contact de ces mains-là, si léger et si ferme à la fois. Et de sa bouche sur la sienne. C’était une bouche, devinait-il, peu experte dans l’art du baiser, mais un peu plus que la sienne propre.
Prends garde, Roland — ne laisse pas tes sentiments pour cette fille bousculer tout le reste. De toute façon, elle n’est pas libre — elle te l’a laissé entendre. Elle n’est pas mariée, mais promise de quelque autre manière.
Roland était loin d’être à l’époque l’individu implacable qu’il deviendrait par la suite, mais les ferments de cette inflexibilité existaient déjà en lui — petites graines dures comme la pierre qui, en temps voulu, donneraient des arbres profondément enracinés… portant des fruits amers. L’une de ces graines se fendit à cette heure, dardant sa première pousse effilée comme une lame.
Ce qui a été dit peut être dédit et ce qui a été fait, défait. Rien n’est sûr, mais… je la veux.
Oui. C’était la seule chose qu’il savait avec certitude, la connaissant aussi bien que le visage de son père : il la voulait. Pas comme il avait voulu la putain quand, couchée sur le lit, les jambes écartées, elle l’avait fixé de ses yeux mi-clos, mais aussi naturellement qu’il lui fallait apaiser sa faim ou étancher sa soif. Aussi fort, supposait-il, qu’il désirait traîner le corps de Marten dans la poussière derrière son cheval le long de la Grand-Route de Gilead, pour faire payer au magicien ce qu’il avait fait à sa mère.
Il la voulait ; il voulait cette fille ; il voulait Susan.
Roland se retourna de l’autre côté, ferma les yeux et s’endormit. Son sommeil fut léger, éclairé par les rêves crûment poétiques propres aux adolescents, rêves où attraction sexuelle et sentiment amoureux se confondent avec des résonances d’une puissance qu’ils n’auront plus jamais. Dans ces visions avides d’elle, Susan Delgado posait ses mains sur les épaules de Roland encore et encore, embrassait sa bouche encore et encore, lui répétait encore et encore de venir à elle pour la première fois, d’être avec elle pour la première fois, de la voir pour la première fois, de très bien, très bien la voir.
À deux lieues et quelques de l’endroit où Roland dormait en faisant de beaux rêves, Susan Delgado, depuis son lit, regardait par la fenêtre le Vieil Astre pâlir de plus en plus à l’approche de l’aube. Elle n’avait pas davantage sommeil à présent qu’au moment de son coucher ; elle sentait un élancement entre ses cuisses, là où la vieille l’avait touchée. C’était dérangeant mais plus trop désagréable, car elle associait maintenant le phénomène au garçon rencontré sur la route et qu’elle avait embrassé sous les étoiles si spontanément. Chaque fois qu’elle remuait les jambes, l’élancement s’embrasait en une brève et bienfaisante douleur.
À son retour à la maison, Tante Cord (qui se serait mise au lit une heure plus tôt, un soir ordinaire) l’attendait dans son fauteuil à bascule près de la cheminée — où aucun feu ne brûlait dans l’âtre proprement balayé de ses cendres, à cette époque de l’année —, une poignée de dentelle sur les genoux, écumeuse comme la crête d’une vague contre sa vieille robe noire démodée. Elle la liserait à une vitesse qui paraissait presque surnaturelle à Susan — et n’avait point levé les yeux quand la porte s’était ouverte et que sa nièce était entrée dans un tourbillon de brise.
— Je vous attendais une heure plus tôt, dit Tante Cord, avant d’ajouter, bien que son ton ne trahît rien de semblable : « Je commençais à m’inquiéter. »
— Si fait ? se contenta de dire Susan.
Elle songea que, n’importe quel autre soir, elle aurait bafouillé l’une de ses excuses qui sonnaient toujours comme un mensonge à ses propres oreilles — tel était l’effet que Tante Cord produisait sur elle depuis toujours —, mais ce soir n’était pas comme les autres. Jamais de sa vie, elle n’avait connu de soirée comparable. Elle découvrit qu’elle n’arrivait point à se tirer Will Dearborn de la tête.
Tante Cord avait alors daigné lever les yeux, ses yeux rapprochés, en vrille, vifs et inquisiteurs, au-dessus de l’arête étroite de son nez. Certaines choses n’avaient pas bougé depuis que Susan s’était mise en route pour le Cöos ; et elle avait pu sentir une fois encore le regard de sa tante balayer son visage et son corps, comme un plumeau aux pennes hérissées.
— Qu’est-ce qui vous a retenue si longtemps ? avait demandé Tante Cord. Y a-t-il eu un problème ?
— Pas le moindre, avait répondu Susan qui se remémora, un instant, comment la sorcière se tenant près d’elle sur le seuil de sa masure avait lissé sa tresse de son poing déformé, négligemment serré. Elle se souvint de son désir de partir et d’avoir demandé à Rhéa si elle en avait fini avec elle.
Peut-être qu’il reste encore un tout petit rien… avait dit la vieille… du moins Susan le croyait-elle. Mais quel tout petit rien ? Impossible pour elle de se le rappeler. Était-ce vraiment si important ? Elle serait coupée de Rhéa jusqu’à ce que son ventre commence à s’arrondir de l’enfant de Thorin… et si l’on ne pouvait faire de bébé avant la Nuit de la Moisson, elle ne retournerait point sur le Cöos avant la fin de l’hiver, au plus tôt. Un siècle ! Et même au-delà, si elle était lente à devenir grosse…
— Je suis rentrée sans me presser, ma tante. C’est tout.
— Alors d’où vous vient cette physionomie ? avait demandé Tante Cord, tricotant ses maigres sourcils vers le pli vertical qui creusait son front.
— Quelle physionomie ? avait rétorqué Susan, ôtant son tablier dont elle noua les cordons avant de le suspendre au crochet derrière la porte de la cuisine.
— Colorée et crémeuse comme du lait qu’on vient de traire.
Elle avait failli éclater de rire. Tante Cord, qui connaissait aussi peu les hommes que Susan les étoiles et les planètes, avait mis dans le mille. Colorée et crémeuse, exactement la sensation qu’elle avait.
— L’air de la nuit, sans doute, avait-elle répondu. J’ai aperçu un météore, ma tante. Et entendu la tramée. Le son était fort, ce soir.
— Si fait ? dit sa tante distraitement, avant de revenir au sujet qui lui tenait à cœur.
— Ça vous a fait mal ?
— Un peu.
— Avez-vous pleuré ?
Susan fit non de la tête.
— Bien. Vaut mieux point. C’est toujours mieux. Elle aime quand on pleure, m’a-t-on dit. Maintenant, dites-moi, Sue — vous a-t-elle donné quelque chose, cette vieille chatte ?
— Si fait, dit-elle, plongeant la main dans sa poche et en sortant le papier où on lisait :
Elle le tendit à sa tante qui le lui arracha d’un air avide. Cordélia avait été tout sucre tout miel depuis un mois environ, mais à présent qu’elle avait eu ce qu’elle voulait (maintenant que Susan s’était trop avancée et avait trop promis pour se raviser), elle était redevenue la femme aigrie, sourcilleuse et prompte au soupçon auprès de laquelle Susan avait grandi ; celle chez qui son frère flegmatique, adepte du « laissons la vie aller comme bon lui semble », avait provoqué des crises de rage quasi hebdomadaires. En un sens, c’était un soulagement. Ça avait été éprouvant pour les nerfs que de voir Tante Cord jouer les Tatie Gâteau, jour après jour.
— Si fait, si fait, c’est bien sa marque, avait dit sa tante, laissant courir ses doigts au bas de la feuille. Certains racontent qu’elle représente le sabot d’un démon, mais qu’est-ce que cela nous fait à nous, hein, Sue ? Toute horrible et méchante créature qu’elle soit, elle a permis aux deux pauvres femmes que nous sommes de tenir leur place dans le monde un peu plus longtemps. Et vous n’aurez besoin de la revoir qu’une seule fois, probablement vers le Terme de l’Année, quand vous aurez été prise comme il faut.
— Ce sera plus tard que ça, lui avait dit Susan. Je ne dois pas coucher avec lui avant que la Lune du Démon ne soit pleine. Une fois passés la Fête de la Moisson et le feu de joie.
Tante Cord l’avait fixée, ouvrant de grands yeux, bouche bée.
— A-t-elle dit pareille chose ?
Me traiteriez-vous de menteuse, Tantine ? avait-elle songé avec une âpreté qui ne lui ressemblait guère ; en règle générale, elle était d’un tempérament proche de celui de son père.
— Si fait.
— Mais pourquoi ? Pourquoi attendre si longtemps ?
Tante Cord était à la fois agacée et déçue — ça sautait aux yeux. Elle avait récolté jusqu’ici huit pièces d’argent et quatre d’or dans cette affaire ; elles étaient rangées là — où que ce fût — où Tante Cord amassait son pécule comme un écureuil ses noisettes (Susan soupçonnait que cela devait faire un joli magot, même si Cordélia aimait faire étalage de sa pauvreté à la moindre occasion) et au moins le double de ce montant lui était encore dû… ou le serait, dès que le drap taché de sang serait envoyé à la blanchisseuse de la Maison du Maire. La même somme serait encore versée quand Rhéa aurait confirmé le bébé et l’honnêteté du bébé. Un total rondelet, tout bien considéré. Énorme, pour une petite bourgade comme celle-ci et de petites gens comme elles. Alors apprendre que le paiement serait repoussé aussi loin…
Susan avait ensuite commis un péché, dont elle avait fait pénitence par une prière (quoique sans grand enthousiasme) avant de se mettre au lit : la mine frustrée, comme trompée, de Tante Cord l’avait réjouie au plus haut point — la mine même de l’avarice contrariée.
— Pourquoi si longtemps ? répéta-t-elle.
— Vous pourriez aller sur le Cöos le lui demander.
Cordélia Delgado avait pincé si fort ses lèvres, déjà minces de nature, qu’elle parut soudain en être dépourvue.
— Vous moquez-vous, mamzelle ? Joueriez-vous à l’effrontée avec moi ?
— Oh non, je suis bien trop lasse pour me moquer de quiconque. Je n’ai qu’une envie, me laver — je sens encore ses mains sur moi — et aller me coucher.
— Alors faites. Peut-être demain matin pourrons-nous reparler de tout ça, de façon plus convenable, en gentes dames. Et il nous faudra aller voir Hart, bien entendu.
Semblant enchantée par cette perspective, elle replia le papier que Rhéa avait confié à Susan et s’apprêtait à l’empocher.
— Non, fit Susan, d’un ton d’une sécheresse inhabituelle qui suffit à stopper le geste de sa tante en plein élan.
Cordélia l’avait considérée, franchement effrayée. Susan s’était sentie un peu embarrassée par ce regard, mais n’avait pas baissé les yeux. Et, quand elle tendit la main, ce fut sans trembler.
— C’est moi qui dois le conserver, ma tante.
— Qui vous a dit de me parler ainsi ? s’était récriée Tante Cord, geignant sous l’outrage.
Cela devait confiner au blasphème, songea Susan, mais un instant l’intonation de sa tante lui avait rappelé le son de la tramée.
— Qui vous a dit de parler ainsi à la femme qui a élevé une orpheline de mère ? À la sœur de feu le père de cette même orpheline ?
— Vous savez très bien qui, avait répondu Susan, la main toujours tendue vers le papier. Je dois le garder et le remettre au Maire Thorin. Elle m’a dit peu importe ce qu’il en adviendrait alors, il peut s’en torcher le cul si jamais ça lui chante (la rougeur qui empourpra à ces mots le visage de sa tante avait été hautement jouissive), mais jusque-là, il doit rester en ma possession.
— Je n’ai jamais entendu la pareille, avait rétorqué Tante Cord, vexée… qui lui rendit néanmoins le morceau de papier noirci. Confier la garde d’un document aussi important à un tout petit brin de fille !
Mais point si petit brin que ça pour être la gueuse de Thorin, hein ? Pour qu’il se couche sur moi, que j’entende craquer ses os, que je reçoive sa semence et que je porte peut-être son enfant.
Elle avait baissé les yeux, tout en remettant le papier dans sa poche, pour éviter que Tante Cord n’y lise le ressentiment qui les animait.
— Montez donc, avait dit Tante Cord, transférant d’un revers de main la dentelle mousseuse de ses genoux dans son panier à ouvrage, où elle s’entassa dans un désordre inaccoutumé. Et quand vous ferez votre toilette, lavez-vous la bouche avec un soin particulier pour bien la nettoyer de son impudence et de son irrespect envers ceux qui ont beaucoup sacrifié par amour de sa propriétaire.
Susan s’était retirée en silence, ravalant une foultitude de ripostes, et avait gravi l’escalier comme elle l’avait si souvent fait, tremblant de honte et de rancœur mêlées.
Elle était donc dans son lit pour l’heure, toujours éveillée tandis que les étoiles pâlissaient au ciel que des nuances plus claires commençaient à colorer. Les événements de la soirée défilaient dans sa tête en une sorte de brouillard fantastique, comme un jeu de cartes qu’on mélangeait — ce qui lui revenait avec le plus d’insistance étant le visage de Will Dearborn. Elle songeait combien ses traits pouvaient être durs à certain moment et s’adoucir à l’improviste l’instant d’après. Ce visage-là était-il beau ? Si fait, pensait-elle. Pour elle, elle savait qu’il l’était.
Je n’ai jamais prié une jeune fille de chevaucher en ma compagnie ni d’accepter que je lui rende visite. Je vous le demande à vous, Susan, fille de Patrick.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi faut-il que je l’aie rencontré maintenant, quand rien de bon ne peut en sortir !
Si c’est le ka, il viendra en coup de vent, comme un cyclone.
Elle se tournait et retournait dans son lit, puis finit par rouler sur le dos à nouveau. Le sommeil ne viendrait plus cette nuit, ou ce qu’il en restait, songeait-elle. Autant vaudrait qu’elle aille sur l’Aplomb assister au lever du soleil.
Elle demeura couchée cependant, se sentant mal et bien à la fois, à scruter les ombres et à écouter les premières trilles des oiseaux du matin, à se rappeler le contact délicat de la bouche de Will sur la sienne dont elle avait senti les dents sous ses lèvres, à se souvenir de l’odeur de sa peau et de la texture rugueuse de sa chemise sous ses paumes.
Ces mêmes paumes dont elle emprisonnait à présent ses seins à travers sa chemise de nuit. Le bout en était dur, tels de petits cailloux. Et quand elle les effleura, elle connut une poussée d’excitation réclamant son dû entre ses cuisses.
Elle parviendrait à s’endormir, se dit-elle. Elle y arriverait, si elle apaisait cet échauffement. Si seulement elle savait comment.
Mais elle le savait. La vieille le lui avait montré. Point n’est besoin à une fille encore intacte de se refuser un petit frisson par-ci par-là… un vrai petit bourgeon de soie, si fait.
Susan prit ses aises et enfouit une main sous le drap. Elle chassa de son esprit les yeux luisants et les joues creuses de la sorcière — ce n’était pas si difficile, une fois la décision prise, découvrit-elle — et les remplaça par le visage du garçon monté sur le grand cheval hongre et coiffé de ce ridicule chapeau plat. Un instant, cette image devint si nette et si douce qu’elle en parut réelle et le reste de sa vie, un rêve sans relief. Dans cette vision, il l’embrassait sans fin à pleine bouche, leurs langues se touchant, elle inhalant ce que lui exhalait.
Elle était en feu. Brûlante telle une torche dans son lit. Et quand le soleil surgit enfin au-dessus de l’horizon, très peu de temps après, elle dormait profondément, un léger sourire aux lèvres ; ses cheveux dénoués, qui lui cachaient la moitié du visage, se répandaient sur l’oreiller comme de l’or liquide.
Une heure avant l’aube, la salle du Repos des Voyageurs jouissait comme jamais du calme retrouvé. L’éclairage au gaz qui, la plupart des soirs, transformait le lustre en un joyau brillant de mille feux jusqu’aux alentours de deux heures du matin, était baissé et n’offrait plus que de faiblards petits points bleus. La salle haute de plafond, tout en longueur, plongée dans la pénombre, avait quelque chose de spectral.
Dans un coin s’entassait un amas de petit bois — débris de chaises fracassées dans une bagarre autour d’une partie de Surveille-Moi (et dont les combattants occupaient en ce moment même la cellule des ivrognes du Haut Shérif). Dans un autre coin se figeait une mare assez conséquente de vomi. Sur l’estrade, à l’extrémité est de la salle, se dressait un piano en piteux état ; appuyée contre le banc, on voyait la massue en bois de fer, propriété de Barkie, videur du saloon et dur à cuire des environs. Barkie en personne, le mont dénudé de sa panse couturée débordant de la ceinture de son pantalon de velours, telle une brioche prête à passer au four, gisait sous le banc où il ronflait comme un perdu. Il tenait encore une carte à la main : le deux de carreau.
Les tables à jeu se trouvaient à l’extrémité ouest. Deux ivrognes étaient affalés sur la feutrine verte de l’une d’elles, ronflant et bavant, bras étendus, leurs doigts se touchant. Au-dessus de leurs têtes, sur le mur, on voyait un portrait équestre d’Arthur l’Aîné, le Grand Roi d’Eld, sur son cheval blanc, et un écriteau où l’on pouvait lire (en un curieux mélange de Haut Parler et Bas Parler) : NE RENAKLE POINT DEVANT TA DONNE AUX CARTES OU DANS LA VIE.
Derrière le bar, qui courait sur toute la longueur de la salle, trônait un monstrueux trophée de chasse : un élan à deux têtes, nanti d’une double paire d’yeux menaçants et d’une véritable forêt d’andouillers sur le crâne. L’animal était connu des habitués du Repos sous le sobriquet de Gai Luron. Personne n’aurait su dire pourquoi. Un plaisantin avait soigneusement enfilé des préservatifs en forme de tétines de truie sur deux de ses bois. À même le bar, directement sous le regard désapprobateur du Gai Luron, était vautrée Pettie le Trottin, l’une des danseuses et filles d’amour du Repos… bien que sa jeunesse ne soit plus qu’un lointain souvenir et qu’elle en serait bientôt réduite à faire son métier à genoux dans la ruelle derrière le Repos plutôt qu’au premier étage de l’établissement, dans l’une des minuscules alvéoles réservées à cet usage. Ses cuisses dodues étaient écartées, l’une ballant derrière le bar, l’autre pendouillant par-devant, l’embrouillamini crasseux de sa jupe retroussée faisant le joint. Sa respiration était ponctuée de ronflements sonores et de crispations occasionnelles de ses orteils et de ses doigts boudinés. Les seuls autres bruits étaient ceux du chaud vent d’été, soufflant à l’extérieur, et du son mat et régulier de cartes à jouer qu’on retournait l’une après l’autre.
Il y avait une petite table à l’écart près des portes battantes qui donnaient sur la Grand-Rue d’Hambry ; c’était là que se tenait Coraline Thorin, propriétaire du Repos des Voyageurs (et accessoirement, sœur du Maire), les soirs où, descendant de sa suite, elle se « mêlait à la compagnie ». Quand cela se produisait, c’était de bonne heure — quand on servait encore plus de steaks que de whiskey sur le vieux bar éraflé — et elle regagnait ses appartements, quand Sheb, le pianiste, prenait place devant son hideux instrument sur lequel il se mettait à taper comme un sourd. Le Maire, pour sa part, ne venait jamais au Repos, même si on savait très bien qu’il en possédait au moins cinquante pour cent. Si le clan Thorin appréciait les sommes que leur rapportait l’établissement, il n’appréciait pas de même le spectacle qu’il offrait, passé minuit, quand la sciure éparpillée sur le plancher commençait à s’imbiber de la bière répandue et du sang versé. Coraline était dotée cependant d’une dureté de nature qui lui avait valu quelque vingt ans plus tôt d’être qualifiée de « mauvaise graine ». Plus jeune que son politicard de frère, elle était loin d’être aussi frêle et point désagréable à regarder pour qui prisait les gros yeux et les têtes de fouine. Personne ne s’asseyait à sa table pendant les heures d’ouverture du saloon — Barkie aurait remis à sa place en moins de rien quiconque aurait tenté de passer outre —, mais les heures ouvrables étaient terminées, la plupart des ivrognes, rentrés chez eux ou en train de cuver à l’étage ; Sheb dormait comme une souche derrière son piano, roulé en boule dans le coin. Le jeune simple d’esprit qui nettoyait l’endroit était parti depuis environ deux heures du matin (chassé comme d’habitude par les railleries et les insultes et quelques verres de bière volant bas ; Roy Depape en particulier ne portait pas ce garçon-là dans son cœur). Il serait de retour sur le coup de neuf heures pour préparer le lieu de plaisir à une nouvelle soirée de gaieté folle. Mais jusque-là, l’individu installé à la table de Maîtresse Thorin avait l’endroit pour lui tout seul.
Une patience était étalée devant lui ; noir sur rouge, rouge sur noir, dominés par le Carré des Figures, formé en partie, comme c’était le cas dans les affaires humaines. Le joueur tenait le reste des cartes dans la main gauche et chaque fois qu’il en retournait une, le tatouage de sa main droite s’animait. C’était assez déconcertant, car le cercueil semblait respirer. Le joueur, assez âgé, sans être d’une constitution aussi frêle que le Maire ou sa sœur, n’était tout de même pas très épais. Sa longue chevelure blanche lui tombait en désordre dans le dos. Il avait le teint hâlé à l’extrême, le cou excepté, toujours enflammé ; à cet endroit, sa peau pendillait en barbillons maigrelets. Il arborait une très longue moustache dont les pointes broussailleuses lui retombaient le long des mâchoires — moustache de pistolero bidon, ils étaient nombreux à le penser, mais personne n’aurait prononcé le mot « bidon » ou « chiqué » au nez et à la barbe d’Eldred Jonas. Vêtu d’une chemise de soie blanche, un revolver à crosse noire lui pendait bas sur la hanche. Ses grands yeux bordés de rouge lui donnaient un air de tristesse, à première vue. Un second coup d’œil, plus attentif, montrait qu’ils étaient seulement larmoyants, aussi dénués d’émotion que ceux du Gai Luron.
Il retourna l’As de Bâtons. Aucune place où le poser.
— Ah ! bougre, fit-il d’une drôle de voix flûtée.
Elle chevrotait aussi, comme celle d’un homme au bord des larmes. Et collait parfaitement avec ses yeux rougis et pleurards. Il balaya le jeu et rassembla les cartes.
Avant même qu’il ait recommencé à les battre, une porte s’ouvrit puis se referma doucement à l’étage. Jonas mit les cartes de côté et laissa choir sa main sur la crosse de son arme. Puis, reconnaissant le bruit des bottes de Reynolds qui longeaient la galerie, il lâcha le revolver et tira de sa ceinture sa blague à tabac. Le bord de la cape dont Reynolds s’affublait en permanence fut d’abord visible, enfin ce dernier descendit l’escalier, le visage lavé de frais et ses boucles rousses lui recouvrant les oreilles. Ce cher Messire Reynolds était très fier de sa belle mine, et pourquoi ne l’aurait-il pas été ? Il avait ramoné de sa queue plus de doux conduits de chattes humides que Jonas n’en avait vu de sa vie et, pourtant, Jonas avait deux fois son âge.
Une fois au bas des marches, Reynolds longea le bar, pinçant au passage l’une des cuisses replètes de Pettie, puis traversa la salle pour rejoindre l’endroit où Jonas était assis avec son bon tabac et son jeu de cartes.
— Bonsoir, Eldred.
— Bonjour, Clay.
Jonas ouvrit sa blague, en sortit un carré de papier où il émietta du tabac. Sa voix tremblait, pas ses mains.
— Tu veux de quoi fumer ?
— J’m’en ferais bien une petite.
Reynolds tira une chaise à lui, la retourna et s’assit à califourchon, les avant-bras croisés sur le dossier. Quand Jonas lui tendit la cigarette, Reynolds la fit danser entre ses doigts sur le dos de sa main, un vieux truc de pistolero. Les Grands Chasseurs du Cercueil en connaissaient à revendre.
— Où est Roy ? Avec Sa Majesté ?
Cela faisait maintenant un peu plus d’un mois qu’ils étaient à Hambry. Et dans ce court laps de temps, Depape avait conçu une passion dévorante pour une putain de quinze ans du nom de Deborah. Sa démarche lourdingue, ses jambes arquées et sa façon de plisser les yeux pour fixer l’horizon avaient fait soupçonner à Jonas qu’elle n’était rien d’autre qu’une fille de vacher, descendante d’une longue lignée, malgré les grands airs qu’elle affectait. C’était Clay qui avait commencé à la surnommer Sa Majesté ou Princesse, ou parfois (quand il était fin soûl), « La Chatte Couronnée de Roy ».
Reynolds opinait à présent.
— C’est comme qui dirait sa drogue.
— Ça lui passera. Il va pas nous laisser tomber pour une petite lapine en chaleur avec des boutons plein les nibards. Ma foi, elle est tellement ignorante qu’elle sait même pas épeler chat. Non, pas même chat. Je le sais, parce que je le lui ai demandé.
Jonas roula une seconde cigarette, tira une allumette soufrée de sa blague et la craqua sur l’ongle de son pouce. Il alluma celle de Reynolds en premier, puis la sienne.
Un petit chien bâtard jaune entra en se faufilant sous les portes battantes. Les hommes le regardèrent faire, fumant en silence. Il traversa la salle, alla renifler la flaque de vomi coagulé dans le coin, qu’il commença à déguster. Son embryon de queue frétillait pendant son repas.
Reynolds désigna de la tête l’admonestation de ne pas faire la fine bouche devant les cartes que la vie vous distribuait.
— Ce clébard a compris ça, je dirais.
— Tu n’y es pas du tout, objecta Jonas. C’est rien d’autre qu’un chien, un clebs qui bouffe du dégueulis. J’ai entendu un cheval, il y a vingt minutes de ça. D’abord qui s’en venait, puis qui s’en allait. Ça n’aurait pas été par hasard l’un de nos observateurs ?
— Rien ne t’échappe, hein ?
— À qui ne prête pas attention, rien n’est donné. C’en était un ?
— Ouaip. Un gars qui travaille pour l’un des petits propriétaires en bordure de l’extrémité est de l’Aplomb. Il les a vus arriver. Trois jeunes. De vrais bébés.
Reynolds prononça ce dernier mot avec l’accent des Baronnies du Nord : babés.
— Pas de quoi s’inquiéter.
— Tt, tt, nous n’en savons rien, reprit Jonas, sa voix pleurarde le faisant passer pour un vieillard qui cherche à gagner du temps. Jeunes yeux voient à des lieues, comme on dit.
— Jeunes yeux voient ce qu’on leur montre près d’eux, rétorqua Reynolds.
Le chien passa en trottinant devant lui, se léchant les babines. Reynolds lui fit presser le train d’un coup de pied que le bâtard ne fut pas assez vif pour éviter. Il déguerpit, se refaufilant sous les portes battantes, en poussant de petits kaï-kaï qui firent ronfler Barkie de plus belle sous le banc du piano. Il ouvrit la main, lâchant la carte à jouer qu’il tenait.
— Peut-être ben qu’oui, peut-être ben que non, dit Jonas. En tout cas, ce sont des blancs-becs de l’Affiliation, natifs des grands domaines du Vert Quelque Part, si Rimer et cet imbécile pour lequel il travaille ne se trompent pas. Ça signifie qu’il nous faudra nous montrer très, très prudents, qu’on va marcher sur des œufs. C’est qu’on a encore trois mois à tirer ici, minimum ! Et ces jeunots pourraient bien rester ici tout ce temps, à compter ci ou ça et à mettre le tout noir sur blanc. Des recenseurs sont pas bons pour nous, en ce moment. Pas pour des types dans le bizness du réapprovisionnement.
— Arrête, c’est du chiqué, ce boulot, rien d’autre — histoire pour leurs papas de leur taper sur les doigts pour pas avoir filé droit…
— Leurs papas, comme tu dis, savent que Farson contrôle à présent la totalité de l’Extrémité Sud-Ouest où il occupe une position éminente. Les blancs-becs peuvent être au courant tout pareil — que l’heure de la récré tire à sa fin pour l’Affiliation et sa souveraineté gerbante. On peut pas savoir, Clay. Avec des gars comme ça, on peut pas prévoir comment ça tournera. À tout le moins, ils peuvent essayer de faire leur boulot à peu près correctement, histoire de tenter le coup et de se rabibocher avec leurs parents. On en saura davantage quand on les aura vus, mais laisse-moi te dire une chose : on peut pas simplement leur coller une arme sur la nuque et les achever comme des chevaux qui se sont cassé une jambe, si jamais ils voient ce qu’il faut pas. Leurs papas peuvent bien être remontés contre eux, vivants, je crois bien que leur tendresse pour eux reviendrait au galop s’ils mouraient — c’est comme ça qu’ils fonctionnent, les papas. Faudra qu’on soit finauds, Clay ; aussi finauds que possible.
— Alors vaudrait mieux laisser Depape en dehors de tout ça.
— Y aura pas de problème avec Roy, affirma Jonas de sa voix chevrotante.
Laissant tomber son mégot par terre, il l’écrasa sous le talon de sa botte. Il leva les yeux vers ceux, vitreux, du Gai Luron, les plissant comme sous l’effet de la supputation.
— Ce soir, il a dit ton ami ? Ils sont arrivés ce soir, les blancs-becs ?
— Ouaip.
— Alors ils iront voir Avery demain, d’après moi.
Herk Avery, Haut Shérif de Mejis et Commissaire de Police d’Hambry, était un gros homme avec l’aisance de mouvement d’une lessiveuse pleine à ras bords.
— D’après moi, aussi, renchérit Clay Reynolds. Pour lui présenter leurs papiers, etc.
— Oui, m’sieur. Pour sûr, pour bien sûr. « Bonjour, comment ça va t’y ? » par-ci, « Bonjour, comment ça va ? » par-là, et patati et patata.
Reynolds se tut. Il lui arrivait souvent de ne pas comprendre Jonas, mais il chevauchait à ses côtés depuis l’âge de quinze ans et savait qu’il valait mieux d’habitude ne pas chercher à se faire éclairer sa lanterne. Si vous passiez outre, vous étiez bon pour un cours magistral de la secte des manni sur les autres mondes que le vieux vautour avait visités en empruntant ce qu’il appelait les « portes spéciales ». Reynolds, quant à lui, trouvait qu’il avait déjà bien assez à faire avec les portes ordinaires de ce monde-ci.
— J’vais toucher un mot à Rimer qui transmettra au Shérif de l’endroit où faudrait qu’ils séjournent, dit Jonas. J’ai pensé au baraquement de l’ancien ranch du Bar K. Tu vois où je veux dire ?
Reynolds voyait très bien. Dans une Baronnie comme Mejis, mieux valait apprendre en vitesse les quelques lieux-dits. Le Bar K était une terre à l’abandon, au nord-ouest de la ville, dans le voisinage de cet étrange canyon piaillard. On mettait le feu chaque automne à son entrée et il y avait six ou sept ans de ça, le vent avait viré dans la mauvaise direction et consumé de fond en comble le Bar K — granges, étables, maison de maître. L’incendie, cependant, avait épargné le baraquement et ce serait l’endroit idéal pour trois pieds tendres des Baronnies Intérieures. C’était loin de l’Aplomb ; loin aussi du pétroléum.
— T’aimes ça, hein, s’pas ? demanda Jonas, adoptant l’accent rustique d’Hambry. Si fait, t’aimes beaucoup ça, j’vois ça, mon goujat. Tu sais ce qu’on dit en Cressie ? « Si de la salle à manger tu voles l’argenterie, enferme d’abord le chien dans la penderie. »
Reynolds approuva du chef. Le conseil était bon.
— Et les chariots ? Ces… comment-qu’tu-les-appelles-déjà, ces citernes ?
— Sont bien là où elles sont, dit Jonas. Sûr qu’on peut pas les bouger maintenant sans attirer une attention malvenue, hein ? Toi et Roy faut que vous alliez là-bas les camoufler avec des broussailles. Une bonne couche, bien épaisse. Vous m’ferez ça après-demain.
— Et où tu seras, toi, pendant qu’on se fera les muscles à Citgo ?
— Dans la journée ? Je me préparerai pour le dîner à la Maison du Maire, espèce de balourd. Le dîner que donnera Thorin pour présenter ses hôtes du Grand Monde à la société chichiteuse de merde d’un tout petit, petit univers.
Jonas se roula une autre cigarette, les yeux fixés sur le Gai Luron plus que sur sa tâche, ne répandant pourtant pas le moindre brin de tabac.
— Un bain, un coup de rasoir, un coup de peigne pour désemmêler mes boucles de vieillard… je pourrais même aller jusqu’à me cirer la moustache, qu’est-ce que t’en dis, Clay ?
— Te foule surtout pas, Eldred.
Jonas éclata d’un rire si perçant qu’il fit grommeler Barkie dans son sommeil et changer de position à Pettie dans sa couche improvisée sur le bar.
— Si je comprends bien, moi et Roy, on est pas invités à ce raout.
— Oh que si, oh que si, chaleureusement conviés même, dit Jonas.
Il tendit à Reynolds la cigarette fraîchement roulée, se lançant dans la confection d’une autre pour lui.
— Je présenterai vos excuses. Vous n’aurez pas à rougir de moi, les gars, vous pouvez compter dessus. Ça sera à faire chialer les durs de durs.
— Comme ça, on pourra passer tranquillement la journée là-bas, dans la poussière et la puanteur à camoufler ces machins. Ta bonté te perdra, Jonas.
— Je m’en vas poser des questions aussi, dit Jonas rêveusement. Je me baladerai çà et là… sur mon trente et un, fleurant bon le laurier… et je poserai mes petites questions. J’ai connu des confrères qui entreprendraient un joyeux drille bien grassouillet pour lui tirer les vers du nez — un patron de saloon, un barman, le propriétaire d’une écurie de louage ou encore l’un de ces bonshommes joufflus qu’on trouve toujours à rôder autour de la prison ou du tribunal, les pouces dans les goussets de son gilet. Quant à moi, Clay, je trouve qu’une femme, y a pas mieux, et plus maigre elle est, meilleur c’est — une dont le nez pointe plus que les nibards. Je m’en chercherai une qui se peint pas les lèvres et qu’a les cheveux aplatis sur le crâne.
— T’as quelqu’un en tête ?
— Pour sûr. S’appelle Cordélia Delgado.
— Delgado ?
— Oui, tu connais, parce que en ville, tout le monde n’a que ce nom à la bouche, je crois bien. À cause de Susan Delgado, qui sera sous peu la gueuse de notre très estimé Maire. Cordélia est sa tantine. Écoute un peu ce trait de la nature humaine que j’ai appris à connaître : les gens sont davantage portés à se confier à quelqu’un comme elle, qui la leur joue discrète et tout et tout, qu’aux gais lurons du coin qui te paient un coup pour un oui pour un non. Et pour jouer la discrétion, la dame se pose un peu là. Je me faufilerai à côté d’elle pendant le dîner et lui ferai compliment du parfum que je serais fort étonné qu’elle porte, bons dieux. Et je veillerai à remplir son verre. Qu’est-ce que tu dis de mon plan ?
— Un plan pour quoi faire ? C’est ce que j’aimerais savoir.
— Pour la partie de Castels qu’on sera peut-être amenés à jouer, dit Jonas, dont la voix avait perdu sa légèreté de ton. On veut nous faire accroire que ces garçons-là ont été envoyés ici, plus en guise de punition que pour faire un vrai boulot. Ça semble plausible, en plus. J’ai connu des viveurs dans mon jeune temps, et ça paraît plausible, y a pas. D’ailleurs j’y crois chaque jour jusqu’à trois heures du matin, mais là un petit doute s’installe. Et tu sais quoi, Clay ?
Reynolds fit non de la tête.
— J’ai raison de douter. Tout comme j’ai eu raison d’aller trouver avec Rimer le vieux Thorin pour le convaincre que la boule de cristal de Farson serait mieux chez la sorcière, vu les circonstances. Qu’elle la garderait en un endroit où aucun pistolero ne pourrait la trouver, partant, encore moins un fouinard de blanc-bec qu’a pas encore vu sa première chatte. On vit des temps étranges. Une tempête se prépare. Et quand on sait que le vent va faire rage, vaut mieux avoir son attirail bien arrimé.
Il regarda la cigarette qu’il venait de rouler. Il l’avait fait danser entre ses phalanges, comme Reynolds, précédemment. Jonas repoussa sa crinière en arrière, se coinçant la cigarette derrière l’oreille.
— J’ai pas envie de fumer, fit-il en se levant.
Il s’étira. Et son échine émit de petits craquements.
— J’suis fou de fumer de si bon matin. L’abus de cigarettes, ça empêche un vieux bonhomme comme moi de dormir.
Il s’avança vers l’escalier et, au passage, pinça la cuisse nue de Pettie, imitant Reynolds en cela aussi. Au pied des marches, il jeta un regard derrière lui.
— Je veux pas les tuer. La situation est déjà assez délicate comme ça. Même si je renifle un pet de travers à leur sujet, je lèverai pas le petit doigt contre eux, non, pas même le petit doigt. Mais… j’aimerais leur indiquer clairement leur place dans le grand agencement des choses.
— En leur tapant sur les doigts.
Le visage de Jonas s’éclaira.
— Oui, messire et partenaire, peut-être bien que j’aimerais ça, leur taper sur les doigts. Pour qu’ils réfléchissent à deux fois avant de venir se frotter aux Grands Chasseurs du Cercueil plus tard, quand ça aura de l’importance. Pour les faire prendre le large quand ils nous trouveront sur leur chemin. Si fait, messire, c’est là quelque chose qui mérite réflexion.
Il commença à gravir les marches, pouffant un peu ; sa claudication était assez prononcée — elle s’aggravait avec l’heure tardive. C’était là une boiterie que Cort, le vieil instructeur de Roland, n’aurait pas manqué de reconnaître ; Cort avait été témoin du coup qui l’avait causée. Le propre père de Cort l’avait asséné avec une massue en bois de fer, brisant la jambe d’Eldred Jonas sur l’aire jouxtant le Grand Hall de Gilead, avant de s’emparer de l’arme du garçon et de l’envoyer en exil et sans revolvers dans l’ouest.
Par la suite, l’homme que ce garçon était devenu s’était déniché une arme à feu, bien sûr ; les exilés en trouvaient toujours une, s’ils cherchaient suffisamment. Le fait que de telles armes ne puissent jamais rivaliser avec les gros revolvers à crosse de santal pouvait les hanter le reste de leur existence, mais ceux qui avaient besoin d’armes à feu pouvaient toujours en trouver, même dans ce monde-ci.
Reynolds guetta son départ, puis s’installa à sa place devant le bureau de Coraline Thorin, battit les cartes et continua la réussite que Jonas avait laissée en plan.
Dehors, le soleil se levait.
Deux soirs après leur arrivée dans la Baronnie de Mejis, Roland, Cuthbert et Alain poussèrent leurs montures sous une arche en adobe au-dessus de laquelle on pouvait lire ENTREZ EN PAIX. Au-delà se trouvait une cour pavée, éclairée par des torches. La résine dont on les avait enduites avait été traitée de telle sorte que chaque torche brillait d’une couleur différente : vert, rouge orangé ou encore un rose grésillant qui évoqua à Roland des feux de Bengale. Il entendait le son des guitares, un murmure de voix, des rires de femmes. L’air fleurait des odeurs qui lui rappelleraient Mejis pour toujours : sel marin, pétrole et essence de pin.
— Je ne sais pas si je vais pouvoir assurer, marmonna Alain.
C’était un gros garçon à la tignasse blonde qui s’échappait de sous son chapeau de bouvier. Alain s’était bien débarbouillé — comme les deux autres — mais n’ayant rien d’un papillon mondain, même au mieux de sa forme, il avait l’air épouvanté. Cuthbert faisait moins piètre figure, mais Roland devinait que le vernis d’insouciance de son vieil ami était des plus superficiels. S’il fallait prendre la direction des opérations à un moment ou à un autre, cela lui incomberait.
— Tu t’en tireras très bien, dit-il à Alain. Simplement…
— Oh pour ça, il a fière allure, fit Cuthbert avec un rire nerveux, comme ils traversaient la cour.
Au-delà, se trouvait la Maison du Maire, une hacienda en adobe à plusieurs corps de bâtiments qui semblait répandre lumière et rires par chacune de ses fenêtres.
— … blanc comme un linge, laid comme un…
— La ferme, fit Roland d’un ton cassant.
Le sourire moqueur de Cuthbert disparut instantanément. Roland le constata, puis se retourna vers Alain.
— Contente-toi de ne rien boire d’alcoolisé. Tu sais ce qu’il faut dire sur ce chapitre. Souviens-toi aussi du reste de notre histoire. Souris. Sois aimable. Montre-toi le plus gracieux qu’il t’est possible de l’être en société. Rappelle-toi comme le Shérif s’est mis en quatre pour nous faire sentir qu’on était les bienvenus.
Alain opina, semblant un peu plus rassuré.
— En matière de gracieuseté en société, dit Cuthbert, comme eux-mêmes n’en auront pas à revendre, nous ne devrions pas être en reste.
Roland approuva du chef, puis s’aperçut que le crâne d’oiseau était de retour sur le pommeau de la selle de Cuthbert.
— Et débarrasse-toi de ça !
L’air coupable, Cuthbert enfouit « la vigie » dans sa sacoche de selle. Deux hommes en sandales vêtus de vestes et de pantalons blancs s’avançaient en souriant avec force courbettes.
— Gardez la tête froide, vous deux, dit Roland, à voix basse. N’oubliez pas pourquoi vous êtes ici. Et souvenez-vous du visage de vos pères.
Il donna une tape sur l’épaule à Alain qui avait encore l’air indécis. Puis se tourna vers les palefreniers.
— Bonsoir, messires, dit-il. Puissent vos jours être longs sur la terre.
Les palefreniers se fendirent d’un large sourire et leurs dents étincelèrent à la lumière extravagante des torches. Le plus âgé des deux s’inclina.
— Que les vôtres le soient aussi, jeunes maîtres. Bienvenue dans la Maison du Maire.
Le Haut Shérif les avait accueillis le jour précédent avec autant d’amabilité que venaient de leur en montrer les palefreniers. Sinon plus.
Jusqu’ici, tout un chacun les avait reçus de la sorte, même les charretiers qu’ils avaient croisés en se rendant à la ville. Et ce seul fait éveilla les soupçons de Roland, l’empêchant de baisser sa garde. Il eut beau se dire qu’il se montrait ridicule — les gens de la contrée étaient à n’en pas douter hospitaliers et serviables, c’était la raison pour laquelle on les avait expédiés ici, parce que Mejis était à la fois à l’écart et loyale à l’Affiliation — et ridicule, ça l’était probablement, il n’en pensait pas moins qu’il valait mieux rester en éveil. Et faire montre d’une légère nervosité. Tous trois sortaient à peine de l’enfance, après tout, et si jamais il leur arrivait un pépin par ici, ce serait vraisemblablement pour s’être fiés aux apparences.
Le bureau du Shérif et la prison de la Baronnie, logés à la même enseigne, se trouvaient dans Hill Street, avec vue sur la baie. Roland, sans pouvoir en jurer, pressentait que peu — ou pas — d’ivrognes et autres brutes molestant leurs épouses, dans le reste de l’Entre-Deux-Mondes, s’éveillaient de leur gueule de bois devant un panorama aussi pittoresque : une rangée de maisonnettes colorées s’étirait vers le sud, le long des quais où des vieillards et des gamins péchaient à la ligne tandis que les femmes raccommodaient voiles et filets ; au-delà, la flottille d’Hambry allait et venait sur les flots bleus étincelants de la baie, posant ses filets le matin, les relevant l’après-midi.
La plupart des bâtiments de la Grand-Rue étaient en adobe, mais par ici, ceux qui dominaient le quartier des affaires d’Hambry étaient en brique et aussi trapus que ceux de n’importe quelle venelle du Vieux Quartier de Gilead. Très bien entretenus, la plupart avaient des portails en fer forgé ouvrant sur une allée ombragée d’arbres. Les toits étaient de tuile orangée, les volets clos contre la chaleur de l’été. Il était difficile de croire en arpentant cette rue à cheval, les sabots sonnant sur le pavement balayé, que la partie nord-ouest de l’Affiliation — l’ancienne terre d’Eld, royaume d’Arthur l’Aîné — puisse être en flammes et en grand danger de succomber.
La prison était une réplique en plus grand de la poste et du cadastre ; mais une réplique en plus petit de la Salle Municipale. Exception faite des barreaux aux fenêtres donnant sur le petit port.
Le Shérif Herk Avery, un homme pansu en chemise et pantalon kaki de représentant de la loi, avait dû guetter leur arrivée à travers le judas de la porte bardée de fer de la prison, car celle-ci s’ouvrit à la volée avant même que Roland ait pu tourner la sonnette. Le Shérif Avery apparut sur le porche, son ventre le précédant comme l’huissier, Son Honneur le Juge au tribunal. Il leur ouvrit grand les bras, les gratifiant d’un accueil des plus chaleureux.
Il leur fit un profond salut (Cuthbert confia plus tard qu’il avait craint que l’homme ne perde l’équilibre et ne dégringole du perron ; et que, dans son élan, il ne continue à dégringoler ainsi jusqu’au port), leur souhaitant à maintes reprises le bonjour, tout en se tapotant la gorge comme un furieux. Son sourire était si large qu’il semblait fendre son visage en deux. Trois adjoints à la mine d’indécrottables bouseux, vêtus de kaki comme le Shérif, se pressaient derrière lui dans l’embrasure de la porte, gobant les mouches. Comment qualifier autrement leur curiosité sereinement affichée et leur regard d’une avidité aussi naturelle ?
Avery serra la main à chacun des trois garçons, sans cesser ses courbettes. Et Roland eut beau dire, il ne s’arrêta qu’une fois qu’il eut fini et les eut priés d’entrer. Le bureau était d’une fraîcheur délicieuse en dépit du soleil du plein été qui tapait dur. L’un des avantages de la brique, évidemment. En outre, l’endroit était spacieux et plus propre que tous les autres bureaux de Shérif qu’avait vus Roland jusque-là… et il en avait visité une bonne dizaine au cours des trois dernières années, ayant accompagné son père dans plusieurs de ses courts périples et lors d’une patrouille plus longue.
Il y avait au milieu de la pièce un bureau à cylindre, un panneau d’affichage à droite de la porte (on avait gribouillé encore et encore sur les mêmes feuilles de papier ministre ; le papier était une denrée rare dans l’Entre-Deux-Mondes) et dans le coin au fond, deux fusils derrière une vitrine cadenassée. Il s’agissait d’antiques arquebuses, et Roland se demanda si l’on trouvait encore des munitions pour elles et tant qu’on y était, si elles pouvaient faire feu tout court. À gauche de la vitrine, une porte ouverte donnait sur la prison proprement dite — trois cellules de part et d’autre d’un petit couloir, d’où s’échappait une forte odeur de savon de soude.
On a tout récuré pour notre venue, songea Roland, amusé. Cela le toucha, tout en le mettant mal à l’aise. On a tout nettoyé comme si on était des officiers d’un détachement de cavalerie d’une Baronnie Intérieure, susceptibles de se livrer à une inspection sévère et non pas trois « garnements », accomplissant les corvées d’une punition.
Mais qu’avaient de si étranges les attentions nerveuses que manifestaient leurs hôtes à leur égard ? Ils venaient après tout de la Nouvelle Canaan et les gens de cette contrée retirée du monde pouvaient bien les considérer comme des personnages royaux en visite.
Le Shérif Avery leur présenta ses adjoints. Roland serra la main à chacun sans chercher à mémoriser leur nom. Cuthbert était préposé à cette tâche et il était rare qu’un seul lui échappât. Le troisième adjoint, un bonhomme chauve avec un monocle pendu autour du cou par un ruban, alla jusqu’à mettre un genou à terre devant eux.
— Arrête ça, grand imbécile ! s’écria Avery, le tirant en arrière par la peau du cou. Ils vont te prendre pour un rustaud de première ! En outre, tu les as mis dans l’embarras, ah pour ça !
— Laissez, dit Roland (très embarrassé en fait, même s’il s’efforçait de ne pas le montrer). Nous n’avons vraiment rien d’extraordinaire, vous savez…
— Rien d’extraordinaire ! fit Avery avec force éclats de rire.
Son ventre, remarqua Roland, ne ballottait pas comme on s’y serait attendu ; il était plus ferme qu’il n’y paraissait. La même chose pouvait être vraie de son propriétaire.
— Rien d’extraordinaire, dit-il ! Y z’ont parcouru quelque huit cents kilomètres depuis le Monde de l’Intérieur, ce sont nos premiers visiteurs officiels de l’Affiliation depuis qu’un pistolero est passé par la Grand-Route il y a tout juste quatre ans, et malgré ça, le voilà-t’y pas qui vient nous dire qu’y z’ont rien d’extraordinaire ! Voulez-vous vous asseoir, les garçons ? J’peux vous offrir du graf, dont vous voudrez p’t-être point si tôt dans la journée — ou même point du tout, étant donné votre âge (et si vous voulez bien m’excuser de faire état si crûment d’vot’ jeunesse, car la jeunesse n’est point chose dont on doive avoir honte, puisque on a tous été jeunes un jour ou l’aut’), mais j’ai aussi du thé blanc glacé, que je vous recommande cordialement, car c’est la femme de Dave qui l’fait et elle est passée maîtresse en matière de tout ce qu’est buvable.
Roland regarda Cuthbert et Alain, qui opinaient en souriant (tâchant de ne pas paraître complètement largués), avant de reporter son attention sur le Shérif Avery. Du thé blanc serait une bénédiction pour un gosier desséché, répondit-il.
L’un des adjoints partit en chercher ; des chaises firent leur apparition et furent alignées d’un côté du bureau du Shérif Avery. Puis on passa à l’ordre du jour.
— Nous savons aussi bien que vous-mêmes qui vous êtes et d’où vous v’nez, fit le Shérif Avery, s’installant sur sa chaise (qui émit une faible protestation sous la masse de son occupant, mais tint bon). J’entends l’Intérieur dans vos voix et plus important encore, je le lis sur vos visages. Néanmoins, ici à Hambry, on pratique les anciennes façons, tout campagnards et endormis qu’on est ; si fait, on maintient le cap en se souvenant du visage de nos pères autant que faire se peut. Donc, bien que je compte point vous détourner longtemps de vos devoirs, et si vous voulez bien me pardonner cette impertinence, j’aimerais jeter un œil sur tout papier ou document de passage que vous pourriez avoir apportés par hasard en ville avec vous.
Il se trouvait que, « par hasard », ils avaient apporté tous leurs papiers en ville avec eux ; Roland était sûr que le Shérif Avery savait pertinemment qu’ils le feraient. Il les parcourut plutôt lentement pour quelqu’un qui venait de promettre qu’il ne les détournerait pas longtemps de leurs devoirs, suivant d’un doigt grassouillet le contenu des feuillets soigneusement pliés (et d’une texture plus proche de l’étoffe que du papier, d’ailleurs) en remuant les lèvres. De temps à autre, son doigt repartait en arrière, chaque fois qu’il relisait une ligne. Les deux adjoints restés sur place se tenaient derrière lui, guignant prudemment par-dessus ses vastes épaules. Roland se demanda s’ils savaient lire.
William Dearborn, fils de meneur de chevaux.
Richard Stockworth, fils de propriétaire de ranch.
Arthur Heath, fils d’éleveur de bétail.
Chaque pièce d’identité était signée par un garant — James Reed (d’Hemphill) pour Dearborn, Piet Ravenhead (de Pennilton) pour Stockworth, Lucas Rivers (de Gilead), pour Heath. Tout était en ordre et leur signalement correspondait parfaitement. Les papiers leur furent rendus avec une profusion de remerciements. Roland tendit ensuite à Avery une lettre qu’il tira avec moult précautions de son portefeuille. Avery la mania avec le même soin, et ses yeux s’écarquillèrent quand il vit le sceau de franchise qu’elle portait au bas.
— Par mon âme, les garçons ! C’est un pistolero qui l’a écrite !
— Si fait, concéda Cuthbert, singeant la berlue.
Roland lui donna un violent coup de pied dans le tibia tout en gardant les yeux fixés avec respect sur Avery.
La lettre était d’un certain Steven Deschain de Gilead, pistolero (autant dire chevalier, gentilhomme, pacificateur et Baron… ce dernier titre n’ayant pratiquement plus aucune signification par les temps qui couraient, en dépit de toutes les rodomontades d’un John Farson) de la vingt-neuvième génération, descendant d’Arthur l’Aîné en ligne collatérale (en d’autres termes, le rejeton fort éloigné de l’une des nombreuses gueuses d’Arthur). Au Maire Hartwell Thorin, au Chancelier Kimba Rimer, et au Haut Shérif Herkimer Avery, il présentait ses salutations, recommandant à leur bienveillante attention les trois jeunes gens munis de ce document, autrement dit Messires Dearborn, Stockworth et Heath. L’Affiliation les avait chargés d’une mission spéciale : à savoir de dénombrer tout matériel et fourniture susceptible d’être d’une utilité quelconque à l’Affiliation en cas de besoin (le mot « guerre » omis du document rougeoyait entre les lignes). Steven Deschain, au nom de l’Affiliation des Baronnies, exhortait Messires Thorin, Rimer et Avery à fournir auxdits « compteurs », désignés par l’Affiliation, toute l’aide requise par leur service et à apporter un soin particulier au recensement de l’ensemble du bétail et des ressources en vivres ainsi que de tous les moyens de transport. Dearborn, Stockworth et Heath demeureraient à Mejis au moins trois mois, écrivait Deschain, et plus vraisemblablement, une année entière. Le document se terminait en invitant tous les officiels concernés à « nous écrire au sujet de ces jeunes gens et de leur conduite, et sur tous les points de détail que vous jugerez susceptibles de présenter un intérêt pour nous ». Et, priait-on : « ne lésinez pas en cette matière, si vous avez quelque affection à notre endroit ».
Dites-nous s’ils sont sages, autrement dit. Dites-nous s’ils ont bien retenu leur leçon.
L’adjoint au monocle revint pendant que le Haut Shérif prenait connaissance de cette lettre. Il portait sur un plateau quatre verres de thé blanc et s’inclina comme un majordome en le présentant. Roland murmura des remerciements et fit passer les verres à la ronde. Gardant le dernier pour lui, il le porta à ses lèvres et surprit le regard d’Alain posé sur lui : ses yeux bleus brillaient dans son visage par ailleurs impassible.
Alain agita légèrement son verre — pour y faire tinter la glace — et Roland lui répondit d’un mouvement de tête imperceptible. Il s’était attendu à ce que le thé provienne d’un pichet mis au frais près d’une source voisine, mais les verres contenaient de vrais glaçons. De la glace au plus chaud de l’été. Voilà qui était intéressant.
Et comme promis, le thé était délicieux.
Avery acheva sa lecture et rendit la lettre à Roland avec les égards dus à une sainte relique.
— Gardez-la précieusement sur vous, Will Dearborn — si fait, très précieusement !
— Oui, monsieur, fit-il en serrant lettre et papiers d’identité dans sa bourse.
Ses amis « Richard » et « Alain » firent de même avec les leurs.
— Ce thé blanc est excellent, monsieur, dit Alain. Je n’en ai jamais bu de meilleur.
— Si fait, fit Avery, sirotant son propre verre. C’est le miel qui fait toute la différence. Hein, Dave ?
L’adjoint au monocle, campé près du tableau d’affichage, sourit.
— Je crois, mais Judy n’aime pas en causer. Elle tient la recette de sa mère.
— Si fait, il faut nous rappeler aussi le visage de nos mères, pour sûr.
Le Shérif Avery parut bien sentimental tout à coup, mais Roland se doutait que le visage de sa mère était la dernière chose qu’il eût en tête en ce moment. Avery se tourna vers Alain et son sentimentalisme fit place à une surprenante perspicacité.
— Vous vous posez des questions sur la glace, Messire Stockworth.
Alain tressaillit.
— Eh bien, je…
— Vous vous attendiez point à trouver de tels agréments dans un trou perdu comme Hambry, j’en jurerais, dit Avery.
Et sous le ton railleur de surface, Roland perçut tout à fait autre chose.
Il ne nous aime pas. Et pas davantage nos « manières de la ville », comme il doit les qualifier à part lui. Il ne nous connaît pas depuis assez longtemps pour savoir en quoi elles consistent exactement, ni même si nous en avons, mais d’avance il est déterminé à ne pas les aimer. Il nous voit comme un trio de morveux arrogants prêts à les juger, lui et tous les autres comme une bande de rustres.
— Pas seulement à Hambry, répondit Alain paisiblement. Ces jours, la glace est une denrée aussi rare dans l’Arc Intérieur que partout ailleurs, Shérif Avery. Quand j’étais petit, on la réservait exceptionnellement pour les fêtes d’anniversaires et autres du même genre.
— Il y avait toujours de la glace le Jour de l’Embrasement, intervint Cuthbert avec un calme qui le caractérisait fort peu. À part le feu d’artifice, c’était ce qu’on préférait.
— Vous m’en direz tant, fit le Shérif Avery sur un ton stupéfait, très « j’en finirai jamais d’être étonné ». Avery n’aimait peut-être pas leur arrivée à l’improviste ni d’être obligé de leur consacrer « une foutue moitié de la matinée », pour reprendre probablement ses propres termes ; il n’aimait ni leurs vêtements, ni leurs papiers d’identité, ni leur accent, ni leur jeunesse. Leur jeunesse, surtout. Roland pouvait comprendre ça, tout en se demandant si c’était bien là tout. S’il y avait une autre anguille sous roche, quelle était-elle ?
— Y a un réfrigérateur et une cuisinière à gaz dans la Salle Municipale, expliqua Avery. Les deux fonctionnent. Y a du gaz naturel à foison là-bas à Citgo — le pétroléum à l’est de la ville. Vous êtes passés devant en v’nant, j’intuite.
Ils firent oui de la tête comme un seul homme.
— La cuisinière n’est plus qu’une curiosité, ces jours — elle sert de leçon d’histoire aux écoliers — mais le réfrigérateur rend bien des services, si fait…
Avery leva son verre et en examina le contenu par transparence.
— L’été, en particulier.
Il sirota une gorgée de thé, claqua des lèvres et sourit à Alain.
— Vous voyez ? Aucun mystère là-dessous.
— Je suis surpris que vous n’ayez pas trouvé à utiliser le pétrole, reprit Roland. Il n’y a pas de générateurs en ville, Shérif ?
— Si fait, trois ou quatre, répondit Avery. Le plus gros, y s’trouve au ranch Rocking B de Francis Lengyll et je me rappelle quand y marchait encore. C’est un HONDA. Ça vous dit quéqu’chose ce nom, les garçons ? HONDA ?
— Je l’ai vu une ou deux fois sur de vieilles bicyclettes à moteur, dit Roland.
— Si fait ? En tout cas, aucun générateur n’peut marcher avec le pétrole de Citgo. Il est trop épais. C’est rien que du goudron gluant. On a point de raffineries par ici.
— Je vois, dit Alain. Quoi qu’il en soit, de la glace en été, c’est un luxe. Peut importe comment elle a atterri dans ce verre.
Il fit glisser l’un des glaçons dans sa bouche et le croqua allègrement.
Avery le considéra encore un instant, pour bien s’assurer que le sujet était clos, puis reporta son attention sur Roland. Sa face grasse s’éclaira pour la énième fois d’un large sourire peu fiable.
— Le Maire Thorin m’a prié de vous transmettre ses meilleures salutations et ses regrets de point s’trouver ici aujourd’hui — notre Lord Maire est un homme très occupé, très occupé, pour sûr. Mais il a organisé un banquet qui se tiendra demain soir à la Maison du Maire — à sept heures pour le gros des invités, huit heures pour vous, mes jeunes amis… de façon à faire une rentrée remarquée, j’imagine, histoire d’ajouter un brin de spectaculaire, quoi. Et j’ai point besoin de préciser à des personnes telles que vous, qu’ont probablement assisté à plus de fêtes du même genre que j’ai dégusté de repas chauds, qu’il vaudrait mieux arriver pile à l’heure.
— Ce sera un dîner habillé ? demanda Cuthbert, mal à l’aise. Car nous avons fait une longue route, pas loin de quatre cents roues, et aucun de nous quatre n’a apporté dans ses bagages ni tenue ni écharpe de cérémonie.
Avery émit un petit gloussement — avec cette fois davantage de sincérité, songea Roland, parce qu’il avait senti peut-être que ledit « Arthur » venait de faire preuve d’un manque d’assurance et de prétention de bon aloi.
— Nenni, jeune maître, Thorin comprend que vous êtes venus remplir un boulot — très voisin de celui d’un cow-boy ! La porte à côté pour ainsi dire ! Gare qu’la prochaine fois, on vous mette pas à tirer les filets dans la baie !
Dans son coin, Dave — l’adjoint au monocle — barrit d’un fou rire inattendu. Sans doute le genre de plaisanterie qu’il fallait être du coin pour apprécier, songea Roland.
— Mettez vos plus beaux habits et ce sera parfait. Personne n’sera ceint d’une écharpe de toute façon — c’est point la mode à Hambry.
Une fois de plus, Roland fut frappé par le constant dénigrement de sa ville et de la Baronnie auquel se livrait en souriant l’individu… et que sous-tendait une rancœur tenace contre tout étranger.
— De toute façon, demain soir, vous aurez davantage matière à travailler qu’à vous divertir, j’imagine. Hart a invité tous les grands rancheros, éleveurs et propriétaires de troupeaux de cette partie de la Baronnie… non qu’y soient très nombreux, vous le comprenez bien, Mejis étant située aux confins du désert, désert qui commence à l’ouest de l’Aplomb. Mais tous ceux dont on vous a chargé de compter les biens et effets seront présents et j’pense qu’vous les trouv’rez loyaux à l’Affiliation, tout prêts à vous aider avec le plus grand zèle. Je veux parler de Francis Lengyll du Rocking B… de John Croyden du Piano Ranch… d’Henry Wertner, à la fois Maquignon en titre de la Baronnie et éleveur de chevaux en propre… d’Hash Renfew, propriétaire du Lazy Susan, le plus gros haras de Mejis (même si j’intuite que ses dimensions soient bien modestes à l’aune de ce à quoi vous êtes habitués, les amis)… et d’autres que je nommerai point. Rimer fera les présentations et facilitera vos affaires comme il faut.
Roland approuva du chef et se tourna vers Cuthbert.
— Il faudra te surpasser demain soir.
Cuthbert opina.
— Ne crains rien, Will, je retiendrai leur nom à tous.
Avery sirotait son thé, les épiant derrière son verre avec une expression espiègle d’une telle fausseté que Roland se sentait au supplice.
— La plupart d’entre eux ont des filles en âge d’se marier et elles les accompagneront. Faudra vous tenir sur vos gardes, les garçons.
Roland décida qu’il avait eu son content de thé et d’hypocrisie pour la matinée. Il acquiesça, vida son verre avec un sourire (espérant in petto qu’il paraissait plus authentique que celui d’Avery à ses propres yeux) et se leva. Cuthbert et Alain calquèrent leur conduite sur la sienne.
— Merci pour le thé et pour cet accueil, dit Roland. Veuillez transmettre ce message au Maire Thorin : nous le remercions de son amabilité et nous le verrons demain, à huit heures précises.
— Il en sera fait ainsi.
Roland se tourna alors vers Dave. Le digne homme, grandement surpris d’être pris en considération, eut un mouvement de recul et manqua se cogner la tête contre le tableau d’affichage.
— Veuillez remercier votre femme pour son thé. Une vraie merveille.
— J’y manquerai point. Grand merci, sai.
Ils regagnèrent l’extérieur, chaperonnés par le Haut Shérif Avery comme par un chien de berger obèse et bienveillant.
— Touchant l’endroit où vous prendrez vos quartiers…, commença-t-il, alors qu’ils descendaient les marches, puis rejoignaient le trottoir.
À peine en plein soleil, Avery se mit à suer d’abondance.
— Ma foi, j’ai oublié de vous poser la question, fit Roland, se frappant le front de la main. Nous avons établi notre campement au flanc de cette longue pente gazonnée, où se trouve une flopée de chevaux, je suis sûr que vous voyez où c’est…
— Si fait. L’Aplomb.
— … mais nous n’avons pas demandé la permission, car nous ne savions pas encore à qui nous adresser.
— Ça doit être sur les terres de John Croydon, j’suis sûr qu’il vous en voudra point ; mais on vous réserve mieux. Au nord-ouest d’ici, y a un ranch, le Bar K. Il appartenait à Garber et sa famille, mais y l’ont abandonné après un incendie et quitté le pays. C’est à présent la propriété de l’Association du Cavalier — qui regroupe des fermiers et des rancheros du coin. J’ai parlé de vous à Francis Lengyll, les amis — c’est le président de l’A.d.C. en exercice — et il m’a fait comme ça : « Y a qu’à les mettre dans le vieux ranch Garber, pourquoi pas ? »
— Oui, pourquoi pas ? tomba d’accord Cuthbert d’un ton doux et rêveur.
Roland lui lança un coup d’œil sévère, qui fut perdu, car Cuthbert contemplait le port, où les petits bateaux de pêche glissaient vivement en tous sens comme des puces d’eau.
— Si fait, exactement ce que j’lui ai répondu, « pourquoi pas, en effet ? ». La demeure a été réduite en cendres, mais le baraquement est toujours debout ; tout comme l’écurie et la cambuse juste à côté. Suivant les ordres du Maire Thorin, j’ai pris la liberté d’approvisionner le garde-manger, de faire balayer et rafraîchir un brin le baraquement. À l’occasion, vous verrez une bestiole ou deux, mais rien qui morde ou qui pique… et pas d’serpent, à moins qu’y en ait sous le plancher et s’il y en a, mieux vaut les y laisser, c’est ce que je dis toujours. Vous m’entendez, les garçons ? Mieux vaut les y laisser !
— Mieux vaut les laisser se la couler douce sous le plancher, approuva Cuthbert, sans quitter le port des yeux, les bras croisés sur la poitrine.
Avery lui lança un bref regard incertain, son sourire papillotant un tantinet aux commissures. Puis il se tourna vers Roland et son sourire retrouva son éclat habituel.
— Y a point de trou dans la toiture, mon gars, et si jamais il pleut, vous serez au sec. Qu’en pensez-vous ? Ça vous paraît convenir ?
— Mieux que ce que nous méritons. Vous vous êtes montré très efficace, je trouve, et le Maire Thorin est bien trop aimable.
Ce qu’il pensait vraiment. Le hic était : pourquoi ?
— Mais nous apprécions sa prévenance. N’est-ce pas, les amis ?
Cuthbert et Alain en convinrent énergiquement.
— Et nous acceptons avec reconnaissance.
Avery approuva de la tête.
— Je le lui dirai. Allez en paix, les garçons.
Ils avaient atteint la barre d’attache des chevaux. Avery distribua une nouvelle tournée de poignées de main, tout en détaillant leurs montures d’un œil perçant, cette fois.
— À demain soir, donc, messires ?
— À demain soir, confirma Roland.
— Vous s’rez capables de trouver le Bar K par vous-même, à votre avis ?
À nouveau, le mépris tacite et la condescendance inconsciente du bonhomme frappèrent Roland. Et c’était peut-être une bonne chose. Si le Haut Shérif les jugeait stupides, qui savait ce qui pourrait en résulter ?
— Nous trouverons, fit Cuthbert, montant en selle.
Avery examina d’un œil suspicieux le crâne de corneille qui ornait la selle de Cuthbert. Ce dernier surprit son manège mais, pour une fois, resta bouche cousue. Roland fut à la fois stupéfait et ravi de cette réserve inattendue.
— Au plaisir de vous revoir, Shérif.
— Vous aussi, mon garçon.
Il resta campé près de la barre d’attache, gros bonhomme en chemise kaki aux aisselles marquées par la sueur et aux bottes noires trop bien astiquées pour un shérif dans l’exercice de ses fonctions. Où est le cheval qui pourrait le porter sur son dos toute une journée à travers les grands espaces de pâturages ? songea Roland. J’aimerais bien voir la ligne de ce Cayuse-là.
Avery les salua de la main tandis qu’ils s’éloignaient. Ses adjoints, le dénommé Dave en tête, vinrent sur le trottoir. Eux aussi agitèrent la main.
À peine les blancs-becs de l’Affiliation, chevauchant les coûteuses montures de leurs pères eurent-ils tourné le coin pour gagner la Grand-Rue au bas de la colline, que shérif et adjoints cessèrent d’agiter la main. Avery se retourna vers Dave Hollis, dont l’expression craintive, teintée de stupidité, manifestait soudain une intelligence relative.
— Qu’est-ce qu’t’en penses, Dave ?
Ce dernier, portant son monocle à sa bouche, se mit à mordiller nerveusement le cuivre qui le cerclait, manie sur laquelle le Shérif Avery ne le chinait plus depuis longtemps. Même Judy, la femme de Dave, avait laissé tomber ; et pourtant Judy Renfrew — née Wertner — se posait un peu là quand il s’agissait de faire exécuter ses quatre volontés.
— Tout mous, fit Dave. Des œufs à peine sortis du cul de la poule.
— P’t-être, fit Avery, balançant sa masse énorme, les pouces passés dans sa ceinture. Mais celui qui a le plus parlé, celui au chapeau plat, il se prend point pour un mou, lui.
— Ça compte point pour qui y se prend, dit Dave, se faisant toujours les dents sur son lorgnon. Y s’trouve à Hambry, maint’nant. Va p’t-être falloir qu’il adopte not’ point de vue.
Derrière lui, les autres adjoints éclatèrent de rire. Même Avery ne put retenir un sourire. Ils ficheraient la paix à ces gosses de riches si lesdits fils à papa leur fichaient la paix — tels étaient les ordres, émanant de la Maison du Maire —, mais Avery devait bien reconnaître qu’il ne serait pas fâché d’en découdre un peu avec eux, si fait. Il se régalerait de flanquer un bon coup de botte dans les couilles de celui au crâne de piaf accroché au pommeau de sa selle — qui était resté à le narguer tout au long de l’entrevue, en jugeant Herk Avery trop bête et trop plouc pour ne pas le remarquer —, mais ce qui lui ferait vraiment plaisir, ce serait d’anéantir sous ses coups redoublés le regard froid du garçon à chapeau plat de pasteur et de voir monter dans les yeux de Messire Will Dearborn d’Hemphill une crainte fiévreuse, au fur et à mesure qu’il comprendrait que la Nouvelle Canaan était loin et son richard de père plus là pour lui prêter main-forte.
— Si fait, dit-il, tapant sur l’épaule de Dave. Il lui faudra peut-être changer de point de vue.
Il eut alors un sourire fort différent de toute la panoplie dont il avait gratifié les « compteurs » de l’Affiliation.
— Il leur faudra p’t-être à tous tant qu’ils sont.
Les trois garçons chevauchèrent en file indienne jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le Repos des Voyageurs (un jeune homme, un attardé mental visiblement, aux cheveux noirs et crépus, qui en balayait le porche de brique leva la tête et les salua de la main ; ils lui rendirent son salut). Alors, ils se mirent de front, avec Roland au milieu.
— Que pensez-vous de notre nouvel ami, le Haut Shérif ? demanda ce dernier.
— Je n’ai pas d’opinion sur la question, dit Cuthbert gaiement. Non, pas la moindre. Avoir une opinion, c’est faire de la politique, et la politique est un mal qui a causé la pendaison de plus d’un individu encore dans sa prime et belle jeunesse.
Se penchant en avant, il tapota de ses jointures le crâne de corneille.
— La vigie ne l’a guère apprécié toutefois. Je regrette de dire que notre fidèle vigie a trouvé que le Shérif Avery était un gros plein de soupe sans un seul os dans tout le corps auquel on puisse se fier.
Roland se tourna vers Alain.
— Et toi, Messire Stockworth junior ?
Alain s’accorda un temps de réflexion, à son habitude, mâchonnant un brin d’herbe qu’il avait cueilli au passage au bord de la route, en se baissant sur sa selle.
— S’il nous trouvait en train de brûler dans la rue, j’crois pas qu’il nous pisserait dessus pour nous éteindre, dit-il enfin.
Cuthbert rit de bon cœur à cette saillie.
— Et toi, Will ? Qu’en dis-tu, capitaine de nos cœurs ?
— Lui ne m’intéresse pas beaucoup… en revanche une chose qu’il a dite, oui. Étant donné que la pâture pour les chevaux qu’ils appellent l’Aplomb fait au moins trente roues de long sur cinq ou plus jusqu’au désert, comment supposez-vous que le Shérif Avery ait su que nous campions sur la parcelle appartenant au Piano Ranch de Croydon ?
Ils le regardèrent, d’abord avec surprise, puis en faisant des conjectures. Au bout d’un moment, Cuthbert se pencha en avant et tambourina à nouveau sur le crâne de la vigie.
— On était surveillés et tu ne nous l’as pas signalé ? Tu seras privé de dîner et la prochaine fois que ça se produit, au cachot !
Mais, avant d’avoir eu le temps d’aller bien loin, les pensées de Roland se détournèrent du Shérif Avery au bénéfice de Susan Delgado, ce qui était largement plus plaisant. Il la reverrait le lendemain soir, il en était sûr. Il se demanda si elle aurait les cheveux dénoués sur les épaules.
Il lui tardait de le savoir.
Et à présent, voici qu’ils étaient à la Maison du Maire. Que la partie commence, songea Roland, ne sachant pas trop ce que signifiait cette phrase qui lui traversa l’esprit ; il ne pensait sûrement pas aux Castels… pas encore, à ce moment-là.
Les palefreniers emmenèrent leurs montures et, un instant, ils demeurèrent tous trois au pied du perron — se serrant presque les flancs comme des chevaux par gros temps —, leur visage imberbe baigné par la lueur des torches. À l’intérieur jouaient des guitares, et des éclats de rire s’élevaient en vagues successives.
— Doit-on frapper ? demanda Cuthbert. Ou simplement ouvrir la porte et entrer ?
Il fut épargné à Roland de répondre. La porte principale de l’hacienda s’ouvrit à deux battants et deux femmes, vêtues de robes longues à col blanc qui rappelèrent aux trois garçons celles que les femmes de bouviers portaient dans la partie du monde d’où ils venaient, apparurent sur le seuil. Leurs cheveux étaient serrés dans une résille, faite d’une substance diamantée qui étincelait à la lueur des torches.
La plus boulotte des deux s’avança en souriant et leur fit une profonde révérence. Ses pendants d’oreilles, des sourd-feux taillés carré, semblait-il, dansotaient en lançant des éclairs.
— Vous êtes les jeunes gens de l’Affiliation, sans nul doute, et les bienvenus, ça va de soi. Bonne nuitée, messires, puissent vos jours être longs sur la terre !
Ils saluèrent à l’unisson, botte en avant, et la remercièrent en un chœur imprévu qui la fit rire et applaudir. Sa compagne, plus grande, les gratifia d’un sourire aussi ténu qu’elle était fluette.
— Je suis Olive Thorin, dit la boulotte. L’épouse du Maire. Et voici Coraline, ma belle-sœur.
Coraline Thorin, sans se départir de son fin sourire (qui lui plissait à peine les lèvres et n’illuminait absolument pas ses yeux), se fendit d’une révérence pour la forme. Roland, Cuthbert et Alain saluèrent derechef, la jambe tendue.
— Je vous souhaite la bienvenue à Front de Mer, dit Olive Thorin, dont la dignité était plaisamment modulée par un sourire dénué d’artifice et le ravissement patent dans lequel la plongeait l’apparence de ses jeunes invités du Monde de l’Intérieur.
— Que la joie vous accompagne dans notre maison. Je vous le dis du fond du cœur, si fait.
— Je n’en doute point, madame, répondit Roland. Car votre accueil a mis la joie au fond du nôtre.
Il lui prit la main et, sans calcul aucun, la porta à ses lèvres et la baisa. Son rire charmé le fit sourire. Olive Thorin lui plut d’emblée ; et ce fut peut-être une bonne chose qu’il ait rencontré de prime abord une personne de sa sorte, car à l’exception problématique de Susan Delgado, il n’en rencontra aucune autre qu’il appréciât ou à laquelle il fit confiance de tout le reste de la soirée.
Malgré la brise marine, il faisait assez chaud dans le vestibule et le préposé aux manteaux et capes donnait l’air de n’avoir pas eu beaucoup de pratique. Roland ne fut pas autrement surpris de retrouver l’Adjoint Dave dans ce rôle : il avait plaqué en arrière les quelques cheveux qui lui restaient avec une sorte de gomina, et son monocle se détachait à présent sur le plastron immaculé d’une veste de larbin. Roland lui fit un signe de tête. Dave le lui rendit, gardant les mains dans le dos.
Deux hommes — le Shérif Avery flanqué d’un sieur d’âge certain, aussi décharné que ce bon Vieux Docteur Mort en personne — s’avancèrent vers eux. Plus loin, dans l’embrasure d’une porte ouverte à deux battants, on apercevait une salle bondée ; une foule d’invités s’y pressait, coupes à punch en cristal à la main, et pécorait en picorant dans les plateaux qui circulaient.
Roland eut juste le temps de lancer un clin d’œil comminatoire à Cuthbert : Mémorise tout. Chaque nom, chaque visage… le moindre détail. Et ceux-là, en particulier.
Cuthbert acquiesça d’un discret haussement de sourcil. Puis Roland fut entraîné, bon gré mal gré, dans la soirée, sa première vraie soirée de pistolero en service commandé. Il avait rarement connu plus dur.
Le Vieux Docteur Mort se révéla n’être autre que Kimba Rimer, Chancelier de Thorin et Ministre de l’Inventaire (Roland soupçonna que ce titre avait été créé de toutes pièces à leur intention). Il mesurait facilement dix centimètres de plus que Roland, qui passait pour grand à Gilead, et son épiderme était d’une pâleur cireuse, sans être maladive. Des ailes de cheveux gris fer, aussi fins que des fils de toile d’araignée, voletaient de part et d’autre de sa tête. Il avait le sommet du crâne complètement chauve et un pince-nez en équilibre sur son appendice nasal en forme de buccin.
— Chers garçons ! leur dit-il, une fois les présentations faites, du ton douceâtre et sincèrement navré d’un politicien ou d’un croque-mort. Soyez les bienvenus à Mejis et à Hambry ! Bienvenue aussi à Front de Mer, notre humble Maison du Maire !
— Si vous la qualifiez d’humble, de quel émerveillement me remplirait le palais que vos gens construiraient !
C’était une observation plutôt plaisante, en demi-teinte, et non un trait d’esprit (il laissait d’habitude Cuthbert les décocher), mais le Chancelier Rimer ne s’en esclaffa pas moins. Imité par le Shérif Avery.
— Venez, les garçons ! dit Rimer, quand il jugea avoir suffisamment manifesté son amusement. Le Maire vous attend avec impatience, j’en suis sûr.
— Si fait, dit une voix timide dans leur dos.
Si Coraline, sa maigrichonne de belle-sœur, avait disparu, Olive Thorin était encore là et ne quittait pas des yeux les nouveaux venus, les mains jointes comme il sied, devant ce qui avait dû être autrefois sa taille. Elle les gratifiait toujours de son sourire affable.
— À vrai dire, Hart meurt d’impatience de vous rencontrer. Dois-je les conduire, Kimba, ou bien…
— Nenni, nenni, ne vous donnez point cette peine, avec tous les autres invités dont il vous faut vous occuper, fit Rimer.
— Je crois que vous avez raison.
Elle fit une dernière révérence à Roland et ses compagnons ; malgré son sourire persistant, et qui ne semblait absolument pas contrefait, Roland ne put s’empêcher de songer : quelque chose la rend malheureuse, malgré tout. La désespère même, dirais-je.
— Voulez-vous bien me suivre, Messires ? demanda Rimer, dont le sourire révélait des dents d’une grosseur déconcertante.
Passant devant le Shérif hilare, ils entrèrent à la suite de Rimer dans la salle de réception.
Roland ne fut pas, loin de là, écrasé par sa splendeur ; il avait connu, après tout, le Grand Hall de Gilead — le Hall aux Aïeux, comme on l’appelait parfois — et avait même assisté en cachette à la grande fête qu’on y donnait chaque année, ledit Bal de la Nuit de Pâques, qui marquait la fin de la Terre Vide et l’avènement des Semailles. Il y avait cinq lustres dans le Grand Hall au lieu d’un seul comme ici, éclairé par des ampoules électriques et non des lampes à pétrole. Les vêtements des convives (bon nombre étaient de jeunes hommes et femmes dont aucun travail n’avait jamais sali les mains de leurs vies, fait que John Farson ne se privait pas de rappeler à la moindre occasion) y étaient plus somptueux, la musique y était plus ample et plus sonore, et la compagnie composée de lignées plus anciennes et plus nobles, et de plus en plus apparentées, au fur et à mesure qu’elles remontaient à Arthur l’Aîné, le héros au cheval blanc et à l’épée unificatrice.
Il régnait cependant une certaine animation en ce lieu-ci et on y trouvait une vigueur qui faisait cruellement défaut à Gilead, et pas seulement lors de la Nuit de Pâques. Mais ce que Roland ressentit en pénétrant dans la salle de réception de la Maison du Maire n’était pas de nature, se fit-il la réflexion, à le regretter vraiment une fois dissipé ; car cela s’évaporait en douceur et de façon indolore, comme le sang d’une veine coupée dans un bain d’eau chaude.
La pièce circulaire — à laquelle il manquait de la grandeur pour qu’on la qualifie de Hall — était lambrissée et décorée de tableaux (des croûtes, en majeure partie), portraiturant les anciens Maires. Sur une estrade, à droite des portes menant à la salle à manger, quatre guitaristes au large sourire, en vestes tati et sombreros, jouaient un semblant de valse, légèrement pimenté. Au centre, deux bols à punch en cristal taillé étaient posés sur une table, l’un énorme et magnifique, l’autre plus petit et plus simple. Le préposé à la délicate opération du transvasement était l’un des autres adjoints d’Avery, en veste blanche.
Contrairement à ce que leur avait affirmé le Haut Shérif la veille, plusieurs hommes étaient ceints d’écharpes de diverses couleurs, mais Roland ne se sentit pas trop déplacé dans sa chemise de soie blanche, sa cravate-lacet noire et son pantalon habillé tuyau de poêle. Pour chaque individu ceint d’une écharpe, trois arboraient le genre de redingote démodée qu’il associait aux maquignons endimanchés. Roland en voyait aussi beaucoup d’autres (des jeunes, en majeure partie) qui n’étaient pas en habit du tout. Certaines femmes arboraient des bijoux (quoique aucun d’aussi précieux que les boucles d’oreilles en sourdfeux de Sai Thorin) et quelques-unes donnaient le sentiment d’avoir sauté de nombreux repas ; Roland reconnut les vêtements qu’elles portaient : robes longues à col rond d’où dépassaient le plus souvent les volants de dentelle de leurs jupons de couleur, chaussures noires à talons bas et résilles (la plupart diamantées, comme celles d’Olive et de Coraline Thorin).
Puis il en vit une dont la différence éclipsait toutes les autres.
C’était Susan Delgado, bien entendu, tout chatoiement dehors et presque trop belle à regarder dans une robe de soie bleue à taille haute dont le corsage à décolleté carré découvrait la naissance des seins. Elle avait autour du cou un pendentif de saphir auprès duquel les boucles d’oreilles d’Olive faisaient toc. Elle se tenait près d’un homme ceint d’une écharpe couleur charbon chauffé à blanc. Ce rouge orangé profond étant la couleur de la Baronnie, Roland supposa que l’homme en question n’était autre que leur hôte, mais sur le coup le regarda à peine. Ses yeux étaient captivés par Susan Delgado, sa robe bleue, sa peau bronzée, les deux triangles colorés, mais d’une nuance trop parfaite pour être dus au maquillage, posés sur ses joues, et enfin sa chevelure, dénouée ce soir, qui lui tombait à la taille en une soyeuse cascade d’or pâle. Il la désira, soudainement et pleinement, avec une profondeur de sentiment si désespérée qu’elle en paraissait maladive. Tout ce qu’il était et tout ce pour quoi il était venu ici lui parut accessoire, comparé à elle.
Se détournant un peu, elle l’aperçut alors. Ses yeux (ils étaient gris, découvrit-il) s’agrandirent à peine. Ses joues se colorèrent légèrement, crut-il distinguer. Et elle entrouvrit les lèvres — ces lèvres qui s’étaient posées sur les siennes dans l’obscurité de la route, songeait-il, émerveillé. Puis le voisin de Thorin (grand et maigre comme lui, un moustachu aux longs cheveux blancs qui balayaient les épaules de son habit noir) dit quelque chose et Susan se tourna vers lui. Un instant plus tard, le petit groupe qui entourait Thorin riait à gorge déployée, Susan comprise. L’homme à cheveux blancs ne les imita pas, se bornant à un fin sourire.
Roland, espérant que son expression ne trahirait pas le fait que son cœur battait la chamade, fut dirigé vers ce groupe, qui se tenait près des bols de punch. Il sentait vaguement la confédération des doigts osseux de Rimer l’agrippant au-dessus du coude et un peu plus distinctement le mélange de plusieurs parfums, à quoi venaient s’ajouter l’odeur du pétrole des lampes et celle de l’océan. Et soudain, sans raison, il se surprit à penser : Oh, mes dieux, je meurs. Je suis en train de mourir.
Ressaisis-toi, Roland de Gilead. Cesse de délirer, au nom de ton père. Du cran !
Il s’y essaya… y parvint jusqu’à un certain point… tout en sachant qu’il serait perdu sans rémission, la prochaine fois qu’elle poserait les yeux sur lui. C’étaient ses yeux, les responsables. L’autre nuit, dans le noir, il n’avait pas distingué ces yeux couleur de brouillard. Je ne connaissais pas ma chance, songea-t-il en grimaçant.
— Thorin, notre Maire ? demanda Rimer. Puis-je vous présenter nos hôtes des Baronnies Intérieures ?
Thorin, dont le visage s’éclaira, se détourna de l’homme à cheveux blancs et de la femme qui se tenait près de lui. Moins grand que son Chancelier, il était aussi frêle que lui et bâti de bizarre façon : le haut du corps, court et étroit d’épaules, était posé sur des jambes d’une maigreur et d’une longueur inconcevables. Il faisait penser, se dit Roland, à cette espèce d’oiseau que l’on entrevoit à l’aube piquer une tête dans les marais pour y pêcher son petit déjeuner.
— Si fait, et comment ! s’écria-t-il d’une voix forte et aiguë. Nous attendions ce moment avec impatience, je dirais même plus, avec grande impatience. Quelle heureuse, fort heureuse rencontre ! Bienvenue, messires ! Puissiez-vous passer la plus heureuse des soirées dans cette demeure dont je ne suis que l’éphémère propriétaire. Puissent vos jours être longs sur la terre !
Roland serra la main osseuse qu’on lui tendait, en sentit craquer les jointures sous sa poigne, guetta une expression de malaise sur le visage du Maire et fut soulagé de ne rien y lire de la sorte. Il lui fit un profond salut, la jambe bien tendue.
— William Dearborn, pour vous servir, Maire Thorin. Merci de votre accueil et puissent aussi vos jours être longs sur la terre.
« Arthur Heath » présenta ensuite ses hommages, suivi de « Richard Stockworth ». Le sourire de Thorin devenait plus radieux à chaque nouveau et profond salut. Rimer avait beau faire, il était visiblement peu habitué à manifester sa joie. L’homme aux longs cheveux blancs prenant un verre de punch le passa à sa compagne sans se départir de son fin sourire. Roland était conscient que tous ceux présents dans la pièce — le nombre des invités avoisinait la cinquantaine — avaient les yeux fixés sur eux. Mais ce qu’il sentait avant tout, lui effleurant la peau comme un doux battement d’aile, c’était son regard à elle. Il distinguait la soie bleue de sa robe, du coin de l’œil, mais n’osait pas la regarder en face davantage.
— Avez-vous connu un voyage difficile ? s’enquérait Thorin. Avez-vous couru des aventures et affronté des périls ? Vous nous donnerez tous les détails au cours du dîner, j’y tiens, car nous avons peu d’hôtes venant de l’Arc Intérieur par les temps qui courent.
Son sourire avide, légèrement béat, disparut, et il fronça ses sourcils broussailleux.
— Êtes-vous tombé sur des patrouilles de Farson ?
— Non, Excellence, répondit Roland. Nous…
— Nenni, mon garçon. Pas d’Excellence entre nous, je ne le souffrirais pas. Et les pêcheurs et éleveurs de chevaux dont je suis l’humble serviteur ne le souffriraient pas, si jamais moi je le souffrais. Tenez-vous-en à Maire Thorin, je vous prie.
— Merci. Nous avons vu quantité de choses étranges au cours de notre périple, Maire Thorin, mais d’Hommes de Bien, point.
— Hommes de Bien ! éructa Rimer dont la lèvre supérieure se retroussa en un rictus des plus canins. Hommes de Bien, ah ouiche !
— Nous voulons tout entendre jusqu’au dernier mot, fit Thorin. Mais avant que mon impatience ne me fasse oublier les bonnes manières, jeunes gens, laissez-moi vous présenter les personnes qui m’entourent. Vous connaissez déjà Kimba ; quant à l’imposant personnage à ma gauche, il s’agit d’Eldred Jonas, le chef de ma garde rapprochée nouvellement créée.
Le sourire de Thorin se teinta momentanément d’embarras.
— Je ne suis point persuadé que cela s’imposait, car le Shérif Avery avait amplement suffi jusque-là à maintenir l’ordre et la paix dans notre petit coin du monde, mais Kimba a insisté. Et là où Kimba insiste, le Maire n’a plus qu’à s’incliner.
— Très sage de votre part, messire, fit Rimer, s’inclinant à son tour.
Et tout le monde de s’esclaffer, à l’exception de Jonas, dont le mince sourire persista. Il opina du chef.
— Ravi, messires, n’en doutez pas, dit-il d’une voix chevrotante et grêle.
Il leur souhaita ensuite à tous trois que leurs jours soient longs sur la terre, terminant par Roland sa tournée de poignées de main. Sa poigne sèche et ferme n’était absolument pas calquée sur le tremblement de sa voix. Roland remarqua alors l’étrange dessin bleu tatoué sur le dos de la main droite de cet homme, entre le pouce et l’index. Ça avait tout l’air d’un cercueil.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, fit Roland, à qui cela échappa.
C’était une salutation de son enfance et ce ne fut que plus tard qu’il prit conscience qu’on pouvait l’associer davantage à Gilead qu’à un endroit aussi rural qu’Hemphill. Rien d’autre qu’une légère bourde, mais il commençait à croire que leur marge pour ce genre d’erreur était plus étroite que son père ne l’avait estimé quand il avait envoyé Roland ici pour lui éviter de croiser la route de Marten.
— Les vôtres aussi, fit Jonas, jaugeant Roland d’un œil vif, avec une insistance proche de l’insolence et sans lui lâcher la main.
Puis il le libéra et se recula.
— Cordélia Delgado, fit le Maire Thorin, désignant ensuite du chef la femme qui s’entretenait avec Jonas.
Comme Roland s’inclinait devant elle, il perçut son air de famille avec Susan… sauf que la grâce et la générosité du visage de cette dernière étaient comme fripées et pincées sur celui qui lui faisait face à présent. Ce n’était pas là sa mère ; Roland devina que Cordélia Delgado était un peu trop jeune pour cela.
— Enfin notre très, très chère amie, Demoiselle Susan Delgado, termina Thorin, tout en émoi (Roland supposa qu’elle faisait cet effet à tous les hommes, même à un barbon comme le Maire).
Thorin, avec force mouvements de tête et sourires, la pressa d’avancer, l’une de ses mains aux jointures arthritiques au creux de ses reins, et Roland éprouva le poison d’une pique de jalousie. Ce qui était ridicule, étant donné l’âge canonique de cet homme et sa charmante et grassouillette épouse, mais nonobstant, il éprouva la chose et vivement encore. Aussi vivement que l’aiguillon au cul d’une abeille, aurait dit Cort.
Alors Susan releva son visage vers lui et il plongea à nouveau dans ses yeux. Ayant lu dans quelque poème ou nouvelle qu’on pouvait se noyer dans les yeux d’une femme, il avait trouvé ça absurde à l’époque. Il continuait à penser la même chose, tout en admettant que ce fût parfaitement possible. Et elle savait cela. Il perçut de la sollicitude, voire de la crainte, dans ses yeux.
Promettez-moi, si jamais nous nous rencontrons à la Maison du Maire, que vous ferez comme si c’était la première fois.
Le souvenir de ces paroles eut un effet dégrisant qui lui clarifia les idées et parut lui donner une vision plus large des choses. Suffisamment en tout cas pour qu’il prenne conscience que la voisine de Jonas, celle qui avait quelques traits en commun avec Susan, fixait cette dernière avec un mélange de curiosité et d’inquiétude.
Il fit un profond salut, effleurant à peine sa main tendue qui ne portait aucun anneau. Il n’en ressentit pas moins comme de l’électricité entre leurs doigts. À en juger par le léger agrandissement de ces yeux-là, elle avait ressenti la même chose.
— Enchanté de faire votre connaissance, sai, dit-il.
Ses efforts pour prendre un ton détaché tintèrent faussement à son oreille. Il s’était lancé, cependant, et il eut l’impression que le monde entier le (les) regardait et il n’y avait qu’une chose à faire : continuer. Il se tapota la gorge à trois reprises.
— Puissent vos jours être longs…
— Si fait, les vôtres aussi, Messire Dearborn. Grand merci, sai.
Elle se tourna vers Alain avec une vivacité frisant l’impolitesse, puis vers Cuthbert, qui la salua, se tapota la gorge avant de lui dire d’un ton empreint de gravité :
— Puis-je me coucher un instant à vos pieds, demoiselle ? Votre beauté m’a mis sur les rotules. Mais je ne doute pas que contempler votre profil d’en bas, la nuque pressée contre ce frais carrelage, ne me remette d’aplomb.
Tous éclatèrent de rire à cette saillie — y compris Jonas et Miss Cordélia. Susan rougit joliment et donna une tape sur le dos de la main de Cuthbert. Une fois n’étant pas coutume, Roland bénit le penchant invétéré de son ami pour les pitreries.
Un autre homme vint se joindre au groupe rassemblé près du bol de punch. Le nouveau venu, taillé comme un bloc et à l’étroit dans son habit, avait un teint richement coloré par le plein air plutôt que par la boisson et des yeux clairs nichés dans un réseau de rides. Un ranchero ; Roland avait suffisamment chevauché en compagnie de son père pour les reconnaître à l’allure.
— Des filles, à la pelle qu’vous pourrez en rencontrer ce soir, les gars, dit le nouvel arrivant, avec un sourire des plus amicaux. Leur parfum va vous griser, si vous y prenez point garde. J’aimerais tenter ma chance avant qu’vous fassiez leur connaissance. Fran Lengyll, pour vous servir.
Sa poignée de main était ferme et énergique ; aucun salut ou autre absurde politesse ne l’accompagnait.
— Le Rocking B m’appartient… ou plutôt, c’est moi qui lui appartiens, suivant comment on veut voir les choses. J’suis aussi le patron de l’Association du Cavalier (du moins tant qu’on m’en vire pas). C’est moi qui ai eu l’idée du Bar K. J’espère que ça vous botte.
— C’est parfait, monsieur, dit Alain. Propre, au sec et de la place pour vingt. Merci à vous. Vous vous êtes montré trop aimable.
— Bêtises que cela, fit Lengyll, semblant ravi tout de même tandis qu’il éclusait un verre de punch. On est tous embarqués dans la même galère, mon gars. John Farson n’est, qu’un méchant fétu de paille dans la meule de mauvaiseté des temps présents. Le monde a changé, à ce qu’on dit. Hum ! Si fait, il a changé et en bonne voie sur le chemin de l’enfer qu’il est ! Notre boulot, c’est d’empêcher que le foin tombe dans la fournaise autant qu’on peut, aussi longtemps qu’on peut. Au nom de nos enfants encore plus qu’à celui de nos pères.
— Oyez, oyez, fit alors le Maire Thorin d’une voix qui s’efforçait de tendre au sublime et s’abîmait à la place dans la fatuité.
Roland observa que le vieillard décharné agrippait l’une des mains de Susan (mais, les yeux rivés sur Lengyll, elle semblait ne pas s’en apercevoir), et soudain, il comprit : le Maire était soit son oncle soit un cousin germain. Lengyll les ignorait tous deux, son attention tournée entièrement vers les trois nouveaux venus, qu’il scruta chacun à son tour pour finir par Roland.
— Tout ce qu’nous autres à Mejis, on pourra faire pour vous aider, mon gars, t’auras qu’à me le demander à moi ou à John Croydon, Hash Renfrew, Jake White, Hank Wertner, à chacun comme à tous. Vous les rencontrerez ce soir, si fait, leurs femmes, leurs fils et leurs filles aussi, vous aurez qu’à demander. On a beau être ici à une sacrée trotte du moyeu central de la Nouvelle Canaan, on en est pas moins fortement en faveur de l’Affiliation. Si fait, très fortement.
— Bien parlé, fit tranquillement Rimer.
— Et maintenant, on va porter un toast pour fêter votre arrivée comme il sied, dit Lengyll. Vous avez déjà que trop attendu de goûter au punch. Vous devez m’avoir le gosier ensablé.
Se tournant vers les bols de punch et écartant l’échanson de la main, il s’empara de la louche dans le plus grand et magnifique des deux, voulant clairement leur faire l’honneur de les servir lui-même.
— Messire Lengyll, dit Roland calmement, mais avec une nuance de commandement dans la voix ; Fran Lengyll la perçut et se retourna.
— Le bol plus petit est celui sans alcool, n’est-ce pas ?
Lengyll rumina cela, ne comprenant pas d’emblée. Puis il haussa le sourcil. Pour la première fois de la soirée, il parut considérer Roland et ses compagnons non comme des symboles vivants de l’Affiliation et des Baronnies Intérieures, mais comme des êtres de chair et de sang. Des jeunes gens. De simples garçons, si on allait par là.
— Si fait ?
— Si vous vouliez bien avoir l’amabilité de puiser nos punchs dans ce bol-là.
Roland sentait tous les yeux fixés sur eux à présent. Les siens en particulier. Il maintint son regard fermement attaché à celui du ranchero, tout en jouissant d’une bonne vision périphérique, et il fut parfaitement conscient que le léger sourire de Jonas avait refait surface. Ce dernier savait déjà de quoi il retournait. Roland supposa que Thorin et Rimer aussi. Ces rats des champs en savaient plus long. Plus long qu’ils n’auraient dû, et il lui faudrait réfléchir à tout ça, à tête reposée. Pour l’heure, c’était le cadet de ses soucis.
— Nous avons oublié les visages de nos pères d’une manière qui n’est pas sans rapport avec notre envoi à Hambry.
Roland eut l’impression inconfortable d’entamer un discours, que ça lui plaise ou non. Il ne s’adressait pas — les dieux soient remerciés de cette petite attention — à toute l’assemblée, mais au cercle restreint d’auditeurs d’origine qui s’était passablement étoffé. Cependant, il n’avait pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout et à bon port, maintenant que le bateau était lancé.
— Je vous épargnerai les détails — que vous n’attendez pas que je vous fournisse, d’ailleurs —, mais je dois vous avouer que nous avons promis de ne pas nous autoriser un seul verre de spiritueux pendant notre séjour ici. En guise de pénitence, vous comprenez.
Son regard à elle. Il pouvait encore le sentir sur sa peau, semblait-il.
Il y eut un instant de silence complet au sein du petit groupe qui entourait les bols de punch, puis Lengyll déclara :
— Votre père serait fier de vous entendre parler avec autant de franchise, Will Dearborn — si fait. Mais quel gars de bonne trempe ne déplace point un peu d’air et ne fait du tapage de temps en temps ?
Il frappa sur l’épaule de Roland et, malgré sa poigne ferme et l’apparente sincérité de son sourire, il était difficile de déchiffrer son regard — on ne pouvait faire tout au plus que de vagues conjectures — tapi derrière plusieurs couches de rides.
— Puis-je être fier de vous à sa place ?
— Oui, fit Roland, lui souriant en retour. Je vous en remercie.
— Moi aussi, dit Cuthbert.
— Moi de même, ajouta Alain tranquillement, prenant la coupe de punch sans alcool que lui tendait Lengyll, devant lequel il s’inclina.
Lengyll remplit d’autres coupes et les passa rapidement à la ronde. Ceux déjà servis furent prestement délestés des leurs qu’on remplaça par de nouvelles, pleines de punch sans alcool. Tous les membres du petit cercle une fois servis, Lengyll se retourna, dans l’intention apparente de porter le toast lui-même. Rimer lui tapa sur l’épaule, faisant un léger non de la tête, et lui désigna le Maire des yeux. Cet honorable personnage les contemplait d’un œil plutôt rond, la mâchoire quelque peu pendante. Il fit penser à Roland à un Enfant du Paradis passionné par le mélodrame qui se joue sous ses yeux : ne lui manquaient que les pelures d’orange sur les genoux. Lengyll surprit le regard du Chancelier et acquiesça.
Rimer lança ensuite un coup d’œil au guitariste qui se trouvait au milieu de l’estrade. Il s’arrêta de jouer, imité par ses camarades. Les regards des invités convergèrent vers les musiciens, avant de revenir vers le centre de la pièce quand Thorin commença à discourir. Sa voix n’avait rien de ridicule quand il l’employait à l’usage qu’il en faisait à présent — elle était plaisante à entendre et portait bien.
— Gentes dames et messires, mes amis, dit-il. J’aimerais que vous vous joigniez à moi pour souhaiter la bienvenue à nos trois nouveaux amis — des jeunes gens issus des Baronnies Intérieures, de vaillants jeunes gens qui ont parcouru de grandes distances et bravé maints périls au nom de l’Affiliation et au service de l’ordre et de la paix.
Susan Delgado reposa sa coupe de punch, retira sa main (avec un peu de difficulté) de celle de son « oncle » qui l’étreignait et se mit à applaudir. D’autres convives l’imitèrent. La vague d’applaudissements qui balaya la pièce fut brève mais chaleureuse. Eldred Jonas ne lâcha pas sa coupe pour y prendre part, remarqua Roland.
Thorin se tourna tout sourires vers Roland. Il leva sa coupe.
— Puis-je vous gratifier d’un toast, Will Dearborn ?
— Si fait, et je vous en remercie, répondit Roland.
Des rires et une salve d’applaudissements accueillirent son emploi de « si fait ».
Thorin leva sa coupe encore plus haut. Tous ceux présents dans la pièce firent de même ; les cristaux miroitèrent comme des éclats d’étoile à la lumière du lustre.
— Gentes dames et messires, je vous livre William Dearborn d’Hemphill, Richard Stockworth de Pennilton et Arthur Heath de Gilead.
À ce dernier nom, il y eut des murmures et des hoquets surpris, comme si leur Maire avait annoncé Arthur Heath du Firmament.
— Faites échange de bons et loyaux services, rendez leur séjour à Mejis si agréable que leur souvenance en sera plus agréable encore. Aidez-les dans leur tâche et à faire progresser la cause qui est si chère à nos cœurs. Puissent leurs jours être longs sur la terre. Qu’il en soit ainsi, dit votre Maire.
— QU’IL EN SOIT AINSI, DISONS-NOUS TOUS ! tonnèrent-ils en écho.
Thorin but et l’ensemble des invités suivit son exemple. Il y eut encore des applaudissements. Roland se retourna, ne pouvant s’en empêcher, et rencontra encore une fois les yeux de Susan. Un instant, elle soutint son regard avec une franchise qui lui permit de s’apercevoir que sa présence la troublait presque autant que lui, la sienne. Puis la femme plus âgée qui lui ressemblait se pencha et lui murmura quelque chose à l’oreille. Susan se détourna, composant son visage tel un masque… mais il avait surpris le regard de ses yeux. Et il songea à nouveau que ce qui était fait pouvait être défait, et ce qui avait été dit pouvait être dédit.
Au moment où elles passaient dans la salle à manger, où l’on avait installé, ce soir-là, quatre longues tables à tréteaux (si proches qu’on pouvait à peine se faufiler entre elles), Cordélia tira sa nièce par la main à l’écart de Jonas et du Maire, qui étaient entrés en grande conversation avec Fran Lengyll.
— Pourquoi l’avez-vous regardé ainsi, mamzelle ? chuchota Cordélia, furieuse, le front barré par son pli vertical, qui semblait ce soir aussi profond qu’une tranchée. Quelle mouche a piqué ta jolie tête de linotte ? Ta.
Ce détail suffisait à instruire Susan de la colère noire de sa tante.
— Regardé qui ? Et comment ?
Sa voix ne l’avait pas trahie, se dit-elle, mais son cœur, oh ! son cœur…
La main qui tenait la sienne resserra son emprise, lui faisant mal.
— Ne jouez point à la finaude avec moi, Mamzelle Fraîche et Rose ! Avez-vous déjà vu cette paire de gambettes faites au moule auparavant ? Dites-moi la vérité !
— Non, comment l’aurais-je pu ? Vous me faites mal, ma tante.
Tante Cord eut un sourire sinistre et serra encore plus fort.
— Mieux vaut un moindre mal à présent qu’un plus grand par la suite. Refrénez votre impudence et baissez vos yeux de coquette.
— Ma tante, je ne sais point ce que vous…
— Je crois bien que si, la coupa Cordélia, sévèrement.
Elle poussa sa nièce contre les lambris pour permettre au flot des invités de passer devant elles. Quand le ranchero qui possédait le cottage près du leur les salua, Tante Cord le gratifia d’un sourire agréable et lui souhaita bonne nuitée avant de revenir à Susan.
— Écoutez, Mamzelle, et écoutez-moi bien. Si j’ai remarqué vos yeux de vache énamourée, vous pouvez être assurée que cela n’a pas échappé à une bonne moitié de la compagnie. Bon, ce qui est fait, est fait, mais on s’en tiendra là. Le temps de ces jeux de femme-enfant est révolu pour vous. Vous m’avez comprise ?
Susan garda le silence, son visage adoptant cet air buté que Cordélia détestait par-dessus tout et qui lui donnait envie de gifler sa nièce jusqu’à lui faire saigner le nez et jaillir les larmes de ses grands yeux de biche gris.
— Vous avez fait un serment et passé un contrat. Des papiers ont été signés, on a consulté la « sage-femme du Cöos », de l’argent a changé de mains. Et vous avez donné votre promesse. Si cela ne signifie rien pour vous, petite, rappelez-vous ce que cela signifierait pour votre père.
Les yeux de Susan s’emplirent à nouveau de pleurs et Cordélia se réjouit de ce spectacle. Son frère, d’une imprévoyance irritante, n’avait été capable que d’engendrer cette femme-enfant bien trop jolie…, mais même mort, il avait son utilité.
— Promettez-moi à présent de garder vos yeux dans votre poche, et que, si jamais ce garçon fait mine de venir vers vous, vous prendrez le large — si fait, le plus grand large possible — pour éviter de vous trouver sur son chemin.
— Je vous le promets, ma tante, murmura Susan.
Cordélia sourit. Elle était tout à fait charmante quand elle souriait.
— Très bien, alors. Entrons. On nous regarde. Prends mon bras, mon enfant !
Susan se cramponna au bras poudré de sa tante. Elles entrèrent côte à côte dans la salle à manger ; leurs robes bruissaient, le pendentif de saphir étincelait sur la poitrine renflée de Susan ; nombreux furent ceux qui remarquèrent leur ressemblance et songèrent combien le pauvre Pat Delgado aurait été heureux de les voir ainsi.
Roland était placé au haut bout de la table centrale ou tout comme, entre Hash Renfrew (ranchero plus mastoc encore que Fran Lengyll) et Coraline, la sœur de Thorin, personne plutôt maussade. Renfrew ne s’était pas montré manchot avec le punch ; à présent, tandis qu’on apportait le potage sur la table, il se mit en devoir de prouver qu’il ne l’était pas non plus avec l’aie.
Sa conversation roulait sur la pêche (« c’est plus ce qu’c’était, mon gars, même si on ramène p’us autant de poiscaille mutée ces jours dans les filets, c’est point pour autant une bénédiction »), sur l’agriculture (« les gens du coin, y peuvent faire pousser presqu’n’import’ quoi, tant qu’y s’agit d’blé ou d’fayots ») et enfin sur ce qui lui tenait clairement le plus à cœur : les chevaux, la chasse à courre et le ranch. Ces activités se poursuivaient comme toujours, si fait, bien que les temps aient été durs dans les Baronnies du bord de mer et des prairies depuis plus de quarante ans.
Mais les lignées ne se clarifiaient-elles pas ? demanda Roland. Elles avaient commencé à le faire là d’où il venait.
Si fait, convint Renfrew, négligeant sa soupe de pommes de terre pour mieux se bâfrer de lamelles de bœuf grillées au barbecue. Il les prenait à pleine poignée et les faisait descendre, arrosées d’ale. Si fait, jeune maître, les lignées se clarifiaient merveilleusement bien, ah ça oui, trois poulains sur cinq étaient de bon aloi — chez les pur-sang comme chez les races plus communes, sachez-le — et on pouvait conserver le quatrième pour le travail, sinon pour la reproduction. Un seul poulain sur cinq naissait, ces jours, avec des jambes en trop ou des yeux en trop, ou bien les entrailles à l’air, et c’était une bonne chose. Mais le nombre de naissances était en baisse, si fait ; les étalons avaient toujours autant de raideur dans leurs mousquets, semblait-il, mais plus assez de poudre ni de balles.
— J’vous demande bien l’pardon m’dame, fit Renfrew, se penchant brièvement par-delà Roland vers Coraline Thorin.
Cette dernière lui sourit du bout des dents (sourire qui rappela à Roland celui de Jonas), plongea laborieusement sa cuillère dans le potage et ne répondit rien. Renfrew vida sa coupe d’ale, en claquant des lèvres sans retenue et la tendit derechef. Pendant qu’on la lui remplissait, il se retourna vers Roland.
La situation n’était point bonne, comme elle l’avait été autrefois, mais elle pourrait être pire. Serait pire, si jamais cet enculé de Farson parvenait à ses fins. (Cette fois-là, il ne prit pas la peine de s’excuser auprès de sai Thorin.) Il fallait qu’ils se serrent tous les coudes, c’était peu de le dire — riches et pauvres, grands et petits — tant qu’il pouvait en survenir quelque bien. Et puis, il renchérit sur les propositions de Lengyll, disant à Roland que lui et ses compagnons n’avaient qu’à nommer tout ce dont ils auraient besoin ou qu’ils désireraient.
— Nous fournir des renseignements devrait suffire, dit Roland. Sur nombre de choses.
— Si fait, on a jamais vu d’« compteur » sortir sans ses nombres, tomba d’accord Renfrew en un rire postillonnant de bière.
À gauche de Roland, Coraline Thorin grignota une bribe de verdure (elle avait à peine touché au bœuf en lamelles) et, avec un mince sourire, continua à jouer au petit bateau avec sa cuillère. Roland devinait cependant que ses oreilles n’en perdaient pas une et que son frère aurait un rapport détaillé de la conversation. À moins que ce rapport ne soit destiné à Rimer. Car, même s’il était encore trop tôt pour le dire, Roland soupçonnait que Rimer pourrait bien être celui qui détenait vraiment le pouvoir ici. Le partageant peut-être avec sai Jonas.
— Par exemple, dit Roland, combien de chevaux de selle pensez-vous que nous pouvons notifier à l’Affiliation ?
— La dîme ou le total ?
— Le total.
Renfrew reposa sa coupe et parut se livrer à un petit calcul. Roland surprit de l’autre côté de la table un bref échange de regards entre Lengyll et Henry Wertner, le Maquignon de la Baronnie. Ils avaient tout entendu. Et il remarqua aussi autre chose quand il reporta son attention vers son voisin et commensal : Hash Renfrew était ivre, mais pas autant qu’il désirait que le jeune Will Dearborn le crût.
— Le chiffre total, m’avez-vous dit — pas simplement celui qu’on doit à l’Affiliation ou qu’on pourrait lui expédier à la rigueur.
— Oui.
— Eh bien, voyons voir, jeune sai. Fran a dans les cent quarante bêtes. John Croydon doit avoisiner les cent. Hank Wertner en possède quarante en propre et s’occupe de soixante autres, le long de l’Aplomb, pour la Baronnie. D’la viande ch’valine pour l’Gouvern’ment, Messire Dearborn.
Roland sourit.
— Je sais tout ça. Sabots fendus, bas d’encolure, lents, ventres sans fond.
Renfrew acquiesça en riant aux éclats… mais Roland n’en mit pas moins en doute la jovialité du bonhomme. À Hambry, les eaux de surface et les souterraines semblaient couler dans des directions opposées.
— Quant à moi, j’ai connu dix, douze mauvaises années — fièvre cérébrale, seimes, malandres, escarres. À une époque, y a eu jusqu’à deux cents chevaux en liberté sur l’Aplomb, portant la marque de Lazy Susan ; doit pas y en avoir plus de quatre-vingts, ces jours.
Roland approuva du chef.
— Donc, nous parlons de quatre cent vingt têtes.
— Oh d’bien plus qu’ça, dit Renfrew, toujours joyeux.
Voulant saisir sa coupe d’ale, il la frappa du revers d’une main rougie par les intempéries et les travaux, et la renversa. Il la redressa en maudissant le serveur qui tardait à la lui remplir.
— Plus que ça ? l’aiguillonna Roland, quand Renfrew fut enfin prêt et paré à relever le coude.
— Faut point oublier, Messire Dearborn, qu’on est ici dans un pays de ch’vaux plus que d’poiscaille. On s’taille des croupières, les pêcheurs et nous, mais y a plus d’un racleur d’écaillés qu’a un bourrin attaché derrière sa baraque, ou dans les écuries d’la Baronnie s’il a point d’toit pour protéger son ch’val d’la pluie. C’est son pauv’ pa qui s’occupait des écuries d’la Baronnie.
Renfrew désigna de la tête Susan, assise en face de Roland, à trois sièges d’écart — juste à l’angle du Maire qui présidait, comme de bien entendu. Roland jugea sa présence à cette place des plus singulières, étant donné que la Dame du Maire avait été reléguée à l’autre bout de la table, entre Cuthbert et un ranchero quelconque qu’on ne leur avait pas encore présenté.
Roland supposa qu’un vieux bonhomme comme Thorin préférait avoir à sa main une jeune et jolie parente pour attirer l’attention générale vers lui ou encore pour lui réjouir l’œil, mais ça ne laissait pas de l’intriguer. C’était presque une insulte à sa propre moitié. S’il était fatigué de sa conversation, pourquoi ne pas lui faire présider une autre tablée ?
Ils ont leurs propres coutumes, voilà tout, et ces coutumes-là ne te concernent en rien. En revanche, le décompte des chevaux farfelu de ton voisin, ça te concerne.
— D’après vous, combien y aurait-il d’autres chevaux en liberté au total ? demanda-t-il à Renfrew.
Ce dernier le fixa d’un air finaud.
— Une réponse honnête reviendra point me hanter, pas vrai, fiston ? J’appartiens à l’Affiliation — jusqu’à la moelle qu’j’lui appartiens, et on gravera Excalibur sur ma tombe, probabl’ — mais j’verrai point Hambry ni Mejis dépouillées d’tous leurs trésors.
— Cela n’arrivera pas, sai. Comment pourrions-nous vous forcer à nous livrer ce à quoi vous ne consentiriez jamais ? Toutes nos forces sont engagées au nord et à l’ouest contre l’Homme de Bien.
Renfrew réfléchit à cette observation, puis opina du chef.
— Ne m’appellerez-vous jamais Will ?
Le visage de Renfrew s’éclaira ; avec un signe d’assentiment, il lui tendit la main une seconde fois. Avec un large sourire, il vit Roland la serrer entre les deux siennes, cette fois : poignée de main dessus-dessous, fort prisée des meneurs de chevaux et des cow-boys.
— Nous vivons des temps mauvais, Will, qu’ont engendré de mauvaises manières. J’dirais qu’à mon avis, y a probabl’ encore cent cinquante ch’vaux dans Mejis et alentour. Des bons, j’entends.
— De première bourre.
Renfrew approuva, tapant dans le dos de Roland avant d’ingérer une imposante lampée d’ale.
— De première bourre, si fait.
Au haut bout de la table où ils étaient assis éclatèrent des rires. Jonas avait apparemment dit quelque chose de drôle. Susan riait sans retenue, la tête renversée en arrière, les mains serrées sur le pendentif de saphir. Cordélia, assise entre la jeune fille à sa gauche et Jonas à sa droite, riait elle aussi. Thorin, absolument tordu de rire, se balançait d’avant en arrière sur sa chaise, se frottant les yeux d’une serviette.
— La jolie fille que v’là, fit Renfrew, avec une quasi-vénération.
Roland aurait juré qu’un léger bruit — un pfff féminin ? — avait été émis par sa voisine. Lui jetant un coup d’œil, il aperçut sai Thorin se débattant toujours avec son potage. Il reporta son regard vers le haut bout de la table.
— Le Maire est son oncle, son cousin, peut-être ? demanda Roland.
Ce qui arriva ensuite se grava avec une très grande netteté dans sa mémoire, comme si quelqu’un avait soudain rehaussé les couleurs et amplifié les sons ambiants. Les guirlandes de velours derrière la tête de Susan parurent soudain d’un rouge plus violent ; le rire croassant de Coraline Thorin s’apparenta au craquement d’une branche de bois mort sous le pied. Il était suffisamment fort pour faire cesser les conversations alentour et attirer tous les regards, songea Roland… mais seuls Renfrew et les deux rancheros assis de l’autre côté de la table parurent s’en apercevoir.
— Son oncle !
C’était pour elle le premier échange de la soirée.
— Son oncle, elle est bien bonne, celle-là. Hein, Rennie ?
Renfrew ne répondit rien, se contentant de repousser sa coupe d’ale et attaquant finalement son potage.
— Vous m’surprenez fort, jeune homme, si fait. Vous avez beau venir de l’Intérieur, bonté divine, j’dirais que quiconque s’est chargé de vous apprendre les usages du monde réel — celui qui s’trouve ni dans les livres ni sur les cartes — s’est arrêté un poil trop tôt. C’est sa…
Suivit un mot si lourdement dialectal que Roland ne le reconnut pas. À l’oreille, on aurait dit sifine, à moins que ce ne fût shivine.
— Plaît-il ?
Il souriait, mais d’un sourire qui devait être d’une froideur et d’une fausseté à tout crin, lui parut-il. Il avait un poids sur l’estomac, comme si le punch, le potage et l’unique lamelle de bœuf qu’il avait mangée par politesse ne formaient plus qu’une boule. Il lui avait demandé êtes-vous une servante, sous-entendant par là servez-vous à table. Peut-être servait-elle, mais selon toute apparence dans une pièce bien plus privée que celle où il se trouvait. Il ne voulut soudain plus rien entendre ; la signification du mot qu’avait employé la sœur du Maire n’avait plus le moindre intérêt pour lui.
Une autre crise de fou rire secoua le haut de la table. Susan, les joues congestionnées, les yeux étincelants, riait à gorge déployée. Une bretelle de sa robe avait glissé le long de son bras, dévoilant le tendre creux de son aisselle. Comme il la regardait, le cœur plein de crainte et de désir, elle la remit en place d’un geste machinal.
— Ça signifie « tranquille petit bout de femme », dit Renfrew, visiblement mal à l’aise. C’est un ancien terme, qu’on emploie plus guère, ces jours…
— Tais-toi donc, Rennie, lui intima Coraline Thorin qui ajouta, se tournant vers Roland : C’est rien qu’un vieux cow-boy, il ne peut jamais s’empêcher de pelleter du crottin même quand il est loin de ses bourrins bien-aimés. Shivine veut dire épouse de seconde main. Du temps de mon arrière-grand-mère, ça désignait une putain… mais d’une certaine catégorie.
Elle fixa Susan de ses yeux délavés : cette dernière sirotait de l’aie à présent, puis se retourna vers Roland. Elle avait dans le regard une lueur d’amusement sinistre que Roland ne prisa guère.
— La catégorie de putain qu’on paie en espèces sonnantes et trébuchantes, la catégorie trop bonne pour le simple chaland.
— C’est sa gueuse ? demanda Roland, les lèvres comme frottées de glace.
— Si fait, dit Coraline. Point encore consommée, pas avant la Moisson — ce qui ne rend point très heureux mon frère, je vous le garantis —, mais achetée et payée tout comme dans l’ancien temps, assurément.
Coraline marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :
— Son père en mourrait de honte s’il pouvait la voir.
Elle s’exprimait sur un ton de satisfaction mélancolique.
— J’crois qu’y faut point juger l’Maire trop dur’ment, fit Renfrew d’un ton pontifiant et embarrassé.
Coraline l’ignora. Elle observait le profil de Susan, le doux renflement de sa poitrine au-dessus de la ganse de soie du corsage, la masse dénouée de ses cheveux. Toute trace d’humour avait disparu du visage de Coraline Thorin, remplacée par une sorte de mépris glacial.
En dépit de lui-même, Roland se retrouva à imaginer les mains tout en jointures du Maire en train d’abaisser les bretelles de la robe de Susan, de ramper sur ses épaules nues, et de plonger comme des crabes grisâtres dans sa chevelure. Il tourna les yeux vers l’autre extrémité de la table et ce qu’il y vit n’était guère plus réjouissant : Olive Thorin, qu’on avait reléguée en bout de table, dévisageait les rieurs assis à l’opposé d’elle. Elle ne quittait pas des yeux son mari qui, non content de l’avoir remplacée par une belle jeune fille, lui avait fait don d’un pendentif qui démodait ses propres boucles d’oreilles en sourdfeux, par comparaison. Mais son visage ne reflétait ni haine ni mépris colérique comme celui de Coraline. La regarder en aurait été facilité, si tel avait été le cas. Elle fixait simplement son mari avec humilité, chagrin et confiance. À présent, Roland comprenait pourquoi il l’avait trouvée triste. Elle avait toutes les raisons de l’être.
Le groupe autour du Maire se mit à rire de plus belle ; Rimer, de la table voisine qu’il présidait, s’était penché vers eux pour les gratifier d’un bon mot. Il avait dû être particulièrement bon. Car cette fois, même Jonas riait. Susan, une main posée sur sa poitrine, prit sa serviette et s’en tamponna le coin de l’œil où perlait une larme de gaieté. Thorin recouvrit son autre main de la sienne. Elle tourna les yeux en direction de Roland, toujours rieuse, et rencontra son regard. Ce dernier songeait à Olive Thorin, assise en bout de table, avec le sel et les épices, un bol de potage qu’elle n’avait pas touché devant elle et ce sourire malheureux aux lèvres. Assise là où la jeune fille pouvait la voir, de même. Et il songea que, s’il avait été armé de ses revolvers, il aurait dégainé et logé une balle dans le cœur de pierre de cette petite pute de Susan Delgado.
Avant de se dire : qui espères-tu tromper ?
Puis l’un des serveurs déposa un plat de poisson devant lui. Roland n’avait jamais eu aussi peu faim de sa vie… mais il n’en mangerait pas moins, de même qu’il retournerait dans son esprit les questions soulevées par sa conversation avec Hash Renfrew du Ranch Lazy Susan. Il se souviendrait du visage de son père.
Pour ça oui, je m’en souviendrai très bien, se dit-il. Si seulement je pouvais oublier celui que je vois au-dessus de ce saphir, là-bas.
Le dîner n’en finissait pas, interminable, traînant en longueur. Nul moyen de s’échapper non plus par la suite : on avait retiré la table qui se trouvait au centre de la salle de réception et quand les convives y retournèrent — tel le reflux d’un mascaret — ce fut pour y former deux rondes adjacentes sous les directives d’un sémillant petit homme roux — que Cuthbert devait affubler par la suite du titre de Ministre des Ris et des Jeux du Maire Thorin.
L’alternance fille-garçon, fille-garçon, fille-garçon, dans chaque ronde se mit en place avec force rires et difficultés (Roland supputa que deux tiers des invités étaient maintenant bien beurrés), puis les guitaristes attaquèrent une quesa. Ce qui se révéla une sorte de reel[6]. Les rondes tournaient en sens inverse jusqu’à l’arrêt momentané de la musique. Le couple formé alors par le point d’intersection des deux rondes venait danser au centre du cercle de la cavalière, au milieu des vivats et des battements de mains du reste des participants.
Le musicien-chef supervisait cette vieille tradition, apparemment fort goûtée, avec une propension au ridicule : il arrêtait ses muchachos de manière à former les couples les plus drolatiques : une grande avec un petit, une grosse avec un maigrichon, une vieille avec un jeune (Cuthbert se retrouva ainsi apparié à une cavalière qui aurait pu être son arrière-grand-mère, salué par les caquètements cacochymes de la sai et les rugissements d’approbation de la compagnie).
Puis, au moment même où Roland se disait que cette danse stupide n’en finirait jamais, la musique s’arrêta et il se retrouva face à face avec Susan Delgado.
Un court instant, il ne put rien faire d’autre que la fixer, avec la sensation que ses yeux allaient lui jaillir de la tête et ses pieds refuser stupidement de bouger. Puis Susan leva les bras, la musique démarra, ceux qui faisaient la ronde (au nombre desquels le Maire Thorin et le vigilant Eldred Jonas au fin sourire) applaudirent, et il l’entraîna dans la danse.
Au début, tout en lui faisant décrire une figure tournoyante (ses pieds se mouvant avec leur grâce et leur précision habituelles, engourdis ou pas), il eut l’impression d’être vitrifié. Puis il prit conscience du corps de Susan contre le sien, du bruissement de sa robe et il ne fut que trop humain à nouveau.
Elle se rapprocha de lui un bref instant et, quand elle parla, il sentit son souffle lui chatouiller l’oreille. Il se demanda si une femme pouvait vous rendre fou — au sens littéral du terme. Il ne l’aurait pas cru jusqu’à ce soir. Mais ce soir, tout avait changé.
— Merci de votre discrétion et de votre bienséance, chuchota-t-elle.
Il se détacha légèrement d’elle tout en la faisant virevolter, sa main au creux de ses reins — sa paume reposant sur la fraîcheur du satin, ses doigts effleurant la tiédeur de sa peau. Susan calquait ses pas sur les siens, sans trébuchement ni hésitation ; elle évoluait avec une grâce parfaite, ses petons chaussés de pantoufles de soie fragile n’étant pas le moins du monde effarouchés par ses grands pieds bottés.
— Je sais me montrer discret, sai, répondit-il. Quant à la bienséance, je suis étonné que vous connaissiez ce mot.
Elle leva les yeux vers son visage empreint de froideur et son sourire s’évanouit. Il vit un éclair de colère lui succéder, mais surtout qu’elle était blessée, comme s’il l’avait frappée. Il en fut heureux et navré à la fois.
— Pourquoi me parler ainsi ? murmura-t-elle.
La musique s’interrompit avant qu’il ait pu lui répondre… bien qu’il n’eût aucune idée de la réponse qu’il aurait pu lui faire. Elle lui fit une révérence et lui, un salut, tandis qu’autour d’eux éclataient sifflements et applaudissements. Ils reprirent leurs places dans leurs rondes respectives et les guitares repartirent de plus belle. Roland, les mains prises de chaque côté, se remit à tourner en rond.
Rire. Taper des pieds. Battre des mains suivant le tempo. La sentir quelque part dans son dos, en train de faire la même chose que lui. Se demander si elle désirait aussi fortement que lui être loin d’ici, dans le noir, se retrouver solitaire dans l’obscurité afin de tomber le masque et de se laisser consumer par son visage en feu.
Aux alentours de dix heures du soir, le trio de jeunes gens des Baronnies Intérieures prit congé de ses hôtes avant de se faufiler dans la nuit d’été embaumée. Cordélia Delgado, qui se tenait près d’Henry Wertner, le Maquignon de la Baronnie, observa qu’ils devaient être recrus de fatigue. Wertner éclata de rire en entendant ce propos et répondit avec un accent tellement à couper au couteau qu’il en devenait comique.
— Nenni, m’dam’, les gars d’c’t âge-là, sont com’ des rats qu’explor’ un tas d’bois après une pluie de mill’ diab’, si fait. Les baraqu’ du Bar K les r’verront point d’sitôt.
Olive Thorin quitta la salle de réception peu de temps après Roland et ses amis, prétextant une migraine. Elle était d’une pâleur qui rendait son excuse presque crédible.
À onze heures, le Maire, son Chancelier et le chef de sa garde prétorienne nouvellement constituée conversaient dans le bureau de Thorin avec la poignée de derniers invités à s’être attardés (tous étaient des rancheros, membres de l’Association du Cavalier). Les échanges de propos furent brefs mais vifs. Plusieurs des rancheros présents exprimèrent leur soulagement devant la jeunesse des émissaires de l’Affiliation. Eldred Jonas ne releva pas cette remarque, se contentant d’examiner ses mains pâles aux longs doigts sans se départir de son fin sourire.
À minuit, Susan se déshabillait, s’apprêtant à se mettre au lit. Elle n’avait pas du moins à se mettre en peine pour le saphir ; le joyau, propriété de la Baronnie, avait réintégré le coffre-fort de la Maison du Maire, avant son départ, malgré tout ce que Messire Will Dearborn aux Grands Airs pouvait penser à son sujet et à celui du bijou. Le Maire Thorin en personne (elle ne pouvait se résoudre à l’appeler Hart, bien qu’il l’en ait priée — et elle n’y arrivait même pas à part soi) le lui avait repris. Ça avait eu lieu dans le vestibule qui flanquait la salle de réception, près de la tapisserie où l’on voyait Arthur l’Aîné sortant son épée de la pyramide où elle avait été mise au tombeau. Et lui (Thorin, pas l’Aîné) avait sauté sur l’occasion pour l’embrasser sur la bouche et lui tripoter brièvement et maladroitement les seins — cette partie de son corps qu’elle avait estimée bien trop dénudée tout au long de cette interminable soirée.
— Je brûle qu’on soit à la Moisson, lui avait-il glissé d’un ton mélodramatique à l’oreille, son haleine fleurant le cognac. Chaque jour de cet été me semble durer un siècle.
À présent, de retour dans sa chambre, alors qu’elle se brossait les cheveux avec vigueur en regardant au-dehors la lune déclinante, Susan songeait que, de sa vie, elle n’avait jamais été aussi furieuse qu’en cet instant : furieuse contre Thorin, furieuse contre Tante Cord, furieuse contre cet hypocrite de Will Dearborn, jouant les petits saints. Mais par-dessus tout, furieuse contre elle-même.
— Il y a trois choses que l’on peut faire dans n’importe quelle situation, lui avait dit une fois son père. Tu peux décider de faire une chose, tu peux décider de ne point la faire… ou tu peux décider de ne point décider.
Cette dernière alternative, son père n’avait pas eu besoin de le lui préciser, était le choix des faibles et des imbéciles. Elle s’était juré de ne jamais le privilégier… et, pourtant, elle s’était laissé entraîner et engluer dans cette situation nauséabonde. À présent, tous les choix lui paraissaient mauvais et indignes, toutes les issues de secours, autant de chemins bloqués par des éboulements ou bourbeux jusqu’au moyeu.
Dans sa chambre de la Maison du Maire (elle n’avait pas partagé celle de Hart depuis une dizaine d’années ni son lit, même brièvement, depuis un lustre), Olive, vêtue d’une chemise de nuit de coton sans falbalas, contemplait elle aussi la lune à son déclin. Après s’être réfugiée en cet endroit sûr, elle avait pleuré… mais point très longtemps. Elle avait à présent les yeux secs et se sentait aussi creuse qu’un arbre mort.
Qu’est-ce qui était le pire ? Que Hart n’ait pas compris à quel point elle avait été humiliée, et pas seulement pour son propre compte. Il était trop occupé à se pavaner et à faire le beau (et aussi à glisser un œil à la moindre occasion dans le décolleté de sai Delgado) pour s’apercevoir que les autres — jusqu’à son Chancelier — faisaient des gorges chaudes de lui, derrière son dos. Cela prendrait fin peut-être quand cette fille retournerait chez sa tante avec un gros ventre, mais ce ne serait point avant plusieurs mois. La sorcière y avait veillé. Ce serait même plus long si la fille avait du retard à l’allumage. Mais quel était le plus bête, le plus humiliant de tout ? N’était-ce pas qu’elle, Olive, fille de John Haverty, aimât encore son mari ? Hart avait beau se montrer le plus outrecuidant, vaniteux et fat des hommes, n’empêche qu’elle l’aimait toujours.
Il y avait autre chose, tout à fait indépendante du fait que Art virait au bouc lubrique sur ses vieux jours : elle était persuadée qu’une machination se tramait, quelque chose de dangereux et probablement de tout à fait déshonorant. Hart était vaguement au courant, mais elle ne pressentait que trop qu’il savait seulement ce que Kimba Rimer et ce hideux bancroche voulaient bien qu’il sût.
Fût une époque, pas si lointaine, où Hart ne se serait point laissé rouler de la sorte par un Rimer ou par ses pareils, une époque où au premier coup d’œil qu’il aurait jeté sur un Eldred Jonas et ses amis, il les aurait expédiés vers l’Ouest, avec à peine un repas chaud dans l’estomac. Mais tout cela datait d’avant que Art ne s’entiche des yeux gris, de la poitrine ferme et du ventre plat de sai Delgado.
Olive baissa la lampe, souffla la flamme et se glissa dans son lit où elle verrait poindre l’aube sans avoir fermé l’œil.
À une heure du matin, il ne restait plus personne dans les pièces de réception de la Maison du Maire, à l’exception d’un quarteron de femmes de ménage, effectuant leurs tâches en silence (mais avec une certaine nervosité) en présence d’Eldred Jonas. Quand l’une d’elles, relevant la tête, s’aperçut qu’il n’était plus assis à fumer sur la banquette dans l’embrasure de la fenêtre, elle passa le mot à voix basse à ses consœurs. Toutes prirent immédiatement un peu leurs aises. Sans aller cependant jusqu’à fredonner ni à rire. El spectro, l’homme au cercueil bleu tatoué sur la main, cantonné dans l’ombre, était bien capable de les avoir encore à l’œil.
À deux heures du matin, les femmes de ménage étaient parties à leur tour. C’était le moment de la nuit où, à Gilead, une fête atteignait à peine son apogée, où bavardages et commérages avaient le plus d’éclat, mais Gilead était loin, non seulement dans une autre Baronnie, mais dans un autre monde, semblait-il. On était ici dans l’Arc Extérieur et dans les Baronnies Extérieures, où même la bonne société se couchait tôt.
Aucun membre de la gentry n’était d’ailleurs visible au Repos des Voyageurs ; et sous l’œil panoramique du Gai Luron, la nuit était encore passablement jeune.
À une extrémité du saloon, des pêcheurs, n’ayant pas pris la peine de retirer leurs bottes, buvaient et jouaient au Surveille-Moi en misant de petites sommes. Il y avait, à leur droite, une table de poker ; à leur gauche, un noyau de supporters braillards — des cow-boys pour la plupart — s’alignaient le long de l’Allée de Satan, regardant rebondir les dés qui dévalaient le tapis de velours en pente. À l’autre bout de la pièce, Sheb McCurdy martelait un boogie désaccordé, la main droite volant sur les touches, la gauche pompant, la sueur lui dégoulinant du cou et le long de ses joues pâlichonnes. Debout près de lui, perchée sur un tabouret, Pettie le Trottin secouait son énorme popotin et braillait les paroles de la chanson à s’en casser la voix.
Viens voir par ici, Bébé,
Y a de la volaille dans le poulailler
Où ça le poulailler ?
À qui le poulailler ?
Le mien de poulailler !
Viens voir par ici, Bébé,
Prends ton taureau par les cornes,
Et ton pied.
Sheemie s’arrêta près du piano, le baquet dit « du chameau » à la main, et, souriant à la chanteuse, tenta de joindre sa voix à la sienne. Pettie d’une tape lui fit passer son chemin, sans qu’un mot, un boum ou un badaboum lui échappent. Sheemie s’éloigna en émettant son rire si particulier qui, malgré sa hauteur dans les aigus, n’était pas déplaisant.
Une partie de fléchettes était en cours ; dans un box, près du fond, une putain qui redorait son blason en se faisant appeler Comtesse Jillian de Haut Killian (une lignée de sang royal de la lointaine Garlan, mes chéris, le dessus du panier, quoi) tentait de mener de front deux branlettes tout en fumant la pipe. Enfin, alignés le long du bar, tout un assortiment de mauvais sujets (vagabonds, vachers, bouviers, meneurs de chevaux, conducteurs de diligence, charretiers, charrons, charpentiers, escrocs, éleveurs, bateliers, porte-flingues) levait le coude sous la double tête du Gai Luron.
Les deux seuls porte-flingues de l’endroit buvaient en Suisses au bout du bar. Personne n’essaya de se joindre à eux, et pas seulement parce qu’ils arboraient du fer crachant le feu dans des étuis bas sur les hanches, à la façon des pistoleros. Les revolvers, pour n’être pas courants, n’étaient pas inconnus à Mejis, ces jours, et on ne les craignait pas particulièrement. Mais ces deux types-là avaient l’air renfrogné de ceux qui ont consacré une longue journée à une tâche qu’ils n’avaient aucune envie de remplir — l’air de types prêts à déclencher une bagarre pour un rien qui seraient ravis, histoire de bien boucler la journée, d’expédier à son domicile le mari d’une veuve de fraîche date, les pieds devant dans un chariot express.
Stanley, le barman, leur servait whiskey sur whiskey sans tenter de lier conversation, même en leur lançant un truc du genre « chaude journée, messires, n’est-ce pas ? ». Ils empestaient la sueur et leurs mains poissaient de résine de pin. Ce qui n’empêchait pas Stanley de distinguer les cercueils qui y étaient tatoués en bleu. Leur ami, le vieux vautour boiteux aux cheveux de fille et à la patte folle, était absent du moins. Aux yeux de Stanley, si Jonas était sans conteste le pire des Grands Chasseurs du Cercueil, ces deux-là étaient déjà bien assez patibulaires, et il n’avait nullement l’intention de les prendre à rebrousse-poil s’il pouvait l’éviter. Avec un peu de chance, personne ne s’y frotterait ; et d’ailleurs, ils avaient l’air suffisamment fatigués pour ne pas faire de vieux os.
Reynolds et Depape étaient crevés, pour ça oui — ils avaient passé la journée à Citgo à camoufler toute une rangée de citernes vides affublées sur leurs flancs de noms dépourvus de sens (TEXACO, CITGO, SUNOCO, EXXON). Ils avaient bien dû se coltiner et empiler une foultitude de branches de pin, à ce qu’il leur avait semblé. Mais n’avaient pas prévu pour autant de mettre un terme à leur beuverie de bonne heure. Depape l’aurait peut-être fait si Sa Majesté avait été disponible, mais cette jeune beauté (Gert Moggins de son vrai nom) était de corvée de ranch et ne reviendrait pas d’ici deux soirs.
— Et même d’ici une semaine, s’il y a du cash et du bon à glaner, déclara Depape, avec morosité, remontant ses lunettes sur son nez.
— Qu’est-ce que t’en as à foutre ? fit Reynolds.
— La lui foutre, justement, si je pouvais, mais j’peux pas.
— J’vais me prendre une assiette de ce truc offert par la maison, dit Reynolds, montrant du doigt, à l’autre extrémité du bar, un plein seau en étain de clams fumants, qu’on venait d’apporter de la cuisine.
— Tu en veux ?
— Ça ressemble à des filaments de morve et ça descend dans le gosier tout pareil. Ramène-moi plutôt de la viande séchée.
— OK, partenaire.
Reynolds longea le bar, chacun s’écartant pour livrer un large passage autant à lui qu’à sa cape gansée de soie.
Depape, plus morose que jamais pour s’être remis Sa Majesté en tête, l’imagina engloutir cow-boys et spareribs là-bas au Piano Ranch ; il avala son verre d’un trait, grimaça en humant l’odeur forte de résine de pin sur sa main et tendit son verre en direction de Stanley Ruiz.
— Remplis-moi ça, chien ! beugla-t-il.
Un cow-boy, dos, fesses et coudes appuyés au bar, s’en décolla d’un sursaut en entendant la gueulante de Depape. Il n’en fallut pas plus pour que la danse commence.
Sheemie se pressait vers le passe-plat par où les coquillages avaient fait leur apparition. Il tenait à présent devant lui à pleines mains le baquet. Plus tard, quand le Repos commencerait à se vider, son boulot consisterait à tout nettoyer. Pour l’heure, il se bornait à circuler avec le baquet du chameau, dans lequel il vidait tous les fonds de verre qui traînaient. Cet élixir terminait dans une cruche derrière le bar. Ladite cruche était libellée avec justesse — PISSE DE CHAMEAU — et on pouvait en obtenir un double petit verre pour trois sous. C’était là un breuvage réservé aux téméraires ou aux impécunieux, mais bon nombre de membres de ces deux catégories défilaient chaque soir sous le regard sévère du Gai Luron ; vider la cruche posait rarement problème à Stanley. Et si d’aventure elle n’était pas vide en fin de soirée, eh bien, il y avait toujours une nouvelle soirée qui succédait à la première. Sans parler d’un nouveau contingent d’imbéciles à abreuver.
Mais en cette occasion, Sheemie ne devait jamais atteindre la cruche de Pisse de Chameau derrière l’extrémité du bar. Trébuchant sur la botte du cow-boy qui venait de sursauter, il tomba à genoux avec un grognement de surprise. Le contenu du baquet se répandit en clapotant devant lui et obéissant en cela à la Première Loi de Malignité Satanique — à savoir, si le pire peut arriver, d’habitude il arrive — vint éclabousser Roy Depape, des genoux jusqu’aux pieds, d’un cocktail bière, graf et tord-boyaux à vous faire monter les larmes aux yeux.
Toute conversation cessa au bar ; et même les hommes agglutinés autour du tapis de dés se turent. Sheb aperçut en se retournant Sheemie à genoux devant l’un des hommes de Jonas et s’arrêta de jouer. Pettie, fermant fort les yeux pour mettre toute son âme dans sa voix, continua à chanter trois ou quatre mesures a cappella avant d’appréhender le silence qui se propageait comme une ride sur l’eau. Cessant de chanter, elle rouvrit les yeux. Ce silence-là annonçait en général que quelqu’un allait se faire descendre. Si c’était le cas, elle n’entendait pas manquer ça.
Depape demeura parfaitement immobile, respirant à plein nez l’aigre puanteur d’alcool qui montait du sol. Mais l’odeur, il s’en foutait ; grosso modo, celle de résine de pin la battait de cent coudées. Il se foutait également que son pantalon lui colle aux genoux. Cela aurait été légèrement plus irritant, en revanche, si quelques gouttes de ce nectar avaient coulé dans ses bottes, mais non, pas une seule.
Sa main se porta d’elle-même sur la crosse de son revolver. Dieux et déesses, voilà qui allait détourner son esprit de ses mains poisseuses et de l’absence d’une pute. Et une bonne distraction valait bien un petit arrosage.
Le silence insonorisait la salle à présent. Stanley se tenait raide comme un soldat au garde-à-vous derrière le bar, tirant avec nervosité sur l’un de ses brassards élastiques. À l’autre extrémité du bar, Reynolds fixait son partenaire avec un vif intérêt. Il prit un clam dans le seau fumant et en brisa la coquille contre le rebord du bar, comme celle d’un œuf dur. Toujours à genoux, Sheemie leva vers Depape de grands yeux apeurés, mangés par ses mèches noires en bataille. Il fit de son mieux pour sourire.
— Eh bien, mon garçon, on peut dire que tu m’as copieusement arrosé, fit Depape.
— Désolé, mon grand, j’m’suis pris un croche-pa-patte, fit Sheemie, balançant une main par-dessus son épaule : quelques gouttes de pisse de chameau volèrent du bout de ses doigts.
Quelque part quelqu’un s’éclaircit la gorge avec nervosité — raa-aagh ! La pièce était pleine d’yeux aux aguets et le calme qui la baignait permettait à chacun d’entendre le vent sur l’avant-toit et, à trois kilomètres de là, les vagues qui venaient se briser sur les rochers de la Pointe d’Hambry.
— Putain, qu’est-ce que tu nous baratines, toi ? s’exclama le cow-boy qui avait sursauté.
Il avait autour de vingt ans et peur tout à coup de ne plus jamais revoir sa maman.
— T’amuse point à m’coller tes emmerdes sur le dos, pauv’ débile.
— Peu importe comment c’est arrivé, reprit Depape, conscient d’avoir un public et sachant qu’avant tout un public réclame d’être diverti.
Sai R.D. Depape, histrion-né, entendait bien ne pas décevoir cette attente.
Pinçant son pantalon de velours au-dessus du genou, il en remonta les jambes : le bout de ses bottes apparut, luisant d’humidité.
— Regarde un peu dans quel état t’as mis mes bottes.
Sheemie tout sourire levait des yeux terrifiés vers lui.
Stanley Ruiz décida qu’il ne pouvait pas laisser les choses continuer ainsi sans tenter au moins de les arrêter. Il avait connu Dolores Sheemer, la mère du garçon ; il était même possible qu’il en soit le père. Dans tous les cas, il aimait bien Sheemie. C’était un simplet, mais il avait bon cœur ; il ne buvait jamais et faisait toujours bien son boulot. Il savait aussi vous gratifier d’un sourire, même par les plus froids et les plus brumeux des jours d’hiver : talent que nombre de gens dotés d’une intelligence normale ne possédaient point.
— Sai Depape, fit-il d’un ton respectueux, s’avançant d’un pas. Je suis vraiment désolé. Je serai heureux de vous payer des verres le reste de la soirée en dédommagement de ce regrettable…
Depape agit alors avec une célérité trop grande pour être perçue, mais ce ne fut pas ce qui stupéfia le plus ceux qui étaient présents au Repos ce soir-là ; ils s’attendaient bien à ce qu’un membre de la bande à Jonas ait des réflexes rapides. Non, ce qui les abasourdit bel et bien fut qu’il n’ait même pas pris la peine de chercher sa cible des yeux. Il localisa Stanley au son de sa voix.
Depape dégaina et fit décrire à son arme un arc ascendant vers la droite. Elle vint frapper Stanley Ruiz en pleine bouche, lui écrasant les lèvres et lui brisant trois dents. Du sang éclaboussa le miroir derrière le bar ; quelques gouttes voltigeant haut vinrent orner le bout du naseau gauche du Gai Luron. Stanley hurla en se collant les mains sur le visage et tituba à reculons contre l’étagère, dans son dos. Dans le silence ambiant, le cliquetis des bouteilles qui s’entrechoquaient prit un relief sonore considérable.
Au bout du bar, Reynolds brisa un autre clam, fasciné par le spectacle. Aussi bon qu’une pièce de théâtre, c’était.
Depape reporta son attention sur le garçon agenouillé.
— Tu vas me nettoyer mes bottes, dit-il.
Le soulagement vint brouiller les traits de Sheemie. Nettoyer ses bottes ! Et comment ! Tu parles ! Tout de suite ! Il sortit le chiffon qu’il avait en permanence dans sa poche revolver. Il n’était même pas encore sale. Enfin, pas trop.
— Non, dit Depape d’un ton patient.
Sheemie releva les yeux, déconcerté, bouche bée.
— Range-moi cette saleté là où tu l’as prise — je veux pas me salir les yeux rien qu’à la regarder.
Sheemie remit docilement le chiffon dans sa poche.
— Lèche-les, fit Depape du même ton patient. C’est ce que je veux que tu fasses. Tu vas lécher mes bottes jusqu’à ce qu’elles soient complètement sèches et propres au point que tu voies s’y refléter ta gueule de pauvre couillon.
Sheemie hésita, comme s’il n’était pas bien sûr de ce qu’on lui ordonnait. Ou peut-être son cerveau traitait-il simplement l’information.
— À ta place, je le ferais, lança Barkie Callahan à l’abri, l’espérait-il, derrière le piano de Sheb. Si tu veux revoir le soleil se lever, t’as intérêt.
Depape, ayant déjà décidé in petto que le ramolli du bulbe ne verrait pas d’autre lever de soleil, pas dans ce monde du moins, ne broncha pas. On ne lui avait jamais léché les bottes. Il voulait savoir ce que cela faisait. Si c’était agréable — avec quelque chose de sexuel en plus — peut-être qu’il pourrait essayer avec Sa Majesté.
— Je suis vraiment obligé ? fit Sheemie, dont les yeux s’emplirent de larmes. Ça suffit point que je dise pardon et que je les astique vraiment bien ?
— Lèche, âne bâté, fit Depape.
Les cheveux de Sheemie lui tombaient dans les yeux. Il sortit sa langue avec hésitation et, au moment où il penchait la tête vers les bottes de Depape, sa première larme coula.
— Arrête ça, arrête ça, arrête ça, fit une voix, créant un choc dans le silence — mais ni par son côté inattendu et certainement pas parce qu’elle manifestait de la colère.
Le choc fut produit par la gaieté du ton.
— Je peux simplement pas le permettre. Ah ça non. Je laisserais faire si je pouvais, mais je peux pas. Rapport au manque d’hygiène, voyez. Qui sait quelle maladie peut se répandre de cette façon ? L’esprit défaille ! Je dirais même plus, déraille !
L’énonciateur de cette folle harangue, potentiellement fatale, était campé juste devant les portes battantes du saloon : il s’agissait d’un jeune homme de taille médiocre, dont le chapeau plat repoussé en arrière révélait une mèche rebelle de cheveux châtains. Mis à part que le terme jeune homme ne lui convenait pas vraiment, réfléchit Depape ; jeune homme forçait le trait. Ce n’était rien d’autre qu’un gamin. Autour du cou, les dieux savaient pourquoi, il portait un crâne d’oiseau, tel un énorme et grotesque pendentif, la chaîne passée à travers les orbites. Et dans ses mains, pas d’arme à feu (où donc un morveux sans poil au menton l’aurait prise, d’abord ? se demanda Depape), mais une putain de fronde. Depape éclata de rire.
Le gamin éclata de rire à son tour, opinant du bonnet comme s’il était conscient du ridicule achevé de la situation. Son rire était contagieux ; Pettie, toujours debout sur son tabouret, pouffa avant de se couvrir la bouche de ses mains.
— Un gosse comme toi n’est pas à sa place ici, dit Depape.
Il n’avait toujours pas rengainé son revolver, un vieux cinq-coups ; il le tenait au poing, posé sur le bar, et le sang de Stanley Ruiz dégouttait de sa visée. Depape, sans le lever, l’agita légèrement sur le comptoir de bois de fer.
— Les gosses qui fréquentent ce genre d’endroit prennent de mauvaises habitudes, petit. Celle de mourir avant l’heure, par exemple. Donc, je te laisse encore une chance. Fous le camp.
— Merci, messire, j’apprécie la chance qui m’est donnée, reprit le gamin, avec une sincérité engageante… mais sans bouger d’un pouce pour autant.
Il se contenta de rester devant les portes battantes, le large élastique de sa fronde tendu. Depape ne distinguait pas très bien ce que contenait la poche, mais cela brillait à la lumière du gaz. On aurait dit une bille de métal.
— Alors quoi ? grogna Depape.
Ça commençait à traîner en longueur.
— J’sais que j’suis un brise-miches, m’sieur, un vrai casse-couilles et que je vous pompe le nœud jusqu’à sa dernière goutte de foutre — mais si ça ne vous fait rien, cher ami, j’aimerais moi aussi donner sa chance au p’tit jeune agenouillé devant vous. Laissez-le s’excuser et vous astiquer les bottes avec son chiffon jusqu’à ce que vous soyez satisfait et laissez-le continuer à vivre sa vie.
Un murmure d’approbation incontrôlée s’éleva du coin des joueurs de cartes ; Depape n’apprécia pas du tout ces sons de cloche, aussi prit-il une décision soudaine. Le garçon lui aussi mourrait, pour crime d’impertinence. Le souillon qui avait répandu la lie du baquet sur lui était visiblement un attardé mental. L’autre blanc-bec n’avait même pas cette excuse. Il se trouvait drôle tout simplement.
Du coin de l’œil, Depape aperçut Reynolds qui se coulait, fluide comme la soie, pour prendre le gamin à revers. Depape apprécia l’intention, tout en restant persuadé de pouvoir venir à bout du spécialiste de la fronde sans aide extérieure.
— Je crois que tu as commis une erreur, mon garçon, fit-il d’une voix aimable. Je pense vraiment que…
La poche de la fronde plongea un tantinet… ou bien Depape l’imagina-t-il. Et il passa à l’acte.
On en parla à Hambry pendant les années à venir ; trois décennies après la chute de Gilead et la fin de l’Affiliation, on en parlait encore. À cette époque, on comptait plus de cinq cents vieux schnocks (et une poignée de vieilles peaux) qui déclaraient avoir bu une bière au Repos, cette nuit-là, et avoir tout vu.
Depape était jeune et vif comme un serpent. Néanmoins, il n’eut pas le moindre loisir de tirer sur Cuthbert Allgood. L’élastique se détendit dans un twang, suivi d’une lueur métallique qui fendit, tel un trait tracé sur une ardoise, l’atmosphère enfumée du saloon. Là-dessus, Depape poussa un cri. Son revolver dégringola sur le plancher et un coup de pied l’envoya valser loin de lui, tournoyant dans la sciure (si personne ne s’en déclara l’auteur tant que les Grands Chasseurs du Cercueil séjournèrent à Hambry, ils furent des centaines à revendiquer cet exploit après leur départ). Sans cesser de hurler — il ne supportait pas la douleur —, Depape leva sa main ensanglantée, la fixant avec une incrédulité angoissée. En fait, il l’avait échappé belle. La bille de Cuthbert s’était contenté de lui fracasser l’extrémité de l’index, arrachant l’ongle. L’eût-elle frappé plus bas, Depape aurait pu souffler des ronds de fumée à travers sa paume percée.
Cuthbert, entre-temps, avait rechargé la poche de sa fronde et retendu l’élastique.
— À présent, si vous voulez bien m’accorder votre attention, mon bon monsieur…
— Je ne peux pas répondre de la sienne, fit Reynolds dans son dos, mais tu as la mienne, partenaire. J’sais pas si t’es vraiment bon à ce truc ou si t’as eu une veine de cocu, mais quoi qu’il en soit, t’as fini de jouer. Tu relâches bien gentiment l’élastique et tu vas aller poser ça sur la table en face de toi : c’est là que je veux le voir.
— Pris à revers, constata Cuthbert tristement. Trahi une fois de plus par ma jeunesse et le manque d’expérience.
— Je me prononcerai pas sur ta jeunesse sans expérience, frangin, mais pour avoir été pris à revers, ça, tu l’as été et bien, renchérit Reynolds.
Il se tenait derrière Cuthbert, légèrement sur la gauche ; levant alors son revolver, il appuya le canon sur la nuque du garçon. Reynolds arma le chien du pouce. Dans le réservoir de silence qu’était devenu le Repos des Voyageurs, le son claqua fortement.
— Maintenant, tu poses ce lance-pierres.
— Je crois, mon bon monsieur, qu’à mon plus grand regret, je me vois contraint de refuser.
— Quoi ?
— Vous voyez, ma fidèle fronde est braquée sur la tête de votre charmant ami… commença à dire Cuthbert.
À cet instant, Depape fit un mouvement maladroit contre le bar, et la voix de Cuthbert — dont toute inexpérience était absente — le cingla comme un coup de fouet :
— Tiens-toi tranquille ! Tu rebouges, t’es un homme mort !
Depape se soumit, appuyant sa main blessée contre sa chemise résinée. Pour la première fois, il eut l’air effrayé, et pour la première fois, ce soir-là — pour la première fois, en fait, depuis leur accointance avec Jonas —, Reynolds sentit la maîtrise de la situation à deux doigts de leur échapper… mais comment une telle chose serait-elle possible ? Alors qu’il avait réussi à contourner ce bigleux à la langue bien pendue et à lui mettre le grappin dessus ? Il fallait en finir.
Baissant le ton et retrouvant celui de la conversation — enjoué, pour ne pas le qualifier — Cuthbert déclara :
— Si vous me tuez, la bille part et votre ami, gare, il mourra itou.
— Je te crois pas, répondit Reynolds, n’aimant pas le son de sa propre voix, colorée par le doute. Aucun homme ne réussirait ce coup-là.
— Et si on laissait votre ami décider ? fit Cuthbert, élevant le ton avec bonne humeur. Eh-oh, là-bas, Mister Binoclard ! Ça vous plairait que votre pote me descende ?
— Non ! s’écria Depape, d’une voix suraiguë où perçait la panique. Non, Clay ! Ne tire pas !
— Alors, on se trouve au point mort, fit Reynolds, éberlué.
Mais son ahurissement vira à l’horreur quand il sentit la lame d’un énorme coutelas lui frôler le cou et venir lui piquer la peau au-dessus de la pomme d’Adam.
— Pas du tout, fit Alain d’une voix douce. Posez votre arme, mon ami, ou je vous coupe la gorge.
À l’abri derrière les portes battantes, étant arrivé à temps par un pur et heureux hasard pour assister à cette pièce de Guignon et Gnafrol, Jonas n’en crut pas ses yeux et en conçut un mépris sans borne teinté d’épouvante. D’abord l’un des mioches de l’Affiliation tenait la dragée haute à Depape, puis quand Reynolds mettait en joue celui-là, voilà-t-il pas que le gros gamin à face de lune et aux épaules de laboureur venait piquer de son couteau la gorge de Reynolds ! Et dire qu’aucun de ces gamins n’avait quinze ans ni d’arme à feu ! Extraordinaire. Il aurait trouvé ça bien mieux qu’un spectacle de cirque ambulant, si ne devaient pas s’ensuivre de gros pépins au cas où ils ne redresseraient pas la situation. Quelle tâche pourraient-ils remplir à Hambry si l’on racontait à la ronde que les croque-mitaines avaient peur des enfants au lieu du contraire ?
Il est temps d’arrêter ça avant qu’il y ait mort d’homme, peut-être. Si tu en as envie. C’est le cas ?
Jonas décida que oui et qu’ils pouvaient s’en sortir vainqueurs, s’ils jouaient serré. Il décida aussi que les mômes de l’Affiliation ne quitteraient pas vivants la Baronnie de Mejis, à moins d’avoir vraiment beaucoup de chance.
Où est donc le troisième ? Dearborn ?
Bonne question. Et des plus importantes. L’embarras tournerait à l’humiliation pure et simple s’il se retrouvait blousé comme Roy et Clay.
Dearborn ne se trouvait pas dans le bar, ça c’était sûr. Jonas, pivotant sur ses talons, fouilla du regard la Grand-Rue Sud dans les deux sens. On y voyait comme en plein jour sous la Lune des Baisers (ayant à peine dépassé son apogée depuis deux jours). Personne en vue, ni dans la rue ni de l’autre côté, où se trouvait le magasin général d’Hambry ; il était doté d’une véranda où s’alignait une rangée de totems sculptés des Gardiens du Rayon : l’Ours, la Tortue, le Poisson, l’Aigle, le Lion, la Chauve-Souris et le Loup. Sept sur douze, aussi brillants que du marbre au clair de lune et grands favoris à coup sûr des tout-petits. Aucun homme en vue, là-bas. Bien. Parfait.
Jonas, scrutant l’étroite impasse entre le magasin général et la boucherie, entrevit une ombre se faufiler derrière un tas de caisses au rebut ; tout de suite en alerte, il se détendit bientôt en voyant briller les yeux verts d’un chat. Satisfait sur ce point, il revint à ses moutons et, repoussant le battant gauche de la porte du Repos des Voyageurs, pénétra dans le saloon. Alain entendit grincer un gond, mais avant qu’il ait pu se retourner, Jonas lui appuyait déjà son revolver sur la tempe.
— Fiston, à moins que tu soies barbier, tu ferais mieux de lâcher ce coupe-chou, je crois. Premier et dernier avertissement.
— Non, dit Alain.
Jonas, ne s’attendant qu’à de la soumission, ne s’étant préparé à rien d’autre, n’en crut pas ses oreilles.
— Quoi ?
— Vous avez bien entendu, fit Alain. Je vous ai dit non.
Après avoir tous trois pris poliment congé à Front de Mer, Roland avait laissé ses amis à leurs amusements ; ils termineraient la soirée au Repos des Voyageurs, supposa-t-il, sans s’y attarder ni s’y attirer d’ennuis, étant donné qu’ils n’avaient pas d’argent pour jouer aux cartes et ne pourraient rien boire de plus excitant que du thé froid. Lui avait gagné une autre partie de la ville à cheval, attaché sa monture sur l’une des deux places publiques (Flash n’avait opposé qu’un hennissement perplexe à ce traitement, sans plus) et erré depuis par les rues vides et endormies, son chapeau enfoncé jusqu’aux yeux et les mains serrées à lui faire mal dans le dos.
De multiples questions harcelaient son esprit — les choses n’étaient pas claires par ici. Il avait d’abord cru que son imagination lui jouait des tours, que la part enfantine de sa personnalité voyait fomenter partout des troubles et des complots de contes de fées, parce qu’on l’avait écarté du cœur de l’action véritable. Mais depuis sa discussion avec « Rennie » Renfrew, il était plus au fait. Il y avait de quoi se poser des questions sur de complets mystères ; mais le plus infernal de tout, c’est qu’il ne pouvait pas se concentrer sur eux, encore moins leur trouver ne serait-ce qu’un début d’explication. Chaque fois qu’il s’y essayait, le visage de Susan Delgado venait s’immiscer dans ses pensées… son visage, ou bien sa chevelure ou encore la façon gracieuse et intrépide dont ses pantoufles de soie avaient suivi ses bottes pendant qu’ils dansaient, sans jamais hésiter ni se laisser distancer. Il réentendait sans cesse les dernières paroles qu’il lui avait adressées, sur ce ton de prédicateur hautain, bégueule et puéril. Il aurait donné n’importe quoi ou presque pour retirer ces mots et le ton sur lequel il les avait dits. Elle partagerait l’oreiller de Thorin, la Moisson venue, et porterait un enfant de lui avant la première neige, un héritier mâle peut-être, et puis après ? Des hommes riches, célèbres et de sang bleu avaient pris des gueuses depuis le commencement des temps ; Arthur l’Aîné en avait eu plus de quarante, si l’on en croyait la légende. Alors, vraiment, qu’est-ce que ça pouvait lui faire ?
Je crois que je suis tombé amoureux d’elle. Voilà ce que cela me fait.
C’était là une idée consternante, mais impossible à écarter ; il ne connaissait que trop bien la géographie de son propre cœur. Il l’aimait, très vraisemblablement, mais une autre partie de lui la haïssait aussi, persistant dans l’idée choquante qui lui était venue au cours du dîner : qu’il aurait pu percer le cœur de Susan Delgado, fût-il venu armé. Cela résultait de sa jalousie, mais pas entièrement ; la jalousie était même loin d’en être la majeure part. Il avait établi un rapprochement indéfinissable, mais puissant, entre Olive Thorin — son pauvre sourire, triste et courageux au bout de la table — et sa propre mère. N’avait-il pas vu ce même regard affligé et mélancolique dans les yeux de sa mère le jour où il l’avait surprise en compagnie du conseiller de son père ? Marten, chemise ouverte sur la poitrine, Gabrielle Deschain, en robe d’intérieur qui avait glissé, lui découvrant l’épaule, et la chambre révélant par sa puanteur ce à quoi ils avaient consacré cette chaude matinée ?
Son esprit, tout endurci qu’il était déjà, se rétracta devant cette image avec horreur. Il revint à celle de Susan Delgado — à ses yeux gris et à ses cheveux dorés. Il la revit en train de rire, le menton levé, les mains serrées sur le saphir que Thorin lui avait donné.
Roland pouvait pardonner à Susan son statut de gueuse, supposa-t-il. Ce qu’il ne pouvait lui pardonner, en dépit de son attirance pour elle, c’était l’affreux sourire qu’Olive Thorin avait sur le visage en regardant la jeune fille qui occupait la place qui aurait dû être la sienne. Assise à sa place et riant aux éclats.
Voilà ce qui se bousculait dans sa tête tandis qu’il arpentait la ville au clair de lune. Ces idées-là n’étaient pas son affaire. Susan Delgado n’était pas la raison de sa présence ici, pas plus que ce Maire ridicule craquant aux jointures et sa pitoyable paysanne d’épouse… il ne pouvait pourtant pas se les sortir de la tête pour se concentrer sur ce qui était son affaire. Il avait oublié le visage de son père et espérait le retrouver en se promenant au clair de lune.
Dans cet état d’esprit, il descendit du nord au sud la Grand-Rue assoupie et argentée, songeant vaguement à payer peut-être quelque chose à boire à Alain et à Cuthbert et à lancer les dés une fois ou deux sur l’Allée de Satan avant de récupérer Flash et décider que la soirée de boulot était finie. Et c’est ainsi qu’il aperçut Jonas — sa dégaine décharnée et ses longs cheveux blancs rendaient le bonhomme impossible à confondre —, posté à l’extérieur des portes battantes du Repos des Voyageurs et guettant ce qui se passait à l’intérieur. La vision de Jonas, main posée sur la crosse de son arme et corps tendu, chassa immédiatement toute autre pensée de l’esprit de Roland. Quelque chose était en train, et si Bert et Alain se trouvaient là-dedans, ils pourraient bien y être mêlés. Ils étaient après tout des étrangers dans cette ville, où il était fort possible — et même probable — que tout le monde n’aimât pas l’Affiliation avec l’ardeur professée au cours du dîner de ce soir. Ou bien alors, c’étaient les amis de Jonas qui avaient des problèmes. Quelque chose était sur le feu, en tout cas.
Sans trop savoir pourquoi il agissait ainsi, Roland gravit silencieusement les marches de la véranda du magasin général. Des animaux sculptés s’alignaient là (sans doute cloués solidement aux planches, pour éviter que des soûlards du saloon d’en face ne les embarquent en guise de plaisanterie, les comptines de leur enfance aux lèvres). Roland se glissa derrière le dernier totem de la rangée — l’Ours —, pliant les genoux pour empêcher son chapeau de dépasser. Il devint alors aussi immobile que le totem sculpté. Il vit Jonas se retourner, regarder de l’autre côté la rue, puis sur sa gauche, scrutant quelque chose…
Retentit alors un très doux Miaou ! Miaou !
Un chat. Dans l’impasse.
Jonas regarda encore un instant, puis pénétra dans le Repos. Aussitôt, Roland quitta l’abri de l’ours sculpté, dévala les marches et gagna la rue. Sans avoir le don de shining d’Alain, ses intuitions étaient parfois très fortes. La présente lui disait qu’il devait se presser.
Dans le ciel, la Lune des Baisers se dissimula derrière un nuage.
Pettie le Trottin, toujours plantée sur son tabouret, avait dessoûlé, et continuer à chanter était le cadet de ses soucis. Elle avait du mal à croire ce qu’elle voyait : Jonas tenait en respect un gamin qui tenait en respect Reynolds qui tenait en respect un autre gamin (ce dernier portant autour du cou un crâne d’oiseau au bout d’une chaîne) qui tenait en respect Roy Depape — qui, plus exactement, avait fait couler un peu de sang de Depape. Et quand Jonas avait ordonné au gros garçon de poser le couteau qu’il pointait contre la gorge de Reynolds, le gros garçon avait refusé.
Vous pouvez souffler ma chandelle et m’expédier dans la clairière au bout du sentier, songea Pettie, car à présent, j’ai tout vu, si fait. Elle supposa qu’elle devrait descendre du tabouret — il y avait de la fusillade dans l’air, et susceptible de se déclencher d’une seconde à l’autre — mais, parfois, il faut savoir prendre des risques.
Car certaines choses sont trop bonnes pour qu’on les rate.
— Nous sommes venus dans cette ville mandatés par l’Affiliation pour y accomplir un travail, dit Alain.
Il tenait dans sa poigne les cheveux trempés de sueur de Reynolds, tandis que, de l’autre main, il appuyait le couteau contre sa gorge sans faiblir. Mais pas suffisamment pour lui percer la peau.
— Si jamais vous nous causez du tort, l’Affiliation saura s’en souvenir. De même que nos pères. Vous serez traqués comme des chiens et probablement pendus la tête en bas, une fois pris.
— Fiston, il n’y a aucune patrouille de l’Affiliation à moins de deux cents, si ce n’est trois cents roues d’ici, rétorqua Jonas. Et je m’en foutrais comme d’un pet dans un ouragan, même s’il y en avait une juste derrière la colline. Vos pères, idem. Pose cette lame ou je te fais sauter la cervelle.
— Non.
— Les futurs développements de cette affaire promettent d’être croquignolets, fit remarquer gaiement Cuthbert…
… mais sous son babillage pointait à présent un peu de tension. Ni crainte ni même nervosité, non, juste un brin de tension nerveuse. Ils ont de l’étoffe et de la bonne, plus que probable, songea Jonas avec amertume. Il avait sous-estimé ces gars-là lors du repas ; si rien d’autre n’était clair, ça au moins, ça l’était.
— Vous descendez Richard, Richard coupe la gorge de Mister Cape qui de son côté me descend ; mes pauvres doigts de mourant lâchent l’élastique de ma fronde et une bille d’acier va se loger dans ce qui tient lieu de cervelle à Mister Binoclard. Vous néanmoins vous en tirerez, ce qui sera d’un grand réconfort pour le cadavre de vos amis.
— Match nul, dit Alain à l’homme qui lui braquait la tempe de son arme. On fait tous machine arrière et on s’en va chacun de notre côté.
— Non, fiston, fit Jonas, adoptant un ton patient.
Il estima que sa colère n’était pas perceptible, mais elle montait cependant. Mes dieux, perdre la face comme ça, même temporairement !
— Personne ne se comporte ainsi avec les Grands Chasseurs du Cercueil. C’est ta dernière chance de…
Un truc dur, froid et des plus pointus vint s’appuyer contre la chemise de Jonas, dans son dos, juste entre les deux omoplates. Il sut aussitôt ce que et qui c’étaient, comprit que la partie était perdue, sans pourtant arriver à imaginer comment les événements avaient pu prendre un tour si grotesque, à vous rendre fou.
— Rengainez votre arme, fit une voix derrière lui.
Elle était calme, sans timbre, comme vidée de toute émotion.
— Tout de suite. Sinon je vous enfonce ça dans le cœur. Plus de parlote. L’heure des palabres est passée. Vous vous exécutez ou je vous crève.
Jonas perçut deux choses dans cette voix : sa jeunesse et son ton de sincérité. Il remit son revolver dans son étui.
— Vous, le type à cheveux bruns, sortez le canon de votre flingue de l’oreille de mon ami et rengainez-le aussi. Tout de suite.
Clay Reynolds ne se le fit pas répéter deux fois puis, encore tout tremblant, poussa un long soupir quand Alain éloigna la lame du couteau de sa gorge et prit du champ. Cuthbert, sans risquer un seul regard alentour, garda sa fronde en position de tir.
— Vous au bar, dit Roland. Rengainez.
Depape obtempéra. Et grimaça de douleur en heurtant son doigt blessé contre son ceinturon. Alors seulement, Cuthbert relâcha l’élastique et fit glisser la bille d’acier de la poche de sa fronde dans sa paume.
On avait oublié la cause de ce remue-ménage pendant le déroulement de ses effets. À présent, Sheemie se remit debout et traversa la salle ventre à terre, les joues mouillées de larmes. Il saisit l’une des mains de Cuthbert entre les siennes, la baisa à plusieurs reprises (bruit de bises sonores qui aurait été cocasse en d’autres circonstances), et la tint contre sa joue un instant. Puis passant devant Reynolds en faisant un détour, il poussa le battant de droite et tomba direct dans les bras d’un Shérif ensommeillé et ivre à moitié. Sheb avait tiré Avery de la prison où ledit Shérif de la Baronnie cuvait le dîner de gala du Maire en roupillant dans l’une des cellules.
— Le beau bordel que voilà !
C’était Avery qui avait parlé. Personne ne répondit. Il ne s’était pas attendu à ce qu’ils le fassent, pas s’ils savaient ce qui valait mieux pour eux.
Comme le bureau de la prison était trop petit pour contenir confortablement trois hommes, trois grands gaillards qui n’en étaient pas tout à fait sans compter un Shérif extralarge, Avery avait dirigé la petite troupe vers la Salle Municipale, pleine d’échos des battements d’ailes des pigeons nichant sous les combles et du tic-tac régulier de l’horloge de parquet, derrière le podium.
C’était une pièce simple, mais néanmoins un choix inspiré. C’était là qu’habitants de la ville et propriétaires terriens de la Baronnie venaient depuis des centaines d’années prendre des décisions, voter des lois et à l’occasion expédier dans l’ouest tout individu particulièrement gênant. Une certaine gravité se dégageait de son obscurité éclairée par les rayons de lune et Roland pensa que même le vieil homme, Jonas, la ressentait un peu. Cela dotait à coup sûr le Shérif Herk Avery d’une autorité qu’il aurait été bien en peine de dégager autrement.
La salle était remplie de ce qu’en cet endroit-là et en ce temps-là, on appelait « des bancs à cru » — à savoir en chêne, sans coussins pour les fesses ou le dos. On en comptait soixante en tout, trente de chaque côté d’une vaste allée centrale. Jonas, Depape et Reynolds étaient assis sur le premier banc, à gauche de l’allée. Roland, Cuthbert et Alain s’étaient installés à droite, en face d’eux. Reynolds et Depape avaient l’air embarrassé et maussade ; Jonas, perdu dans ses pensées, semblait calme. La petite équipe de Will Dearborn se tenait coite. Roland avait lancé un regard à Cuthbert que ce dernier, espérait-il, avait déchiffré : si je te prends une fois à faire le malin, je t’arrache la langue. Il pensait que le message avait été bien reçu. Bert avait rangé quelque part sa stupide « vigie », ce qui était bon signe.
— Un beau bordel, répéta Avery.
Il poussa un profond soupir alcoolisé en leur direction. Assis au bord de l’estrade, ses courtes jambes ballant dans le vide, il les considérait avec un étonnement mêlé de dégoût.
La porte latérale s’ouvrit et l’Adjoint Dave entra ; il s’était dépouillé de sa veste blanche de serveur et avait fourré son monocle dans la poche de la chemise kaki de sa tenue plus habituelle. Il tenait à la main une chope et dans l’autre un morceau d’écorce de bouleau, à ce qu’il sembla à Roland.
— Tu as fait bouillir la première moitié, David ? demanda Avery, du ton de celui à qui on ne l’a fait pas.
— Si fait.
— Tu l’as bien fait bouillir deux fois ?
— Deux fois, si fait.
— Car telles étaient les prescriptions.
— Si fait, répéta David d’une voix résignée.
Il passa la chope à Avery dans laquelle il jeta l’écorce de bouleau qui restait quand le Shérif la lui tendit pour la recueillir.
Avery fit tournoyer le breuvage, le contemplant d’un œil dubitatif et résigné, puis le but. Il grimaça.
— Ah, pouah ! s’écria-t-il. J’connais rien d’aussi infect.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Jonas.
— Une potion contre la migraine. Contre la gueule de bois, plutôt. C’est une recette de la vieille sorcière, celle qui vit là-haut sur le Cöos. Vous voyez où ça se trouve ?
Avery lança à Jonas un regard entendu. Le vieux porte-flingue prétendit n’avoir rien vu, mais Roland fut de l’avis contraire. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Nouveau mystère.
Depape leva la tête au mot Cöos, puis se remit à suçoter son doigt blessé. Assis après Depape, Reynolds, drapé dans sa cape et d’une humeur noire, fixait obstinément ses genoux.
— Et ça marche ? demanda Roland.
— Si fait, mon garçon, mais faut payer le prix fort pour ces remèdes de bonne femme. Souvenez-vous bien : on paie toujours le prix. Çui-là ôte le mal de tête quand on a trop bu de ce satané punch du Maire Thorin, mais y vous tord les boyaux quelque chose de costaud, si fait. Et les pets, j’vous raconte point… ! fit-il, agitant la main devant son visage pour souligner ses dires.
Il avala une autre gorgée avant de reposer la chope. Il reprit sa gravité première, mais l’humeur générale s’était un petit peu allégée ; tous le sentaient.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on décide à propos de cet’ affaire ?
Herk Avery les dévisagea lentement tour à tour, commençant par Reynolds à l’extrême droite jusqu’à Alain — « Richard Stockworth », autrement dit —, à l’extrême gauche.
— Alors, les gars ? Nous avons d’un côté, les hommes du Maire et de l’autre, les… hommes… de l’Affiliation… six individus prêts à en découdre et à propos de quoi ? D’un simple d’esprit et d’un baquet de lavasse renversé.
Il désigna du doigt les Grands Chasseurs du Cercueil, puis les « compteurs » de l’Affiliation.
— Deux barils de poudre et un gros shérif au milieu. Alors, à votre avis ? Exprimez-vous, soyez pas timides, vous l’étiez point t’à l’heure dans le boxon de Coraline, alors le soyez point ici !
Personne ne souffla mot. Avery sirota à nouveau un peu de son affreux breuvage, puis le reposa et les regarda, l’air décidé. Ce qu’il dit ensuite ne surprit pas Roland outre mesure ; il n’attendait pas autre chose de la part d’un homme tel qu’Avery, il avait même prévu jusqu’à son ton suggérant qu’il se considérait comme celui qui pouvait prendre des décisions difficiles, par les dieux.
— Je vais vous dire c’qu’on va faire : oublier la chose.
Il adopta l’air de celui qui, s’attendant à un chahut, se prépare à prendre les choses en main. Quand personne n’éleva la voix ni ne remua un orteil, il parut tout déconfit. Il avait cependant un boulot à faire, et la soirée s’avançait. Il carra ses épaules et poursuivit :
— J’compte point passer les trois, quat’ mois qui viennent à attendre d’voir qui d’vous va tuer qui. Que nenni ! Et j’veux pas plus me retrouver dans la position où j’devrais porter l’chapeau pour votre stupide querelle au sujet d’ce simplet de Sheemie. J’fais appel à votre bon sens, les gars, quand j’vous signale que j’peux être soit votre ami soit votre ennemi, le temps de vot’ séjour, ici… mais j’aurais tort de point faire appel aussi à c’qu’y a d’plus noble dans vos natures, j’en doute point, savoir la largeur d’esprit et la sensibilité.
Le Shérif prit alors une expression exaltée qui ne fut pas, du point de vue de Roland, particulièrement heureuse. Avery concentra toute son attention sur Jonas.
— Sai, j’arrive point à croire que vous vouliez chercher noise à trois jeunes gens de l’Affiliation — l’Affiliation qu’a été comme le lait maternel et la protection paternelle depuis… oh… hum… cinquante bonnes générations, si fait ; vous voudriez pas être irrespectueux à ce point ?
Jonas fit non de la tête et l’aumône de son sourire imperceptible.
Avery opina à nouveau. Les choses étaient en bonne voie, si l’on se fiait à cet acquiescement.
— Tous tant qu’vous z’êtes, z’avez votre fer à battre et vos oignons à éplucher, et pas un d’vous n’a envie qu’truc pareil vienne s’mettre en travers d’son boulot, pas vrai ?
Et tous d’acquiescer cette fois.
— Alors je vous demande d’vous lever, d’vous serrer la main en vous implorant mutuellement pardon. Si vous refusez, en c’qui m’concerne, faudra tous tant qu’vous êtes sortir d’la ville au lever du soleil et chevaucher vers l’Ouest.
Il s’empara à nouveau de la chope et but plus longtemps, cette fois. Roland s’aperçut que la main du bonhomme tremblait très légèrement, ce qui ne le surprit pas. Tout ça était du bluff, du vent. Le Shérif avait dû comprendre que Jonas, Reynolds et Depape échappaient à son autorité dès qu’il avait vu les petits cercueils bleus tatoués sur leurs mains ; à l’issue de cette soirée, il serait persuadé de la même chose concernant Dearborn, Stockworth et Heath. Il pouvait simplement espérer que tous verraient où se trouvait leur intérêt. Roland le vit. Apparemment, il en fut de même pour Jonas, car à l’instant où Roland se leva, il l’imita.
Avery eut un petit mouvement de recul, comme s’il s’attendait à ce que Jonas sorte son arme à feu et Dearborn le couteau passé à sa ceinture, celui dont il piquait le dos de Jonas quand Avery avait fait son apparition poussive au saloon.
Cependant, ni revolver ni couteau ne furent sortis. Jonas se tourna vers Roland et lui tendit la main.
— Il a raison, mon gars, fit Jonas de sa voix chevrotante et flûtée.
— Oui.
— Tu veux bien en serrer cinq à un vieillard et jurer de repartir de zéro ?
— Oui, fit Roland en lui tendant la main.
Jonas la prit.
— J’implore ton pardon.
— Et moi, le vôtre, Messire Jonas.
Roland se tapota la gorge de la main gauche, comme il seyait quand on s’adressait à l’un de ses aînés, sur ce mode-là.
Au moment où tous deux se rasseyaient, Alain et Reynolds se levèrent à leur tour, comme les participants d’un cérémonial parfaitement huilé. Cuthbert et Depape furent les derniers à se lever. Roland était persuadé que l’espièglerie de Bert allait se manifester comme un diable hors de sa boîte — cet idiot ne serait pas capable de s’en empêcher, même s’il devait être conscient qu’un Depape n’était pas homme à prendre à la légère ce qui s’était passé ce soir-là.
— Implore votre pardon, dit Cuthbert, nulle trace d’ironie dans la voix ; ce qui était remarquable.
— Et moi, l’tien, marmonna Depape, tendant sa main zébrée de sang.
Roland envisagea le pire cauchemar : Bert la serrant de toutes ses forces, provoquant chez le rouquin un ululement de hibou collé sur un poêle chauffé au rouge, mais la poignée de main de Bert eut la même retenue que sa voix.
Avery, depuis l’estrade où il était assis, ses jambes grassouillettes pendouillant dans le vide, supervisa cette scène avec la bonne humeur d’un vieil oncle. Même l’Adjoint Dave avait le sourire.
— Maint’nant, j’m’propose d’vous serrer la main à tous et d’vous renvoyer chacun d’vot’ côté, car l’heure s’fait tardive, si fait, et quelqu’un comme moi a besoin d’repos pour ménager sa beauté.
Il pouffa et eut l’air à nouveau mal à l’aise quand personne ne lui emboîta le pas. Se laissant glisser au bas de l’estrade, il commença à distribuer des poignées de main, avec l’enthousiasme d’un plénipotentiaire ayant finalement réussi à marier un couple têtu au terme de longues et orageuses fiançailles.
Quand ils se retrouvèrent à l’extérieur, la lune était couchée et les premières clartés se montraient déjà dans le ciel, à l’horizon de la Mer Limpide.
— Il se peut que nous soyons appelés à nous rencontrer à nouveau, sai, dit Jonas.
— Oui, il se peut, dit Roland, avant de sauter en selle.
Les Grands Chasseurs du Cercueil demeuraient dans une maison de gardien à environ une demi-lieue de Front de Mer — à deux lieues et demie de la ville, en fait.
À mi-chemin, Jonas s’arrêta à un embranchement, d’où la route descendait en une pente raide et caillouteuse jusqu’à la mer qui s’éclairait de plus en plus.
— Descends de cheval, messire, fit-il, les yeux fixés sur Depape.
— Jonas… Jonas… je…
— Descends.
Se mordillant nerveusement la lèvre, Depape obéit.
— Enlève tes lunettes.
— Jonas, à quoi ça rime tout ça ? Je ne…
— Si tu préfères qu’on te les casse, tu n’as qu’à les garder. Pour moi, c’est tout un.
Se mordant la lèvre carrément, à présent, Depape ôta ses lunettes cerclées d’or. À peine les avait-il à la main que Jonas lui appliquait une formidable taloche sur la tempe. Depape, poussant un cri, tituba vers l’à-pic. Jonas se précipita sur lui avec la même célérité avec laquelle il l’avait frappé et le rattrapa par la chemise juste avant qu’il ne fasse la culbute dans le vide. Jonas, affermissant sa prise, tira Depape vers lui. Il respirait fort, inhalant le mélange résine de pin et sueur qui émanait de Depape.
— Tu mériterais que je te précipite dans le vide, souffla-t-il. Tu te rends compte du tort immense que tu nous as causé ?
— Je… Jonas… Je voulais pas… m’amuser un peu, tout ce que je… comment on aurait pu su ce qu’ils…
Lentement, la main de Jonas relâcha son emprise. Ce dernier bafouillage avait fait son chemin en lui. Comment ils auraient pu su avait beau écorcher la grammaire, l’idée était juste. Et, sans ce qui s’était passé ce soir, ils auraient pu n’en rien savoir. Si l’on considérait les choses sous cet angle, Depape leur avait vraiment fait un cadeau. Le démon que l’on connaît est toujours préférable à celui qu’on ne connaît point. N’empêche, l’histoire circulerait et on allait en faire des gorges chaudes en ville. Mais peut-être que même ça n’était pas une mauvaise chose. Les rires cesseraient en temps voulu.
— J’implore ton pardon, Jonas.
— La ferme, fit Jonas.
À l’est, le soleil se hisserait sous peu au-dessus de l’horizon, dardant ses premiers rayons sur un nouveau jour dans ce monde de peine et de labeur.
— Je te balancerai pas dans le vide, parce qu’il faudrait que j’y balance aussi Clay et que, moi aussi, je prenne le même chemin. Ils nous ont mouchés tout comme toi, non ?
Depape avait une forte envie d’opiner, mais songeant que ça pourrait être dangereux, observa un silence prudent.
— Descends un peu ici, Clay.
Clay se laissa glisser de sa monture.
— Et maintenant, on s’accroupit.
Tous trois se retrouvèrent à croupetons, prenant appui sur la semelle de leurs bottes, le talon en l’air. Jonas arracha un brin d’herbe qu’il se colla entre les lèvres.
— C’est des mômes de l’Affiliation, à ce qu’on nous a dit, et on avait pas de raison de pas le croire, fit-il. On a envoyé ces méchants garnements jusqu’à Mejis, Baronnie qui roupille au bord de la Mer Limpide, pour un prétendu boulot de détail, un tiers pénitence, deux tiers punition. C’est bien ce qu’on nous a raconté ?
Les deux autres acquiescèrent.
— L’un de vous y croit encore après ce qui s’est passé ce soir ?
Depape fit non de la tête, imité par Clay.
— C’est peut-être des gosses de riches, mais ça s’arrête pas là, dit Depape. La façon, ce soir, dont ils se sont… comme s’ils étaient des…
Il faisait traîner les choses, rechignant à formuler sa pensée jusqu’au bout. C’était d’une telle absurdité.
Jonas, lui, n’y rechigna pas.
— Ils se sont comportés comme des pistoleros.
Ni Jonas ni Reynolds ne réagirent immédiatement. Puis, Clay Reynolds laissa tomber :
— Ils sont trop jeunes, Eldred. Des années trop jeunes.
— Mais peut-être pas trop jeunes pour être des apprentis. En tout cas, c’est ce qu’on va découvrir.
Il se tourna vers Depape.
— Tu vas avoir à chevaucher un brin, mon goujat.
— Oh, Jonas… !
— Si aucun d’entre nous ne s’est couvert de gloire, toi, t’as été l’imbécile qu’a mis le feu aux poudres, dit-il, dévisageant Depape.
Mais ce dernier gardait obstinément les yeux fixés à terre.
— Tu vas revenir sur leurs traces, Roy, et poser des questions jusqu’à ce que tu obtiennes des réponses qui à ton avis satisferont ma curiosité. Clay et moi, on va se contenter de t’attendre. Et de guetter. Jouer une partie de Castels, si tu préfères. Quand j’estimerai qu’assez de temps a passé pour qu’on aille un peu fouiner sans risquer de se faire prendre, peut-être bien qu’on ira.
Il mordilla le brin d’herbe qu’il avait à la bouche. Il le sectionna et la plus grosse moitié dégringola entre ses bottes.
— Vous savez pourquoi je lui ai serré la main, au petit Dearborn ? Sa saloperie de main ? Parce qu’on peut pas faire de vagues, les gars. Surtout pas quand le bateau est presque au port. Latigo et ceux qu’on attend vont faire mouvement vers nous incessamment sous peu. Tant qu’ils sont pas dans la contrée, c’est notre intérêt que la paix y règne. Mais j’ai qu’une chose à vous dire : personne ne pique le dos d’Eldred Jonas d’un couteau sans y laisser sa peau. Maintenant, écoute-moi bien, Roy, m’oblige pas à te répéter ce qui va suivre.
Jonas se mit à parler, penché en avant sur ses genoux, pour être plus près de Depape. Au bout d’un moment, ce dernier se mit à opiner. Un petit voyage n’était pas pour lui déplaire, actuellement. Après la récente comédie qui s’était jouée au Repos des Voyageurs, changer d’air était peut-être la seule chose à faire.
Les garçons avaient presque atteint le Bar K et le soleil montait déjà à l’horizon quand Cuthbert rompit le silence.
— Bon ! Cette amusante soirée a été des plus instructives, vous ne trouvez pas ?
Ni Roland ni Alain ne lui répondant, Cuthbert se pencha vers le crâne de corneille, qui avait réintégré son ancienne place sur le pommeau de sa selle.
— Qu’est-ce que t’en dis, toi, vieux frère ? On a pas passé une bonne soirée ? On a eu droit à un dîner, à danser tous en rond et à manquer se faire tuer pour couronner le tout. Ça t’a plu ?
La vigie se contenta de fixer de ses grandes orbites ténébreuses ce vers quoi le cheval de Cuthbert avançait.
— Il dit qu’il est trop fatigué pour répondre, fit Cuthbert, qui bâilla. Moi aussi, en vérité.
Il regarda Roland.
— J’ai bien observé les yeux de Messire Jonas après la poignée de main qu’il a échangée avec toi, Will. Il a l’intention de te tuer.
Roland approuva du chef.
— Ils ont l’intention de nous tuer tous, dit Alain.
Roland opina encore une fois.
— On ne va pas leur faciliter la tâche, mais ils en savent plus long sur nous maintenant que pendant le dîner. On ne les y reprendra pas deux fois comme ça.
Il s’arrêta, comme l’avait fait Jonas à pas même une lieue de là. Sauf qu’au lieu de faire face à l’immensité de la Mer Limpide, Roland et ses amis avaient une vue plongeante sur la pente de l’Aplomb. Une bande de chevaux se déplaçait d’ouest en est, à peine plus que des ombres sous cet éclairage.
— Qu’est-ce que tu vois, Roland ? demanda Alain, presque timidement.
— Des ennuis, dit Roland. En plein sur notre chemin.
Éperonnant son cheval, il se remit en route. Avant même qu’ils n’aient regagné le baraquement du Bar K, il repensait à Susan. Cinq minutes après avoir posé sa tête sur l’oreiller de grosse toile, il rêvait d’elle.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis le banquet de bienvenue à la Maison du Maire et l’incident survenu au Repos des Voyageurs. Il n’y avait pas eu d’autre anicroche entre le ka-tet de Roland et celui de Jonas. Dans le ciel nocturne, la Lune des Baisers avait décru et la Lune du Colporteur fait sa première et timide apparition. Les journées étaient lumineuses et tièdes ; même les vieux reconnurent qu’ils n’avaient pas souvenance d’un plus bel été.
Au milieu d’une matinée aussi magnifique que les autres de cet été-là, Susan Delgado galopait sur un rosillo de deux ans, du nom de Pylône, le long de l’Aplomb, au nord. Le vent séchait ses larmes sur ses joues et chahutait sa chevelure dénouée derrière elle, tandis qu’elle allait bon train. Elle poussait Pylône pour qu’il pressât encore l’allure, lui talonnant légèrement les flancs de ses bottes sans éperons. Pylône accéléra aussitôt d’un cran, couchant les oreilles, la queue ballante. Susan, vêtue d’un jean et de la chemise kaki délavée extralarge (l’une de son pa) d’où venait tout le mal, était penchée sur la selle d’exercice légère, une main sur le pommeau, l’autre flattant l’encolure soyeuse et robuste de sa monture.
— Encore ! murmura-t-elle. Encore plus vite ! Va, mon garçon !
Pylône franchit un nouveau palier. Qu’il eût de la ressource, elle le savait ; qu’il en eût même au-delà, elle le soupçonnait.
Ils filaient le long de la plus haute crête de l’Aplomb, mais Susan voyait à peine la magnifique étendue de terrain pentu en dessous d’elle, toute en vert et or, et la façon qu’elle avait de se fondre dans la brume bleutée de la Mer Limpide. N’importe quel autre jour, cette vue et la brise fraîche à la senteur saline l’auraient transportée. Mais aujourd’hui, elle ne désirait qu’entendre le tonnerre sourd et régulier des sabots de Pylône et sentir la souplesse de ses muscles sous elle ; aujourd’hui, elle voulait dépasser ses propres pensées.
Et tout ça, parce qu’elle était descendue, le matin même, vêtue d’une vieille chemise de son père pour monter à cheval.
Tante Cord était devant le fourneau, empaquetée dans sa robe de chambre et ses cheveux encore retenus dans une résille. Elle se servit un bol de porridge et l’apporta sur la table. Susan avait su que l’humeur était au vinaigre dès que sa tante s’était retournée dans sa direction, le bol à la main ; elle avait remarqué que, dans son mécontentement, Tante Cord pinçait spasmodiquement les lèvres, ainsi que le coup d’œil de désapprobation dont elle gratifia l’orange que pelait Susan. Sa tante en avait toujours gros sur le cœur, regardant l’or et l’argent qu’elle avait espéré avoir en sa possession en ce moment même, pièces qui lui seraient encore refusées quelque temps, par suite de la décision espiègle de la sorcière que Susan dût rester vierge jusqu’à l’automne.
Mais point n’était là le plus important, Susan le savait. Pour parler crûment, chacune en avait plus qu’assez de l’autre. L’argent ne représentait que l’une des espérances déçues de Tante Cord ; elle avait compté avoir la maison en bordure de l’Aplomb pour elle seule, cet été-là… exception faite peut-être de la visite occasionnelle de Messire Eldred Jonas, dont Cordélia semblait s’être entichée pour de bon. Au lieu de cela, les deux femmes en étaient au même point : l’une, voyant approcher le jour où elle n’aurait plus ses règles, avec sa bouche en lame de couteau et réprobatrice dans une figure tout autant en lame de couteau et réprobatrice, ses minuscules seins en forme de pomme dissimulés sous ses robes à haut col et tour de cou (le Cou, disait-elle fréquemment à Susan, est la Première Chose qui Se Relâche), et ses cheveux qui, perdant leur ancien lustre châtain, montraient des filaments gris ; l’autre, jeune, intelligente, agile et approchant de l’apogée de sa beauté physique. Elles se tapaient mutuellement sur les nerfs, chaque mot semblant provoquer une étincelle, ce qui n’avait rien de surprenant. L’homme qui les avait aimées suffisamment l’une et l’autre pour les faire s’aimer entre elles n’était plus là.
— Allez-vous sortir sur ce cheval ? avait demandé Tante Cord, posant son bol et s’asseyant dans un rayon de soleil matinal.
C’était un éclairage peu avantageux, sous lequel elle ne se serait jamais laissé surprendre, en présence de Messire Jonas. La lumière crue donnait à son visage l’aspect d’un masque sculpté. Elle avait un bouton d’herpès au coin de la bouche ; ce qui lui arrivait toujours quand elle dormait mal.
— Si fait, dit Susan.
— Vous devriez manger davantage. Ça ne vous tiendra point au corps jusqu’à neuf heures, petite.
— Ça me tiendra suffisamment, avait répondu Susan, se hâtant de finir les quartiers d’orange.
Elle ne voyait que trop vers quoi la discussion tendait, lisait l’aversion et la réprobation dans les yeux de sa tante et ne désirait qu’une chose : quitter la table avant que l’orage n’éclate.
— Pourquoi ne point me laisser vous donner une platée de la même chose ? demanda Tante Cord, laissant tomber avec un plouf sa cuillère dans le porridge.
Aux oreilles de Susan, cela retentit comme le sabot d’un cheval frappant de la boue — ou de la bouse — et lui provoqua un haut-le-cœur.
— Ça vous calera l’estomac jusqu’au déjeuner, si vous prévoyez de chevaucher jusque-là. Car je suppose qu’une jeune et jolie personne telle que vous n’a cure des tâches ménagères…
— Je les ai accomplies.
Et vous le savez très bien, ajouta-t-elle mentalement. Je m’en suis chargée pendant que vous étiez assise devant votre miroir, à vous tripoter ce vilain bouton qui vous a poussé au coin de la bouche.
Tante Cord fit choir un gros morceau de beurre laitier dans sa dégoûtation — Susan ne voyait pas comment la bonne femme faisait pour rester si mince, non, vraiment pas — et le regarda fondre. Un instant, le petit déjeuner parut avoir une chance de se terminer sur une note raisonnable et civilisée, après tout.
C’est alors que la chemise était venue sur le tapis.
— Avant que vous ne sortiez, Susan, j’aimerais que vous vous ôtiez de sur le dos le haillon que vous portez et le remplaciez par l’une de ces casaques d’équitation toutes neuves que Thorin vous a fait parvenir, il y a deux semaines de ça. C’est le moins que vous puissiez faire pour montrer votre…
Tout ce que sa tante aurait pu dire, passé ce cap, aurait été submergé par la colère, même si Susan ne l’avait pas interrompue. Elle caressa la manche de sa chemise dont elle aimait tant la texture : les multiples lessives l’avaient rendue douce comme du velours.
— Ce haillon appartenait à mon père !
— Si fait, à Pat, renifla Tante Cord. Elle est trop grande pour vous, usée jusqu’à la corde et, de toute façon, absolument pas convenable. Quand vous étiez plus jeune, c’était sans importance que vous portiez une chemise d’homme boutonnée par-devant, mais à présent que vous avez un buste de femme…
Les casaques d’équitation étaient encore sur leurs portemanteaux dans le coin ; on les avait livrées quatre jours auparavant et Susan n’avait même pas daigné les monter dans sa chambre. Au nombre de trois, une rouge, une bleue, une verte, elles étaient tout en soie et devaient valoir une petite fortune, sans aucun doute. Elle exécrait leur prétention et leur apparence éhontée de fanfreluches bouffantes : amples manches conçues pour flotter au vent dans un flou artistique, absurdités de grands cols informes… et, bien sûr, décolleté à profonde échancrure qui était probablement tout ce que Thorin regarderait si elle se montrait devant lui, revêtue de l’une d’elles. Ce qu’elle ne ferait certainement pas, s’il lui était permis d’y couper.
— Je n’attache point d’intérêt à mon « buste de femme », comme vous dites, et il ne saurait intéresser quiconque pendant que je monte à cheval, dit Susan.
— Peut-être ou peut-être pas. Si l’un des maquignons de la Baronnie devait vous apercevoir — ou même Rennie, il est toujours en vadrouille dans le coin, vous le savez très bien —, ça ne ferait aucun mal qu’il aille rapporter à Hart qu’il vous a vue portant l’une des camisas dont il vous a si aimablement fait présent. Vous ne croyez pas ? Pourquoi faut-il que vous soyez une telle tête de mule, petite ? Pourquoi vous montrer toujours si injuste et de mauvaise grâce ?
— Qu’est-ce que cela peut vous faire, comme ça ou le contraire ? avait demandé Susan. Vous avez touché l’argent, non ? Et vous en toucherez encore. Une fois qu’il m’aura baisée.
Tante Cord, outrée, le visage blanc de colère, s’était penchée à travers la table pour lui donner une gifle.
— Comment osez-vous utiliser un tel mot sous mon toit, espèce de malhablada ? Comment osez-vous ?
Ce fut alors que ses larmes avaient commencé à couler — quand elle l’avait entendue prétendre être chez elle.
— C’était la maison de mon père ! La sienne et la mienne ! Vous n’aviez nul endroit où aller, sauf peut-être à l’Hospice, et il vous a recueillie ! Il vous a recueillie, vous m’entendez, ma tante !
Elle tenait encore les deux derniers quartiers d’orange et les lui lança à la figure. Puis elle repoussa la table si violemment que sa chaise vacilla sur ses pieds, bascula et la versa sur le sol. L’ombre de sa tante l’enveloppa. Susan rampa frénétiquement pour lui échapper, les cheveux épars, sa joue lui picotant sous le soufflet, les yeux pleins de chaudes larmes, sa gorge serrée et brûlante. Elle finit par se remettre debout.
— Fille ingrate, lui dit sa tante, d’une voix douce, si venimeuse qu’elle en devenait caressante. Après tout ce que j’ai fait pour toi et tout ce que Art Thorin a fait pour toi. Car le bourrin que tu comptes monter ce matin était un gage de respect de Thorin envers…
— PYLÔNE ÉTAIT À NOUS ! hurla-t-elle, rendue quasi folle de rage par ce brouillage délibéré de la vérité. TOUT ÉTAIT À NOUS ! LES CHEVAUX, LES TERRES — TOUT ÉTAIT À NOUS !
— Baisse le ton, fit Tante Cord.
Susan inspira profondément, tâchant de retrouver un peu de maîtrise d’elle-même. Elle ôta les cheveux qui lui masquaient la figure, révélant la marque rouge que la main de sa tante avait laissée sur sa joue. Cordélia tressaillit légèrement en la voyant.
— Mon père n’aurait jamais permis ça, dit Susan. Il ne m’aurait jamais laissée devenir la « gueuse » de Thorin. Quels qu’aient pu être ses sentiments envers Thorin en tant que Maire… ou comme son patrono… il n’aurait jamais autorisé une chose pareille. Et vous le savez très bien. Tu le sais très bien.
Tante Cord leva les yeux au ciel, puis se frappa la tempe du doigt comme si Susan était devenue folle.
— Tu y as consenti de toi-même, Mamzelle Fraîche et Rose. Si fait. Et si vos lubies de gamine vous poussent maintenant à vouloir vous dédire de ce qui a été dit…
— Si fait, reconnut Susan. J’ai accepté ce marché, si fait. Après avoir été harcelée par vous, jour et nuit, après que vous m’avez conjurée d’accepter en pleurant…
— Qui ça ? Moi ? Jamais de la vie ! s’écria Cordélia, piquée au vif.
— Vous avez déjà oublié, ma tante ? Si fait, je suppose. Comme ce soir, vous aurez oublié m’avoir souffletée au petit déjeuner. Eh bien, moi, je n’ai point oublié. Tu as pleuré, assurément, tu m’as dit en pleurant que tu avais peur qu’on nous chasse de nos terres puisque nous n’avions plus aucun titre de propriété, qu’on se retrouverait sur les routes, tu as pleuré et tu m’as dit…
— Arrête de t’adresser à moi comme ça ! hurla Tante Cord.
Rien sur terre ne l’enrageait autant que de se voir renvoyer son propre tutoiement.
— Tu n’as pas plus le droit d’utiliser l’ancien langage que de te plaindre avec des bêlements stupides ! Va-t’en ! Déguerpis d’ici !
Mais Susan ne s’arrêta pas là, saisie d’une fureur débordante qui refusait de se laisser détourner de son objet.
— Tu as pleuré en me disant qu’on serait forcées de partir, expédiées dans l’ouest, qu’on ne reverrait jamais la demeure de mon pa ni Hambry… et puis, quand tu m’as eu bien effrayée, vous m’avez parlé du mignon petit bébé que j’aurais. Vous avez ajouté que nos terres nous seraient rendues, nos chevaux, de même. En gage de l’honnêteté du Maire, je possède un cheval que j’ai moi-même aidé à mettre bas. Et qu’ai-je fait pour mériter tout ça, qui aurait été mien dans tous les cas, n’eût été la perte d’une paperasse ? Qu’ai-je fait pour qu’il vous donne de l’argent ? Qu’ai-je fait d’autre que lui promettre de baiser avec lui pendant que son épouse depuis quarante ans dormira au bout du couloir ?
— C’est l’argent que tu veux, alors ? demanda Tante Cord, avec un sourire rageur. C’est ça que tu veux, si fait ? Tu l’auras, alors. Prends-le, garde-le, perds-le, nourris-en les cochons, je m’en moque !
Elle se tourna vers sa bourse, accrochée à un montant, près du fourneau. Elle commença à fouiller dedans, mais ses gestes perdirent rapidement de leur conviction et ralentirent. Un miroir ovale était fixé à gauche de la porte de la cuisine. Susan y surprit le visage de sa tante. Ce qu’elle y lut — mélange de haine, de consternation et de cupidité — lui serra le cœur.
— Laisse tomber, ma tante. Je vois combien tu répugnes à t’en séparer, et je n’en voudrais pour rien au monde, de toute façon. C’est le prix de la putasserie.
Tante Cord pivota vers elle, scandalisée, oubliant sa bourse fort à propos.
— Cela n’a rien à voir avec de la putasserie, stupide rejetonne ! Quoi, la plupart des grandes femmes de l’histoire ont été des gueuses, et la plupart des grands hommes sont fils de gueuses. Ce n’est point de la putasserie !
Susan arracha la casaque rouge de son portemanteau et la tint devant elle. La chemise se moula sur ses seins comme si elle n’avait attendu que ça.
— Alors pourquoi m’envoie-t-il des habits de putain ?
— Susan ! fit Tante Cord, les larmes aux yeux.
Susan lui jeta la casaque comme elle lui avait lancé les quartiers d’orange. Elle atterrit à ses pieds.
— Ramassez-la donc et portez-la vous-même, si ça vous dit. Vous pouvez aussi lui ouvrir les cuisses, si ça vous chante.
Là-dessus, elle s’était détournée et avait franchi la porte à toute allure, poursuivie par les cris d’hystérie de sa tante :
— Ne va point te mettre des idées folles en tête, Susan ! Les idées folles entraînent une folle conduite et il est trop tard pour l’une comme pour les autres ! Tu as donné ton accord !
Elle ne le savait que trop. Et avait beau mener Pylône à un train d’enfer le long de l’Aplomb, elle ne pourrait jamais devancer ce savoir. Elle avait accepté et Pat Delgado aurait eu beau être — ô combien — horrifié devant le guêpier dans lequel elle s’était fourrée, il aurait vu au moins une chose clairement — elle avait fait une promesse et les promesses devaient être tenues. L’Enfer attendait ceux qui ne les tenaient point.
Elle retint le rosillo tant qu’il avait du souffle en réserve. Regardant derrière elle, elle vit qu’elle avait couvert presque une demi-lieue et réduisit encore l’allure — petit galop, trot, train de promenade. Elle inspira profondément, puis expira. Pour la première fois de la matinée, elle prit conscience de la beauté éclatante du jour — les mouettes qui décrivaient des cercles dans l’air brumeux, vers l’ouest, l’herbe haute qui l’entourait et les fleurs nichées dans le moindre recoin ombreux : bleuets, lupins, phlox, et ses préférées, les dauphinelles d’un bleu soyeux si délicat. De partout montait le bourdonnement somnolent des abeilles. Ce son l’apaisa, et le trop-plein de ses émotions se vidant quelque peu, elle fut capable d’admettre quelque chose la touchant directement… de l’admettre, puis de le formuler à haute voix.
— Will Dearborn, dit-elle, frissonnant quand ce nom sortit de sa bouche, même s’il n’y avait personne pour l’entendre, hormis Pylône et les abeilles. Aussi le répéta-t-elle et à peine l’eut-elle prononcé que, portant son poignet à ses lèvres, elle le baisa à la saignée, là où le pouls bat à fleur de peau. Son geste la choqua, car elle le fit sans y penser, et davantage encore, car le goût de sueur de sa propre peau lui provoqua une excitation immédiate. Elle sentit la nécessité de se rafraîchir les sangs, comme elle l’avait fait dans son lit après l’avoir rencontré. Vu l’état dans lequel elle errait, ce serait tôt fait.
Au lieu de ça, elle se contenta de grommeler le juron favori de son père — « Ah ! mors de bleu » en crachant loin de ses bottes. Will Dearborn avait semé beaucoup trop de désordre dans sa vie, ces trois dernières semaines ; Will Dearborn, avec ses yeux bleus troublants, ses cheveux bruns en bataille, son attitude collet monté, si prompt à porter des jugements. Je sais me montrer discret, madame. Quant à la bienséance, je suis étonné que vous connaissiez ce mot.
Chaque fois qu’elle y repensait, son sang bouillonnait de colère et de honte. De colère, surtout. Comment osait-il porter un jugement ? Lui qui avait grandi sans être privé d’aucun luxe, avec sans nul doute des serviteurs veillant à combler son moindre caprice et de l’or à ne savoir qu’en faire — on devait lui donner les choses qu’il désirait gratuitement, une façon comme une autre de s’insinuer dans ses bonnes grâces. Qu’est-ce qu’un jeune garçon tel que lui — car qu’était-il d’autre qu’un garçon, au fond ? — pouvait savoir des choix difficiles qu’elle avait faits ? Et plus précisément, touchant cette affaire, comment un Will Dearborn d’Hemphill pouvait-il comprendre qu’elle n’avait pas réellement choisi ? Qu’elle y avait été conduite un peu comme un chaton égaré, ramené à sa caisse par sa mère chatte, par la peau du cou ?
Pourtant, il ne laissait point son esprit en repos ; elle savait, même si Tante Cord l’ignorait, qu’il y avait eu une tierce personne présente pendant leur querelle de ce matin.
Elle savait aussi autre chose, quelque chose qui aurait bouleversé sa tante outre mesure.
Will Dearborn ne l’avait pas oubliée, lui non plus.
Une semaine environ après le banquet de bienvenue et la remarque désastreuse et blessante de Dearborn à l’endroit de Susan, le simplet qui vidait les fonds de verre au Repos des Voyageurs — celui qu’on appelait Sheemie — avait fait une apparition au cottage que celle-ci partageait avec sa tante. Il tenait un énorme bouquet, composé pour la majeure part de fleurs sauvages qui poussaient sur l’Aplomb, parsemé aussi d’églantines lie de vin. Elles y mettaient comme des signes de ponctuation rose foncé. Le garçon avait poussé la grille avec un sourire ravi sans attendre qu’on l’invite à entrer.
Susan était en train de balayer l’allée ; Tante Cord était dans le jardin, derrière la maison. Ce qui était heureux, mais pas très surprenant ; ces jours, moins elles se voyaient, mieux elles se portaient.
Avec un mélange d’horreur et de fascination, Susan avait regardé Sheemie remonter l’allée, rayonnant derrière son fardeau floral.
— B’jour à vous, Susan Delgado, fille de Pat, dit Sheemie avec enjouement. J’viens en commission et implore vot’ pardon pour la dérangerie, si fait, car j’suis un problème pour les gens et j’l’sais pareil qu’eux. Elles sont pour vous, t’nez.
Il lui mit le bouquet dans les mains et elle aperçut une petite enveloppe glissée entre les fleurs.
— Susan ? fit la voix de Tante Cord, de l’autre côté de la maison, tout en se rapprochant… Susan, j’ai bien entendu la grille ?
— Oui, ma tante ! avait-elle répondu.
Maudite soit l’ouïe fine de la bonne femme ! Susan avait prestement cueilli l’enveloppe parmi phlox et pâquerettes, et l’avait fourrée dans la poche de sa robe.
— Elles sont d’la part d’mon troisième meilleur ami, dit Sheemie. J’ai trois amis différents, maint’nant. Autant que ça.
Il leva deux doigts, fronça le sourcil, en leva deux autres, puis un sourire magnifique éclaira son visage.
— Arthur Heath est mon premier meilleur ami, Dick Stockworth, mon deuxième, et mon troisième, c’est…
— Chut ! lui intima Susan à voix basse avec une violence qui fit se faner le sourire de Sheemie. Pas un mot de tes trois amis.
Une drôle de petite rougeur — un accès de fièvre ou presque — courant sur sa peau parut glisser de ses joues à son cou, puis de là dévaler jusqu’aux pieds. Il avait été beaucoup question à Hambry des nouveaux amis de Sheemie, la semaine précédente — on n’avait même parlé de rien d’autre, à ce qu’il semblait. Susan avait entendu colporter les histoires les plus saugrenues, mais si elles n’étaient point vraies, pourquoi les versions rapportées par tant de témoins différents se ressemblaient-elles autant ?
Susan tentait encore de reprendre son calme quand Tante Cord apparut à l’angle de la maison. Sheemie recula d’un pas en l’apercevant, sa confusion se changeant en effarement total. Sa tante, allergique aux piqûres d’abeille, était pour l’heure emmaillotée, de la sombrera de paille qui la coiffait à l’ourlet de sa robe de jardin fanée, dans une espèce de gaze lui donnant un aspect très insolite en plein soleil et une allure tout à fait étrange et effrayante, à l’ombre. En guise de touche finale à son accoutrement, elle tenait dans l’une de ses mains gantées un sécateur plein de terre.
Elle vit le bouquet et tomba dessus, sécateur levé. Ayant rejoint sa nièce, elle glissa les cisailles dans une boucle de sa ceinture (avec une certaine répugnance, nota ladite nièce) et écarta ce qui lui voilait la face.
— Qui vous les a envoyées ?
— Je ne sais point, ma tante, répondit Susan, avec un calme qu’elle était loin d’éprouver. C’est le jeune homme de l’auberge…
— Auberge ! fit écho Tante Cord avec un reniflement de mépris.
— Il ne semble point connaître qui l’a expédié ici, poursuivit Susan.
Si seulement elle pouvait lui faire débarrasser le plancher !
— C’est que… eh bien, je suppose que vous diriez qu’il est un peu…
— Simplet, oui, je sais.
Tante Cord lança un coup d’œil irrité à Susan, puis reporta son attention sur Sheemie. Mains gantées aux genoux, elle l’apostropha de la sorte : QUI… A… ENVOYÉ… CES… FLEURS… JEUNE… HOMME ?
Les pans de sa voilette, qu’elle avait repoussés, retombèrent en place. Sheemie recula d’un nouveau pas, l’air terrorisé.
— EST-CE… PAR HASARD… DE LA PART… DE QUELQU’UN… DE… FRONT DE MER ?… DE LA PART… PEUT-ÊTRE… DU MAIRE… THORIN ?… DITES-LE-… MOI… ET JE VOUS… DONNERAI… UN SOU.
Susan, le cœur serré, fut certaine qu’il allait parler — il n’aurait point le bon sens de comprendre qu’il allait lui causer des ennuis. Will ne l’avait pas eu non plus, apparemment.
Mais Sheemie se contenta de faire non de la tête.
— M’souviens point. J’ai la mémoire comme une passoire, sai, si fait. Stanley, il dit qu’j’ai un p’tit pois dans la tête.
Son sourire resplendit à nouveau, magnifique, alignement régulier de dents blanches. Tante Cord y répondit par une grimace.
— Oh pff ! Filez, en ce cas. Et retournez directement en ville — inutile de rôder par ici en espérant glaner un brimborion. Un petit gars qui ne se souvient de rien ne mérite pas un seul sou. Et que je ne vous revoie plus par ici, quel que soit celui qui vous mande d’apporter des fleurs à la jeune sai. Vous m’avez comprise ?
Sheemie avait acquiescé avec la dernière énergie. Puis :
— Sai ?
Tante Cord le fusilla du regard. Le pli vertical de son front était très prononcé ce jour-là.
— Pourquoi qu’vous z’êtes tout’ empaquetée dans des toiles d’araignées, sai ?
— Hors d’ici, impudent goujat ! s’écria Tante Cord.
Elle avait une voix de stentor quand elle daignait s’en servir et Sheemie avait fait un bond en arrière, alarmé. Une fois certaine qu’il se dirigeait vers la Grand-Rue pour redescendre vers la ville sans manifester la moindre intention de revenir vers leur barrière et y rôder dans l’espoir d’un pourboire, Tante Cord s’était retournée vers Susan.
— Mettez-les dans l’eau avant qu’elles ne se flétrissent, Mamzelle Fraîche et Rose, et ne restez point là à musarder en vous demandant qui pourrait bien être votre mystérieux admirateur.
Là-dessus, Tante Cord avait souri. Vraiment souri. Ce qui blessait le plus Susan, la troublait le plus, c’était que sa tante n’avait rien d’une ogresse de contes de fées ni d’une sorcière comme Rhéa du Cöos. Elle n’avait pas un monstre devant elle, rien qu’une vieille fille affligée de prétentions à un certain statut social, d’un amour effréné de l’or et de l’argent et de la crainte de se retrouver livrée à elle-même sans un sou dans le vaste monde.
— Pour de petites gens comme nous, Suzie, ma chérie, dit-elle avec une tendresse pesant des tonnes, il vaut mieux s’en tenir aux tâches ménagères et laisser les rêves à ceux qui peuvent se les offrir.
Elle était persuadée que les fleurs venaient de Will et elle avait raison. Son petit mot était rédigé lisiblement et d’une très belle écriture.
Chère Susan Delgado,
Je me suis adressé à vous un peu à la légère, l’autre soir, et j’implore votre pardon. Puis-je vous voir et vous parler ? Il faut que ce soit en privé.
C’est de la plus haute importance.
Si vous consentez à me voir, confiez un message au porteur. C’est un garçon sûr.
C’est de la plus haute importance. Souligné. Malgré son violent désir de savoir ce qui était si important pour lui, elle s’interdit de faire quoi ce fût d’inconsidéré. Il s’était peut-être amouraché d’elle… et si c’était le cas, à qui la faute ? Qui lui avait parlé, était montée sur son cheval, lui avait montré ses jambes en une exhibition éclair quand elle en était descendue ? Qui lui avait posé les mains sur les épaules et l’avait embrassé ?
Les joues et le front lui brûlaient à ce souvenir, et une nouvelle onde de chaleur sembla lui parcourir le corps de haut en bas. Elle n’était point certaine de regretter le baiser, mais ça avait été une erreur de le donner, regrets ou pas regrets. Le revoir à présent en serait une bien pire.
Pourtant, elle désirait le revoir et savait au tréfonds de son cœur qu’elle était prête à laisser de côté la colère qu’elle éprouvait contre lui. Il y avait aussi la promesse qu’elle avait faite.
Cette malheureuse promesse.
Cette nuit-là, elle demeura éveillée, à tourner et retourner dans son lit, se disant d’abord que ce serait mieux, plus digne, de garder simplement le silence, puis rédigeant des petits mots dans sa tête, malgré tout — certains altiers, d’autres pleins de froideur, d’autres encore additionnés d’un soupçon de flirt.
Quand elle entendit les douze coups de minuit, congédiant le jour d’avant et convoquant celui d’après, elle décida que trop, c’était trop. Elle s’était jetée au bas de son lit, avait gagné et ouvert la porte de sa chambre, puis passé la tête dans le couloir. En entendant les ronflements de Tante Cord, elle avait refermé sa porte, traversé sa chambre jusqu’au petit bureau près de la fenêtre et allumé sa lampe. Prenant une feuille de parchemin dans le tiroir du haut, elle la déchira en deux (à Hambry, le seul crime plus grand que gâter du papier était de gâter des bêtes de bon aloi), puis écrivit hâtivement, sentant que la plus légère hésitation pourrait la condamner à des heures d’indécision. Sans salutations ni signature, elle écrivit sa réponse d’un trait :
Impossible de vous voir. Ce ne serait point bienséant.
Après l’avoir pliée menu, elle avait soufflé la lampe et s’était remise au lit, la petite missive fourrée sous l’oreiller. Elle dormait au bout de deux minutes. Le lendemain, quand elle alla en ville faire le marché, elle était passée devant le Repos des Voyageurs, qui, à onze heures du matin, avait le charme de quelque chose de mort vilainement au bord de la route.
Devant le saloon, un carré de terre battue était bissecté par une longue barre d’attache, au-dessus d’un abreuvoir. Sheemie poussait une brouette, le long de la barre, collectant le crottin de cheval avec une pelle. Il portait une sombrera rose du plus haut comique et chantait « Chaussons Dorés ». Susan doutait qu’un seul des clients du Repos s’éveillerait d’aussi bonne humeur que Sheemie, ce matin… mais qui d’autre, tout bien considéré, était plus niais que lui ?
Elle jeta un coup d’œil alentour pour s’assurer que personne ne lui prêtait attention, s’approcha de Sheemie et lui tapa sur l’épaule. Il eut d’abord l’air effrayé et Susan ne lui en voulut point — d’après les histoires qui couraient, Depape, l’ami de Jonas, avait failli tuer le pauvre gosse pour lui avoir aspergé copieusement ses bottes.
Puis Sheemie la reconnut.
— Salut, Susan Delgado de là-bas, à l’entrée de la ville, dit-il aimablement. Je vous souhaite bien le bonjour, sai.
Il lui fit un salut — imitation amusante de celui des Baronnies Intérieures qui avait la faveur de ses trois nouveaux amis. Elle lui fit une petite révérence en souriant (étant en jean, elle dut faire semblant de pincer le bord de sa jupe, mais les femmes de Mejis étaient passées maître dans l’art de la révérence en robe imaginaire).
— Z’avez vu mes fleurs, sai ? demanda-t-il, montrant du doigt le côté du Repos auquel manquait un coup de peinture.
Ce qu’elle aperçut la toucha profondément : une rangée de dauphinelles bleues et blanches poussait le long du bâtiment. Elles lui parurent d’une vaillance pathétique à agiter là leurs corolles de soie sous la faible brise matinale, entre la cour pelée et jonchée d’étrons et le débit de boissons mal équarri.
— C’est toi qui les as fait pousser, Sheemie ?
— Si fait, c’est moi. Et Messire Arthur Heath de Gilead m’en a promis des jaunes.
— Je n’ai jamais vu de dauphinelles jaunes.
— Nenni, moi itou, mais Messire Arthur Heath dit qu’il en pousse à Gilead.
Il regarda Susan avec solennité, la pelle à la main comme un soldat tiendrait un fusil ou une lance au garde-à-vous.
— Messire Arthur Heath m’a sauvé la vie. J’ferais n’importe quoi pour lui.
— Vraiment, Sheemie ? demanda-t-elle, émue.
— Il a aussi une vigie ! C’est un crâne d’oiseau ! Et quand y lui parle, qu’y fait blant-semblant, qu’est-ce qu’j’ris ! Si fait, à m’fendre en deux !
Susan regarda autour d’elle à nouveau pour être sûre que personne n’était aux aguets (mis à part les totems sculptés de l’autre côté de la rue), puis elle sortit son petit mot, plié menu, de la poche de son jean.
— Tu voudrais bien donner ça à Messire Dearborn de ma part ? Il est aussi ton ami, non ?
— Will ? Si fait !
Il prit la lettre et la rangea soigneusement dans sa poche à lui.
— Tu ne diras rien à personne.
— Chhht ! fit-il en mettant un doigt sur ses lèvres, pour sceller son accord.
Ses yeux s’étaient arrondis de façon cocasse sous le ridicule chapeau rose de femme qui le coiffait.
— Comme quand j’vous ai apporté les fleurs. Cousue la bouche !
— C’est ça, cousue la bouche. Porte-toi bien, Sheemie.
— Vous aussi, Susan Delgado.
Il retourna à ses opérations de nettoyage. Susan était restée un moment à le regarder, se sentant mal à l’aise et mécontente d’elle-même. Maintenant qu’elle avait remis sa lettre avec succès, elle eut envie de demander à Sheemie de la lui rendre, de barrer ce qu’elle avait écrit et promettre de le rencontrer. Ne serait-ce que pour revoir ses yeux d’un bleu si franc la regarder en face.
Puis, l’autre ami de Jonas, celui à la cape, sortit en flânant du magasin général. Elle était sûre qu’il ne l’avait pas vue — il baissait la tête, roulant une cigarette —, mais elle n’avait point l’intention de forcer sa chance. Reynolds risquait d’en toucher un mot à Jonas et ce dernier ne parlait que trop à Tante Cord. Et si Tante Cord apprenait que Susan passait du temps dans la journée avec le garçon qui lui avait apporté les fleurs, elle aurait droit à des questions. Des questions auxquelles elle n’avait nulle envie de répondre.
Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, Susan — l’eau a coulé sous les ponts. Mieux vaut ne plus ruminer le passé.
Arrêtant Pylône, elle contempla sur la pente de l’Aplomb les chevaux qui paissaient en liberté. Ils étaient en nombre surprenant, ce matin.
Cette parade fit long feu. Ses pensées ne cessaient de revenir à Will Dearborn.
Quel coup de malchance qu’elle l’ait connu ! S’il n’y avait eu cette rencontre de hasard, quand elle revenait du Cöos, elle aurait pu être en paix avec sa situation maintenant — elle était une fille avec les pieds sur terre après tout, une promesse était une promesse. Elle ne se serait jamais attendue à jouer les oies blanches effarouchées devant la perte de son pucelage, car la perspective de porter un enfant et d’accoucher l’excitait vraiment.
Mais Will Dearborn était venu tout bouleverser ; il s’était logé dans sa tête, locataire défiant toute expulsion. La remarque qu’il lui avait faite pendant qu’ils dansaient ne la quittait plus, comme un refrain qu’on ne peut s’empêcher de fredonner, malgré qu’on en ait. Elle avait été cruelle, stupide et hypocrite, cette remarque… mais ne comportait-elle point un grain de vérité ? Rhéa avait eu raison au sujet de Hart Thorin, Susan n’avait plus aucun doute là-dessus. Elle supposa que les sorcières avaient raison sur la luxure des hommes, même si elles avaient tort sur tout le reste. C’était une idée peu réjouissante, mais probablement vraie.
C’était Will, ce Dearborn « maudit soit-il », qui lui avait rendu difficilement acceptable l’inévitable, qui l’avait poussée dans des disputes où elle avait eu du mal à reconnaître sa propre voix, tant elle était stridente et désespérée, qui hantait ses rêves — rêves où il lui passait les bras autour de la taille et l’embrassait. L’embrassait, encore et encore.
Elle mit pied à terre et descendit un peu à flanc de colline, les rênes à son poing. Pylône la suivit d’assez bonne grâce. Et quand elle fit halte pour fixer au loin la brume bleue au sud-ouest, il baissa la tête et se remit à paître.
Elle pensait qu’il lui fallait revoir Will Dearborn encore une fois, ne serait-ce que pour donner une chance à son côté terre à terre inné de reprendre le dessus. Elle avait besoin de le voir sous son vrai jour, et non tel que son imagination le lui peignait dans ses douces pensées et dans ses rêves plus doux encore. Une fois cela réglé, elle pourrait reprendre sa vie et faire ce qui devait être fait. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle avait pris ce sentier — le même qu’elle avait emprunté hier, avant-hier et avant-avant-hier. Il chevauchait sur cette partie de l’Aplomb ; du moins l’avait-elle entendu dire au marché d’en bas.
Susan se détourna de l’Aplomb, sachant soudain qu’elle le trouverait là, comme si ses pensées l’avaient appelé à elle — à moins que ce ne soit son ka.
Elle n’aperçut que le ciel bleu et la crête basse des collines qui s’incurvait doucement, telles les formes d’une odalisque sur son divan. Susan sentit l’amertume et la déception l’envahir. Elle en avait presque le goût dans la bouche, comme des feuilles de thé en décoction.
Elle revint vers Pylône, comptant rentrer à la maison et s’acquitter des excuses qu’elle estimait devoir présenter. Plus vite elle le ferait, plus vite ce serait fait. Elle tendait la main vers l’étrier gauche, un peu de travers, pour le redresser, quand un cavalier surgit à l’horizon : il se dessinait contre le ciel juste à l’endroit qui lui évoquait la hanche de la courtisane. Rien de plus qu’une silhouette à cheval, mais elle sut immédiatement de qui il s’agissait.
Fuis ! s’ordonna-t-elle. Grimpe sur Pylône et au galop ! Sauve-toi d’ici vite fait ! Avant que quelque chose de terrible ne se passe… avant que ce soit vraiment le ka, avant qu’il ne vienne Remporter comme le vent, toi et tous tes beaux projets, dans le ciel et au-delà !
Mais elle ne prit pas la fuite. Elle demeura, les rênes de Pylône à la main, et lui murmura à l’oreille quand le rosillo leva la tête et salua d’un hennissement le hongre bai dévalant la pente de la colline.
Puis Will fut là, l’observant du haut de sa selle, avant de descendre de sa monture d’une façon aisée et huilée que, pensait-elle, elle n’égalerait jamais, malgré des années de pratique de l’équitation. Cette fois, elle n’eut droit ni à son talon planté en terre ni à sa jambe tendue ni à son coup de chapeau accompagnant un salut d’une solennité comique ; cette fois, le regard qu’il lui lança était franc, grave, et d’une inquiétante maturité.
Ils se dévisagèrent dans le grand silence de l’Aplomb — Roland de Gilead et Susan de Mejis — et dans son cœur, Susan sentit se lever la tempête. Elle la redoutait aussi fort qu’elle la trouvait bienvenue.
— Bonne matinée, Susan, dit-il. Je suis heureux de vous revoir.
Elle ne répondit rien, se contentant d’attendre et de le regarder. Entendait-il battre son cœur aussi distinctement qu’elle l’entendait ? Bien sûr que non, ce n’étaient que balivernes romantiques. Malgré cela, il lui semblait que tout, dans un rayon de cinquante mètres, aurait pu ouïr cette chamade.
Will fit un pas vers elle. Elle recula d’autant, le considérant avec méfiance. Il baissa la tête un instant, puis la releva, lèvres serrées.
— J’implore votre pardon, fit-il.
— Ah oui ? dit-elle avec sang-froid.
— Ce que je vous ai dit l’autre soir était injustifié.
Elle sentit une étincelle de vraie colère.
— Je me moque que ce fût justifié ou pas ; ce qui m’importe, c’est que c’était injuste. Et que ça m’a blessée.
Une larme débordant de son œil gauche roula le long de sa joue. Il lui restait des pleurs en réserve, après tout, semblait-il.
Elle pensa que ce qu’elle venait de dire l’aurait peut-être rendu honteux, mais malgré la légère rougeur qui colora ses joues, il garda ses yeux fermement attachés aux siens.
— Je suis tombé amoureux de vous, dit-il. C’est pour ça que je vous ai traitée ainsi. C’est arrivé avant même que vous m’ayez embrassée, je crois bien.
Elle éclata de rire… mais la simplicité avec laquelle il s’était exprimé fit sonner faux son rire à ses propres oreilles. Comme fêlé.
— Messire Dearborn…
— Will, je vous en prie.
— Messire Dearborn, répéta-t-elle avec la patience d’un professeur s’adressant à un élève peu éveillé. Cette idée est ridicule. Quoi ? Après une seule rencontre ? Après un seul baiser ? Un baiser simplement fraternel ?
C’était elle à présent qui rougissait, mais elle se hâta de poursuivre :
— De telles choses arrivent dans les contes, mais dans la vraie vie ? Je ne crois pas.
Mais le garçon ne détachait pas ses yeux des siens et elle y lisait une part de la vraie nature de Roland : son goût profond du romanesque enfoui comme le fabuleux filon d’un métal étranger au cœur du granit de son pragmatisme. Il acceptait l’amour plus comme un fait que comme une fleur, et cela condamnait le dédain bienveillant de Susan à rester sans effet sur eux deux.
— J’implore votre pardon, répéta-t-il.
Il possédait une sorte d’entêtement brut qui exaspérait, amusait et épouvantait Susan, tout à la fois.
— Je ne vous demande pas de répondre à mon amour, ce n’est pas pour cette raison que je vous ai fait cet aveu. Vous m’avez dit que vos affaires étaient compliquées…
À présent, il détourna les yeux des siens et regarda au loin vers l’Aplomb. Il eut même un petit rire.
— Je l’ai traité d’imbécile, n’est-ce pas ? Je vous l’ai dit en face. Qui est le plus imbécile, d’après vous ?
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— Vous avez dit aussi qu’on racontait qu’il avait un penchant pour la boisson et les filles en bouton.
Roland se frappa le front de la main. Si son ami, Arthur Heath, avait fait ce geste, elle l’aurait pris pour un effet comique délibéré. Mais rien de cela chez Will. Elle avait dans l’idée qu’il n’était pas très porté sur la plaisanterie.
À nouveau le silence s’installa entre eux, mais de façon bien moins inconfortable, cette fois. Leurs deux chevaux, Flash et Pylône, paissaient tout leur content, côte à côte. Si nous étions des chevaux, tout serait bien plus facile, songea-t-elle. Elle faillit pouffer.
— Messire Dearborn, vous comprenez que j’ai consenti à certain arrangement ?
— Si fait.
Il sourit de la voir hausser le sourcil de surprise.
— Je ne me moque pas de votre dialecte. Il m’est simplement venu… sur la langue.
— Qui vous a entretenu de mes affaires ?
— La sœur du Maire.
— Coraline.
Elle fronça le nez, décidant in petto que cela n’avait rien d’étonnant. Et elle supposa que d’autres l’auraient mis au courant de sa situation d’une manière encore plus crue. À commencer par Eldred Jonas. Ou Rhéa du Cöos, pour continuer. Mieux valait laisser ça de côté.
— Donc, si vous comprenez, et si vous ne me demandez point de répondre à votre… à ce que vous croyez éprouver pour moi, quel que soit le nom que vous lui donnez… à quoi bon cet entretien ? Pourquoi avoir cherché à l’obtenir de moi ? À mon avis, il vous met dans une position des plus embarrassantes…
— Oui, convint-il, puis comme s’il énonçait un simple fait : il me met dans une position embarrassante, soit. Il m’est difficile de ne pas perdre la tête quand je vous regarde.
— Alors peut-être vaudrait-il mieux pour vous ne point regarder, ne point parler, ne point penser !
Sa voix était à la fois caustique et un peu tremblante. Où trouvait-il le courage de dire des choses pareilles, de les formuler tout à trac en la dévorant des yeux ?
— Pourquoi m’avez-vous envoyé le bouquet et ce petit billet ? N’êtes-vous point conscient des ennuis que vous auriez pu me causer ? Si vous connaissiez ma tante… ! Elle m’a déjà chapitrée à votre sujet et si elle était au courant du billet… ou si elle nous voyait ensemble ici…
Elle jeta un regard autour d’elle, vérifiant que personne ne les observait. Apparemment, toujours pas, autant qu’elle pouvait le dire. Il tendit la main et lui toucha l’épaule. Elle le dévisagea et il retira ses doigts comme s’il s’était brûlé.
— Je vous ai parlé comme je l’ai fait pour que vous aussi, vous compreniez, dit-il. C’est tout. Si je ressens ce que je ressens, vous n’êtes en rien responsable.
Mais si, je le suis, songea-t-elle. Je t’ai embrassé. Je crois que je suis tout à fait responsable de ce que nous ressentons tous les deux, Will.
— Ce que je vous ai dit pendant que nous dansions, je le regrette du fond du cœur. Ne m’accorderez-vous pas votre pardon ?
— Si fait, dit-elle.
Et s’il l’avait prise dans ses bras à ce moment-là, elle l’aurait laissé faire et au diable les conséquences ! Mais il se contenta doter son chapeau et de la gratifier d’un charmant petit salut. Et la tempête s’apaisa dans son cœur.
— Grand merci, sai.
— Ne m’appelez point comme ça. Je déteste. Mon nom, c’est Susan.
— M’appellerez-vous Will ?
Elle fit oui de la tête.
— Très bien. Susan, je veux vous demander quelque chose — mais ce n’est plus l’individu qui vous a insultée et blessée parce qu’il était jaloux qui vous parle. Il s’agit de tout autre chose. Le puis-je ?
— Si fait, je suppose, dit-elle prudemment.
— Êtes-vous pour l’Affiliation ?
Elle le regarda, complètement sidérée. C’était la dernière question à laquelle elle s’était attendue… mais il l’observait avec sérieux.
— Je m’attendais à ce que vous et vos amis comptiez les vaches, les armes à feu, les lances, les bateaux, que sais-je encore, répondit-elle. Mais je ne pensais pas que tu voudrais compter aussi les partisans de l’Affiliation.
Elle vit la surprise se peindre sur son visage et le petit sourire aux coins de ses lèvres. Cette fois, le sourire le fit paraître bien plus âgé qu’il n’était possible. Susan se remémora ce qu’elle venait juste de lui dire et, comprenant ce qui avait dû le frapper, partit d’un petit rire embarrassé.
— Ma tante a une façon comme ça de passer au tutoiement. Mon père l’avait aussi. Ça vient d’une secte du Vieux Peuple qui se faisait appeler les Amis.
— Je connais. Il y a encore des Gens de l’Amitié dans la partie du monde d’où je viens.
— Vraiment ?
— Oui… ou si fait, si vous préférez. Je vais finir par prendre l’habitude. J’aime la façon dont s’expriment les Amis. Ça sonne joliment.
— Pas quand ma tante parle comme ça, observa Susan, repensant à la dispute à propos de la chemise. Pour répondre à votre question, si fait — je suis pour l’Affiliation. Parce que mon pa était pour. Si vous me demandez si je suis une chaude partisane de l’Affiliation, je suppose que non. Nous n’en voyons pas grand-chose ni n’en entendons beaucoup parler, ces jours. À part des rumeurs et les histoires que colportent les vagabonds et les voyageurs de commerce au long cours. Maintenant qu’il n’y a plus de chemin de fer…
Elle haussa les épaules.
— La plupart des gens ordinaires auxquels j’ai parlé semblent avoir le même sentiment. Et pourtant, votre Maire Thorin…
— Thorin n’est point mon Maire, rectifia-t-elle d’un ton plus tranchant qu’elle ne l’avait prévu.
— Et pourtant le Maire Thorin de la Baronnie nous a fourni toute l’aide que nous avons demandée, et même celle que nous n’avons pas sollicitée. Je n’ai qu’à claquer des doigts et Kimba Rimer apparaît devant moi.
— Alors ne les claquez point, fit-elle, ne pouvant s’empêcher de regarder autour d’elle.
Elle s’efforça de sourire pour bien lui faire sentir qu’elle plaisantait, sans grand succès.
— Les habitants de la ville, les pêcheurs, les fermiers, les cow-boys… ils disent tous du bien de l’Affiliation, mais de façon distante. Cependant, le Maire, son Chancelier et les membres de l’Association du Cavalier, Lengyll, Garber et toute cette bande…
— Je les connais, dit-elle sèchement.
— Ils se montrent absolument enthousiastes dans leur soutien. Il suffit de mentionner l’Affiliation devant le Shérif Avery et il se met à danser sur place. Dans chaque ranch, on nous offre à boire dans une coupe commémorant Arthur l’Aîné, semble-t-il.
— On vous offre quoi ? demanda-t-elle, légèrement espiègle. De la bière ? De l’aie ? Du graf ?
— Aussi du vin, du whiskey, ou un coup d’arquebuse, dit-il sans lui rendre son sourire. C’est presque comme s’ils voulaient nous pousser à ne pas tenir notre parole. Ça ne vous paraît pas étrange ?
— Si fait, un peu ; mais pas plus que l’hospitalité à Ham-bry. Dans ces contrées, quand quelqu’un — en particulier, un jeune homme — déclare ne plus vouloir toucher une goutte d’alcool, les gens ont tendance à le croire timide, ne le prennent pas très au sérieux.
— Et ce joyeux soutien de la part des huiles. Qu’est-ce que ça vous inspire ?
— Étrange.
Et c’était le cas. Le travail de Pat Delgado l’avait mis en contact quotidiennement avec ces propriétaires terriens et éleveurs de chevaux ; Susan, qui collait aux basques de son pa chaque fois qu’il la laissait venir, en avait connu beaucoup, elle aussi. Elle les trouvait plutôt pisse-froid, en général. Elle n’arrivait pas à imaginer un John Croydon ou un Jack White brandir une chope à l’effigie d’Arthur l’Aîné pour porter un toast sentimental… spécialement pas en milieu de journée, quand il fallait s’occuper du bétail ou en vendre.
Will ne la lâchait pas des yeux, comme s’il déchiffrait ces pensées au fur et à mesure.
— Mais probablement que vous ne fréquentez pas ces grosses légumes autant qu’autrefois, fit-il. Avant le trépas de votre père, je veux dire.
— Peut-être pas… mais les bafouilleux apprennent-ils à parler à l’envers ?
Pas de rictus prudent, cette fois ; son large sourire éclaira son visage. Mes dieux, qu’il était beau !
— Je suppose que non. Pas plus que les chats ne changent leur couleur de poil, comme nous disons, nous. Mais le Maire Thorin ne vous entretient-il pas de nous — mes amis et moi — quand vous êtes seul à seul ? Ou bien est-ce une question qui outrepasse ce que j’ai le droit de vous demander ? Je suppose que oui.
— Je me moque bien de cela, dit-elle, secouant hardiment la tête, ce qui fit se balancer sa longue tresse. Je comprends très peu la bienséance, comme certains ont eu la bonté de me le souligner.
Mais ni son air abattu ni sa rougeur embarrassée ne la laissèrent aussi indifférente qu’elle s’y était attendue. Elle savait des filles qui aimaient à taquiner autant qu’à fleureter — et certaines poussaient loin la taquinerie —, mais elle semblait n’avoir aucun goût pour ça. Elle n’avait nulle envie de se faire les griffes sur lui et elle poursuivit d’un ton radouci :
— Je ne reste jamais seule avec lui, de toute façon.
Oh comme tu lui mens bien, songea-t-elle tristement, se remémorant comment Thorin l’avait embrassée dans le couloir, le soir de la fête, lui pelotant les seins à tâtons tel un enfant essayant de glisser la main dans un bocal de bonbons ; et comment il lui avait dit qu’il brûlait pour elle. Oh, sale menteuse.
— De toute manière, Will, l’opinion de Hart sur vous et vos amis peut difficilement vous concerner, n’est-ce pas ? Vous avez un travail à accomplir, c’est tout. S’il vous aide, pourquoi ne point l’accepter simplement et lui en être reconnaissant ?
— Parce que tout n’est pas clair par ici, répondit-il, et la gravité presque sombre de sa voix effraya un petit peu Susan.
— Qu’est-ce qui n’est pas clair ? Le Maire ? L’Association du Cavalier ? De quoi parlez-vous ?
Il la regarda sans ciller, puis parut s’être décidé.
— Je vais vous faire confiance, Susan.
— Je ne suis pas sûre d’avoir plus envie que tu me donnes ta confiance que ton amour, fit-elle.
Il opina.
— Et pourtant, pour accomplir le boulot qu’on m’a envoyé faire ici, il faut que je me fie à quelqu’un. Pouvez-vous comprendre ça ?
Elle le regarda dans les yeux, puis acquiesça.
Il vint près d’elle, si près qu’elle s’imagina sentir la chaleur de sa peau.
— Regardez là, en bas. Et dites-moi ce que vous voyez.
Elle lui obéit, puis haussa les épaules.
— L’Aplomb. Tel qu’en lui-même…
Elle sourit légèrement.
— Toujours aussi beau. Ça a toujours été mon endroit préféré dans le monde entier.
— Si fait, c’est beau, soit. Que voyez-vous d’autre ?
— Des chevaux. Qui se coursent.
Elle sourit pour bien montrer qu’elle plaisantait (c’était une vieille blague de son pa, en fait), mais il ne lui rendit pas son sourire. Point vilain à regarder, et courageux, si les histoires qui circulaient déjà en ville étaient vraies ; agile de ses mouvements et dans sa tête, aussi. Pas vraiment le sens de l’humour, toutefois. Bah, il y avait pire comme défaut. Peloter les seins d’une fille à l’improviste, par exemple.
— Des chevaux. Oui. Mais leur nombre vous semble-t-il le bon ? Vous avez vu des chevaux sur l’Aplomb toute votre vie et vous êtes sûrement la personne ne faisant pas partie de l’Association du Cavalier la mieux qualifiée pour me le dire.
— Vous ne leur faites point confiance pour ça ?
— Ils nous ont donné tout ce que nous leur avons demandé et ils sont aussi amicaux que des chiens sous la table du festin, pourtant, non — je ne crois pas que je leur fasse confiance.
— Et vous me feriez confiance à moi ?
Il la regarda fermement de ses yeux si beaux et si effrayants — d’un bleu plus sombre qu’ils ne le seraient plus tard, n’étant point encore délavés par les soleils de dix mille jours d’errance.
— Je dois me fier à quelqu’un, répéta-t-il.
Elle baissa les yeux, presque comme s’il l’avait rabrouée. Il tendit la main et, la prenant gentiment au menton, lui releva la tête.
— Cela vous paraît-il le nombre exact ? Réfléchissez bien !
Mais à présent qu’il avait attiré son attention sur ce point, elle eut à peine besoin de se concentrer. Elle avait noté un changement depuis quelque temps, estima-t-elle, mais il avait été graduel, donc facilement imperceptible.
— Non, dit-elle enfin. Leur nombre n’est pas le bon.
— Ça vous paraît trop ou pas assez ?
Elle marqua un temps. Reprit son souffle. Expira dans un long soupir.
— Trop, beaucoup trop.
Will Dearborn, levant ses poings à hauteur d’épaule, les serra en signe de victoire. Ses yeux bleus brillèrent comme les lampes à étincelles dont son grand-pa lui avait parlé.
— Je le savais, dit-il, je le savais.
— Combien de chevaux y a-t-il, là en bas ? demanda-t-il.
— En dessous de nous ? Ou sur toute l’étendue de l’Aplomb ?
— Juste en dessous de nous.
Elle regarda attentivement, sans faire de tentative pour compter réellement. Ça ne marchait pas, ne faisait que vous embrouiller les idées. Elle aperçut quatre bandes assez importantes d’une vingtaine de chevaux chacune, se déplaçant sur le vert de la pente, en dessous, presque à l’instar des oiseaux dans le bleu du ciel, au-dessus. Il y avait peut-être une dizaine de bandes plus restreintes, de l’octuor au quatuor… plusieurs chevaux allant par paires (ils évoquèrent des couples d’amoureux à Susan, mais c’était le cas de tout et n’importe quoi, aujourd’hui, lui semblait-il)… et quelques-uns galopant en solitaire, de jeunes étalons pour la plupart…
— Cent soixante ? demanda-t-il à voix basse, d’un ton presque hésitant.
Elle le regarda avec surprise.
— Si fait. Cent soixante, c’était le nombre que j’avais en tête. Au chiffre près.
— Et ce que nous voyons correspond à quelle surface de l’Aplomb ? Au quart ? Au tiers ?
— Beaucoup moins, fit-elle en le gratifiant d’un petit sourire. Je pense que vous le savez. Au sixième du total des pâtures non clôturées, peut-être.
— Si donc cent soixante chevaux paissent en liberté sur chaque sixième, ça nous donne…
Elle attendit qu’il dise le chiffre de neuf cent soixante. Quand il le prononça, elle opina. Il regarda en contrebas encore un moment et grogna de surprise quand Flash vint le flairer du naseau dans le dos. Susan étouffa un rire derrière sa paume. À le voir repousser impatiemment son cheval, elle devina qu’il ne percevait toujours pas l’humour de la situation.
— À combien estimez-vous tous ceux qui sont à l’écurie, au dressage ou au travail ? demanda-t-il.
— À un pour trois qu’on voit ici, au jugé.
— Par conséquent, nous parlerions de douze cents chevaux. Rien que de bon aloi, pas de mutés.
Elle le regarda, légèrement surprise.
— Si fait. Il n’y a quasiment point de mutés, ici à Mejis… comme dans aucune des Baronnies Extérieures, sur ce point précis.
— Vous en élevez plus de trois sur cinq ?
— On les élève tous ! Bien sûr, de temps à autre, on a un monstre qu’il faut supprimer, mais…
— Quoi, pas de monstre sur cinq naissances ? Pas un sur cinq né avec… (comment déjà Renfrew avait-il décrit ça ?)… avec des jambes en trop ou les entrailles à l’air ?
Son regard choqué était une réponse assez éloquente.
— Qui vous a dit une chose pareille ?
— Renfrew. Il m’a dit également qu’il y avait environ cinq cent soixante-dix bêtes de bon aloi, dans tout Mejis.
— C’est parfaitement…
Elle eut un petit rire ahuri.
— Parfaitement saugrenu ! Si mon pa était encore ici…
— Mais il n’y est point, la coupa Roland d’un ton aussi sec qu’un rameau que l’on brise. Puisqu’il est mort.
Un instant, elle ne parut pas avoir noté son changement de ton. Puis soudain, comme si une éclipse masquait son soleil intérieur, sa physionomie s’assombrit entièrement.
— Mon pa a eu un accident. Vous comprenez ça, Will Dearborn ? Un accident. Ça a été terriblement triste, mais ce sont des choses qui arrivent parfois. Un cheval lui a roulé dessus. Écume d’Océan. D’après Fran, Écume a vu un serpent dans l’herbe.
— Fran Lengyll ?
— Si fait.
Elle n’était que pâleur, exception faite du rose de deux églantines — pareilles à celles du bouquet qu’il lui avait fait tenir par Sheemie — qui lui incendiait les pommettes.
— Fran a chevauché bien des lieues aux côtés de mon père. Non qu’ils fussent de grands amis — ils n’étaient point issus de la même classe, pour commencer — mais ils chevauchaient de concert. J’ai encore rangé quelque part un bonnet que la première femme de Fran avait confectionné pour mon baptême. Ils sillonnaient les pistes ensemble. J’ai du mal à croire que Fran Lengyll mentirait sur la façon dont mon père est mort, encore moins qu’il ait… quelque chose à voir avec ça.
Cependant, elle observait d’un air plein de doute les chevaux en liberté. Ils étaient si nombreux. Beaucoup trop nombreux. Son pa l’aurait vu. Et son pa se serait demandé ce qu’elle se demandait à présent : ceux en surplus portaient la marque de qui ?
— Il se trouve que Fran Lengyll et mon ami Stockworth ont eu une discussion à propos des chevaux, dit Will.
Si son ton paraissait détaché, son visage était tout sauf indifférent.
— Autour d’un verre d’eau de source, après qu’on lui a proposé une bière et qu’il l’a refusée. Ce qui a été dit revient à peu près à l’échange que j’ai eu avec Renfrew lors du banquet de bienvenue chez le Maire Thorin. Quand Richard a demandé à sai Lengyll une estimation du nombre de chevaux de selle, il a répondu quatre cents, peut-être.
— C’est de la démence.
— C’est ce qu’il semblerait, tomba d’accord Will.
— N’ont-ils point sapience que les chevaux sont ici à votre vu et à votre su ?
— Ils savent que nous avons à peine entamé notre tâche, répondit-il. Et que nous avons débuté par les pêcheurs. Il nous faudra encore un mois, pensent-ils, avant que nous commencions à nous soucier de localiser les chevaux. Et en attendant, ils adoptent une attitude à notre égard de… comment dirais-je ? Bon, peu importe comment je le formulerai. Je ne suis pas très habile avec les mots, quant à mon ami Arthur, il qualifie ça « d’affabilité méprisante ». Ils nous laissent les chevaux sous les yeux, je pense, soit parce qu’ils croient que nous ne saurons pas ce que nous voyons, soit que nous ne croirons pas ce que nous voyons. Je suis très heureux de vous avoir trouvée ici.
Simplement pour te permettre d’affiner ton décompte des chevaux ? Est-ce bien la seule raison ?
— Mais vous finirez bien par compter les chevaux, un jour. Je veux dire, ça doit être sûrement l’un des besoins principaux de l’Affiliation.
Il lui lança un drôle de regard, comme si elle avait manqué quelque chose d’évident. Cela la remplit de confusion.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Peut-être espèrent-ils que les chevaux en surplus seront loin de la Baronnie, quand nous en viendrons là.
— Loin ? Où ça ?
— Je n’en sais rien. Mais je n’aime pas ça. Susan, que cela reste entre nous, vous voulez bien ?
Elle acquiesça. Il lui faudrait être complètement folle pour aller raconter à quiconque qu’elle avait rencontré Will Dearborn, avec pour tout chaperon Flash et Pylône, sur l’Aplomb.
— Peut-être que tout cela se révélera sans importance en fin de compte, mais, dans le cas contraire, être au courant pourrait être dangereux.
Ce qui ramenait à son pa. Lengyll leur avait dit à elle et à Tante Cord que Pat avait été jeté à terre et qu’Écume d’Océan lui avait roulé dessus. Ni l’une ni l’autre n’avaient de raison de mettre en doute son histoire. Mais le même Fran Lengyll venait de raconter à l’ami de Will qu’il n’y avait que quatre cents chevaux de selle à Mejis et c’était un mensonge éhonté.
Will se tourna vers son cheval et elle en fut heureuse. Une partie d’elle-même désirait qu’il reste — qu’il se tienne auprès d’elle tandis que les nuages passant dans le ciel étiraient leurs ombres longues sur la prairie. Mais ils étaient demeurés ensemble bien trop longtemps, déjà. Il n’y avait aucune raison de penser que quelqu’un pourrait les surprendre, mais au lieu de la réconforter, cette idée, pour quelque obscure raison, accrut encore sa nervosité.
Il redressa l’étrier qui pendait le long de la hampe de sa lance (Flash poussa un hennissement de gorge, comme pour dire Il est grand temps d’y aller), puis se tourna vers elle, encore une fois. Elle se sentit faiblir pour de bon quand son regard l’enveloppa, à présent l’idée du ka était presque trop forte pour être niée. Elle tenta bien de se dire que ce n’était que le dim — ou sensation de déjà-vécu —, mais cela n’avait rien à voir avec le dim ; c’était le sentiment d’avoir trouvé enfin la voie qu’on a cherchée depuis le premier jour.
— Je désire vous dire autre chose. Il ne me plaît pas de revenir à notre point de départ, mais je le dois.
— Non, dit-elle d’une petite voix. L’affaire est close, assurément.
— Je vous ai dit que je vous aimais et que j’étais jaloux, fit-il.
Et pour la première fois, sa voix sortit moins affermie, affectée d’un tremblement, de son gosier. Elle s’alarma de le voir avec des larmes plein les yeux.
— Il y avait autre chose. Quelque chose de plus.
— Will, je ne veux point…
Elle se détourna, cherchant son cheval à l’aveuglette. La prenant par l’épaule, il lui fit faire volte-face. Malgré son absence de rudesse, ce geste était empreint d’une inexorabilité épouvantable. Levant les yeux vers lui, impuissante, elle vit qu’il était jeune, loin de chez lui et comprit soudain qu’elle ne pourrait plus lui résister très longtemps. Elle le désirait si fort qu’elle en avait mal. Elle aurait donné un an de sa vie rien que pour pouvoir poser la paume de ses mains sur ses joues et sentir le contact de sa peau.
— Votre père vous manque, Susan ?
— Si fait, murmura-t-elle. Dans toutes les fibres de mon cœur.
— Ma mère me manque de la même façon.
Il la tenait aux épaules à présent. Une larme déborda et traça un filet d’argent le long de sa joue.
— Elle est morte ?
— Non, mais quelque chose lui est arrivé. Merde ! Comment puis-je en parler alors que je ne sais qu’en penser ? En quelque sorte, c’est comme si elle était morte pour moi.
— Mais c’est terrible, Will.
Il opina.
— La dernière fois que je l’ai vue, elle m’a lancé un regard qui me hantera jusqu’à la tombe. L’espoir, la honte et l’amour s’y mêlaient. La honte de ce que j’avais vu et savais d’elle, l’espoir peut-être que je comprendrais et lui pardonnerais…
Il reprit profondément son souffle.
— Le soir de la réception, vers la fin du repas, Rimer a lancé une plaisanterie. Vous avez tous éclaté de rire…
— J’ai ri parce que cela aurait paru étrange que je sois la seule à ne pas le faire, dit Susan. Je n’aime point Rimer. À mon avis, c’est un intrigant et un comploteur.
— Vous avez tous éclaté de rire et il se trouve que j’ai regardé au bout de la table à ce moment précis. En direction d’Olive Thorin. Et un instant — très bref — j’ai imaginé que c’était ma mère. Elle avait la même expression, vous voyez. La même que ce matin-là quand j’ai ouvert la mauvaise porte au mauvais moment et surpris ma mère avec son…
— Arrêtez ! s’écria-t-elle, s’arrachant à son emprise.
À l’intérieur d’elle-même, s’opérait une révolution : toutes les amarres, boucles, et autres agrafes qu’elle avait utilisées pour conforter sa position paraissaient se dissoudre comme par enchantement.
— Arrêtez ! Arrêtez-vous tout de suite ! Je ne peux pas vous écouter me parler d’elle !
Elle cherchait Pylône à tâtons, car le monde extérieur n’était plus qu’un prisme dégoulinant. Elle éclata en sanglots. Elle sentit Roland lui poser ses mains sur les épaules et la retourner vers lui, une fois encore. Elle ne résista pas.
— J’ai tellement honte, dit-elle. Tellement honte, tellement peur et je regrette tellement. J’ai oublié le visage de mon père et… et…
Et je ne serai plus jamais capable de le retrouver, voulait-elle dire. Mais elle n’eut rien besoin d’ajouter. Car il lui ferma la bouche de ses baisers. Au début, elle se laissa simplement embrasser… puis elle lui rendit bientôt ses baisers, avec une sorte d’emportement. Elle étancha l’humidité de ses yeux à lui par de douces applications de ses pouces à elle, puis caressa ses joues de ses paumes comme elle s’était tant languie de le faire. La sensation était exquise, y compris la légère râpe du soupçon de barbe sur sa peau. Elle lui glissa les bras autour du cou, le baisant à pleine bouche, le serrant et l’embrassant à la limite de ses forces, l’embrassant ici, entre leurs chevaux qui, après avoir échangé un regard, se remirent à paître tranquillement dans l’herbe.
Ce furent les meilleurs baisers que Roland reçut de sa vie entière et il ne les oublia jamais : la flexibilité complaisante des lèvres de Susan, la dureté de ses dents en dessous, l’urgence qui les animait, leur absence complète de timidité ; le parfum de son souffle, les douces formes de son corps pressé contre le sien. Il lui prit le sein gauche en le serrant doucement et sentit son cœur qui s’affolait. De l’autre main, il lui caressa longuement les cheveux, qui étaient comme de la soie à ses tempes. Il n’oublia jamais leur texture.
Soudain, elle fut loin de lui, son visage enflammé de passion, et porta sa main à ses lèvres gonflées tant il les avait baisées. Un mince filet de sang coulait au coin de sa bouche et elle le dévisageait avec de grands yeux. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait comme si elle venait de courir. Et entre eux passait un courant qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait éprouvé jusque-là. Il coulait tel celui d’une rivière et le faisait trembler comme la fièvre.
— Assez, dit-elle d’une voix tremblante. Assez, je vous en prie. Si vous m’aimez vraiment, ne permettez point que je me déshonore. J’ai fait une promesse. Tout sera possible plus tard, une fois que j’aurai tenu ma promesse, je suppose… si vous voulez encore de moi…
— Je vous attendrai à jamais et ferai n’importe quoi pour vous, dit-il d’une voix calme, sauf me retirer et vous voir aller avec un autre homme.
— Alors si vous m’aimez, éloignez-vous de moi. Je vous en prie, Will !
— Encore un baiser.
Elle s’avança aussitôt, levant son visage vers le sien avec confiance. Et il comprit alors qu’il pouvait faire d’elle tout ce qu’il voulait. Elle n’était plus, pour le moment du moins, maîtresse d’elle-même ; par conséquent, elle pouvait devenir la sienne. Il pouvait lui faire ce que Marten avait fait à sa propre mère, si ça lui chantait.
Cette idée mit à mal sa flamme, la transformant en une averse de charbons ardents, s’éteignant l’un après l’autre dans la nuit de sa confusion. L’acceptation de son père
Je sais tout depuis deux ans
était de bien des façons le pire de ce qui lui était arrivé cette année. Comment pouvait-il tomber amoureux de cette fille — de n’importe laquelle, d’ailleurs — dans un monde où de tels maux de cœur paraissaient nécessaires et pouvaient même se répéter ?
Pourtant, il l’aimait.
Au lieu du baiser passionné auquel il aspirait, il embrassa à fleur de bouche la commissure de ses lèvres où ruisselait le sang. Ce faisant, il eut un goût de sel dans la bouche comme s’il buvait ses propres larmes. Il ferma les yeux et frissonna quand elle caressa les cheveux follets de sa nuque.
— Je ne ferais de mal à Olive Thorin pour rien au monde, lui murmura-t-elle à l’oreille. Pas plus qu’à toi, Will. Je n’ai point compris et c’est maintenant trop tard pour redresser la situation. Mais je vous remercie… de ne pas avoir pris ce que tu pouvais prendre. Je ne vous oublierai jamais. Ni vous ni vos baisers. C’est la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, je crois. Comme si le ciel et la terre ne faisaient plus qu’un, si fait.
— Moi aussi, je me souviendrai de vous.
Il la regarda monter en selle et se rappela l’éclair blanc de ses jambes nues, dans la nuit noire où il l’avait rencontrée. Et soudain, il ne put accepter son départ. Il tendit la main, la posa sur sa botte.
— Susan…
— Non, fit-elle. Je vous en prie.
Il recula. Tant bien que mal.
— Ce sera notre secret, dit-elle. Oui ?
— Si fait.
Elle sourit en entendant cela… mais d’un sourire plein de tristesse.
— Dorénavant, tenez-vous à l’écart de moi, Will. Je vous en prie. Moi, de mon côté, je ferai de même.
Il réfléchit à sa proposition.
— Si toutefois cela se peut.
— Il le faut, Will, il le faut.
Et elle partit au galop. Roland, près du flanc de Flash, la regarda s’éloigner. Et même quand elle eut disparu à l’horizon, il ne cessa de fixer la direction qu’elle avait prise.
Le Shérif Avery et ses Adjoints Dave et George Riggins étaient installés sur le porche, devant le Bureau du Shérif et la prison, quand Messires Stockworth et Heath (ce dernier avec ce stupide crâne de piaf monté sur le pommeau de sa selle) passèrent devant eux au pas de promenade. La cloche de midi avait sonné un quart d’heure plus tôt et le Shérif Avery estima qu’ils se rendaient pour déjeuner soit au Bief du Moulin, soit peut-être au Repos, qui offrait de quoi se sustenter à un prix raisonnable. Popkins et autres amuse-gueules. Avery pour sa part aimait quelque chose de plus consistant : un demi-poulet ou un cuisseau de bœuf le comblaient tout à fait.
Messire Heath les salua avec un grand sourire.
— Bonne journée, Messires ! Longue vie à vous ! Douces brises et heureuses siestes !
Les trois hommes lui rendirent salut et sourire. Une fois hors de vue, Dave dit :
— Y z’ont passé toute la matinée à compter les filets sur la jetée. Les filets ! C’est à ne point croire !
— Mais si, Messire, fit le Shérif, soulevant un tantinet l’une de ses imposantes fesses de son rocking-chair pour lâcher un bruyant pet préprandial. Si fait, j’y crois.
— Z’y avaient point tenu tête aux gars d’Jonas, comme y l’ont fait, ajouta George, j’les aurais pris pour une bande d’imbéciles.
— Probable qu’y z’y trouveraient rien à redire, fit Avery.
Il regarda Dave, qui faisait tournoyer son monocle au bout du cordon, en fixant la direction qu’avait prise les deux garçons. Certaines personnes en ville avaient commencé à appeler les gamins de l’Affiliation les Petits Chasseurs du Cercueil. Avery ne savait trop quoi faire. Il avait calmé le jeu entre eux et les gros bras de Thorin, et reçu pour sa peine des éloges et une pièce d’or de Rimer, mais cependant… que faire à leur sujet ?
— Le jour de leur arrivée, dit-il à Dave, tu les as jugés mous. Qu’est-ce qu’tu dirais à présent ?
— À présent ?
Dave fit effectuer une dernière volte à son monocle, avant de le remettre en place en un tournemain et de fixer le Shérif au travers.
— Maint’nant, j’pense qu’il s’pourrait bien qu’ils soillent un peu plus durs qu’j’l’avais cru, après tout.
Oui, tu l’as dit, songea Avery. Mais dur ne veut point dire mûr pour autant, dieux merci. Si fait, grand merci aux dieux.
— J’ai une faim de taureau, si fait, dit-il en se levant.
Il se baissa, mit ses mains sur ses genoux et lâcha un autre pet bien sonore. Dave et George échangèrent un regard. George s’éventa de la main. Herkimer Avery, Shérif de la Baronnie, se redressa, l’air soulagé et impatient.
— Plus d’place dehors qu’dedans, déclara-t-il. Allez, venez, les gars, allons nous en fourrer plein la lampe, au bas de la rue.
Même le soleil couchant ne pouvait pas faire grand-chose pour améliorer la vue que l’on avait du porche du baraquement du Bar K. La bâtisse — exception faire de la cambuse et de l’écurie — seule à rester debout sur ce qui avait été le périmètre d’habitation — était en forme de L. Le porche longeait le petit côté sur l’intérieur. Ils y avaient trouvé le nombre exact de sièges qui leur était nécessaire : deux rocking-chairs pleins d’échardes et une caisse en bois à laquelle on avait cloué une planche branlante en guise de dossier.
Ce soir-là, Alain s’installa dans l’un des rocking-chairs et Cuthbert sur la caisse, qu’il semblait privilégier. Sur la balustrade, face à la cour en terre battue et aux tas de décombres calcinés de la ferme Garber, la vigie montait la garde.
Alain était crevé jusqu’aux os et, bien que lui et Cuthbert se soient baignés dans le ruisseau longeant la propriété à l’ouest, il sentait encore sur lui l’odeur de varech et de poisson, lui semblait-il. Ils avaient passé la journée à compter les filets. Alain ne rechignait pas à trimer, même quand la tâche était monotone, mais il n’aimait pas travailler inutilement. Ce qui avait été le cas. Hambry se résumait à deux catégories : les pêcheurs et les éleveurs de chevaux. Il n’y avait rien pour eux chez les pêcheurs et, au bout de trois semaines, leur trio ne le savait que trop. Les réponses qu’ils cherchaient se trouvaient sur l’Aplomb, auquel ils avaient à peine jeté un coup d’œil jusqu’ici. Sur ordre de Roland.
Le vent souffla en bourrasques et un instant, ils entendirent le son bas, grondant et couinant de la tramée.
— Je déteste ce son, dit Alain.
Cuthbert, silencieux et méditatif, ce soir-là, contrairement à son habitude, acquiesça d’un « si fait ». Ils disaient tous comme ça maintenant, sans parler des pour sûr, soit, certes point et autres nenni. Alain soupçonnait qu’ils auraient encore tous les trois Hambry sur le bout de la langue longtemps après avoir essuyé la poussière de ses chemins sur leurs bottes.
Derrière eux, en provenance de l’intérieur du baraquement, montait un son bien moins désagréable — le roucoulement des pigeons. Et aussi, de l’angle de la bâtisse, un troisième qu’Alain et Cuthbert avaient guetté inconsciemment tout en assistant au coucher du soleil : les sabots d’un cheval, ceux de Flash.
Roland apparut, tournant sans se presser le coin du baraquement et, juste à ce moment-là, se produisit quelque chose qui frappa Alain comme étrange et de mauvais augure… une sorte de présage. Il y eut un froufroutement d’ailes, puis une forme noire fendit l’air et vint soudain se percher sur l’épaule de Roland.
Ce dernier ne tressaillit pas ; regardant à peine autour de lui, il avança jusqu’à la barre d’attache. Et sans descendre de cheval, tendit la main : « Aïle », dit-il doucement, et le pigeon sauta dans sa paume. Il avait une bague fixée à l’une de ses pattes. Roland la retira, l’ouvrit et en sortit un minuscule bout de papier, roulé serré. Il tenait le pigeon sur son autre main.
— Aïle, dit Alain, tendant la sienne.
Le pigeon voleta sur elle.
Roland descendit de cheval, Alain emmena le pigeon dans le baraquement, où les cages avaient été placées sous l’une des fenêtres ouvertes. Il releva le loquet de la cage du milieu et étendit la main. Le pigeon qui venait de rentrer sauta à l’intérieur, celui qui s’y trouvait sauta à l’extérieur et de là, sur sa paume. Alain referma la porte de la cage, remit le loquet en place, traversa la pièce et souleva l’oreiller de la couchette de Bert. Il y trouva une enveloppe de drap contenant un certain nombre de bandelettes de papier blanc et un mini stylo-encre. Il prit l’une des bandelettes et le stylo à réservoir incorporé. Il regagna le porche. Roland et Cuthbert examinaient la bandelette de papier déroulée que le pigeon venait de leur apporter de Gilead. Figurait dessus une ligne de minuscules formes géométriques :
— Qu’est-ce que ça dit ? demanda Alain.
Le code avait beau être assez simple, il n’arrivait pas à le savoir par cœur, encore moins à le déchiffrer à vue, comme Roland et Bert en avaient été capables quasi instantanément. Les talents d’Alain — sa capacité à pister, sa facilité avec le shining — trouvaient à s’exercer ailleurs.
— Farson se déplace vers l’est, lut Cuthbert, il a divisé ses forces en deux armées, l’une grande, l’autre petite. Avez-vous remarqué quelque chose d’inhabituel ?
Il regarda Roland, presque offensé.
— Inhabituel, ça veut dire quoi ?
Roland secoua la tête. Il n’en savait rien. Il doutait même que ceux qui avaient envoyé le message — son père en faisait partie presque à coup sûr — l’aient su.
Alain tendit à Cuthbert bandelette et stylo. D’un doigt, Bert caressa la tête du pigeon au doux roucoulis. L’oiseau ébouriffa ses plumes, déjà désireux de repartir dans l’ouest, semblait-il.
— Qu’est-ce que je dois écrire ? demanda Cuthbert. Toujours pareil ?
Roland acquiesça.
— Mais on a vu des tas de choses inhabituelles ! s’exclama Alain. Et on sait que les choses tournent pas rond par ici ! Les chevaux… et dans ce petit ranch là-bas au sud… je me rappelle plus son nom…
Mais Cuthbert, si.
— Le Rocking H.
— Si fait, le Rocking H. Il y a des bœufs, là-bas. Des bœufs ! Mes dieux, j’en avais jamais vu sauf en image dans les livres !
Roland eut l’air inquiet.
— Quelqu’un sait que vous les avez vus ?
Alain eut un haussement d’épaules impatient.
— Je ne crois pas. Il y avait bien des bouviers dans le coin — trois, peut-être quatre…
— Quatre, si fait, dit Cuthbert tranquillement.
— Mais ils n’ont pas fait attention à nous. Même quand on voit des choses, ils pensent qu’on ne voit rien.
— Et cela doit continuer ainsi.
Roland les balaya du regard, mais son visage était comme absent, comme si ses pensées étaient au loin. Quand il se tourna vers le soleil couchant, Alain aperçut quelque chose sur le col de sa chemise. Il le cueillit d’une main si experte et si rapidement que même Roland ne sentit rien. Bert n’aurait pas pu faire ça, songea Alain avec une certaine fierté.
— Si fait, mais…
— Le contenu du message reste le même, dit Roland.
Il s’installa sur la dernière marche, le regard perdu vers la rougeur du couchant.
— Patience, Messires Richard Stockworth et Arthur Heath. Nous savons certaines choses et en subodorons d’autres. Mais John Farson viendrait-il si loin rien que pour se réapprovisionner en chevaux ? Je ne crois pas. Je n’en suis pas sûr, les chevaux sont précieux, si fait… mais je n’en suis pas sûr. Aussi attendons.
— Très bien, d’accord, même message.
Cuthbert lissa la bandelette de papier sur la balustrade du porche, avant d’y tracer une courte série de symboles. Alain pouvait déchiffrer ce message-là ; il avait vu la même séquence plusieurs fois depuis leur arrivée à Hambry. « Message reçu. Tout va bien. Rien à signaler pour le moment. »
Le message fut glissé dans la bague et attaché à la patte du pigeon. Alain descendit les marches, s’arrêta près de Flash (qui attendait patiemment d’être dessellé) et leva l’oiseau vers le soleil déclinant.
— Aïle !
Le pigeon s’envola d’un seul coup. Ils ne le virent qu’un instant, forme noire se découpant contre le ciel obscurci.
Roland resta assis à le suivre des yeux. L’expression rêveuse ne quittait pas son visage. Alain se surprit à se demander si Roland avait pris la bonne décision ce soir. Jamais une idée pareille ne l’avait effleuré de toute sa vie. Et jamais il ne s’était attendu à l’avoir.
— Roland ?
— Humm ? fit-il tel un homme tiré à demi d’un profond sommeil.
— Si tu veux, je vais le desseller et le bouchonner à ta place, fit Alain en lui désignant Flash.
La réponse fut longue à venir. Alain allait reformuler sa demande quand Roland dit :
— Non. Je vais le faire. Dans une minute ou deux.
Et il se replongea dans la contemplation du couchant.
Alain regrimpa les marches du porche et se réinstalla dans son rocking-chair. Bert avait repris place sur la caisse. Ils étaient derrière Roland à présent, et Cuthbert lança un coup d’œil à Alain, en haussant le sourcil. Il lui montra Roland, puis regarda Alain à nouveau.
Alain lui passa ce qu’il avait récupéré sur le col de Roland. Bien que ce fût presque trop fin pour qu’on le distingue sous cet éclairage, Cuthbert avait l’œil d’un pistolero et s’en empara facilement, sans tâtonner.
C’était un long cheveu d’or filé. Alain vit à l’expression de Bert qu’il savait de quelle tête il était tombé. Depuis leur arrivée à Hambry, ils n’avaient rencontré qu’une seule fille à longue chevelure blonde. Les deux garçons échangèrent un regard. Alain discerna de la consternation chez Bert, mais aussi une bonne dose d’hilarité.
Cuthbert Allgood se mit l’index sur la tempe et fit mine d’appuyer sur la détente.
Alain opina.
Assis sur les marches, leur tournant le dos, Roland, les yeux rêveurs, regardait mourir le soleil au couchant.
La ville de Ritzy[7], à quelque six cent cinquante kilomètres à l’ouest de Mejis, usurpait complètement son nom. Roy Depape l’atteignit trois nuits avant que la Lune du Colporteur — appelée par certains la Lune de Fin d’Été — ne soit pleine, pour en repartir un jour plus tard.
Ritzy était en fait une misérable bourgade de mineurs située sur le versant oriental des Monts Vi Castis, à environ vingt lieues de la Passe du même nom. La ville n’avait en tout et pour tout qu’une seule rue ; pour l’heure creusée d’ornières par les roues cerclées de fer des chariots, elle deviendrait un lac de boue trois jours après le début des tempêtes d’automne. On y trouvait le Magasin Général à l’enseigne de l’Ours et de la Tortue, où la Compagnie Vi Castis interdisait aux mineurs d’aller faire leurs emplettes, et celui de la Compagnie où personne, hormis les gueules noires, ne voulait faire les siennes ; la prison, combinée avec la Salle Municipale, était flanquée sur le devant d’un moulin à vent faisant également office de potence ; il y avait aussi six saloons des plus braillards, chacun plus sordide, abominable et mal famé que son voisin.
Ritzy ressemblait à une sale tête, rentrée entre deux épaules figées dans un haussement — les contreforts des collines. Au sud et au-dessus de la ville se trouvaient les bicoques déglinguées où la Compagnie logeait ses mineurs ; la première bouffée de brise apportait la puanteur de leurs latrines communes non chaulées. Au nord se trouvaient les mines proprement dites : galeries dangereuses, car mal étayées, des plus sommaires, qui à une profondeur de quinze mètres s’étiraient telles de longs doigts crochus en quête d’or, d’argent, de cuivre et à l’occasion d’un gisement de sourdfeux. Vues de l’extérieur, ce n’étaient que des trous perforant la terre rocheuse et nue, des trous comme des orbites vides, chacun avec sa pile de till et de déblais près de l’accès.
Autrefois, il y avait eu des mines indépendantes, mais il n’en restait plus une seule, la Compagnie Vi Castis les ayant récupérées dans les règles. Depape n’ignorait rien de tout ça, car les Grands Chasseurs du Cercueil avaient pris part à ce petit tour de passe-passe. Oh liesse et rareté ! Ça avait eu lieu juste après qu’il se fut acoquiné avec Jonas et Reynolds. Oui, ils s’étaient fait tatouer ces cercueils sur la main à vingt lieues d’ici, dans la ville de Wind, un trou vaseux encore moins reluisant que Ritzy la mal nommée. Ça remontait à quand ? Il n’aurait su le dire exactement, bien qu’il lui semblât qu’il devrait en être capable. Mais quand il en venait à faire le compte du temps passé, Depape s’y perdait souvent. Il avait même du mal à se rappeler son âge. Parce que le monde avait changé et que le temps était différent à présent. Plus mou.
Il y avait en revanche une chose qu’il n’avait aucune difficulté à se rappeler — l’élancement douloureux qu’il éprouvait chaque fois qu’il cognait son doigt blessé quelque part venait lui rafraîchir la mémoire. Cette chose, c’était la promesse qu’il s’était faite à lui-même qu’il verrait Dearborn, Stockworth et Heath étendus raides morts, se tenant par la main comme une guirlande de poupées en papier découpée par une petite fille. Et il entendait bien exhiber la partie de son corps qui avait soupiré en vain après Sa Majesté, ces trois dernières semaines, et s’en servir pour arroser leurs cadavres au visage. Il réserverait la majeure part de son jet à Arthur Heath de Gilead, Nouvelle Canaan. Cet enfoiré de sa mère, ce moulin à paroles rigolard aurait droit à une copieuse inondation.
Au soleil levant, Depape franchit l’extrémité « adret » de l’unique rue de Ritzy, fit gravir au trot à son cheval le flanc de la première colline et s’arrêta au sommet pour jeter un regard en arrière. Hier soir, quand il avait parlé au vieux saligaud derrière chez Hattigan, Ritzy était en pleine effervescence. Ce matin, à sept heures, elle semblait aussi fantomatique que la Lune du Colporteur, encore visible dans le ciel au-dessus des collines mises à sac. Il entendait les mines tinc-tonquer, cependant. Tu parles. Ces beautés-là tinc-tonquaient sept jours sur sept. Pas de repos pour les brutes… lui inclus, supposa-t-il. Il fit tourner bride à son cheval d’une main lourde et machinale, l’éperonna de sa botte et prit la direction de l’est, songeant au vieux saligaud, chemin faisant. Il l’avait traité de fort honnête façon, jugeait-il. La récompense promise avait été payée contre le renseignement fourni.
— Ouair, fit Depape, ses lunettes brillant au soleil nouveau (c’était l’une de ces rares matinées sans gueule de bois, et il se sentait gai comme un pinson), m’est avis que le vieil enculé peut pas se plaindre.
Depape n’avait eu aucun mal à remonter la piste des jeunes goujats ; ils étaient venus dans l’est en suivant la Grand-Route depuis la Nouvelle Canaan, semblait-il, et dans chaque ville où ils avaient fait halte, n’étaient pas passés inaperçus. La plupart du temps, on les remarquait, même s’ils ne faisaient que passer. Et pourquoi en aurait-il été autrement ? De jeunes gens sur de bons chevaux, sans cicatrice sur la figure ni tatouage de rigueur sur les mains, bien nippés, chapeaux dispendieux sur la tête. On s’en souvenait particulièrement bien dans les auberges et les saloons, où ils s’étaient arrêtés pour se désaltérer, sans jamais consommer une seule goutte de liqueur forte. Ni bière ni graf non plus, tant qu’à faire. Ah ça oui, pour se souvenir d’eux, on se souvenait d’eux. De jeunes garçons sur la route, des garçons dont semblait émaner une espèce de rayonnement. Comme s’ils venaient d’un temps antérieur et meilleur.
Je leur pisserai à la gueule, songeait Depape en chevauchant. L’un après l’autre. Messire Arthur « Ah ! Ah ! Ah ! » Heath en dernier. J’en garderai assez dans ma vessie pour te noyer, si jamais t’étais pas déjà dans la clairière au bout du sentier.
D’accord, on les avait repérés, mais ça n’était pas assez — s’il rentrait à Hambry avec seulement ça, probable que Jonas lui soufflerait dans les bronches. Et il l’aurait pas volé. C’est peut-être des gosses de riches, mais ça s’arrête pas là. Depape se l’était dit lui-même. Le problème était : qu’étaient-ils d’autre ? Et enfin, dans la puanteur de merde et de soufre de Ritzy, il avait trouvé. Pas tout découvert, peut-être, mais assez pour lui permettre de tourner bride avant qu’il n’atterrisse pour finir dans cette saleté de Nouvelle Canaan.
Il avait visité deux autres saloons, siroté de la bière coupée d’eau dans chacun, avant d’aboutir chez Hattigan. Il avait commandé une nouvelle bière coupée d’eau et s’était préparé à engager la conversation avec le barman. Mais avant qu’il se mette à secouer le cocotier, la noix qu’il convoitait lui tomba d’elle-même dans la main.
Sous la forme d’une voix de vieillard (celle d’un vieux saligaud), d’une stridence à vous flanquer la migraine, ce qui est le propre des saligauds avec un verre dans le nez. Il parlait des jours anciens, comme les vieux saligauds le font toujours, et aussi de la façon dont le monde avait changé et comme les choses étaient tellement mieux quand il était jeune. Puis il avait lâché un truc qui avait fait dresser l’oreille à Depape : comme quoi les jours anciens pourraient bien revenir, car n’avait-il pas vu trois jeunes seigneurs, y avait pas deux mois de ça, moins p’t-être bien, et même qu’il avait payé à boire à l’un d’entre eux, même si c’était qu’un soda à la salsepareille ?
— Tu ferais pas la différence entre un jeune seigneur et un étron fumant, dit une jeune demoiselle à qui, semblait-il, il ne restait que quatre dents en tout et pour tout dans sa charmante bouche.
Un éclat de rire général accueillit cette sortie. Le vieux saligaud regarda à la ronde, vexé comme un pou.
— Oh que si, dit-il. J’ai oublié plus de choses que t’en apprendras jamais, si fait. L’un des trois au moins était de la descendance de l’Aîné, car j’ai vu son père en voyant son visage… aussi vrai que je vois tes grands pendards, Yolène.
Là-dessus, le vieux saligaud avait fait quelque chose que Depape admira plutôt : écartant le décolleté de la pute de saloon, il y versa le reste de sa bière. Les rugissements rigolards et les applaudissements nourris qui saluèrent son exploit ne purent entièrement noyer le croassement rageur de la fille ni les cris du vieux quand elle se mit à le grêler de coups de poing et de gifles sur la tête et les épaules. Les cris du vieux furent au début une manifestation de son indignation, mais quand la fille s’empara de sa chope et la lui fracassa sur le crâne, ils se transformèrent en hurlements de souffrance. Du sang mêlé à un restant aqueux de bière dégoulinait sur la figure du vieux saligaud.
— Fous le camp d’ici ! glapit-elle, le dirigeant d’une poussée vers la porte.
Plusieurs coups de pied vigoureux, décochés par les mineurs présents (qui avaient changé de camp aussi vite que le vent tourne), le poussèrent vers la sortie.
— Et t’avise pas de revenir ! T’empestes l’herbe, vieux suce-bite ! Tire-toi et emporte avec toi tes histoires maudites des dieux sur les jours anciens et les jeunes seigneurs !
Ce fut ainsi escorté à travers la salle que le vieux saligaud passa devant le trompettiste préposé au divertissement des clients de Chez Hattigan (ce jeune et valeureux gars en chapeau melon ajouta le coup de pied de l’âne au fond de pantalon poussiéreux du vieux saligaud, se payant le luxe de continuer à jouer « Play, ladies, Play » sans une seule fausse note), puis on le précipita dehors à travers les portes battantes, et il s’étala tête la première dans la rue.
Depape l’avait rejoint d’un pas tranquille et aidé à se relever. Ce faisant, il sentit l’haleine du vieux dégager une senteur âcre — rien à voir avec la bière — et aperçut les décolorations révélatrices, d’un vert grisâtre, aux coins de ses lèvres. L’herbe, pas de doute. Le vieux dégueulasse devait y toucher depuis peu (et pour la raison habituelle : l’herbe du diable poussait gratuitement dans les collines, contrairement à la bière et au whiskey qu’on vendait en ville). Mais une fois qu’on y avait goûté, la fin ne se faisait pas attendre.
— Z’ont plus de respect, dit le vieux d’une voix pâteuse. Et pas deux doigts de jugeote, non plus.
— Si fait, convint Depape, qui ne s’était pas encore débarrassé des idiomatismes du bord de mer et de l’Aplomb.
Le vieux saligaud vacillait sur ses jambes, le regard levé vers lui, essuyant sans grande efficacité le sang de son cuir chevelu qui ruisselait sur ses joues ravinées.
— T’as de quoi me payer un coup, fiston ? Souviens-toi du visage de ton père et paye un coup à un vieil homme !
— La charité n’est pas mon fort, l’ancien, répondit Depape, mais ça s’pourrait que tu gagnes le coup que tu veux que je te paye. Viens un peu par ici dans mon bureau et voyons voir ça.
Il ramena le vieux saligaud sur les planches du promenoir, le tirant à gauche des portes battantes du saloon et des rayons de lumière dorée qui filtraient par en dessus et par en dessous. Depape laissa passer un trio de mineurs, chantant à pleins poumons (La femme que j’aime… est grande et mince… elle bouge son corps… comme un boulet de canon…), puis tenant toujours le vieux par le coude, le dirigea dans l’impasse qui séparait Chez Hattigan de l’établissement de pompes funèbres voisin. Pour certains, rêvassa Depape, le séjour à Ritzy pouvait foutrement se solder par un aller simple : un petit coup dans le gosier, une balle entre les deux yeux bien plantée et couché dans une boîte, la porte d’à côté.
— Vot’ bureau, caqueta le vieux saligaud tandis que De-pape le poussait vers le fond de l’impasse, barré par une clôture en planches et un tas d’immondices.
Le vent soufflait, et des odeurs de soufre et de phénol en provenance des mines picotaient le nez de Depape. Sur leur droite, des bruits de bacchanale avinée résonnaient derrière le mur de Chez Hattigan.
— Vot’ bureau, elle est bien bonne celle-là.
— Si fait, mon bureau.
Le vieux l’observa à la clarté de la lune, qui voguait dans la portion de ciel au-dessus de l’impasse.
— Vous êtes de Mejis ? Ou de Tepachi ?
— L’un ou l’autre peut-être, ou aucun des deux peut-être.
— J’vous connais ?
Le vieux dégueulasse le regarda d’encore plus près, se haussant sur la pointe des pieds, comme quêtant un baiser. Pouah.
Depape le repoussa.
— Recule-toi un peu, papa.
Cependant, il se sentit encouragé par la bande. Lui, Jonas et Reynolds étaient déjà passés par ici et si le vieux se rappelait son visage, probablement qu’il ne parlait pas à tort et à travers d’individus qu’il avait vus bien plus récemment.
— Parle-moi des trois jeunes seigneurs, vieux père.
Depape frappa contre le mur de Chez Hattigan.
— Eux, là-dedans, sont peut-être pas intéressés, mais moi, si.
Le vieux saligaud le dévisagea d’un œil trouble, mais calculateur.
— J’pourrais pas m’récolter un p’tit peu d’métal dans c’t’affaire ?
— Ouair, fit Depape. Si tu me dis ce que je veux entendre, j’te donnerai du métal.
— De l’or ?
— Dis toujours, on verra.
— Non, Messire. La couleur d’abord, le blabla ensuite.
Depape, prenant le vieux par le bras, le fit pirouetter et ramena son poignet, frêle comme un fétu de paille, à hauteur de ses omoplates décharnées.
— Déconne avec moi, papa, et je commence par te casser le bras.
— Lâchez-moi ! cria le vieux, le souffle coupé. Lâchez-moi, je vais me fier à votre générosité, mon jeune messire, car elle se lit sur votre visage ! Oui ! Oui ! C’est vrai !
Depape le laissa aller. Le vieux le zieuta prudemment, se frottant l’épaule. Au clair de lune, le sang séchant sur ses joues avait paru noir.
— Trois, qu’ils étaient, dit-il. Des gars bien nés.
— Des gars ou des seigneurs ? Lesquels, papa ?[8]
Le vieux dégueulasse avait réfléchi à la question. Le coup reçu sur la tête, l’air nocturne et s’être fait tordre le bras semblaient l’avoir dégrisé, temporairement du moins.
— Les deux, je crois bien, dit-il enfin. L’un était un seigneur, pour sûr, qu’ils le croient ou pas là-dedans. Car j’ai vu son père et son père portait les mêmes revolvers. Pas les pauvres engins que vous portez — j’vous demande bien pardon, je sais qu’on peut pas avoir mieux, ces temps —, mais de vraies armes, comme on en voyait quand mon père était petit garçon. Des grosses avec la crosse en santal.
Depape avait fixé le vieil homme, sentant une excitation s’emparer de lui… en même temps qu’une sorte de terreur respectueuse, malgré qu’il en ait. Ils se sont comportés comme des pistoleros, avait dit Jonas. Quand Reynolds avait protesté en disant qu’ils étaient trop jeunes, Jonas avait répondu qu’ils pourraient être des apprentis, et présentement, il semblait que le patron ait eu probablement raison.
— Des crosses en santal ? avait-il demandé d’un ton insistant. Des crosses en santal, vieux père ?
— Ouaip.
Le vieux avait perçu son excitation, perçu qu’il le croyait. Il se dilatait à vue d’œil.
— Un pistolero, tu veux dire. Le père d’un de ces jeunes types portait les gros revolvers.
— Ouaip, un pistolero. L’un des derniers seigneurs. Leur race s’éteint, à présent, mais mon père le connaissait assez bien. Steven Deschain, de Gilead. Steven, fils d’Henry.
— Et celui que t’as vu, y a pas longtemps…
— C’est son fils, le petit-fils de Henry le Grand. Les autres avaient l’air bien nés, comme s’ils étaient eux aussi de la race des seigneurs, mais celui que j’ai vu était un descendant d’Arthur l’Aîné, en ligne directe ou autre. Aussi sûr qu’on met un pied devant l’autre pour marcher. Alors je l’ai gagné mon métal ?
Depape faillit lui dire oui, puis se ravisa, se rendant compte qu’il ne savait pas duquel des trois goujats le vieux parlait.
— Trois jeunes hommes, rêva-t-il tout haut. Tous trois de haut lignage. Et ils avaient des armes ?
— Pas au vu et au su de tous les fouisseurs de cette ville, dit le vieux dégueulasse avec un rire mauvais. Mais pour en avoir, ça, ils en avaient. Probablement cachées dans leur paquetage, je t’en fiche ma montre et mon billet.
— Si fait, dit Depape. J’en doute pas. Trois jeunes hommes, dont le fils d’un seigneur. D’un pistolero, d’après toi. Steven de Gilead.
Et ce nom était familier à son oreille, si fait.
— Steven Deschain de Gilead, c’est ça.
— Et sous quel nom s’est-il présenté, ce jeune seigneur ?
Le visage du vieux s’était effroyablement déformé sous l’effort de mémoire qu’il fournit.
— Deerfield ? Deerstine ? Je m’en souviens pas très bien.
— Ça va, je le connais. Et tu as bien gagné ton métal.
— Vrai ? fit le vieux qui s’était rapproché à nouveau, l’herbe rendant son haleine douceâtre à soulever le cœur. De l’or ou de l’argent ? Lequel, mon ami ?
— Du plomb, répondit Depape, qui défourrailla et déchargea à deux reprises dans la poitrine du vieillard. Lui rendant un vrai service.
Pour l’heure, il retournait à Mejis — le voyage serait plus court maintenant qu’il n’avait plus besoin de faire halte dans la moindre saloperie de bourgade pour poser des questions.
Il y eut un bruissement d’ailes au-dessus de sa tête. Un pigeon — gris foncé au cou cerclé de blanc — se posa en voletant sur un rocher juste devant lui, comme pour se reposer. Un oiseau qui valait le coup d’œil. Ce n’était pas un pigeon sauvage, songea Depape. Un oiseau apprivoisé qui s’était échappé de sa cage ? Il n’arrivait pas à imaginer que quelqu’un dans ce coin désolé du monde garde autre chose qu’un mâtin à demi sauvage pour mordre au gras de la fesse tout voleur éventuel (bien que les possessions de ses habitants valant la peine d’être volées soulèvent une autre question sans réponse). Mais tout était possible, supposa-t-il. En tout cas, du pigeon rôti serait un vrai festin quand il ferait étape, la nuit venue.
Depape tira son arme, mais avant d’avoir pu armer le chien, le pigeon était déjà loin, filant à tire d’aile vers l’est. Depape n’en tenta pas moins de l’abattre. Parfois, vous aviez de la chance, mais pas cette fois, apparemment ; le pigeon piqua légèrement, puis reprit de la hauteur avant de disparaître dans la direction que Depape lui-même suivait. Il resta à califourchon sur son cheval un instant, pas vraiment dépité ; il pensait que Jonas allait être enchanté de ce qu’il avait découvert.
Au bout d’un petit instant, il botta les flancs de son cheval et se mit à suivre au petit galop la Route Maritime de la Baronnie, en direction de l’est. Il revenait vers Mejis, où les garçons qui lui avaient causé des embarras attendaient qu’on les mette au pas. Ils pouvaient bien être des seigneurs, des fils de pistoleros, mais ces jours, même des gens de leur étoffe pouvaient périr. Comme le vieux saligaud n’aurait pas manqué de le souligner, le monde avait changé.
En fin d’après-midi, trois jours après que Roy Depape eut quitté Ritzy pour regagner Hambry, Roland, Cuthbert et Alain allèrent explorer à cheval le nord et l’ouest de la ville : à savoir, successivement, la longue pente douce de l’Aplomb, la vaste savane que les habitants d’Hambry appelaient la Mauvaise Herbe et enfin les terres désertiques. Devant eux, clairement visibles dès qu’ils se trouvèrent à ciel ouvert, se dressaient des falaises érodées à moitié éboulées, partagées en leur centre par une fente vaginale, aux abords si déchiquetés qu’on l’aurait dite taillée à la serpe par un dieu mal embouché.
Deux lieues et demie séparaient environ les falaises de l’extrémité de l’Aplomb. Aux trois quarts du parcours, les trois amis dépassèrent le seul relief géographique de ce plat pays : un monticule rocheux en saillie ressemblant à un doigt recourbé. Au-dessous, un petit tapis de gazon affectait la forme d’un boomerang et quand Cuthbert poussa un ululement pour entendre l’écho de sa voix renvoyé par les falaises devant eux, une bande de bafou-bafouilleux s’égailla en blablatant de ce trou de verdure et se mit à courir a contrario vers le sud-est, en direction de l’Aplomb.
— C’est la Roche Suspendue, fit Roland. Il y a une source à sa base — la seule à des lieues à la ronde, à ce qu’on dit.
Ce furent les seules paroles qu’ils échangèrent au cours de cette chevauchée de reconnaissance. Mais une onde d’indéniable soulagement passa entre Alain et Cuthbert dans le dos de Roland. Ces trois dernières semaines, ils avaient plutôt fait du sur-place tandis que l’été, se déroulant autour d’eux, les laissait en plan. C’était très bien que Roland dise qu’ils devaient attendre, accorder la plus grande attention aux choses sans importance et recenser celles qui comptaient du coin de l’œil, mais ni l’un ni l’autre ne se fiaient vraiment à l’air rêveur et détaché de tout qu’affichait Roland, ces jours, comme une version très personnelle de la cape de Clay Reynolds. Ils n’évoquaient pas ça entre eux, c’était inutile. Tous deux savaient que, si Roland se mettait à courtiser la jolie fille dont le Maire Thorin entendait faire sa gueuse (car, à qui d’autre ce long cheveu blond aurait-il pu appartenir ?), ils se préparaient de gros ennuis. Mais Roland n’avait pas mis son plumage de saison des amours, et pas plus Alain que Cuthbert n’avaient aperçu de nouveaux cheveux blonds sur le col de sa chemise et quant à ce soir, il paraissait redevenu lui-même et s’être dépouillé de cette cape purement abstraite. Temporairement, peut-être. De façon permanente, avec un peu de chance. Ils ne pouvaient qu’attendre et voir ce qui se passerait. Au final, le ka trancherait, comme toujours.
À une demi-lieue des falaises, la forte brise de mer qu’ils avaient eue dans le dos depuis le début de leur chevauchée tomba soudain. Et ils entendirent s’échapper de la fente, qui n’était autre que Verrou Canyon, une piaillerie bourdonnante et atonale. Alain retint sa monture, faisant la grimace comme s’il venait de mordre dans un fruit d’une extravagante acidité. Tout ce que ça lui évoquait, c’était une poignée de petits cailloux qu’on malaxait fortement les uns contre les autres. Des vautours tournoyaient au-dessus du canyon comme si le son les attirait.
— La vigie aime pas ça, Will, dit Cuthbert, en frappant le crâne de ses phalanges. J’aime pas beaucoup ça non plus. Qu’est-ce qu’on vient faire par ici ?
— Compter, dit Roland. On nous a envoyés tout compter et tout voir, et c’est quelque chose qu’il nous faut compter et voir.
— Oh, si fait, dit Cuthbert.
Il avait du mal à retenir son cheval que la plainte basse et grinçante de la tramée rendait ombrageux.
— Mille six cent quatorze filets de pêche, sept cent dix petits bateaux, deux cent quatorze grands bateaux, soixante-dix bœufs dont personne ne veut admettre l’existence, et au nord de la ville, une tramée. Quoi que ça puisse être, foutre diantre.
— C’est ce qu’on va découvrir.
Ils avançaient de plus en plus englobés par le son et, bien qu’aucun d’eux n’aimât ça, aucun ne suggéra non plus de faire marche arrière. Ils avaient fait tout ce chemin jusqu’ici et Roland avait raison — c’était leur boulot. En outre, la curiosité les poussait.
L’entrée du canyon était passablement obstruée de broussailles, comme Susan l’avait appris à Roland. L’automne venu, la plupart ne seraient plus que du bois mort, mais pour l’heure les branches empilées là portaient encore des feuilles, bouchant toute visibilité dans le canyon. Un sentier se faufilait au centre de l’entassement de fagots, mais il était trop étroit pour laisser passage aux chevaux (qui auraient renâclé devant l’obstacle de toute façon) ; dans la lumière déclinante, Roland ne distinguait pas grand-chose.
— On y entre ? demanda Cuthbert. Que l’Ange Tabellion note sur son grand rouleau que je suis contre, même si je ne me mutine pas.
Roland n’avait nullement l’intention de les emmener à travers l’épine pour remonter vers la source du son. Surtout en n’ayant qu’une très vague idée de ce qu’était une tramée. Il avait posé quelques questions à ce sujet ces dernières semaines et obtenu peu de réponses valables.
— Moi, j’me tiendrais à l’écart, s’était borné à lui conseiller le Shérif Avery.
Jusqu’ici, les meilleurs renseignements étaient encore ceux qu’il avait obtenus de Susan, le soir de leur rencontre.
— Tu peux dormir sur ta selle, Bert. On n’y entrera pas.
— Bien, fit Alain doucement ; ce qui fit sourire Roland.
Un sentier gravissait le versant occidental du canyon : il était étroit et escarpé, mais praticable s’ils faisaient attention. Ils l’empruntèrent en file indienne ; s’arrêtant à un moment donné pour dégager un éboulis, ils balancèrent de gros éclats de schiste et de cornéenne dans la tranchée plaintive à leur droite. Une fois cela accompli, et comme tous trois s’apprêtaient à remonter en selle, un gros volatile — une grouse peut-être, ou bien une poule des prairies — se leva au-dessus de la lèvre du canyon dans une explosion bruissante de plumes. Roland, portant la main vers ses revolvers, vit Cuthbert et Alain faire de même. Plutôt comique, étant donné que leurs armes à feu, enveloppées de toile cirée, étaient dissimulées sous le plancher du baraquement du Bar K.
Échangeant des regards éloquents, ils poursuivirent leur route sans un seul mot. Roland découvrit que la proximité de la tramée avait un effet cumulatif — ce n’était pas un son auquel on pouvait se faire. Bien au contraire : plus on se trouvait dans le voisinage immédiat de Verrou Canyon, plus le son vous raclait le cerveau jusqu’à l’os. Il vous vrillait les dents autant que les oreilles ; il vibrait dans la pelote de nerfs en dessous du sternum et semblait entamer jusqu’à l’humeur aqueuse des yeux. Pour couronner le tout, ça vous entrait dans la tête et vous soufflait que tout ce dont vous aviez toujours eu peur vous attendait au prochain tournant de la piste ou au-delà de cet éboulis rocheux, là-bas, guettant le moment de se faufiler hors de sa cachette pour mieux vous sauter dessus.
Une fois arrivés sur le plat, étendue stérile sur laquelle se terminait le sentier, le ciel s’ouvrit à nouveau au-dessus de leurs têtes et cela alla mieux, mais à ce moment-là, toute trace de lumière avait presque disparu, et ayant mis pied à terre et gagné le bord hautement friable du canyon, ils ne distinguèrent que des ombres.
— Inutile, dit Cuthbert d’un ton dégoûté. On aurait dû partir plus tôt, Roland… Will, je veux dire. Quels crétins on fait !
— Tu peux m’appeler Roland par ici, si ça te chante. Et on va voir ce qu’on est venus voir et compter ce qu’on est venus compter — une tramée, comme tu l’as fort bien dit. Il n’y a qu’à attendre.
Ils attendirent donc, et à peine vingt minutes plus tard, la Lune du Colporteur se leva au-dessus de l’horizon — parfaite lune d’été, énorme boule orange, se détachant sur le violet du ciel assombri comme une planète fracassée. Sur sa face, clair comme jamais, on voyait le Colporteur, qui sortait de nones avec un plein ballot d’âmes couinantes : une silhouette courbée dessinée par des ombres estompées, avec un ballot clairement visible sur l’une de ses épaules, ployant sous le fardeau. La clarté orangée derrière semblait flamber comme les feux de l’Enfer.
— Beuh, fit Cuthbert. Ce n’est pas un spectacle qu’on aime à voir avec ce son qui monte de là-bas en dessous.
Cependant, ils tinrent bon — et leurs chevaux, qui tiraient régulièrement sur les rênes comme pour leur signifier qu’ils devraient avoir déjà quitté la place. La lune monta dans le ciel, rétrécissant un peu ce faisant et virant à l’argenté. Bientôt, elle fut assez haute pour projeter sa clarté vieil ivoire dans Verrou Canyon. Les trois garçons regardèrent en bas. Sans souffler mot. Roland ne pouvait se prononcer pour ses amis, mais quant à lui, il ne croyait pas qu’il aurait pu ouvrir la bouche, même sommé de le faire.
Un box canyon peu profond avec des parois à pic, lui avait dit Susan. Et sa description était on ne peut plus juste. Elle avait ajouté que Verrou Canyon ressemblait à une cheminée couchée sur le côté et Roland supposa que c’était aussi la vérité, si l’on admettait qu’une cheminée effondrée pouvait se briser un tantinet dans sa chute et faire comme un coude en son milieu.
Jusqu’à ce coude, le fond du canyon était des plus ordinaires ; le tapis d’ossements que la lune leur révélait n’avait rien d’extraordinaire non plus. De nombreux animaux qui s’égaraient dans les box canyons n’avaient pas assez de jugeote pour en ressortir, et dans le cas de Verrou Canyon, la possibilité d’évasion était encore plus réduite suite au goulot d’étranglement des broussailles entassées à l’entrée. Les parois était bien trop escarpées pour l’escalade, exception faite d’un endroit, situé juste avant ce petit coude. Roland aperçut là une sorte de rainure courant le long de la paroi du canyon, munie d’assez d’éperons en saillie pour assurer — peut-être ! — une prise. Il n’y avait pas de raison qu’il note cela ; il le fit de façon réflexe, comme il continuerait de noter toutes les issues potentielles, le reste de sa vie.
Au-delà du coude, il y avait sur le sol du canyon quelque chose qu’aucun des trois amis n’avait jamais vu auparavant… et une fois de retour au baraquement, quelques heures plus tard, ils tombèrent tous d’accord qu’ils n’étaient pas vraiment sûrs de ce qu’ils avaient vu. La dernière partie de Verrou Canyon était masquée par une lactescence argent mat d’où s’élevaient des serpentins de fumée ou de brume. Cette masse liquide semblait se mouvoir léthargiquement, clapotant contre les parois qui la contenaient. Par la suite, ils découvriraient que brume et masse liquide étaient vert clair : c’était seulement le clair de lune qui les argentait.
Sous leurs yeux, une forme noire volante — la même peut-être qui les avait effrayés auparavant — plongea vers la tramée dont elle rasa la surface. Elle happa quelque chose en plein vol — un insecte ? un autre oiseau, plus petit ? — puis se prépara à reprendre de l’altitude. Mais avant qu’elle n’y ait réussi, un bras liquide argenté s’éleva du fond du canyon. Un instant, le murmure crissant de cette purée de pois s’éleva d’un cran et ressembla à s’y méprendre à une voix. Elle se saisit du volatile dans les airs et l’entraîna vers le bas. Une lueur verdâtre et floue éclaira brièvement la surface de la tramée comme de l’électricité et s’éteignit aussitôt.
Les trois garçons se regardèrent, terrorisés.
Saute là-dedans, pistolero, fit soudain une voix. C’était la voix de la tramée. La voix de son père. Celle aussi de Marten l’enchanteur, Marten le séducteur. Mais aussi, plus terrible encore, c’était sa propre voix.
Saute là-dedans et mets fin à tous tes soucis. L’amour des filles ne te chagrinera plus et le deuil d’une mère perdue ne pèsera plus sur ton cœur d’enfant. Tu n’entendras plus que la rumeur de la cavité qui se creuse au centre de l’univers ; tu ne sentiras plus que la douceur spongieuse de la chair pourrissante.
Allez, viens, pistolero. Deviens une part de la tramée.
L’air rêveur, l’œil vide, Alain se mit à longer l’à-pic ; il marchait si près du bord que les petits nuages de poussière que soulevaient ses bottes allaient flotter au-dessus de l’abîme, où chutaient directement des amas de gravillons. Avant qu’il ait fait cinq pas, Roland l’agrippa par la ceinture et le tira en arrière sans ménagement.
— Où tu crois aller comme ça ?
Alain fixa sur lui un regard de somnambule. Peu à peu, sa vision parut moins brouillée.
— Je ne sais pas… Roland.
Au-dessous d’eux, la tramée murmurait, bourdonnait, grondait, chantait. Et ce son semblait se résumer à un marmonnement suintant et fangeux.
— Moi je sais, dit Cuthbert, où nous allons nous rendre tous les trois. On va rentrer au Bar K. Allez, venez, partons d’ici.
Il regardait Roland d’un air suppliant.
— Je t’en prie. C’est horrible.
— Très bien.
Mais avant qu’il ne les ramène sur le chemin, il s’avança jusqu’au bord et contempla la vase argentée et fumante à ses pieds.
— Et une tramée, une, dit-il avec une nuance de défi claironnante.
Puis il ajouta à voix basse :
— Maudite sois-tu !
Ils retrouvèrent leur sang-froid pendant la chevauchée de retour — la brise marine qui leur fouettait la figure était merveilleusement roborative après l’odeur de mort recuite du canyon et de la tramée.
Comme ils gravissaient la pente de l’Aplomb (suivant une longue diagonale pour ménager leurs chevaux), Alain dit :
— Qu’est-ce qu’on fait ensuite, Roland ? Tu le sais ?
— Non, en fait, je l’ignore.
— On pourrait commencer par dîner, fit Cuthbert avec enjouement en tapotant le crâne creux de la vigie pour bien marquer le coup.
— Tu sais bien ce que je veux dire.
— Oui, convint Cuthbert. Et laisse-moi te dire quelque chose, Roland…
— Will, s’il te plaît. Maintenant qu’on est de retour sur l’Aplomb, appelle-moi Will.
— Si fait, très bien. Alors laisse-moi te dire une chose, Will : on ne peut plus continuer comme ça à compter des filets, des bateaux, des métiers à tisser et des jantes métalliques. On commence à être à court de choses sans importance. Je crois que passer pour des crétins finis deviendra beaucoup plus difficile, dès qu’on va s’intéresser au côté élevage chevalin de la vie à Hambry.
— Si fait, dit Roland.
Il arrêta Flash et regarda en arrière le chemin qu’ils venaient de parcourir. Il fut momentanément enchanté par la vue des chevaux, paraissant atteints d’une sorte de folie lunatique, qui galopaient et folâtraient dans l’herbe argentée.
— Mais je vous le répète à tous les deux, il ne s’agit pas que de chevaux. Est-ce que Farson en a besoin ? Si fait, peut-être. Mais l’Affiliation, aussi. Et des bœufs, aussi. Mais il y a des chevaux partout — peut-être pas aussi bons que ceux-ci, je l’admets, mais dans une tempête n’importe quel port fait l’affaire, comme on dit. Donc, s’il ne s’agit pas de chevaux, alors de quoi ? Jusqu’à ce que je le sache, ou que je décide qu’on ne le saura jamais, on continue comme avant.
Une partie de la réponse les attendait au Bar K. Perchée sur la barre d’attache et agitant sa queue gaillardement. Quand le pigeon sauta dans la main de Roland, ce dernier vit que l’une de ses ailes était étrangement déplumée. Un animal quelconque — un chat, sans doute — avait dû ramper assez près de lui pour lui voler dans les plumes, estima-t-il.
Le message collé à la patte du pigeon était bref, mais explicitait une bonne part de ce qu’ils n’avaient pas encore compris.
Il faut que je la revoie, songea Roland, après avoir lu. Et il ressentit un accès de joie. Son pouls battit plus vite et, sous la froide clarté d’argent de la Lune du Colporteur, il sourit.
La Lune du Colporteur commença à décroître ; elle allait emporter avec elle le plus beau et le plus chaud de l’été. Un après-midi, quatre jours après son plein, le vieux mozo de la Maison du Maire (Miguel était déjà là bien avant l’époque de Hart Thorin et, selon toute probabilité, y serait longtemps encore après que Thorin aurait réintégré son ranch) se présenta au logis que Susan partageait avec sa tante. Il menait une magnifique jument alezane par la bride. C’était le deuxième des trois chevaux promis et Susan reconnut Félicia immédiatement. La jument avait été l’une de ses préférées pendant son enfance.
Susan étreignit Miguel, couvrant ses joues barbues de baisers. Le vieillard aurait souri de toutes ses dents, si seulement il lui en était resté une.
— Gracias, gracias, merci mille fois, vieux père, lui dit-elle.
— De nada, lui répondit-il en lui tendant la bride. Présent d’arrhes du Maire.
Elle l’accompagna du regard, et son sourire s’effaça peu à peu sur ses lèvres. Félicia se tenait docilement à ses côtés, sa robe d’un brun foncé luisait comme un rêve sous le soleil d’été. Mais ce n’avait rien d’un rêve. Ça en avait eu l’apparence au début — ce sentiment d’irréalité avait été une autre incitation à tomber dans le panneau, elle le comprenait à présent —, mais ce n’en était pas un. Elle avait prouvé son honnêteté ; voilà maintenant qu’elle était la destinataire des « présents d’arrhes » d’un homme riche. L’expression sacrifiait bien sûr à l’usage… on pouvait aussi la voir comme une amère plaisanterie, suivant son humeur et sa conception de la vie. Félicia n’était pas plus un cadeau que Pylône ne l’avait été — ils n’étaient que l’exécution au coup par coup des clauses du contrat auquel elle avait consenti. Tante Cord pouvait bien se montrer choquée, Susan savait la vérité : ce qui l’attendait, c’était de la putasserie, purement et simplement.
Tante Cord se tenait à la fenêtre de la cuisine tandis qu’elle rentrait son présent (rien d’autre qu’une restitution de ce qui lui appartenait, aux yeux de Susan) à l’écurie. Elle lui lança une joyeuseté du genre que la jument était une bonne chose, car s’en occuper laisserait moins de temps à Susan pour ses ruminations. Cette dernière se retint de lui répliquer vertement. Les deux femmes avaient observé une trêve précautionneuse depuis leur prise de bec lors de l’épisode des casaques, et Susan ne tenait point à être celle qui la romprait. Elle avait trop de choses en tête et sur le cœur. Elle pensait que la prochaine querelle avec sa tante la briserait aussi simplement qu’une brindille sèche écrasée par une botte. Parce que se taire est souvent ce qu’il y a de mieux à faire, lui avait dit son père, quand, vers l’âge de dix ans, elle lui avait demandé pourquoi il était aussi silencieux. Si sa réponse l’avait troublée à l’époque, maintenant elle la comprenait mieux.
Elle installa Félicia à l’écurie près de Pylône, la bouchonna et lui donna à manger. Tandis que la jument mâchonnait son avoine, Susan examina ses sabots. Elle ne goûta guère l’aspect des fers de la jument — trop Front de Mer pour elle —, aussi prit-elle au clou près de la porte de l’écurie la sacoche où son père rangeait les siens, la passa-t-elle en bandoulière et couvrit-elle les trois quarts de lieue qui la séparaient du Relais & Sellerie Hookey. Sentir la sacoche de cuir lui battre la hanche fit resurgir l’image de son père avec une netteté telle que le chagrin la tenailla avec une fraîcheur renouvelée et lui donna envie de pleurer. Elle songea que sa situation actuelle l’aurait épouvanté, et peut-être même rempli de dégoût. Mais il aurait bien aimé Will Dearborn, de ça elle était persuadée — il l’aurait apprécié et l’aurait approuvée, elle, de l’avoir choisi, lui. C’était la touche finale qui rendait le tableau si terrible.
Elle avait su ferrer un cheval depuis toujours. Et y prenait même du plaisir, quand elle était d’humeur ; c’était salissant, primitif, avec toujours la possibilité de recevoir un bon coup de sabot dans les côtes pour soulager l’ennui et ramener une fille à la réalité. Mais de la fabrication des fers, elle ne savait rien et n’avait nulle envie d’apprendre. Brian Hookey les forgeait derrière son écurie-hostellerie, toutefois ; Susan choisit sans mal quatre fers neufs de la bonne taille, humant avec délices l’odeur de cheval et de foin fraîchement coupé. De peinture fraîche aussi. Les Établissements Hookey avaient l’air en parfait état : jetant un coup d’œil au toit de l’écurie, elle n’y détecta aucun trou. Hookey traversait une période florissante, semblait-il.
Ce dernier inscrivit les nouveaux fers en haut d’une poutre, sans quitter son tablier de forgeron et louchant horriblement d’un œil sur ses propres chiffres. Quand Susan évoqua d’un ton hésitant le paiement, il éclata de rire, lui disant qu’il savait qu’elle réglerait la note dès qu’elle le pourrait, mais oui, les dieux la bénissent. En plus, z’allaient point s’envoler, tous tant qu’ils z’étaient, hein ? Nenni, nenni. Et là-dessus, il la poussa gentiment vers la porte. Un an auparavant, il n’aurait pas traité de façon aussi désinvolte même le simple achat de quatre fers à cheval, mais à présent qu’elle était la bonne amie du Maire Thorin, les choses avaient changé.
Le soleil de l’après-midi était éblouissant après la pénombre de l’écurie d’Hookey, et Susan, brièvement aveuglée, se dirigea au jugé vers la rue. La sacoche de cuir ballottait sur sa hanche et, à l’intérieur, les fers s’entrechoquaient doucement. À peine eut-elle le temps d’entrevoir une silhouette dans l’éclat du soleil qu’elle l’avait déjà heurtée, et assez durement pour claquer des dents et faire résonner les nouveaux fers de Félicia. Susan serait tombée si des mains solides ne l’avaient prestement rattrapée par les épaules. Sa vision s’accommodant, elle s’aperçut, consternée et amusée, que le jeune homme qui avait failli la faire s’étaler de tout son long dans la poussière était l’un des amis de Will — Richard Stockworth.
— Ô mille pardons, sai ! s’exclama-t-il, lui époussetant les manches de sa robe, comme s’il l’avait effectivement renversée. Allez-vous bien ? Allez-vous tout à fait bien ?
— Tout à fait, fit-elle en souriant. S’il vous plaît, ne vous excusez point.
Elle se sentit soudain saisie de la folle envie de se hausser sur la pointe des pieds et de lui baiser la bouche en lui disant : Donnez-le de ma part à Will en lui disant bien de ne point tenir compte de ce que je lui ai raconté ! Dites-lui qu’il y en a des milliers d’autres qui l’attendent là où celui-ci a pris sa source ! Dites-lui de venir les prendre jusqu’au dernier !
Mais au lieu de cela, elle s’arrêta au comique de l’image suivante : celle de Richard Stockworth bécotant Will à pleine bouche en lui disant que c’était de la part de Susan Delgado. Elle se mit à pouffer, porta ses mains à sa bouche, mais sans nul effet. Sai Stockworth lui sourit en retour, mais… prudemment, en hésitant. Il pense probablement que je suis folle à lier… et je le suis ! Oh si fait !
— Bonne journée, Messire Stockworth, dit-elle, passant son chemin avant qu’elle ne se mette davantage encore dans l’embarras.
— Bonne journée, Susan Delgado, lui répondit-il.
Elle se retourna une seule fois, après avoir fait une cinquantaine de mètres dans la rue, mais il était déjà parti. Il n’était pas entré chez Hookey, cependant ; de cela, elle était tout à fait certaine. Elle se demanda ce que Messire Stockworth pouvait bien faire dans cette partie de la ville, pour commencer.
Une demi-heure plus tard, comme elle sortait les nouveaux fers de la sacoche de son pa, elle le découvrit. Un morceau de papier était glissé entre deux fers et, avant même de le déplier, elle comprit que sa collision avec Messire Stockworth n’avait rien eu d’accidentel.
Elle reconnut l’écriture de Will immédiatement, d’après le billet dont il avait accompagné le bouquet.
Susan,
pouvez-vous me retrouver à Citgo ce soir ou demain soir ? C’est très important. En rapport direct avec ce dont nous avons déjà discuté. Je vous en prie.
Ce qu’elle fit sur-le-champ. Et en regardant monter les flammes, puis en les voyant mourir, elle ne cessa pas de répéter en murmurant la phrase qui l’avait frappée le plus durement : je vous en prie.
Susan et Tante Cord mangèrent en silence leur frugal repas du soir — du pain et de la soupe — et, à peine terminé, Susan chevauchant Félicia gagna l’Aplomb pour assister au coucher du soleil. Elle n’irait pas le retrouver ce soir, ah non. Sa conduite impulsive et irréfléchie ne lui avait déjà que trop occasionné de chagrin. Mais demain ?
Pourquoi à Citgo ?
En rapport direct avec ce dont nous avons déjà discuté.
Oui, probablement. Elle ne doutait point de son sens de l’honneur, bien qu’elle en soit venue à se demander fortement si lui et ses amis étaient bien ce qu’ils disaient être. Il voulait probablement la voir pour une raison concernant sa mission (bien qu’elle ne saisît pas le rapport entre le pétroléum et le trop grand nombre de chevaux sur l’Aplomb), mais quelque chose existait entre eux à présent, quelque chose de doux et de dangereux. Ils commenceraient par parler, mais finiraient par s’embrasser… et leurs baisers ne seraient qu’un début. Le savoir n’y changeait rien, cependant ; elle désirait le voir. Avait besoin de le voir.
À califourchon sur sa nouvelle jument — autre paiement anticipé de sa virginité par Hart Thorin —, elle regarda le soleil s’arrondir et devenir rouge à l’ouest. Elle écouta le faible marmonnement de la tramée, et pour la première fois de ses seize ans d’existence, se sentit vraiment déchirée par l’indécision. Tout ce qu’elle désirait s’opposait à sa notion de l’honneur et le conflit faisait rage sous son crâne. Cernant le tout, comme le vent qui se lève assiège une maison branlante, elle sentait grandir l’idée du ka. Cependant, renoncer à son honneur pour cette raison était tellement facile, n’est-ce pas ? Excuser la perte de sa vertu en invoquant la toute-puissance du ka. C’était là une douce pensée.
Susan se sentait aussi aveuglée que lorsqu’elle avait quitté l’obscurité de l’écurie de Brian Hookey pour la rue ensoleillée. À un moment, elle versa en silence des pleurs de frustration sans même y prendre garde ; colorant son moindre effort pour penser clairement et rationnellement, il y avait son désir d’embrasser Will une fois encore et de sentir sa main se refermer sur son sein.
Elle n’avait jamais été une fille portée sur la religion, n’ajoutait que peu de foi aux vagues dieux de l’Entre-Deux-Mondes, si bien que, pour finir, le soleil une fois couché et le ciel, au-dessus de son point de disparition, virant du rouge au violet, elle tâcha d’adresser une prière à son père. Et elle obtint une réponse, mais qu’elle soit venue de lui ou de son propre cœur, elle ne sut le déterminer.
Laisse le ka prendre soin de lui-même, lui dit sa voix intérieure. C’est ce qu’il fera de toute façon ; comme toujours. Si le ka devait l’emporter sur ton honneur, il en sera ainsi ; entre-temps, Susan, toi mise à part, personne d’autre n’en prendra soin. Laisse aller le ka et prends soin de la vertu de ta promesse, aussi dur que cela puisse être.
— Très bien, fit-elle.
Dans son état actuel, elle découvrit que toute décision — dût-elle se solder par le fait de ne plus revoir Will — était un soulagement.
— J’honorerai ma promesse. Le ka n’a qu’à prendre soin de lui-même.
Au cœur des ténèbres qui s’amoncelaient, elle émit un claquement de langue à l’adresse de Félicia et mit le cap sur son logis.
Le jour suivant était un dimmenche, jour de repos traditionnel des cow-boys. La petite bande de Roland le prit aussi.
— Ce n’est que justice, commenta Cuthbert, puisque pour commencer, on sait vraiment pas ce qu’on fait, bon sang.
Ce dimmenche-là — le sixième depuis leur arrivée à Hambry —, Cuthbert arpentait le marché d’en haut (celui d’en bas était bien meilleur marché mais sentait trop la caque et le hareng à son goût) tout en essayant de contenir ses larmes à la vue de ponchos de couleur vive. Car sa mère possédait un poncho qu’elle aimait beaucoup, et de songer comment elle chevauchait parfois en le laissant flotter au vent l’avait rempli d’un mal du pays d’une violence presque sauvage. « Arthur Heath », le ka-mai de Roland à qui sa maman manquait tellement qu’il en avait les yeux humides ! C’était une blague bien digne de… oui, bien digne de Cuthbert Allgood.
Alors qu’il se tenait là, à examiner les ponchos et aussi des couvertures dolina suspendues en enfilade, les mains derrière le dos, comme le visiteur d’une galerie d’art (tout en continuant à refouler ses larmes), on lui frappa légèrement sur l’épaule. Il se retourna et se retrouva face à la fille aux cheveux blonds.
Cuthbert n’était nullement surpris que Roland se fût amouraché d’elle. Elle était à couper le souffle, même en jean et chemise fermière. Sa chevelure était retenue en arrière par un écheveau de lanières de cuir et elle avait les yeux du gris le plus lumineux que Cuthbert eût jamais vu. Ce dernier trouva que cela tenait du miracle que Roland ait pu continuer à se soucier des autres aspects de la vie courante, brossage de dents compris. En tout cas, elle apporta la guérison à Cuthbert ; sa crise de sentimentalisme regardant sa mère disparut instantanément.
— Sai, dit-il.
Le seul mot qu’il put prononcer, du moins au début. Elle acquiesça et lui tendit ce que les habitants de Mejis appelaient une corvette — « petit paquet », au sens littéral ; « petite bourse », dans la pratique. Ces petits accessoires de cuir, qui ne pouvaient contenir guère plus que quelques pièces, étaient davantage portés par les dames que par les messieurs, bien qu’il n’y eût aucun diktat de la mode sur ce point.
— Vous avez laissé tomber ceci, mon goujat, dit-elle.
— Que nenni, grand merci, sai.
Elle aurait très bien pu appartenir à un homme — en cuir noir sans ornements ni froufrous — mais il ne l’avait jamais vue. Il n’avait jamais porté de corvette, d’ailleurs.
— Elle est à vous, dit-elle en le regardant si intensément qu’il ressentit comme une brûlure.
Il aurait dû comprendre tout de suite, mais son apparition inattendue l’avait aveuglé. Tout comme son ingéniosité. On ne s’attend pas à tant d’ingéniosité chez une fille aussi belle ; les belles filles n’ont pas besoin d’en avoir, en règle générale. D’après Bert, il suffisait aux belles filles de s’éveiller le matin.
— C’est la vôtre.
— Si fait, si fait, dit-il, lui arrachant presque la bourse des doigts.
Il sentit un sourire idiot illuminer son visage.
— À présent que vous le dites, sai…
— Susan.
Ses yeux étaient graves et vigilants, malgré son sourire.
— Appelez-moi, Susan, je vous en prie.
— Avec plaisir. J’implore votre pardon, Susan, c’est juste que ma jugeote et ma mémoire, en ce beau dimmenche, sont parties en vacances main dans la main — éclipsées, comme qui dirait — et m’ont laissé la tête vide, momentanément.
Il aurait pu continuer à jacasser de la sorte une bonne heure de plus (ça lui était déjà arrivé ; Roland et Alain pouvaient en témoigner), mais elle l’arrêta vivement avec le naturel d’une sœur aînée.
— Je comprends aisément que vous n’exerciez aucun contrôle sur votre tête, Messire Heath — pas plus que sur votre langue — mais peut-être prendrez-vous plus de soin de votre bourse à l’avenir. Bonne journée.
Elle était déjà loin avant qu’il ait pu émettre un son.
Bert trouva Roland là où on le trouvait souvent, ces jours : sur cette partie de l’Aplomb que nombre de gens du coin surnommaient le Belvédère. On y jouissait d’un beau point de vue sur Hambry, rêvassant dans la brume bleue d’un dimmenche après-midi, mais Cuthbert doutait fort que ce fût ce spectacle qui attirât sans cesse son plus vieil ami en ce lieu. À son avis, une raison plus plausible était qu’il pouvait y contempler à son aise la maison des Delgado.
Ce jour-là, Roland était en compagnie d’Alain et ni l’un ni l’autre ne disaient mot. Si Cuthbert n’avait pas de mal à accepter l’idée que certaines personnes puissent rester de longs moments sans se parler, il n’en pensait pas moins qu’il ne le comprendrait jamais.
Il les rejoignit au galop et plongeant sa main sous sa chemise, en tira la corvette.
— De la part de Susan Delgado. Elle me l’a donnée au marché d’en haut. Elle est très belle, mais aussi maligne qu’un serpent. Cela dit avec l’admiration la plus absolue.
Le visage de Roland s’anima, plein de feu et de vie. Quand Cuthbert lui lança la corvette, il l’attrapa au vol et tira sur le lacet avec ses dents. À l’intérieur, au lieu des rouges liards qu’y aurait conservés tout voyageur, il n’y avait qu’un simple morceau de papier plié. Roland le lut rapidement : ses yeux perdirent leur éclat et son sourire s’évanouit sur ses lèvres.
— Qu’est-ce que ça dit ? demanda Alain.
Roland le lui tendit et retourna à sa contemplation de l’Aplomb. C’est en voyant une telle désolation dans le regard de son ami que Cuthbert eut pleinement conscience de la place que Susan Delgado avait prise dans sa vie — et dans la leur, par voie de conséquence.
Alain passa le mot à Cuthbert. Il ne comportait qu’une ligne :
Il est préférable de ne pas nous revoir. Pardon.
Cuthbert le lut deux fois, comme si cette relecture pouvait y changer quelque chose, avant de le rendre à Roland. Ce dernier remit le mot dans la corvette, tira le lacet et fourra la petite bourse sous sa chemise.
Cuthbert redoutait plus le silence que le danger (car dans son esprit, silence égalait danger), mais toutes les idées qui lui vinrent pour entamer une conversation lui parurent pétries d’insensibilité et de puérilité, si l’on s’en rapportait à la tête que faisait son ami. Roland semblait avoir absorbé du poison. Si Cuthbert était dégoûté à l’idée que cette fille si charmante allait jouer à la bête à deux dos avec le Maire de Hambry, ce squelette ambulant, la mine de Roland lui causait des émotions plus violentes. Pour ça, il aurait pu la haïr.
Alain prit enfin la parole, presque timidement.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Roland ? Va-t-on aller fureter là-bas au pétroléum sans elle ?
Cuthbert fut rempli d’admiration. Quand ils le rencontraient pour la première fois, beaucoup de gens cataloguaient Alain Johns comme un lourdaud. Ce qui était très loin de la vérité. Voilà qu’à présent, usant d’une diplomatie que Cuthbert n’aurait jamais pu égaler, il venait de souligner que la première — et malheureuse — expérience amoureuse de Roland ne les déchargeait pas de leurs responsabilités.
Et Roland réagit à cela, en se redressant sur sa selle. La forte lumière dorée de cet après-midi-là éclaira son visage de manière contrastée, qui fut un instant hanté par le spectre de l’homme qu’il deviendrait. Cuthbert frissonna à la vision de ce spectre — ignorant ce qu’il voyait, il savait seulement que c’était épouvantable.
— Les Grands Chasseurs du Cercueil, dit-il. Est-ce que tu les as aperçus en ville ?
— Jonas et Reynolds, répondit Cuthbert. Toujours aucun signe de Depape. À mon avis, Jonas a dû l’étrangler de dépit et le jeter à la mer du haut de la falaise, après la fameuse soirée au bar.
Roland secoua la tête.
— Jonas a trop besoin d’hommes de confiance pour les gaspiller, il marche sur la même corde raide que nous. Non, il a juste expédié Depape au loin pour un bout de temps.
— Expédié où ça ? demanda Alain.
— Là où il lui faudra chier dans les buissons et dormir sous la pluie s’il fait mauvais temps.
Roland eut un bref éclat de rire, sans trace d’humour.
— Jonas a lancé Depape à rebours sur nos traces, c’est plus que probable.
Alain grommela entre ses dents, surpris sans vraiment l’être. Roland monté sur Flash contemplait, par-delà l’étendue de cette terre superbe, les chevaux qui pâturaient. Il tripotait machinalement la corvette qu’il avait serrée sous sa chemise. Il reporta enfin son regard sur ses deux amis.
— On va encore attendre un peu, dit-il. Peut-être qu’elle changera d’avis.
— Roland… commença Alain, d’un ton très sérieux sous sa gentillesse.
Roland leva la main avant qu’Alain n’aille plus loin.
— Ne doute pas de moi, Alain… je parle en digne fils de mon père.
— Fort bien.
Alain tendit la main et agrippa brièvement Roland par l’épaule. Quant à Cuthbert, il réservait son jugement. Roland agirait ou non en digne fils de son père ; Cuthbert devinait qu’au point où il en était, Roland savait à peine ce qu’il voulait.
— Tu te souviens de ce que Cort nous disait être la faiblesse principale d’asticots comme nous ? demanda Roland, avec l’ombre d’un sourire.
— Vous foncez sans réfléchir et tombez dans un trou, cita Alain, imitant la grosse voix de Cort.
Ce qui fit rire Cuthbert aux éclats.
Le sourire de Roland s’accentua un brin.
— Si fait. Ce sont là des paroles que j’entends me rappeler, les amis. J’irai pas renverser cette charrette pour voir ce qu’elle contient… à moins qu’il n’y ait pas d’autre choix. Susan peut encore venir, si on lui laisse le temps de la réflexion. Je crois qu’elle aurait déjà accepté de me rencontrer s’il… n’existait pas d’autres contentieux entre nous.
Il n’alla pas plus loin et, un court instant, le silence retomba entre eux.
— Je préférerais que nos pères ne nous aient pas envoyés ici, finit par dire Alain… même si la décision en revenait au père de Roland, ce qu’aucun des trois n’ignorait.
— On est trop jeunes pour être mêlés à des affaires de ce genre. Il n’a pas assez neigé sur nous.
— On s’en est très bien sortis le fameux soir au Repos, objecta Cuthbert.
— Grâce à notre entraînement, pas à notre astuce — et on ne nous a pas pris au sérieux pour autant. Ça ne se reproduira pas deux fois.
— Ils ne nous auraient pas expédiés ici — pas plus mon père que les vôtres — s’ils avaient su ce qu’on y trouverait, observa Roland. Maintenant qu’on l’a trouvé, on baissera pas les bras. D’accord ?
Alain et Cuthbert opinèrent. Entendu, ils baisseraient pas les bras — plus aucun doute là-dessus.
— Dans tous les cas, il est trop tard pour s’en inquiéter. On va attendre en espérant que Susan nous rejoigne. Je préférerais ne pas m’approcher de Citgo sans quelqu’un d’Hambry qui connaisse la configuration de l’endroit… mais si Depape revient, il nous faudra courir ce risque. Dieu sait ce qu’il a pu découvrir ou les histoires qu’il inventera pour complaire à Jonas ou encore ce que Jonas fera une fois qu’ils auront tenu leur palabre. La poudre parlera peut-être.
— Après avoir tant tourné autour du pot, ce sera presque un soulagement, dit Cuthbert.
— Tu vas lui envoyer un autre billet, Will Dearborn ? demanda Alain.
Roland y réfléchit. Cuthbert paria en son for intérieur sur la décision de Roland. Et perdit.
— Non, dit-il enfin. Il nous faut lui donner du temps, aussi dur que cela soit. Et espérer que sa curiosité la fera changer d’avis.
Là-dessus, il fit tourner bride à Flash en direction du baraquement abandonné qui leur servait pour l’heure de logis. Cuthbert et Alain suivirent.
Susan travailla dur le reste de ce dimmenche, décrottant les écuries, allant chercher de l’eau, lavant les escaliers de haut en bas. Tante Cord l’observa en silence, partagée entre le doute et l’ahurissement. Susan n’avait que faire de ce que ressentait sa tante — elle cherchait à s’épuiser pour s’épargner une nouvelle nuit d’insomnie. C’était terminé. Will devait le savoir à présent et tout était pour le mieux. Ce qui était fait était fait.
— Vous êtes toquée, petite ? fut la seule question que Tante Cord posa à Susan quand elle vida le dernier seau d’eau sale derrière la cuisine. C’est dimmenche !
— Toquée ? Point du tout ! répliqua-t-elle, pète-sec, sans lever les yeux.
Elle exécuta la première partie de son programme en se mettant au lit à peine la lune levée, les bras rompus, les jambes douloureuses et avec des élancements dans le dos — mais le sommeil la fuyait toujours. Elle resta couchée, les yeux grands ouverts, malheureuse comme les pierres. Les heures passèrent, la lune se coucha et Susan n’arrivait toujours pas à s’endormir. Elle fixait l’obscurité en se demandant s’il y avait une possibilité, même la plus infime, que son père ait été assassiné. Pour lui fermer la bouche et lui clore définitivement les yeux.
Elle en arriva finalement à la même conclusion que Roland : si elle n’avait ressenti aucune attirance pour ses yeux ni pour le contact de ses mains et de ses lèvres, elle aurait consenti en un éclair à la rencontre qu’il réclamait. Ne serait-ce que pour apaiser le trouble qui s’était emparé de son esprit.
Comprenant cela, un soulagement l’envahit et elle réussit à s’assoupir.
Le lendemain, en fin d’après-midi, alors que Roland et ses amis se trouvaient au Repos des Voyageurs (sandwiches de bœuf froid arrosés de litres de thé blanc glacé — sans égaler celui de la femme de l’Adjoint Dave, il n’était pas mauvais), Sheemie entra, revenant d’arroser ses fleurs à l’extérieur. Il était coiffé de sa sombrera rose et affichait un large sourire. Il tenait à la main un petit paquet.
— Salut à vous, Petits Chasseurs du Cercueil ! s’écria-t-il gaiement, en les gratifiant d’un salut amusant qui était une bonne imitation du leur.
Cuthbert fut particulièrement réjoui de voir ce salut effectué en tenue de jardinage.
— Vous allez comment ? Bien, j’espère, si fait !
— Comme eau de pluie en son tonneau, répondit Cuthbert, mais on n’apprécie pas beaucoup d’être appelés Petits Chasseurs du Cercueil, alors tu pourrais peut-être la mettre en veilleuse, d’accord ?
— Si fait, fit Sheemie, pas moins gai pour autant. Si fait, Messire Arthur Heath, bon compagnon qui m’a sauvé la vie !
Il s’interrompit, soudain perplexe comme s’il était incapable de se rappeler pourquoi il les avait abordés. Puis son regard s’éclaira, son sourire se fit éclatant et il tendit le paquet à Roland.
— C’est pour vous, Will Dearborn !
— Vraiment ? Qu’est-ce que c’est ?
— Des graines ! Voilà quoi.
— De ta part, Sheemie ?
— Oh, non.
Roland prit le paquet — une simple enveloppe qu’on avait pliée et scellée. Il n’y avait rien d’écrit ni au recto ni au verso. Et s’il s’en fiait à ses doigts, il ne sentait pas la présence de graines à l’intérieur.
— De la part de qui, alors ?
— Me souviens plus, fit Sheemie, qui détourna les yeux.
Son intelligence était ainsi faite, se dit Roland, qu’il n’était jamais malheureux très longtemps et se montrait incapable de mentir. Puis Sheemie regarda à nouveau Roland, avec une timidité pleine d’espoir.
— Mais je me rappelle ce que je devais vous dire.
— Si fait ? Alors, parle, Sheemie.
S’exprimant comme quelqu’un qui récite un texte appris à grand-peine, fier et nerveux à la fois, il lui dit :
— Voici les graines que vous avez semées sur l’Aplomb.
Les yeux de Roland flamboyèrent d’un éclat si sauvage que Sheemie recula d’un pas en trébuchant. Il tira vivement sur sa sombrera et, tournant les talons, détala pour se mettre en sécurité auprès de ses fleurs. Sheemie aimait bien Will Dearborn et ses amis (en particulier, Messire Arthur Heath, qui disait parfois des choses qui le faisaient se plier en deux), mais à ce moment précis, il vit quelque chose dans les yeux de Will-sai qui l’effraya grandement. À cet instant, il comprit que Will n’était pas moins un tueur que l’homme à la cape ou celui qui avait voulu que Sheemie lui nettoie les bottes avec sa langue, ou encore le vieux Jonas aux cheveux blancs et à la voix tremblotante.
Il était aussi mauvais qu’eux, sinon pire.
Roland glissa le prétendu paquet de graines dans sa chemise et ne l’ouvrit pas tant qu’ils ne furent pas tous trois retournés au Bar K et installés sur le porche. Au loin grommelait la tramée, qui faisait se crisper de nervosité les oreilles de leurs chevaux.
— Eh bien ? demanda pour finir Cuthbert, incapable de se refréner plus longtemps.
Roland sortit l’enveloppe de sa chemise et l’ouvrit en la déchirant. Ce faisant, il songea que Susan avait su exactement quoi dire. À la perfection.
Les autres se penchèrent, Alain à sa gauche et Cuthbert à sa droite, tandis que Roland dépliait l’unique morceau de papier. À nouveau, il reconnut l’écriture simple et soignée de Susan. Si son message était à peine plus long que le précédent, le contenu en était néanmoins fort différent.
Il y a une orangeraie à une demi-lieue de la route, côté ville de Citgo. Retrouvez-moi là-bas quand la lune se lèvera. Venez seul. S.
En dessous, en petites capitales, non dénuée d’emphase, cette objurgation : BRÛLEZ CECI.
— On fera le guet, dit Alain.
Roland acquiesça.
— Si fait. Mais de loin.
Puis il brûla le billet de Susan.
L’orangeraie formait un rectangle très bien cultivé d’une dizaine de rangées, au bout d’un chemin charretier envahi par les mauvaises herbes. Roland y arriva à la tombée de la nuit, mais une bonne demi-heure avant que la Lune du Colporteur rapidement déclinante ne se hisse au-dessus de l’horizon une fois encore.
Alors que le garçon arpentait à l’aventure l’une des rangées, écoutant les cliquetis de squelette en provenance du pétroléum au nord (couinement de pistons, grincements d’engrenages, bruits sourds d’arbres moteurs), il fut pris d’un profond mal du pays. C’était la frêle senteur des fleurs d’oranger — strate claire venant coiffer la puanteur plus sombre du pétrole — la responsable. Cette orangeraie miniature n’était rien comparée aux grands vergers de pommiers de la Nouvelle Canaan… et pourtant, à sa façon, elle soutenait la comparaison. Il y avait ici le même sentiment de dignité et de civilisation, de beaucoup de temps consacré à quelque chose de pas strictement nécessaire. Et dans ce cas-ci, soupçonnait-t-il, de pas très utile non plus. Les oranges cultivées si loin au nord des chaudes latitudes étaient probablement aussi acides que des citrons. Pourtant, quand la brise agita les arbres fruitiers, l’odeur le fit penser à Gilead avec amertume et nostalgie, et pour la première fois, il envisagea l’éventualité de ne jamais revoir son pays natal — devenu un vagabond sur la terre comme cette vieille Lune du Colporteur dans le ciel.
Il l’entendit venir, mais elle était déjà presque sur lui — si elle avait été une ennemie et non une amie, il aurait eu encore le temps de dégainer et de tirer, mais de justesse. Déjà plein d’admiration, apercevoir son visage à la lueur des étoiles lui réjouit le cœur.
Elle fit halte quand il se retourna, le regardant à peine. Elle avait les mains croisées à hauteur de la taille dans une pose enfantine, charmante d’autant plus qu’elle n’était pas étudiée. Elle les leva quand il fit un pas vers elle, ce qu’il prit à tort pour un geste de frayeur dans cette lumière incertaine. Il s’arrêta, confus. Elle aurait pu ne pas aller plus loin, mais choisit de n’en rien faire. Elle s’avança vers lui délibérément, jeune femme élancée en robe d’amazone et bottes noires. Son sombrero dans le dos masquait en partie la tresse de ses cheveux.
— Will Dearborn, nous sommes unis pour le meilleur et le pire, dit-elle d’une voix tremblante ; il l’embrassait déjà ; et leurs corps s’embrasèrent l’un l’autre tandis que se levait le dernier quartier famélique de la Lune du Colporteur.
Solitaire dans sa masure là-haut sur le Cöos, Rhéa était attablée dans sa cuisine, penchée sur la boule de cristal que les Grands Chasseurs du Cercueil lui avaient apportée un mois et demi plus tôt. Sa lumière rose baignait un visage que plus personne n’aurait confondu avec celui d’une jeunette. Une vitalité extraordinaire l’avait portée pendant de nombreuses années (seuls les plus anciens habitants d’Hambry avaient une petite idée de l’âge réel de la vieille Rhéa du Cöos, et une bien vague idée, encore), mais le cristal était finalement en train de la miner — de la lui boire comme un vampire suce le sang. Dans son dos, la grande pièce de la masure paraissait encore plus miteuse et encombrée que d’habitude. Ces jours, elle n’avait même plus de loisir pour un semblant de ménage ; la boule de cristal lui absorbait tout son temps. Quand elle n’y regardait point, elle pensait à y regarder… et oh ! Quelles choses elle y avait déjà vues !
Ermot s’enroula autour de l’une de ses jambes décharnées ; il était agité et sifflait, mais elle le remarqua à peine. Elle se pencha davantage encore sur la lueur rose poison du cristal, enchantée de ce qu’elle y voyait.
C’était la fille qui était venue la trouver pour qu’elle atteste de son « honnêteté » et le jeune homme qu’elle avait vu la première fois qu’elle avait regardé dans le cristal. Celui qu’elle avait pris pour un pistolero, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive de sa jeunesse.
Cette fille fantasque, qui était venue en chantonnant chez Rhéa et s’en était retournée dans un silence plus convenable, avait prouvé son « honnêteté », et pouvait bien être encore « honnête » (il était certain qu’elle embrassait et tripotait ce garçon avec le mélange d’avidité et de timidité d’une vierge), mais elle ne le resterait plus très longtemps, s’ils continuaient à ce train-là. Et Hart Thorin ne se préparait-il pas une surprise quand il mettrait sa jeune gueuse prétendument pure dans son lit ? Il y avait des façons d’abuser les hommes sur ce point de détail (d’ailleurs, les hommes suppliaient d’être abusés là-dessus), un dé à coudre de sang de porc faisait joliment l’affaire, mais elle n’en savait rien. Oh, c’était trop bon ! Dire qu’elle pouvait voir Mamzelle Grands Airs en rabattre, ici même, dans ce merveilleux cristal ! Oh, c’était trop bon ! Trop merveilleux !
Elle se pencha encore un peu, et ses orbites démesurément caves s’emplirent d’un feu rose. Ermot, constatant qu’elle demeurait imperméable à ses cajoleries, s’en alla ramper inconsolable sur le plancher, à chasser les mouches. Moisi s’écarta vivement de lui, crachant des jurons félins, son ombre à six pattes, énorme et difforme, projetée sur le mur frappé de lumière par la flambée dans la cheminée.
Roland sentit la précipitation du moment se ruer à leur rencontre. Il fit en sorte de se détacher de Susan et elle s’éloigna de lui, les yeux hagards et les joues en feu — il pouvait distinguer cette rougeur-là, même à la clarté de la lune nouvellement levée. Il avait les couilles douloureuses, comme pleines de plomb fondu.
Elle se détourna à demi et Roland vit que son sombrero avait glissé de guingois dans son dos. Il le remit d’aplomb d’une main tremblante. Après avoir emprisonné ses doigts d’une étreinte aussi brève que forte, elle se pencha pour ramasser ses gants d’écuyère, qu’elle avait retirés, désireuse de le toucher, peau contre peau. Quand elle se redressa, le sang reflua brusquement de son visage et elle chancela. Si Roland n’avait pas posé ses mains sur ses épaules pour sauvegarder son équilibre, elle aurait pu tomber. Elle tourna vers lui des yeux pleins de tristesse.
— Qu’allons-nous faire ? Oh Will, qu’allons-nous faire ?
— De notre mieux, lui dit-il. Comme nous l’avons toujours fait, tous les deux. Comme nos pères nous l’ont appris.
— C’est de la folie.
Roland, qui ne s’était jamais senti autant dans son bon sens de sa vie — même le mal lui ravageant le bas-ventre lui paraissait dans l’ordre raisonnable des choses —, ne répondit pas.
— Vous savez combien c’est dangereux ? demanda-t-elle.
Et avant qu’il ait pu répliquer, elle continua ainsi :
— Si fait, vous le savez. Je vois que vous le savez. Si jamais l’on nous voyait ensemble, ce serait grave. Si l’on nous voyait en train de… comme tout à l’heure.
Elle frissonna. Il tendit la main vers elle et elle recula.
— Mieux vaut que nous ne…, Will. Si jamais, il ne pourrait y avoir rien d’autre entre nous que des mamours. À moins que vous n’ayez ça en tête ?
— Vous savez bien que non.
Elle opina.
— Avez-vous posté vos amis pour faire le guet ?
— Si fait, dit-il.
Son visage se fendit alors de ce sourire inattendu qu’elle aimait tant.
— Mais pas à un endroit d’où ils pourraient nous voir.
— Dieux merci, dit-elle, avant d’éclater d’un rire quelque peu éperdu et de se rapprocher de lui.
De se rapprocher si près qu’il était difficile de ne pas la reprendre dans ses bras. Elle leva des yeux pleins de curiosité vers lui.
— Qui êtes-vous vraiment, Will ?
— Celui que je vous ai dit à peu de chose près. C’est l’ironie de la situation, Susan. Moi et mes amis, on ne nous a pas expédiés ici parce qu’on s’est soûlés et qu’on a fait les quatre cents coups du diable, mais pas non plus pour y mettre au jour quelque sinistre complot ou conspiration secrète. On n’était que des garçons qu’il fallait tenir à l’écart pendant une période dangereuse. Tout ce qui est arrivé depuis…
Il secoua la tête pour lui montrer combien il était désemparé et Susan repensa à son père disant que le ka était comme le vent — quand cela arrivait, cela pouvait emporter vos volailles, votre maison, votre écurie. Votre vie même.
— Will Dearborn est votre véritable nom ?
Il haussa les épaules.
— Pour un homme, un nom en vaut un autre, j’intuite, si le cœur qui lui correspond est vrai. Susan, vous êtes allée aujourd’hui à la Maison du Maire, mon ami Richard vous a vue à cheval…
— Oui, pour les essayages, dit-elle. Je dois être la Fille de la Moisson, cette année — c’est Hart qui en a décidé ainsi, de moi-même, je n’aurais jamais désiré une chose pareille, vous pourrez témoigner que je vous l’ai dit. Tout ça, c’est de la sottise pure et c’est dur pour Olive, aussi, j’en réponds.
— Vous ferez la plus jolie Fille de la Moisson qu’on ait jamais vue, dit-il.
Et l’évidente sincérité de sa voix lui provoqua des picotements de plaisir ; Susan sentit ses joues s’empourprer à nouveau. La Fille de la Moisson devait changer cinq fois de costume entre le banquet de midi et le feu de joie du crépuscule, chacun étant plus recherché que le précédent (à Gilead, il y en aurait eu neuf ; à cet égard, Susan ne connaissait pas sa chance), et elle aurait porté volontiers les cinq pour Roland, eût-il été le Gars de la Moisson. (Celui de cette année, Jamie McCann, était une face de carême qui servait de doublure à Hart Thorin qui, outre des cheveux gris à foison, avait quarante ans de trop pour tenir ce rôle.) Elle aurait encore porté avec plus de bonheur le sixième à son seul bénéfice — une camisole argentée aux bretelles ultraminces, dont l’ourlet s’arrêtait assez haut sur les cuisses. C’était là une tenue que personne — Maria, sa camériste, Conchetta, sa couturière, et Hart Thorin exceptés — ne verrait jamais. C’était celle dont elle serait vêtue quand elle irait rejoindre la couche du vieillard, comme sa gueuse, à l’issue de la fête.
— Pendant que vous étiez là-bas, avez-vous vu ceux qui se font appeler les Grands Chasseurs du Cercueil ?
— J’ai aperçu Jonas et celui à la cape. Ils se tenaient dans la cour et parlaient ensemble, dit-elle.
— Et pas Depape ? Le rouquin ?
Elle fit non de la tête.
— Vous connaissez le jeu des Castels, Susan ?
— Si fait. Mon père m’a montré quand j’étais petite.
— Alors vous savez que les pièces rouges sont disposées d’un côté du tableau et les blanches de l’autre. Qu’elles contournent les Buttes et progressent les unes vers les autres furtivement, se mettant à couvert derrière des écrans. Ce qui se passe à Hambry ressemble beaucoup à ça. Et comme dans une partie de Castels, le problème est maintenant de savoir qui sortira le premier à découvert. Vous comprenez ?
Elle opina aussitôt.
— Au cours du jeu, celui qui contourne le premier sa Butte est le plus vulnérable.
— Dans la vie, aussi. Toujours. Mais parfois, rester à couvert est difficile. Mes amis et moi avons compté presque tout ce que nous avons osé compter. Pour compter le reste…
— Les chevaux sur l’Aplomb, par exemple.
— Si fait, justement. Les compter serait nous mettre à découvert. Ou bien encore les bœufs, dont nous avons connaissance…
Elle eut un haussement de sourcils éclair.
— Il n’y a point de bœufs à Hambry. Vous devez faire erreur.
— Il n’y a pas d’erreur.
— Où sont-ils ?
— Au Rocking H.
Ses sourcils, maintenant, elle les fronçait, tout en réfléchissant.
— C’est chez Laslo Rimer.
— Si fait, le frère de Kimba. Et ce ne sont pas là les seuls trésors cachés à Hambry, ces jours. Il existe des chariots en surplus, des articles de sellerie en surplus, dissimulés dans des écuries appartenant aux membres de l’Association du Cavalier, des caches de ravitaillement…
— Non, Will !
— Si. Tout ça et encore davantage. Mais les dénombrer — être vus en train de le faire — c’est se découvrir. C’est risquer d’être Encastelé. Les derniers jours ont été plutôt cauchemardesques — à essayer de paraître occupés à des tâches profitables sans approcher de l’Aplomb, côté Hambry, où il y a le plus de danger. C’est de plus en plus dur à faire. Puis nous avons reçu un message…
— Un message ? Comment ça ? De qui ?
— Mieux vaut que vous ne soyez pas au courant de ces choses, je crois. Mais ça nous a conduit à penser que certaines des réponses que nous cherchons pourraient bien être à Citgo.
— Will, croyez-vous que ce qu’on y trouvera peut m’aider à en savoir plus sur ce qui est arrivé à mon pa ?
— Je ne sais pas. C’est possible, je suppose, mais probablement pas. Tout ce que je sais avec certitude, c’est que j’ai finalement une chance de compter quelque chose d’important sans être vu en train de le faire.
Roland jugea son sang suffisamment refroidi pour tendre la main à Susan ; et celui de Susan s’était lui aussi suffisamment refroidi pour qu’elle la prenne avec confiance. Cependant, elle avait déjà remis son gant. Deux précautions valaient mieux qu’une.
— Venez, dit-elle. Je connais un sentier.
À la pâle clarté de la lune, Susan le guida hors de l’orangeraie en direction des grincements et des coups sourds du pétroléum. Ces bruits, titillant l’échine de Roland de picotements, lui faisaient souhaiter avoir en sa possession l’une des armes cachées sous les lames du plancher du baraquement, là-bas au Bar K.
— Vous avez beau vous fier à moi, Will, cela ne signifie point que je pourrai vous être d’un grand secours, dit-elle dans un murmure. Toute ma vie, j’ai été à faible portée de Citgo, mais je pourrais compter sur mes doigts le nombre de fois où je m’y suis rendue effectivement, si fait. Les deux ou trois premières, des amis m’avaient dit chiche.
— Et les autres ?
— Avec mon pa. Il s’est toujours intéressé au Vieux Peuple et Tante Cord ne cessait de lui dire qu’il connaîtrait une mauvaise fin à force d’aller se mêler des vestiges qu’il a laissés derrière lui.
Elle avait une boule dans la gorge et ravala ses larmes.
— Et il a connu une mauvaise fin, bien que je doute fort que le Vieux Peuple y ait été pour quelque chose. Pauvre pa.
Ils avaient atteint une clôture en fil de fer ébarbé. Au-delà, les derricks des puits de pétrole se dressaient contre le ciel telles des sentinelles de la taille de Lord Perth. Combien marchaient encore, avait-elle dit ? Dix-neuf, lui semblait-il. Le bruit qu’ils faisaient était épouvantable — celui de monstres en train de s’étouffer. Bien entendu, c’était le genre d’endroit où les gosses se défiaient d’aller faire un tour — une sorte de maison hantée à ciel ouvert.
Il écarta deux fils ébarbés pour qu’elle puisse se glisser entre eux et elle lui rendit la politesse. Au moment où il franchissait la clôture, il aperçut une rangée de cabochons de porcelaine blanche s’alignant verticalement le long du piquet le plus proche. Un fil de fer passait au travers de chacun.
— Vous savez ce que c’est ? Ce que c’était ? demanda-t-il à Susan, en tapotant l’un des cabochons.
— Si fait, quand il y avait encore de l’électricité, il en passait dedans. Pour tenir les intrus à distance.
Elle ajouta timidement, après un instant de silence :
— Je ressens la même chose quand vous me touchez.
Il l’embrassa sur la joue, juste en dessous de l’oreille. Elle eut un frisson et pressa brièvement de sa main la joue de Roland, avant de se reculer à nouveau.
— J’espère que vos amis monteront bien la garde.
— Mais oui.
— Vous êtes convenus d’un signal ?
— Le cri de l’engoulevent. Espérons que nous ne l’entendrons pas.
— Si fait, espérons-le.
Le prenant par la main, elle l’entraîna dans le pétroléum.
La première fois que la torchère flamboya devant eux, Will jura entre ses dents (un juron particulièrement obscène qu’elle n’avait plus entendu depuis la mort de son père) et porta la main qui ne tenait pas celle de Susan à sa ceinture.
— Point d’affolement ! C’est seulement la chandelle ! Le bec de gaz !
Il se détendit lentement.
— On s’en sert, hein ?
— Si fait. Pour faire marcher quelques machines — des jouets ou tout comme. Pour fabriquer de la glace, surtout.
— On nous en a offert chez le Shérif, quand on l’a rencontré.
Quand la torchère tira à nouveau sa langue de flamme — jaune vif et bleuâtre au centre —, il ne sursauta pas. Il jeta un coup d’œil peu intéressé aux trois gazomètres derrière ce que les habitants d’Hambry appelaient « la chandelle ». Près de là s’empilaient des bouteilles de gaz rouillées pour le transport.
— Vous en avez déjà vu ? demanda-t-elle.
Il opina.
— Les Baronnies Intérieures doivent être pleines de merveilles étranges, dit Susan timidement.
— Je commence à me dire qu’elles ne sont pas plus étranges que celles de l’Arc Extérieur, dit-il en se tournant lentement et désignant un point particulier.
— C’est quoi, ce bâtiment là-bas ? Un vestige du Vieux Peuple ?
— Si fait.
À l’est de Citgo, le sol s’affaissait brusquement selon une pente très boisée qu’un chemin divisait en deux parts égales — ce chemin était aussi visible sous le clair de lune qu’une raie partageant une chevelure. Presque au bas de la pente s’élevait un bâtiment en ruine cerné de décombres. Ces gravats étaient ce qui restait de nombreuses cheminées d’usine abattues — on pouvait l’extrapoler de la seule qui restât debout. Quoi que le Vieux Peuple ait fait par ailleurs, il avait produit de la fumée à revendre.
— Il y avait des choses utiles là-dedans quand mon pa était encore enfant, dit Susan. Du papier et des trucs comme ça — même quelques encreurs à écrire qui marchaient encore… au moins un petit peu de temps. Si on les secouait fort.
Elle désigna la gauche du bâtiment, où se trouvaient un vaste quadrilatère aux pavés effrités et quelques carcasses rouillées qui représentaient l’étrange moyen de locomotion du Vieux Peuple, qui se passait de chevaux.
— Autrefois, il y avait là-bas des choses qui ressemblaient aux gazomètres, mais en beaucoup, beaucoup plus grand. Comme d’énormes bidons d’argent, si fait. Ils ne rouillaient point comme ceux qui restent. Je ne comprends pas ce qu’ils ont pu devenir, à moins que quelqu’un ne les ait embarqués pour y stocker des réserves d’eau. Moi, j’aurais jamais fait une chose pareille. Ça aurait pu porter malheur, même s’ils n’étaient point contaminés.
Elle leva son visage vers le sien et il baisa sa bouche au clair de lune.
— Oh Will, comme c’est dommage pour vous.
— Comme c’est dommage pour nous deux, renchérit-il.
S’échangea alors entre eux l’un de ces longs regards douloureux dont seuls les adolescents ont le secret. Détournant finalement les yeux, ils se remirent à avancer, main dans la main.
Elle n’arrivait pas à décider ce qui l’effrayait le plus — les quelques derricks qui pompaient toujours ou bien les dizaines qui s’étaient tus. Une chose dont elle était sûre en revanche, c’était qu’aucune puissance terrestre n’aurait pu lui faire franchir la clôture, sans un ami présent à ses côtés. Les pompes avaient des sifflements d’asthmatiques ; de temps à autre, un cylindre criait comme quelqu’un qu’on poignarde ; par intervalles, « la chandelle » s’embrasait avec le souffle d’un dragon crachant le feu et allongeait leurs ombres sur le sol, devant eux. Susan, guettant les deux notes perçantes de l’engoulevent, n’entendait toujours rien.
Ils atteignirent une large voie — autrefois dévolue sans doute à l’entretien — qui fendait le pétroléum en deux. Une canalisation d’acier, aux joints qui rouillaient, courait en son milieu ; elle reposait sur une profonde tranchée de béton, l’arc supérieur de sa circonférence dépassant du sol.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Le tuyau qui amenait le pétrole au bâtiment là-bas, je crois. Mais c’est sans intérêt, il est à sec depuis des années.
Roland mit un genou à terre, glissa précautionneusement la main entre la gaine de béton et le flanc rouillé de la canalisation. Susan le regarda faire avec nervosité, se mordant la lèvre pour s’empêcher de lancer une remarque qui aurait trahi en elle la faible femme : et s’il y avait des araignées venimeuses dans cette obscurité oubliée de tous ? Et si jamais il restait coincé ? Que feraient-ils alors ?
Cette seconde hypothèse tomba d’elle-même quand elle le vit retirer sa main. Elle était luisante et noire de pétrole.
— À sec depuis des années ? demanda-t-il avec un petit sourire.
Elle ne put que secouer la tête, frappée de stupeur.
Ils suivirent la canalisation jusqu’à l’endroit où un portail pourrissant barrait la route. Le pipeline (Susan voyait maintenant le pétrole s’écouler de ses joints vétustes, même à la maigre lueur du clair de lune) plongeait sous le portail ; ils l’escaladèrent. Elle trouva que la main secourable qu’il lui tendait prenait trop de privautés pour être honnête, mais le moindre contact la mettait en joie. S’il n’arrête point, ma tête va exploser comme « la chandelle », songea-t-elle. Et elle éclata de rire.
— Susan ?
— C’est rien, Will, les nerfs.
Une fois le portail franchi, ils échangèrent un autre de ces longs regards, puis descendirent la colline. Tout en marchant, Susan remarqua une chose bizarre : on avait dépouillé de nombreux pins de leurs branches les plus basses. Marques de coups de hachette et croûtes de résine étaient clairement visibles sous la lune, et le tout paraissait récent. Elle montra cela à Will, qui acquiesça en silence.
Au bas de la colline, le pipeline se détachait du sol et, soutenu par une série d’arceaux d’acier rouillé, courait encore sur soixante-dix mètres en direction du bâtiment abandonné, avant de stopper avec la soudaineté rudimentaire d’une amputation pratiquée sur un champ de bataille. Sous ce point d’arrêt, il y avait une sorte de lac peu profond de pétrole, à moitié sec et collant. Qu’il ne datât pas d’hier, Susan le déduisait des nombreux cadavres d’oiseaux qui parsemaient sa surface — ils avaient poussé une reconnaissance, s’étaient englués et avaient dû attendre la mort à loisir et fort peu plaisamment.
Elle fixa ce spectacle avec des yeux pleins d’incompréhension jusqu’à ce que Will lui tapote la jambe. Il s’était accroupi. Elle l’imita et, son genou contre le sien, suivit les évolutions de son doigt avec une incrédulité et une confusion croissantes. Will lui indiquait des traces, de très grosses traces. Une seule chose pouvait les avoir laissées ici.
— Des bœufs, dit-elle.
— Si fait. Ils sont venus de là, ajouta-t-il en lui montrant l’endroit où la canalisation s’interrompait. Et ils sont allés…
Il pivota sur ses bottes, toujours accroupi, et désigna la pente, là où commençaient les bois. Maintenant qu’il le lui montrait, elle aperçut sans difficulté ce qu’elle aurait dû voir immédiatement, fille de cavalier qu’elle était. On avait tenté pour la forme de masquer les traces et le terrain chamboulé par quelque chose de lourd qu’on avait traîné ou fait rouler. Le temps s’était chargé d’aplanir aux trois quarts le désordre, mais les traces étaient toujours distinctes. Susan croyait même savoir ce que les bœufs avaient tiré, et elle vit que Will le savait, lui aussi.
Les traces se séparaient en deux fourches à l’extrémité du pipeline. Susan et « Will Dearborn » suivirent celle de droite. Elle ne fut pas surprise de voir des ornières se mêler aux traces des bœufs. Elles n’étaient pas très profondes — l’été avait été marqué par la sécheresse et le sol était presque aussi dur que du ciment —, mais n’en étaient pas moins là. Pouvoir les discerner encore signifiait qu’on avait déplacé un poids considérable. Si fait, bien entendu ; pourquoi aurait-on eu besoin de bœufs, sinon ?
— Regardez, dit Will alors qu’ils approchaient de l’orée de la forêt au pied de la pente.
Elle finit par distinguer ce qui avait attiré son attention, mais elle dut se mettre à quatre pattes pour cela — quel coup d’œil acéré il avait ! Ça tenait quasiment du surnaturel. Il y avait des empreintes de bottes, ici. Sans être récentes, elles l’étaient beaucoup plus que les traces de bœufs et les ornières creusées par des roues.
— Ce sont celles du type à la cape, fit-il, montrant deux empreintes très nettes. Reynolds.
— Will ! Tu ne peux pas le savoir !
Il eut l’air surpris, puis éclata de rire.
— Bien sûr que si. Il marche avec un pied tourné un peu en dedans — le gauche. Et le voilà.
Il redessina dans les airs du bout du doigt les empreintes de pas, puis éclata de rire à nouveau en voyant comment elle le dévisageait.
— Ce n’est pas de la sorcellerie, Susan, fille de Patrick ; simplement l’art du pisteur.
— Comment savez-vous autant de choses, en étant si jeune ? demanda-t-elle. Qui êtes-vous, Will ?
Il se releva et plongea ses yeux au fond des siens. Elle était grande pour une fille.
— Je ne m’appelle pas Will, mais Roland, lui dit-il. Et, à présent, j’ai remis ma vie entre vos mains. Cela m’importe peu, mais peut-être que j’ai mis votre vie en danger, également. Vous devez garder le secret le plus absolu.
— Roland, prononça-t-elle, remplie d’étonnement, goûtant ce nom.
— Si fait. Lequel préférez-vous ?
— Le vrai, répondit-elle aussitôt. C’est un noble nom, si fait.
Il eut un large sourire de soulagement, ce fameux sourire qui le faisait paraître si jeune.
Elle se haussa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres sur les siennes. Ce baiser, chaste, à bouche close pour commencer, s’épanouit telle une fleur : il s’ouvrit lentement et s’humecta de rosée. Sentant sa langue effleurer ses lèvres, elle porta la sienne à sa rencontre. Les mains de Roland parcoururent le verso de Susan, puis glissèrent à son recto. Il lui effleura les seins, timidement au début, puis remonta le long de leur arrondi jusqu’à la pointe. Il poussa un petit soupir plaintif dans la bouche même de Susan. Comme il la serrait de plus près, semant des chapelets de baisers dans son cou, elle sentit la dureté de pierre qui affectait sa personne au-dessous de la boucle de sa ceinture, un empan de chaleur en fuseau, en parfaite harmonie avec le creuset en fusion, situé exactement à la même place chez elle ; ces deux endroits-là étaient faits l’un pour l’autre, comme elle pour lui et lui pour elle. C’était le ka après tout — le ka, venu comme le vent, et elle se laisserait volontiers emporter, abandonnant honneur et promesses derrière elle.
Elle allait ouvrir la bouche pour en faire part à Roland, quand une sensation singulière, mais pleinement persuasive, l’enveloppa : celle qu’on les épiait. C’était ridicule, mais n’en existait pas moins ; elle eut même l’impression qu’elle savait qui les guettait. Elle se détacha de Roland, chancelant sur ses bottes dans les empreintes du passage des bœufs à moitié disparues.
— Fiche le camp, vieille garce, souffla-t-elle. Si d’une façon ou d’une autre tu nous espionnes, fous-nous la paix !
Sur la colline du Cöos, Rhéa se recula de la boule de cristal, en jurant à voix basse d’un ton si rauque, qu’elle évoquait son serpent familier. Si elle ignorait ce qu’avait dit Susan — la boule de verre ne diffusait pas de sons, mais uniquement des images —, elle savait que la jeune fille avait senti sa présence. Et quand cela était arrivé, la vision s’était effacée. Le cristal avait flamboyé d’un rose intense un bref instant, puis s’était obscurci, et aucune des passes qu’elle avait faites au-dessus de lui n’avait eu l’heur de le rallumer.
— Si fait, très bien, qu’il en soit ainsi, dit-elle enfin, en renonçant.
Elle revit cette pauvre mijaurée (quoique pas si mijaurée avec ce jeune homme, hein ?) restant immobile et comme hypnotisée sur le seuil, se souvint de ce qu’elle avait dit à cette fille de faire, une fois qu’elle aurait perdu sa virginité, et commença à sourire, toute sa bonne humeur lui étant rendue d’un coup. Car si jamais son pucelage lui était pris par ce jeune vagabond à la place de Hart Thorin, Très Haut Maire de Mejis, la comédie serait de qualité supérieure, non ?
Assise parmi les ombres de sa masure puante, Rhéa se mit à ricaner en caquetant.
Roland fixait Susan en écarquillant les yeux tandis qu’elle lui expliquait un peu plus à fond ce qu’il en était de Rhéa (elle laissa de côté l’examen final si humiliant qui était au cœur de « la preuve d’honnêteté »), et son désir s’apaisa juste assez pour qu’il retrouve la maîtrise de lui-même. Cela n’avait rien à voir avec la mise en péril de la position que ses amis et lui tâchaient de préserver à Hambry (c’est du moins ce qu’il se dit) et tout avec la préservation de celle de Susan — c’est sa position à elle qui avait de l’importance, et son honneur, davantage encore.
— Votre imagination vous a joué un tour, j’imagine, lui dit-il, une fois qu’elle eut fini.
— Je ne crois pas, fit-elle, un peu fraîchement.
— Ou bien votre conscience ?
Elle baissa les yeux et se tut.
— Susan, pour rien au monde, je ne voudrais vous blesser.
— Et vous m’aimez ? demanda-t-elle, sans relever les yeux.
— Si fait, oui.
— Alors, il vaut mieux que vous ne m’embrassiez plus ni ne me touchiez plus… ce soir. Si vous passez outre, je ne le supporterai pas.
Il opina sans un mot et lui tendit la main. Elle la prit, et ils se remirent à marcher, reprenant la même direction dont ils avaient été si agréablement détournés.
Alors qu’ils étaient à une dizaine de mètres de l’orée de la forêt, tous deux aperçurent une lueur métallique en dépit de l’épaisseur du feuillage — trop dense, songea Susan. Bien trop dense.
Les branches de pin, bien sûr ; celles qu’on avait taillées dans les arbres plus haut sur la pente. On les avait entrelacées pour camoufler les grands réservoirs argentés qui avaient disparu de la zone pavée. On avait traîné lesdits conteneurs jusqu’ici — les bœufs s’étaient chargés du travail, vraisemblablement — où on les avait dissimulés. Mais pourquoi ?
Roland passa en revue l’alignement des branches de pin, puis s’arrêta et en ôta plusieurs qu’il mit de côté. Ce qui créa une ouverture comme un pas-de-porte, et il lui fit signe d’entrer.
— Ayez l’œil, dit-il, je doute qu’ils aient pris la peine d’installer des pièges ou de tendre des fils, mais mieux vaut être prudent.
Derrière les branches du camouflage, on avait aligné les citernes avec soin comme des soldats de plomb dans leur boîte. Susan saisit tout de suite l’une des raisons pour lesquelles on les avait cachées : elles étaient munies de solides roues en chêne qui lui arrivaient à la poitrine. Chacune de ces roues était cerclée de fer, le tout flambant neuf, jusqu’au moyeu, fabriqué sur mesure. Susan ne connaissait dans toute la Baronnie qu’un seul forgeron capable d’un si beau travail : Brian Hookey, celui qui l’avait accueillie d’un sourire et d’une tape sur l’épaule comme un compadre quand elle était allée le trouver avec la sacoche à fers à cheval de son pa, lui battant le flanc. Brian Hookey, qui avait été l’un des meilleurs amis de Pat Delgado.
Elle se rappela avoir regardé autour d’elle en songeant que les affaires étaient florissantes pour sai Hookey, elle ne s’était donc point trompée. La forge avait eu du travail à revendre. Hookey avait fabriqué des roues et des jantes à foison et quelqu’un avait dû bien le payer pour ça. Eldred Jonas était l’un des commanditaires possibles ; Kimba Rimer, un meilleur encore. Et Hart ? Susan n’arrivait tout bonnement pas à y croire. Hart avait l’esprit — le peu du moins qui lui avait été imparti — occupé d’autres matières, cet été-là.
Derrière les citernes, il y avait une sorte de passage raboteux. Roland l’arpenta lentement ; tel un prédicateur, les mains croisées au creux des reins, il déchiffra les inscriptions incompréhensibles au dos des citernes : CITGO, SUNOCO, EXXON, CONOCO. Il marqua un temps d’arrêt et lut à haute voix, en trébuchant sur les mots : « Un carburant plus propre pour des lendemains qui chantent. » Il eut un reniflement de mépris.
— Quelle connerie ! C’est déjà demain.
— Roland, Will, je veux dire, elles servent à quoi ?
Il ne répondit pas tout de suite ; faisant demi-tour, il relongea en sens inverse l’alignement des brillants conteneurs métalliques. On en comptait quatorze, de ce côté-ci du pipeline mystérieusement remis en service et, supposa-t-elle, le même nombre de l’autre côté. En avançant, Roland tapa du poing le flanc de chacun. Ils rendirent un son mat et sourd. Ils étaient remplis du carburant produit en pure perte par le pétroléum de Citgo.
— On les a équipées il y a déjà quelque temps de ça, j’imagine, dit-il. Je doute que les Grands Chasseurs du Cercueil aient fait ça tout seuls, mais ils ont dû superviser les choses… à commencer par l’ajustement de nouvelles roues pour remplacer les vieilles en caoutchouc, complètement pourries, puis le remplissage. On s’est servi des bœufs pour les ranger ici, au bas de la colline, parce que c’était commode. Comme ça l’est de laisser les chevaux en surplus courir en liberté sur l’Aplomb. Puis, à notre arrivée, il leur a paru prudent de les camoufler. On avait beau être des mioches idiots, on serait quand même peut-être assez futés pour se poser des questions sur ces vingt-huit chariots à pétrole, chargés à plein avec des roues toutes neuves. Alors ils sont venus ici les recouvrir de branchages.
— Jonas, Reynolds et Depape.
— Si fait.
— Mais pourquoi ?
Le prenant par le bras, elle lui reposa sa question.
— Mais elles servent à quoi ?
— À Farson, dit Roland, avec un calme qu’il était loin d’éprouver. À l’Homme de Bien. L’Affiliation sait qu’il a découvert un certain nombre de machines de guerre ; qui viennent soit du Vieux Peuple, soit d’un autre où. Cependant, l’Affiliation ne les redoute guère, parce qu’elles ne marchent pas. Elles se taisent. Certains jugent que Farson est fou d’avoir mis toute sa confiance en de pareilles épaves, mais…
— Mais peut-être que ce ne sont point des épaves. Peut-être qu’elles ont juste besoin de carburant. Et peut-être que Farson le sait.
Roland approuva du chef.
Susan effleura le flanc de l’une des citernes. Du pétrole noircit ses doigts. Elle les frotta les uns contre les autres, les flaira puis, se penchant, cueillit une poignée d’herbe pour s’essuyer les mains.
— Nos machines ne marchent point avec ça. On a essayé. Ça les obstrue.
Roland opina derechef.
— Mon pèr… mes compatriotes du Croissant Intérieur savent ça aussi. Et comptent là-dessus. Mais si Farson s’est donné tant de mal — jusqu’à se séparer d’un groupe d’hommes pour venir récupérer ces citernes, ce qui semble le cas —, c’est que soit il sait comment le raffiner pour s’en servir, soit qu’il croit le savoir. S’il est capable pour leur livrer bataille d’attirer les forces de l’Affiliation dans un cul-de-sac d’où toute retraite rapide est impossible et s’il peut se servir d’armes-machines qu’on fait rouler, il pourrait remporter plus qu’une bataille. Il pourrait massacrer dix mille combattants à cheval et gagner la guerre.
— Mais vos pères sont sûrement au courant de ça… ?
Roland fit non de la tête avec une certaine frustration. Ce que savaient leurs pères exactement était une énigme. Ce qu’ils faisaient de leur savoir en était une autre. Quelles forces les poussaient — la nécessité, la peur, ou encore l’orgueil prodigieux que la lignée d’Arthur l’Aîné s’était transmis, de père en fils — en était une troisième. Il ne pouvait lui confier que sa supposition la plus évidente.
— Je crois qu’ils n’oseront pas attendre plus longtemps pour porter un coup mortel à Farson. Dans le cas contraire, l’Affiliation pourrirait simplement de l’intérieur. Et si jamais cela arrivait, une bonne partie de l’Entre-Deux-Mondes sombrerait avec elle.
— Mais…
Elle s’interrompit, se mordit la lèvre, secoua la tête.
— Farson en personne doit sûrement savoir… comprendre…
Elle leva sur lui de grands yeux.
— Adopter les voies du Vieux Peuple, c’est adopter celles de la mort. Tout le monde sait ça, si fait.
Roland de Gilead se surprit à se souvenir d’un maître queux du nom de Hax, se balançant au bout d’une corde, tandis que les freux picoraient des miettes éparpillées sous les pieds du pendu. Hax était mort pour Farson. Mais avant ça, il avait empoisonné des enfants pour le compte de Farson.
— La mort et John Farson ne font qu’un, énonça-t-il.
Dans l’orangeraie, il semblait à nos amants (car on pouvait les appeler ainsi à présent, excepté dans le sens physique du terme) que des heures s’étaient écoulées, mais leur absence n’avait pas duré plus de quarante-cinq minutes. La dernière lune d’été, amoindrie mais toujours brillante, continuait à resplendir au-dessus de leurs têtes.
Susan le mena le long d’une rangée jusqu’à l’endroit où elle avait mis son cheval à l’attache. Pylône agita la tête en hennissant doucement à la vue de Roland. Ce dernier s’aperçut qu’on l’avait équipé de sorte à le rendre silencieux — on avait matelassé jusqu’à la moindre boucle et les étriers eux-mêmes étaient enveloppés de feutre.
Puis il se tourna vers Susan.
Qui se souvient des serrements de cœur et de la douceur des premiers émois ? Nous gardons de notre premier amour un souvenir aussi peu clair que celui des images illusoires engendrées par le délire d’une forte fièvre. Qu’il nous suffise de dire que, cette nuit-là, sous cette lune déclinante, Roland Deschain et Susan Delgado étaient déchirés par un désir réciproque ; luttant pour garder pied dans ce qu’il leur semblait être le bien, leurs sentiments les balayaient de profonds courants de souffrance et de désespoir.
Ainsi s’avançaient-ils l’un vers l’autre, puis se reculaient, se mirant dans les yeux de l’autre avec une fascination impuissante, se rapprochaient à nouveau avant de s’immobiliser. Susan se souvenait de ce qu’il lui avait dit avec une sorte d’horreur : qu’il ferait n’importe quoi pour elle, sauf accepter de la partager avec un autre homme. Elle ne voulait — ne pouvait pas peut-être — rompre la promesse qu’elle avait faite au Maire Thorin, et Roland semblait ne pas vouloir (ou ne pas pouvoir) la rompre à sa place. Et c’était le plus horrible de tout : aussi fort que soufflât le vent du ka, il s’avérait que l’honneur et les promesses qu’ils avaient faites étaient les plus forts.
— Qu’allez-vous faire, maintenant ? demanda-t-elle, la bouche sèche.
— Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse et que j’en parle avec mes amis. Votre tante vous fera des ennuis quand vous rentrerez chez vous ? Est-ce qu’elle voudra savoir d’où vous venez et ce que vous avez fait ?
— C’est pour moi que vous vous en faites, Willy, ou bien pour vous et vos plans ?
Il ne répondit pas, se bornant à la fixer. Au bout d’un instant, Susan baissa les yeux.
— Pardon, c’était méchant de ma part. Non, ma tante ne me fera point de réprimandes. Je vais souvent faire du cheval le soir, quoique jamais aussi loin de la maison.
— Et elle n’a aucun moyen de le savoir ?
— Nenni. Ces jours, nous nous manions avec beaucoup de précautions, un peu comme deux barils de poudre sous le même toit.
Elle tendit les mains. Elle avait fourré ses gants dans sa ceinture et les doigts qui saisirent ceux de Roland étaient glacés.
— Tout ça finira mal, murmura-t-elle.
— Ne dites pas ça, Susan.
— Si fait. Je dois le dire. Mais quoi qu’il arrive, je t’aime, Roland.
Il la prit dans ses bras et l’embrassa. Quand il libéra ses lèvres, elle lui chuchota à l’oreille :
— Si vous m’aimez, alors aimez-moi jusqu’au bout. Faites-moi trahir ma promesse.
Son cœur cessa de battre pendant un moment interminable où il ne réagit pas, et elle se prit à espérer. Puis il fit non de la tête, une seule fois, mais fermement.
— Je ne peux pas, Susan.
— Alors votre honneur vous importe plus que l’amour que vous professez avoir pour moi ? Si fait ? Alors qu’il en soit ainsi.
Elle se dégagea de ses bras, se mit à pleurer et, ignorant la main que Roland tendait vers sa botte pour l’aider et sa demande à voix basse d’attendre un peu, elle sauta en selle. Libérant d’un coup sec le nœud coulant qui attachait Pylône, elle le fit virer d’un coup de talon sans éperon. Roland lui adressa une nouvelle supplique, plus fort, mais elle lança Pylône au galop loin de lui avant que son bref accès de fureur ne s’éteigne. Il ne la prendrait pas une fois déflorée, et elle s’était promise à Thorin avant de savoir qu’un Roland foulait la surface de la terre. Les choses étant ainsi, comment osait-il avancer que la perte de son honneur et la honte qui s’ensuivrait seraient de son seul fait à elle ? Plus tard, couchée en proie à l’insomnie, elle prendrait conscience qu’il n’avait rien avancé du tout. Et elle n’avait pas encore quitté l’orangeraie que, portant une main à son visage, elle le trouva humide des larmes qu’il avait lui aussi versées.
Roland rôda à cheval par les chemins hors la ville, bien après le coucher de la lune, cherchant par là à apaiser quelque peu le déchaînement de ses émotions. Il avait beau s’interroger un certain temps sur ce qu’il allait faire suite à leur découverte à Citgo, ses pensées glissaient à nouveau vers Susan. Avait-il été idiot de ne pas la prendre quand elle désirait l’être ? De ne pas avoir partagé ce qu’elle désirait partager ? Si vous m’aimez, alors aimez-moi jusqu’au bout. Ces paroles avaient manqué le déchirer en deux. Pourtant, dans les régions les plus enfouies de son cœur — celles où la voix de son père se faisait entendre le plus clairement — il sentait qu’il n’avait pas eu tort. Ce n’était pas non plus une simple question d’honneur, quoi qu’elle ait pu en penser. Mais qu’elle pense ce qu’elle voulait ; mieux valait qu’elle le haïsse un peu, peut-être, que de prendre conscience du danger qu’ils couraient tous deux.
Sur le coup de trois heures du matin, alors qu’il allait tourner bride et rentrer au Bar K, il entendit un roulement de sabots s’approcher à vive allure, venant de l’ouest. Sans réfléchir à l’importance de sa décision, Roland changea de cap avant d’arrêter Flash derrière une succession de haies, laissées à l’abandon. Pendant dix bonnes minutes, le bruit des sabots continua d’enfler, les sons portaient loin dans le calme profond du petit matin, et cela suffit à Roland pour pressentir qui chevauchait à bride abattue vers Hambry, deux heures avant l’aube. Et il ne se trompait pas. La lune s’était couchée, mais il n’eut aucun mal, cependant, malgré les interstices encombrés de ronces de la haie, à reconnaître Roy Depape. Au lever du jour, les Grands Chasseurs du Cercueil seraient à nouveau trois.
Roland, remettant Flash dans sa direction initiale, courut rejoindre ses amis.
Le jour le plus important de l’existence de Susan Delgado — celui où sa vie pivota sur son axe — survint environ deux semaines après sa promenade au clair de lune dans le pétroléum avec Roland. Depuis lors, elle ne l’avait pas revu plus de cinq six fois, toujours à distance, et ils s’étaient salués de la main comme le font de lointaines connaissances qui, vaquant à leurs occupations, se trouvent brièvement en contact. Chaque fois que cela se produisait, Susan ressentait la douleur d’un couteau qu’on retournait dans la plaie… et même si c’était faire preuve de cruauté, elle espérait que Roland ressentait la même chose. Le malheur de ces deux semaines avait eu quelque chose de bon : sa grande crainte — à savoir que des racontars ne courent sur son compte et celui qui se faisait appeler Will Dearborn — avait diminué. Et elle se découvrit vraiment marrie de ce reflux. Racontars ? Quels racontars ? Il n’y avait pas matière à en faire.
Puis, le jour où la Lune du Colporteur cédait la place à celle de la Chasseresse, le ka finit par survenir et tout balayer sur son passage — veaux, vaches, cochons, couvée. Cela commença par quelqu’un qui toqua à la porte.
Elle terminait la lessive — corvée ménagère des plus légères, étant donné qu’elle se limitait au linge des deux femmes — quand on frappa.
— Si c’est le chiffonnier, envoyez-le paître, voulez-vous ! s’était écriée Tante Cord de l’autre pièce, où elle retapait les lits.
Or, ce n’était pas le chiffonnier. Mais Maria, sa camériste de Front de Mer, l’air chagrin. La deuxième robe que Susan devait porter le Jour de la Moisson — celle en soie prévue pour la Collation et le Parloir qui la suivait — était gâtée, lui dit Maria et elle était en peine, suite à ça. Elle serait renvoyée au Gué d’Onnie avec un peu de malchance, et dire qu’elle était le seul soutien de ses parents — oh, c’était dur, beaucoup trop dur, si fait. M’man, pouvez-vous venir ? S’il vous plaît.
Susan ne fut que trop heureuse de la suivre — elle l’était toujours de quitter la maison, ces jours, loin de la voix acariâtre et querelleuse de sa tante. Plus la Moisson se rapprochait, moins Susan et Cordélia pouvaient se supporter, semblait-il.
Elles prirent Pylône qui eut l’heur de transporter deux jeunes filles en croupe dans la fraîcheur matinale. Maria eut tôt fait de narrer son histoire. Susan comprit très vite que la situation de Maria à Front de Mer n’était pas vraiment en péril ; la petite bonne brune avait simplement succombé à son penchant inné (et plutôt charmant) à faire un drame de trois fois rien.
La deuxième robe de la Moisson (que Susan appelait la Bleue avec Perles ; la première, celle du petit déjeuner, c’était la Blanche à Taille Haute et à Manches Bouffantes) avait été séparée des autres — elle réclamait encore un peu de travail — et quelque chose s’était faufilé dans le cabinet de couture du rez-de-chaussée et l’avait mise en lambeaux ou quasi, à coups de dents. S’il s’était agi de la tenue qu’elle devait arborer lors du feu de joie ou encore de celle qu’elle devait porter au cours du bal qui suivait, l’affaire aurait été grave, en effet. Mais la Bleue avec Perles n’était qu’une simple robe de réception améliorée pour la circonstance et pouvait être aisément remplacée dans les deux mois qui restaient avant la Moisson. Deux mois seulement ! Naguère — le soir où la vieille sorcière lui avait octroyé ce délai —, ça lui avait paru des siècles avant qu’elle ne prenne du service dans le lit du Maire Thorin. Et il ne lui restait plus maintenant que deux mois ! À cette idée, elle se tortilla, sous le coup d’une protestation involontaire.
— M’man ? s’enquit Maria.
Susan n’avait pas voulu se laisser appeler sai et Maria, qui paraissait incapable de s’adresser à sa maîtresse par son prénom, s’était rabattue sur ce compromis. Susan trouvait ça très amusant, étant donné qu’elle avait à peine seize ans et Maria, deux, trois ans de plus qu’elle.
— Ça va, M’man ?
— À part un tour de reins, tout va, Maria.
— Si fait, j’en ai aussi. Plutôt mauvais que c’est, pour sûr. Trois de mes tantes sont mortes du mal dévastateur et quand je me sens que ça élance, j’ai toujours la peur que…
— Quel animal a mis en pièces la Robe Bleue ? Vous le savez ?
Maria se pencha pour chuchoter sur le ton de la confidence à l’oreille de sa maîtresse, comme si elles se trouvaient sur une place de marché bondée, au lieu d’être en route pour Front de Mer.
— À ce qu’on avance, un raton laveur est entré par une fenêtre qu’on l’avait ouverte pendant la journée à cause de la chaleur et qu’on avait oublié de la refermer, mais j’ai bien reniflé cette pièce, et Kimba Rimer aussi, quand il est venu inspecter. Juste avant qu’il m’ait envoyée chercher après vous, en fait.
— Et qu’avez-vous senti ?
Maria se pencha à nouveau tout près et, cette fois, elle murmura carrément, bien qu’il n’y eût personne à l’écoute sur la route :
— Le pet de chien.
Un silence assourdissant suivit, puis Susan se mit à rire. Elle rit à en avoir mal au ventre, les larmes lui dégoulinant sur les joues.
— Êtes-vous en train de me dire que c’est W-W-Wolf… le propre chien du Maire… qui est descendu dans le cabinet de couture et a déchiqueté ma ro… ma ro…
Mais elle ne put achever. Elle riait trop fort.
— Si fait, dit Maria d’un ton affirmatif.
Elle semblait ne rien trouver d’inhabituel aux éclats de rire de Susan… c’était d’ailleurs l’une des choses que Susan aimait chez elle.
— Mais il faut point lui tenir grief, comme j’ai dit, car un chien suivra toujours son instinct, si on lui facilite la chose. Les servantes d’en bas…
Elle s’interrompit.
— Vous irez point répéter ça au Maire ou à Kimba Rimer, je suppose, M’man ?
— Maria, je suis outrée — vous m’estimez bien bas.
— Non, M’man, je vous estime bien haut, si fait, mais vaut toujours mieux jouer la sécurité. Tout ce que je voulais dire, c’est que les jours de chaleur, les servantes d’en bas, elles se rendent parfois dans le cabinet de couture prendre leur cinq-heures. Il se trouve juste dans l’ombre de la tour de guet, comme vous savez, alors c’est la pièce la plus fraîche de la maison — plus fraîche même que les pièces de réception.
— Je m’en souviendrai, dit Susan.
Elle songea à faire servir la Collation et tenir le Parloir dans le cabinet de couture, derrière les cuisines, le jour du Grand Jour, et pouffa derechef.
— Poursuivez.
— N’y a plus rien à dire, M’man, ajouta Maria, comme si tout le reste était d’une évidence qui ne méritait pas conversation.
— Les servantes mangent leurs gâteaux et laissent des miettes partout. À mon avis, Wolf les a flairées et cette fois-là, elles avaient laissé la porte ouverte. Quand il en a eu fini avec les miettes, il s’est attaqué à la robe. Pour plat de résistance, comme qui dirait.
Cette fois, elles éclatèrent de rire toutes les deux.
Mais elle ne riait plus quand elle rentra à la maison.
Cordélia Delgado, aux yeux de qui le plus heureux jour de sa vie serait celui où son encombrante nièce passerait la porte, l’ennuyeuse corvée de sa défloration enfin réglée, se leva d’un bond de sa chaise et courut à la fenêtre de la cuisine quand elle entendit un cheval approcher au galop : il y avait environ deux heures que Susan était partie avec ce petit bout de servante pour remettre en état l’une de ses robes. Elle ne doutait point que ce fût Susan qui revenait et non plus qu’il y eût quelque ennui à la clé. En temps ordinaire, cette stupide greluche n’aurait jamais poussé au galop l’un de ses chevaux favoris par une chaude journée.
Tout en se séchant nerveusement les mains, elle observa Susan arrêter Pylône dans un dérapage crissant, tout sauf delgadien, puis descendre de sa monture d’un saut, peu digne d’une « gente dame ». Sa tresse s’était à moitié dénattée, étalant à tout vent cette satanée blondeur qui faisait sa vanité (et sa malédiction). Elle était la pâleur même, la couleur qui enflammait ses pommettes exceptée. Cordélia n’aima pas voir là ces taches jumelles. Pat était rubicond au même endroit quand il était effrayé ou en colère.
Elle se tenait devant l’évier, se mordant les lèvres et s’occupant les mains. Oh, que ce serait bon de voir détaler pour de bon cette emmerderesse.
— Vous n’avez point fait de gâchis, hein ? murmura-t-elle entre ses dents, tandis que Susan retirait la selle de Pylône avant de le mener à l’écurie. Vaudrait mieux pour vous que non, Mamzelle Fraîche et Rose. Pas à une date aussi avancée. Vaudrait mieux que non.
Quand Susan entra vingt minutes plus tard, il n’y avait plus trace de rage ni de tension chez sa tante ; Cordélia les avait mis de côté, comme on range une arme dangereuse — une arme à feu, disons — sur la plus haute étagère d’un placard. Elle avait réintégré son fauteuil à bascule où elle tricotait et le visage qu’elle tourna vers Susan à son entrée affichait une sérénité de surface. Elle observa la jeune fille gagner l’évier, pomper de l’eau froide et s’en éclabousser la figure. Au lieu d’attraper une serviette pour s’en sécher à petits coups, Susan se contenta de regarder par la fenêtre avec une expression qui effraya grandement Cordélia. Là où Susan se figurait sans doute refléter hantise et désespoir, Cordélia ne décelait qu’entêtement puéril.
— Eh bien, Susan, dit-elle d’une voix calme et modulée.
La jeune fille ne saurait jamais l’effort que représentaient une telle maîtrise de ton ni celui fourni pour la conserver. À moins de se trouver elle-même un jour confrontée à une adolescente butée.
— Qu’est-ce qui te fâche de la sorte ?
Susan se retourna vers elle — Cordélia Delgado, assise dans son fauteuil, d’un calme olympien. À cet instant, Susan sentit qu’elle pourrait se jeter sur sa tante et lui labourer le visage de ses ongles, ce maigre visage d’hypocrite, en hurlant c’est votre faute ! Votre faute ! Entièrement votre faute ! Elle se sentait salie — non, le mot n’était pas assez fort ; elle se sentait souillée et pourtant, rien n’était vraiment arrivé. En un sens, c’était bien là l’horrible de la chose. Rien n’était arrivé encore.
— Ça se voit ? fut tout ce qu’elle se borna à dire.
— Bien sûr que ça se voit, répliqua Cordélia. Maintenant, dis-moi, ma petite. Il est monté sur toi ?
— Oui… non… non…
Tante Cord assise dans son fauteuil, le tricot sur les genoux, haussa le sourcil, attendant la suite.
Susan finit par lui raconter ce qui s’était passé, d’une voix blanche de bout en bout — mis à part un léger tremblement sur la fin, mais ce fut tout. Tante Cord ressentit une sorte de soulagement prudent. Peut-être tout cela se résumait-il à la nervosité d’une oie blanche, en fin de compte !
La robe de remplacement, comme toutes les autres, n’était pas terminée : il y avait trop à faire par ailleurs. Maria avait donc confié Susan à Conchetta Morgenstern, la couturière en chef à face en lame de couteau, qui l’avait emmenée dans l’atelier d’en bas sans dire un mot — si le silence était d’or, Susan s’était fait parfois la réflexion que Conchetta serait aussi riche que la sœur du Maire avait réputation de l’être.
La Bleue avec Perles était drapée sur un mannequin de couturière, tapi dans un renfoncement bas de plafond, et même si Susan apercevait des endroits déchirés à l’ourlet et un petit trou dans le dos, la robe n’avait rien de la ruine en lambeaux à laquelle elle s’attendait.
— On ne peut point la récupérer ? demanda-t-elle assez timidement.
— Non, la coupa Conchetta. Ôtez-moi ces pantalons, ma fille. Et la chemise, aussi.
Susan fit ce qu’on lui ordonnait, restant pieds nus dans la petite pièce fraîche, couvrant sa poitrine de ses bras croisés… bien que Conchetta n’ait manifesté aucun intérêt pour ses appâts, ni au recto, ni au verso.
La Bleue avec Perles devait être remplacée par la Rose avec Appliques, à ce qu’il semblait. Susan l’enfila par le bas, bretelles comprises. Elle patienta stoïquement tandis que Conchetta se penchait, mesurait, marmonnait entre ses dents, parfois inscrivant à la craie des chiffres sur une pierre du mur, parfois attrapant un pan d’étoffe qu’elle plaquait sur la hanche ou la taille de Susan, vérifiant l’effet dans la psyché au fond de l’atelier. Comme toujours, durant ce cérémonial, l’esprit de Susan se mit à vagabonder où bon lui semblait. Et où bon lui semblait, ces jours, c’était fréquemment la rêverie éveillée d’une chevauchée le long de l’Aplomb avec Roland, les deux galopant côte à côte, pour finir par aller s’arrêter dans une saulaie qu’elle connaissait et qui surplombait Hambry Creek.
— Tenez-vous aussi tranquille que possible, dit Conchetta sèchement. Je reviens.
Susan eut à peine conscience de son départ, était à peine consciente de se trouver dans la Maison du Maire. La part d’elle-même qui importait vraiment n’était pas là. Mais dans la saulaie avec Roland. Elle parvenait à sentir la fragrance mi-douce mi-âcre des arbres et à entendre le babil tranquille du ruisseau tandis qu’ils s’étendaient front contre front. Il redessinait de ses paumes la forme de son visage avant de la prendre dans ses bras…
L’illusion était si forte qu’au début Susan répondit à la pression des bras qui s’enroulèrent autour de sa taille par-derrière, lui cambrant le dos et lui caressant le ventre avant de monter lui prendre les seins. Puis elle entendit à son oreille une sorte de souffle laborieux, de reniflement parfumé au tabac et comprit ce qui se passait. Ce n’était pas Roland qui lui touchait les seins, mais les longs doigts osseux de Hart Thorin. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir et l’aperçut planant au-dessus de son épaule gauche tel un incube. Les yeux lui sortaient de la tête, son front était couvert de grosses gouttes de sueur, malgré la fraîcheur de la pièce, et il avait la langue pendante, tel un chien mort de soif. La révulsion lui monta à la gorge comme un goût d’aliment avarié. Elle tenta de se dégager, mais Thorin resserra sa prise et l’attira contre lui. Ses jointures craquaient de façon obscène et elle sentait maintenant la bosse durcie qu’il avait à mi-hauteur du corps.
Par moments, ces dernières semaines, Susan s’était laissée aller à espérer que l’instant venu, Thorin serait incapable… d’enfourner du fer à la forge. Elle avait entendu dire que cela arrivait souvent aux hommes quand ils prenaient de l’âge. La colonne rigide et palpitante érigée contre ses fesses la désabusa bien vite de cette idée reçue.
Elle avait alors fait preuve d’un minimum de diplomatie en posant ses mains sur les siennes pour tâcher de lui faire lâcher ses seins au lieu de tenter de s’arracher à son étreinte une fois encore (Cordélia, impassible, ne trahit rien de l’intense soulagement que cela lui procura).
— Maire Thorin — Hart — vous ne devez point — ce n’est pas vraiment l’endroit et point encore l’heure — Rhéa a dit…
— Merde à elle et à toutes les sorcières !
Ses intonations policées et cultivées avaient cédé la place à l’accent à couper au couteau d’un garçon de ferme sorti d’une bourgade aussi reculée que le Gué d’Onnie.
— Faut que j’aie quelque chose, comme qui dirait un bonbon, si fait. Au cul, la sorcière, je te dis ! Fait chier, la vieille chouette !
Les relents de tabac montaient à la tête de Susan qui se dit qu’elle allait vomir si elle devait les inhaler plus longtemps.
— Tiens-toi tranquille, ma fille. Tiens-toi tranquille, ma tentation. Sois gentille avec moi !
Et en un sens elle obtempéra. Et même une part lointaine de son esprit, se confondant avec son instinct de conservation, espéra qu’il confondrait ses frissons de dégoût avec l’excitation d’une vierge. Il la tenait serrée fort contre lui, ses mains s’activant avec énergie sur ses seins et sa respiration, un soufflet de forge puant, dans son oreille. Elle resta dos à lui, les yeux clos, des larmes lui perlant au bord des paupières, à la frange des cils.
Cela ne lui prit point trop de temps. Il se balançait d’avant en arrière, gémissant comme s’il souffrait de crampes d’estomac. À un moment donné, il lui lécha le lobe de l’oreille et Susan crut que des pieds à la tête sa chair allait se flétrir sous l’effet de la répulsion. Enfin, dieux merci, elle le sentit se mettre à décharger contre elle.
— Si fait, crache ton venin, sacrebleu ! fit-il en glapissant.
Et il poussa si fort qu’elle dut s’arc-bouter contre le mur des deux mains pour éviter d’aller donner dedans, tête la première. Puis il fit enfin machine arrière.
Un instant, Susan resta dans la même position, la paume de ses mains contre la pierre rugueuse et froide du mur du cabinet de couture. Elle apercevait Thorin dans le miroir et cette image était celle du destin ordinaire et funeste qui accourait à sa rencontre et dont elle ne venait d’avoir qu’un avant-goût : la fin de son enfance, la fin de toute romance, la fin des rêves où elle et Roland étaient couchés dans la saulaie, front contre front. L’homme dans le miroir ressemblait bizarrement à un petit garçon, lui aussi, qui venait de faire quelque chose qu’il n’irait point raconter à sa mère. Tout comme un grand dadais à la tignasse étrangement grise, aux épaules étroites agitées de soubresauts, avec une tache humide sur le devant de son pantalon. Hart Thorin avait l’air de ne plus très bien savoir où il se trouvait. À cet instant précis, si la luxure avait déserté son visage, l’hébétement qu’on lisait à la place ne valait guère mieux. Il avait tout d’un baquet percé : peu importe ce dont on le remplissait, il se vidait en un clin d’œil.
Il recommencera, songea-t-elle, sentant en même temps une immense lassitude la gagner. Maintenant qu’il l’a fait une fois, il le refera à la moindre occasion, c’est probable. Dorénavant, venir ici, ce sera comme… eh bien…
Comme jouer une partie de Castels.
Thorin la contempla encore un moment. Lentement, tel un homme en état de rêve, il sortit les pans de sa chemise blanche bouffante de son pantalon, les laissant retomber autour de sa taille comme une jupe pour camoufler la tache compromettante. Il avait le menton luisant de bave, l’un des effets de son excitation. Il parut le sentir et s’essuya d’un revers de main, sans cesser de fixer Susan d’un œil vide. Puis son regard retrouva une étincelle de vivacité et sans ajouter un mot, il quitta la pièce.
Il y eut un choc sourd et une petite échauffourée dans le couloir où il heurta quelqu’un. Susan l’entendit marmonner « Pardon ! Pardon ! » entre ses dents (il ne l’avait pas gratifiée d’autant d’excuses, marmonnées ou pas), et puis Conchetta rentra dans l’atelier. Le coupon de tissu qu’elle était allée chercher était drapé autour de ses épaules comme une étole. Elle remarqua aussitôt la pâleur de Susan et ses joues barbouillées de larmes. Elle ne dira rien, songea Susan. Personne ne soufflera mot ni ne lèvera le petit doigt pour m’aider à me tirer du bourbier dans lequel je me suis fourrée. « Tu l’as forgée, toi-même, ta cage, ma gueuse », me dirait-on si jamais je réclamais de l’aide et ça leur servirait d’excuse pour m’y laisser croupir toute seule.
Mais Conchetta l’avait surprise.
— La vie est dure, mamzelle, pour sûr. Mieux vaut s’y faire.
La voix de Susan — sèche, dénuée d’émotion à présent — se tut enfin. Tante Cord posa son ouvrage, se leva et mit la bouilloire pour le thé à chauffer.
— Vous dramatisez, Susan, fit-elle, s’efforçant d’exprimer bonté et sagesse, et échouant lamentablement. C’est un trait de caractère qui vient de vos ascendants de Manchester — la moitié d’entre eux s’imaginaient poètes, l’autre moitié peintres, et presque tous passaient leurs nuits, trop soûls même pour danser des claquettes. Il a peloté vos lolos et tiré un coup à blanc, c’est tout. Pas de quoi se tournebouler les sangs. Il n’y a point là non plus de quoi perdre le sommeil.
— Qu’est-ce que vous en savez, d’abord ? demanda Susan.
C’était irrespectueux, mais elle s’en moquait éperdument. Elle jugeait qu’elle avait atteint un point où elle pourrait supporter n’importe quoi de sa tante sauf le ton condescendant de celle qui sait comment va le monde. Ça l’ulcérait comme une écorchure à vif.
Cordélia haussa les sourcils et continua à s’exprimer sans rancune aucune.
— Comme tu te régales de me lancer ça à la tête ! Tante Cord, ce vieux fruit sec. Tante Cord, la vieille fille. Tante Cord, la vierge grisonnante. Si fait ? Eh bien, Mamzelle Fraîche et Rose, vierge je pourrais être, mais j’ai eu un ou deux amants quand j’étais jeune… avant que le monde ait changé, pourrait-on dire. Et peut-être bien que l’un d’eux était le grand Fran Lengyll en personne.
Et peut-être bien que non, songea Susan ; Fran Lengyll avait quinze bonnes années de plus que Tante Cord, si ce n’était pas vingt-cinq.
— J’ai senti le bouc du vieux Tom par-derrière une fois ou deux, Susan. Si fait, et par-devant itou.
— Mais est-ce qu’un seul de vos amants avait soixante ans, mauvaise haleine et des jointures qui craquaient quand il vous pelotait les seins, ma tante ? Est-ce que l’un d’eux a failli vous faire passer à travers le mur quand le bouc du vieux Tom s’est mis à frétiller de la barbichette en faisant bêe-bêe-bêe ?
L’explosion de colère qu’elle attendait ne vint pas. Ce qui vint par contre fut pire — elle surprit sur le visage de sa tante la même expression vide que sur celui de Thorin entrevu dans le miroir.
— Ce qui est fait est fait, Susan.
Un sourire atroce voltigea le temps d’un battement de cils sur l’étroit visage de sa tante.
— Pour sûr, ce qui est fait est fait.
Susan s’écria presque de terreur :
— Mon père aurait détesté tout ceci ! Oui, détesté ! Et vous aurait détestée pour avoir laissé la chose arriver ! Pour l’avoir encouragée à se produire !
— Ça se pourrait, fit Tante Cord, et l’atroce sourire clignota une fois encore. S’pourrait bien qu’oui. Et la seule chose qu’il détesterait encore plus ? Le déshonneur attaché à une promesse non tenue, la honte d’une fille sans foi. Il voudrait que tu ailles jusqu’au bout, Susan. Si tu veux te rappeler son visage, tu dois aller jusqu’au bout.
Susan la regarda, sa bouche réduite à une moue tremblante, ses yeux à nouveau pleins de larmes. J’ai rencontré quelqu’un que j’aime ! Voilà ce qu’elle lui aurait dit si elle l’avait pu. Vous ne comprenez pas que ça change tout ? J’ai rencontré quelqu’un que j’aime ! Mais si Tante Cord avait été le genre de personne à laquelle elle aurait pu dire une chose pareille, Susan ne se serait probablement jamais retrouvée épinglée dans un tel guêpier pour commencer. Aussi se détourna-t-elle et sortit-elle de la maison d’un pas chancelant, sans un mot, la vision brouillée par les larmes qui teintaient les couleurs de cette fin d’été d’une nuance lugubre.
Elle chevauchait sans trop savoir où elle allait, cependant une part d’elle-même devait avoir une destination très précise en tête, car quarante minutes après avoir quitté la maison, elle se retrouva à proximité de la saulaie qui avait servi de décor à son rêve éveillé quand Thorin s’était faufilé derrière elle comme le méchant lutin d’un conte de bonne femme.
Il régnait une fraîcheur bienfaisante parmi les saules. Susan attacha Félicia (qu’elle avait montée à cru) à une branche, puis traversa lentement la petite clairière qui se trouvait au cœur de la saulaie. Ici coulait le ruisseau et elle s’assit sur la mousse élastique qui tapissait la clairière. Qu’elle se soit rendue ici était l’évidence même, c’était dans cette clairière qu’elle s’était réfugiée avec ses joies et ses chagrins secrets depuis qu’elle l’avait découverte à l’âge de huit ou neuf ans. C’était ici qu’elle était venue, encore et encore, pendant les journées interminables qui avaient suivi la mort de son père, quand il lui avait semblé que le monde même — la vision qu’elle en avait, du moins — avait disparu avec Pat Delgado. Seule cette clairière avait entendu la pleine et douloureuse mesure de son chagrin ; elle l’avait confié au ruisseau et le ruisseau l’avait emporté dans son flux.
Elle fut bientôt prise d’une nouvelle et abondante crise de larmes. La tête posée sur les genoux, elle pleura à chaudes larmes — à gros sanglots sonores, peu dignes d’une « gente dame » et fort proches des croassements d’une chamaillerie de corbeaux. À ce moment, elle songeait qu’elle aurait donné n’importe quoi — tout — pour que son père soit de retour une seule minute pour lui demander si elle devait aller jusqu’au bout.
Elle pleurait au-dessus du ruisseau quand elle entendit une branche casser avec un bruit sec ; elle sursauta et regarda par-dessus son épaule, pleine de terreur et de chagrin. C’était son jardin secret et elle ne voulait pas qu’on la découvrît là, en particulier pas quand elle braillait comme une gosse qui avait fait poum sur la tête. Nouveau craquement de branche. Décidément, il y avait quelqu’un ici et qui envahissait son sanctuaire au pire moment qui fût.
— Allez-vous-en ! cria-t-elle d’une voix enchifrenée par les larmes qu’elle eut du mal à reconnaître. Allez-vous-en, qui que vous soyez, n’insistez point, soyez aimable et laissez-moi tranquille !
Mais la silhouette de l’intrus — elle la distinguait maintenant — continuait d’avancer. Quand elle reconnut de qui il s’agissait, elle songea d’abord que Will Dearborn (Roland, se dit-elle, son vrai nom, c’est Roland) devait être une création de son imagination survoltée. Elle n’eut la pleine certitude de sa présence en chair et en os que lorsqu’il s’agenouilla et la prit dans ses bras. Alors elle l’étreignit avec panique.
— Comment avez-vous su…
— Je vous ai vue passer à cheval sur l’Aplomb. Je me trouvais à l’endroit où je vais parfois pour réfléchir et je vous ai aperçue. Je ne vous aurais pas suivie si je n’avais pas remarqué que vous montiez à cru. J’ai pensé que quelque chose n’allait pas.
— Rien ne va.
Les yeux grands ouverts et graves, il commença délibérément à l’embrasser. Il avait couvert plusieurs fois de baisers ses deux joues avant qu’elle comprenne que c’était sa façon à lui de sécher ses larmes. Puis, la prenant par les épaules, il la tint à distance pour la fixer bien au fond des yeux.
— Redites-le-moi, Susan, et je le ferai. J’ignore si c’est une promesse que je vous fais ou un avertissement que je vous donne, ou bien les deux en même temps, mais… si vous me le redites, je le ferai.
Inutile de lui demander ce qu’il entendait par là. Il lui sembla que le sol se dérobait sous elle, et, plus tard, elle songerait que c’était la première et unique fois de sa vie où elle avait vraiment senti le ka, ce vent qui ne soufflait pas du ciel, mais de la terre. Il est venu à moi, après tout, se dit-elle. Mon ka, pour le meilleur ou pour le pire.
— Roland !
— Oui, Susan.
Elle porta sa main sous la boucle de la ceinture du garçon et s’empara de ce qui s’y trouvait, sans le quitter des yeux.
— Si vous m’aimez, alors aimez-moi jusqu’au bout.
— Si fait, gente dame. Ainsi ferai-je.
Il déboutonna sa chemise, tissée dans une partie de l’Entre-Deux-Mondes qu’elle ne verrait jamais, et la prit dans ses bras.
Ka :
Ils s’aidèrent mutuellement à se dévêtir, puis s’étendirent, nu à nue, dans les bras l’un de l’autre, sur la mousse d’été aussi moelleuse que le plus fin duvet. Leurs fronts se touchaient, comme dans son rêve éveillé, et quand il trouva passage en elle, Susan ressentit une douleur qui se fondit en une douceur d’herbe sauvage et exotique que l’on ne peut goûter qu’une seule fois dans son existence. Elle retint ce goût aussi longtemps qu’elle le put, mais la douceur finit par tout envahir et elle lui céda, avec de profonds gémissements de gorge et en frottant ses avant-bras contre le cou de Roland. Ils firent l’amour dans la saulaie, toute question d’honneur mise de côté, promesses non tenues sans un regard en arrière, et à la toute fin, Susan découvrit autre chose encore, outre la douceur : une sorte de délire débutant en tension nerveuse dans cette partie d’elle qui s’était ouverte devant lui comme une fleur, avant de gagner tout son corps qu’elle emplit. Elle cria encore et encore, songeant qu’il ne pouvait y avoir de plaisir plus grand en ce monde mortel ; elle en mourrait. Roland ajouta sa voix à la sienne et le gazouillis de l’eau sur les cailloux se lova autour d’eux. Comme elle l’attirait plus près encore, lui emprisonnant les genoux de ses chevilles et lui couvrant le visage de baisers ardents, l’émission libérée par Roland courut après la sienne, comme pour ne pas être en reste. Ainsi amants furent-ils dans la Baronnie de Mejis, à la toute fin de la dernière grande ère. Et la verte mousse à l’endroit où leurs corps s’unirent vira à un joli vermeil, avec sa virginité en allée. Ainsi ils s’épousèrent et ainsi se condamnèrent.
Ka.
Ils étaient couchés, embrassés, à se prodiguer des baisers de braise mourante sous l’œil bienveillant de Félicia. Roland se sentait gagné par l’assoupissement. C’était compréhensible — une énorme pression s’était exercée sur lui cet été, et il avait mal dormi. Bien qu’il n’en sût encore rien, il s’apprêtait à mal dormir le reste de sa vie.
— Roland ? fit-elle d’une voix lointaine, et pourtant douce.
— Oui ?
— Tu vas prendre soin de moi ?
— Oui.
— Je ne pourrai pas aller à lui, une fois que le temps sera venu. Je pourrai supporter son contact et ses petits larcins — si je t’ai, toi, je le pourrai —, mais je ne pourrai pas aller à lui, la Nuit de la Moisson venue. J’ignore si j’ai oublié ou pas le visage de mon père, mais je ne pourrai point entrer dans le lit de Hart Thorin. Une fille a les moyens de dissimuler la perte de sa virginité, je crois, mais je ne veux pas y recourir. Je ne peux simplement pas entrer dans son lit.
— Très bien, dit-il. Bon, d’accord.
Puis, sous les yeux affolés de Susan, il se mit à observer les alentours. Personne. Il reporta son regard sur Susan, pleinement éveillé à présent.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— Je porte peut-être déjà un enfant de toi. Tu as pensé à ça ?
Non, l’idée ne l’avait pas effleuré. Maintenant il y pensait. Un enfant. Nouveau maillon de la chaîne qui se perdait en amont dans la pénombre où Arthur l’Aîné avait mené ses pistoleros à la bataille, Excalibur sa grande épée brandie au-dessus de sa tête et la couronne du Tout-Monde sur son front. Mais peu importe, qu’en dirait son père ? Ou Gabrielle, en apprenant qu’elle allait devenir grand-mère ?
Penser à sa mère effaça le petit sourire qui s’était formé aux coins de sa bouche. Il revit la marque d’amour sur son cou. Quand l’image de sa mère lui venait à l’esprit, ces temps, il songeait toujours à la marque qu’il avait vue sur son cou quand il était entré par surprise dans son appartement. Et le petit sourire mélancolique qu’elle avait eu.
— Si tu portes mon enfant, ce sera ma bonne fortune.
— Et la mienne aussi.
Ce fut son tour à elle de sourire, mais plein de tristesse il était, ce sourire.
— Nous sommes trop jeunes, je suppose. On est à peine plus vieux que des gosses.
Il roula sur le dos et fixa le ciel bleu, tout là-haut. Ce qu’elle disait pouvait bien être vrai, ça n’avait aucune espèce d’importance. La vérité n’avait parfois rien à voir avec la réalité — c’était l’une des certitudes qui gisaient au cœur caverneux de son moi divisé. Qu’il puisse s’élever au-dessus des deux et embrasser volontiers l’insanité du romanesque était un don qu’il tenait de sa mère. Sa nature était par ailleurs et en revanche totalement dénuée d’humour… et, ce qui était plus important peut-être, rétive à toute métaphore. Ils seraient trop jeunes pour être parents ? Et puis quoi encore ? S’il avait planté une graine, elle pousserait.
— Quoi qu’il arrive, nous ferons ce que nous devons faire. Et je t’aimerai toujours, quoi qu’il arrive.
Elle sourit. Il avait dit ça en homme énonçant un fait dans toute sa sécheresse : le ciel est en haut, la terre en bas, l’eau coule vers le sud.
— Roland, quel âge as-tu ?
Elle était parfois troublée par l’idée que, malgré sa propre jeunesse, Roland était encore plus jeune qu’elle. Quand il se concentrait sur quelque chose, il pouvait avoir l’air si dur qu’il lui faisait peur. Quand il souriait, il n’avait plus rien d’un amant et tout d’un frère cadet.
— Je suis plus vieux qu’à mon arrivée, dit-il. Beaucoup plus vieux. Et si je dois rester sous l’œil de Jonas et de ses hommes encore six mois, je clopinerai comme un vieillard cacochyme et il me faudra un sacré coup de main pour me hisser le cul sur ma selle.
L’image la fit rire et il l’embrassa sur le nez.
— Alors, tu prendras soin de moi ?
— Si fait, dit-il en lui rendant son sourire.
Susan opina et se laissa, elle aussi, aller sur le dos. Ils restèrent ainsi, côte à côte, à contempler le ciel au-dessus de leurs têtes. Elle lui prit la main et la posa sur son sein. Comme il en caressait la pointe du pouce, il se dressa, durcit et se mit à la picoter. Cette sensation glissa rapidement jusqu’à cet endroit de son corps qui palpitait entre ses jambes. Elle serra ses cuisses l’une contre l’autre pour découvrir avec un désarroi ravi que cela ne faisait qu’aggraver les choses.
— Il faut que tu t’occupes de moi, fit-elle à voix basse. J’ai tout misé sur toi. J’ai laissé tout le reste de côté.
— Je ferai de mon mieux, dit-il. N’en doute pas. Mais pour l’heure, Susan, il faut continuer comme tu l’as toujours fait. Nous avons encore un peu de temps devant nous. Je le sais, parce que Depape est de retour et aura rendu compte de sa mission, mais ils n’ont encore effectué aucune action contre nous. Quoi qu’il ait découvert, Jonas pense que c’est dans son intérêt d’attendre. Ce qui le rendra bien plus dangereux quand il se résoudra à agir, mais pour l’instant, on en est à jouer aux Castels.
— Mais après le Feu de Joie de la Moisson… Thorin…
— Tu n’entreras jamais dans son lit. Tu peux compter là-dessus. Je m’en porte garant.
Un peu choquée de sa propre audace, elle mit la main sous la ceinture de Roland.
— Voilà un garant que je suis toute prête à recevoir, si tu veux bien, dit-elle.
Il voulut bien. Il pouvait. Il le fit.
L’affaire terminée (pour Roland, la chose avait été encore plus douce que la première fois, si c’était possible), il lui demanda :
— Ce sentiment que tu as eu à Citgo, Susan… qu’on nous épiait. Tu as éprouvé la même chose, cette fois-ci ?
Elle le regarda longuement et pensivement.
— Je ne sais pas. J’avais l’esprit ailleurs, tu vois.
Elle le caressa gentiment et éclata de rire en le voyant sursauter. La place, mi-flasque, mi-dure, qu’elle avait effleurée de sa paume, recelait encore énormément de vigueur, semblait-il.
Elle retira sa main et leva les yeux vers la portion circulaire de ciel au-dessus de la saulaie.
— C’est si beau ici, murmura-t-elle en fermant les paupières.
Roland lui aussi se sentait glisser vers le sommeil. Quelle ironie ! songea-t-il. Cette fois, elle n’avait pas eu l’impression d’être épiée… mais lui, lors de leur deuxième étreinte, si. Et pourtant il aurait juré qu’il n’y avait personne à proximité de la saulaie.
Peu importe. La sensation, imaginaire ou réelle, l’avait quitté à présent. Il prit la main de Susan et sentit ses doigts s’entrelacer naturellement aux siens.
Il ferma les yeux.
Rhéa assista à tout cela dans la boule de verre, ah, quelle vision intéressante, si fait, très intéressante. Mais elle avait déjà assisté à des parties de jambes en l’air, auparavant — parfois à trois ou quatre ou encore plus en même temps (quelquefois certains des partenaires n’étaient pas précisément vivants) —, et le radada ne présentait pas vraiment d’intérêt à son grand âge. Ce qui l’intéressait, par contre, c’était ce qui allait suivre le radada.
Notre affaire est finie ? lui avait demandé la fille.
Peut-être qu’il reste encore un tout petit rien, lui avait répondu Rhéa, avant de souffler à cette impudente dévergondée que faire.
Si fait, elle avait communiqué à cette fille des instructions très précises alors qu’elles se tenaient toutes deux sur le seuil de la masure et que la Lune des Baisers les baignait de sa clarté, tandis que Susan Delgado dormait de son étrange sommeil et que Rhéa lui caressait sa tresse en lui chuchotant ses directives à l’oreille. Maintenant allait venir l’apothéose de cet interlude… voilà ce qu’elle voulait voir, pas deux bébés en train de faire des galipettes comme s’ils étaient les deux premiers sur terre à découvrir comment il fallait s’y prendre.
Ils le firent deux fois avec à peine une pause entre, pour bavasser (elle aurait donné beaucoup aussi pour ouïr sur quoi roulait cette jactance). Rhéa n’était pas le moins du monde surprise ; étant à la fleur de son âge, elle supposait que le gamin avait assez de jute dans son sac pour lui garantir une semaine de double ration, et à en juger par la conduite de cette petite traînée, ça ne serait point pour lui déplaire. Certaines, en découvrant la chose, ne voulaient plus rien d’autre ; elle était de celles-là, songea Rhéa.
Mais on va voir si tu te sentiras aussi en rut dans quelques minutes, petite roulure, sale péronnelle, se dit-elle en se penchant plus près de la lumière rose qui puisait du cristal. Elle sentait parfois la lueur lui endolorir les os mêmes de la face… mais c’était une bonne douleur. Si fait, très très bonne.
Ils en avaient enfin fini… pour le moment, du moins. Se tenant par la main, ils glissèrent dans le sommeil.
— Maintenant, murmura Rhéa. Maintenant, ma toute petite. Sois une bonne fille et fais comme on t’a dit.
Comme si elle l’entendait, Susan rouvrit les yeux — mais vides de toute expression. Elle était à la fois éveillée et endormie. Rhéa la vit libérer doucement sa main de celle du garçon. Elle se redressa, seins nus contre cuisses nues, et regarda autour d’elle. Puis se leva…
Ce fut alors que Moisi, le chat à six pattes, sauta dans le giron de Rhéa, miaulant comme un perdu, en manque de nourriture ou d’affection. Surprise, la vieille femme poussa un cri d’orfraie et le cristal du magicien s’obscurcit aussitôt — soufflé telle la flamme d’une bougie par une bourrasque.
Rhéa se récria à nouveau, cette fois de rage, et s’empara du chat avant qu’il n’ait eu le temps de fuir. Elle le jeta à travers la pièce, directement dans l’âtre. Le foyer était aussi mort qu’il pouvait l’être en été, mais quand Rhéa agita une main osseuse et déformée dans cette direction, une flamme jaune s’éleva de l’unique bûche à moitié carbonisée qui s’y trouvait. Moisi vola hors de l’âtre en hurlant, les yeux écarquillés et sa queue fourchue fumant comme un cigare éteint avec négligence.
— Si fait, cours ! cracha Rhéa après lui. Va-t’en, vil barbot !
Elle revint au cristal au-dessus duquel elle étendit les mains, pouce contre pouce. Mais elle eut beau se concentrer puissamment, faire un effort de volonté tel que son cœur battit dans sa poitrine avec une fureur maladive, elle ne put rien obtenir de plus que la réapparition de la lumière rose, naturelle au cristal. Aucune image. C’était une amère déception, mais il n’y avait rien à faire. En temps voulu, elle pourrait voir, de ses yeux voir, le résultat de ses manigances, si elle daignait aller en ville dans ce but.
Tout le monde pourrait le voir.
Sa bonne humeur retrouvée, Rhéa remit la boule de verre dans sa cachette.
Quelques instants avant qu’il ne sombre trop profondément dans le sommeil pour l’entendre, une sonnette d’alarme se déclencha dans la tête de Roland. Peut-être fut-ce l’impression imperceptible que la main de Susan n’étreignait plus la sienne, peut-être de l’intuition pure et simple. Il aurait pu ignorer cette faible alarme, faillit d’ailleurs le faire, mais à la fin son entraînement fut le plus fort. Il revint du seuil du vrai sommeil, luttant pour récupérer sa clarté d’esprit comme un plongeur remonte à la surface d’une source avec force coups de talon. Ce fut dur au début, puis ça devint plus facile ; en approchant de l’éveil, son alarme grandit.
Ouvrant les yeux, il regarda à sa gauche. Susan n’y était plus. Il se redressa, regarda à droite et ne vit rien au-dessus du lit du ruisseau… cependant, il sentait qu’elle était par là, ou tout comme.
— Susan ?
Pas de réponse. Il se mit debout, cherchant de l’œil son pantalon, mais la voix bourrue de Cort — un visiteur dont il n’aurait jamais imaginé la présence dans une charmille aussi romantique — le morigénait déjà dans sa tête. T’as pas le temps, espèce d’asticot.
Toujours nu, il gagna le talus et regarda en contrebas. Susan était bien là, nue elle aussi, et lui tournait le dos. Elle avait dénoué ses cheveux qui tombaient, cascade d’or en liberté, jusqu’à la lyre de ses hanches. L’air glacé qui s’élevait du ruisseau en givrait les pointes de brume.
Elle se tenait au bord de l’eau, un genou posé à terre. Un bras plongé jusqu’au coude dans le courant, elle semblait chercher quelque chose.
— Susan !
Pas de réponse. Et soudain une pensée lui glaça le cœur : elle a été infectée par un démon. Pendant que je dormais, insouciant, à ses côtés, un démon l’a infectée. Cependant, il avait du mal à y croire. Si un démon avait rôdé aux abords de cette clairière, il l’aurait senti. Probablement qu’ils l’auraient senti tous deux ; de même que leurs chevaux. N’empêche que quelque chose clochait chez elle.
Elle pécha un objet dans le lit du cours d’eau et l’éleva à hauteur de ses yeux dans sa main ruisselante. Une pierre. Elle l’examina avant de la laisser retomber — flac. Elle replongea la main, tête baissée, ses cheveux éparpillés à la surface de l’eau comme deux gerbes de blé que le flot s’amusait à tirer dans le sens du courant.
— Susan !
Pas de réaction. Elle retira une autre pierre du ruisseau. Un éclat de quartz blanc triangulaire qui évoquait un fer de lance. Susan inclina la tête à gauche et prit en main une torsade de ses cheveux, comme une femme qui s’apprête à les démêler. Mais elle n’avait ni peigne ni démêloir, seulement cette pierre tranchante et, un instant encore, Roland demeura sur le talus, paralysé d’horreur, persuadé qu’elle entendait se trancher la gorge de honte et de culpabilité après ce qu’ils avaient fait. Lors des semaines qui suivraient, il serait hanté par cette idée aveuglante : si elle avait cherché à se trancher la gorge, il n’aurait pas eu le temps de l’en empêcher.
Puis il retrouva l’usage de ses mouvements et se précipita au bas du talus, sans prendre garde aux cailloux pointus qui lui entaillaient la plante des pieds. Avant qu’il ait pu l’atteindre, elle avait déjà sectionné une partie de la tresse dorée qu’elle tenait avec le morceau de quartz.
Roland la saisit par le poignet, tirant sa main en arrière. Il distinguait très nettement son visage à présent. Ce qu’il avait pu prendre pour de la sérénité du haut du talus se révélait maintenant dans toute sa nudité : c’était la vacuité, le vide qu’il y lisait.
Quand il la toucha, son inexpressivité lisse se colora d’un faible sourire maussade ; sa bouche frémit comme si elle ressentait une douleur vague et émit un son de protestation à peine formé : Nnnnnnnnnn…
La masse de cheveux qu’elle avait coupée gisait en partie sur ses genoux tels des épis d’or ; le reste était tombé dans le ruisseau qui l’avait emporté. Susan se débattit sous la poigne de Roland, cherchant à continuer son coiffage de folie avec la pierre coupante. Tous les deux luttaient comme des adeptes du bras de fer lors d’un concours dans un saloon. Et Susan l’emportait. Même si Roland était physiquement le plus fort, l’enchantement qui tenait Susan sous son emprise l’était bien davantage. Petit à petit, le triangle de quartz blanc se rapprochait des cheveux d’or. Et les lèvres de Susan laissaient échapper sans discontinuer cet effrayant Nnnnnnnnnn.
— Arrête, Susan ! Réveille-toi !
— Nnnnnnnnnn…
Le bras nu de Susan vibrait visiblement dans l’air, les muscles bandés ayant la dureté du roc. Et le quartz frôlait toujours de plus près ses cheveux, sa joue, son arcade sourcilière.
Sans réfléchir — c’était ainsi qu’il agissait toujours avec le plus de succès —, Roland approcha son visage du sien à le toucher, abandonnant dans la partie quelques pouces au poing qui serrait le quartz. Il porta ses lèvres à son oreille, puis fit claquer sa langue contre le voile du palais. En tordant la bouche, en fait.
Susan se projeta violemment en arrière en entendant ce son, qui avait dû lui transpercer la tête tel un coup de lance. Ses paupières papillotèrent et la tension qu’elle opposait à la poigne de Roland se relâcha un peu. Profitant de l’occasion, il lui tordit le poignet.
— Ouille ! Ou-ille-lle !
La pierre, s’échappant des doigts de Susan, tomba avec un plouf dans l’eau. Susan le dévisageait, complètement éveillée à présent, les yeux pleins de larmes, abasourdie. Elle se frottait le poignet… qui, songea Roland, ne tarderait pas à enfler.
— Tu m’as fait mal, Roland ! Pourquoi tu m’as fait m…
Sa voix se perdit, alors qu’elle regardait autour d’elle. À présent, non seulement son visage, mais son corps tout entier exprimait l’ahurissement. Elle fit mine de couvrir sa nudité de ses mains, puis prit conscience qu’ils étaient toujours seuls et les laissa retomber. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux traces de pas — de pieds nus, uniquement — qui dévalaient le talus.
— Comment suis-je descendue jusqu’ici ? demanda-t-elle. C’est toi qui m’as portée quand je me suis endormie ? Et pourquoi tu m’as fait mal ? Oh, Roland, je t’aime… pourquoi tu m’as fait mal ?
Il ramassa les mèches qu’elle avait encore sur les cuisses et les lui brandit au visage.
— Tu tenais une pierre coupante et tu cherchais à te tailler les cheveux sans faire mine de vouloir t’arrêter. Je t’ai fait mal parce que j’ai eu peur. Je suis content de ne pas t’avoir cassé le poignet… du moins, je ne crois pas.
Roland le prit doucement et lui fit effectuer une rotation dans tous les sens, guettant un léger craquement d’os éventuel.
Il n’entendit rien et le poignet pivota sans la moindre gêne. Susan le regardait faire, confuse et abasourdie ; puis il le porta à ses lèvres et l’embrassa délicatement sur la saignée.
Roland avait attaché Flash au plus profond de la saulaie pour qu’on ne puisse apercevoir le grand hongre en chevauchant le long de l’Aplomb.
— Du calme, lui dit Roland en approchant. Encore un peu de calme, mon bon.
Flash frappa du sabot et hennit, comme pour dire qu’il pourrait faire preuve de calme jusqu’à la fin des temps, si c’était ce qu’on lui demandait.
Roland ouvrit la sacoche de selle et en sortit l’ustensile métallique qui lui servait tantôt de marmite, tantôt de poêle à frire, selon les besoins. Il s’éloignait déjà, puis revint. Son paquetage était fixé derrière la selle de Flash — il avait prévu de passer la nuit en campant sur l’Aplomb, pour mieux réfléchir. Il avait eu matière à réflexion et, à présent, il en avait encore plus.
Défaisant l’une des lanières de cuir, il pécha entre les couvertures une petite boîte métallique. Il l’ouvrit avec une minuscule clé qu’il portait autour du cou. La boîte contenait un médaillon carré au bout d’une jolie chaînette en argent (et l’intérieur du médaillon, un dessin au trait de sa mère), plus une poignée de coquillages — une dizaine environ. Il en prit un dans son poing et revint vers Susan. Elle le regardait avec de grands yeux pleins d’effroi.
— Je ne me souviens plus de rien après que nous avons fait l’amour la seconde fois, dit-elle. Sauf que je fixais le ciel en me sentant si bien que je me suis endormie. Oh, Roland, c’est très laid ce que je me suis fait ?
— Pas trop, à mon avis, mais tu sauras mieux que moi. Attends.
Il plongea son ustensile de cuisine dans le ruisseau et le reposa plein d’eau sur le bord. Susan se pencha avec appréhension : déployant le côté gauche de sa chevelure tressée sur son avant-bras, tel un brassard doré, elle repéra immédiatement la coupe claire. Après avoir soigneusement examiné les dégâts, elle poussa plus un soupir de soulagement que de tristesse.
— Je peux masquer ce trou, dit-elle. Une fois natté, on n’y verra que du feu. Ce ne sont que des cheveux, après tout — rien d’autre que la vanité d’une femme. Ma tante ne s’est guère privée de me le répéter. Mais, Roland, dis-moi pourquoi. Pourquoi j’ai fait ça ?
Roland avait sa petite idée. Si les cheveux étaient la vanité d’une femme, l’obliger à les coupailler révélait un brin de méchanceté chez une autre — une idée pareille ne viendrait jamais à l’esprit d’un homme. S’agissait-il de la femme du Maire ? Il se dit que non. Il était plus vraisemblable que Rhéa, là-haut sur son éminence, les yeux tournés vers le nord, vers la Mauvaise Herbe, la Roche Suspendue et Verrou Canyon, ait été l’instigatrice de ce mauvais tour. Le Maire Thorin était destiné à se réveiller le lendemain de la Moisson, nanti d’une gueule de bois et d’une gueuse chauve.
— Susan, je peux essayer quelque chose ?
Elle lui sourit en coin.
— Quelque chose que tu n’as point encore essayé ? Si fait, tout ce que tu voudras.
— Je ne parle pas de ça.
Il ouvrit la main qu’il tenait fermée et lui montra le coquillage.
— Je veux tenter de découvrir qui t’a fait ça et pourquoi.
Et accessoirement d’autres choses. Il ne savait pas encore lesquelles.
Elle regarda le coquillage. Roland se mit à le faire se mouvoir sur le dos de sa main, le faisant danser d’avant en arrière avec la dextérité d’un tisserand. Les jointures de ses phalanges se levaient et s’abaissaient comme les navettes d’un métier à tisser. Elle le regardait faire avec la fascination ravie d’une enfant.
— Où tu as appris ça ?
— Chez moi. Mais aucune importance.
— Tu vas m’hypnotiser ?
— Si fait… et je ne crois pas que ce sera la première fois.
Il activa la danse du coquillage — un coup à l’est le long de ses ondulantes phalanges, un coup à l’ouest.
— Je peux ?
— Si fait, dit-elle. Si tu y arrives.
Et comment il y arriva ; la vitesse à laquelle elle sombra lui confirma que Susan avait déjà été soumise à l’hypnose, et tout récemment encore. Cependant, il n’arrivait pas à obtenir ce qu’il voulait d’elle. Elle avait beau se montrer parfaitement coopérative (encore une de portée sur le roupillon, aurait dit Cort), elle ne pouvait dépasser un certain point. Ça n’avait rien à voir ni avec la bienséance ni avec la modestie — car, devant le ruisseau, les yeux grands ouverts et profondément endormie, elle lui avait narré d’un ton calme et détaché l’examen corporel de la vieille et comment Rhéa avait voulu « fricoter avec elle » (entendant cela, Roland avait serré si fort les poings qu’il s’était enfoncé les ongles dans les paumes). Mais elle butait ensuite sur un point qu’elle n’arrivait plus à se remémorer.
Rhéa et elle avaient gagné le seuil de la masure, lui dit Susan, et elles étaient restées là sous la clarté de la Lune des Baisers. La vieille lui avait touché les cheveux, Susan s’en souvenait. Cette caresse l’avait révoltée, surtout venant après celles qui avaient précédé, mais Susan n’avait rien pu faire pour s’y opposer. Elle avait les bras trop lourds pour les lever, la langue trop chargée pour dire quoi que ce soit. Elle n’avait pu que demeurer immobile tandis que la mégère lui chuchotait à l’oreille.
— Quoi donc ? demanda Roland. Qu’est-ce qu’elle t’a chuchoté ?
— Je ne sais, dit Susan. Ensuite, je ne vois que du rose.
— Du rose ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Du rose, répéta-t-elle.
Elle eut un ton presque amusé, comme si elle pensait que Roland le faisait exprès.
— Elle m’a dit : « si fait, ma jolie, comme ça, t’es une bonne fille », puis tout le reste est rose. Rose et brillant.
— Brillant ?
— Si fait, comme la lune. Et puis… (Elle marqua un temps.) Alors, j’ai cru que je devenais la lune. La Lune des Baisers, peut-être bien. Une Lune des Baisers rose et brillante, ronde et pleine comme un pomélo.
Il tâcha de lui déverrouiller la mémoire d’une autre manière, mais sans succès — chaque voie qu’il empruntait se terminait dans cette brillance rose qui occultait d’abord son souvenir, puis fusionnait en une pleine lune. Cela ne signifiait rien pour Roland, qui avait déjà entendu parler de lunes bleues, mais de roses jamais. La seule chose dont il ne doutait pas, c’était que la vieille femme avait donné à Susan l’injonction puissante d’oublier.
Il envisagea d’aller fouiller plus profond — elle suivrait —, mais n’osa pas. La majeure partie de son expérience venait de ses séances d’hypnose sur ses amis — exercices d’écolier qui tournaient à la farce et occasionnellement au grand frisson. Cort ou Vannay avaient toujours été présents pour redresser les choses si jamais elles déviaient. À présent, il n’y avait aucun maître pour s’interposer ; pour le meilleur ou pour le pire, on avait laissé aux élèves la responsabilité de l’école. Et s’il l’entraînait profond et ne pouvait plus la récupérer ? On lui avait enseigné aussi qu’il y avait des démons dans l’infra-esprit. Si on descendait à leur niveau, ils sortaient parfois de leurs grottes pour venir à votre rencontre…
Toute autre considération mise à part, il se faisait tard. Ce ne serait pas prudent de rester ici plus longtemps.
— Susan, tu m’entends ?
— Si fait, Roland, je t’entends très bien.
— Bon, je vais te dire une petite poésie. Tu te réveilleras pendant que je te la dirai. Quand j’aurai fini, tu seras complètement éveillée et tu te souviendras de tout ce que nous avons dit. Tu comprends ?
— Si fait.
— Alors, écoute : oiseau et ours, lièvre et poisson, accordez à mon aimée son vœu le plus profond.
Son sourire, tandis qu’elle retrouvait une pleine conscience, fut l’une des plus belles choses qu’il eût jamais vues. Elle s’étira, puis, lui nouant les bras autour du cou, couvrit son visage de baisers.
— Ah, toi, toi, toi, toi, fit-elle. C’est toi, mon vœu le plus profond, Roland. Le seul. Toi et encore toi, pour toujours et encore toujours.
Ils refirent l’amour sur la rive du ruisseau babillard, en s’étreignant de toutes leurs forces, leurs bouches buvant leurs souffles respectifs. Toi, toi, toi, toi.
Vingt minutes plus tard, il la hissait sur le dos de Félicia. Susan se pencha, prit son visage dans ses mains et l’embrassa longuement.
— Quand te reverrai-je ? demanda-t-elle.
— Bientôt. Mais il nous faut être prudents.
— Si fait. Plus prudents qu’aucuns amants ne l’ont jamais été, d’après moi. Dieux merci, tu es habile.
— On peut se servir de Sheemie, si ce n’est point trop souvent.
— Si fait. Dis-moi, Roland, tu connais le pavillon du Cœur Vert ? Près de l’endroit où l’on sert du thé et des petits gâteaux quand il fait beau ?
Roland dit que oui. Cinquante mètres plus haut dans Hill Street que la prison et la Salle Municipale, le Cœur Vert était l’un des lieux les plus agréables de la ville, avec ses allées pittoresques, ses tables abritées de parasols, sa ménagerie et son pavillon de danse verdoyant.
— Il y a une paroi rocheuse au fond, dit-elle. Entre le pavillon et la ménagerie. Si je te manque beaucoup…
— Tu me manqueras toujours beaucoup… dit-il.
Elle sourit devant tant de gravité.
— Il y a une pierre rougeâtre presque en bas. Tu trouveras. Mon amie Amy et moi, on s’en servait pour se laisser des messages quand on était petites filles. J’irai y regarder chaque fois que je pourrai. Tu n’auras qu’à faire pareil.
— Si fait.
Sheemie ferait l’affaire un temps s’ils se montraient prudents. La pierre rouge, également. Mais ils auraient beau être aussi prudents qu’on veut, ils commettraient une bévue plus tôt que prévu, car les Grands Chasseurs du Cercueil en savaient probablement plus sur Roland et ses amis que Roland ne l’aurait souhaité. Mais il fallait qu’il la revoie, peu importaient les risques. Dans le cas contraire, il sentait qu’il pourrait en mourir. Et il lui suffisait de la regarder pour savoir qu’elle était dans le même état d’esprit.
— Faudra faire tout spécialement attention à Jonas et aux deux autres, dit-il.
— Je m’en méfierai. Encore un baiser, tu veux bien ?
Il l’embrassa de bon cœur et l’aurait descendue d’aussi bon cœur du dos de sa jument pour un quatrième tour de manège… mais le temps du délire était passé, celui de la prudence devait lui succéder.
— Porte-toi bien, Susan. Je…
Il s’arrêta là pour mieux sourire.
— Je t’aime.
— Je t’aime aussi, Roland. Tout mon cœur est à toi.
Elle avait le cœur grand, songea-t-il tandis qu’elle se faufilait entre les saules, et déjà il sentait son fardeau peser sur le sien. Il attendit d’être certain qu’elle fût loin. Alors il alla chercher Flash et partit dans la direction opposée. Il savait qu’une nouvelle — et dangereuse — phase de jeu avait commencé.
Peu après la séparation de Susan et de Roland, Cordélia Delgado sortait du magasin général d’Hambry, avec une caisse de provisions et l’esprit troublé. C’était bien entendu Susan, comme toujours, qui lui troublait l’esprit, tout comme la crainte de Cordélia que la jeune fille ne fasse une bêtise avant la Moisson ne fût finalement confirmée.
Elle fut arrachée de ces pensées par des mains — robustes, ces mains — qui arrachèrent la caisse de provisions des siennes. Cordélia eut un croassement de surprise et, mettant sa main en visière contre le soleil, aperçut Eldred Jonas qui lui souriait, planté entre les totems de l’Ours et de la Tortue. Ses longs cheveux blancs (si beaux, aux yeux de Cordélia) lui tombaient sur les épaules. Cordélia sentit son cœur battre un peu plus vite. Elle avait toujours eu un faible pour les hommes tels que Jonas, qui pouvaient sourire et pousser le badinage jusqu’aux extrêmes limites de l’osé… tandis que leur corps restait au garde-à-vous comme une lame dans son fourreau.
— Je vous ai effrayée. J’implore votre pardon, Cordélia.
— Nenni, dit-elle, le souffle un peu oppressé à son sentiment. C’est juste le soleil — il brille si fort à ce moment de la journée…
— Si vous permettez, je vais vous aider un petit bout de chemin. Je remonte la Grand-Rue jusqu’au coin, avant de prendre Hill Street, mais je peux vous donner un coup de main jusque-là ?
— Mille mercis, dit-elle.
Ils descendirent le perron et remontèrent le trottoir en planches ; Cordélia jetait de droite à gauche de petits coups d’œil furtifs pour voir qui les observait — elle qu’escortait le beau sai Jonas, lui portant ses commissions. Les badauds étaient en nombre satisfaisant. Elle repéra, entre autres, Millicent Ortega, la guettant depuis la boutique Les Robes d’Anne, un O de surprise jouissif sur sa face de vache stupide.
— J’espère que cela ne vous ennuie pas que je vous appelle Cordélia.
Jonas fit passer négligemment la caisse — qu’elle avait dû porter à deux mains — sous l’un de ses bras.
— Depuis le banquet de bienvenue à la maison du Maire Thorin, j’ai l’impression de vous avoir toujours connue.
— Va pour Cordélia.
— Et vous voulez bien m’appeler Eldred ?
— Je crois que je vais m’en tenir à Messire Jonas encore quelque temps, répondit-elle avant de le gratifier d’un sourire de coquette — du moins l’espéra-t-elle. Le tempo de son cœur s’accéléra de plus belle. (Il ne lui traversa pas l’esprit que Susan n’était peut-être pas la seule petite oie de la famille Delgado.)
— Comme vous voudrez, dit Jonas, avec un air de déception tellement comique qu’elle éclata de rire. Et votre nièce ? Comment se porte-t-elle ? Bien ?
— Très bien, je vous remercie de vous en soucier. Un peu pénible à supporter, parfois…
— Quelle fille de seize ans ne l’est pas ?
— Vous avez raison, je suppose.
— Cependant, en ce qui la concerne, elle représente un fardeau supplémentaire, cet automne. Je doute qu’elle s’en rende compte.
Cordélia se tut — elle se serait montrée indiscrète, autrement —, mais lui lança un regard des plus éloquents.
— Transmettez-lui mon meilleur souvenir, je vous prie.
— Je n’y manquerai point.
Mais elle s’en garderait bien. Susan avait conçu une grande (et irrationnelle, de l’avis de Cordélia) aversion pour les « régulateurs » du Maire Thorin. Tenter de lui faire changer d’opinion en la raisonnant ne servirait probablement à rien ; les jeunes filles étaient persuadées de tout savoir. Cordélia jeta un coup d’œil à l’étoile qui dépassait discrètement du revers du gilet de Jonas.
— À ce que j’ai cru comprendre, sai Jonas, vous avez accepté des responsabilités additionnelles dans notre ville si peu méritante.
— Si fait, je donne un coup de main au Shérif Avery, convint-il.
Sa voix était affectée d’un léger tremblement flûté que Cordélia trouvait tout à fait sympathique, à sa manière.
— L’un de ses adjoints qui s’appelle Claypool…
— Frank Claypool, si fait.
— … est tombé de son bateau et s’est cassé la jambe. Voulez-vous m’expliquer comment on fait pour se casser la jambe en tombant de bateau, Cordélia ?
Elle eut un rire de gorge plein de gaieté (l’idée que tout le monde à Hambry avait les yeux braqués sur eux était sûrement fausse… mais elle avait l’impression du contraire et cette impression était tout sauf déplaisante) et répondit qu’elle ne savait pas.
Il s’arrêta au coin de la Grand-Rue et du Camino Vega, comme à regret.
— C’est ici que je vous abandonne.
Il lui rendit la caisse.
— Vous êtes sûre de pouvoir la porter ? Je suppose que je pourrais vous raccompagner jusqu’à votre logis…
— Inutile, inutile. Merci. Merci, Eldred.
Le fard qui colora son cou et ses joues brûlait comme du feu, mais le sourire qu’il lui décocha valait bien ça. Il lui fit un petit salut avec deux doigts et attaqua la pente en direction du bureau de Shérif au pas de promenade.
Cordélia poursuivit sa route. La caisse, qui lui avait paru un vrai fardeau à sa sortie du magasin général, semblait maintenant peser trois fois rien. Elle conserva ce sentiment un bon quart de lieue, mais quand sa maison fut en vue, elle reprit conscience de la sueur qui lui dégoulinait le long des flancs et de ses bras douloureux. Dieux merci, l’été tirait à sa fin… mais n’était-ce point Susan, qui faisait franchir le portail à sa jument ?
— Susan ! s’écria-t-elle, ramenée suffisamment sur terre pour que son irritation première contre la jeune fille sonne clair dans sa voix. Venez m’aider, avant que je laisse tout tomber et que je casse les œufs !
Susan la rejoignit, laissant Félicia tondre l’herbe de la cour de devant. Dix minutes plus tôt, Cordélia n’aurait rien remarqué dans l’apparence de la jeune fille — ses pensées étant bien trop absorbées par Eldred Jonas pour s’occuper d’autre chose. Mais la canicule lui avait ôté ses idées romantiques de la tête et remis les pieds sur terre. Et, au moment où Susan lui prenait la caisse des mains (avec la même facilité que Jonas), Cordélia songea que l’apparence de sa nièce lui importait peu. En revanche, son humeur avait changé — elle avait troqué son état de confusion hystérique de tantôt pour une plaisante quiétude à l’œil béat. C’était la Susan des années d’avant au détail près… et non plus celle qui se frappait la poitrine en gémissant, la maussade perpétuelle de cette année. Cordélia ne pouvait toucher rien d’autre du doigt, sauf…
Si, une chose, pourtant. Tendant la main, elle s’empara de la tresse de la jeune fille, qui lui parut d’un négligé fort peu caractéristique, cet après-midi. Bien sûr, Susan était montée à cheval ; cela pouvait expliquer sa chevelure en désordre, mais pas sa couleur foncée comme si l’or brillant de sa masse s’était terni. Puis, elle avait eu un sursaut presque coupable au contact de la main de Cordélia. Pourquoi cela, plaît-il ?
— Vos cheveux sont humides, Susan, dit-elle. Êtes-vous allée vous baigner ?
— Nenni ! Je me suis arrêtée à la pompe devant l’écurie d’Hookey où je me suis arrosé la tête. Il n’y voit point d’inconvénient, car son puits est profond. Il fait tellement chaud. Peut-être qu’il va faire averse plus tard. Je l’espère. J’ai donné à boire à Félicia par la même occasion.
La jeune fille avait le regard aussi franc et candide que d’habitude, mais Cordélia le trouvait néanmoins un rien dissimulé. Elle n’aurait su dire exactement en quoi. L’idée que Susan pouvait lui cacher quelque chose d’énorme et de grave ne vint pas immédiatement à l’esprit de Cordélia ; elle aurait plutôt décrit sa nièce comme étant incapable de garder un secret plus important qu’un cadeau d’anniversaire ou une fête surprise… et même pour des secrets de cette nature, pas plus d’un jour ou deux. Cependant, quelque chose sonnait faux. Cordélia passa ses doigts sur le col de la casaque de Susan.
— Pourtant, ça, c’est sec.
— J’ai fait attention, dit-elle, regardant sa tante d’un air troublé. La poussière s’incruste bien pis sur du mouillé. C’est vous qui me l’avez appris, ma tante.
— Vous avez tressailli quand je vous ai touché les cheveux, Susan.
— Si fait, répondit la jeune fille. La « sage-femme » du Cöos les a touchés de même façon. Et depuis, je n’aime pas ça. Bon, puis-je entrer ces provisions et aller mettre mon cheval à l’abri de ce soleil brûlant ?
— Ne soyez point si prompte, Susan.
Pourtant, de bizarre façon, la sécheresse de ton de sa nièce la tranquillisa. Le sentiment que Susan avait changé — ce subtil décalage qu’elle avait perçu — s’atténuait peu à peu.
— Commencez par être moins pénible.
— Susan ! J’exige des excuses !
Susan inspira un bon coup, bloqua sa respiration, puis lâcha tout.
— Oui, ma tante. Je vous les fais. Mais quelle chaleur !
— Si fait. Mets tout ça dans la dépense. Et merci à toi.
Susan se dirigea vers la maison, la caisse dans les bras. Laissant la jeune fille prendre suffisamment d’avance pour éviter qu’elles n’avancent de front, Cordélia suivit. Ce n’était que pure stupidité de sa part, aucun doute là-dessus — ses soupçons découlaient de son flirt avec Eldred —, mais Susan était à un âge périlleux et bien des choses dépendaient de sa bonne conduite au cours des sept semaines à venir. Après, le problème serait celui de Thorin, mais jusque-là, c’était celui de Cordélia. Cette dernière avait beau penser que Susan serait au bout du compte fidèle à sa promesse, jusqu’à la Fête de la Moisson, elle la surveillerait de près. En matière de virginité chez une fille, mieux valait se montrer vigilante.