— Vous vous rendez compte qu’on rate le dîner ? » fit le doyen.

Les mages se turent d’un coup. Une grosse femme qui passait à côté du fauteuil roulant de Pounze sursauta brusquement et regarda autour d’elle d’un air soupçonneux sans rien voir d’autre qu’un petit vieux de toute évidence profondément endormi.

« Et le mardi, on a de l’oie », dit le doyen.

Pounze ouvrit un œil et actionna la trompe de son fauteuil.

« Taratataboum ! Faut pas pousser mémé dans les orties ! grommela-t-il d’un air triomphant.

— Vous voyez ce que je veux dire ? fit le président. Il ne sait même pas quel siècle on est. »

Pounze tourna vers lui un œil noir de fouine.

« Je suis vieux… hmm… et je suis peut-être idiot, fit-il, mais je ne vais pas crever de faim, moi. » Il farfouilla dans les profondeurs indescriptibles de son fauteuil roulant et sortit une bourse noire graisseuse. Le sac tinta. « J’ai vu une jeune dame à l’entrée qui vendait des trucs spéciaux à manger pendant les films, expliqua-t-il.

— Quoi ? Vous aviez de l’argent ? fit le doyen. Et vous n’avez rien dit ?

— Vous ne m’avez rien demandé », répliqua Pounze.

Les mages couvaient la bourse d’un regard affamé.

« Ils ont des grains sauteurs au beurre, des saucisses dans des petits pains, des machins au chocolat avec des machins dessus, et encore d’autres machins », les renseigna Pounze. Il leur adressa un sourire édenté et rusé. « Vous pouvez en acheter aussi, si ça vous dit », ajouta-t-il gracieusement.



Le doyen cocha ses achats. « Bon, fit-il, ça nous fait trois pots modèle Patricien de grains sauteurs avec supplément de beurre, huit saucisses dans des petits pains, un gobelet géant de boisson pétillante et un sachet de raisins secs enrobés de chocolat. » Il tendit l’argent.

« Parfait, dit le président en ramassant les récipients. Euh… Vous croyez qu’il faut prendre quelque chose pour les autres ? »



Dans la cabine de projection, Bezam jurait en enfilant l’immense bobine de Quand s’emporte le vent d’autan dans la boîte de projection.

À quelques pas de là, dans une partie du balcon dont une corde interdisait l’accès, le seigneur Vétérini était lui aussi mal à l’aise.

Ils formaient, il devait le reconnaître, un jeune couple charmant. Il se demandait seulement pourquoi il était assis à côté d’eux et en quoi ils avaient tant d’importance.

Il avait l’habitude des gens importants, du moins de ceux qui se jugeaient importants. Les mages devenaient importants par de hauts faits magiques. Les voleurs par des vols audacieux, de même, quoique d’une manière légèrement différente, que les marchands. Les guerriers en gagnant des batailles et en restant en vie. Les assassins par des inhumations habiles. Les sentiers ne manquaient pas qui menaient à la gloire, mais balisés, on suivait leur tracé. Ils respectaient une certaine logique.

Alors que ces deux individus s’étaient contentés de s’agiter et de faire leurs intéressants devant cette machinerie filmique dernier cri. L’acteur de théâtre le plus néophyte de la ville était un maître comédien complet auprès d’eux, mais il ne viendrait à l’idée de personne de lui faire des haies d’honneur dans la rue et de crier son nom.

Le Patricien n’avait encore jamais assisté à une projection de film. Pour ce qu’il en savait, Victor Marasquino était célèbre pour son regard de braise devant lequel les femmes mûres tombaient en pâmoison dans les allées comme des midinettes, et la spécialité de mademoiselle de Vyce, c’était de jouer la langueur, de flanquer des gifles et de se donner des allures époustouflantes, vautrée parmi des coussins de soie.

Tandis que lui, Patricien d’Ankh-Morpork, il gérait la ville, il l’entretenait, il l’aimait et la détestait, il avait passé sa vie à la servir…

Et voilà qu’au moment où la populace avait envahi l’orchestre, son ouïe affûtée comme une lame de rasoir avait capté la conversation de deux spectateurs :

« Qui c’est, là-haut ?

— C’est Victor Marasquino et Delorès de Vyce ! T’sais donc rien ?

— Le type en noir, j’veux dire.

— Oh, j’sais pas qui c’est, çui-là. Une grosse légume, sans doute. »

Oui, c’était fascinant. On pouvait devenir célèbre rien qu’en étant… célèbre, quoi. Il lui vint à l’esprit qu’il s’agissait là d’un phénomène extrêmement dangereux et qu’un de ces jours il lui faudrait peut-être ordonner quelques éliminations physiques, quoiqu’avec répugnance[26]. En attendant, une certaine gloire rejaillissait sur lui du fait qu’il côtoyait des célébrités et, à sa grande surprise, il trouvait ça plutôt agréable.

Par ailleurs, il occupait aussi le siège voisin de mademoiselle de Vyce, et la jalousie du public était si palpable qu’il en sentait presque le goût ; il ne pouvait pas en dire autant du sachet de féculents blancs cotonneux qu’on lui avait donnés à manger.

De l’autre côté, l’affreux Planteur expliquait le mécanisme des images animées en s’imaginant à tort que le Patricien buvait ses paroles.

Un tonnerre d’applaudissements éclata soudain.

Le Patricien se pencha près de Planteur.

« Pourquoi baisse-t-on les lumières ? demanda-t-il.

— Ah, monsieur, répondit Planteur, ça permet de mieux voir les images.

— Ah bon ? Ce devrait être le contraire, non ?

— Ça s’passe pas comme ça pour les images animées, monsieur.

— Comme c’est fascinant ! »

Le Patricien se pencha de l’autre côté vers Ginger et Victor. Il fut légèrement surpris de les découvrir extrêmement tendus. Il s’en était déjà aperçu dès leur entrée dans l’Odium. Le jeune homme regardait tous les ornements ridicules comme s’il en avait peur, et lorsque la fille avait pénétré dans la salle proprement dite, il l’avait entendue suffoquer.

Ils avaient l’air bouleversés.

« J’imagine que tout ça, pour vous, c’est monnaie courante, dit-il.

— Non, répondit Victor. Pas vraiment. On n’est encore jamais allés dans une vraie salle de cinéma.

— Sauf une fois, rectifia Ginger d’une voix lugubre.

— Oui. Sauf une fois.

— Mais, euh… vous faites pourtant des images animées, dit le Patricien avec amabilité.

— Oui, mais on n’y assiste jamais. On n’en voit que des morceaux, quand les opérateurs les collent bout à bout. Les seuls clics que j’ai vus, c’était en extérieur, sur un vieux drap, expliqua Victor.

— Alors, c’est tout nouveau pour vous ? demanda le Patricien.

— Pas exactement, répondit le jeune homme, le visage blême.

— Fascinant », répéta le Patricien qui revint à sa non-écoute de Planteur. Il n’était pas arrivé à la situation qu’il occupait en se souciant du fonctionnement des choses. C’était le fonctionnement des gens qui l’intriguait.

Plus loin dans la rangée, Sol se pencha vers son oncle et laissa tomber un petit rouleau de pellicule sur ses genoux.

« Ça, c’est à toi, dit-il d’une voix douce.

— C’est quoi ? demanda Planteur.

— Ben, j’ai eu l’idée de jeter un petit coup d’œil au clic avant la projection…

— T’as fait ça ?

— Et sur quoi je tombe, au beau milieu de la scène de l’incendie ? Sur cinq minutes sans rien d’autre à l’image qu’une assiettée de côtelettes à la sauce spéciale cacahuète de Harga. Je sais pourquoi tu as fait ça, évidemment. Je veux seulement savoir pourquoi ce procédé ? »

Planteur sourit d’un air coupable. « D’après moi, fit-il, si une seule petite image rapide pousse les gens à vouloir acheter des trucs, pense à l’effet d’un plan de cinq minutes. »

Sol le regarda fixement.

« J’me sens vraiment vexé, reprit Planteur. Tu m’as pas fait confiance. À moi, ton oncle. Après qu’je t’ai promis solennellement de plus recommencer, tu m’as pas fait confiance ? Ça me fait mal, Sol. Vraiment mal. Où est passée l’honnêteté, dans ce pays ?

— À mon avis, tu as dû la vendre à quelqu’un, mon oncle.

— J’suis vraiment vexé.

— Mais t’as pas tenu ta promesse, mon oncle.

— Ç’a rien à voir. Ça, c’est les affaires. Pour l’instant, on cause famille. Faut que t’apprennes à faire confiance à la famille, Sol. Surtout à moi. »

Sol haussa les épaules. « D’accord. D’accord.

— Sûr ?

— Oui, mon oncle. » Sol lui fit un grand sourire. « Je te le promets solennellement.

— T’es un bon p’tit gars ! »

À l’autre bout de la rangée, Victor et Ginger fixaient l’écran vide, la mine renfrognée en même temps qu’horrifiée.

« Dites, vous savez ce qui va se passer maintenant ? fit Ginger.

— Oui. Quelqu’un va se mettre à jouer de la musique depuis un trou dans le plancher.

— La caverne, là-bas, c’était vraiment une salle de cinéma ?

— Plus ou moins, je pense, répondit prudemment Victor.

— Mais l’écran d’ici, c’est juste un écran. Ce n’est pas… c’est juste un écran, quoi. Juste un drap amélioré. Ce n’est pas… »

Un tintamarre éclata devant les premiers rangs de la salle. Dans un concert de cliquetis et de sifflements d’air s’échappant éperdument, Calliope, la fille dodue de Bezam, émergea lentement du sous-sol en martyrisant les touches d’un petit orgue avec tout le brio dû à plusieurs heures de pratique et grâce aux efforts combinés de deux trolls costauds qui actionnaient les soufflets dans les coulisses. On ne savait pas quel morceau jouait la jeune femme, mais il n’avait manifestement rien à gagner dans l’interprétation qu’elle en donnait.

À l’orchestre, le doyen fit passer un sachet au président.

« Prenez un raisin sec au chocolat, offrit-il.

— On dirait des crottes de rat », constata le président.

Le doyen les examina dans la pénombre.

« Ah, c’est ça, dit-il. Le sac est tombé par terre il y a une minute, et j’ai trouvé que j’en ramassais beaucoup.

— Chhhut ! » lança une femme du rang suivant. La tête décharnée de Vindelle Pounze pivota comme un aimant.

« Trabadja la moukère ! caqueta-t-il. Mets deux sous dans l’bastringue, histoire d’ouvrir le bal ! »

Les lumières baissèrent davantage. L’écran papillota. Des chiffres apparurent fugitivement, comme un compte à rebours.

Calliope regarda attentivement la partition sous son nez, se releva les manches, s’écarta les cheveux des yeux et attaqua avec fougue ce qui ressemblait de loin au vieil hymne officiel d’Ankh-Morpork[27].

Les lumières s’éteignirent.



Le ciel scintillait. Aucun rapport avec du vrai brouillard. Il s’en dégageait une clarté argentée, ardoisée, qui papillotait d’un feu intérieur comme un croisement entre l’Aurora Coriolis et l’éclair de chaleur.

Dans la direction d’Olive-Oued, le ciel éclatait de lumière. Ça se voyait même dans la ruelle de l’Antre à Côtes de Harga, où deux chiens se repaissaient du menu spécial « Tout ce qu’on peut tirer du tas d’ordures pour rien ».

Lazzi leva la tête et grogna.

« J’t’en veux pas, fit Gaspode. Je l’savais, que ça augurait. Je l’ai pas dit, que de l’augure allait nous tomber dessus ? »

Des étincelles lui crépitèrent sur les poils.

« Viens, dit-il. On ferait mieux d’avertir tout l’monde. Toi, t’es bon pour ces trucs-là. »



Clic-clic-clic-clic…

C’était le seul bruit qu’on entendait dans l’Odium. Calliope s’était arrêtée de jouer et ne quittait pas des yeux l’écran au-dessus d’elle.

Les bouches béaient et ne se refermaient que pour mordre dans une poignée de grains sauteurs.

Victor avait vaguement conscience de s’être défendu. Il avait essayé de détourner les yeux. Encore maintenant, une petite voix dans sa tête lui disait que rien n’était normal, mais il l’ignorait. Tout était parfaitement normal. Il avait soupiré comme tout le monde tandis que l’héroïne s’efforçait de garder la vieille mine familiale dans un « monsde pris de follye »… Il avait frissonné au spectacle de la guerre et des batailles. Il avait regardé la scène du bal dans une brume romantique. Il…

… éprouva une sensation de froid contre sa jambe. Comme si un glaçon à demi fondu le mouillait à travers son pantalon. Il essaya de ne pas y penser, mais la sensation ne se laissait pas oublier facilement.

Il baissa la tête.

« ’scuse-moi », fit Gaspode.

Les yeux de Victor accommodèrent sur le chien. Puis se relevèrent, comme attirés, vers l’écran où un modèle géant de lui-même embrassait un modèle géant de Ginger.

Nouvelle sensation de froid gluant. Il refit surface.

« J’peux t’mordre la jambe, si tu préfères, dit Gaspode.

— Je… euh… Je… fit Victor.

— J’peux mordre dur, ajouta Gaspode. Suffit de d’mander.

— Non, euh…

— Y a quelque chose qui augure, tout comme j’ai dit. Augure, augure, augure. Lazzi a eu beau aboyer jusqu’à plus d’voix, personne a écouté. Alors j’m’ai dit que j’allais reprendre la bonne vieille technique de la truffe froide. Marche à tous les coups, celle-là. »

Victor regarda autour de lui. Les spectateurs ne quittaient pas l’écran des yeux, comme prêts à rester sur leurs sièges pour… pour…

… pour toujours.

Lorsqu’il leva les bras de son fauteuil, des étincelles lui crépitèrent au bout des doigts, et l’atmosphère donna cette impression graisseuse que même les étudiants mages apprennent vite à associer à une forte accumulation de potentiel magique. Et il y avait du brouillard dans la salle. C’était ridicule mais vrai, il recouvrait le sol comme une marée pâle et argentée.

Il secoua l’épaule de Ginger. Il lui agita une main devant les yeux. Il lui brailla dans l’oreille.

Puis il s’attaqua au Patricien et à Planteur. Ils cédèrent sous sa poussée mais reprirent tranquillement leur position initiale.

« Le film leur fait quelque chose, dit-il. C’est forcément le film. Mais je ne vois pas par quel moyen. C’est un film tout ce qu’il y a d’ordinaire. On ne se sert pas de magie, à Olive-Oued. Du moins… pas de magie ordinaire… »

Il passa avec peine par-dessus des genoux qui refusaient de se ranger et gagna l’allée qu’il remonta au pas de course au milieu de langues de brouillard. Il tambourina à la porte de la cabine de projection. N’obtenant pas de réponse, il la renversa d’un coup de pied.

Bezam contemplait fixement l’écran par une petite ouverture carrée ménagée dans le mur. Le projecteur continuait de cliqueter joyeusement tout seul. Personne ne tournait la manivelle. Du moins, rectifia Victor, personne de visible.

Un grondement s’éleva au loin et la terre trembla.

Il regarda l’écran. Il reconnaissait cette scène. C’était juste avant celle de l’incendie d’Ankh-Morpork.

Son cerveau fonctionnait à toute allure. Qu’est-ce qu’on disait, déjà, à propos des dieux ? Qu’ils n’existeraient pas s’il n’y avait personne pour croire en eux ? Et c’était valable pour tout. La réalité, c’était ce qui se passait dans la tête des gens. Et devant lui, il y avait des centaines de gens qui croyaient vraiment ce qu’ils voyaient…

Victor fourragea dans le fatras sur l’établi de Bezam pour trouver des ciseaux ou un couteau, mais en vain. La machine ronronnait toujours, rembobinant la réalité du futur vers le passé.

En arrière-plan, il entendit Gaspode déclarer : « J’pense que j’ai sauvé la mise, non ? »

Le cerveau résonne normalement des cris de diverses pensées sans importance qui veulent attirer l’attention. Il faut un cas d’urgence pour leur clouer le bec. Le cas se présentait, justement. Une pensée claire qui tâchait de se faire entendre depuis un bon moment retentit dans le silence.

Et si, quelque part, la réalité était un peu plus mince que la normale ? Quelque part où on faisait quelque chose qui l’affaiblissait encore davantage ? Les livres n’arriveraient pas à l’affaiblir. Ni même le théâtre sous sa forme classique, parce qu’on sait en son for intérieur qu’il s’agit d’individus en tenues farfelues sur une scène. Mais Olive-Oued passait directement de l’œil au cerveau. Au fond de soi on se disait que c’était réel. Les clics, eux, ils y arriveraient.

Voilà ce qu’il y avait sous la colline d’Olive-Oued. Les habitants de l’ancienne cité s’étaient servis du trou dans la réalité pour se distraire. Puis les Choses les avaient trouvés.

Et aujourd’hui on recommençait. C’était comme apprendre à jongler avec des torches allumées dans une usine de feux d’artifice. Et les Choses avaient attendu…

Mais pourquoi est-ce que ça continuait ? Il avait arrêté Ginger, tout de même.

Le film cliquetait toujours. On aurait dit qu’il y avait du brouillard autour de l’appareil de projection, dont il estompait les contours.

Il sauta sur la manivelle. Elle résista un instant puis se brisa. Il repoussa doucement Bezam hors de son fauteuil qu’il souleva et abattit sur le projecteur. Le siège vola en éclats. Il ouvrit l’arrière de la cage et en sortit les salamandres, mais le film continua de danser sur l’écran au loin.

Le bâtiment trembla encore.

On n’a droit qu’à une seule et unique occasion, songea Victor, ensuite on meurt.

Il ôta sa chemise et s’en enveloppa les doigts. Puis il avança la main vers la bande clignotante du film proprement dit et l’empoigna.

Le film cassa net. La boîte bondit en arrière. La pellicule continua de se dérouler en serpentins luisants qui le fouettèrent brièvement avant de dégringoler par terre.

Clic-clic-clic… clic.

Les bobines cessèrent de tourner.

Victor remua prudemment le tas de pellicule avec le pied. Il s’attendait presque à ce que le film l’attaque comme un serpent.

« Est-ce qu’on a sauvé la mise ? souffla Gaspode. J’aimerais bien savoir. »

Victor regarda l’écran. « Non », répondit-il.

Il voyait toujours des images. Elles n’étaient pas très nettes, mais il reconnaissait quand même vaguement sa silhouette et celle de Ginger qui se cramponnaient à la vie. Et l’écran bougeait. Il se renflait ici et là, on aurait dit des rides sur une mare de mercure blafard. Victor avait la désagréable impression de l’avoir déjà vu.

« Elles nous ont trouvés, dit-il.

— Qui ça ? demanda Gaspode.

— Tu te souviens des créatures effrayantes dont tu parlais ? »

Le front de Gaspode se plissa. « Celles d’avant l’aube des temps ?

— Là d’où elles viennent, le temps n’existe pas », dit Victor. Les spectateurs commençaient à s’agiter.

« Il faut sortir tout le monde d’ici, fit-il. Mais sans panique… »

Un chœur de cris l’interrompit. Le public se réveillait.

La Ginger du film sortait de l’écran. Elle faisait trois fois la taille de l’originale et luisait par intermittence. Elle était aussi vaguement transparente, mais elle pesait un certain poids parce que le plancher se déforma et se fendit en éclats sous ses pieds.

Les spectateurs se grimpaient dessus les uns les autres pour prendre le large. Victor descendit l’allée à coups de coude à l’instant où le fauteuil roulant de Pounze la remontait en marche arrière dans le flot des fuyards et que son occupant battait désespérément des bras en criant : « Hé ! Hé ! Ça commence juste à me plaire ! »

Le président saisit le biceps du jeune homme d’une main pressante.

« C’est normal que ça fasse une chose pareille ? demanda-t-il.

— Non !

— Ce n’est pas un genre d’effet spécial cinématographique, alors ? fit le président avec espoir.

— Sauf s’ils ont beaucoup progressé dans les dernières vingt-quatre heures, répondit Victor. Je crois qu’on a affaire aux Dimensions de la Basse-Fosse. »

Le président le regarda fixement.

« Vous êtes bien le jeune Victor, n’est-ce pas ? fit-il.

— Oui. Excusez-moi », dit Victor. Il écarta le mage stupéfait puis escalada les sièges jusqu’au balcon où Ginger était toujours assise, les yeux braqués sur sa propre image. Le monstre Ginger regardait autour de lui et battait très lentement des paupières, comme un lézard.

« C’est moi, ça ?

— Non ! fit Victor. Ça l’est, oui. Peut-être. Pas vraiment. Plus ou moins. Venez.

— Mais ça me ressemble ! dit Ginger d’une voix teintée d’hystérie.

— C’est parce qu’Elles sont obligées de se servir d’Olive-Oued ! Ça… ça leur fournit une forme sous laquelle apparaître, je pense », expliqua-t-il en toute hâte. Il l’arracha littéralement de son siège et fonça en faisant voler de la brume et des grains sauteurs dans sa course. Elle trébucha à sa suite en regardant par-dessus son épaule.

« Il y en a un autre qui essaye de sortir de l’écran, dit-elle.

— Venez !

— C’est vous !

— C’est moi, moi ! Ça… c’est autre chose ! Ce truc-là est obligé de prendre ma forme !

— Ç’a quelle forme, normalement ?

— Vous n’avez sûrement pas envie de le savoir !

— Si, j’en ai envie ! Pourquoi je le demande, d’après vous ? hurla-t-elle tandis qu’ils se prenaient les pieds dans les fauteuils cassés.

— C’est pire que tout ce que vous pouvez imaginer !

— Je peux imaginer des trucs drôlement moches !

— C’est pour ça que j’ai dit pire !

— Oh. »

La Ginger géante et spectrale les dépassa en clignotant comme une lumière stroboscopique et défonça le mur pour sortir. Des cris leur parvinrent de l’extérieur.

« On dirait que ça grossit, chuchota Ginger.

— Sortez tout de suite, lui dit Victor. Demandez aux mages de l’arrêter.

— Vous allez faire quoi, vous ? »

Victor se dressa de toute sa hauteur. « Il y a certaines choses, répondit-il, qu’un homme se doit de faire seul. »

Elle lui lança un regard d’incompréhension irritée.

« Quoi ? Quoi ? Vous voulez aller aux toilettes, c’est ça ?

— Sortez, je vous dis ! »

Il la poussa vers les portes, puis il se retourna et vit les deux chiens qui l’observaient, l’air d’attendre son bon plaisir.

« Et vous deux pareil », ajouta-t-il.

Lazzi aboya.

« Un chien, ça reste avec son maître, na », fit Gaspode, penaud.

Victor jeta autour de lui un regard désespéré, ramassa un bout de fauteuil, ouvrit la porte, lança le morceau de bois le plus loin possible et cria : « Allez chercher ! »

Les deux chiens bondirent à la suite du bâton, propulsés par l’instinct. Mais en passant devant Victor, Gaspode eut assez de sang-froid pour lui cracher : « ’spèce de salaud ! »

Le jeune homme ouvrit d’une traction la porte de la cabine de projection et ressortit, les mains pleines de Quand s’emporte le vent d’autan.

Le Victor géant avait du mal à s’extirper de l’écran. La tête et un bras, libérés, avaient maintenant pris trois dimensions. Le bras s’agita vaguement en direction de Victor qui jetait systématiquement des rouleaux d’octocellulose par-dessus. Le jeune homme retourna au pas de course à la cabine et ramena les piles de films que Bezam, au mépris du bon sens, avait rangés sous l’établi.

Sans se départir du calme méthodique symptomatique d’une terreur tord-boyaux, il transporta les boîtes par brassées jusqu’à l’écran où il les entassa. La Chose parvint à extraire un autre bras de son univers à deux dimensions et tenta de les attraper, mais elle maîtrisait mal sa nouvelle enveloppe. Elle n’avait sans doute pas l’habitude de se servir de deux bras seulement, se dit Victor.

Il jeta la dernière boîte sur le tas.

« Dans notre monde, on obéit à nos lois, dit-il. Et je parie que tu brûles aussi bien que n’importe quoi, hein ? »

La Chose se démena pour sortir une jambe.

Victor se tapota les poches. Il revint en courant à la cabine et farfouilla partout comme un fou.

Des allumettes. Il n’y avait pas d’allumettes !

Il poussa les portes donnant sur le hall et jaillit dans la rue où grouillait une foule qui regardait avec horreur et fascination une Ginger de quinze mètres de haut en train de se dégager des décombres d’un bâtiment.

Victor entendit un cliquetis près de lui. Électro, l’opérateur, fixait avec une attention soutenue la scène sur pellicule.

Le président criait à l’adresse de Planteur.

« Évidemment qu’on peut employer la magie contre ces Choses-là ! Elles en ont besoin, de la magie ! La magie, ça ne fait que les rendre plus fortes !

— Vous d’vez bien pouvoir faire quelque chose ! brailla Planteur.

— Mon bon monsieur, ce n’est pas nous qui avons commencé à mettre le nez dans des affaires où il vaut mieux éviter de… (le président hésita au milieu de son grondement) mettre les pieds, termina-t-il maladroitement.

— Des allumettes ! hurla Victor. Des allumettes ! Vite ! »

Tout le monde le regarda d’un œil rond.

Puis le président hocha la tête. « Du feu tout bête, dit-il. Tu as raison. Ça devrait marcher. Bien raisonné, mon gars. » Il fourragea dans une poche et en ramena la botte d’allumettes que les mages, fumeurs invétérés, ont toujours sur eux.

« Tu peux pas foutre le feu à l’Odium, fit sèchement Planteur. Y a des tas de films là-dedans ! »

Victor arracha une affiche du mur, la chiffonna en une torche rudimentaire et en alluma une extrémité.

« C’est pourtant ce que je vais faire, dit-il.

— ’scusez-moi…

— Crétin ! Crétin ! brailla Planteur. Ce truc-là, ça brûle vachement vite !

— ’scusez-moi…

— Et alors ? Je n’ai pas l’intention de moisir là-dedans, répliqua Victor.

— J’veux dire vachement vite !

— ’scusez-moi », répéta patiemment Gaspode. Ils baissèrent les yeux sur lui. « Lazzi et moi, on pourrait s’en charger, dit-il. Quatre pattes valent mieux que deux et ainsi d’suite, vous voyez ? Quand il s’agit d’sauver la mise. »

Victor regarda Planteur et haussa les sourcils.

« J’imagine qu’ils pourraient y arriver », reconnut la Gorge.

Victor hocha la tête. Lazzi fit un bond gracieux, lui enleva prestement la torche de la main et repartit au galop dans le bâtiment, suivi d’un Gaspode titubant.

« Est-ce que j’entends des voix, ou est-ce que ce p’tit cabot parle ? fit Planteur.

— Lui prétend que non », répondit Victor.

Planteur hésita. L’émotion lui embrouillait un peu les idées. « Ben, fit-il, j’imagine qu’il doit savoir d’quoi il parle. »



Les chiens bondirent vers l’écran. La Chose-Victor avait presque réussi à sortir et s’étalait en partie parmi les boîtes.

« Est-ce que j’peux allumer l’feu ? fit Gaspode. C’est mon boulot, ça. »

Lazzi aboya docilement et lâcha le papier embrasé. Gaspode le ramassa vivement et avança prudemment vers la Chose.

« Sauver la mise », grogna-t-il indistinctement, et il laissa tomber la torche sur un rouleau de pellicule. Le film s’enflamma instantanément et se mit à brûler d’un feu blanc poisseux, comme du magnésium à combustion lente.

« D’accord, fit-il. Maintenant, on fout l’camp de ce… »

La Chose hurla. Ce qui restait de l’apparence de Victor disparut, et quelque chose comme une explosion dans un aquarium se tordit au milieu des flammes. Un tentacule fusa et saisit Gaspode par la patte.

Le chien se retourna pour le mordre.

Lazzi revint en boomerang du hall dévasté et se jeta sur le tentacule qui battait l’air. Le membre se détendit en renversant l’agresseur et envoya Gaspode valdinguer par terre.

Le petit chien se releva, fit quelques pas flageolants et s’écroula.

« Putain d’patte, l’est foutue », marmonna-t-il. Lazzi lui lança un regard navré. Les flammes crépitaient autour des boîtes de films. « Allez, tire-toi d’là, crétin d’corniaud, fit Gaspode. Tout l’bazar va sauter dans une minute. Non ! Me ramasse pas ! Repose-moi ! T’as pas l’temps… »



Les murs de l’Odium se dilatèrent avec une apparente lenteur, chaque planche et chaque pierre gardant la même position par rapport à l’ensemble mais s’envolant toute seule.

C’est alors que le Temps rattrapa les événements.

Victor se jeta face contre terre.

Boum.

Une boule de feu orange souleva le toit et monta en tourbillonnant dans le ciel embrumé. Des débris s’écrasèrent contre d’autres maisons. Une boîte de film portée au rouge faucha l’air au-dessus des têtes des mages à plat ventre dans un ouip-ouip-ouip menaçant avant d’exploser contre un mur plus loin.

Une plainte ténue, aiguë, s’éleva puis cessa soudain.

La Chose-Ginger chancela dans la chaleur. La bouffée d’air torride lui souleva ses jupes immenses comme des vagues autour de la taille ; elle se tenait immobile, luisant par intermittence, indécise, sous une pluie de gravats.

Puis elle pivota et avança d’un pas titubant.

Victor regarda Ginger, laquelle observait les nuages de fumée qui s’éclaircissaient au-dessus du tas de décombres de l’ex-Odium.

« Ça ne va pas, marmonnait-elle. Ça ne se passe pas comme ça. Ça ne se passe jamais comme ça. Au moment où on croit qu’il est trop tard, ils sortent au galop de la fumée. » Elle tourna vers lui des yeux vitreux. « Pas vrai ? implora-t-elle.

— Oui, dans les films, répondit Victor. Là, c’est la réalité.

— Qu’est-ce que ça change ? »

Le président empoigna l’épaule de Victor et le fit pivoter.

« Elle se dirige vers la bibliothèque ! répétait-il. Faut l’arrêter ! Si elle y arrive, la magie va la rendre invincible ! On ne la battra jamais ! Elle en ramènera d’autres comme elle !

— C’est vous, les mages, fit Ginger. Pourquoi vous ne l’arrêtez pas ? »

Victor secoua la tête. « Les Choses, elles aiment beaucoup notre magie. Si on s’en sert autour d’elles, ça les rend plus fortes. Mais je ne vois pas ce que je peux faire… »

Sa voix mourut. La foule le regardait, l’air d’attendre.

Les gens ne le regardaient pas comme s’ils plaçaient leur seul espoir en lui. Ils le regardaient comme s’ils n’avaient aucun doute sur sa réaction.

Il entendit un jeune enfant demander : « Qu’est-ce qui s’passe, maintenant, m’man ? »

La grosse femme qui le tenait répondit avec autorité : « C’est simple. Il fonce et il l’arrête à la dernière seconde. C’est toujours comme ça. Je l’ai déjà vu faire.

— Je n’ai encore jamais fait ça ! protesta Victor.

— J’vous ai vu, persista la femme d’un ton suffisant. Dans les Fils du dessert. Quand la p’tite dame, là… (elle fit une révérence rapide en direction de Ginger) galopait sur le cheval qui allait la jeter par-dessus la falaise. Vous, vous avez galopé aussi et vous l’avez attrapée à la dernière seconde. Très impressionnant, j’ai trouvé.

— Ce n’était pas les Fils du dessert, rectifia un homme assez âgé d’un ton pédant tout en bourrant sa pipe. C’était Drame de trolls.

— Si, c’était les Fils, intervint une femme maigre derrière lui. J’en sais quèque chose, je l’ai vu vingt-sept fois.

— Oui, c’était drôlement bien, même, reprit la première femme. Chaque fois que je vois la scène où elle le quitte, puis qu’il se tourne vers elle et lui lance un regard… moi, je fonds en larmes…

— Je m’excuse, mais ce n’était pas les Fils du dessert, insista l’homme d’une voix lente et posée. Vous confondez avec la scène de la place dans Passiones brûlantes. »

La grosse femme prit la main soumise de Ginger et la tapota. « Vous avez là un type bien, dit-elle. Il vous sauve toujours, à chaque fois. Moi, si des trolls déments me kidnappaient, mon homme, il lèverait pas le p’tit doigt, sauf pour demander où j’veux qu’on m’envoie mes affaires.

— Moi, mon mari, c’est son gros derrière qu’il lèverait pas d’sa chaise même si je m’faisais boulotter par des dragons », dit la femme maigre. Elle donna un petit coup de coude à Ginger. « Mais faut vous habiller davantage, mademoiselle. La prochaine fois qu’on vous kidnappe pour être sauvée, insistez bien pour qu’on vous laisse prendre une petite laine. Jamais j’vous vois à l’écran sans me dire que vous risquez une bonne grippe à vous promener comme ça.

— Où elle est, son épée ? demanda l’enfant en donnant un coup de pied dans le tibia de sa mère.

— J’pense qu’il va aller la chercher tout d’suite, répondit-elle en gratifiant Victor d’un sourire encourageant.

— Euh… oui, dit-il. Venez, Ginger. »

Il lui saisit la main.

« Faites de la place au p’tit gars », cria le fumeur de pipe avec autorité.

Un espace se dégagea autour d’eux. Victor et Ginger virent mille visages attentifs les regarder.

« Ils se figurent qu’on est réels, gémit Ginger. Personne ne va se remuer le derrière parce qu’ils vous prennent pour un héros, bon sang ! Et on ne peut rien faire ! Cette Chose est plus grosse que nous deux ! »

Victor contempla le pavé humide à ses pieds. Je peux sans doute me souvenir d’un peu de magie, songea-t-il, mais la magie classique ne vaut rien contre les Dimensions de la Basse-Fosse. Et je suis quasiment sûr que les vrais héros ne traînassent pas au milieu d’une foule qui les acclame. Ils se contentent de faire le boulot. Les vrais héros ressemblent au pauvre vieux Gaspode. On ne s’intéresse à eux qu’après coup. Ça, c’est la réalité.

Il releva lentement la tête.

Ou bien est-ce maintenant, la réalité ?

L’air crépitait. Il existait une autre sorte de magie. Elle claquait follement dans le monde à présent, comme un film cassé. Si seulement il arrivait à l’attraper…

La réalité n’avait pas forcément besoin d’être réelle. Peut-être que dans les conditions adéquates, il lui suffisait d’être ce que croyaient les gens…

« Écartez-vous, chuchota-t-il.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Ginger.

— Je vais essayer une espèce de magie d’Olive-Oued.

— Il n’y a pas de magie à Olive-Oued !

— Je… Je crois que si. D’un genre différent. On l’a sentie. La magie est là où on la trouve. »

Il inspira plusieurs fois profondément et laissa son esprit se vider lentement.

C’était ça, le secret. Agir sans réfléchir. Laisser les instructions venir du dehors. Ce n’est qu’un boulot. On sent l’œil de la boîte à images dirigé sur soi, et le monde se fait autre, un monde qui se réduit à un rectangle argenté scintillant.

Voilà le secret. Le scintillement.

La magie ordinaire se contente de déplacer les choses. Elle ne peut rien créer de réel capable de durer plus d’une seconde parce que l’opération exige une énergie immense.

Mais Olive-Oued créait et recréait à tour de bras, des douzaines de fois par seconde. Pas besoin que la création dure longtemps. Un certain temps, ça suffisait.

Mais il fallait employer la magie d’Olive-Oued selon les règles d’Olive-Oued…

Il tendit une main ferme comme le roc vers le ciel sombre.

« Lumières ! »

Une nappe d’éclairs illumina toute la ville…

« Boîte à images ! »

Électro tourna furieusement la manivelle.

« Action ! »

Personne ne vit d’où arrivait le cheval. Il fut soudain là, bondissant par-dessus les têtes de la foule. Il était blanc, la bride décorée de motifs impressionnants en argent. Victor sauta en selle à son passage au petit galop puis fit se cabrer de façon spectaculaire l’animal qui piaffa dans le vide. Il dégaina une épée qu’il n’avait pas l’instant d’avant.

L’épée et le cheval scintillaient imperceptiblement.

Victor sourit. La lumière brilla sur une dent. Ting. Un reflet, mais pas de son ; on ne l’avait pas encore inventé.

Croire. Voilà la solution. Ne jamais cesser de croire. Mystifier l’œil, mystifier le cerveau.

Il galopa ensuite entre les rangées de spectateurs qui l’acclamaient et fonça vers l’Université et vers la grande scène de bravoure.

L’opérateur se détendit. Ginger lui tapota l’épaule.

« Si vous vous arrêtez de tourner cette manivelle, fit-elle avec douceur, je vous tords votre putain de cou.

— Mais il est presque hors champ… »

Ginger le propulsa vers l’antique fauteuil roulant de Vindelle Pounze et offrit un sourire au vieux dont les oreilles laissèrent échapper de petits nuages de cérumen bouillonnant.

« Excusez-moi, dit-elle d’une voix sensuelle qui retourna les orteils des mages présents dans leurs chaussures pointues, mais est-ce qu’on pourrait vous prendre cinq minutes de votre temps ?

— Holà-hé ! Doucement les basses ! »



… vroumm… vroumm…

Cogite Stibon était au courant pour le vase, bien entendu. Tous les étudiants étaient venus jeter un coup d’œil dessus en se baladant.

Il n’y prêtait guère d’attention tandis qu’il suivait le couloir à pas de loup dans une nouvelle tentative d’évasion vespérale.

… vroumm vroummmmVROUMM VROUMMVROUMMMM vroumm.

Tout ce qu’il avait à faire, c’était couper par l’ambulatoire et…

PLOC.

Les huit éléphants en céramique crachèrent des billes tous en même temps. Le résographe explosa et transforma le toit en un semblant de poivrière.

Au bout d’une ou deux minutes, Cogite se releva, tout doucement. Son chapeau n’était plus qu’une succession de trous maintenus ensemble par du fil. Il lui manquait un morceau d’oreille.

« Je voulais seulement aller prendre un verre, dit-il, hébété. Y a pas de mal à ça ! »



Le bibliothécaire, accroupi sur le dôme de la bibliothèque, regardait la foule détaler dans les rues à l’approche de la forme monstrueuse.

Il était un peu surpris de la voir prise en chasse par une espèce de cheval spectral dont les sabots ne faisaient aucun bruit sur les pavés.

Lui-même suivi par un tricycle d’infirme qui vira sur deux roues au coin de la rue en laissant un sillage d’étincelles. Il était chargé de mages qui braillaient tous à tue-tête. De temps en temps un passager lâchait prise ; il devait alors courir derrière et reprendre assez de vitesse pour sauter à bord.

Trois d’entre eux n’y étaient pas arrivés. Enfin, il y en avait un qui s’était suffisamment approché pour attraper la capote à la traîne, et les deux autres avaient réussi de justesse à s’accrocher à la robe du premier, si bien qu’à chaque virage une queue de trois mages claquait follement en travers de la rue derrière l’engin en poussant des « aaaaah ».

Un certain nombre de civils se tassaient aussi sur le bolide, mais ils criaient peut-être encore plus fort que les mages.

Le bibliothécaire avait vu pas mal de spectacles insolites dans sa vie, mais celui-là arrivait indubitablement en cinquante-septième position[28].

De sa position en altitude, il entendait distinctement les voix.

« … faut continuer de tourner ! Ça ne peut réussir que si vous continuez de tourner ! C’est la magie d’Olive-Oued ! Victor la fait fonctionner dans le monde réel ! » C’était une voix de fille.

« D’accord, mais les démons rouscaillent drôlement quand… » Ça, c’était une voix d’homme qui agit sous la contrainte.

« Font chier, les démons !

— Comment est-ce qu’il peut créer un cheval ? » Ça, c’était le doyen. Le bibliothécaire reconnaissait le ton geignard. « C’est de la magie de haut niveau !

— Ce n’est pas un vrai cheval. C’est un cheval de cinéma. » À nouveau la fille. « Dites donc, vous ! Vous ralentissez !

— Non ! C’est pas vrai ! Regardez, je tourne la manivelle, je tourne la manivelle !

— Il ne peut pas monter un cheval qui n’est pas réel !

— Vous qui êtes magicien, vous croyez vraiment ça ?

— Je suis mage, plus exactement.

— Bah, si vous voulez. Ce n’est pas le genre de magie que vous pratiquez. »

Le bibliothécaire hocha la tête et cessa d’écouter. Il avait mieux à faire.

La Chose avait presque atteint la tour de l’Art et allait bientôt tourner vers la bibliothèque. Les Choses se dirigeaient toujours automatiquement vers la source de magie la plus proche. Elles en avaient besoin.

Le bibliothécaire avait trouvé une longue pique de fer dans une des réserves moisies de l’Université. Il la tint soigneusement d’un pied tandis qu’il dénouait la corde qu’il avait fixée à la girouette. Une corde tendue jusqu’au sommet de la tour ; il avait passé la nuit à l’installer.

Il embrassa du regard la cité en contrebas puis se martela la poitrine à coups de poings et rugit :

« AaaaAAAaaaAAA… hngh, hngh. »

Les coups de poings n’étaient peut-être pas vraiment indispensables, se dit-il tandis qu’il attendait que s’estompent les bourdonnements dans ses oreilles et les petits papillotements lumineux devant ses yeux.

Il serra la pique d’une main, la corde de l’autre et sauta.

Le meilleur moyen de décrire graphiquement la courbe du bibliothécaire parmi les bâtiments de l’Université, c’est tout bonnement de transcrire ses cris durant son vol.

D’abord : « AaaAAAaaaAAAaaa. » Cri qui se passe d’explication et se rapporte aux premiers instants du vol, quand tout a l’air de bien se passer.

Puis : « Aaaarghhhh. » Cri qu’il poussa en ratant de plusieurs mètres le monstre titubant et en prenant conscience d’une chose : quand on se jette dans le vide au bout d’une corde attachée au sommet d’une tour de pierre très haute et très solide vers laquelle on file tout droit, si on ne rencontre rien en chemin, on commet une erreur qu’on regrette pour le restant abrégé de ses jours.

La corde acheva sa course. Il y eut un bruit de sac de caoutchouc plein de beurre heurtant un bloc de pierre, suivi au bout d’un petit moment d’un discret « oook ».

La pique rebondit au loin dans l’obscurité avec un bruit métallique. Le bibliothécaire s’étalait comme une étoile de mer contre la paroi, doigts et orteils enfoncés dans la moindre lézarde disponible.

Il aurait pu redescendre jusqu’à terre mais il n’en eut pas l’occasion car la Chose tendit une main scintillante et le décolla du mur dans un gargouillis de ventouse débouchant un tuyau d’évier très obstrué.

Elle l’approcha de ce qui lui tenait lieu de visage.



La foule affluait sur la place devant l’Université de l’Invisible, les Planteur en tête.

« R’garde-moi ça, soupira Je-m’tranche-la-gorge. Doivent être des milliers, et personne leur vend rien. »

Le fauteuil roulant s’arrêta dans un dérapage qui souleva une autre gerbe d’étincelles. Victor l’attendait, perché sur son cheval spectral scintillant. Il ne s’agissait pas d’un seul cheval mais d’une succession de chevaux. Il ne bougeait pas, il se modifiait d’une image à l’autre.

D’autres éclairs embrasèrent le ciel.

« Qu’est-ce qu’il fait ? demanda le président.

— Il veut L’empêcher d’atteindre la bibliothèque, répondit le doyen en scrutant à travers la pluie qui commençait à battre les pavés. Le monstre veut continuer de vivre dans la réalité. Les Choses ont besoin de magie pour garder une forme cohérente. Elles n’ont pas de champ morphogénique naturel, vous voyez, et…

— Faites quelque chose ! Envoyez-la en l’air d’un coup de magie ! s’écria Ginger. Oh, le pauvre singe !

— On ne peut pas se servir de la magie ! Ce serait comme verser de l’huile sur le feu ! répondit sèchement le doyen. Et puis… je ne sais pas comment on envoie en l’air une femme de quinze mètres. On ne m’a jamais demandé de faire des trucs pareils.

— Ce n’est pas une femme ! C’est… c’est une créature de film, espèce d’idiot ! Vous croyez vraiment que je suis aussi grande ? brailla Ginger. La Chose se sert d’Olive-Oued ! C’est un monstre d’Olive-Oued ! Du pays du cinéma ! »



« Conduisez bien, bons dieux ! Conduisez bien !

— Je ne sais pas comment on fait !

— Suffit de vous pencher de tout votre poids ! » L’économe agrippa nerveusement le manche à balai. Pour toi, c’est facile à dire, songea-t-il. T’as l’habitude.

Alors qu’ils sortaient de la grande salle, une femme géante était passée en titubant devant la porte, un anthropoïde bredouillant dans une main. À présent l’économe s’efforçait de diriger un antique balai récupéré dans le musée de l’Université pendant qu’un fou dans son dos tentait de charger une arbalète.

Aéroportés, avait dit l’archichancelier. Il était absolument essentiel d’être aéroportés.

« Est-ce que vous pouvez maintenir le balai stable ? demanda l’archichancelier.

— Il n’est pas prévu pour deux, archichancelier.

— Comment vous voulez que j’vise si vous zigzaguez tout l’temps dans l’ciel comme ça, mon vieux ? »

L’esprit contagieux d’Olive-Oued, qui cinglait la ville comme une haussière d’acier dont une extrémité vient soudain de se rompre, pénétra une fois encore dans la tête de l’archichancelier.

« On ne va pas laisser nos gars là-dedans, marmonna-t-il.

— Nos anthropoïdes, archichancelier », rectifia machinalement l’économe.



La Chose chancela en direction de Victor. Elle se déplaçait difficilement, luttait contre les forces de la réalité qui la tiraient en arrière. Elle scintillait en tâchant de garder la forme sous laquelle elle s’était introduite dans le monde, si bien que les images de Ginger alternaient avec de brefs aperçus d’une créature qui se tortillait et s’enroulait.

Elle avait besoin de magie.

Elle mesura du regard Victor et son épée ; au cas où elle aurait possédé quelque chose d’aussi élaboré qu’une conscience, elle dut se savoir vulnérable.

Elle se retourna et se précipita sur Ginger et les mages.

Qui s’embrasèrent.



Le doyen brûlait d’une couleur bleue particulièrement coquette.

« Ne vous inquiétez pas, jeune dame, fit le président depuis le cœur de la fournaise. C’est une illusion. Ce n’est pas réel.

— Non ? Pas possible ? fit Ginger. Allez-y ! »

Les mages s’avancèrent.

Ginger entendit des pas derrière elle. Les Planteur.

« Pourquoi elle a peur des flammes ? demanda Sol alors que la Chose reculait à l’approche des mages. C’est juste une illusion. Elle doit bien sentir qu’il n’y a pas de chaleur. »

Ginger secoua la tête. Elle avait l’air d’une surfeuse sur une déferlante d’hystérie, mais peut-être n’est-ce pas tous les jours qu’on voit des images géantes de soi-même piétiner une ville.

« Elle se sert de la magie d’Olive-Oued, dit la jeune femme. Elle est obligée d’obéir aux lois d’Olive-Oued. Elle ne sent rien, elle n’entend rien. Elle voit, c’est tout. Ce qu’elle voit, c’est réel. Et ce que craint un film, c’est le feu. »

La Ginger géante se pressait maintenant contre la tour.

« Ça y est, elle est coincée, dit Planteur. Ils la tiennent maintenant. »

La Chose cligna des yeux devant les flammes qui avançaient.

Elle se retourna. Elle leva sa main libre. Elle se mit à escalader la tour.


Victor glissa à bas de sa monture et cessa de se concentrer. Le cheval disparut.

Malgré sa panique, il trouva moyen de jubiler un peu. Si les mages étaient allés plus souvent au cinéma, ils auraient su exactement comment s’y prendre.

C’était une histoire de fréquence de fusion critique. Même la réalité en a une. Si on arrive à faire exister quelque chose ne serait-ce qu’une toute petite fraction de seconde, ça ne veut pas dire qu’on a échoué. Ça veut dire qu’il faut insister.

Il cavala en crabe le long du pied de la tour sans quitter des yeux la Chose qui grimpait au-dessus, et trébucha sur un objet métallique. La pique qu’avait laissée tomber le bibliothécaire. Un peu plus loin, le bout de la corde traînait dans une flaque.

Il les contempla un moment, puis il se servit de la pique pour couper un bon mètre de corde qui lui servit de bandoulière rudimentaire pour son arme.

Il saisit le filin, tira dessus à titre d’essai, puis…

À sa traction répondit une absence de résistance désagréable. Il se jeta en arrière juste à temps : plusieurs dizaines de mètres de corde détrempée s’écrasèrent dans un bruit mouillé sur le pavé.

Le regard éperdu, il chercha à la ronde un autre moyen de gagner le sommet.



Les Planteur suivaient bouche bée l’escalade de la Chose. Elle ne montait pas très vite – de temps en temps elle devait coincer le bibliothécaire bredouillant sur une saillie fort à propos pendant qu’elle trouvait une autre prise –, mais elle montait.

« Oh, oui. Oui. Oui, murmurait Sol. Quel film ! Ça, c’est du cinéma !

— Une femme géante qu’escalade un grand bâtiment en tenant un singe hurlant, soupira Planteur. Et pas de cachets à payer !

— Ouais, fit Sol.

— Ouais… » fit à son tour Planteur. Sa voix trahissait un vague accent d’incertitude.

Sol semblait rêveur.

« Ouais, répéta-t-il. Euh…

— J’sais ce que tu veux dire, fit lentement Planteur.

— C’est… Enfin, c’est vraiment bien, mais… Ben, je ne peux pas m’empêcher de penser…

— Ouais. Y a un truc qui cloche, dit Planteur tout net.

— Pas qui cloche, fit Sol au désespoir. Pas exactement. Ça cloche pas vraiment. Un truc qui manque, plutôt… » Il s’arrêta, à court de mots.

Il soupira. Et Planteur soupira aussi.

Au-dessus d’eux, le tonnerre gronda.

Et du ciel jaillit un balai chevauché par deux mages braillards.



Victor poussa la porte au pied de la tour de l’Art.

Il faisait noir à l’intérieur, et il entendait l’eau goutter depuis le toit tout en haut.

On disait la tour le plus vieil édifice du Monde. Tout à fait l’impression qu’elle donnait. Elle ne servait plus à rien désormais, et les étages internes étaient depuis belle lurette tombés en pourriture, il n’en restait que l’escalier intérieur.

Un escalier en spirale, formé d’immenses blocs enchâssés directement dans le mur. Certains blocs manquaient. Une escalade dangereuse, même en plein jour.

Alors, de nuit… aucune chance.

La porte s’ouvrit à la volée dans son dos et Ginger entra d’un pas énergique en remorquant l’opérateur derrière elle.

« Alors ? fit-elle. Dépêchez-vous. Faut sauver ce pauvre singe.

— Anthropoïde, rectifia distraitement Victor.

— Si vous voulez.

— Il fait trop noir, marmonna Victor.

— Il ne fait jamais trop noir dans les films, répliqua Ginger d’un ton catégorique. Dites-vous ça. »

Elle donna un coup de coude à l’opérateur qui approuva aussi sec : « Elle a raison. Fait jamais noir dans les films. Ça tombe sous l’sens. Faut qu’y ait assez d’lumière pour qu’on voie l’noir. »

Victor leva les yeux vers l’obscurité puis les ramena sur Ginger.

« Écoutez ! dit-il aussitôt. Si… si ça tourne mal, mettez les mages au courant pour… Vous savez. La salle. Les Choses vont essayer de passer par là aussi.

— Je ne veux pas retourner là-bas ! »

Il y eut un roulement de tonnerre.

« Allez-y ! cria Ginger toute pâle. Lumières ! Boîte à images ! Action ! Tous ces trucs-là ! »

Victor serra les dents et fonça. Il y avait assez de lumière pour donner une présence aux ténèbres, et il bondit de marche en marche tandis que la magie d’Olive-Oued lui débitait sa litanie dans la tête.

« Faut qu’il y ait assez de lumière, haletait-il, pour qu’on voie l’obscurité. »

Il poursuivit sa montée en chancelant.

« Et à Olive-Oued mes forces ne m’abandonnent jamais », ajouta-t-il en espérant que ses jambes le croiraient.

Ce qui lui permit d’effectuer le tour suivant.

« Et à Olive-Oued j’arrive toujours juste à temps », brailla-t-il. Il s’adossa au mur un instant, la respiration difficile.

« Toujours juste à temps », marmonna-t-il.

Il reprit son escalade au pas de course.

Les degrés de pierre lui défilaient sous les pieds comme un rêve, comme des rectangles de film cliquetant dans une boîte à images.

Et il arriverait juste à temps. Des milliers de spectateurs le savaient.

Si les héros n’arrivaient pas juste à temps, alors plus rien n’avait de sens. Et…

Il manquait un bloc sous son pied qui se posait. Son autre pied se cambrait déjà pour décoller de la marche précédente.

Il concentra chaque parcelle d’énergie dans une impulsion qui lui mit les tendons en vibration, sentit ses orteils heurter le bord de la marche au-dessus, se jeta en avant puis bondit à nouveau parce que c’était ça ou se casser une jambe.

« C’est dingue ! »

Il poursuivit sa course en s’efforçant de repérer d’autres marches absentes.

« Toujours juste à temps », marmonna-t-il encore.

Alors peut-être qu’il pourrait s’arrêter pour se reposer ? Il arriverait quand même juste à temps. C’est ce que « juste à temps » voulait dire…

Non. Il fallait jouer franc jeu.

Il manquait une autre marche plus loin.

Il fixa le trou d’un regard vide.

Pareil désagrément risquait de se répéter sur toute la hauteur de la tour.

Il se concentra un bref instant et sauta sur du néant. Le néant devint un bloc de pierre une fraction de seconde, le temps nécessaire pour bondir sur la marche suivante.

Il sourit dans le noir, et un éclat de lumière étincela sur une de ses dents.

Rien de ce que créait la magie d’Olive-Oued ne restait réel longtemps.

Mais on pouvait le rendre réel le temps nécessaire. Hourra pour Olive-Oued.



La Chose scintillait plus lentement à présent, elle ressemblait moins souvent à une version géante de Ginger qu’au contenu du siphon d’un évier de taxidermiste. Elle hissa sa masse dégoulinante au sommet de la tour où elle resta allongée. L’air sifflait dans ses tubes respiratoires. Sous ses tentacules la pierre s’effritait à mesure que la magie s’épuisait, remplacée par l’appétit vorace du Temps.

Elle ne savait plus que penser. Où étaient les autres ? Elle se retrouvait toute seule, assiégée dans un endroit étrange…

… Et maintenant elle était en colère. Elle allongea et posa un œil mauvais sur le primate en train de se débattre dans ce qui avait été une main. Le tonnerre ébranla la tour. La pluie cascada des pierres.

La Chose déploya un pseudopode qu’elle enroula autour de la taille du bibliothécaire…

… et prit conscience d’une autre silhouette, ridiculement petite, qui surgissait de l’escalier.



Victor se décrocha la pique du dos. Et après, on fait quoi ? Face à des humains, on a le choix. On peut ordonner : « Hé, pose ce primate et sors de là les tentacules en l’air. » On peut…

Un tentacule griffu épais comme son bras s’abattit sur les pierres et les fendilla.

Victor bondit en arrière et porta un grand coup de pique de revers qui creusa une entaille profonde et jaune dans la peau de la Chose. La créature hurla et pivota en se traînant à une vitesse déplaisante pour lancer davantage de tentacules dans la direction de l’intrus.

La forme, songea Victor. Ces créatures n’ont pas de forme réelle dans ce monde. Celle-là passe trop de temps à se maintenir sous sa forme actuelle. Plus elle se concentre sur moi, moins elle pense à ne pas tomber en morceaux.

Un assortiment d’yeux dépareillés se tendirent depuis un peu partout sur la Chose.

Alors qu’ils se braquaient sur Victor ils se parcheminèrent de veinules furieuses injectées de sang.

D’accord, songea-t-il. J’ai accaparé son attention. Et maintenant ?

Il décocha un coup de pique à une griffe qui cherchait à le saisir et sauta en l’air, les genoux remontés sous le menton, lorsqu’un pseudopode heureusement non identifiable voulut lui faucher les jambes.

Un autre tentacule serpenta vers lui.

Une flèche le transperça avec le même effet qu’un plomb tiré à travers une chaussette remplie de crème pâtissière. La Chose poussa des cris stridents.

Le balai passa en trombe au-dessus de la tour tandis que l’archichancelier rechargeait fiévreusement.

Victor entendit au loin : « Si ça saigne, on peut le tuer ! » Suivi de : « Comment ça : on ? »

Victor accentua son attaque, abattit son arme sur tout ce qui lui semblait vulnérable. La créature changeait de forme, essayait de s’épaissir la peau ou de se développer une carapace là où tombait la pique, mais elle n’était pas assez rapide. Ils ont raison. On peut la tuer, songea Victor. Ça peut prendre la journée, mais elle n’est pas invincible…

Puis Ginger apparut devant lui, la mine stupéfaite et douloureuse.

Il hésita.

Une flèche se ficha avec un bruit mat dans ce qui servait de corps à la Chose.

« Taïaut ! On refait un passage, économe ! »

L’image se dissipa. La Chose stridula, rejeta le bibliothécaire comme une poupée et tituba en direction de Victor, ses tentacules tendus de toute leur longueur. L’un d’eux culbuta le jeune homme, trois autres lui arrachèrent la pique des mains, à la suite de quoi la Chose se cabra comme une sangsue et leva la pique de fer pour en frapper ses tourmenteurs aériens.

Victor se redressa sur les coudes et se concentra.

Réel le temps nécessaire.

L’éclair dessina le contour de la Chose d’une lumière bleu et blanc. Après le coup de tonnerre, la créature vacilla, comme prise de boisson, tandis que de petites vrilles luisantes d’électricité lui couraient sur le corps dans un bruit de friture. Quelques membres fumaient.

Elle résistait pour ne pas se désunir contre les forces qui grondaient en elle. Elle se déplaça follement en crabe sur la pierre en poussant de drôles de petits miaulements, puis elle regarda méchamment Victor d’un unique œil valide et bascula dans le vide.

Victor se releva à quatre pattes et se traîna jusqu’au bord.

Même durant sa descente, la Chose refusait de renoncer. Elle essayait frénétiquement de développer des plumes, du cuir et des membranes dans un effort pour trouver une parade capable de survivre à la chute…

Le temps se ralentit. L’atmosphère s’embua de violet. La Mort fit tournoyer sa faux.

« TOI APPARTENIR MORT », dit-il.

… Suivit un bruit de linge mouillé claqué sur un mur, et il s’avéra que la seule parade capable de survivre à la chute, c’était un cadavre.



La foule se rapprocha sous la pluie battante.

Maintenant qu’elle ne maîtrisait plus son apparence, la Chose se dissolvait, se réduisait à ses molécules constituantes, lesquelles s’écoulaient dans les caniveaux et se déversaient dans le fleuve avant de se noyer dans les froides profondeurs de la mer.

« Elle tombe en déliquescence, fit l’assistant des runes modernes.

— Ah bon ? s’étonna le président. Je croyais que la déliquescence, c’était surtout juvénile. »

Il tâta la Chose du pied.

« Attention, prévint le doyen. N’est pas mort ce qui à jamais dort. »

Le président l’examina. « À moi, elle m’a l’air vachement morte, dit-il. Attendez… il y a quelque chose qui bouge… »

L’un des tentacules restés en l’air s’effondra de côté.

« C’est tombé sur quelqu’un ? » demanda le doyen.

Oui, c’était tombé sur quelqu’un. Ils dégagèrent le corps convulsif de Cogite Stibon, ils le tâtèrent et le tapotèrent obligeamment jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il.

— Un monstre de quinze mètres vous est tombé dessus, répondit simplement le doyen. Vous allez… euh… bien ?

— Je voulais juste aller prendre un verre, marmonna Cogite. Je serais revenu tout de suite, parole.

— De quoi vous parlez, mon gars ? »

Cogite l’ignora. Il se leva, vacilla un peu, s’en fut en titubant vers la grande salle et n’en ressortit plus.

« Drôle de gars », commenta le président. Ils rabaissèrent les yeux sur la Chose presque entièrement dissoute.

« C’est la belle qui a tué la bête, fit le doyen qui affectionnait ce genre de saillies.

— Non, rétorqua le président. C’est de s’écrabouillasser par terre comme une crêpe. »



Le bibliothécaire se mit sur son séant et se frotta la tête. On lui fourra un livre sous les yeux. « Lisez-le ! ordonna Victor.

— Oook.

— S’il vous plaît ! »

L’anthropoïde ouvrit l’ouvrage à une page de pictogrammes. Il battit un moment des paupières. Puis son doigt descendit dans le coin inférieur droit de la page et se mit à suivre les signes de droite à gauche. De droite à gauche.

Voilà comment on devait les lire, songea Victor. Autant dire qu’il se fourvoyait depuis le début.



Électro l’opérateur panoramiqua sur la rangée de mages puis redescendit sur le monstre qui se décomposait rapidement. La manivelle s’arrêta de tourner. Il leva la tête et fit un sourire éclatant à tout le monde. « Si vous pouviez vous resserrer un peu, messieurs ? » dit-il.

Les mages se rapprochèrent docilement les uns des autres en traînant la savate. « La lumière n’est pas très bonne. »

Sol nota : Majes qui regardent le cadavere, troisième, sur un carton.

« Dommage, vous n’avez pas pris la chute, dit-il, des accents aigus d’hystérie dans la voix. On pourra peut-être bidouiller quelque chose ? »

Ginger, assise dans l’ombre près de la tour, les bras autour des genoux, essayait de s’arrêter de trembler. Parmi les formes que la Chose avait cherché à prendre juste avant la fin, elle avait reconnu la sienne.

Elle se remit debout, s’appuya à la maçonnerie rugueuse pour garder l’équilibre et s’éloigna d’un pas incertain. Elle ne savait pas vraiment ce que réservait l’avenir, mais il y aurait du café si jamais elle avait voix au chapitre.

Au moment où elle passa devant la porte de la tour, elle entendit un piétinement, et Victor sortit en titubant. Le bibliothécaire le suivait d’un pas allègre.

Le jeune homme ouvrit la bouche pour parler et manqua d’air. L’orang-outan l’écarta et saisit Ginger fermement par le bras. Il la tenait d’une main douce et chaude, mais elle sentit qu’au besoin sa poigne changerait facilement n’importe quel bras en tube de gelée avec des morceaux dedans.

« Oook !

— Écoutez, c’est fini, dit Ginger. Le monstre est mort. Ça se termine toujours comme ça, d’accord ? Et maintenant je vais me trouver quelque chose à boire.

— Oook !

— Oook vous-même. »

Victor leva la tête. « C’est… Ce n’est pas fini, dit-il.

— Pour moi, si. Je viens de me voir changée en une… une CHOSE avec des tentacules. Une Chose pareille, ça fait un drôle d’effet aux filles, vous savez.

— Ce n’est pas important ! hoqueta Victor. On s’est trompés ! Écoutez, elles vont continuer de rappliquer, maintenant ! Faut que vous retourniez à Olive-Oued ! Elles vont aussi arriver par là-bas !

— Oook ! approuva le bibliothécaire en enfonçant un ongle violet dans le livre.

— Eh ben, elles feront ça sans moi, dit Ginger.

— Non, ce n’est pas possible ! Je veux dire, elles le feront quand même ! Mais vous pouvez les arrêter ! Oh, ne me regardez pas comme ça ! » Il donna un coup de coude au bibliothécaire. « Allez-y, dites-lui, vous.

— Oook, fit le bibliothécaire résigné. Oook.

— Je ne comprends rien ! » gémit Ginger.

Le front de Victor se plissa. « Vous ne comprenez pas ?

— Pour moi, c’est du charabia de singe ! »

Les yeux de Victor louchèrent en coin sur l’orang-outan. « Euh… »

Le bibliothécaire resta un instant immobile comme une statue préhistorique. Puis il prit la main de Ginger, tout doucement, et la tapota.

« Oook, dit-il avec bienveillance.

— Pardon, fit Ginger.

— Écoutez ! dit Victor. Je me suis trompé ! Vous ne vouliez pas Les aider, vous vouliez Les arrêter ! J’ai lu le livre à l’envers ! Ce n’est pas un homme derrière mais devant une porte ! Et un homme devant une porte… (il prit une profonde inspiration) c’est un garde !

— Oui, mais on ne peut pas courir à Olive-Oued ! C’est à des kilomètres d’ici ! »

Victor haussa les épaules. « Allez chercher l’opérateur », dit-il.



Le pays autour d’Ankh-Morpork est fertile et surtout affecté aux champs de choux qui participent à l’odeur spécifique de la ville.

La lumière grisâtre d’avant l’aube s’épandit sur les étendues bleu-vert et autour de deux fermiers qui démarraient de bonne heure la récolte d’épinards.

Ils relevèrent la tête, non pas en entendant un bruit, mais en entendant passer un point de silence là où il aurait dû y avoir du bruit.

Ils virent un homme, une femme et quelque chose qui ressemblait à un homme de taille S dans un manteau de fourrure XXL, tous à bord d’un char qui scintillait en roulant. Ils fonçaient à tombeau ouvert sur la route d’Olive-Oued et disparurent bientôt dans le lointain.

Une ou deux minutes plus tard les suivit un fauteuil roulant. Son essieu flamboyait, porté au rouge. Le véhicule croulait sous des passagers qui se criaient dessus les uns les autres. L’un d’eux tournait une manivelle sur une boîte.

Le fauteuil était tellement chargé que des mages en tombaient régulièrement et couraient derrière en braillant jusqu’à ce qu’ils trouvent l’occasion de bondir à nouveau à bord pour se remettre à crier.

Le conducteur, s’il y en avait un, n’arrivait pas à diriger l’engin qui zigzagua d’un bord à l’autre de la route avant de la quitter définitivement en trombe et de passer à travers une grange.

Un des fermiers donna du coude à son collègue. « J’ai déjà vu des affaires d’même dans les films, dit-il. C’est toujours pareil. Y foncent dans une grange, pis y s’en r’sortent de l’aut’bord avec des tas d’poules qui leur piaillent d’sus la tête. » Son compagnon s’appuya sur sa houe d’un air pensif. « Ça vaudrait l’coup d’voir ça, dit-il.

— Dame sûr.

— Vu que là-d’dans, mon gars, y a vingt tonnes de choux. » Il y eut un grand fracas, et le fauteuil en folie jaillit de la grange dans une pluie de poulets pour foncer vers la route. Les fermiers échangèrent un regard. « Eh ben, crévindieux », fit l’un.



Olive-Oued rougeoyait à l’horizon. La terre tremblait plus fort à présent.

Le char scintillant émergea d’un bouquet d’arbres et s’arrêta en haut de la pente qui descendait à la ville.

La brume enveloppait Olive-Oued. Des traits de lumière en fusaient et zébraient le ciel.

« On arrive trop tard ? fit Ginger avec espoir.

— Presque trop tard, répondit Victor.

— Oook », fit le bibliothécaire. Son ongle allait et venait à mesure qu’il Usait les antiques pictogrammes – de droite à gauche, de droite à gauche.

« Je savais que quelque chose ne collait pas, avait dit Victor. La statue endormie… Le garde. Les anciens prêtres chantaient des chansons et faisaient des cérémonies pour le maintenir éveillé. Ils se souvenaient d’Olive-Oued du mieux qu’ils pouvaient.

— Mais cette histoire de garde, ça ne me rappelle rien, à moi !

— Oh, si. Mais tout au fond de vous, quoi.

— Oook, fit le bibliothécaire en tapotant une page. Oook !

— Il dit que vous descendez sans doute de la première Grande Prêtresse. Il croit que tout le monde à Olive-Oued descend de… vous voyez… Je veux dire, la première fois que les Choses sont entrées, toute la ville a été détruite, et les survivants ont fui dans toutes les directions, vous voyez, mais il se trouve que tout le monde se souvient même de choses qui sont arrivées à des ancêtres lointains, comme s’il y avait un grand étang de mémoire, quoi, auquel chacun était relié, alors quand tout a recommencé, qu’on a tous reçu l’appel d’Olive-Oued, vous avez essayé d’arranger les choses, seulement l’appel était faible et vous ne l’entendiez pas, sauf dans votre sommeil… »

Sa voix décrut malgré lui.

« Oook ? fit Ginger d’un air soupçonneux. Vous avez compris tout ça dans “oook” ?

— Ben, pas dans un seul, reconnut Victor.

— Je n’ai jamais entendu autant de… » commença Ginger avant de s’arrêter. Une main plus douce que le cuir le plus soyeux se fourra dans la sienne. Elle tourna la tête pour se retrouver nez à nez avec une figure qui ressemblait en moins coquet à un ballon de football dégonflé.

« Oook », dit le bibliothécaire.

Ginger croisa un instant le regard avec lui.

Puis elle déclara : « Mais je ne me suis jamais sentie grande prêtresse…

— Ce rêve dont vous m’avez parlé, dit Victor. Ça m’a paru très… grande prêtresse, quoi. Très… très…

— Oook.

— Sacerdotal. Ouais, traduisit Victor.

— C’est juste un rêve, fit Ginger nerveusement. Je l’ai toujours fait de temps en temps, aussi loin que je me souvienne.

— Oook oook.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Ginger.

— Il dit que ça doit remonter encore plus loin que vous ne le croyez. »

Devant eux, Olive-Oued scintillait comme du gel, comme une ville de lumière stellaire congelée.

« Victor ? fit Ginger.

— Oui ?

— Où ils sont, tous ? »

Victor regarda plus loin sur la route. Là où ils auraient dû apercevoir du monde, des réfugiés fuyant en désordre… il n’y avait rien.

Rien que le silence et la lumière.

« Où ils sont ? » répéta-t-elle.

Il vit son expression.

« Mais le tunnel s’est écroulé ! dit-il d’une voix forte dans l’espoir d’influer sur la réalité. C’était complètement bloqué !

— Des trolls ne mettraient pas longtemps à ouvrir un passage, remarquez », objecta Ginger.

Victor songea au… au Xinéma. Et à la première salle qui avait subsisté pendant des millénaires. Et à tous les gens qu’il connaissait, assis dedans pendant encore mille ans. Pendant que les étoiles changeaient dans le ciel.

« Évidemment, ils sont peut-être… ben… ailleurs, mentit-il.

— Mais ils n’y sont pas, répliqua Ginger. On le sait tous les deux. »

Victor, impuissant, contempla la Ville Lumières.

« Pourquoi nous ? fit-il. Pourquoi ça nous arrive à nous ?

— Faut bien que ça arrive à quelqu’un », répondit Ginger.

Victor haussa les épaules. « Et l’occasion ne se présente qu’une fois, fit-il. C’est ça ?

— Juste au moment où on en a besoin, on a un monde à sauver.

— Ouais. On en a, de la veine ! »



Les deux paysans fouillèrent des yeux depuis le portail l’intérieur de la grange. Des piles de choux attendaient, imperturbables, dans la pénombre.

« J’te l’avais ben dit que c’étions des choux, fit l’un. J’savais que c’étions pas des poulets. J’sais r’connaître un chou quand j’en vois un, et moi, j’crois ce que j’vois. »

De très haut dans le ciel leur parvinrent des voix qui se rapprochaient.

« Foutredieux, mon vieux, vous savez donc pas conduire ?

— Comment voulez-vous ? Vous n’arrêtez pas de vous pencher d’un bord à l’autre, archichancelier !

— Où on est ? J’vois rien dans ce brouillard !

— Je vais essayer de le diriger vers… Ne vous penchez pas comme ça ! Ne vous penchez pas comme ça ! Je vous dis de ne pas vous pencher… »

Les fermiers plongèrent de côté lorsque le balai s’engouffra en vrille par le portail ouvert et disparut parmi les rangées de choux. Ils entendirent au loin un bruit de lourde chute et de crucifères écrasées.

Puis une voix assourdie : « Vous vous êtes penché.

— Balivernes. C’est dans un drôle de pétrin que vous m’avez mis là. C’est quoi ?

— Des choux, archichancelier.

— Un genre de légume ?

— Oui.

— J’en ai horreur, des légumes. Ça délaye le sang. »

Une pause. Puis les fermiers entendirent la première voix lancer : « Eh bien, vous m’en voyez navré, espèce de gros lard tyrannique et sanguinaire. »

Une autre pause.

Puis : « Est-ce que j’peux vous virer, économe ?

Non, archichancelier. Je suis titulaire.

Dans ce cas, vous allez m’aider à sortir de là et on va s’trouver un coup à boire. »

Les fermiers s’éclipsèrent discrètement. « Crévindieux, dit celui qui croyait aux choux. C’est des mages. Vaut mieux pas fourrer son nez dans les affaires d’ces crévindieux d’mages.

— Ouais, fit l’autre. Euh… Ça veut dire quoi : crévindieux ? Exactement ? »



L’heure était au silence.

Rien ne bougeait dans Olive-Oued en dehors de la lumière. Elle scintillait lentement. La lumière d’Olive-Oued, songea Victor.

On avait le sentiment d’une attente épouvantable. Si un plateau de tournage était un rêve attendant de se réaliser, alors la ville se trouvait au stade suivant : une réalité attendant quelque chose de nouveau, quelque chose que le langage ne pouvait définir.

« , dit le jeune homme avant de se taire.

— ? fit Ginger.

— ?

— ! »

Ils échangèrent un long regard. Puis Victor prit Ginger par la main et l’entraîna dans le bâtiment le plus proche, en l’occurrence la cantine.

Le spectacle y était indescriptible et le resta jusqu’à ce que Victor trouve le tableau sur lequel on inscrivait ce qui passait ironiquement pour le menu.

Il saisit la craie.

Je parle met je ne m’entand pas, écrivit-il avant de tendre solennellement la craie à la jeune femme.

Mois aussi. Pourcoi ?

Victor fit sauter la craie dans sa paume d’un air songeur, puis écrivit. Je crois que sait parce qu’on n’a jamet inventé le film sonore. Si on navet pas de démons pour peindre en couleur, peut-être qu’en plusse tout serait en noir et blan.

Ils contemplèrent le spectacle autour d’eux. Des repas intacts ou à demi consommés restaient sur presque toutes les tables. Un événement pas franchement rare chez Borgle, mais qui s’accompagnait en principe des réclamations vives des clients.

Ginger plongea délicatement un doigt dans l’assiette la plus proche.

« Encore chaud, dit-elle silencieusement.

— Allons-y », répliqua Victor de la même façon en montrant la porte du doigt.

Elle se lança dans une phrase compliquée, grimaça au vu de la mine interdite de son compagnon et nota : On devriat attendre les majes.

Victor resta un instant figé. Puis ses lèvres formèrent des mots que Ginger préférait ne pas comprendre et il se précipita dehors.

Le fauteuil en surcharge, ses essieux fumants, roulait déjà en trombe dans la rue. Victor fit des bonds devant le bolide en agitant les bras.

Une longue conversation silencieuse s’ensuivit. On écrivit beaucoup à la craie sur le mur voisin. Finalement, Ginger ne put contenir davantage son impatience et s’amena en vitesse.

Faut pas vous aproché. Si elles arrivent à passer, vous leur servirez de déjeuné.

Vous aussi. Cette écriture-ci était plus soignée : celle du doyen.

Victor répliqua : Sauffe que je crois savoir ce qui se passe. De toutes fassons, on aura bezoin de vous si ça tourne mâle.

Il hocha la tête à l’adresse du doyen et revint en hâte vers Ginger et le bibliothécaire. Il jeta au primate un regard inquiet. Techniquement, le bibliothécaire était un mage – du moins au temps de sa forme humaine, alors il devait l’être resté. D’un autre côté, c’était aussi un anthropoïde et un compagnon précieux à garder sous la main en cas d’urgence. Il décida de courir le risque.

Venez, formèrent ses lèvres.

On n’avait aucun mal à trouver le chemin de la colline. À la place de l’ancien sentier s’ouvrait désormais une piste large, affreusement jonchée des débris d’un passage précipité. Une sandale. Une boîte à images abandonnée. Un boa de plumes rouges qui avait l’air de ramper.

La porte dans la colline était arrachée de ses gonds. Une lueur terne sortait du tunnel. Victor haussa les épaules et entra d’un pas énergique.

On n’avait pas franchement dégagé les décombres, on les avait écartés puis écrasés pour permettre à la foule de passer. Le plafond ne s’était pas effondré. Non pas grâce aux décombres. Grâce à Détritus. Il le soutenait de toute sa hauteur.

Enfin presque de toute sa hauteur. Il avait déjà mis un genou à terre.

Victor et le bibliothécaire entassèrent de gros rochers autour du troll jusqu’à ce qu’il puisse décharger le poids de ses épaules.

Il gémit, du moins il en donna l’impression, et bascula en avant.

Ginger l’aida à se remettre debout.

Qu’est-ce qu’il s’est passé ? dit-elle sans qu’un son ne sorte de son gosier.

« ? ? » L’absence de sa voix parut déconcerter Détritus qui tenta de loucher sur sa bouche.

Victor soupira. Il vit en pensée les habitants d’Olive-Oued fuir aveuglément dans le couloir, les trolls s’activer sur l’obstacle. Comme Détritus était le plus solide, il avait naturellement joué un rôle important. Et comme la seule fonction que remplissait en temps normal son cerveau, c’était empêcher le sommet de son crâne de s’affaisser, tout aussi naturellement c’était lui qu’on avait laissé pour soutenir le poids de la colline. Victor l’imaginait en train d’interpeller ceux qui passaient près de lui en courant sans l’entendre.

Il faillit lui écrire un mot d’encouragement, mais dans le cas de Détritus, c’était certainement une perte de temps. De toute façon, le troll ne comptait pas moisir dans le coin. Il s’enfonça par bonds dans le tunnel, la mine menaçante, farouchement concentré sur un objectif personnel. Ses phalanges qui traînaient par terre laissaient deux sillons dans la poussière.

Le passage donnait dans la grotte, laquelle servait, se rendit alors compte Victor, d’antichambre à la salle proprement dite. Peut-être que des milliers d’années plus tôt des suppliants y étaient venus en foule pour acheter… quoi ? Des saucisses bénites, peut-être, et les saints grains sauteurs.

Elle baignait à présent dans une lumière spectrale. Elle était toujours maculée de moisissure humide et ancestrale partout où Victor posait les yeux. Pourtant, partout où il ne les posait pas, à la limite de son champ de vision, il la sentait décorée de tentures de peluche rouge et d’ornements dorés baroques. Il n’arrêtait pas de tourner brusquement la tête dans l’espoir de saisir l’image fantomatique étincelante.

Il vit le froncement de sourcils inquiet du bibliothécaire et inscrivit à la craie sur la paroi de la grotte :

La réalité ressor ?

Le bibliothécaire acquiesça.

Victor grimaça et prit la tête de son petit groupe de guérilleros – du moins, de deux guérilleros et d’un orang-outan héros – pour gravir les marches usées qui menaient à la salle.

Il se rendit compte plus tard que Détritus les avait tous sauvés.

Ils jetèrent un regard, un seul, aux images virevoltantes sur l’écran obscène et…

Rêve. Réalité. Croire.

Attendre…

… et Détritus voulut passer au travers. Les images conçues pour fasciner et prendre au piège tout être pensant rebondirent sur l’arrière de son crâne rocheux et revinrent à la charge. Il ne leur prêta aucune attention. Il avait d’autres chats à fouetter[29].

Manquer mourir piétiné par un troll préoccupé, c’est presque le remède idéal pour qui a du mal à distinguer le rêve de la réalité. La réalité, c’est quelque chose qui vous écrase le nez par terre.

Victor se remit péniblement debout, attira les autres à lui, montra du doigt le rectangle scintillant et renflé au bout de la salle et remua ses lèvres muettes : Ne regardez pas !

Ils opinèrent.

Ginger lui agrippa fermement le bras tandis qu’ils descendaient doucement l’allée.

Le Tout-Olive-Oued était là. Ils virent des visages connus en rangs d’oignons sur les sièges, immobiles dans la lumière frissonnante, l’expression figée.

Victor sentit les ongles de la jeune femme se planter dans sa peau. Il y avait là Roc, Momo, Fruntkin l’employé de la cantine et madame Cosmopilite la costumière. Il y avait Gauledouin et une rangée d’autres alchimistes. Il y avait les charpentiers, les opérateurs et toutes les vedettes anonymes, tous ceux qui avaient tenu des chevaux, essuyé des tables ou fait la queue, qui avaient attendu et attendu leur chance…

Victor songea aux homards. Il y avait une grande ville, des tas de gens sont morts, et maintenant c’est le royaume des homards.

Le bibliothécaire tendit le doigt.

Détritus avait retrouvé Rubis au tout premier rang et tentait de l’arracher à son siège. Il avait beau la gigoter en tous sens, les yeux de la troll ne quittaient pas les images dansantes. Lorsqu’il s’interposa pour masquer l’écran, Rubis battit un instant des paupières, se renfrogna et l’écarta d’un coup de poing.

Puis toute expression disparut à nouveau de sa figure et elle se carra dans son fauteuil.

Victor posa une main sur l’épaule de Détritus et fit des mouvements pour le consoler, espéra-t-il, avant de l’entraîner plus loin. La figure de Détritus était une fresque de souffrance.

L’armure reposait toujours sur le bloc de pierre derrière l’écran, devant le disque terni.

Ils la contemplèrent, désespérés.

Victor passa le doigt dans la poussière, pour voir. Le doigt laissa une traînée de métal jaune brillant. Victor se tourna vers Ginger. Et maintenant ? articulèrent ses lèvres.

La jeune femme haussa les épaules. Ce qui voulait dire : Est-ce que je sais, moi ? Je dormais.

L’écran au-dessus d’eux se gonflait d’un ventre proéminent à présent. Combien de temps avant que les Choses forcent le passage ?

Victor voulut secouer le… l’homme, disons. Un homme très grand. En armure d’or sans jointures. Autant vouloir secouer une montagne pour la réveiller.

Il tendit la main et tenta de dégager l’épée, quand bien même elle était plus grande que lui et, en admettant qu’il arrive à la soulever, aussi maniable qu’une péniche.

Elle était coincée.

Le bibliothécaire s’efforçait de lire le livre à la lumière de l’écran et feuilletait les pages d’un doigt fébrile.

Victor écrivit à la craie sur le côté du bloc de pierre : Vous ne vous rapelez rien du tou ?

Ginger prit la craie : Non ! Vous m’avez réviellée ! ! Je ne sais pas comment faire ! ! ! Et faire qoi, d’ailleurs ! ! !

Elle n’acheva pas le quatrième point d’exclamation parce que la craie se brisa net. Il y eut un « ping » au loin lorsque le bout cassé heurta quelque chose.

Victor retira le morceau restant des doigts de Ginger.

Vous pourriez peut-être jeter un cou d’œil au livre, suggéra-t-il.

Le bibliothécaire approuva de la tête et voulut mettre l’ouvrage dans les mains de la jeune femme. Elle lui fit signe de s’écarter un instant et resta immobile, à regarder fixement la pénombre.

Puis elle prit le livre.

Ses yeux se posèrent successivement sur l’anthropoïde, le troll et l’homme. Puis elle arma son bras et jeta le livre.

Cette fois ce ne fut pas un « ping ». Mais un « booong » franc et grave qui résonna longtemps. Quelque chose produisait quand même du bruit dans cet espace privé de son.

Victor contourna le bloc en dérapant.

Le grand disque était un gong. Il tapa légèrement dessus. Des particules de corrosion en tombèrent mais le métal frémit sous son doigt et rendit un autre grondement métallique. En dessous, maintenant que ses yeux la cherchaient instinctivement, il vit une tige de métal d’un mètre quatre-vingts terminée par une boule rembourrée.

Il la saisit et la souleva pour la dégager de ses supports. Du moins il essaya. La rouille la retenait solidement en place.

Le bibliothécaire se plaça en face et croisa le regard de Victor ; cette fois ils tirèrent dessus ensemble. Des écailles de rouille se plantèrent dans les paumes de Victor.

Impossible de la bouger d’un poil. La mailloche et ses supports, sous l’action des siècles et de l’air salin, ne formaient plus qu’une seule masse métallique.

Le temps parut alors ralentir, ce ne fut plus qu’une succession d’instants figés dans la lumière papillotante, comme des images animées passant dans le projecteur.

Clic.

Détritus tendit le bras par-dessus la tête de Victor, empoigna le manche par le milieu et le souleva en arrachant les supports rouillés carrément de la roche.

Clic.

Tout le monde se jeta à plat ventre lorsque le troll prit la mailloche à deux mains, banda ses muscles et l’abattit en un grand mouvement circulaire sur le gong.

Clic.

Clic.

Clic.

Clic.

Comme dans une succession de tableaux, Détritus donna l’impression de passer instantanément d’une… clic… position à une autre, différente mais apparentée, tandis qu’il pivotait sur un pied calleux et que la tête de la mailloche… clic… décrivait un arc de cercle lumineux dans l’obscurité.

Clic.

Sous l’impact, le gong fusa si loin en arrière que ses chaînes se brisèrent et qu’il alla claquer contre le mur de la salle.

Les bruits revinrent aussitôt et en masse, comme s’ils avaient été retenus quelque part, qu’on les avait brusquement relâchés et qu’ils se répandaient à nouveau joyeusement dans le monde en noyant les tympans.

Booong.

Clic.



Le géant sur le bloc de pierre se redressa lentement en position assise. La poussière cascadait en lents filets de son armure. Par en dessous apparaissait de l’or que les années n’avaient pas terni.

Il se déplaçait lentement mais sans hésitation, comme mû par un système d’horlogerie. Une main saisit l’épée géante. L’autre agrippa le bord du bloc pour stabiliser l’ensemble du corps tandis que les longues jambes fuselées se balançaient pour mettre pied à terre.

Il se leva, se dressa du haut de ses trois mètres, posa les mains sur la poignée de l’épée et marqua un temps. Son attitude ne variait guère de celle qu’on lui avait connue sur le bloc de pierre, mais cette fois on sentait chez lui comme de la vigilance, comme si des énergies monstrueuses tournaient tranquillement au ralenti. Il prit à peine garde aux quatre intrus qui l’avaient réveillé.

Les pulsations effrénées de l’écran cessèrent. Quelque chose avait senti la présence de l’homme d’or et focalisait toute son attention sur lui. Une attention qui, du coup, ne se portait plus ailleurs.

Les spectateurs commencèrent à bouger. Ils se réveillaient.

Victor attrapa le bibliothécaire et Détritus.

« Vous deux, dit-il, sortez tout le monde d’ici. Sortez-les d’ici en vitesse.

— Oook ! »

La population d’Olive-Oued n’eut pas besoin de beaucoup d’encouragements. Le spectacle des formes nettes à l’écran, sans le filtre de l’hypnose, suffisait à donner à tout ce qui avait plus de jugeote que Détritus l’envie de se trouver très loin ailleurs. Victor les voyait enjamber les sièges avec peine, se démener pour fuir la salle.

Ginger voulut les suivre. Victor l’arrêta.

« Pas encore, dit-il doucement. Pas nous.

— Comment ça ? »

Il secoua la tête. « Faut qu’on soit les derniers à sortir, dit-il. Ça fait partie d’Olive-Oued. Vous pouvez vous servir de la magie, mais elle se sert aussi de vous. Et puis vous n’avez pas envie de voir comment tout ça va finir ?

— J’espérais le voir de loin.

— D’accord, disons ça autrement… Il va leur falloir deux bonnes minutes pour sortir. Alors, après, on pourra courir sans être gênés, non ? »

Ils entendirent des cris dans l’antichambre lorsque l’expublic s’agglutina dans le tunnel.

Victor remonta l’allée soudain désertée et s’assit dans un fauteuil libre du dernier rang.

« J’espère que le Détritus sera plus malin cette fois, qu’il ne restera pas à la traîne à soutenir le plafond. »

Ginger soupira et s’installa près de lui.

Victor posa les pieds sur le fauteuil devant lui et fouilla dans ses poches.

« Ça vous dit, demanda-t-il, des grains sauteurs ? »

L’homme d’or était visible sous l’écran. Il avait la tête penchée.

« Vous savez, il ressemble vraiment à mon oncle Oswald », fit Ginger.

L’écran s’éteignit avec une telle soudaineté que l’irruption de l’obscurité fit presque du bruit.

Le phénomène avait déjà dû se produire très souvent, se dit Victor. Dans des dizaines d’univers. L’idée folle survient et, pour une quelconque raison, l’homme d’or, Oswald ou je ne sais qui, se lève. Afin d’en garder le contrôle. Ou autre chose. Peut-être que partout où se déplace Olive-Oued, Osric suit.

Un point lumineux violet apparut et grossit de plus en plus vite. Victor eut l’impression de tomber dans un tunnel.

La silhouette d’or leva la tête.

La lueur se tortilla et dessina des formes au hasard. L’écran n’était plus là. Quelque chose entrait dans le monde. Il ne s’agissait pas d’une image à l’autre bout de la salle, mais de quelque chose qui cherchait frénétiquement à exister.

L’homme d’or ramena son épée en arrière.

Victor secoua l’épaule de Ginger.

« Je crois que c’est là qu’on s’en va », dit-il.

L’épée frappa. Une lumière dorée emplit la grotte.

Victor et Ginger dévalaient déjà les marches de l’antichambre lorsque se produisit la première secousse. Ils fixèrent l’entrée déserte du tunnel.

« Jamais de la vie, fit Ginger. Je ne vais pas encore rester coincée là-dedans. »

L’escalier descendait devant eux. Évidemment, il rejoignait sûrement la mer, laquelle ne se trouvait qu’à quelques pas, mais l’eau était d’un noir d’encre et, comme disait Gaspode, elle augurait.

« Vous savez nager ? » demanda Victor. Un pilier en voie de décomposition s’effondra dans la grotte derrière eux. De la salle proprement dite leur parvint une plainte affreuse.

« Pas très bien, répondit Ginger.

— Moi non plus », avoua-t-il. Le vacarme dans leur dos empirait.

« Quand même, ajouta-t-il en prenant la main de la jeune femme. On peut se dire que c’est une bonne occasion de faire des progrès rapides. »

Ils sautèrent.



Victor refit surface à cinquante mètres de la côte, les poumons en feu. Ginger émergea à quelques brasses. Ils nagèrent sur place et regardèrent.

La terre trembla.

La ville d’Olive-Oued, bâtie de bois vert et de vulgaires pointes, se disloquait sous les secousses. Les maisons se repliaient lentement sur elles-mêmes, comme des jeux de cartes. Ici et là, de petites explosions signalaient que des réserves d’octocellulose partaient en fumée. Des cités de toile et des montagnes de plâtre s’affaissaient doucement en tas de ruines.

Et au milieu de tout ça, esquivant les poutres qui tombaient mais ne laissant rien d’autre leur barrer la route, les habitants d’Olive-Oued fuyaient à perdre haleine. Opérateurs, acteurs, alchimistes, démons, trolls, nains, tous couraient comme des fourmis dont la fourmilière a pris feu, tête baissée, tricotant des jambes, les yeux fermement braqués sur l’horizon.

Un pan entier de la colline s’effondra.

L’espace d’un instant, Victor crut voir l’immense silhouette d’or d’Osbert, aussi impalpable que des grains de poussière dans un rai de lumière, s’élever au-dessus d’Olive-Oued et faire de son épée un grand mouvement circulaire qui englobait tout le paysage.

Puis il disparut.



Victor aida Ginger à regagner le rivage.

Ils entrèrent dans la rue principale, désormais silencieuse en dehors du craquement et du choc sourd d’une planche qui basculait de temps en temps d’un bâtiment à demi écroulé.

Ils se frayèrent un chemin à travers des décors renversés et des boîtes à images en miettes.

Un fracas s’éleva derrière eux lorsque le panneau du « Siècle de la Roussette » glissa hors de ses attaches et s’abattit avec un bruit sourd dans le sable.

Ils passèrent devant les restes de la cantine de Borgle, dont la destruction avait accru la qualité moyenne de la nutrition mondiale de quelques petits points peu nombreux mais significatifs.

Ils pataugèrent dans des films dévidés qui claquaient au vent.

Ils foulèrent des rêves brisés.

Et au moment de sortir de ce qui avait été Olive-Oued, Victor se retourna et jeta un regard en arrière.

« Ben, ils avaient raison, finalement, dit-il. Vous ne travaillerez plus jamais dans cette ville. »

Un sanglot lui répondit. À sa grande surprise, Ginger pleurait.

Il passa le bras autour de la jeune femme.

« Venez, dit-il. Je vous raccompagne chez vous. »



La magie d’Olive-Oued, désormais sans racines et sur le déclin, sillonnait la région en crépitant, cherchait des moyens de se mettre à la terre.

Clic…

Le soir tombait. La lueur rougeoyante du soleil couchant inondait les fenêtres de l’Antre à Côtes de Harga, quasiment désert à cette heure de la journée.

Détritus et Rubis occupaient comme ils pouvaient des sièges à dimensions humaines.

Ils n’avaient pour toute compagnie que Sham Harga lui-même, qui étalait la saleté plus uniformément sur les tables vides en sifflotant.

« Euh… risqua Détritus.

— Oui ? fit Rubis avec espoir.

— Euh… Rien », répondit Détritus. Il ne se sentait pas à sa place ici, mais Rubis avait insisté. Elle attendait qu’il dise quelque chose, se répétait-il, mais la seule idée qui lui venait à l’esprit, c’était de lui taper dessus avec une brique.

Harga cessa de siffloter.

Détritus sentit sa tête pivoter. Sa bouche s’ouvrit.

« Rejoue-le, Sham », dit Olive-Oued.

Un accord de musique éclata. Le mur du fond de l’Antre à Côtes de Harga coulissa pour disparaître dans la dimension qu’on réserve à ces accessoires-là, et un orchestre indistinct mais indubitable occupa l’espace normalement dévolu à la cuisine de Harga et la ruelle bruyante par-derrière.

La robe de Rubis devint une cascade de paillettes. Les autres tables disparurent à toute allure.

Détritus rajusta un smoking inattendu et se racla la gorge.

« Y a peut-être du vilain plus loin… » commença-t-il alors que les mots affluaient directement de quelque part ailleurs jusque dans ses cordes vocales.

Il prit la main de Rubis. Une canne à embout doré lui frappa l’oreille gauche. Un chapeau de soie noir se matérialisa à toute vitesse et lui rebondit du coude. Il les ignora.

« Mais il y a le clair de lune et la musique, alors… »

Il hésita. Les mots merveilleux s’évanouissaient. Les murs revinrent. Les tables réapparurent. Les paillettes jetèrent un dernier éclat et moururent.

« Hum », fit soudain le troll.

Elle ne le quittait pas du regard.

« Euh… Pardon, fit-il. Chaispas qui m’a pris, là. »

Harga s’approcha à grands pas de la table.

« C’était quoi, tout ce… ? » commença-t-il. Sans bouger les yeux, Rubis tendit brusquement un bras comme un tronc d’arbre, le fit pivoter sur place et le propulsa à travers le mur.

« Embrasse-moi, grand fou », dit-elle.

Le front de Détritus se plissa. « Quoi ? » fit-il.

Rubis soupira. Bon, tant pis pour les manières humaines.

Elle saisit une chaise et la lui abattit scientifiquement sur la tête. Un sourire fendit la figure du troll qui s’effondra en avant.

Elle le souleva sans mal et se le balança sur l’épaule. Rubis avait au moins appris une chose à Olive-Oued : rien ne servait d’attendre que l’homme de votre vie vous flanque un coup de brique. Il fallait faire vos briques vous-même.



Clic…

Dans une mine de nains à des kilomètres et des kilomètres de la terre grasse d’Ankh-Morpork, un contremaître très en colère cogna sur sa pelle pour réclamer le silence et parla en ces termes : « Je veux qu’ce soit bien clair, vu ? Un seul – et j’rigole pas – un seul, vu ? rien qu’un seul “Héhohého” de plus, espèces d’ornements d’jardin, et vous avez droit à la hache à deux tranchants, vu ? On est des nains, nom des dieux. Alors conduisez-vous en nains. Et c’est aussi valable pour toi, Dormeur ! »



Clic…

Fais-moi-plaisir Appelle-moi-Monsieur-Pan-pan arriva par bonds au sommet de la dune et jeta un coup d’œil par-dessus. Puis il revint en se laissant glisser.

« La voie est libre, signala-t-il. Pas d’humains. Que des ruines.

— Une chité rien qu’à nous, fit joyeusement le chat. Une chité où tous les janimaux, chans dichtinkchion d’echpèche ou d’achpect, peuvent vivre enchemble dans une parfaite… »

Le canard cancana.

« Le canard dit, traduisit Appelle-moi-Monsieur-Pan-pan-et-t’es-mort, que ça vaut le coup d’essayer. Si on doit acquérir science et sagesse, autant le faire bien. Venez. »

Puis il frissonna. Il était passé comme une légère odeur d’électricité statique. L’espace d’un instant, le petit secteur dans les dunes de sable tremblota comme dans une brume de chaleur.

Le canard cancana encore.

Pas-monsieur-Panpan fronça le museau. C’était soudain difficile de se concentrer.

« Le canard dit, balbutia-t-il, le canard dit… dit… le canard… dit… dit… coincoin… ? »

Le chat regarda la souris.

« Miaou ? » fit-il.

La souris haussa les épaules. « Couiiine », proposa-t-elle.

Le lapin fronça encore le museau, hésitant.

Le canard loucha sur le chat. Le chat fixa le lapin. La souris regarda le canard.

Le canard s’envola en flèche. Le lapin ne fut plus qu’un nuage de sable disparaissant au loin. La souris fila en trombe par-dessus les dunes. Et, heureux comme il ne l’avait pas été depuis des semaines, le chat lui courut après.



Clic…

Ginger et Victor étaient attablés dans un angle du Tambour Rafistolé.

« C’étaient de bons chiens, dit enfin Ginger.

— Oui, lâcha Victor avec froideur.

— Momo et Roc ont fouillé les décombres pendant une éternité. Il y a toutes sortes de caves et de machins là-bas, qu’ils disent. Je suis désolée.

— Oui.

— Peut-être qu’on devrait leur élever une statue, quelque chose.

— Je n’en suis pas sûr. Je veux dire, si on pense à ce que les chiens font aux statues. Les chiens qui meurent, ça fait peut-être partie d’Olive-Oued. Je ne sais pas. »

Ginger suivit du doigt le contour d’un trou de nœud dans la table.

« Tout est fini, maintenant, dit-elle. Ça vous le savez, quand même ! Terminé, Olive-Oued. Tout est fini.

— Oui.

— Le Patricien et les mages ne laisseront plus personne faire des clics. Le Patricien a été catégorique là-dessus.

— Je ne crois pas qu’on ait envie d’en faire, dit Victor. Qui va se souvenir d’Olive-Oued maintenant ?

— Comment ça ?

— Les anciens prêtres ont bâti une espèce de religion à la noix autour d’Olive-Oued. Ils ont complètement oublié ce que c’était réellement. Ça n’avait pas d’importance, remarquez. Je ne crois pas qu’on ait besoin de feux et de chants. On a juste besoin de se souvenir d’Olive-Oued. On a besoin de quelqu’un qui se souvienne vraiment d’Olive-Oued.

— Ouais, fit Ginger en souriant. De mille éléphants.

— Ouais. » Victor éclata de rire. « Pauvre vieux Planteur. Il ne les a jamais eus, d’ailleurs… »

Ginger déplaçait en rond un bout de pomme de terre dans son assiette. Quelque chose la préoccupait, et ce n’était pas son repas. « Mais c’était vachement bien, non ? s’exclama-t-elle. On a eu quelque chose de vraiment étonnant, non ?

— Si.

— Les gens trouvaient vraiment ça bien, non ?

— Oh si, fit Victor sombrement.

— Je veux dire, est-ce qu’on n’a pas apporté quelque chose d’extraordinaire au monde ?

— Là, pas de doute.

— Je ne voulais pas dire ça. Être une déesse de l’écran, ce n’est pas aussi sensationnel qu’on croit, vous savez.

— Exact. »

Ginger soupira. « Terminée, la magie d’Olive-Oued, fit-elle.

— Je pense qu’il en reste peut-être un peu, dit Victor.

— Où ça ?

— Elle se balade ici et là. Elle s’arrange pour se consumer entièrement, j’imagine. »

Ginger contempla son verre. « Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? demanda-t-elle.

— J’sais pas. Et vous ?

— Retourner à la ferme, peut-être.

— Pourquoi ?

— Olive-Oued, c’était ma chance, vous voyez ? Il n’y a pas beaucoup de boulots pour les femmes à Ankh-Morpork. Du moins, ajouta-t-elle, aucun qui m’intéresse. J’ai reçu trois demandes en mariage. D’hommes assez importants.

— Ah bon ? Pourquoi ? »

Elle se renfrogna. « Hé, je ne suis pas si moche…

— Je ne voulais pas dire ça, fit aussitôt Victor.

— Oh, quand on est un gros marchand, c’est bien d’avoir une femme célèbre, je suppose. C’est comme posséder des bijoux. » Elle baissa le nez. « Madame Cosmopilite a demandé si elle pouvait avoir un de ceux dont je ne veux pas. J’ai répondu qu’elle pouvait prendre les trois.

— Moi, c’est pareil, je n’aime pas avoir à choisir, se dérida Victor.

— Ah oui ? Si c’est tout ce que j’ai comme choix, je préfère ne pas choisir. On devient quoi, quand on a été soi-même et qu’on a été au sommet ?

— Rien.

— Personne ne sait quelle impression ça fait.

— Sauf nous.

— Oui.

— Oui. »

Ginger fit un grand sourire. C’était la première fois que Victor lui voyait la figure nette de toute mauvaise humeur, colère, inquiétude ou maquillage olive-ouédien.

« Courage, dit-elle. Demain est un autre jour. »



Clic…

Le sergent Côlon, du Guet d’Ankh-Morpork, fut tiré de son petit somme paisible dans le corps de garde au-dessus de la porte principale par un grondement lointain.

Un nuage de poussière couvrait l’horizon d’un bout à l’autre. Il l’observa un instant d’un air songeur. Le nuage grossit et finit par vomir un jeune homme à la peau sombre juché sur un éléphant.

Le pachyderme remonta au petit trot la route menant au portail et s’arrêta pesamment devant le mur de la cité. Le nuage de poussière, ne put s’empêcher de remarquer Côlon, s’étendait toujours à l’horizon et continuait de grossir.

Le jeune homme se mit les mains en coupe autour de la bouche et cria : « Pouvez-vous me dire par où c’est, Olive-Oued ?

— Y en a plus, d’Olive-Oued, à ce qu’on m’a dit », répondit Côlon.

Le gamin eut l’air de réfléchir. Il baissa les yeux sur un bout de papier dans sa main. Puis il demanda : « Est-ce que vous savez où je peux trouver monsieur Planteur J.M.T.L.G. ? »

Le sergent Côlon répéta les initiales à voix basse.

« La Gorge, tu veux dire ? fit-il. Planteur Je-m’tranche-la-gorge ?

— Il est là ? »

Le sergent Côlon lança un coup d’œil à la ville derrière lui. « J’vais aller voir, fit-il. Qui c’est qui l’demande, j’lui dis ?

— On a une commande pour lui. Payable à la livraison. Port en sus.

— Des porcs ? hésita Côlon en jetant un regard au nuage qui se rapprochait. T’amènes des cochons ?

— Pas des cochons, non. »

D’immenses fronts gris devenaient visibles au milieu de la poussière. Il flottait aussi l’odeur typique que dégagent mille éléphants qui ont fourragé des jours durant dans des champs de choux.

« Attends, fit le sergent. J’vais l’chercher. »

Côlon rentra la tête dans le poste et donna un coup de coude à la forme endormie du caporal Chicque, pour l’heure la seconde moitié de la force armée au regard perçant qui gardait en permanence la cité.

« Quoiquya ?

— T’as vu l’vieux la Gorge ce matin, Chicard ?

— Ouais, dans la rue Pignonsur. J’y ai acheté une saucisse-surprise géante.

— Il s’est r’mis à vendre des saucisses ?

— Fallait bien. L’a perdu tout son fric. Qu’est-ce qui s’passe ?

— Jette donc un œil dehors, tu veux ? » fit Côlon d’une voix tranquille.

Chicard jeta un œil.

« Ç’a m’a l’air… On dirait pas mille éléphants, sergent ?

— Ouais. Environ mille, j’dirais.

— M’semblait bien qu’y en avait mille.

— Le type en bas, il dit qu’la Gorge les a commandés.

— Sans charre ? Veut s’lancer dans son affaire de saucisses géantes sur une grande échelle, alors ? Y a d’quoi rire. Y a qu’les éléphants qu’ça fait barrir. »

Leurs regards se croisèrent. Chicard avait un sourire mauvais.

« Oh, allez, fit-il. Laisse-moi aller lui annoncer la nouvelle. S’il te plaît ! »



Clic…

Thomas Gauledouin, alchimiste et producteur de clics raté, tourna le contenu d’un creuset et poussa un soupir mélancolique.

On avait abandonné beaucoup d’or à Olive-Oued pour ceux qui auraient le cran d’aller creuser et de le remonter. Pour les autres, et Gauledouin se plaçait sans hésiter en tête de cette seconde catégorie, il restait les bonnes vieilles méthodes éprouvées, et même carrément malheureuses, pour produire des richesses. Maintenant qu’il était de retour chez lui, il reprenait son travail là où il l’avait laissé.

« Quelque chose d’intéressant ? demanda Ducroc, venu lui témoigner sa sympathie.

— Ben, c’est argenté, répondit Gauledouin sans assurance. Et c’est plus ou moins métallique. Plus lourd que le plomb, aussi. Et faut chauffer une tonne de minerai. Le plus marrant, c’est que je croyais tenir quelque chose, cette fois. Je nous voyais bien promis à un nouvel avenir radieux…

— Comment vous allez l’appeler ?

— Oh, je ne sais pas. Ça ne vaut sans doute pas le coup de donner un nom à ça.

— Ankhmorporkerie ? Gauledouinium ? Pasduplombium ? proposa Ducroc.

— Inutilium, plutôt, murmura Gauledouin. Je vais laisser tomber ce truc-là et travailler sur autre chose de moins idiot. »

Ducroc jeta dans le fourneau un coup d’œil inquiet.

« Ça ne va pas faire boum, hein ? »

Gauledouin le regarda d’un air méprisant.

« Ce machin-là ? fit-il. En voilà une idée ! »



Clic…

Il faisait noir comme dans un four sous les décombres.

Il faisait noir depuis longtemps.

Gaspode sentait les tonnes de caillasse au-dessus de son espace réduit. Pas besoin de sens particulièrement canins pour sentir ça.

Il se traîna jusqu’à un pilier qui s’était écrasé dans la cave.

Lazzi leva la tête avec peine, lécha la figure de Gaspode et parvint à pousser un aboiement dérisoire.

« Bon chien Lazzi… Bon chien Gaspode…

— Bon chien Lazzi », murmura Gaspode.

La queue de Lazzi battit sourdement une ou deux fois sur les cailloux. Puis il gémit un moment ; des pauses de plus en plus longues entrecoupaient ses gémissements.

Il y eut un bruit à peine perceptible. Comme de l’os sur de la pierre.

Les oreilles de Gaspode tressaillirent. Il leva la tête vers la silhouette qui s’approchait, visible même dans la nuit la plus noire parce que la nuit n’arrivera jamais à faire aussi noire.

Il se releva, ses poils se dressèrent sur son dos, et il grogna.

« Si tu fais un pas d’plus, je t’arrache une patte et je l’enterre », dit-il.

Une main squelettique se tendit et le chatouilla derrière les oreilles.

Un aboiement faible s’éleva dans les ténèbres.

« Bon chien Lazzi ! »

Gaspode, le museau noyé de larmes, fit un sourire d’excuse à la Mort. « Pathétique, hein ? croassa-t-il.

— JE NE SAIS PAS. JE NE SUIS PAS TRÈS PORTÉ SUR LES CHIENS, dit la Mort.

— Oh ? Puisqu’on en parle, j’ai jamais beaucoup aimé l’idée de mourir, dit Gaspode. On est bien en train d’mourir, hein ?

— Oui.

— Ça m’surprend pas, en fait. C’est bien d’mes coups, ça, mourir. Seulement, moi j’croyais, ajouta-t-il avec espoir, qu’y avait une Mort spéciale pour les chiens. Un grand chien noir, peut-être ?

— NON, fit la Mort.

— Marrant, ça. J’avais entendu dire que chaque espèce animale avait son propre spectre noir affreux qui venait la chercher à la fin. Sans vouloir t’offenser, ajouta-t-il aussitôt. Moi, j’croyais qu’y avait un grand chien qui s’amenait au trot et qui disait : « D’accord, Gaspode, t’as accompli ta tâche et ainsi de suite, dépose ton lourd fardeau, un machin dans l’genre, et suis-moi dans un pays où coulent le steak et les abats. »

— NON, IL N’Y A QUE MOI, dit la Mort. L’ULTIME FRONTIÈRE.

— Comment ça s’fait que j’te vois, si j’suis pas encore mort ?

— TU AS DES HALLUCINATIONS. »

Gaspode parut s’éveiller. « Ah bon ? Ben merde.

— Bon chien Lazzi ! » L’aboiement était plus fort cette fois.

La Mort plongea la main dans les replis mystérieux de sa robe et ramena un petit sablier. Il ne restait presque plus de sable dans l’ampoule supérieure. Les dernières secondes de la vie de Gaspode passèrent en chuintant de l’avenir au passé.

Puis il n’en resta plus une seule.

La Mort se redressa.

« VIENS, GASPODE. »

Un petit bruit se produisit. L’équivalent acoustique d’un scintillement.

Des étincelles d’or emplirent le sablier.

Le sable s’écoula à l’envers.

La Mort sourit.

Et alors, là où il s’était trouvé, apparut un triangle de lumière brillante.

« Bon chien Lazzi !

— Là, les voilà ! T’ai dit que j’entendre aboyer ! fit la voix de Roc. Bon chien ! Ici, mon chien !

— Merde, ce que j’suis content d’vous voir… » lança Gaspode. Les trolls rassemblés autour de l’ouverture ne lui prêtèrent aucune attention. Roc hissa et repoussa le pilier, puis il souleva doucement Lazzi.

« Pas de mal, le temps guérir tout ça, dit-il.

— On le mange maintenant ? demanda un troll au-dessus de lui.

— Ça va pas, non ? C’est chien héroïque, ça !

— … ’scusez-moi…

— Bon chien Lazzi ! »

Roc leva le chien hors du trou et sortit à son tour.

« … ’scusez-moi… » croassa Gaspode dans son dos.

Il entendit des acclamations au loin.

Au bout d’un moment, vu qu’il n’avait guère le choix, il rampa péniblement jusqu’au sommet du pilier incliné et parvint à se hisser hors du trou sur les décombres.

Personne à la ronde.

Il but dans une flaque.

Il se mit debout, éprouva sa patte blessée.

Ça irait.

Et enfin, il jura.

« Ouah, ouah, ouah ! »

Il s’arrêta. Pas normal, ça.

Il essaya encore.

« Ouah ! »

Il regarda autour de lui…

… et la couleur se retira du monde, le ramena au stade merveilleux du noir et blanc.

Il vint à l’idée de Gaspode que Harga devait jeter ses déchets en ce moment, et qu’il devait y avoir dans un coin une grange au chaud. Que fallait-il de plus à un petit chien ?

Quelque part dans les montagnes au loin, des loups hurlaient. Quelque part dans des maisons accueillantes, on flattait la tête de chiens pourvus de colliers et de bols à leurs noms.

Quelque part entre les deux, curieusement heureux de sa condition, Gaspode le chien prodige s’enfonça en clopinant dans le soleil couchant glorieusement monochrome.



À une quarantaine de kilomètres dans le sens direct d’Ankh-Morpork, les vagues déferlent en grondant sur la langue de dunes tapissées de salicornes battues par les vents, là où les eaux de la mer Circulaire se mêlent à celles de l’océan du Bord.

Des sternes plongent au ras des vagues. Les têtes séchées de pavots cornus cliquettent dans la sempiternelle brise qui balaye le ciel nuageux et déplace le sable selon des motifs curieux.

La colline en question se voit à des kilomètres. Peu élevée, elle se dresse néanmoins au milieu des dunes tel un bateau retourné ou une baleine franchement malchanceuse. Des arbres rabougris la recouvrent. Aucune pluie n’y tombe à moins d’y être forcée.

Mais le vent souffle et tasse les dunes contre le bois desséché, décoloré, de la ville d’Olive-Oued.

Il hurle ses auditions sur les terrains vagues désertés.

Il fait rouler des bouts de papier à travers les ruines des merveilles en plâtre du Monde.

Il agite bruyamment les planches jusqu’à ce qu’elles tombent dans le sable qui finit par les ensevelir.

Clic-clic-clic-clic.

Le vent soupire autour de la carcasse d’une boîte à projection, s’appuie, comme en état d’ivresse, contre le trépied abandonné.

Il se prend dans un bout de pellicule qui dépasse de la boîte et déroule la dernière séance de cinéma, pousse sur le sable le serpent luisant qui commence à se désagréger.

Dans l’œil de verre de la boîte à projection, de toutes petites silhouettes exécutent une danse saccadée, vivantes l’espace d’un bref instant…

Clic-clic-clic.

Le film se dégage et s’envole en tournoyant par-dessus les dunes.

Clic… clic…

La manivelle se balance un moment d’avant en arrière puis s’immobilise.

Clic.

Olive-Oued rêve.


AINSI PREND FIN « LES ZINZINS D’OLIVE-OUED »
DIXIÈME LIVRE DES ANNALES DU DISQUE-MONDE.
Загрузка...