Couinette donna un coup de coude à la patte de son voisin. « Débarrasse-nous de lui », dit-elle.

Le chat lança un regard noir au nouvel arrivant. « Tire-toi, fit-il. Allez, dégage. Bons dieux, ch’est vachement humiliant, tout d’même.

— Pas qu’pour toi, répliqua Gaspode tandis que le matou s’en allait en secouant la tête. Si certains chiens d’ici me voient discuter avec un chat, mon image de marque va en prendre un drôle de coup.

— On ch’dijait, fit le chat en jetant de temps en temps un coup d’œil nerveux vers Couinette, qu’on devrait p’t-être laicher tomber et voir chi… voir chi… voir chi…

— Ce qu’il veut dire, c’est qu’il y aurait peut-être pour nous une place dans le cinéma, expliqua la souris. Qu’est-ce que t’en penses ?

— Un duo ? » fit Gaspode.

Ils opinèrent du museau.

« Aucune chance, dit-il. Qui va débourser pour voir des chats et des souris se courir après ? Même avec les chiens, tout c’qui intéresse les gens, c’est d’les voir lécher sans arrêt les bottes aux humains, alors ils voudront sûrement pas regarder un chat courser une souris. Vous pouvez m’croire. Je m’y connais en cinéma.

— Eh ben, il cherait grand temps que tes jumains règlent le problème pour qu’on rentre chez nous, cracha le chat. Il fait rien, ton gars.

— Il est nul, fit la souris.

— L’est amoureux, expliqua Gaspode. C’est pas simple.

— Ouais, je chais ch’que ch’est, compatit le chat. On te balanche des vieilles godaches et des machins.

— Des vieilles godasses ? s’étonna la souris.

— J’en ai rechu à chaque fois que j’ai été amoureux, répondit le chat avec nostalgie.

— C’est différent quand on est humain, dit Gaspode sans grande assurance. Y a moins de godasses et de seaux d’eau. Plutôt… euh… des fleurs, des disputes, des machins comme ça. »

Les animaux échangèrent des regards mornes.

« Je les ai observés, fit Couinette. Elle le trouve bête.

— Ça fait partie du jeu, ajouta Gaspode. Le jeu de l’amour, ils appellent ça. »

Le chat haussa les épaules. « Moi, ch’préfère encore une godache. On chait où on met les pieds, avec une godache. »



L’esprit clinquant d’Olive-Oued inondait le monde ; il ne s’agissait plus d’un filet d’eau mais d’une véritable marée. Olive-Oued bouillonnait dans les veines des gens et même des animaux. Quand les opérateurs tournaient leurs manivelles, Olive-Oued était là. Quand les charpentiers enfonçaient leurs pointes à coups de marteaux, ils les enfonçaient pour Olive-Oued. Olive-Oued vivait dans le ragoût de Borgle, dans le sable, dans l’atmosphère. Il se développait.

Planteur Je-m’tranche-la-gorge, ou J.M.T.L.G. comme il aimait se faire appeler, s’assit dans son lit et ouvrit les yeux tout grands dans le noir.

Dans sa tête, une ville était en flammes.

Il farfouilla en hâte à côté du lit pour trouver des allumettes, réussit à allumer la bougie et finit par repérer une plume.

Il n’y avait pas de papier. Il avait bien dit à tout le monde qu’il lui fallait du papier à côté de son lit, des fois qu’il se réveillerait avec une idée. Les meilleures idées, ça venait quand on dormait.

Au moins il avait une plume et de l’encre…

Des images lui défilèrent en fondu devant les yeux. Si tu ne les notes pas tout de suite, tu ne les reverras plus…

Il saisit la plume et se mit à griffonner sur les draps.

Un homme et une femme que la passion embrase dans une ville déchirée par la guerre civile !

La plume courait en crissant et crachotant sur la toile grossière.

Oui ! Oui ! C’était ça.

Il allait leur faire voir, aux autres, ceux des pyramides de plâtre et des palais à deux ronds. Ils seraient forcés de respecter un film pareil ! Lorsqu’on écrirait l’histoire d’Olive-Oued, ce serait le film qu’on citerait et dont on dirait : « On n’a jamais fait mieux ! »

Des trolls ! Des batailles ! De la romance ! Des hommes aux moustaches fines ! Des soldats de fortune ! Et le combat d’une femme pour garder la… – Planteur hésita – un machin ou un autre qu’elle aime, on y réfléchira plus tard, dans un monde pris de folie !

La plume filait par saccades, à toute allure.

Le frère contre le frère ! Des femmes en crinolines qui flanquaient des gifles ! Une dynastie puissante humiliée !

Une grande ville embrasée ! Pas par la passion – il en prit note en marge – mais par le feu.

Peut-être même…

Il se mordit la lèvre.

Ouais. Voilà l’occasion qu’il attendait. Ouais.

Mille éléphants !

(Plus tard, Sol Planteur objecterait : « Écoute, tonton, la guerre civile morporkienne… une très bonne idée. Pas de problème de ce côté-là. Un fait historique célèbre, pas de problème. Seulement, aucun historien n’a dit qu’on y a vu des éléphants.

— C’était une grande guerre, se défendrait Planteur. On rate forcément des trucs.

— Pas mille éléphants, je pense.

— Qui c’est le patron de ce studio ?

— C’est juste que…

— Écoute. Ils avaient p’t-être pas mille éléphants, mais nous, on les aura, parce que mille éléphants, ça fait plus réel, vu ? »)

Le drap se couvrit peu à peu du gribouillage nerveux de Planteur. Arrivé au bas de la toile, il attaqua le bois de lit.

Par tous les dieux, ça, ce n’était pas de la gnognote ! Il ne s’agissait plus de petites batailles minables. On aurait besoin de tous les opérateurs disponibles à Olive-Oued !

Il se rassit, le souffle court, épuisé par l’euphorie.

Il le voyait, à présent. Comme s’il était fait.

Tout ce qu’il fallait, c’était un titre. Un titre qui sonne. Un titre qu’on retienne. Un titre – il se gratta la tête avec la plume – qui dise que les affaires des gens ordinaires n’étaient que des fétus de paille dans les grandes tempêtes de l’histoire.

Tiens, la tempête. Une bonne image, ça, la tempête. Ça évoquait le tonnerre. Les éclairs. La pluie. Le vent.

Le vent. Voilà ! Mieux encore, le vent d’autan !

Il rampa jusqu’en haut du drap où, soigneusement, il écrivit :

QUAND S’EMPORTE LE VENT D’ANTAN.



Victor se tournait et se retournait dans son lit étroit, cherchant en vain le sommeil. Des images défilaient dans son cerveau somnolent. Il voyait des courses de chars, des bateaux pirates, d’autres choses qu’il n’arrivait pas à identifier et, au milieu de tout ça, un monstre qui escaladait une tour. Une bête gigantesque et horrible qui défiait le monde en souriant de toutes ses dents. Et quelqu’un criait…

Il s’assit, inondé de sueur.

Au bout de quelques minutes, il balança les jambes hors du lit et s’approcha de la fenêtre.

Au-dessus des lumières de la ville, la colline d’Olive-Oued se dressait dans la lueur blême de l’aube naissante. Une autre belle journée s’annonçait.



Les rêves d’Olive-Oued déferlèrent dans les rues en grandes vagues d’or invisibles.

Et Quelque Chose s’en vint avec eux.

Quelque Chose qui jamais, jamais ne rêvait. Quelque chose qui jamais ne dormait.

Ginger se leva de son lit et tourna elle aussi la tête vers la colline, mais sûrement sans la voir. À la façon d’une aveugle qui se déplace dans un décor familier, elle gagna la porte à pas feutrés, descendit l’escalier et sortit dans les derniers lambeaux de la nuit.

Depuis un coin d’ombre, un petit chien, un chat et une souris la regardèrent enfiler silencieusement la ruelle et prendre la direction de la colline.

« Vous avez vu ses yeux ? fit Gaspode.

— Tout brillants, dit le chat. Beurk.

— Elle va vers la colline, reprit le chien. J’aime pas ça.

— Et après ? fit Couinette. Elle est toujours à traîner par là-bas. Elle y va se balader toutes les nuits, l’air pathétique.

— Quoi ?

— Toutes les nuits. Nous, on croyait que c’était ce truc, là, l’amour.

— Mais vous voyez bien, à sa façon d’marcher, qu’y a quelque chose de pas normal, fit Gaspode au désespoir. Elle marche pas, elle titube. Comme si une voix intérieure la tirait, quoi.

— C’est pas l’impression que ça me fait. Marcher sur deux pattes, ça, c’est tituber, d’après moi.

— Suffit d’lui regarder la figure pour voir qu’y a quelque chose de pas normal.

— Évidemment, qu’il y a quelque chose de pas normal. Elle est humaine », fit la souris.

Gaspode envisagea les diverses solutions. Elles ne se bousculaient pas. La plus évidente, c’était de trouver Victor et de le faire rappliquer. Il la rejeta. Rien qu’une réaction bête et impulsive typique d’un Lazzi. Comme si un chien, face à un problème, ne pensait à rien de mieux que de trouver un humain pour le résoudre.

Il partit au petit trot et referma solidement les mâchoires sur le bord de la chemise de nuit à la traîne derrière la somnambule. La jeune femme continua d’avancer, décollant le chien de terre. Le chat éclata d’un rire beaucoup trop goguenard au goût de Gaspode.

« L’est temps d’se réveiller, mam’zelle », grogna-t-il en lâchant la chemise de nuit. Ginger poursuivit son chemin à grands pas.

« T’vois ? fit le chat. On les dote d’un pouche oppojable aux jautres doigts, et ils ch’imaginent chortis d’la cuiche de chais pas qui.

— J’vais la suivre, dit Gaspode. Une fille, toute seule dehors la nuit, il pourrait lui arriver quelque chose.

— Cha, ch’est les chiens tout crachés, fit le chat à Couinette. Faut toujours que cha lèche les bottes aux jumains. L’prochain coup, il aura droit au collier diamanté et au bol avec chon nom déchus, ch’est moi qui te le dis.

— Si tu cherches à t’faire arracher une pleine gueule de poils, t’es bien tombé, minou, gronda Gaspode en découvrant à nouveau ses dents cariées.

— J’vais pas chupporter che genre de choje, fit le chat en levant le museau avec arrogance. Viens, Couinette. On va che dépêcher de trouver un tas d’ordures où y aura moins de déchets. »

Gaspode les regarda partir, l’œil mauvais.

« Minou ! » leur brailla-t-il.

Puis il se lança au trot à la poursuite de Ginger, furieux contre lui-même. Si j’étais un loup, ce que je suis techniquement, se disait-il, les crocs parleraient, un truc dans ce goût-là. N’importe quelle fille toute seule à se promener risquerait sa peau. Je pourrais attaquer, attaquer quand je veux, seulement je ne veux pas, voilà. Une chose est sûre, je ne suis pas en train de veiller plus ou moins sur elle. Je sais que Victor m’a dit de la garder à l’œil, mais il ne manquerait plus que je fasse ce que me dit un humain. J’aimerais bien voir ça, un humain qui me donne des ordres. Je lui ouvrirais la gorge le temps de le dire. Hah.

Et s’il lui arrivait un pépin, à la fille, l’autre errerait pendant des jours comme une âme en peine et oublierait à tous les coups de me donner à manger. D’accord, les chiens dans mon genre n’ont pas besoin que les humains leur donnent à manger, je pourrais abattre des rennes en leur sautant sur le dos et en leur tranchant la jugulaire d’un coup de dents, mais c’est drôlement pratique de se les faire servir dans une assiette.

Elle avançait plutôt vite. La langue de Gaspode lui pendait hors de la gueule tandis qu’il s’évertuait à ne pas se laisser distancer. La tête lui faisait mal.

Il risqua quelques coups d’œil en coin pour s’assurer qu’aucun autre chien ne l’observait. Dans le cas contraire, se dit-il, il pourrait prétendre qu’il courait après la jeune femme. Ce qui était d’ailleurs la vérité. Ouais. L’ennui, c’est qu’il n’avait jamais eu beaucoup de souffle, et il peinait pour maintenir l’allure. Elle pourrait avoir la décence de ralentir un brin.

Ginger se mit à gravir les premières pentes de la colline.

Gaspode songea aboyer fort, et si jamais on lui faisait des remarques là-dessus par la suite, il pourrait toujours dire qu’il voulait lui faire peur. L’ennui, c’est qu’il lui restait tout juste assez de souffle pour un sifflement menaçant.

Ginger franchit le sommet d’une éminence et descendit dans la petite dépression au milieu des arbres.

Gaspode la suivit en vacillant, se redressa, ouvrit la gueule pour gémir une mise en garde et faillit avaler sa langue.

La porte s’était ouverte de plusieurs centimètres. D’autres grains de sable dévalèrent même le tas sous les yeux du chien.

Et il eut l’impression d’entendre des voix. Elles n’avaient pas l’air de prononcer des mots mais des squelettes de mots, du sens dépourvu de fausse apparence. Elles bourdonnèrent autour de sa tête ronde comme des moustiques quémandeurs, qui le sollicitaient, le cajolaient et…

… il était le chien le plus célèbre du monde. Les poils de sa robe se démêlaient, les plaques de peau à nu se couvraient de boucles soyeuses, son pelage poussait sur sa carcasse soudain souple et le tartre de ses dents se dissolvait. Des assiettes lui apparaissaient sous le museau, pleines, non pas des mystérieux organes multicolores qu’on s’attendait à le voir manger, mais de biftecks rouge sombre. Il avait droit à de l’eau pure, non, à de la bière dans un bol à son nom. Des effluves appétissants lui laissaient entendre qu’un certain nombre de congénères femelles seraient ravies de faire sa connaissance une fois qu’il aurait bu et mangé. Des milliers de gens le trouvaient merveilleux. Il portait un collier gravé à son nom, et…

Non, doucement. Pas un collier. Le prochain coup, ce sera un jouet qui couine si on cède pour le collier.

L’image s’effondra en vrac, puis…

…la meute bondissait parmi les arbres sombres couverts de neige, en rang derrière lui, masse de gueules rouges béantes, de pattes dévorant la route. Les humains qui fuyaient en traîneau n’avaient aucune chance, l’un d’eux fut éjecté lorsqu’un patin rebondit sur une branche et se mit à hurler, étendu sur la chaussée, tandis que Gaspode et les loups se jetaient…

Non, un moment, songea-t-il piteusement. On ne dévore pas vraiment les humains. Ils portent sur le système, les dieux le savent, mais on ne peut pas vraiment les dévorer.

Un méli-mélo d’instincts menaça de court-circuiter son cerveau canin schizophrénique.

Les voix, dégoûtées, cessèrent leur assaut pour ne s’intéresser qu’à Ginger qui s’efforçait méthodiquement de déblayer davantage de sable.

Une des puces de Gaspode le mordit méchamment. Elle devait rêver qu’elle était la plus grosse puce du monde. La patte du chien se leva automatiquement pour gratter, et le sortilège s’évanouit.

Gaspode cligna des yeux.

« Nom des dieux », gémit-il.

Voilà ce qui arrive aux gens ! Je me demande quels rêves on lui fait voir, à elle ?

Ses poils se dressèrent sur son dos.

Pas besoin d’instincts animaux mystérieux, en la circonstance. Des instincts ordinaires, d’un modèle courant, suffisaient à l’horrifier. Quelque chose d’affreux attendait de l’autre côté de la porte.

Que Ginger essayait de faire sortir.

Il fallait qu’il la réveille.

La mordre n’était pas une très bonne idée. Ses dents laissaient à désirer, ces temps-ci. À son avis, aboyer ne vaudrait guère mieux. Il ne lui restait donc plus qu’une solution…

Le sable se dérobait de façon inquiétante sous ses pattes ; les grains se prenaient peut-être en rêve pour des rochers. Les arbres rabougris autour de la cuvette se paraient en imagination de ramures de séquoias. Même l’air qui circulait autour de la tête ronde de Gaspode se lovait paresseusement, quoique nul ne saurait dire de quoi rêve l’air.

Gaspode monta au trot jusqu’à Ginger et lui pressa sa truffe contre la jambe.



L’univers recèle maintes façons horribles de se faire réveiller, comme le vacarme de la populace qui enfonce la porte d’entrée, la sirène des voitures de pompiers ou la conscience soudaine qu’on est aujourd’hui ce lundi qui semblait merveilleusement lointain vendredi soir. Une truffe humide de chien n’est pas à franchement parler la pire du lot, mais elle suscite une horreur particulière que les experts en épouvante et les propriétaires de canidés finissent partout par reconnaître et redouter. C’est comme un petit morceau de foie à peine décongelé qui se presserait amoureusement contre vous.



Ginger cligna des yeux. La lueur mourut dans ses prunelles. Elle baissa la tête, son expression d’horreur vira à une surprise qui, à la vue de Gaspode levant sur elle un regard paillard, céda de nouveau le pas à une horreur plus banale.

« Salut », dit Gaspode d’un ton doucereux.

Elle recula, les mains tendues devant elle en manière de protection. Du sable lui coula entre les doigts. Elle le contempla en battant des paupières puis se retourna vers le chien.

« Dieux, c’est affreux, s’écria-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que je fais ici ? » Ses mains volèrent vers sa bouche. « Oh, non, murmura-t-elle, pas encore ! »

Elle fixa l’animal un moment, lança un regard mauvais à la porte au-dessus d’elle, puis elle pivota, retroussa sa chemise de nuit et repartit en vitesse vers la ville dans les brumes du petit matin.

Gaspode la suivit à grand-peine, conscient du danger ambiant, s’efforçant désespérément de mettre le plus de distance possible entre la porte et lui.

Quelque chose d’horrible, là-dedans, songeait-il. Sûrement des bidules à tentacules qui vous arrachent la figure. Je veux dire, quand on tombe sur des portes mystérieuses dans des collines anciennes, ce qui en sort ne se réjouit pas de voir s’amener des casse-pieds, c’est évident. Des créatures maléfiques dont l’homme ne devrait rien savoir, et je connais un chien qui ne veut rien savoir de tout ça non plus. Pourquoi est-ce que Ginger n’a pas…

Il continua ainsi de grommeler en détalant vers la ville. Derrière lui, la porte bougea d’un cheveu.



Olive-Oued se réveilla bien avant Victor, et l’espace retentissait des coups de marteaux en provenance du Siècle de la Roussette. Des charretées de bois d’œuvre faisaient la queue pour franchir l’entrée en arcade. Un flot impétueux de plâtriers et de charpentiers ballotta et bouscula le jeune homme. À l’intérieur, une foule d’ouvriers cavalaient autour des silhouettes en pleine discussion de Gauledouin et de Planteur J.M.T.L.G.

Victor les rejoignit au moment où Gauledouin demandait d’un air étonné : « Toute la ville ?

— On peut laisser tomber les faubourgs, répondit Planteur. Mais j’veux tout l’centre. Le palais, l’université, les guildes… Comme une vraie ville, comprenez ? Faut qu’ça fasse réel ! »

Il avait la figure toute rouge. Derrière lui se dressait Détritus le troll, lequel tenait patiemment sur une paume au-dessus de sa tête ce qui se révéla être un lit, comme un serveur tient un plateau. Planteur, lui, tenait les draps dans une main. Victor s’aperçut alors que tout le lit, outre les draps, était couvert d’une écriture serrée.

« Mais le coût… protesta Gauledouin.

— Pour l’argent, on trouvera bien un moyen », répliqua tranquillement Planteur.

Gauledouin n’aurait pas eu l’air plus horrifié si Planteur avait porté une robe. Il tenta de se ressaisir.

« Ben, si vous êtes vraiment décidé, la Gorge…

— Et comment !

— … j’imagine, à la réflexion, qu’on pourrait peut-être amortir le coût sur plusieurs films, et même louer le décor après…

— Qu’est-ce que vous m’chantez, là ? s’exclama Planteur. On construit ça pour Quand s’emporte le vent d’autan !

— Oui, oui, bien sûr, fit Gauledouin d’un ton apaisant. Et après, on pourra…

— Après ? Y aura pas d’après ? Vous avez pas lu l’scénario ? Détritus, montre-lui l’scénario ! »

Détritus laissa obligeamment tomber le lit entre eux.

« C’est votre lit, ça, la Gorge.

— Scénario, lit, tout ça, c’est des pages, non ? Tenez… là… juste au-dessus d’la moulure… »

Suivit un silence tandis que Gauledouin lisait. Un silence plutôt long. Gauledouin avait davantage l’habitude de lire des colonnes se terminant par des totaux en bas.

« Vous allez… y… mettre le feu ? finit-il par demander.

— C’est historique. On discute pas avec l’histoire, rétorqua Planteur avec suffisance. La ville a entièrement brûlé, tout le monde sait ça. »

Gauledouin se redressa. « La ville a peut-être brûlé, fit-il avec raideur, mais je n’étais pas obligé de trouver le financement ! Une extravagance pareille, c’est casse-cou !

— Je payerai, d’une façon ou d’une autre, dit calmement Planteur.

— En un mot : im-pos-sible !

— Ça fait trois mots, ça.

— Je ne vois pas comment je peux monter une affaire pareille, dit Gauledouin en ignorant l’interruption. J’ai essayé de comprendre votre point de vue, non ? Mais vous avez mis le pied dans le cinéma et vous essayez d’en faire des… des… des rêves. Je n’ai jamais voulu ça, moi ! Comptez-moi hors du coup !

— D’ac-cord. » Planteur leva les yeux vers le troll.

« M’sieur Gauledouin allait partir », dit-il. Détritus hocha la tête puis saisit lentement mais fermement Gauledouin par le col.

L’alchimiste blêmit. « Vous ne pouvez pas vous débarrasser de moi comme ça, dit-il.

— On parie ?

— Plus aucun alchimiste d’Olive-Oued ne voudra travailler avec vous ! On emmènera les opérateurs avec nous ! Vous serez fini !

— Écoutez ! Après ce film-là, tout Olive-Oued viendra me trouver pour du boulot ! Détritus, vire-moi ce minable !

— À vot’service, m’sieur Planteur, gronda le troll en serrant le col de Gauledouin.

— Vous n’avez pas fini d’en entendre parler, espèce de… espèce de mégalomane intrigant et sournois ! »

Planteur ôta le cigare de sa bouche.

« Pour vous, ce sera monsieur Mégalomane », dit-il.

Il renfourna son cigare et adressa un signe de tête éloquent au troll qui, délicatement mais solidement, empoigna aussi Gauledouin par une jambe.

« Pose la main sur moi, et tu ne travailleras plus jamais dans cette ville ! s’écria Gauledouin.

— J’ai déjà boulot, m’sieur Gauledouin, fit calmement Détritus en portant l’alchimiste vers la sortie. Vice-président des videurs d’indésirables que m’sieur Planteur aime pas la figure.

— Alors faudra embaucher un aide ! grogna Gauledouin.

— J’ai neveu, cherche une place, dit le troll. Bien l’bonjour.

— Bon, fit Planteur en se frottant vivement les mains. Sol ! »

Sol surgit de derrière une table sur tréteaux couverte de plans roulés et se retira un crayon de la bouche.

« Oui, mon oncle ?

— Combien de temps ça va prendre ?

— À peu près quatre jours, mon oncle.

— Trop long. Embauche du renfort. J’veux ça pour demain, d’accord ?

— Mais, mon oncle…

— Sinon, t’es viré », le coupa Planteur. Sol eut l’air effrayé.

« Je suis ton neveu, mon oncle, protesta-t-il. On vire pas les neveux. »

Planteur jeta un coup d’œil à la ronde et parut constater la présence de Victor pour la première fois.

« Ah, Victor. Les mots, ça te connaît, toi, dit-il. Est-ce que j’peux virer un neveu ?

— Euh… Je ne crois pas. Je crois que les neveux, il faut les renier, quelque chose comme ça, répondit maladroitement Victor. Mais…

— Voilà ! Voilà ! fit Planteur. Bravo ! J’savais que c’était un mot dans ce goût-là. Renier. T’entends ça, Sol ?

— Oui, mon oncle, répondit un Sol découragé. Alors je vais aller voir si je peux trouver d’autres charpentiers, hein ?

— Voilà. »

Sol lança à Victor un bref regard d’étonnement terrifié tandis qu’il détalait. Planteur entreprit de haranguer un groupe d’opérateurs. Des directives lui jaillirent de la bouche comme de l’eau d’une fontaine.

« M’est avis qu’personne va faire un tour à Ankh-Morpork ce matin, alors, fit une voix près du genou de Victor.

— C’est vrai qu’il a l’air très… euh… très ambitieux, aujourd’hui, dit Victor. Plus du tout lui-même. »

Gaspode se gratta une oreille. « J’ai quèque chose à te dire.

C’est quoi, déjà ? Ah, ouais. Je m’souviens. Ta p’tite amie, c’est une agente des puissances démoniaques. La nuit où on l’a vue sur la colline, elle allait sûrement communier avec le mal. Qu’esse tu dis d’ça, hein ? »

Le chien sourit de toutes ses dents. Il n’était pas mécontent de son entrée en matière.

« Chouette », fit distraitement Victor. Planteur se comportait assurément plus bizarrement que d’habitude. Plus bizarrement encore que d’habitude pour Olive-Oued, et même…

« Ouais, reprit Gaspode, un brin refroidi par l’accueil du jeune homme. Doit gambader la nuit avec d’abominables intelligences occultes venues tout droit de l’Autre Côté, ça m’étonnerait pas.

— Bien », fit Victor. Normalement, on ne brûlait rien à Olive-Oued. On gardait tout et on repeignait sur l’envers. Malgré lui, il commençait à se sentir intéressé.

« … des milliers d’acteurs, disait Planteur. Trouvez-les où vous voulez, je m’en fiche, on embauchera tous les habitants d’Olive-Oued s’il faut, vu ? Et j’veux…

— L’allait les aider dans leur projet maléfique de s’rendre maîtres du monde, si tu veux mon avis, poursuivit Gaspode.

— Ah bon ? » fit Victor. Planteur parlait maintenant à deux apprentis alchimistes. Comment ça ? Un film de vingt bobines ? Mais personne n’avait jamais espéré faire mieux que cinq !

« Ouais, fallait creuser pour les tirer d’leur sommeil éternel et qu’ils sèment la destruction comme un feu d’pagaïe, quoi, insista Gaspode. Sûrement avec le coup d’main des chats, tu peux m’cr…

— Écoute, tu veux la fermer une minute, dis ? l’interrompit Victor avec irritation. J’essaye d’entendre ce qu’ils racontent.

— Ben, tu m’excuseras. J’voulais seulement sauver l’monde, moi, marmonna Gaspode. Si des créatures épouvantaffreuses d’avant l’aube des temps s’mettent à t’faire coucou de sous ton lit, tu viendras pas t’plaindre.

— Mais de quoi tu parles ?

— Oh, de rien. De rien. »

Planteur leva la tête, avisa la figure de Victor tendue dans sa direction et lui fit signe. « Toi, mon gars ! Amène-toi ! J’ai un d’ces rôles pour toi, t’sais !

— Non, je ne sais pas, fit Victor qui se fraya un chemin à travers la cohue.

— Puisque j’te l’dis !

— Non, vous m’avez demandé si… commença Victor avant de renoncer.

— Et où elle est, mademoiselle Ginger, si j’peux m’permettre ? Encore en retard ?

— … fait sûrement la grasse matinée… grommela d’entre la forêt de jambes une voix maussade que tout le monde ignora,… ça doit drôlement vous mettre à plat, d’fricoter avec les forces occ…

— Sol, envoie-moi quelqu’un la chercher…

— Oui, mon oncle.

— … faut s’étonner de rien, huh, les gens qui aiment les chats sont capables de tout, on peut pas leur faire confiance…

— Et trouve-moi quelqu’un pour transcrire le lit.

— Oui, mon oncle.

— … mais tu crois qu’on m’écouterait ? Pas eux. Ah ça, si j’avais l’poil luisant et si j’cavalais partout en jappant, là, sûr qu’on m’écouterait… »

Planteur ouvrit la bouche pour parler, puis il fronça les sourcils et leva la main.

« D’où ça vient, ces marmonnements ? demanda-t-il.

— … leur sauverais sûrement leur monde, et normalement mézigue aurait droit qu’on lui élève une statue, mais non, oh non, pas vous, m’sieur Gaspode, vu qu’vous avez pas l’bon louque, alors… »

Les jérémiades cessèrent. La foule s’écarta en traînant les pieds et découvrit un petit chien gris aux pattes arquées qui leva des yeux impassibles sur Planteur. « Aboie ? » fit-il innocemment.



Les événements se succédaient toujours très vite à Olive-Oued, mais le chantier de Quand s’emporte le vent d’autan progressa à la vitesse d’une comète. On interrompit les autres tournages de la Roussette. Comme ceux de la plupart des films qui se réalisaient en ville, vu que Planteur engageait des acteurs et des opérateurs à deux fois le tarif que pouvaient payer les concurrents.

Et une espèce d’Ankh-Morpork émergea au milieu des dunes. Ç’aurait coûté moins cher, se plaignait Sol, de filmer en douce la vraie Ankh-Morpork, quitte à encourir la colère des mages, puis de refiler quelques piastres à un gus pour qu’il y balance une allumette.

Planteur n’était pas d’accord. « Et puis, déclara-t-il, ça ferait pas réel.

— Mais c’est la vraie Ankh-Morpork, mon oncle, protesta Sol. Elle fait forcément réel. Comment pourrait-elle ne pas faire réel ?

— Ankh-Morpork ne fait pas si authentique que ça, t’sais, dit Planteur d’un air songeur.

— Évidemment que si, elle fait authentique, merde ! cracha Sol dont les liens de parenté arrivaient au point de rupture. Elle est là ! C’est elle, vraiment elle ! On peut pas trouver plus authentique ! Impossible de faire mieux ! »

Planteur s’ôta le cigare de la bouche. « Non, répliqua-t-il. Tu verras. »

Ginger fit surface sur le coup de midi, la mine si pâle que même Planteur s’abstint de lui crier dessus. Elle n’arrêtait pas de lancer des regards noirs à Gaspode, lequel l’évitait autant que possible.

Planteur était quand même préoccupé. Dans son bureau, il expliquait l’Intrigue.

C’était au départ très simple, ça suivait le schéma habituel : un gars rencontre une fille, la fille rencontre un autre gars, le gars perd la fille, sauf que dans le cas présent ça se passait en pleine guerre civile…

Les origines de la guerre civile d’Ankh-Morpork (3 gruin 432, 20 h 32-4 gruin 432, 10 h 45) ont toujours fait l’objet de débats houleux entre historiens. Deux grandes théories s’affrontent : 1) Le peuple, lourdement imposé par un roi particulièrement idiot et désagréable, avait estimé que trop c’était trop et qu’il était temps d’abandonner le concept démodé de la monarchie – que remplaça, entre parenthèses, une succession de suzerains despotiques qui imposèrent tout aussi lourdement le peuple mais eurent au moins la décence de ne pas prétendre que les dieux leur en avaient donné le droit, ce qui soulagea un peu tout le monde ; ou 2) Au cours d’une partie de monsieur-l’oignon-l’andouille dans une taverne un joueur avait accusé un adversaire d’empalmer davantage d’as que d’habitude, les couteaux avaient alors jailli, puis un premier type avait abattu un banc sur la tête d’un second, un troisième en avait poignardé un quatrième, des flèches s’étaient mises à voler, un acrobate s’était balancé au lustre, une hache lancée au petit bonheur avait atteint un passant dans la rue, ensuite on avait appelé le Guet, un pyromane avait mis le feu au mastroquet, un costaud avait renversé un tas de gens avec une table, après quoi tout le monde s’était mis en rogne et jeté dans la bagarre.

Bref, une guerre civile avait éclaté, phase par où toute civilisation adulte se doit d’être passée[20]

« J’vois ça comme ça, expliquait Planteur : y a une fille d’la haute qui vit toute seule dans une grande maison, bon, puis son p’tit ami s’en va s’battre pour les rebelles, voyez, alors elle rencontre l’autre type et y s’produit une alchimie entre eux…

— Ils explosent ? demanda Victor.

— Il veut dire qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre, répondit Ginger avec froideur.

— Quelque chose comme ça, approuva Planteur d’un signe de tête. Les regards qui s’croisent à travers une salle pleine de gens. Et elle qu’est toute seule au monde, avec ses serviteurs et… voyons… ouais, peut-être son chien…

— Ce sera Lazzi ? fit Ginger.

— Voilà. Et bien sûr elle va faire tout ce qu’elle peut pour garder la mine familiale, alors elle fricote plus ou moins avec les deux, les deux hommes, pas le chien, puis l’un des deux s’fait tuer à la guerre et l’autre la laisse tomber, mais ça va quand même parce qu’au fond elle est coriace. » Il se renversa sur son siège. « Qu’est-ce que vous en dites ? » lança-t-il.

Dans l’auditoire installé autour de la pièce, on échangea des regards gênés.

Suivit un silence agité.

« Ç’a l’air chouette, mon oncle, dit Sol qui avait eu son compte d’ennuis pour la journée.

— Techniquement pas facile du tout », dit Électro. Un chœur d’approbations soulagées monta du reste de l’équipe.

« Je ne sais pas », dit lentement Victor.

Tous les regards se tournèrent vers lui de la même façon que les spectateurs devant la fosse au lion fixent le premier condamné qu’on va propulser par la porte de fer.

« Je veux dire, poursuivit-il, c’est tout ? Ça n’a pas l’air… euh… très compliqué pour un film aussi long. Un homme et une femme qui tombent amoureux sur fond de guerre civile… Je ne vois pas là-dedans de quoi faire un film. »

Suivit un autre silence embarrassé. Deux voisins de Victor s’écartèrent de lui. Planteur ne le quittait pas des yeux.

Victor entendit sous sa chaise une petite voix à la limite de l’audible.

« … ah ça, évidemment, pour Lazzi y a toujours un rôle… Qu’esse qu’il a qu’j’ai pas, moi ? J’aimerais bien qu’on m’le… »

Planteur regardait toujours fixement Victor.

« T’as raison, dit-il enfin. T’as raison. Victor a raison. Pourquoi personne d’autre l’a remarqué ?

— C’est exactement ce que je m’disais, mon oncle, s’empressa d’affirmer Sol. Faut étoffer un peu tout ça. »

Planteur agita vaguement son cigare. « On trouvera des idées en cours de route, pas d’problème. Comme… comme… Qu’est-ce que vous dites d’une course de chars ? Ça plaît toujours, une course de chars. C’est passionnant. Est-ce qu’il va tomber ? Est-ce qu’une roue va s’détacher ? Ouais. Une course de chars.

— J’ai… euh… lu quelques trucs sur la guerre civile, avança prudemment Sol, et je crois bien qu’on ne dit nulle part…

— Qu’y aurait pas eu des courses de chars, c’est ça ? » le coupa Planteur d’un ton mielleux où pointait le fil acéré d’une menace. Sol s’affaissa.

« Vu comme ça, mon oncle, fit-il, tu as raison.

— Et… poursuivit Planteur, l’air songeur et les yeux dans le vide, et si on essayait… un très gros requin ? » Même lui avait l’air surpris par sa propre suggestion.

Sol lança un regard plein d’espoir en direction de Victor.

« Je suis presque certain que les requins n’ont pas combattu dans la guerre civile, dit Victor.

— T’es sûr ?

— Je suis sûr qu’on l’aurait remarqué.

— Ils se seraient fait piétiner par les éléphants, marmonna Sol.

— Ouais, fit tristement Planteur. C’était juste une idée. J’sais pas pourquoi j’ai dit ça, en fait. »

Il resta un moment les yeux dans le vide puis secoua brusquement la tête.

Un requin, songea Victor. Nos petites pensées batifolent joyeusement comme des poissons rouges dans l’eau, mais soudain le flot s’écarte pour livrer passage à une grosse pensée façon requin venue d’ailleurs. Comme si quelqu’un pensait pour nous.



« Tu ne sais vraiment pas te tenir, dit Victor à Gaspode lorsqu’ils se retrouvèrent seuls. Je n’ai pas arrêté de t’entendre râler sous la chaise.

— J’sais p’t-être pas m’tenir, mais moi, au moins, j’soupire pas après une fille qui fait entrer dans l’monde d’horrib’créatures de la nuit, répliqua le chien.

— J’espère que non, fit Victor avant de demander : Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Aha ! V’là qu’il écoute, maint’nant ! Ta p’tite amie.

— Ce n’est pas ma petite amie !

— Ta soi-disant p’tite amie, rectifia Gaspode, elle sort toutes les nuits et elle essaye d’ouvrir la porte sur la colline. Elle a encore essayé la nuit dernière, après ton départ. Je l’ai vue. Je l’en ai empêchée, ajouta-t-il d’un ton de défi. J’attends pas qu’on m’remercie pour ça, ’videmment. Y a de l’horrib’ là-dedans, et elle veut l’faire sortir. Pas étonnant si elle se pointe tout l’temps en retard et fatiguée le matin, à force de passer ses nuits à creuser.

— Qu’est-ce qui te dit que c’est horrible ? demanda Victor d’une petite voix.

— J’vais t’expliquer. Si on a fourré quelque chose dans une caverne sous une colline derrière des balèzes de portes, c’est pas parce qu’on voulait qu’il en sorte tous les soirs pour faire la vaisselle, hein ? ’videmment, ajouta-t-il charitablement, j’dis pas qu’elle s’rend compte de ce qu’elle fait. Ça doit avoir une emprise sur sa p’tite cervelle fragile de femme amoureuse des chats et ça l’oblige à s’plier aux puissances du mal.

— Des fois, tu racontes des tas de conneries, fit Victor d’un ton peu convaincant, même à ses propres oreilles.

— T’as qu’à lui demander, alors, répliqua le chien avec suffisance.

— Je vais le faire !

— Voilà ! »

Je vais le faire, oui, mais comment, exactement ? songea Victor tandis qu’ils sortaient d’un pas lourd en plein soleil. Excusez-moi, mademoiselle, mon chien prétend que vous… Non. Dites, Ginger, il paraît que vous sortez la nuit et que… Non. Hé, Gigi, comment ça se fait que mon chien vous a vue… Non.

Peut-être devrait-il tout bonnement lancer une conversation et attendre qu’elle dévie naturellement sur les monstruosités de par-delà le néant.

Mais ça attendrait, parce qu’il se passait du vilain.

Et ce, à cause du troisième grand rôle de Quand s’emporte le vent d’autan. Victor était bien entendu le héros à la fois impétueux et dangereux, Ginger le seul choix possible pour le principal rôle féminin, mais le second rôle masculin – celui du type terne et dévoué – posait un problème.

Victor n’avait jamais vu personne taper du pied sous le coup de la colère. Il avait toujours cru qu’on ne trouvait ça que dans les livres. Mais c’est ce que faisait Ginger.

« Parce que j’aurais l’air d’une idiote, voilà pourquoi ! » disait-elle.

Sol, qui se faisait désormais l’impression d’un paratonnerre par une journée d’orage, agita frénétiquement la main.

« Mais il est idéal pour le rôle ! dit-il. Le personnage exige quelqu’un de solide…

— Solide ? Ah ça, oui ! Il est en pierre ! s’écria Ginger. On aura beau lui coller une cotte de mailles et une fausse moustache, il restera quand même un troll ! »

Roc, qui les surplombait tous deux de sa masse monolithique, se racla bruyamment la gorge. « Excusez-moi, fit-il, on va pas tomber dans discrimination ethnique, j’espère ? »

Ce fut au tour de Ginger d’agiter les mains. « J’aime bien les trolls, moi, dit-elle. En tant que trolls, quoi. Mais on ne peut pas sérieusement me demander de jouer une scène romantique avec une… une… une face de montagne.

— Hé, attendez, fit Roc dont la voix remonta comme un bras de lanceur de base-ball. Vous dites alors, y a pas de problème quand on montre les trolls cogner sur les gens avec gourdins, mais y en a quand on montre les trolls avec sentiments plus beaux comme les humains tout mous ?

— Elle ne dit pas ça du tout, intervint Sol au désespoir. Elle…

— Si vous me coupez, je saigne pas ?

— Non, répondit Sol, mais…

— Ouais, d’accord, mais je saignerais si j’avais sang. J’en mettrais partout.

— Et autre chose, fit un nain en donnant à Sol un coup de coude dans le genou. D’après le scénario, elle est propriétaire d’une mine pleine de nains heureux qui rigolent et qui chantent, c’est ça ?

— Oh, oui, répondit Sol qui mit de côté le problème du troll. Et alors ?

— Ça fait un peu cliché, non ? J’veux dire, ça fait un peu nains égalent mineurs. J’vois pas pourquoi faut nous enfermer tout le temps dans ce rôle-là.

— Mais la plupart des nains sont mineurs, se défendit Sol au désespoir.

— Ben, d’accord, mais ils sont pas heureux pour autant, répliqua un autre nain. Et ils chantent pas à tout bout de champ.

— C’est vrai, fit un troisième. Question de sécurité, voyez ? On risque de faire s’écrouler tout l’plafond, si on chante.

— En plus, y a pas une seule mine dans le secteur d’Ankh-Morpork, ajouta sans doute le premier nain, mais pour Sol tous les nains se ressemblaient. Tout le monde sait ça. C’est du terreau. On s’couvrirait de ridicule si les collègues nous voyaient extraire des pierres précieuses dans le secteur d’Ankh-Morpork.

— Moi, j’trouve pas j’ai face de montagne, grommela Roc qui mettait parfois un peu de temps à digérer les informations. Ravinée, peut-être. Mais pas montagneuse.

— D’ailleurs, dit un des nains, on voit pas pourquoi les humains héritent des grands rôles alors que nous, on se coltine que les tout p’tits. »

Sol lâcha le ricanement jovial du type dans une situation épineuse qui espère détendre un peu l’atmosphère par une blague.

« Ah, fit-il, ça, c’est parce que vous…

— Oui ? lancèrent les nains à l’unisson.

— Hum, fit Sol qui préféra changer de sujet au plus vite. Vous voyez, si j’ai bien compris, le truc c’est que Ginger ferait absolument n’importe quoi pour garder le manoir et la mine, et…

— J’espère qu’on va pouvoir reprendre le boulot, intervint Électro. Seulement, faut que j’nettoie les diablotins dans une heure.

— Oh, je vois, dit Roc. J’suis n’importe quoi, c’est ça ?

— Les mines, on les garde pas, fit un des nains. Ce sont les mines qui vous gardent. Tant qu’il y a des trésors à en retirer. Un principe essentiel dans la branche minière.

— Ben, peut-être que cette mine-là est épuisée, répliqua aussitôt Sol. De toute façon, elle…

— Eh ben, dans ce cas, on la garde pas, dit un autre nain du ton chaleureux de qui s’apprête à donner une longue explication. On l’abandonne, après l’avoir étayée, étançonnée partout où il faut, et on creuse un autre puits le long de la même veine…

— En tenant compte des ressauts de failles et des structures monoclinales, fit observer un autre nain.

— Évidemment, en tenant compte des ressauts de failles et des structures monoclinales, et après…

— Et du déplacement général de la croûte discale.

— D’accord, et après…

— À moins qu’on veuille juste haver et remblayer, bien entendu.

— Soit, mais…

— J’vois pas, commença Roc, en quoi ma figure est…

— LA FERME ! hurla Sol. La ferme, tout le monde ! LA FERME ! Le prochain qui l’ouvre ne travaillera plus jamais dans cette ville ! Compris ? C’est CLAIR ? Bon. » Il toussa et poursuivit d’une voix plus normale : « Parfait. Maintenant je veux qu’on se mette bien dans la tête qu’on tourne un film romantique, à couper le souffle et à tout casser, sur le combat d’une femme pour sauver la… (il consulta son écritoire et termina vaillamment) tout ce qu’elle aime dans un monde pris de folie, et j’veux plus qu’on revienne là-dessus. »

Un nain leva une main timide. « ’scusez-moi ?

— Oui ? fit Sol.

— Pourquoi est-ce que tous les films de monsieur Planteur se passent dans un monde pris de folie ? » demanda le nain.

Les yeux de Sol s’étrécirent. « Parce que monsieur Planteur, grogna-t-il, est très observateur. »



Planteur avait vu juste. La nouvelle ville, c’était l’ancienne distillée. Les ruelles étroites étaient plus étroites, les grands bâtiments plus grands. Les gargouilles plus effrayantes, les toits plus pointus. L’imposante tour de l’Art de l’Université de l’Invisible était ici encore plus haute et plus précairement imposante, bien que reproduite au quart de l’originale ; l’Université de l’Invisible, plus rococo, présentait davantage de contreforts ; le palais du Patricien davantage de piliers. Les charpentiers grouillaient sur un chantier qui, une fois terminé, ferait passer Ankh-Morpork pour une pâle copie d’elle-même, sauf que les bâtiments de la ville originale n’étaient généralement pas peints à même une toile tendue sur des madriers et qu’on ne les avait pas soigneusement aspergés de boue. Les bâtiments d’Ankh-Morpork n’avaient qu’à se salir tout seuls.

Cette Ankh-Morpork-là ressemblait beaucoup plus à Ankh-Morpork que la vraie.



On avait entraîné Ginger vers les tentes-vestiaires avant que Victor ait pu lui parler, puis le tournage avait démarré, et c’était trop tard.

Le Siècle de la Roussette (l’écriteau proclamait désormais, en lettres légèrement plus petites : Davantage d’étoiles que dans les deux[21]) professait qu’on devait tourner un film en moins de dix fois le temps qu’il fallait pour le regarder. Quand s’emporte le vent d’autan allait être différent. Il y avait des batailles. Il y avait des scènes de nuit, pour lesquelles les diablotins peignaient à toute allure à la lumière des torches. Les nains travaillaient joyeusement dans une mine unique en son genre dont on avait truffé les parois de plâtre de fausses pépites grosses comme des poulets. Sol tenait à ce qu’on voie leurs lèvres bouger, aussi braillaient-ils une version osée de la chanson Héhohého qui marchait plutôt fort au sein de la communauté naine d’Olive-Oued.

Sol savait peut-être comment toutes les scènes s’agençaient entre elles. Victor non. Il valait toujours mieux, avait-il appris, ne jamais essayer de suivre l’intrigue du film dans lequel on jouait, et de toute façon Sol ne se contentait pas de tourner de la fin au début, mais aussi des bords au milieu. Parfaitement déroutant, comme la vie réelle.

Quand il trouvait l’occasion de parler à Ginger, c’était sous les regards de deux opérateurs et de tous les autres acteurs de la distribution qui n’avaient rien à faire à ce moment-là.

« D’accord, vous tous, expliqua Sol. Ça, c’est la scène vers la fin, le face-à-face de Victor et Ginger après tout ce qu’ils ont enduré ensemble, et sur le carton il dit… (il fixa le grand rectangle noir qu’on lui passa) oui, il dit : Franchement, ma chère, je donnerais n’importe quoi pour une… côte… de porc… première… sauce… moutarde… de… chez… Harga… »

La voix de Sol ralentit et se tut. Lorsqu’il reprit sa respiration, on eut l’impression d’une baleine remontant à la surface.

« Qui a écrit ÇÀ ? »

Un des peintres leva prudemment la main.

« C’est m’sieur Planteur qui m’a dit », expliqua-t-il très vite.

Sol passa en revue le gros tas de cartons qui représentait les dialogues d’une bonne partie du film. Ses lèvres se serrèrent. Il fit un signe de tête à un des porteurs d’écritoires et lui lança : « Est-ce que vous pourriez foncer au bureau demander à mon oncle de faire un saut jusqu’ici, s’il a un moment ? »

Il tira un carton du tas et lut : « C’est vrai que la vieille mine me manque, mais quand je veux goûter de la vraie cuisine traditionnelle, je vais… toujours… à… l’Antre… à Côtes… de… Je vois. »

Il en prit un autre au hasard. « Ah. Je lis ici les dernières paroles d’un soldat royaliste blessé : Qu’est-ce que je ne donnerais pas, là, maintenant, pour la formule à une piastre A-gogo-jusqu’à-bobo de… l’Antre… à… Côtes… de Harga… Maman !

— J’trouve ça très émouvant, commenta Planteur derrière lui. Y aura pas un œil de sec dans la salle, tu verras.

— Mon oncle… » commença Sol.

Planteur leva les mains. « J’ai dit que j’trouverais un moyen pour l’argent, fit-il. Et en plus, Sham Harga nous fournit la viande pour la scène du barbecue.

— T’as dit que t’interviendrais pas dans le scénario !

— C’est pas de l’intervention, ça, répliqua tranquillement Planteur. J’vois pas comment on pourrait qualifier ça d’intervention. J’ai juste peaufiné par-ci par-là. C’est plutôt mieux, j’trouve. Et puis le Tout-ce-qu’on-peut-engloutir-pour-une-piastre de Harga est d’un rapport qualité-prix imbattable en ce moment.

— Mais le film se passe il y a des centaines d’années ! s’écria Sol.

— Be-en, j’imagine que quelqu’un pourrait dire : « Je m’demande si on mangera toujours aussi bien à l’Antre à Côtes de Harga dans quelques siècles… »

— C’est pas du cinéma, ça. C’est du vil commerce !

— J’espère bien. On est drôlement dans l’pétrin, sinon.

— Bon, écoute… » attaqua Sol d’un ton menaçant.

Ginger se tourna vers Victor.

« Est-ce qu’on peut aller causer quelque part ? lui souffla-t-elle. Sans votre chien, ajouta-t-elle de sa voix normale. Pas question de votre chien.

— Vous voulez me parler, à moi ? s’étonna le jeune homme.

— On n’a pas beaucoup eu d’occasions, hein ?

— Exact. D’accord. Gaspode, reste ici. Bon chien. » Victor éprouva une certaine satisfaction à la vue de l’ombre fugitive de pur dégoût qui passa rapidement sur la figure de Gaspode.

Derrière eux, la sempiternelle polémique olive-ouédienne avait trouvé sa vitesse de croisière : Sol et J.M.T.L.G., nez à nez, se querellaient au milieu d’un cercle de membres du personnel amusés et captivés.

« J’vais pas supporter ça, tu sais ! Je peux rendre mon tablier !

— Non, tu peux pas ! T’es mon neveu ! On rend pas son tablier de neveu… ! »

Ginger et Victor s’assirent sur les marches d’une demeure en toile et bois. Ils bénéficiaient d’une parfaite intimité. Personne n’allait s’embêter à les observer alors qu’une prise de bec du tonnerre démarrait à quelques pas de là.

« Euh… » fit Ginger. Ses doigts se tordaient et s’entrelaçaient. Victor ne put s’empêcher de remarquer ses ongles rongés.

« Euh… » répéta-t-elle. Son visage, pâle sous le maquillage, trahissait l’angoisse. Elle n’est pas belle, se surprit à penser Victor sans arriver à s’en persuader.

« Je… euh… Je ne sais pas comment dire ça, fit-elle, mais… euh… est-ce qu’on m’a vue marcher en dormant ?

— Vers la colline ? » demanda Victor.

La tête de la jeune femme pivota avec la vivacité d’un serpent.

« Vous êtes au courant ? Comment vous êtes au courant ? Vous m’avez espionnée ? » cracha-t-elle. C’était à nouveau la Ginger d’avant, débordante de feu, de venin et d’agressivité paranoïaque.

« Lazzi vous a trouvée… endormie hier après-midi, répondit Victor en se penchant en arrière.

— En pleine journée ?

— Oui. »

Elle porta les mains à sa bouche. « C’est plus grave que je ne pensais, murmura-t-elle. Ça empire ! Vous vous rappelez, quand vous m’avez vue sur la colline ? Juste avant que Planteur nous trouve et se figure qu’on… flirtait… » Elle rougit. « Eh ben, je ne savais même pas comment j’étais arrivée là !

— Et vous y êtes retournée la nuit dernière.

— C’est le chien qui vous l’a dit, hein ? fit-elle d’un ton découragé.

— Oui. Pardon.

— Ça se reproduit toutes les nuits, maintenant, gémit Ginger. Je le sais parce que, même quand je retourne me coucher, je retrouve du sable partout et j’ai les ongles tout cassés ! Je vais là-bas toutes les nuits et je ne sais pas pourquoi !

— Vous essayez d’ouvrir la porte, la renseigna Victor. Il y a maintenant une grosse porte antique, là où un pan de la colline a glissé, et…

— Oui, je l’ai vue, mais pourquoi ?

— Ben, j’ai deux ou trois idées, avança prudemment Victor.

— Dites-moi.

— Hum. Bon, est-ce que vous avez entendu parler d’un truc du nom de genius loci ?

— Non. » Le front de la jeune femme se plissa. « C’est quelque chose d’intelligent, hein ?

— C’est comme l’âme d’un lieu. Ça peut être très puissant. On peut le rendre puissant, par la vénération, l’amour ou la haine, si ça dure assez longtemps. Et je me demande si l’esprit d’un lieu peut attirer les gens. Et aussi les animaux. Je veux dire, Olive-Oued, c’est un coin différent, non ? Les gens se conduisent différemment, ici. Partout ailleurs, l’important, c’est les dieux, l’argent ou le bétail. Ici, la chose la plus importante, c’est d’être important. »

Elle était tout ouïe. « Oui ? l’encouragea-t-elle. Jusque-là, ça n’a rien de bien méchant.

— J’y arrive.

— Oh. »

Victor déglutit. Son cerveau bouillonnait comme une soupe. Des souvenirs à demi immergés firent surface, alléchants, avant de sombrer à nouveau. D’affreux professeurs ennuyeux dans d’affreuses salles hautes de plafond lui avaient enseigné d’affreuses choses assommantes qui lui paraissaient soudain aussi indispensables qu’un couteau, et il draguait désespérément le fond de sa mémoire pour les retrouver.

« Je ne suis pas… » croassa-t-il. Il s’éclaircit la gorge. « Je ne suis pas sûr d’avoir raison, remarquez, dit-il enfin. Ça vient d’ailleurs. Ce genre de chose existe. Vous avez entendu parler des idées qui arrivent à leur heure ?

— Oui.

— Eh ben, ce sont les idées raisonnables. Mais il y en a d’autres. Des idées qui débordent de tant d’énergie qu’elles n’attendent pas leur tour. Des idées folles. Des idées en cavale. Et l’ennui, avec un truc pareil, c’est qu’on obtient un trou… »

Il observa l’expression polie en même temps qu’ébahie de la jeune femme. Des analogies remontèrent en glougloutant à la surface comme des croûtons détrempés. Imaginez tous les mondes ayant jamais existé tassés les uns contre les autres en couches successives comme un sandwich… un jeu de cartes… un livre… un drap plié… Si les conditions s’y prêtent, des choses peuvent traverser les couches plutôt que se déplacer le long… Mais si on ouvre une porte entre les couches, c’est-à-dire entre les mondes, on court de grands dangers, comme par exemple…

Comme par exemple…

Comme par exemple…

Comme par exemple quoi ?

Ça se leva dans sa mémoire comme le bout de tentacule louche qu’on découvre à l’instant où l’on croyait pouvoir manger la paella sans risque.

« Il se pourrait qu’autre chose essaye de venir par le même chemin, hasarda-t-il. Dans le… euh… dans le nulle part entre les quelque part, il y a des créatures que j’aimerais mieux, dans l’ensemble, éviter de vous décrire.

— C’est déjà fait, dit Ginger d’une voix étranglée.

— Et, euh… elles tiennent souvent beaucoup à entrer dans les mondes réels, alors peut-être qu’elles prennent d’une manière ou d’une autre contact avec vous quand vous dormez, et… » Il renonça. Il ne pouvait supporter son expression plus longtemps.

« Possible que je me trompe complètement, dit-il aussitôt.

— Faut que vous m’empêchiez d’ouvrir la porte, chuchota-t-elle. Je pourrais être l’une d’Elles.

— Oh, ça m’étonnerait, fit Victor avec hauteur. D’habitude, elles ont davantage de bras, je crois.

— J’ai même essayé de mettre des punaises par terre pour me réveiller, dit Ginger.

— C’est horrible. Ç’a marché ?

— Non. Elles étaient toutes revenues dans leur sac le lendemain matin. Sans doute que je les ai ramassées. »

Victor fit la moue. « C’est peut-être bon signe, dit-il.

— Pourquoi ?

— Si vous étiez appelée par… euh… des choses désagréables, je pense qu’elles se ficheraient pas mal que vous vous enfonciez des punaises dans les pieds.

— Beurk.

— Vous ne savez pas du tout pourquoi tout ça se produit, dites ?

— Non ! Mais je fais tout le temps le même rêve. » Ses yeux s’étrécirent. « Hé, comment ça se fait que vous en connaissiez aussi long ?

— Je… Un jour, un mage m’a expliqué, répondit Victor.

— Vous n’êtes pas mage vous-même ?

— Absolument pas. Pas de mages à Olive-Oued. Et ce rêve ?

— Oh, c’est très bizarre, ça ne veut rien dire. Et puis je le faisais déjà toute petite. Ça commence par une montagne, seulement ce n’est pas une montagne normale parce que… »

Détritus le troll se dressa au-dessus d’eux.

« Le jeune m’sieur Planteur dit il est temps reprendre tournage, gronda-t-il.

— Est-ce que vous voulez venir dans ma chambre ce soir ? souffla la jeune femme. S’il vous plaît ! Vous me réveillerez si je me remets à marcher en dormant.

— Ben, euh… oui, mais votre logeuse, ça ne va peut-être pas lui plaire… fit Victor.

— Oh, madame Cosmopilite a les idées très larges.

— Ah bon ?

— Elle va seulement se dire qu’on couche ensemble.

— Ah, fit Victor d’une voix caverneuse. Alors, ça va.

— Le jeune m’sieur Planteur, il aime pas ça, qu’on fasse attendre, insista Détritus.

— Oh, la ferme », répliqua Ginger. Elle se leva et chassa d’un revers de main la poussière de sa robe. Détritus cligna des yeux. On lui ordonnait rarement de la fermer. L’inquiétude lui creusa au front quelques lignes de failles. Il se tourna et dressa encore sa masse, cette fois au-dessus de Victor.

« Le jeune m’sieur Planteur, il aime pas…

— Oh, tire-toi », lui jeta sèchement Victor qui suivit Ginger sans se presser.

Détritus se retrouva seul et plissa les yeux sous l’effort de réflexion.

Évidemment, il arrivait que des humains lui disent « tire-toi » ou « la ferme », mais toujours avec des accents de bravade terrifiée dans la voix, à quoi il répliquait immanquablement par « hur hur » avant de leur taper dessus. Mais aucun ne lui avait jamais parlé comme si l’existence était le cadet de ses soucis. Ses épaules massives s’affaissèrent. Ça ne lui valait peut-être rien de passer son temps avec Rubis.

Sol se tenait debout au-dessus du peintre responsable des cartons. Il leva la tête à l’approche de Victor et de Ginger.

« Bien, fit-il. En place, tout le monde. On va tourner directement la scène du bal. » Il avait l’air content de lui.

« Pour les dialogues, c’est réglé ? demanda Victor.

— Aucun problème », répondit fièrement Sol. Il jeta un coup d’œil au soleil. « On a perdu beaucoup de temps, ajouta-t-il, alors pas la peine d’en gaspiller davantage.

— Je ne vous aurais pas cru capable de faire changer d’avis J.M.T.L.G. comme ça.

— Il n’avait pas d’arguments. Il est reparti bouder dans son bureau, j’imagine, dit Sol avec condescendance. D’accord, tout le monde, on va… »

Le peintre en lettres lui tira sur la manche.

« Je me demandais, m’sieur Sol… Qu’est-ce que vous voulez que je mette dans la grande scène, maintenant que Victor ne parle plus de côtes… ?

— C’est pas le moment de m’embêter, mon vieux !

— Mais si vous pouviez seulement me donner une idée… »

Sol décrocha fermement la main de l’homme de sa manche.

« Franchement, dit-il, je m’en fous », et il se dirigea à grands pas vers le lieu du tournage.

Le peintre se retrouva seul. Il ramassa son pinceau. Ses lèvres remuèrent en silence, esquissèrent les mots.

« Hmm, fit-il alors. Pas mal. »



Banana N’Vectif, le chasseur le plus rusé des grandes plaines jaunes de Klatch, retint son souffle alors qu’il installait la dernière pièce à l’aide d’une pince à épiler. La pluie tambourinait sur le toit de sa hutte.

Là. Ça y était.

Il n’avait encore jamais rien fait de tel, mais il savait qu’il le faisait comme il fallait.

Il avait tout piégé dans sa vie, des zèbres aux thargas, et ça lui avait rapporté quoi ? Mais hier, en ramenant un chargement de peaux à N’kouf, il avait entendu un négociant dire que le jour où un type inventerait une souricière efficace, le monde se presserait en foule à sa porte.

Il était resté allongé toute la nuit sans dormir, à réfléchir à la question. Puis, aux premières lueurs de l’aube, il avait gribouillé quelques croquis avec un bâton sur la paroi de sa hutte et s’était mis au boulot. Il avait profité de son passage en ville pour jeter un coup d’œil à quelques souricières, lesquelles laissaient manifestement à désirer. Elles n’avaient pas été conçues par des chasseurs.

Il saisit alors la brindille et l’introduisit doucement dans le mécanisme.

Clac.

Parfait.

Maintenant, tout ce qui lui restait à faire, c’était retourner à N’kouf et voir si le marchand…

La pluie battait vraiment très fort. En fait, on aurait plutôt dit…

Lorsque Banana se réveilla, il gisait dans les décombres de sa hutte, eux-mêmes répandus sur un andain d’un kilomètre de large de boue piétinée.

Il regarda d’un œil glauque ce qui restait de chez lui. Il regarda la balafre brune qui courait d’un bout à l’autre de l’horizon. Il regarda le nuage sombre et boueux tout juste visible à une extrémité.

Puis il regarda par terre. La souricière améliorée n’était plus qu’un dessin plutôt joli à deux dimensions, écrasé au beau milieu d’une gigantesque empreinte.

« J’savais pas que c’était aussi efficace », dit-il.



S’il faut en croire les livres d’histoire, la bataille décisive qui mit fin à la guerre civile d’Ankh-Morpork vit s’affronter deux poignées d’hommes sur les rotules dans un marécage aux premières heures d’une matinée brumeuse et, malgré la victoire proclamée d’un des camps, se termina en réalité sur le résultat de : humains 0, corbeaux 1000 – ce qui est le cas de la plupart des batailles.

Les deux Planteur étaient d’accord sur un point : s’ils avaient eu leur mot à dire, personne ne se serait permis de mener une guerre aussi minable. C’était un crime d’avoir laissé des incapables mettre en scène un tournant capital dans l’histoire de la ville sans recourir à des milliers de participants, des chameaux, des fossés, des ouvrages de terre, des engins de siège, des trébuchets, des chevaux et des étendards.

« Et dans un putain d’brouillard, en plus, renchérit Électro. Aucun sens de l’éclairage. »

Il embrassa du regard le champ de bataille, une main en visière au-dessus des yeux pour se protéger du soleil. Onze opérateurs allaient travailler sur cette scène-là, sous tous les angles possibles et imaginables. Un à un, ils levèrent le pouce.

Électro gratta sur la boîte à images devant lui.

« Prêts, les gars ? » lança-t-il.

Un chœur de couinements lui répondit.

« Braves petits, dit-il. Prenez-moi ça comme y faut et j’vous file un lézard de rabe pour le quatre-heures. »

Il saisit la manivelle d’une main et ramassa un mégaphone de l’autre.

« Quand vous voudrez, m’sieur Planteur ! » brailla-t-il.

J.M.T.L.G. hocha la tête ; il allait lever la main lorsque le bras de Sol se détendit et l’arrêta. Le neveu fixait, les yeux écarquillés, les rangs de cavaliers.

« Un moment, fit-il d’un ton égal avant de mettre les mains en coupe et d’élever la voix pour crier : « Hé, vous, là-bas ! Le quinzième chevalier ! Oui, vous ! Vous voulez bien déployer votre étendard, s’il vous plaît ? Merci. Pourriez-vous aller voir madame Cosmopilite pour qu’elle vous en donne un autre, je vous prie ? Merci. »

Sol se tourna vers son oncle, les sourcils levés.

« C’est… c’est un emblème héraldique, expliqua aussitôt Planteur.

— Des côtelettes en croix sur champ de laitue ?

— Très portés sur la cuisine, ces vieux chevaliers…

— Et j’ai bien aimé la devise : “Les féaux s’en mettent plein la dalle à la table féodale de l’Antre à Côtes de Harga.” Si on avait le son, je me demande quel cri de guerre il aurait poussé !

— T’es ma chair et mon sang, dit Planteur en secouant la tête. Comment tu peux m’faire ça ?

— Parce que je suis ta chair et ton sang », répondit Sol.

Le visage de Planteur s’éclaira. Évidemment, vu sous cet angle, ça passait mieux.



Olive-Oued. Pour que le temps défile vite, il suffit de filmer les aiguilles de l’horloge en accéléré…

À l’Université de l’Invisible, le résographe enregistre déjà sept plocs à la minute.



Et vers la fin de l’après-midi, on mit le feu à Ankh-Morpork. La vraie ville avait brûlé plusieurs fois au cours de sa longue histoire – par vengeance, par négligence, par dépit, voire tout bonnement pour toucher l’assurance. La plupart des grands bâtiments de pierre qui lui donnaient son statut de cité, et non de ramassis de taudis entassés ensemble, y survécurent sans dommages, et une grande partie de la population[22] estimait qu’un bon incendie tous les siècles environ était essentiel à la santé de la ville car il permettait de limiter la croissance numérique des rats, cafards, puces et, bien entendu, des habitants pas assez riches pour vivre dans des maisons de pierre.

Le célèbre incendie de la guerre civile avait ceci de remarquable que les deux camps l’avaient allumé en même temps afin d’empêcher la cité de tomber entre les mains de l’ennemi.

Par ailleurs, à en croire les livres d’histoire, il n’avait guère impressionné. L’Ankh avait monté très haut cet été-là, et la plupart des quartiers étaient trop humides pour brûler.

Cette fois-ci, c’était beaucoup mieux.

Les flammes emplissaient le ciel. Tout brûlait, vu qu’on était à Olive-Oued et que la seule différence entre les bâtiments en pierre et ceux en bois, c’était ce qu’on avait peint sur la toile. L’Université de l’Invisible à deux dimensions brûlait. Le palais sans profondeur du Patricien brûlait. Même la tour de l’Art modèle réduit vomissait des flammes comme une chandelle romaine.

Planteur regardait la scène d’un air inquiet.

Au bout d’un moment, Sol demanda derrière lui : « Tu attends quelque chose, mon oncle ?

— Hmm ? Oh, non. J’espère qu’Électro se concentre sur la tour, c’est tout, répondit Planteur. Un monument symbolique très important.

— Ça, tu l’as dit. Très important. Tellement important, d’ailleurs, que j’ai envoyé quelques gars au sommet à l’heure du déjeuner pour vérifier que tout allait bien.

— Ah bon ? fit Planteur d’un air coupable.

— Oui. Et tu sais ce qu’ils ont découvert ? Ils ont découvert qu’on avait cloué des feux d’artifice à l’extérieur. Des tas et des tas de feux d’artifice, sur des fusées. Heureusement qu’ils sont tombés dessus, parce que si tout ça avait éclaté, la prise aurait été fichue et on n’aurait jamais pu la recommencer. Et tu sais quoi ? ajouta Sol. D’après eux, les feux d’artifice devaient former des mots.

— Quels mots ?

— M’est pas venu à l’idée de leur demander. Pas venu à l’idée. »

Il se fourra les mains dans les poches et se mit à siffloter tout bas. Au bout d’un moment, il jeta un coup d’œil en coin à Planteur.

« “La crème des côtelettes de la ville”, marmonna-t-il. Ça alors ! »

Planteur eut l’air de faire la tête. « Ç’aurait bien fait rire, en tout cas, dit-il.

— Écoute, mon oncle, ça n’peut plus durer, fit Sol. Plus question de ces idioties publicitaires, vu ?

— Oh, d’accord.

— Sûr ? »

Planteur hocha la tête. « J’ai dit d’accord, non ?

— Ça m’suffit pas, mon oncle.

— Je promets solennellement de plus toucher au clic, dit Planteur avec gravité. J’suis ton oncle. J’suis ta famille. Ça t’suffit comme ça ?

— Ben… D’accord. »

Lorsque l’incendie se calma, on ratissa une partie des cendres pour un barbecue à la belle étoile à la fête de fin de tournage.



La housse en velours de la nuit recouvre Olive-Oued, cage de perroquets, et par de telles nuits chaudes nombre de gens vaquent à leurs affaires personnelles.

Un jeune couple qui se promenait main dans la main dans les dunes manqua s’évanouir de trouille lorsqu’un troll gigantesque bondit de derrière un rocher en criant : « Aaaargh ! »

« Vous ai fait trouille, hein ? » fit Détritus avec espoir.

Les deux jeunes gens opinèrent, livides.

« Eh ben, ça me rassure », dit le troll. Il leur tapota la tête, ce qui leur enfonça un peu plus les pieds dans le sable. « Merci beaucoup. Merci mille fois. Passez bonne nuit », ajouta-t-il tristement.

Il les regarda s’éloigner, toujours main dans la main, puis éclata en sanglots.

Dans la cabane des opérateurs, Planteur J.M.T.L.G., lui, regardait, debout et l’air songeur, Électro coller les séquences de la journée. L’opérateur se sentait très honoré ; monsieur Planteur n’avait jusqu’à présent jamais manifesté le moindre intérêt pour les techniques concrètes de la manipulation des pellicules. Ce qui expliquait sans doute pourquoi lui-même se montrait un peu plus prodigue que d’ordinaire des secrets de la guilde transmis horizontalement d’une génération à la même.

« Pourquoi elles sont toutes pareilles, les p’tites images ? demandait Planteur alors que l’opérateur rembobinait le film. C’est jeter l’argent par les fenêtres, moi j’trouve.

— Elles sont pas vraiment pareilles, répondit Électro. Chacune est un poil différente, voyez ? L’œil des gens reçoit très vite une succession d’images légèrement modifiées, alors il s’imagine voir quelque chose qui bouge. »

Planteur s’ôta le cigare de la bouche. « Tu veux dire que tout ça, c’est de l’illusion ? s’étonna-t-il.

— Ouais, tout juste. » L’opérateur gloussa et tendit la main vers le pot de colle.

Planteur le regarda, fasciné.

« Moi, j’croyais que c’était une espèce de magie, dit-il, un brin déçu. Et voilà que tu m’apprends que c’est rien qu’un grand jeu de cache-cache ?

— Plus ou moins. Voyez, on a pas l’temps de voir vraiment chacune des images. On en voit plein d’un coup, voyez ce que j’veux dire ?

— Ben, tous ces verbes voir m’en ont mis plein la vue, j’suis un peu perdu.

— Chaque image ajoute un p’tit quelque chose à l’effet d’ensemble. On les voit pas – ’scusez-moi – une à une, on voit que l’effet dû au passage à toute vitesse d’une succession d’images.

— Ah bon ? Très intéressant, ça, fit Planteur. Oui, très intéressant. » D’une pichenette, il expédia la cendre de son cigare vers les démons. L’un d’eux l’attrapa et la mangea.

« Alors, qu’est-ce qui s’passerait, fit-il lentement, si, disons, une seule image dans tout l’clic était différente ?

— C’est marrant que vous m’demandiez ça, répondit Électro. C’est arrivé l’autre jour, quand on rafistolait Drame de troll. Un des apprentis avait intercalé une image, une seule, de la Ruée vers l’ore, et toute la matinée on a pas arrêté de penser à de l’or sans savoir pourquoi. Comme si ça nous était venu au cerveau sans que nos yeux l’voient. Évidemment, j’ai flanqué une dérouillée au gamin une fois qu’on a eu repéré l’image, mais on serait jamais tombés dessus si j’avais pas passé l’clic lentement en revue. »

Il reprit le pinceau de colle, coupa au carré quelques bandes de film et les assembla. Au bout d’un moment, il prit conscience du silence dans son dos.

« Ça va, m’sieur Planteur ? demanda-t-il.

— Hmm ? Oh. » Planteur était plongé dans ses pensées. « Une seule image a fait cet effet-là ?

— Oh, oui. Z’allez bien, m’sieur Planteur ?

— Je m’suis jamais senti mieux, mon gars, répondit Planteur. Jamais senti mieux. »

Il se frotta les mains. « Toi et moi, on va avoir une petite conversation, d’homme à homme, reprit-il. Parce que, tu sais… (il posa une main amicale sur l’épaule d’Électro) j’ai l’impression que ça pourrait être ton jour de chance. »

Dans une autre ruelle, Gaspode marmonnait tout seul, assis sur son derrière.

« Huh. Reste ici, il m’a dit. V’là qu’il me donne des ordres. Sa p’tite amie, comme ça, elle aura pas besoin d’endurer dans sa piaule un chien qui pue. Et me v’là, le meilleur ami de l’homme, assis dehors sous la pluie. D’accord, il pleut pas. Oui, peut-être qu’il pleut pas, mais s’il pleuvait, je serais maintenant trempé comme une soupe. Ça serait bien fait pour lui si j’décidais de m’tirer. Rien m’en empêche, d’ailleurs. Personne se figure que j’suis assis là parce qu’il me l’a dit, j’espère. J’voudrais bien voir ça, qu’un humain m’donne des ordres. J’suis assis là parce que je l’veux bien. Ouais. »

Puis il gémit un peu et se traîna jusque dans un coin d’ombre où il risquait moins de se faire repérer.

Dans la chambre au-dessus, Victor était debout tourné contre le mur. Une posture humiliante. Déjà qu’il s’était cogné dans une madame Cosmopilite à la face hilare en montant l’escalier. Elle lui avait lancé un grand sourire et un drôle de coup de coude appuyé que les gentilles petites vieilles, il en était sûr, ne devaient pas connaître.

Il entendait dans son dos des cliquetis et de temps en temps des bruissements tandis que Ginger se préparait à se coucher.

« Elle est vraiment très gentille. Elle m’a dit hier qu’elle a eu quatre maris, le renseigna Ginger.

— Qu’est-ce qu’elle a fait des squelettes ? demanda Victor.

— Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, dit Ginger en reniflant. Bon, vous pouvez vous retourner, maintenant. Je suis au lit. »

Victor se détendit et se retourna. Ginger avait remonté les couvertures jusque sous son menton et les y maintenait comme une garnison assiégée protège ses barricades.

« Faut me promettre, dit-elle, que s’il arrive quelque chose, vous ne profiterez pas de la situation. »

Victor soupira. « Je le promets.

— C’est juste que je dois penser à ma carrière, vous voyez.

— Oui, je vois. »

Victor s’assit près de la lampe et sortit le livre de sa poche.

« Je ne cherche pas à me montrer ingrate, ni rien », poursuivit Ginger.

Victor feuilleta les pages jaunies, à la recherche du passage sur le coin près de la plage où il était allé. Une foule de gens avaient passé leur vie près de la colline d’Olive-Oued, dans le seul but apparent de garder un feu allumé et de chanter trois fois par jour. Pourquoi ? Qui était le Gardien de la Porte ?

« Qu’est-ce que vous lisez ? demanda Ginger au bout d’un moment.

— Un vieux bouquin que j’ai trouvé, répondit sèchement Victor. Il traite d’Olive-Oued.

— Oh.

— Moi, à votre place, je dormirais », dit-il en se déhanchant pour mieux déchiffrer l’écriture en pattes de mouche à la lumière de la lampe.

Il entendit la jeune femme bâiller.

« Est-ce que j’ai fini de vous raconter mon rêve ? demanda-t-elle.

— Je ne crois pas, répondit Victor d’un ton qu’il espéra poli et dissuasif à la fois.

— Ça commence toujours par une montagne…

— Écoutez, vraiment, vous ne devriez pas parler…

— … avec des étoiles tout autour, vous savez, dans le ciel, puis l’une d’elles descend, et ce n’est pas une étoile, c’est une femme qui brandit une torche au-dessus de la tête… »

Victor revint lentement à la couverture du livre.

« Oui ? fit-il d’une petite voix.

— Et elle n’arrête pas de me dire des trucs, des trucs que je n’entends pas, elle me demande de réveiller quelque chose, ensuite il y a plein de lumières et j’entends un rugissement, comme un lion ou un tigre, une bête comme ça, vous voyez ? Et après, je me réveille. »

Le doigt de Victor suivit paresseusement le contour de la montagne sous les étoiles.

« C’est sûrement juste un rêve, dit-il. Ça ne veut sans doute rien dire. »

Évidemment, la colline d’Olive-Oued n’était pas pointue. Mais peut-être l’était-elle autrefois, à l’époque où une cité se dressait là où il n’y avait aujourd’hui qu’une baie. Bon sang. Quelque chose avait dû drôlement en vouloir à tout ce qui se trouvait dans les parages.

« Vous ne vous rappelez rien d’autre de ce rêve, par hasard ? » demanda-t-il avec une désinvolture feinte.

Il n’obtint pas de réponse. Il s’approcha sans bruit du lit.

Ginger dormait.

Il regagna sa chaise, laquelle promettait de devenir affreusement inconfortable d’ici une demi-heure, puis éteignit la lampe.

Quelque chose sur la colline. Le danger était là.

Il y avait un danger plus immédiat : lui aussi allait s’endormir.

Assis dans le noir, il se faisait de la bile. Comment réveille-t-on les somnambules, au fait ? Il se souvint vaguement qu’on disait la manœuvre risquée. On racontait des histoires de gens qui rêvaient qu’on les exécutait, et lorsqu’on les avait touchés à l’épaule pour les réveiller, leur tête était tombée toute seule. Comment on arrivait à savoir à quoi rêvait un mort à l’instant du trépas, nul ne l’avait révélé. Peut-être le fantôme revenait-il après coup se plaindre, debout au pied du lit.

La chaise laissa échapper un grincement alarmant lorsqu’il changea de position. Peut-être que s’il tendait une jambe, comme ça, il pourrait la poser sur le bout du lit, de telle façon que même s’il s’endormait, elle ne pourrait pas se lever sans le réveiller.

Marrant, ça. Des semaines durant, il avait passé son temps à la saisir prestement dans ses bras, à la défendre bravement contre le monstre de service qu’incarnait Momo, à l’embrasser et à s’en repartir le plus souvent à cheval dans le soleil couchant vers une existence à jamais heureuse voire extatique. Assurément, aucun spectateur d’un de ces clics ne pourrait croire qu’il passait la nuit dans la chambre de la jeune femme assis sur une chaise tout en échardes. Même lui avait du mal à le croire, et pourtant… On ne voyait jamais des choses pareilles dans les clics. Les clics, c’était de la « passion dans un monsde pris de follye ». Dans un clic, il ne serait certainement pas assis dans le noir sur une chaise aussi dure. Il serait… eh bien, il ne serait certainement pas assis dans le noir sur une chaise aussi dure, ça, c’est sûr.



L’économe verrouilla la porte de son cabinet derrière lui. Bien obligé. Pour l’archichancelier, frapper aux portes, c’était bon pour les autres.

Au moins, l’affreux bonhomme avait apparemment perdu tout intérêt pour le résographe, si c’était bien le nom que lui avait donné Riktor. L’économe avait passé une journée épouvantable, faisant de son mieux pour diriger les affaires de l’Université tout en sachant le document caché dans sa chambre.

Il le sortit de sous le tapis, augmenta la puissance de la lampe et se mit à lire.

Il était le premier à reconnaître qu’il ne valait pas grand-chose en mécanique. Il passa rapidement sur les pivots, les balanciers d’octefer et l’air comprimé dans les soufflets.

Il se rendit à nouveau tout droit au paragraphe qui disait : Et alors, si des perturbations dans le tissu de la réalité génèrent des ondes qui se propagent depuis l’épicentre, le balancier s’inclinera, comprimera l’air dans le soufflet approprié et fera lâcher à l’éléphant le plus proche de l’épicentre un petit plomb dans une coupelle. Ainsi peut-on évaluer la direction…

… vroumm… vroumm…

Il l’entendait même d’ici. Ils avaient entassé d’autres sacs de sable tout autour. Personne n’osait déplacer la machine, à présent. L’économe s’efforça de se concentrer sur sa lecture.

… de la perturbation par le nombre et la force…

… vroumm… vroummVROUMMVROUMM.

L’économe se surprit à retenir son souffle.

… des plombs expulsés, et, d’après moi, une perturbation grave…

Ploc.

… peut se traduire par au moins deux plombs…

Ploc.

… expulsés à plusieurs centimètres…

Ploc.

… en l’es…

Ploc.

…pace…

Ploc.

… d’un…

Ploc.

… seul…

Ploc.

… mois.

Ploc.



Gaspode se réveilla et se redressa aussitôt pour prendre ce qui ressemblait, espérait-il, à une posture de chien en alerte.

On criait, quoique poliment, comme si on demandait de l’aide mais à condition que ça ne gêne pas trop.

Il grimpa l’escalier au petit trot. La porte était entrouverte. Il la poussa de la tête.

Victor gisait sur le dos, attaché à une chaise. Gaspode s’assit et le regarda attentivement, des fois que le jeune homme ferait quelque chose d’intéressant.

« Ça va, hein ? fit-il au bout d’un moment.

— Ne reste pas assis là, idiot ! Défais-moi donc ces nœuds, répondit Victor.

— J’suis p’t-être idiot, mais moi, j’suis pas ficelé, répliqua Gaspode d’un ton uni. Elle t’a sauté dessus, c’est ça ?

— J’ai dû m’endormir un moment.

— Assez longtemps pour qu’elle se lève, déchire un drap et te ligote à la chaise.

— Oui, d’accord, d’accord. Tu ne pourrais pas le ronger, ou autre chose ?

— Avec ces dents-là ? J’pourrais aller chercher quelqu’un, remarque, dit Gaspode avec un grand sourire.

— Euh… Je ne trouve pas ça une très bonne…

— T’inquiète pas. J’reviens tout d’suite, fit le chien qui sortit à pas de loup.

— Tu risques d’avoir du mal à expliquer… » lui lança Victor, mais l’animal continua de descendre l’escalier avant de se diriger tranquillement par le dédale de terrains vagues et de ruelles vers l’arrière du Siècle de la Roussette.

Il s’approcha d’un pas traînant de la haute palissade. Il entendit un petit cliquetis de chaîne.

« Lazzi ? » chuchota-t-il d’une voix rauque.

Un aboiement joyeux lui répondit.

« Gentil, Lazzi !

— Ouais, fit Gaspode. Ouais. » Il soupira. Est-ce qu’il avait été comme ça, lui aussi ? Si oui, il était bien content de n’en avoir rien su.

« Moi, gentil !

— C’est ça, c’est ça. Tais-toi, Lazzi », marmonna Gaspode qui faufila son corps arthritique par-dessous la palissade. Lazzi lui lécha le museau lorsqu’il émergea de l’autre côté.

« J’suis trop vieux pour ces machins-là », grommela-t-il avant d’examiner la niche d’un œil inquiet.

« Un collier étrangleur, constata-t-il. Une saloperie de collier étrangleur. Arrête de tirer d’sus, espèce de crétin. Recule. Recule. Voilà. »

Gaspode introduisit une patte dans le nœud coulant qu’il refit passer par-dessus la tête de Lazzi.

« Là, dit-il. Si on savait tous faire ça, on dirigerait le monde. Maintenant, arrête de chahuter. On a besoin de toi. »

Lazzi se mit au garde-à-vous, la langue pendante. Si les chiens avaient su saluer, il l’aurait fait.

Gaspode se contorsionna pour repasser sous la palissade et attendit. Il entendit Lazzi marcher de l’autre côté, mais il eut l’impression que le grand chien s’éloignait à pas feutrés.

« Non ! souffla Gaspode. Suis-moi ! »

Il y eut une course précipitée, un bruissement, et Lazzi franchit la haute palissade pour atterrir devant lui sur ses quatre pattes.

Gaspode se déroula la langue du fond de la gorge.

« Gentil, marmonna-t-il. Gentil. »



Victor se redressa sur son séant en se frottant la tête.

« Je me suis pris un sacré coup quand la chaise est tombée en arrière », dit-il.

Lazzi, assis sur son derrière, avait l’air d’attendre quelque chose, des lambeaux de drap dans la gueule.

« Il attend quoi ? demanda Victor.

— Faut lui dire que c’est un bon chien, soupira Gaspode.

— Il n’attend pas qu’on lui donne de la viande, un bonbon ou autre chose ? »

Gaspode secoua la tête. « Dis-lui seulement que c’est un bon chien. C’est mieux qu’une devise forte pour un chien.

— Oh ? Bien, alors : bon chien. Lazzi. »

Lazzi se mit à sauter sur place, tout excité. Gaspode jura tout bas. « Pardon de t’infliger ça, fit-il. Pitoyable, hein ?

— Bon chien, cherche Ginger, dit Victor.

— Écoute, ça, je peux l’faire, moi, protesta Gaspode d’une voix désespérée tandis que Lazzi se mettait à flairer le plancher. On sait tous où elle est partie. Pas la peine de… »

Lazzi fonça par la porte à toute allure mais avec grâce. Il s’arrêta au bas des marches et lança un aboiement impatient, comme pour dire « suivez-moi ».

« Pitoyable », répéta Gaspode d’un air malheureux.



Les étoiles donnaient toujours l’impression de briller avec davantage d’éclat au-dessus d’Olive-Oued. Bien sûr, l’atmosphère y était plus claire qu’à Ankh-Morpork, moins chargée de fumée aussi, mais quand même… elles paraissaient plus grosses et plus proches, comme si le ciel était une vaste loupe.

Lazzi filait par-dessus les dunes, en s’arrêtant régulièrement pour que Victor le rattrape. Gaspode suivait à quelque distance en tanguant de droite et de gauche, la respiration sifflante.

La piste menait à la dépression, laquelle était vide.

La porte béait d’une trentaine de centimètres. Du sable piétiné tout autour indiquait que quelque chose était peut-être sorti mais que Ginger était entrée.

Victor regardait fixement la porte.

Lazzi, assis près de la porte, regardait fixement Victor.

« Il attend, dit Gaspode.

— Quoi donc ? » demanda craintivement Victor.

Gaspode gémit. « D’après toi ? fit-il.

— Oh. Oui. Là, bon chien, Lazzi. »

Lazzi jappa et tenta un saut périlleux.

« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Victor. Je suppose qu’il faut entrer, c’est ça ?

— Possible, répondit Gaspode.

— Euh… Sinon, on peut attendre qu’elle ressorte. Je te l’avoue, je n’aime pas beaucoup me trouver dans le noir. Je veux dire, la nuit, ça va, mais le noir complet…

— Moi, j’parie que Cohen le Barbare, il a pas peur du noir, lui.

— Ben, oui…

— Et l’Ombre Noire du Désert non plus.

— D’accord, mais…

— Howonda Smith le Chasseur de Balrog, autant dire qu’il bouffe du noir au p’tit-déjeuner.

— Oui, mais moi, je ne suis pas ces types-là ! gémit Victor.

— Va donc raconter ça à tous ceux qu’ont donné leurs sous pour te voir dans leur peau, justement », dit Gaspode. Il se gratta pour se débarrasser d’une puce insomniaque. « Mince alors, ça serait marrant d’avoir un opérateur avec nous, non ? fit-il joyeusement. Ça ferait un sacré film comique. Monsieur Héros ne sort pas dans le noir, on pourrait l’appeler. Ça serait mieux que Cuisses de dinde. Plus rigolo qu’Une nuit aux arènes. J’pense qu’on ferait la queue pour…

— D’accord, d’accord. Je vais peut-être aller y faire un petit tour pas loin. » Il jeta autour de lui un regard désespéré sur les arbres desséchés qui bordaient la cuvette. « Et je vais me bricoler une torche », ajouta-t-il.



Il s’était attendu à des araignées, à de l’humidité, peut-être à des serpents, voire pire…

Au lieu de ça, il tomba sur un couloir sec, d’ouverture vaguement carrée, en pente douce montante. Dans l’air flottait une odeur légèrement saline laissant entendre que le tunnel devait rejoindre la mer quelque part.

Victor fit quelques pas et s’arrêta. « Attends, dit-il. Si la torche s’éteint, on risque de se perdre, ce sera horrible.

— Non, impossible, répliqua Gaspode. L’odorat, t’vois ?

— Bon sang, ça c’est malin. »

Victor s’enfonça un peu plus loin. Les parois étaient couvertes de versions agrandies des idéogrammes carrés qui figuraient dans le livre.

« Tu sais, fit-il en s’arrêtant pour passer les doigts sur l’un d’eux, ça ne ressemble pas vraiment à un langage écrit. On dirait plutôt…

— Continue d’marcher et cesse de chercher des excuses », le coupa Gaspode derrière lui.

Le pied de Victor cogna contre quelque chose qui rebondit plusieurs fois dans les ténèbres devant lui.

« Qu’est-ce que c’est ? » chevrota-t-il.

Gaspode disparut en reniflant dans l’obscurité et s’en revint.

« T’inquiète pas, dit-il.

— Oh ?

— C’est juste un crâne.

— Le crâne de qui ?

— Il me l’a pas dit.

— Tais-toi ! »

Quelque chose s’écrasa sous la sandale de Victor.

« Et ça… commença Gaspode.

— Je ne veux pas le savoir !

— … c’est un coquillage, voilà. »

Victor fouilla des yeux le carré de ténèbres mouvantes devant eux. La torche de fortune flamboyait dans le courant d’air. En tendant l’oreille, il percevait un battement rythmique ; il s’agissait ou bien d’un rugissement de bête au loin, ou bien du grondement de la mer en mouvement dans un tunnel souterrain. Il opta pour la deuxième hypothèse.

« Quelque chose l’a appelée, dit-il. En rêve. Quelqu’un qui veut qu’on le fasse sortir. Il va lui arriver des bricoles, j’en ai peur.

— Elle en vaut pas la peine, dit Gaspode. Fricoter avec des filles asservies aux créatures du néant, ça donne rien de bon, c’est moi qui te l’dis. On sait jamais à côté d’quoi on va s’réveiller.

— Gaspode !

— Tu verras que j’ai raison. »

La torche s’éteignit.

Victor l’agita désespérément et souffla dessus dans une ultime tentative pour la ranimer. Quelques étincelles brasillèrent et moururent. Il ne restait tout bonnement plus assez de torche.

L’obscurité revint à flots. Victor n’en avait jamais connu de pareille. Les yeux avaient beau s’écarquiller, ils ne s’y habituaient pas. Ils n’y trouvaient rien à quoi s’habituer. C’était ce qui se faisait de plus obscur en matière d’obscurité, une obscurité absolue, une obscurité souterraine, une obscurité si dense qu’elle en était presque palpable, comme du velours glacé.

« Fait vachement noir », convint de lui-même Gaspode.

Je commence à me sentir ce qu’on appelle des sueurs froides, songea Victor. Alors c’est comme ça. Je m’étais toujours demandé à quoi ça ressemblait.

Il glissa de côté jusqu’à ce qu’il atteigne le mur.

« On ferait mieux de s’en retourner, dit-il d’une voix qu’il espérait neutre. Il peut y avoir n’importe quoi devant nous. Des ravins, n’importe quoi. On pourrait aller chercher des torches et davantage de gens, puis revenir. »

Un bruit mat leur arriva de beaucoup plus loin dans le couloir.

Ouumph.

Que suivit une lumière si violente qu’elle plaqua les pupilles de Victor au fond de son crâne. Elle diminua d’intensité au bout de quelques secondes, mais garda un éclat presque douloureux. Lazzi geignit.

« Et voilà, fit Gaspode d’une voix rauque. T’as d’la lumière maintenant, alors tout baigne.

— Oui, mais qu’est-ce qui la produit ?

— J’suis censé l’savoir, c’est ça ? »

Victor avança tout doucement, suivi de son ombre dansante.

Au bout d’une centaine de mètres, le couloir déboucha dans ce qui avait peut-être été jadis une grotte naturelle. La lumière provenait d’une arche en hauteur à une extrémité, mais elle était assez forte pour révéler le moindre détail des lieux.

La grotte était encore plus vaste que la grande salle de l’Université et avait dû faire autrefois plus grosse impression. La lumière se réfléchissait sur des ornementations dorées rococo et sur les stalactites qui nervuraient le plafond. Un escalier assez large pour un régiment montait d’un gouffre sombre dans le sol ; un grondement sourd et régulier ainsi qu’une odeur saline disaient que la mer avait trouvé une entrée quelque part en dessous. L’atmosphère était poisseuse.

« Une espèce de temple ? » marmonna Victor.

Gaspode flaira une tenture cramoisie accrochée d’un côté de l’entrée. Dès qu’il la toucha, elle s’effondra en un tas visqueux.

« Beurk, fit-il. Tout est moisi dans l’coin ! » Quelque chose aux pattes multiples détala en vitesse par terre et tomba dans la cage d’escalier.

Victor allongea une main prudente et tâta une épaisse corde rouge tendue entre des poteaux incrustés d’or. Elle tomba en poussière.

L’escalier fissuré continuait de monter jusqu’à l’arche éclairée au loin. Ils le gravirent, escaladant tant bien que mal des monceaux d’algues et de bois flotté en voie de désagrégation jetés là par une ancienne grande marée.

L’arche donnait sur une autre vaste caverne qui rappelait un amphithéâtre. Des rangées de sièges descendaient vers un…

… un mur ?

Il miroitait comme du mercure. Si on pouvait remplir de mercure une piscine rectangulaire de la taille d’une maison et la basculer sur le chant sans perdre une goutte, c’est à peu près ce qu’on obtiendrait.

Mais en moins maléfique.

Le mur était plat et nu, mais Victor eut soudain l’impression d’être observé, comme un insecte sous une loupe.

Lazzi gémit.

Victor comprit alors ce qui le mettait mal à l’aise.

Il ne s’agissait pas d’un mur. Un mur reste relié à quelque chose. Ce truc-là n’était relié à rien. Il pendait tout seul dans le vide, il ondulait et se ridait comme une image dans un miroir, mais sans le miroir.

La lumière venait de quelque part de l’autre côté. Victor distinguait à présent un tout petit point brillant qui se déplaçait dans l’ombre à l’autre bout de la salle.

Il entreprit de descendre l’allée en pente entre les rangées de sièges de pierre, flanqué des chiens qui cheminaient lentement, l’oreille et la queue basses. Ils pataugeaient dans ce qui avait peut-être été jadis un tapis ; ça se déchirait dans un bruit humide et se décomposait sous leurs pas.

Au bout de quelques secondes, Gaspode lança : « J’sais pas si t’as remarqué, mais y a des…

— J’ai vu, le coupa Victor d’un air sombre.

— … sièges encore…

— J’ai vu.

— … occupés.

— J’ai vu. »

Tous ces gens – ces choses qui avaient été des gens – assis en rangs. Comme s’ils regardaient un clic.

Il avait presque atteint le pseudo-mur maintenant. Il miroitait au-dessus de lui, un rectangle avec une longueur et une hauteur, mais sans épaisseur.

Juste devant lui, presque sous l’écran blanc, une volée de marches plus petites l’amena dans une fosse circulaire à demi pleine de débris. En grimpant sur les débris, il vit derrière l’écran, là d’où venait la lumière.

C’était Ginger. Debout, elle tendait un bras en l’air. La torche dans sa main brûlait comme du phosphore.

La tête levée, elle regardait fixement un corps sur un bloc de pierre. Un géant. Ou du moins, quelque chose qui ressemblait à un géant. Ce n’était peut-être qu’une armure avec une épée posée dessus, à moitié ensevelie dans la poussière et le sable.

« C’est le machin du livre ! souffla Victor. Bons dieux, qu’est-ce qu’elle s’imagine faire ?

— À mon avis, elle s’imagine rien du tout », répondit Gaspode.

Ginger se tourna à demi et Victor distingua son visage. Elle souriait.

Derrière le bloc de pierre, Victor aperçut une espèce de grand disque corrodé. Lui au moins, il pendait du plafond par des chaînes normales, il ne défiait pas effrontément les lois de la pesanteur. « D’accord, dit-il, je vais mettre un terme à ça tout de suite. Ginger ! »

L’écho de sa voix lui revint avec force des murs distants. Il l’entendit rebondir le long d’autres cavernes et de couloirs : …er,…er,…er. Une pierre tomba dans un bruit sourd quelque part, loin derrière lui.

« Vas-y mollo ! fit Gaspode. Tout l’décor va nous tomber dessus !

— Ginger ! souffla Victor. C’est moi ! »

Elle se retourna complètement et son regard se posa sur lui, ou à travers lui, ou dans lui.

« Victor, dit-elle d’une voix douce. Allez-vous-en. Loin. Allez-vous-en maintenant sinon un grand malheur va s’abattre.

— Un grand malheur va s’abattre, marmonna Gaspode. Ça, c’est de l’augure, c’est sûr.

— Vous ne savez pas ce que vous faites, dit Victor. Vous m’avez demandé de vous arrêter ! Revenez. Revenez avec moi maintenant. »

Il voulut se hisser plus haut…

… et quelque chose s’enfonça sous son pied. Il entendit un gargouillement lointain, un bruit sourd et métallique, puis une note musicale aqueuse s’éleva autour de lui et rebondit en écho dans la caverne. Il déplaça son pied en vitesse, hélas sur une autre partie du rebord qui s’enfonça comme la première en émettant une note différente.

S’y ajoutait un raclement. Victor s’était tenu dans une petite fosse encastrée. À sa grande horreur, il se rendit alors compte qu’elle montait lentement sur fond de notes claironnantes mais aussi de ronronnements et de sifflements d’une machinerie ancienne. Il tendit brusquement les mains et toucha un levier rouillé qui produisit un accord différent avant de se briser net. Lazzi hurlait. Victor vit Ginger lâcher sa torche pour se plaquer les mains sur les oreilles.

Un bloc de maçonnerie se détacha lentement du mur et s’écrasa sur les sièges. Des fragments de pierre tombèrent en crépitant, et un grondement en contrepoint à la cacophonie laissa entendre que le vacarme remodelait l’ensemble de la caverne.

Puis les notes moururent dans un long gargouillement étranglé suivi d’un ultime hoquet. Une succession de secousses et de grincements indiquèrent que la machinerie préhistorique mise en branle par Victor avait donné tout ce qu’elle avait dans le ventre avant de rendre l’âme.

Le silence retomba.

Le jeune homme abandonna prudemment la fosse musicale, laquelle dépassait à présent d’un bon mètre le niveau du sol, et se précipita vers Ginger. La jeune femme sanglotait à genoux.

« Venez, dit-il. Fichons le camp d’ici.

— Je suis où ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Je serais bien en peine de vous expliquer. »

La torche crachotait par terre. Ce n’était plus un feu actinique désormais, seulement un morceau de bois flotté calciné et presque éteint. Victor la saisit et l’agita en tous sens jusqu’à ce qu’une flamme jaune terne apparaisse.

« Gaspode ? lança-t-il sèchement.

— Ouais ?

— Vous deux, les chiens, vous ouvrez la marche.

— Oh, merci beaucoup. »

Ginger s’accrocha au jeune homme pour remonter l’allée en titubant. Malgré une terreur naissante, Victor devait reconnaître que c’était une sensation très agréable. Il jeta un regard circulaire sur les quelques occupants des sièges et frissonna.

« On dirait qu’ils sont morts en regardant un clic, fit-il.

— Ouais. Un film comique, précisa Gaspode qui trottait devant lui.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Ils sourient tous.

— Gaspode !

— Ben quoi, faut voir l’bon côté des choses, non ? ricana le chien. D’accord, on s’retrouve dans une tombe perdue sous terre avec une dingue amoureuse des chats et une torche prête à s’éteindre d’une seconde à l’autre, mais on va pas s’lamenter pour si peu…

— Avance donc ! Avance donc ! »

Ils dévalèrent les marches, moitié courant moitié chutant, dérapèrent fâcheusement sur les algues au pied de l’escalier, puis foncèrent vers le petit porche prometteur d’une atmosphère vivante et d’une lumière du jour éclatante. La torche commençait à roussir la main de Victor. Il la lâcha. Au moins, ils n’avaient pas rencontré de difficultés dans le couloir ; s’ils suivaient toujours le même mur et ne faisaient pas les imbéciles, ils tomberaient forcément sur l’entrée. Le jour avait dû se lever maintenant, ce qui voulait dire qu’ils n’allaient pas tarder à voir la lumière.

Victor se redressa. Très héroïque, cette histoire. Il n’y avait pas eu de monstres à combattre, mais même eux avaient dû tomber en pourriture des siècles plus tôt. Évidemment, ça lui avait flanqué la chair de poule, mais il ne s’agissait en fait que… d’archéologie, quoi. Maintenant que c’était fini, ça ne lui paraissait pas si terrible…

Lazzi, qui courait en avant d’eux, aboya soudain.

« Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Victor.

— Il dit, répondit Gaspode, que l’tunnel est bloqué.

— Oh, non !

— Sûrement ton récital d’orgue qu’a fait ça.

— Vraiment bloqué ? »

Vraiment bloqué. Victor grimpa sur le talus d’effondrement. Plusieurs grandes dalles du plafond étaient tombées, entraînant dans leur chute des tonnes de roche brisée. Il tira et poussa sur un ou deux morceaux, mais ne réussit qu’à déclencher de nouvelles avalanches.

« Il y a peut-être une autre sortie ? dit-il. Vous autres, les chiens, vous pouvez peut-être aller…

— Oublie ça, mon pote, fit Gaspode. De toute façon, la seule autre solution, c’est de descendre l’escalier. Il rejoint la mer, non ? Tout c’que t’as à faire, c’est nager en espérant que tes poumons tiendront l’coup. »

Lazzi aboya encore.

« Non, pas toi, dit Gaspode. C’est pas à toi que j’parlais. Faut jamais s’porter volontaire. »

Victor continuait de creuser dans la rocaille. « Je ne sais pas, dit-il au bout d’un moment, mais j’ai l’impression que je vois un peu de lumière par ici. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Il entendit Gaspode escalader tant bien que mal les cailloux. « Possible, possible, reconnut le chien de mauvaise grâce. On dirait que deux blocs se sont intercalés en ménageant un espace.

— Assez large pour que quelqu’un de petit puisse y ramper ? demanda Victor d’un ton encourageant.

— J’savais que t’allais dire ça. »

Victor entendit un raclement de griffes dans la pierraille. Une voix assourdie lui parvint enfin : « Ça s’ouvre un peu… Vachement étroit là-d’dans… merde alors… »

Puis le silence.

« Gaspode ? s’inquiéta Victor.

— Ça va. J’suis passé. Et j’vois la porte.

— Génial ! »

Victor sentit un déplacement d’air et entendit gratter. Il tendit prudemment la main et toucha un corps poilu qui se démenait rageusement.

« Lazzi essaye de te suivre !

— L’est trop gros. Va rester coincé ! »

Suivirent un grognement canin, un coup de patte frénétique qui arrosa Victor de graviers et un petit aboiement de triomphe.

« ’videmment, l’est un brin plus maigre que moi, fit Gaspode quelques secondes plus tard.

— Maintenant, vous foncez tous les deux chercher de l’aide, dit Victor. Euh… Nous, on vous attend ici. »

Il entendit les chiens s’éloigner peu à peu. L’aboiement de Lazzi au loin lui apprit qu’ils avaient gagné l’air libre.

Victor s’assit, le dos contre les cailloux. « Maintenant, on n’a plus qu’à attendre, dit-il.

— On est sous la colline, c’est ça ? demanda la voix de Ginger dans le noir.

— Oui.

— Comment on est arrivés là ?

— Je vous ai suivie.

— Je vous avais dit de m’en empêcher.

— Oui, mais vous m’avez attaché.

— Je n’ai pas fait une chose pareille !

— Vous m’avez attaché, répéta Victor. Ensuite vous êtes venue ici, vous avez ouvert la porte, fabriqué une espèce de torche et vous êtes allée dans… dans cette salle, là-bas. Je frémis à l’idée de ce que vous auriez fait si je ne vous avais pas réveillée. »

Il y eut une pause.

« J’ai vraiment fait tout ça ? demanda-t-elle d’une voix hésitante.

— Vraiment.

— Mais je ne me souviens de rien !

— Ça, je veux bien le croire. Mais vous l’avez fait quand même.

— C’est… c’était quoi, cette salle, d’ailleurs ? »

Victor remua dans l’obscurité pour trouver une position plus confortable.

« Je n’en sais rien, confessa-t-il. Au début, j’ai pris ça pour un temple. Et on aurait dit que les gens s’en servaient pour regarder des films.

— Mais elle doit avoir des centaines d’années !

— Des milliers, moi je pense.

— Mais, écoutez, c’est impossible, fit Ginger de la petite voix de qui veut garder la raison tandis que la folie enfonce la porte au fendoir. Les alchimistes n’en ont eu l’idée qu’il y a seulement quelques mois.

— Oui. Ça donne à réfléchir. »

Il tendit la main et trouva la jeune femme dont le corps raide comme un piquet tressaillit à son contact.

« On est à l’abri, ici, ajouta-t-il. Gaspode ne va pas tarder à ramener de l’aide. Ne vous inquiétez pas. »

Il s’efforça de ne pas penser à la mer qui clapotait contre l’escalier, ni aux bestioles à pattes multiples qui cavalaient par terre dans le noir. Il s’efforça de se sortir de la tête l’image de pieuvres se coulant silencieusement sur les sièges devant l’écran mouvant, vivant. Il s’efforça d’oublier les habitués assis dans l’obscurité pendant que les siècles passaient au-dessus de leurs têtes. Peut-être attendaient-ils que s’amène la vendeuse de grains sauteurs et de saucisses chaudes.

La vie, c’est comme regarder un clic, songea-t-il. Mais un clic que vous prenez toujours dix minutes après le début, dont personne ne vous raconte l’intrigue et que vous devez reconstituer à partir d’indices. Et vous n’avez jamais, jamais, la possibilité de rester à votre place pour la seconde séance. »



La lueur d’une bougie tremblotait dans le couloir de l’Université.

L’économe ne se prenait pas pour un brave. Ce qu’il aimait le mieux affronter, c’était une colonne de chiffres, et ses compétences en la matière l’avaient hissé plus haut dans la hiérarchie de l’Université de l’Invisible que ne l’avait jamais fait la magie. Mais il ne pouvait pas laisser passer ça.

… vroumm… vroumm… vroummvvroummroumm VROUMM VROUMM.

Il s’accroupit derrière un pilier et compta onze plombs. De petits geysers de sable fusaient des sacs. Le phénomène se produisait toutes les deux minutes maintenant.

Il courut au tas de sacs de sable et tira fort dessus.

La réalité n’était pas la même partout. Ça, évidemment, tout mage le savait. La réalité n’était pas très épaisse sur le Disque. En certains points, elle était même franchement arachnéenne. Voilà pourquoi la magie fonctionnait. Ce que Riktor croyait pouvoir mesurer, c’étaient les changements dans la réalité, les points où le réel devenait rapidement irréel. Et tout mage savait ce qui risquait d’arriver quand les choses devenaient assez irréelles pour former un trou.

Mais, se dit-il alors qu’il s’efforçait d’agripper les sacs, il faudrait une débauche incroyable de magie. Une quantité pareille, on ne manquerait pas de la repérer. Ça sauterait aux yeux comme… ben, comme une grosse quantité de magie.

Ça devait maintenant faire cinquante secondes.

Il jeta un coup d’œil au vase dans son abri.

Oh.

Il avait espéré se tromper.

Tous les plombs avaient été expulsés dans une seule direction. Une demi-douzaine de sacs ressemblaient à des passoires. Et d’après les Nombres, deux plombs par mois signalaient une accumulation dangereuse d’irréalité…

L’économe traça mentalement une ligne droite qui partait du vase, traversait les sacs de sable endommagés et arrivait à l’autre bout du couloir.

… vroumm… vroumm…

Il fit un bond en arrière avant de comprendre qu’il n’avait pas à s’inquiéter. Tous les plombs étaient tirés depuis la tête de l’éléphant opposé. Il se détendit.

… vroumm… vroumm…

Le vase fut violemment secoué lorsqu’à l’intérieur pivota un mécanisme mystérieux. L’économe approcha la tête. Oui, il entendait manifestement un sifflement, comme de l’air comprimé…

Onze plombs claquèrent à grande vitesse dans les sacs de sable.

Le vase eut un recul, selon le célèbre principe de réaction. Au lieu de percuter un sac de sable, il percuta l’économe.

Ming-ng-ng.

Il cligna des yeux. Il fit un pas en arrière. Il s’écroula.

Parce que les perturbations d’Olive-Oued dans la réalité projetaient des vrilles peu puissantes mais opportunistes aussi loin même qu’Ankh-Morpork, deux petits oiseaux bleus lui volèrent un moment autour de la tête et firent cui-cui-cui avant de disparaître.



Gaspode, étendu sur le sable, soufflait comme un bœuf. Lazzi lui dansait autour en poussant des aboiements d’urgence.

« Ouf, on s’en est tirés », parvint-il à souffler. Il se releva et se secoua.

Lazzi aboya encore, dans une attitude incroyablement photogénique.

« D’accord, d’accord, gémit Gaspode. Et si on allait se taper un p’tit-déjeuner, rattraper un peu de sommeil en retard et après… »

Lazzi reprit ses aboiements.

Gaspode soupira.

« Oh, bon, fit-il. Comme tu veux. Mais t’attends pas à des remerciements, tu sais. »

Le chien fila sur le sable. Gaspode le suivit d’un pas plus tranquille, sans se presser, et il fut surpris lorsque Lazzi revint vers lui, le saisit délicatement dans la gueule par la peau du cou et repartit à grands bonds.

« Tu te permets ça uniquement parce que j’suis p’tit », se plaignit Gaspode alors qu’il ballottait d’un côté puis de l’autre. Puis il s’écria : « Non, pas par ici ! Les humains sont bons à rien si tôt l’matin. Nous faut des trolls. Ils sont encore debout et ils sont doués pour les machins souterrains. Prends la prochaine à droite. On va aller au Lias Bleu et… Oh, merde. »

Il venait soudain de comprendre qu’il lui faudrait parler.

Et en public.

Des années durant on cache soigneusement aux gens ses capacités vocales et un beau jour, vlan, on se retrouve mis à contribution et dans la nécessité de parler. Sinon, le petit Victor et la Chatte, on les condamne à moisir éternellement dans leur trou. Le jeune Lazzi allait le lâcher devant quelqu’un et attendre, et lui, faudrait qu’il explique. Ensuite, il passerait jusqu’à la fin de ses jours pour une espèce de monstre.

Lazzi remonta la rue au petit trot et franchit le portail noirci de fumée du Lias Bleu archibondé. Il se fraya un chemin dans un dédale de jambes comme des troncs d’arbres, gagna le bar, aboya sèchement et laissa tomber Gaspode par terre.

Il attendit.

Le bourdonnement des conversations s’arrêta.

« Mais c’est Lazzi, fit un troll. Qu’est-ce il veut ? »

Gaspode tituba jusqu’au troll le plus proche et tirailla poliment sur un bout qui pendait d’une cotte de mailles rouillée.

« ’scusez-moi, dit-il.

— Lui chien vachement intelligent, dit un autre troll en chassant Gaspode d’un coup de pied nonchalant. Je vu lui dans un film hier. Fait le mort et compte jusqu’à cinq.

— Deux de plus que toi, alors. »

La repartie déclencha une avalanche de rires[23].

« Non, la ferme, fit le premier troll. Je pense lui cherche dire quelque chose à nous.

— ’scusez-moi…

— Suffit regarder comment lui sauter et aboyer.

— C’est vrai. Je vu lui dans le film montrer aux gens où trouver des enfants perdus dans des cavernes.

— … ’scusez-moi… »

Le front d’un troll se plissa. « Pour les manger, tu veux dire ?

— Non, pour les sortir.

— Quoi ? Pour genre barbecue ?

— … ’scusez-moi… »

Un autre pied s’écrasa sur le côté de la tête ronde de Gaspode.

« Peut-être lui trouvé d’autres. Regardez comment lui court vers la porte et revient. Ça, chien drôlement intelligent.

— Pourrait aller voir, proposa le premier troll.

— Bonne idée. On dirait je pas pris de collation depuis une éternité.

— Écoute, tu pas le droit de manger des gens à Olive-Oued. Ça fait mauvaise réputation ! Et la Ligue silicium antidiffamation te tomber sur le caillou comme tonne de machins rectangulaires pour le bâtiment.

— Ouais, mais peut-être une récompense ou quelque chose.

— … ’SCUSEZ-MOI…

— C’est ça ! Et aussi, grosse promotion de l’image du troll vise à vise du public si on trouve enfants perdus.

— Et même si on trouve pas, on peut manger le chien, hein ? »

Le bar se vida. Il ne resta plus que les nuages de fumée habituels, des chaudrons de boisson troll en fusion, Rubis qui grattait paresseusement la lave solidifiée sur les chopes, et un petit chien abattu et mangé aux mites.

Le petit chien abattu et mangé aux mites réfléchissait dur sur la différence entre donner l’image d’un chien prodige et en être tout bonnement un.

« Merde », lâcha-t-il.



Victor se rappelait qu’il avait peur des tigres quand il était petit. On avait beau lui faire remarquer que le tigre le plus proche se trouvait à cinq mille kilomètres, il demandait : « Est-ce qu’il y a une mer entre le pays où ils vivent et nous ? » Et on lui répondait : « Ben, non, mais… » À quoi il répliquait : « Alors c’est juste une question de distance. »

Il en allait de même pour le noir. Tous les coins noirs horribles étaient reliés par la nature même du noir. Le noir était partout, en permanence, il attendait seulement que les lumières s’éteignent. Tout comme les Dimensions de la Basse-Fosse, à vrai dire, qui attendaient une rupture de la réalité.

Il se cramponna fort à Ginger.

« Pas la peine, dit-elle. Je me suis ressaisie, maintenant.

— Oh, bien, fit-il d’une petite voix.

— L’ennui, c’est que vous aussi, vous m’avez ressaisie. »

Il se détendit.

« Vous avez froid ? demanda-t-elle.

— Un peu. C’est drôlement humide ici.

— C’est vos dents que j’entends claquer ?

— À qui vous voulez qu’elles soient ? Non, ajouta-t-il aussitôt, ne vous souciez pas de ça !

— Vous savez, dit-elle au bout d’un moment, je ne me souviens pas du tout de vous avoir attaché. Je ne suis même pas bonne pour faire des nœuds.

— Ceux-là étaient rudement bien faits.

— Je me souviens seulement du rêve. Il y avait une voix qui me disait que je devais réveiller le… l’homme endormi ? »

Victor revit la silhouette en armure sur le bloc de pierre.

« Vous l’avez regardé de près ? demanda-t-il. Il ressemblait à quoi ?

— Pour cette nuit, je ne sais pas, répondit prudemment Ginger. Mais dans mes rêves il ressemblait toujours un peu à mon oncle Oswald. »

Victor se remémora une épée plus grande que lui. Impossible de parer un coup de taille d’une telle arme, elle devait trancher n’importe quoi. D’une certaine façon, on imaginait mal un type du nom d’Oswald manier un engin pareil.

« Pourquoi il vous rappelle votre oncle Oswald ? dit-il.

— Parce que mon oncle Oswald se tenait immobile comme lui. Remarquez, je ne l’ai vu qu’une seule fois dans ma vie. Le jour de son enterrement. »

Victor ouvrit la bouche… et il entendit des voix indistinctes au loin. Quelques pierres bougèrent. Une voix, plus proche à présent, roucoula : « Hello, les petits enfants. Par ici, les petits enfants.

— C’est Roc ! fit Ginger.

— Je reconnaîtrais cette voix n’importe où, dit Victor. Hé ! Roc ! C’est moi ! Victor ! »

Un silence embarrassé lui répondit. Puis la voix de Roc tonna : « Ça mon ami Victor !

— Ça veut dire on peut pas le manger ?

— Personne manger mon ami Victor ! On le dégage avec vitesse ! »

Suivirent des craquements. Puis une autre voix de troll se plaignit : « On appelle ça calcaire ? Moi, j’appelle ça calvaire, ça fade. »

On continua de gratter. Une troisième voix fit : « Vois pas pourquoi on peut pas le manger. Qui saurait ?

— Toi, troll barbare, réprimanda Roc. À quoi tu penses ? Tu manges les gens, tout le monde se moque de toi, tout le monde dit « Lui troll très mauvais, sait pas se conduire dans bonne société », tout le monde arrête te payer trois piastres par jour et te renvoie dans les montagnes. »

Victor laissa échapper ce qui ressemblait à un petit gloussement, espéra-t-il. « Ils sont drôlement amusants, non ? fit-il.

— Vachement, répliqua Ginger.

— Évidemment, toutes ces histoires de manger les gens, c’est pour se rendre intéressants. Ça ne leur arrive quasiment jamais. Faut pas vous inquiéter pour ça.

— Je ne m’inquiète pas pour ça. Je m’inquiète parce que je me promène tout le temps dans mon sommeil et que je ne sais pas pourquoi. À vous entendre, j’allais réveiller cette créature endormie. C’est une idée horrible. J’ai quelque chose dans ma tête. »

Un fracas annonça qu’on déblayait davantage de rochers.

« C’est ça qui est bizarre, dit Victor. Quand les gens sont… euh… possédés, la… euh… chose qui les possède se fiche pas mal d’eux comme de n’importe qui. Je veux dire, elle ne se serait pas contentée de m’attacher. Elle m’aurait tapé sur le crâne avec quelque chose. »

Il chercha la main de la jeune femme dans le noir. « Cet homme sur le bloc de pierre, dit-il.

— Quoi ?

— Je l’avais déjà vu. Dans le livre que j’ai trouvé. Il y est représenté des dizaines de fois, et on devait juger très important de le maintenir derrière la porte. C’est ce que disent les pictogrammes, je crois. Porte… homme. L’homme derrière la porte. Le prisonnier. Vous comprenez, je suis sûr que si tous les prêtres ou je ne sais quoi devaient aller tous les jours chanter là-bas, c’est parce que… »

Un moellon près de sa tête fut repoussé et livra passage à une chiche lumière du jour. Aussitôt suivie de Lazzi qui essaya de lécher la figure de Victor et d’aboyer en même temps.

« Oui, oui ! Bravo, Lazzi ! le complimenta Victor en s’efforçant de le repousser. Bon chien. Bon chien, Lazzi.

— Bon chien, Lazzi ! Bon chien, Lazzi ! »

L’aboiement fit tomber du plafond quelques petits morceaux de pierre.

« Aha ! » s’exclama Roc. Plusieurs autres têtes de trolls apparurent derrière lui lorsque Victor et Ginger regardèrent par le trou.

« Pas des petits enfants, marmonna celui qui s’était plaint de l’interdit alimentaire. Ont l’air filandreux.

— Je te dis déjà, le menaça Roc, de pas manger les gens. Ça cause ennuis à plus finir.

— Pourquoi pas rien qu’une jambe ? Tout le monde sera… »

Roc ramassa une dalle d’une demi-tonne d’une seule main, la soupesa d’un air songeur, puis l’abattit si fort sur l’autre troll qu’elle se brisa.

« Je te dis déjà, rappela-t-il à la forme étendue, trolls comme toi font mauvaise réputation. Comment nous pouvons prendre place dans fraternité des espèces éclairées avec trolls mauvais comme toi qui font pas honneur tout l’temps ? »

Il passa la main par le trou et tira Victor à bras-le-corps.

« Merci, Roc. Euh… Il y a aussi Ginger, là-dedans. »

Roc le gratifia d’un coup de coude malicieux qui lui meurtrit deux côtes.

« Je vois bien, dit-il. Et elle porte très joli néguiliguili en soie. Tu trouves bon coin pour t’amuser enlever les feuilles de la pâquerette et prendre le pied, hein ? » Les autres trolls eurent un grand sourire.

« Euh… oui, j’imagine… bégaya Victor.

— C’est pas vrai ! cracha Ginger alors qu’on l’aidait à passer le trou. On ne…

— Si, c’est vrai ! la coupa Victor en lui adressant des signes frénétiques des mains et des sourcils. C’est exactement ça ! Tu as tout à fait raison, Roc !

— Ouais, dit un des trolls derrière Roc. Vu tous les deux dans les clics. Lui l’embrasse et l’emmène tout l’temps.

— Maintenant, écoutez… commença Ginger.

— Maintenant, on sort d’ici rapide, dit Roc. Tout ce plafond je trouve très défectueux. Peut lâcher n’importe quand. »

Victor leva la tête. Plusieurs blocs piquaient dangereusement du nez. « Tu as raison », dit-il. Il empoigna le bras d’une Ginger indignée et la poussa le long du couloir. Les trolls ramassèrent leur congénère étalé qui ne savait pas se conduire en bonne compagnie et cheminèrent à leur suite.

« C’est dégoûtant de leur avoir donné l’impression qu’on… souffla Ginger.

— Taisez-vous, l’interrompit sèchement Victor. Qu’est-ce que vous vouliez que je réponde, hmm ? Je veux dire, qu’est-ce que j’aurais pu donner comme explication plausible, à votre avis ? Qu’est-ce que vous préférez que les gens sachent ? »

Elle hésita.

« Bon, d’accord, concéda-t-elle. Mais vous auriez pu trouver autre chose. Vous auriez pu dire qu’on explorait, ou qu’on cherchait des… des fossiles… » Sa voix mourut.

« Oui, c’est ça, au beau milieu de la nuit, en néguiliguili de soie, fit Victor. D’ailleurs, c’est quoi, un néguiliguili ?

— Il voulait dire « négligé ».

— Allez, on retourne en ville. Après, j’aurai peut-être le temps de dormir deux ou trois heures.

— Comment ça, après ?

— Va falloir payer à ces gars-là un bon coup à boire… »

Un grondement sourd s’échappa de la colline. Un nuage de poussière jaillit de l’entrée et recouvrit les trolls. Le reste du plafond s’était effondré.

« Et voilà, dit Victor. C’est terminé. Est-ce que vous pouvez faire comprendre ça à la somnambule qui est en vous ? Ça ne sert plus à rien de vouloir y retourner, l’accès est coupé. Enterré. C’est terminé. Dieux merci. »



Dans toutes les villes on trouve un bar de ce type, mal éclairé, où les consommateurs, en admettant qu’ils parlent, ne s’adressent à personne et n’écoutent pas non plus. Ils expriment leur détresse intérieure. C’est un bar pour les délaissés, les malchanceux et tous ceux auxquels on a fait signe de quitter momentanément le circuit de la vie pour regagner leur stand.

Son commerce est toujours florissant.

Ce petit matin-là, les affligés siégeaient en rang d’oignons au comptoir, chacun dans son nuage de tristesse, chacun convaincu d’être l’individu le plus malheureux au monde.

« C’est moi qui l’ai inventé, disait Gauledouin d’un air morose. Je me disais que ce serait éducatif. Pour élargir l’horizon des gens. Je ne voulais pas en faire un… un… un spectacle. Avec mille éléphants ! ajouta-t-il méchamment.

— Ouais, fit Détritus. Elle sait pas ce qu’elle vouloir. Je fais ce qu’elle vouloir, et alors elle dit : “Ça pas bien, toi troll sans noblesse de sentiments, tu pas comprendre ce que veut une fille.” Elle dit : “Une fille vouloir des trucs collants à manger dans boîte avec nœud autour.” Je fais boîte avec nœud autour, elle ouvre boîte, elle crie, elle dit cheval écorché c’est pas ce qu’elle vouloir. Elle sait pas ce qu’elle vouloir.

— Ouais, fit une voix sous le tabouret de Gauledouin, ça leur ferait les pieds si je m’taillais pour rejoindre les loups.

— Tenez, ce machin, là, Quand s’emporte le vent d’autan, reprit Gauledouin. Ce n’est même pas réaliste. Ce n’est pas ainsi que les choses se sont vraiment passées. Que des mensonges. Tout le monde peut en dire, des mensonges.

— Ouais, poursuivit Détritus. Par exemple, elle dit : “Une fille vouloir musique sous fenêtre.” Je joue musique sous fenêtre, tout l’monde dans rue se réveille et crie par fenêtre : “Sale troll, pourquoi tu tapes cailloux à cette heure de la nuit ?” Et elle se réveille même pas.

— Ouais, fit Gauledouin.

— Ouais, fit Détritus.

— Ouais », fit la voix sous le tabouret.

Le tenancier du bar était d’un naturel joyeux. Rien de bien difficile là-dedans quand on a des clients qui tiennent lieu de paratonnerres pour tous les malheurs de passage dans le coin. Il avait découvert que ça ne valait rien de dire par exemple « Vous en faites pas, faut voir le bon côté des choses », parce qu’elles n’en avaient jamais, de bon côté, les choses, ou « Du cran, ça n’arrivera peut-être jamais » parce que, souvent, c’était déjà arrivé. Tout ce qu’on attendait de lui, c’était qu’il assure le ravitaillement en boisson.

Ce matin, pourtant, il était un peu perplexe. Il y avait semblait-il une autre personne dans le bar, en dehors de la créature qui parlait depuis le plancher. Il ne pouvait se défaire de l’impression qu’il servait un autre verre, qu’il encaissait même le prix de la consommation et qu’il s’adressait au mystérieux client. Mais il n’arrivait pas à le voir. En fait, il n’était pas sûr de ce qu’il voyait, ni du quidam à qui il parlait.

Il erra jusqu’à l’autre bout du comptoir.

Un verre glissa vers lui.

« LA MÊME CHOSE, dit une voix sortant de la pénombre.

— Euh… fit le barman. Ouais. Bien sûr. C’était quoi ?

— N’IMPORTE QUOI. »

Le barman remplit le verre de rhum. On le lui retira brusquement.

L’homme chercha quelque chose à dire. Pour une raison inconnue, il se sentait terrifié.

« Vous voit pas ici… souvent, réussit-il à dire.

— JE VIENS POUR L’AMBIANCE. LA MÊME CHOSE.

— Travaillez à Olive-Oued, hein ? » fit le barman en remplissant encore le verre en vitesse. Lequel disparut derechef.

« PAS DEPUIS UN MOMENT. LA MÊME CHOSE. »

Le barman hésita. Il avait un bon fond.

« Vous croyez pas qu’vous en avez eu assez, dites ? fit-il.

— JE SAIS EXACTEMENT QUAND J’EN AI ASSEZ.

— C’est ce que tout l’monde dit, remarquez.

— JE SAIS QUAND TOUT LE MONDE EN A ASSEZ. »

Très bizarre, cette voix. Le barman n’était pas tout à fait sûr de l’entendre avec les oreilles. « Oh. Bon, euh… dit-il. La même chose ?

— NON. GROSSE JOURNÉE DEMAIN. GARDEZ LA MONNAIE. »

Une poignée de pièces glissèrent sur le comptoir. Elles étaient glacées au toucher, et la plupart fortement corrodées.

« Oh, euh… » commença le barman.

La porte s’ouvrit et se referma, laissant entrer une bouffée d’air froid malgré la chaleur de la nuit.

Le barman essuya éperdument le dessus du comptoir en évitant soigneusement les pièces.

« On voit de drôles de numéros quand on tient un bar », marmonna-t-il.

Une voix près de son oreille fit : « J’AI OUBLIÉ. UN PAQUET DE CACAHUÈTES, S’IL VOUS PLAÎT. »



La neige scintillait sur les contreforts, côté Bord, des montagnes du Bélier, l’immense chaîne à cheval sur le Monde qui, là où elle s’incurve autour de la mer Circulaire, forme un mur naturel entre le Klatch et les grandes plaines mornes de Sto.

C’est le séjour des glaciers solitaires, des avalanches à l’affût et des champs de neige ouatés des hauteurs.

Et des yétis. Les yétis sont une espèce de trolls qui vit en altitude et ignore qu’il est démodé de manger les gens. Selon eux, si ça bouge, on le mange. Si ça ne bouge pas, on attend que ça bouge. Et alors on le mange.

Toute la journée, ils avaient écouté le vacarme. Les échos avaient rebondi d’un pic à l’autre le long des massifs glacés pour n’être plus à présent qu’un grondement sourd et régulier.

« D’après mon cousin, fit l’un d’eux en sondant une dent creuse d’une griffe négligente, c’est des animaux gris énormes. Des éléphants.

— Plus grands qu’nous ? s’étonna un autre yéti.

— Presque aussi plus grands qu’nous, répondit le premier. Des tas d’éléphants, qu’il a dit. Plus qu’il pouvait compter. »

Le deuxième yéti flaira le vent et parut réfléchir.

« Ouais, bah, fit-il d’un air sombre. Ton cousin sait pas compter au-d’sus de « un ».

— Des tas de « un », il a dit. Des gros éléphants gris et gras qui grimpaient tous attachés ensemble. Gros et lents. Qui portaient tous des chargements d’ougraah.

— Ah. »

Le premier yéti indiqua l’immense champ de neige en pente.

« Bien épaisse aujourd’hui, dit-il. Rien n’peut avancer vite là-dedans, pas vrai ? On se couche dans la neige, ils nous verront seulement une fois sur nous, on sème la panique, et à nous la Grande Bouffe. » Il agita ses pattes monstrueuses en l’air. « Très lourds, il a dit, mon cousin. Ils avanceront pas bien vite, c’est moi qui te l’dis. »

L’autre yéti haussa les épaules.

« On fait comme t’as dit », conclut-il dans une cacophonie de barrissements terrifiés au loin.

Ils se couchèrent dans la neige. Leur pelage blanc leur donnait l’apparence de deux monticules anodins. Une technique qui avait maintes fois porté ses fruits et qu’on se transmettait de yéti à yéti depuis des millénaires, mais qu’on n’allait guère transmettre davantage.

Ils attendirent.

Des hurlements fusaient à mesure que le troupeau approchait.

Le premier troll finit par demander, très lentement parce qu’il y réfléchissait depuis un bon moment : « Ça donne quoi, dis, ça donne quoi comme croisement quand un… éléphant saute une montagne ? »

Il n’obtint jamais de réponse.

Les yétis ne s’étaient pas trompés.

Lorsqu’à dix pas devant eux cinq cents bobsleighs pour deux éléphants franchirent la crête à cent kilomètres à l’heure, leurs occupants attachés et barrissant de terreur ne virent les trolls des neiges qu’une fois sur eux.



Victor ne dormit que deux heures mais il se sentit au lever en pleine forme et d’un optimisme à tout crin.

C’était fini. Tout se passerait beaucoup mieux maintenant. Ginger s’était montrée gentille avec lui la veille au soir – enfin, quelques heures plus tôt – et la chose sous la colline était bel et bien enterrée.

Rien d’exceptionnel dans cette histoire, songea-t-il en se versant un peu d’eau dans la cuvette fêlée pour faire un brin de toilette. On enterre un vieux roi ou mage malfaisant, mais son esprit rôde en douce pour rectifier tel ou tel truc. Un phénomène bien connu. Mais à présent il doit y avoir un million de tonnes de rocher qui bloquent le tunnel, et je ne vois pas qui pourrait rôder à travers ça.

L’écran animé d’une vie menaçante lui revint fugitivement en mémoire, mais même ça lui paraissait maintenant moins terrible. Il faisait noir sous la colline, des ombres bougeaient partout, et puis lui-même était tendu comme un ressort, normal que ses yeux lui aient joué des tours. Il n’oubliait pas les squelettes, mais eux aussi avaient perdu leur pouvoir terrorisant. Victor avait entendu parler de chefs de tribus, plus haut dans les plaines glacées, qui se faisaient enterrer avec des armées entières à cheval afin que leur âme vive dans l’autre monde. Peut-être avait-il jadis existé quelque chose du même genre par ici. Oui, tout paraissait beaucoup moins horrible à la lumière froide du jour.

Ce qu’elle était exactement, la lumière. Froide.

La chambre baignait dans cette lumière qu’on découvre en se réveillant par un matin d’hiver ; on sait, rien qu’en la voyant, qu’il a neigé.

Une lumière dépourvue d’ombres.

Il gagna la fenêtre et contempla une lueur pâle argentée.

Olive-Oued avait disparu.

Les visions de la nuit lui revinrent à flots, comme les ténèbres quand les bougies s’éteignent.

Minute, minute, se dit-il en luttant contre la panique. Ce n’est que du brouillard. On a forcément du brouillard de temps en temps, si près de la mer. Et il doit cette teinte argentée à l’absence de soleil. Il n’y a rien de surnaturel dans le brouillard. Des petites gouttes d’eau en suspension dans l’air. Rien d’autre.

Il enfila ses vêtements, ouvrit la porte du couloir à la volée et manqua trébucher sur Gaspode étendu de tout son long sur le seuil comme le bourrelet le plus crasseux du monde.

Le petit chien se redressa sur des pattes antérieures chancelantes, fixa Victor d’un œil jaune et lui jeta : « J’veux qu’tu saches, hein, que j’suis pas couché devant ta porte à cause de ces conneries d’chien fidèle qui protège son maître, voilà, mais quand j’suis rentré…

— La ferme, Gaspode. »

Victor ouvrit la porte de la rue. Du brouillard se faufila. Il donnait l’impression d’explorer ; il entrait comme s’il n’avait attendu que cette occasion.

« Du brouillard, c’est du brouillard, dit-il à voix haute. Viens. On va aujourd’hui à Ankh-Morpork, tu te rappelles ?

— Ma tête… fit Gaspode. J’ai la tête comme le fond d’un panier d’chat.

— Tu dormiras dans la voiture. Même moi, je suis capable d’y dormir, s’il le faut. »

Il fit quelques pas dans la lumière argentée et se perdit presque aussitôt. Des bâtiments lui apparaissaient indistinctement dans l’atmosphère épaisse et humide.

« Gaspode ? » lança-t-il d’une voix hésitante. Du brouillard, c’est du brouillard, se répétait-il. Mais je le sens plein de monde. J’ai l’impression, s’il se dissipe d’un coup, que je vais voir des tas de gens en train de me regarder. Du dehors. Ce qui est ridicule parce que je suis dehors et qu’il n’y a rien au-dehors du dehors. Et il scintille.

« Tu vas vouloir que j’te montre le chemin, j’présume, fit une voix suffisante au niveau de son genou.

— C’est drôlement calme, non ? dit Victor en s’efforçant d’avoir l’air nonchalant. J’imagine que c’est le brouillard qui assourdit les bruits.

— ’videmment, p’t-être que des créatures épouvantaffreuses ont surgi d’la mer et ont ’ssassiné tous les mortels sauf nous, fit Gaspode sur le ton de la conversation.

— La ferme ! »

Une silhouette surgit de la clarté diffuse. Elle rapetissa en se rapprochant, et les tentacules et antennes dont l’imagination de Victor l’avait pourvue se révélèrent les bras et jambes plus ou moins ordinaires de Sol Planteur.

« Victor ? demanda-t-il sans grande assurance.

— Sol ? »

Le soulagement de Sol était manifeste. « On y voit rien dans ce machin, fit-il. On a cru que vous vous étiez perdu. Venez, il est presque midi. On est quasiment prêts à partir.

— Moi aussi, je suis prêt.

— Bien. » Des gouttelettes de brouillard s’étaient condensées sur les cheveux et les vêtements de Sol. « Euh… reprit-il. On est où, exactement ? »

Victor se retourna. Son meublé n’était plus derrière lui.

« Le brouillard, ça change tout, hein ? fit Sol d’un air malheureux. Euh… Vous croyez que votre p’tit chien peut retrouver le chemin du studio ? L’a pas l’air bête.

— Grogne, grogne », répliqua Gaspode qui s’assit et fit le beau. Victor reconnut au moins un soupçon d’ironie dans sa pose.

« Ma parole, fit Sol. On dirait qu’il comprend, non ? »

Gaspode jappa sèchement. Au bout d’une seconde ou deux lui répondit un déluge d’aboiements excités.

« Évidemment, ça doit être Lazzi, fit Sol. Malin, ce chien ! »

Gaspode prit une mine avantageuse.

« Remarquez, ça, c’est tout Lazzi, reprit Sol alors qu’ils se mettaient en route vers les aboiements. Je pense qu’il pourrait apprendre quelques tours à votre chien, hein ? »

Victor n’osa pas baisser les yeux.

Après quelques détours, ils virent passer au-dessus de leurs têtes, tel un fantôme, l’entrée du Siècle de la Roussette. Il y avait davantage de monde dans l’enceinte du studio ; on aurait dit que s’y entassaient les voyageurs égarés qui ne savaient pas où aller.

Une voiture attendait devant le bureau de Planteur, lequel Planteur se tenait à côté et tapait du pied. « Allez, allez, dit-il, j’ai envoyé Électro devant avec le film. Montez, vous deux.

— On peut rouler dans un brouillard pareil ?

— Que veux-tu qu’il arrive ? Y a qu’une seule route pour Ankh-Morpork. De toutes manières, on sera sûrement sortis de cette purée d’pois une fois loin d’la côte. J’vois pas pourquoi tout l’monde est si énervé. Du brouillard, c’est du brouillard.

— C’est ce que je dis, fit Victor en grimpant dans la voiture.

— Une chance qu’on ait fini Quand s’emporte le vent d’autan hier. C’est sûrement un truc de saison. Pas d’raison de s’inquiéter.

— Tu l’as déjà dit, intervint Sol. Au moins cinq fois depuis le début de la matinée. »

Ginger était tassée sur un siège, Lazzi couché dessous. Victor se glissa près d’elle.

« Vous avez dormi un peu ? chuchota-t-il.

— Juste une heure ou deux, je crois, répondit-elle. Il ne s’est rien passé. Pas de rêve, rien. »

Victor se détendit.

« Alors c’est vraiment fini, dit-il. Je n’étais pas sûr.

— Et le brouillard ? demanda-t-elle.

— Pardon ? fit Victor d’un air coupable.

— Il vient d’où, le brouillard ?

— Ben, si j’ai bien compris, quand de l’air froid passe au-dessus d’une région chaude, l’eau se condense…

— Vous savez ce que je veux dire ! Ce n’est pas du tout du brouillard normal ! Il… se déplace bizarrement, termina-t-elle gauchement. Et on entend presque des voix, ajouta-t-elle.

— On ne peut pas presque entendre des voix, fit Victor en espérant que sa propre raison le croirait. Soit on les entend, soit on ne les entend pas. Écoutez, on est tous les deux fatigués, voilà. C’est tout. On travaille dur et… euh… on ne dort pas beaucoup, alors faut pas s’étonner si on se figure presque entendre et voir des choses.

— Oh, alors vous voyez presque des choses, c’est ça ? triompha Ginger. Et arrêtez de me parler avec ce ton calme et raisonnable, ajouta-t-elle. J’ai horreur qu’on reste calme et raisonnable avec moi.

— J’espère qu’ils ont pas une prise de bec, nos deux tourtereaux ? »

Victor et Ginger se raidirent. Planteur se hissa difficilement sur le siège d’en face et les encouragea d’un regard concupiscent. Sol le suivit. Il y eut un claquement lorsque le conducteur referma la portière.

« On s’arrêtera pour manger à mi-route », dit Planteur alors que la voiture s’ébranlait dans une embardée. Il hésita, puis renifla d’un nez soupçonneux.

« C’est quoi, cette odeur ? demanda-t-il.

— Mon chien sous votre siège, j’en ai peur, répondit Victor.

— L’est malade ?

— Il sent toujours comme ça, j’en ai peur.

— Tu crois pas qu’ce serait une bonne idée d’lui donner un bain ? »

Un marmonnement à peine audible répliqua : « Tu crois pas qu’ce serait une bonne idée de t’faire bouffer les arpions ? »

Pendant ce temps, sur Olive-Oued, le brouillard s’épaississait…



Les affiches de Quand s’emporte le vent d’autan circulaient à Ankh-Morpork depuis plusieurs jours, et l’intérêt était à son comble.

Elles avaient même pénétré jusque dans l’Université de l’Invisible cette fois. Le bibliothécaire en avait une, épinglée dans le nid fétide entouré de livres qu’il appelait sa maison[24], et plusieurs autres circulaient en douce parmi les mages eux-mêmes.

Le peintre avait réalisé un chef-d’œuvre. Serrée dans les bras de Victor, sur fond de ville en flammes, Ginger offrait aux regards non seulement la quasi-totalité de ce qu’elle avait, mais aussi une grande partie, à proprement parler, de ce qu’elle n’avait pas.

L’effet produit sur les mages aurait répondu à tous les espoirs de Planteur. Dans la Salle Peu Commune, des mains tremblantes se passaient l’affiche comme si elle risquait d’exploser.

« Ça, c’est une fille qu’en jette », fit le président des études indéfinies. C’était un des plus gros mages de la faculté, tellement rembourré qu’on le confondait avec le fauteuil qu’il occupait. On avait l’impression que du crin allait s’échapper d’un empiècement effiloché. On se sentait une envie furieuse de le fouiller de chaque côté, histoire de récupérer de la petite monnaie.

« Qu’en jette de quoi, président ? demanda un autre mage.

— Oh, vous savez bien. De ça. Du jus. Une fille qu’a du hou-là-là. »

Ils le regardèrent poliment un moment, l’air d’attendre la chute. « Bon sang, est-ce qu’il faut que je vous l’épelle ? fit-il.

— Il veut dire : du magnétisme sexuel, expliqua joyeusement l’assistant des runes modernes. L’attrait de douces poitrines impudiques et de longues cuisses palpitantes, les fruits défendus du désir qui… »

Deux mages écartèrent prudemment leurs fauteuils de l’intervenant.

« Ah, le sexe, fit le doyen des pentacles, interrompant du même coup l’assistant au beau milieu d’un soupir. Beaucoup trop de sexe, ces temps-ci, à mon avis.

— Oh, je ne sais pas », dit l’assistant des runes modernes, la mine rêveuse.

Le bruit réveilla Vindelle Pounze qui somnolait dans son fauteuil roulant près du feu. On faisait toujours une belle flambée dans la Salle Peu Commune, été comme hiver.

« Quoidon ? » demanda-t-il.

Le doyen se pencha vers une oreille.

« Je disais, fit-il en élevant la voix, qu’on ne connaissait pas le sens du mot “sexe” dans notre jeune temps.

— C’est vrai. C’est tout à fait vrai », confirma Pounze. Il contempla les flammes d’un air pensif. « Est-ce… hmm… qu’on a trouvé, vous vous rappelez ? »

Suivit un bref silence.

« Vous direz ce que vous voudrez, c’est un beau brin de fille, persista l’assistant des runes modernes d’un ton provocant.

— Un bouquet », renchérit le doyen.

Vindelle Pounze posa des yeux incertains sur l’affiche.

« Qui c’est, le jeune gars ? demanda-t-il.

— Quel jeune gars ? firent plusieurs mages.

— Au milieu de l’image. Il la tient dans ses bras. »

Ils regardèrent à nouveau. « Oh, lui, dit le président avec dédain.

— Moi, il me semble… hmm… que je l’ai déjà vu, fit Pounze.

— Mon cher Pounze, j’espère que vous n’êtes pas allé en douce au cinéma, dit le doyen en adressant un grand sourire aux autres. Vous savez que c’est avilissant pour un mage d’assister aux spectacles vulgaires. L’archichancelier serait très en colère après nous.

— Quoidon ? fit Pounze en se mettant une main en coupe autour de l’oreille.

— Il me rappelle vaguement quelqu’un, maintenant que vous le dites », fit le doyen en examinant l’affiche.

L’assistant des runes modernes pencha la tête de côté.

« C’est le jeune Victor, non ? dit-il.

— Hein ? fit Pounze.

— Vous savez que vous avez peut-être raison, dit le président des études indéfinies. Il avait le même genre de moustache de mauviette.

— Qui c’est ? demanda Pounze.

— Mais il était étudiant. Il aurait pu devenir mage, dit le doyen. Quelle idée l’a pris de s’en aller câliner des jeunes femmes ?

— C’est bien un Victor, mais pas le nôtre. On apprend, ici, qu’il s’appelle Victor Marasquino, fit observer le président.

— Oh, ça, c’est juste un nom de cinéma, expliqua d’un ton dégagé l’assistant des runes modernes. Ils portent tous de drôles de noms dans ce goût-là. Delorès de Vyce, Blanche de Langueur, Roc Falèze et j’en passe… » Il s’aperçut que les autres le regardaient d’un œil accusateur. « Enfin, à ce qu’on m’a dit, ajouta-t-il gauchement. L’appariteur. Il va voir un clic presque tous les soirs.

— Qu’est-ce que vous racontez ? fit Pounze en agitant sa canne en l’air.

— Le cuisinier aussi, il y va tous les soirs, dit le président. Comme la plupart du personnel des cuisines. Essayez donc de vous faire servir ne serait-ce qu’un sandwich au jambon après neuf heures.

— Quasiment tout le monde y va, dit l’assistant. Sauf nous. »

Un des autres mages examinait attentivement le bas de l’affiche. « Ça dit, ici, lut-il : Une daibauche de passionne et de grands aiscaliers sur fond d’hystoire tumulte-tueuse d’Ankh-Morpork !

— Ah. C’est historique, alors, hein ? fit l’assistant.

— Et ça dit aussi : Un amour hépique qui stupréfia les dieux et les hommes !

— Oh ? Religieux, en plus.

— Et ça dit encore : Avecque 1000 éléphants ! ! !

— Ah. La faune et la flore. Toujours très instructif, ça, la faune et la flore », déclara le président en regardant le doyen d’un air interrogateur. Les autres mages le regardaient aussi du même air.

« Moi, il me semble, dit lentement l’assistant, qu’on ne peut décemment pas reprocher à des mages de haut niveau de visionner une œuvre d’intérêt historique, religieux et… euh… faune-et-florifique.

— Le règlement de l’Université est très clair, dit le doyen sans grand enthousiasme.

— Mais il ne concerne sûrement que les étudiants, fit l’assistant. Je comprends tout à fait qu’on interdise aux étudiants de regarder une chose pareille. Ils siffleraient et lanceraient des projectiles sur l’écran, ça ne raterait pas. Mais il est inconcevable, n’est-ce pas, que des mages de haut niveau tels que nous ne puissent pas étudier ce phénomène populaire. »

La canne virevoltante de Pounze s’abattit sèchement sur les mollets du doyen. « Je veux savoir de quoi tout le monde parle ! cracha-t-il.

— On ne voit pas pourquoi les mages de haut niveau n’auraient pas le droit de regarder des films ! beugla le président.

— Bravo ! Tout le monde aime ça, regarder une jolie femme.

— Personne n’a parlé de jolies femmes. Ce qui nous intéresse, surtout, c’est étudier les phénomènes populaires.

— C’est comme ça que vous dites, hmm ? gloussa Vindelle Pounze.

— Si on voit des mages sortir tranquillement de l’Université et entrer dans une salle de cinéma vulgaire, le peuple va perdre tout respect pour la profession, dit le doyen. Si encore c’était de la vraie magie. Mais ce n’est que de la supercherie.

— V’savez, fit un des mages subalternes d’un air songeur, je me suis toujours demandé… C’est quoi, exactement, ces fichus clics ? Un genre de marionnettes, c’est ça ? Ces gens, ils jouent sur une scène ? Ou du théâtre d’ombres ?

— Voyez ? fit le président. On passe pour des érudits, et on ne sait même pas. »

Ils regardèrent tous le doyen.

« Oui, mais qui ça intéresse de voir une bande de jeunes femmes danser en collants ? » fit-il avec désespoir.



Cogite Stibon, le mage de troisième cycle le plus chanceux de toute l’histoire de l’Université, se dirigeait d’un pas joyeux et nonchalant vers la sortie secrète par-dessus le mur. Dans sa tête, par ailleurs peu fréquentée, se bousculaient joyeusement des idées de bière, de place de cinéma, peut-être d’un curry klatchien bien épicé pour parachever la soirée, et après…

Ce fut le deuxième pire moment de sa vie.

Ils étaient tous là. Tous les grands mages. Même le doyen. Même le vieux Pounze dans son fauteuil roulant. Tous là, debout dans l’ombre, qui le regardaient d’un air dur. La paranoïa fit péter ses affreux feux d’artifice dans la poubelle de son crâne. Ils étaient tous là pour lui.

Il se pétrifia.

Le doyen prit la parole.

« Oh. Oh. Oh. Euh… Ah. Hum. Hum, commença-t-il avant de retrouver la maîtrise de sa langue. Oh. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Avancez tout de suite, mon vieux ! »

Cogite hésita. Puis il prit les jambes à son cou.

Au bout d’un moment, l’assistant des runes modernes demanda : « C’était le jeune Stibon, non ? Il est parti ?

— Je crois.

— Il va le dire.

— Non, il ne dira rien, fit le doyen.

— Vous croyez qu’il a vu où on a enlevé les briques ?

— Non, je me trouvais devant les trous, dit le président.

— Bon, alors. On en était où ?

— Écoutez, je crois vraiment que ce n’est pas raisonnable, dit le doyen.

— Fermez-la, mon vieux, et tenez cette brique.

— Très bien, mais dites-moi : comment vous comptez passer le fauteuil roulant par-dessus le mur ? »

Ils regardèrent l’engin de Pounze.

Il existe des fauteuils roulants ultralégers, conçus pour permettre à l’occupant d’assurer totalement sa fonction dans la société moderne, sans aide extérieure. Ils ont autant de rapport avec la machine de Pounze que des gazelles avec un hippopotame. Pounze avait parfaitement conscience de sa fonction dans la société moderne : pour ce qui le concernait, il fallait qu’on le pousse partout et qu’on se plie à ses exigences.

Long et large, l’engin se dirigeait au moyen d’une petite roue avant et d’un immense guidon en fonte. La fonte, à vrai dire, entrait pour une grande part dans sa composition. Des pièces de ferronnerie tarabiscotée ornaient son châssis, lequel faisait l’effet d’un assemblage de tuyaux de fer soudés bout à bout. Les roues arrière ne se hérissaient pas de lames acérées, mais on avait l’impression qu’elles existaient en option. Divers leviers redoutables se dressaient ici et là, et seul Pounze savait à quoi ils servaient. Une immense capote en toile cirée pouvait se déployer en quelques heures afin de protéger le passager des averses, des tempêtes, voire des chutes de météores et des effondrements de bâtiments. Histoire d’égayer un peu le monstre, le guidon s’agrémentait de trompes, d’avertisseurs et de sifflets grâce auxquels Pounze annonçait son arrivée dans les couloirs et les cours de l’Université. En effet, si le fauteuil roulant exigeait toute la puissance d’un homme costaud pour sa mise en branle, une fois lancé, rien ne semblait pouvoir arrêter la masse du bolide ; il possédait peut-être des freins, mais Vindelle Pounze ne s’était jamais soucié de le vérifier. Personnel comme étudiants, tous savaient que la seule chance d’en réchapper, dès qu’ils entendaient un coup de trompe ou d’avertisseur derrière eux, c’était de se plaquer contre le mur le plus proche pendant que le terrible engin passait en bringuebalant.

« On ne hissera jamais ce bazar par-dessus, affirma le doyen. Il pèse au moins une tonne. N’importe comment, on ferait mieux de le laisser ici, Vindelle. Il est trop vieux pour ces choses-là.

— Quand j’étais jeune, je faisais ce mur… hmm… toutes les nuits », répliqua Pounze avec aigreur. Il gloussa. « On en a connu, des aventures, à l’époque, c’est moi qui vous le dis. Si j’avais reçu un sous… hmm… chaque fois où le Guet m’a coursé… (ses lèvres parcheminées s’agitèrent frénétiquement sous l’effort du calcul mental) ça m’aurait fait cinq sous et demi.

— Peut-être que si on… commença le président avant de s’étonner. Comment ça, cinq sous et demi ?

— Je me rappelle qu’une fois ils ont abandonné en cours de route, répondit joyeusement Pounze. Ah, c’était le bon temps. Je me souviens quand le vieux Riktor “les Nombres”, “Pondelet” Spold et moi, on a grimpé sur le temple des Petits Dieux, voyez, au beau milieu du service ; Pondelet, il avait un petit cochon dans un sac, alors il…

— Regardez ce que vous avez fait ! se plaignit l’assistant des runes modernes. Maintenant, le voilà lancé.

— On pourrait essayer de le soulever par la magie, proposa le président. L’ascenseur-sans-effort de Vindelle, c’est exactement ce qu’il faudrait.

— … et quand le grand prêtre s’est retourné, alors là, la tête qu’il a faite ! Ensuite, Riktor, il a dit : “On va…”

— Ça manque un peu de classe, d’utiliser la magie pour des trucs pareils, renifla le doyen.

— C’en a beaucoup plus que de hisser nous-mêmes cette saleté par-dessus le mur, vous ne trouvez pas ? répliqua l’assistant des runes modernes en se retroussant les manches. Allons-y, les gars.

— … et aussitôt, voilà Bouton qui cogne à la porte de la Guilde des Assassins, du coup le vieux Mouchecrasse… – c’était le portier, hé hé, une vraie terreur, celui-là – bref, le voilà qui sort… hmm… et à ce moment-là les gardes débouchent au coin de la rue…

— Tout le monde est prêt ? Bon !

— … ce qui me rappelle la fois où “Concombre” Lencadreur et moi, on avait pris de la colle et on avait fait le tour par…

— Soulevez de votre côté, doyen ! »

Les mages grognèrent sous l’effort.

« … et… hmm… je m’en souviens comme si c’était hier, la tête qu’il a faite quand…

— Maintenant laissez descendre ! »

Les roues cerclées de fer claquèrent doucement sur les pavés de la ruelle.

Pounze hocha aimablement la tête. « Le bon temps. Le bon temps », marmonna-t-il avant de s’endormir d’un coup.

Lentement, les mages passèrent tant bien que mal le mur, leurs volumineux derrières luisant au clair de lune, et restèrent un instant immobiles de l’autre côté, la respiration légèrement sifflante.

« Dites-moi, doyen, fit l’assistant en s’appuyant contre le mur pour arrêter le tremblement de ses jambes, est-ce qu’on a… rehaussé l’enceinte… depuis cinq ans ?

— Je… ne… crois… pas.

— Bizarre. Avant, je passais ce mur… pfff… une gazelle. Il n’y a pas tant d’années que ça. Non, pas tant que ça. »

Les mages s’épongèrent le front et s’entre-regardèrent, la mine penaude.

« Je vous le passais d’un bond presque tous les soirs pour aller boire une pinte ou trois, dit le président.

— Moi, le soir, j’étudiais », fit le doyen avec hauteur. Le président plissa les yeux. « Oui, vous n’arrêtiez pas, dit-il. Je me souviens. »

Les mages prenaient peu à peu conscience qu’ils se trouvaient hors de l’Université, la nuit et sans permission, pour la première fois depuis des décennies. Une certaine excitation refoulée crépita d’homme en homme. Tout observateur rompu à la lecture du langage corporel aurait été prêt à parier qu’après le film, l’un d’eux allait suggérer d’en profiter pour aller s’en jeter un ou deux dans un troquet, ensuite un autre se sentirait un creux, après quoi il resterait de la place pour deux ou trois verres de plus, puis à cinq heures du matin les gardes municipaux frapperaient respectueusement aux portes de l’Université et demanderaient à l’archichancelier s’il voulait bien descendre aux cellules afin d’identifier quelques prétendus mages qui chantaient une chanson obscène en harmonie à six voix, et s’il voudrait bien aussi apporter un peu d’argent pour payer l’ensemble des dégâts.

Parce que dans chaque vieux il y a un jeune qui se demande ce qui s’est passé.

Le président leva la main et saisit le bord flottant de son grand et large chapeau de mage.

« Bon, les gars, dit-il. On enlève nos chapeaux. » Ils se déchapeautèrent, mais à regret. Le mage est très attaché à son chapeau pointu, lequel lui donne le sentiment d’avoir une identité. Mais, comme l’avait fait remarquer le président plus tôt, puisque le mage se reconnaît à son chapeau pointu, il suffit qu’il retire le couvre-chef pour avoir l’air d’un riche marchand ou autre chose.

Le doyen frissonna. « J’ai l’impression d’être tout nu, dit-il.

— On peut les fourrer sous la couverture de Pounze, proposa le président. Personne ne saura qui on est.

— Oui, fit l’assistant des runes modernes, mais est-ce qu’on le saura, nous ?

— Tout le monde va nous prendre pour… ben, de bons bourgeois.

— C’est exactement l’effet que je me fais, dit le doyen. Un bon bourgeois.

— Ou pour des marchands. » Le président lissa ses cheveux blancs en arrière.

« N’oubliez pas, reprit-il, si on nous adresse la parole, on n’est pas des mages. Seulement d’honnêtes marchands qui sortent s’amuser le soir, d’accord ?

— À quoi ça ressemble, un honnête marchand ? demanda un mage.

— Comment je saurais, moi ? répondit le président. Donc, personne ne va faire de magie, poursuivit-il. Pas besoin de vous dire ce qui arrivera si l’archichancelier apprend qu’on a vu son corps enseignant à des spectacles vulgaires.

— Ce qui m’inquiète le plus, c’est que nos élèves l’apprennent, frémit le doyen.

— Des fausses barbes, fit l’assistant d’une voix triomphante. On n’a qu’à porter des fausses barbes. »

Le président roula des yeux.

« On porte déjà tous la barbe, dit-il. Des fausses barbes ! Vous parlez d’un déguisement !

— Ah ! C’est ça le truc ! dit l’assistant. Personne ne va soupçonner celui qui porte une fausse barbe d’en avoir une vraie par-dessous, vous ne croyez pas ? »

Le président ouvrit la bouche pour réfuter l’argument, puis hésita.

« Ben… fit-il.

— Mais on va en trouver où, des fausses barbes, si tard le soir ? » s’inquiéta un mage.

L’assistant se fendit d’un grand sourire et plongea la main dans sa poche. « Pas besoin, dit-il. C’est vraiment ça, le truc. J’ai apporté un peu de fil de fer, vous voyez ; il suffit d’en couper deux bouts, de les entortiller dans les favoris et de les recourber autour des oreilles, un peu grossièrement, comme ça… (il fit la démonstration) et voilà. »

Le président le regardait, les yeux écarquillés.

« Impressionnant, dit-il enfin. C’est vrai ! Vous avez exactement l’air d’un type avec une fausse barbe mal fichue.

— Étonnant, hein ? dit joyeusement l’assistant en passant le fil de fer à la ronde. C’est de la têtologie, vous savez. »

Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que des bruits de torsion de métal ponctués des gémissements de mages qui se piquaient, mais ils furent enfin prêts. Ils s’entre-regardèrent timidement.

« Si on avait une taie d’oreiller vide et qu’on la coinçait dans la robe du président en laissant dépasser le bout, il aurait l’air d’un type maigre qui veut à tout prix passer pour un gros avec un énorme oreiller », fit l’un d’eux avec enthousiasme. Il surprit le regard du président et se tut.

Deux mages saisirent les poignées du terrible fauteuil roulant de Pounze et entreprirent de le pousser bruyamment sur les pavés humides.

« Quoidon ? Qu’est-ce que tout le monde fait ? demanda Pounze en se réveillant soudain.

— On va jouer les bons bourgeois, répondit le doyen.

— Ça, c’est un bon jeu », dit Pounze.



« Vous m’entendez, mon vieux ? »

L’économe ouvrit les yeux.

L’infirmerie de l’Université n’était pas très grande et ne servait pas souvent. Les mages, dans l’ensemble, avaient une santé de fer, ou bien ils étaient morts. Le seul remède dont ils avaient régulièrement besoin, c’était du bicarbonate de soude et une chambre obscure jusqu’au déjeuner.

« Vous ai amené d’la lecture », fit la voix avec timidité.

L’économe réussit à fixer son regard sur le dos d’Aventures avec une arbalète et une gaule.

« Un méchant coup que vous avez reçu, économe. Z’avez dormi toute la journée. »

L’économe loucha, l’œil trouble, sur la brume rose et orange qui se dissipa peu à peu pour révéler la figure rose et orange de l’archichancelier.

Voyons, songea-t-il, comment exactement est-ce que j’ai…

Il s’assit tout droit, saisit la robe de l’archichancelier et brailla à la grosse figure rose et orange : « Il va se passer quelque chose de terrible ! »



Les mages déambulaient dans les rues crépusculaires. Jusqu’à présent, le déguisement marchait à la perfection. On les bousculait, même. Personne ne bousculait jamais sciemment un mage. C’était une expérience toute nouvelle.

Une foule immense se pressait devant l’entrée de l’Odium, et une queue s’étirait dans la rue. Le doyen l’ignora et entraîna le groupe directement devant les portes, sur quoi quelqu’un fit : « Holà ! »

Il leva les yeux sur un troll à la figure rougeaude engoncé dans une tenue façon militaire mal coupée pour lui, pourvue d’épaulettes de la taille de timbales d’orchestre mais sans pantalon.

« Oui ? fit le mage.

— Tout l’monde, ils font la queue, vous savez », dit le troll.

Le doyen opina poliment de la barbe. À Ankh-Morpork, chaque queue avait, quasiment par définition, toujours un mage à sa tête. « Je vois ça, dit-il. C’est très bien. Maintenant, si vous aviez l’amabilité de vous écarter, on aimerait prendre nos places. »

Le troll lui enfonça son doigt dans le ventre. « Pour quoi vous vous prenez ? lança-t-il. Pour un mage peut-être ? » La repartie suscita des rires chez les badauds les plus proches dans la queue.

Le doyen se pencha tout près du portier. « Il se trouve qu’on est des mages », souffla-t-il.

Le troll lui fit un grand sourire. « Faudrait pas me prendre pour bleutrilobite, dit-il. Je vois fausse barbe !

— Maintenant écoutez… commença le doyen, mais sa voix se mua en couinement incohérent lorsque le troll l’empoigna par le col de sa robe et le propulsa au milieu de la route.

— Vous faites queue comme tout l’monde », dit-il. Un chœur de ricanements monta de la file.

Le doyen grogna et leva la main droite, les doigts tendus…

Le président lui saisit le bras.

« Ah, oui, siffla-t-il. On serait bien avancés, hein ? Venez.

— Où ça ?

— Au bout de la queue !

— Mais on est des mages ! Les mages ne font jamais la queue pour quoi que ce soit !

— On est d’honnêtes marchands, vous vous rappelez ? » répliqua le président. Il jeta un coup d’œil aux cinéphiles les plus proches qui les regardaient d’un drôle d’air. « On est d’honnêtes marchands », répéta-t-il à voix haute. Il poussa du coude le doyen. « Allez-y, souffla-t-il.

— Quoi, allez-y ?

— Allez-y, dites quelque chose de marchandesque.

— C’est comment, ça ? fit le doyen, perplexe.

— Dites quelque chose ! Tout le monde nous regarde !

— Oh. » La figure du doyen se plissa sous l’effet de la panique, puis le salut lui apparut. « Sont belles, mes pommes, dit-il. Sont chaudes, profitez-en. Elles sont beeelles… Ça va, comme ça ?

— Je suppose. Maintenant on va se mettre à la… »

Il fut interrompu par un remue-ménage à l’autre bout de la rue. Des gens se précipitaient. La file d’attente se disloqua et chargea. Les honnêtes marchands se retrouvèrent soudain entourés d’une foule qui les poussait frénétiquement.

« Dites donc, il y a une queue, vous savez », fit timidement l’honnête marchand de runes modernes alors qu’on le poussait de côté.

Le doyen empoigna l’épaule d’un gamin qui l’écartait violemment à coups de coude.

« Qu’est-ce qui se passe, jeune homme ? demanda-t-il.

— Z’arrivent ! cria le gamin.

— Qui ça ?

— Les étoiles ! »

Les mages, comme un seul homme, levèrent la tête.

« Non, tu te trompes », dit le doyen, mais le gamin s’était libéré d’une secousse pour se fondre dans la cohue.

« Drôle de superstition primitive », commenta le doyen. Puis les mages, à l’exception de Pounze qui se plaignait et agitait sa canne en tous sens, tendirent le cou pour mieux voir.



L’économe retrouva l’archichancelier dans un couloir.

« Il n’y a personne dans la Salle Peu Commune ! s’écria-t-il.

— La bibliothèque est déserte ! tonna l’archichancelier.

— J’ai entendu parler de ce genre de phénomène, geignit l’économe. Un truc-bidule spontané. Ils sont tous devenus spontanés !

— Calmez-vous, mon vieux. C’est pas parce que…

— Je n’arrive même pas à dénicher un seul serviteur ! Vous savez ce qui se passe quand la réalité se dérobe ! En ce moment même, sûrement que des tentacules géants… »

Un vroumm… vroumm se fit entendre au loin, suivi des claquements de plombs rebondissant sur le mur.

« Toujours la même direction, marmonna l’économe.

— Quelle direction, alors ?

— La direction d’où Elles vont venir ! Je crois que je deviens fou !

— Allons, allons, fit l’archichancelier en lui tapotant l’épaule. Faut pas dire des choses pareilles. Faut être dingue pour dire ça. »



Ginger regardait, l’œil fixe et affolé, par la fenêtre de la voiture. « Qui sont tous ces gens ? demanda-t-elle.

— Des fans, répondit Planteur.

— Des fanes ? Ils se prennent pour des carottes ou des radis ?

— Mon oncle veut dire que ce sont des gens qui aiment vous voir dans les films, expliqua Sol. Euh… Qui vous aiment beaucoup.

— Il y a aussi des femmes », constata Victor. Il fit un geste prudent de la main. Dans la foule, une spectatrice se pâma.

« Vous êtes célèbre, poursuivit-il à l’adresse de Ginger. Vous avez toujours voulu être célèbre, vous disiez. »

Ginger regarda encore la foule. « Mais je ne croyais pas que ce serait comme ça. Tout le monde crie nos noms !

— On s’est donné beaucoup de mal pour leur parler de Quand s’emporte le vent d’autan, fit Sol.

— Oui, renchérit Planteur. On leur a dit que c’était le plus grand film dans toute l’histoire d’Olive-Oued.

— Mais on ne tourne des films que depuis deux mois, fit observer Ginger.

— Et alors ? C’est quand même une histoire », répliqua Planteur.

Victor vit l’expression du visage de Ginger. À quand remontait exactement la véritable histoire d’Olive-Oued ? Peut-être existait-il un vieux calendrier de pierre, là-bas au fond de la mer, parmi les homards. Peut-être n’y avait-il aucune datation possible. Comment mesurait-on l’âge d’une idée ?

« Des tas de dignitaires municipaux vont venir aussi, dit Planteur. Le Patricien, les nobles, les responsables des guildes et certains grands prêtres. Pas les mages, évidemment, ces vieux crétins prétentieux. Mais ça va être une soirée qu’on sera pas près d’oublier.

— On va nous présenter à tout le monde ? s’inquiéta Victor.

— Non. C’est eux qu’on va vous présenter, répondit Planteur. La grande émotion d’leur vie. »

Victor contempla une fois de plus la foule au-dehors.

« C’est mon imagination, fit-il, ou le brouillard tombe ? »



Pounze flanqua un coup de canne sur les mollets du président.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Pourquoi tout le monde hurle et applaudit ?

— Le Patricien vient de sortir de sa voiture, répondit le président.

— Vois pas ce qu’y a d’extraordinaire là-dedans, répliqua Pounze. Moi, je suis descendu de voitures des centaines de fois. Ça n’a rien de difficile.

— C’est plutôt bizarre, reconnut le président. Et ils ont acclamé le directeur de la Guilde des Assassins, et aussi le grand prêtre d’Io l’Aveugle. À présent, on déroule un tapis rouge.

— Quoi ? Dans la rue ? À Ankh-Morpork ?

— Oui.

— J’aimerais pas écoper de leur note de nettoyage. »

L’assistant des runes modernes donna un grand coup de coude dans les côtes du président, du moins dans la région où les côtes se tapissaient sous les couches de cinquante ans de bons repas.

« Chut ! souffla-t-il. Ils arrivent !

— Qui ça ?

— Des gens importants, on dirait. »

La panique ratatina la figure du président sous sa fausse vraie barbe. « Vous ne croyez pas qu’ils ont invité l’archichancelier, dites ? »

Les mages s’efforcèrent de rentrer dans leurs robes, comme des tortues verticales.

En fait, il s’agissait d’un véhicule beaucoup plus impressionnant que tous les engins déglingués des écuries de l’Université. La foule se précipita contre le cordon de trolls et de gardes municipaux et ne quitta pas des yeux la porte de la voiture ; l’atmosphère même bourdonnait d’impatience.

Bezam, la poitrine tellement gonflée d’importance qu’il donnait l’impression de flotter, dansa jusqu’à la porte de la voiture et l’ouvrit.

La foule retint collectivement son souffle, sauf un élément qui tapait à coups de canne sur les badauds qui l’entouraient et marmonnait : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi personne ne me dit ce qui se passe ? J’exige qu’on me dise… hmm… ce qui se passe ! »



La porte resta fermée. Ginger s’agrippait à la poignée comme si sa vie en dépendait.

« Ils sont des milliers, là, dehors ! dit-elle. Je ne veux pas sortir !

— Mais ils suivent tous vos films, plaida Sol. C’est votre public.

— Non ! »

Sol jeta les bras au ciel. « Vous pouvez pas la persuader, vous ? lança-t-il à Victor.

— Je ne suis même pas sûr de pouvoir me persuader moi-même, répondit le jeune homme.

— Mais vous avez passé des jours devant ces gens, dit Planteur.

— Non, répliqua Ginger. Il n’y avait que vous, les opérateurs, les trolls et tout le reste. Ce n’était pas pareil. Et puis, ça n’était pas vraiment moi, ajouta-t-elle. C’était Delorès de Vyce. »

Victor se mordit la lèvre d’un air songeur. « Peut-être que vous devriez faire sortir Delorès de Vyce, alors, dit-il.

— Comment je peux faire ça ?

— Eh ben… pourquoi ne pas faire comme si c’était un film… ? »

Les Planteur, oncle et neveu, échangèrent un coup d’œil. Puis Sol s’arrondit les paumes autour de la figure pour imiter l’objectif d’une boîte à images et J.M.T.L.G., poussé du coude, posa une main sur la tête de son neveu et actionna une manivelle invisible dans son oreille.

« On tourne ! » lança-t-il.



La portière de la voiture s’ouvrit.

La foule haleta, comme une montagne inspirant une goulée d’air. Victor sortit, leva la main, prit celle de Ginger…

La foule poussa des vivats éperdus.

L’assistant de runes modernes se mordit les doigts d’émotion. Le président produisit un étrange son rauque au fond de sa gorge.

« Dites, vous vous demandiez ce qu’un jeune gars pouvait trouver à faire de mieux que mage ?

— Un vrai mage ne doit s’intéresser qu’à une seule chose, marmonna le doyen. Vous le savez.

— Oh, ça, je le sais.

— Je parle de la magie. »

Le président regarda attentivement les silhouettes qui avançaient.

« Je vais vous dire, c’est bien le jeune Victor, j’en mettrais ma main au feu, fit-il.

— C’est écœurant, commenta le doyen. Je ne comprends pas qu’il ait préféré fréquenter des jeunes dames alors qu’il aurait pu devenir mage.

— Ouais. Quel imbécile », dit l’assistant des runes modernes qui avait du mal à respirer.

Un soupir collectif lui répondit.

« Faut quand même reconnaître, c’est une belle fille, dit le président.

— Je suis un vieillard, et si on ne me laisse pas voir très vite, intervint une voix éraillée derrière eux, on va goûter… hmm… de ma canne, compris ? »

Deux mages s’écartèrent petit à petit et firent doucement passer le fauteuil roulant. Sur sa lancée, l’engin s’avança jusqu’au bord du tapis en meurtrissant tous les genoux et les chevilles sur sa route.

La bouche de Pounze béa d’un coup.

Ginger saisit la main de Victor.

« Il y a un groupe de vieux bonshommes tout gras avec des fausses barbes qui vous font des signes, là-bas, dit-elle à travers des dents serrées en un grand sourire.

— Oui, des mages, je crois, répondit Victor en souriant lui aussi.

— Il y en a un qui n’arrête pas de sauter dans son fauteuil roulant en poussant des “ho-hé !” “youp-youp !” et des “bravo !”.

— C’est le plus vieux mage du monde », lui précisa Victor. Il fit un geste de la main vers une grosse dame dans la foule qui s’évanouit.

« Bon sang ! Il était comment il y a cinquante ans ?

— Ben, pour commencer, il en avait quatre-vingts[25]. Ne lui envoyez pas de baiser ! »

La foule approuva d’un rugissement.

« Il a l’air gentil.

— Continuez donc de sourire et de faire bonjour.

— Oh, dieux, regardez-moi tous ces gens qui attendent pour nous être présentés !

— Je les vois.

— Mais ce sont des gens importants !

— Ben, nous aussi, j’imagine.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on est nous. Comme vous avez dit l’autre fois sur la plage. On est nous, avec toute notre importance. C’est exactement ce que vous vouliez. On est… »

Il s’arrêta.

Le troll à la porte de l’Odium lui adressa un salut hésitant. Le claquement sourd de sa main lorsqu’il se l’abattit sur l’oreille s’entendit distinctement par-dessus le rugissement de la foule…



Gaspode se dandinait à toute vitesse dans une ruelle tandis que Lazzi trottinait docilement sur ses talons. Personne ne leur avait prêté la moindre attention lorsqu’ils avaient sauté – embrassé le pavé dans le cas de Gaspode – hors de la voiture.

« S’enfermer le soir dans une salle étouffante, moi, j’appelle pas ça sortir, marmonna Gaspode. On est dans la grand-ville, ici. C’est pas Olive-Oued. Reste avec moi, mon p’tit toutou, et tu l’regretteras pas. Première étape, la porte de derrière de l’Antre à Côtes de Harga. On me connaît, là-bas. D’accord ?

— Bon chien, Lazzi !

— Ouais. »



« Vous avez vu comment il est habillé ? fit Victor.

— Une veste de velours rouge à brandebourgs dorés, répondit Ginger du coin de la bouche. Et alors ? Un pantalon, ça ne lui aurait pas fait de mal.

— Oh, dieux », laissa échapper Victor.

Ils pénétrèrent dans le hall brillamment éclairé de l’Odium.

Bezam avait fait de son mieux. Trolls et nains avaient travaillé toute la nuit pour finir à temps.

Partout, ce n’étaient que tentures en peluche, colonnes et miroirs.

Des chérubins joufflus et des fruits divers, tous peints en or, occupaient la moindre surface libre.

On aurait cru pénétrer dans une boîte de chocolats de luxe.

Ou dans un cauchemar. Victor s’attendait plus ou moins à entendre le grondement de la mer, à voir les tentures s’affaisser en une masse de limon noir.

« Oh, dieux, répéta-t-il.

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Ginger en souriant fixement à la file de dignitaires municipaux qui attendaient d’être présentés aux deux vedettes.

— Vous allez voir, répondit Victor d’une voix rauque. C’est Olive-Oued ! Olive-Oued se retrouve à Ankh-Morpork !

— Oui, mais…

— Vous ne vous rappelez pas ? L’autre nuit sur la colline ? Avant que vous vous réveilliez ?

— Non. Je vous l’ai déjà dit.

— Vous allez voir », répéta Victor. Il jeta un coup d’œil à un chevalet décoré appuyé contre un mur.

Le chevalet annonçait : Trois séances par jour !

Et Victor songeait à des dunes de sable, à de vieux mythes et à des homards.



La cartographie n’avait jamais été un art précis sur le Disque-monde. On démarrait rempli de bonnes intentions, puis on s’emballait tellement pour les baleines soufflant leurs jets d’eau, les monstres, les vagues et autres bricoles typiques dont s’ornaient les cartes, qu’on oubliait souvent complètement d’y porter les fastidieuses montagnes et rivières.

L’archichancelier posa un cendrier débordant de mégots sur un coin qui menaçait de s’enrouler. Il fit courir un doigt sur la surface sale.

« Là, ça dit : Ici, dragons, fit-il. Et en pleine ville, en plus. Bizarre, ça.

— Ce n’est que le Sanctuaire du Soleil pour dragons malades de dame Ramkin, expliqua l’économe d’un air éperdu.

— Et là, Terra Incognita, poursuivit l’archichancelier. Pourquoi ça ? »

L’économe tendit le cou pour voir. « Eh bien, c’est sans doute mieux qu’indiquer des tas de cultures de choux.

— Et là, encore Ici, dragons.

— Je crois que ce n’est qu’un mensonge, en fait. »

Le pouce calleux de l’archichancelier continua dans la direction que leur avaient donnée les plombs. Il nettoya deux chiures de mouches d’un revers de main.

« Rien du tout dans ce coin-là, fit-il en regardant de plus près. Rien que la mer. Et… (il plissa les yeux) l’Olive-Oued. Ça veut dire quelque chose ?

— Ce n’est pas là que sont partis tous les alchimistes ?

— Oh, ceux-là.

— J’imagine, fit lentement l’économe, qu’ils ne se livrent pas à une espèce de magie, là-bas, tout de même ?

— Des alchimistes ? De la magie ?

— Pardon. Une idée ridicule, je sais. L’appariteur m’a dit qu’ils font un genre de… euh… de théâtre d’ombres, quelque chose comme ça. Ou de marionnettes. Ou autre chose qui ressemble. D’images. Quelque chose, quoi. Je n’ai pas fait très attention. J’veux dire… des alchimistes ! Quand même ! J’veux dire, des assassins… d’accord. Des voleurs… d’accord. Même des marchands… Les marchands sont drôlement sournois, des fois. Mais des alchimistes… Il n’y a pas plus détachés de ce monde, empotés, bien intentionnés que… »

Sa voix mourut lorsque ses oreilles comprirent ce que racontaient ses lèvres.

« Ils n’oseraient pas, dites ?

— D’après vous ? »

L’économe lâcha un rire creux. « No-o-on. Ils n’oseraient pas ! Ils savent qu’on leur tomberait sur le paletot comme une tonne de briques s’ils s’essayaient à de la magie dans le coin… » Sa voix mourut à nouveau.

« Je suis sûr qu’ils n’oseraient pas, fit-il.

« J’veux dire, même si loin.

« Ils n’oseraient pas.

« Pas de la magie. Sûrement pas, hein ?

« Ces connards aux pattes sales, je ne leur ai jamais fait confiance ! Ils ne sont pas comme nous, vous savez. Aucun sens de la dignité ! »



La foule qui se pressait autour du guichet grossissait et s’énervait de minute en minute.

« Eh bien, est-ce que vous avez regardé dans toutes vos poches ? demanda le président.

— Oui ! marmonna le doyen.

— Regardez encore, alors. »

En ce qui concernait les mages, payer pour entrer quelque part était un désagrément qui arrivait aux autres. Le chapeau pointu réglait d’ordinaire parfaitement la question.

Pendant que le doyen se débattait avec ses poches, le président faisait un grand sourire idiot à la jeune femme qui vendait les billets. « Mais je vous assure, chère madame, dit-il désespérément, nous sommes bien des mages.

— J’ai repéré vos fausses barbes, répliqua la fille qui renifla. On en voit de toutes sortes ici. Qu’est-ce qui me dit que vous n’êtes pas trois petits gamins dans les vêtements de vos pères ?

— Madame !

— J’ai deux piastres et quinze sous, annonça le doyen en dégageant les pièces d’une poignée de peluches et d’objets occultes mystérieux.

— Ça fait deux places d’orchestre », dit la fille en déroulant à contrecœur deux billets. Le président les rafla prestement.

« J’emmène Vindelle avec moi, alors, dit-il aussitôt en se tournant vers ses collègues. Vous autres, vous feriez mieux de retourner à vos affaires honnêtes, et de vous remuer le derrière. » Il agita les sourcils d’un air éloquent.

« Je ne vois pas pourquoi… commença le doyen.

— Sinon on va avoir des arriérés de travail, poursuivit le président en grimaçant furieusement. Si vous ne vous remuez pas le derrière.

— Dites donc, c’était mon argent, et… fit le doyen, mais l’assistant des runes modernes lui empoigna le bras.

— Venez donc, dit-il en faisant lentement et posément un clin d’œil au président. Il est temps de nous remuer le derrière.

— Je ne vois pas pourquoi… » gargouilla le doyen tandis qu’on l’entraînait dehors.



Des nuages gris tourbillonnaient dans le miroir magique de l’archichancelier. Beaucoup de mages en possédaient un, mais peu daignaient y recourir. Les miroirs étaient capricieux et peu fiables. Ils ne valaient même pas grand-chose pour se raser.

Chose surprenante, Ridculle s’en servait en expert.

« Traque du gibier, dit-il en guise d’explication succincte. Vais pas m’emmerder à courir à quatre pattes dans la fougère mouillée pendant des heures, foutredieux. Servez-vous un verre, mon vieux. Et un pour moi. »

Les nuages tremblotaient.

« J’vois rien d’autre, on dirait, fit-il. Bizarre, ça. Que du brouillard qu’arrête pas de clignoter. »

L’archichancelier toussa. L’économe commençait à se dire que, contre toute attente, son supérieur n’était pas si bête.

« Déjà vu un de ces trucs de théâtre animé d’images d’ombres de marionnettes ? demanda Ridculle.

— Les serviteurs y vont », répondit l’économe. Ce qui, conclut Ridculle, signifiait « non ».

« Je crois qu’on devrait aller y jeter un coup d’œil, dit-il.

— Très bien, archichancelier », fit l’économe avec soumission.



Une règle inviolable régit les bâtiments destinés aux représentations des films, une règle qui s’applique à tout le multivers : la laideur de l’envers est inversement proportionnelle à la splendeur de l’endroit. En façade : colonnades, arches, feuilles d’or, lumières. À l’arrière : canalisations étranges, collapsus mystérieux de tuyauteries, murs aveugles, ruelles fétides.

Et la fenêtre des toilettes.

« Je ne vois pas pourquoi on est obligés de faire ça, gémit le doyen alors que les mages se démenaient dans le noir.

— Taisez-vous et continuez de pousser, marmonna l’assistant des runes modernes de l’autre côté de la fenêtre.

— On aurait pu changer quelque chose en argent. Une petite illusion vite fait. Quel mal à ça ?

— Ça s’appelle diluer la monnaie, dit l’assistant. On risque de finir au fond de la fosse à scorpions pour un truc pareil. Où je mets les pieds, là ? Où je mets les pieds ?

— Très bien, fit un mage. Voilà, doyen. Vous montez.

— Oh là là, gémit le doyen tandis qu’on le tirait par la fenêtre étroite dans les ténèbres innommables de l’autre côté. Cette histoire va mal tourner.

— Faites bien attention où vous mettez les pieds. Tenez, regardez ce que vous avez fait ? Est-ce que je ne vous ai pas dit de faire attention où vous mettiez les pieds ? Bon, venez. »

Peu après, les mages traversaient les coulisses furtivement – sauf le doyen dont chaque pas s’accompagnait d’un bruit de succion – et s’introduisaient dans l’auditorium sombre et bruyant où Vindelle Pounze gardait quelques places libres tout simplement en agitant sa canne sous le nez du premier qui s’en approchait. Ils se glissèrent en crabe jusqu’à leurs sièges en s’emmêlant les jambes les uns les autres et s’assirent.

Ils fixèrent le rectangle gris indistinct à l’autre bout de la salle.

Au bout d’un moment, le président déclara : « Moi, je ne vois pas ce qu’on lui trouve, à ce machin-là.

— Est-ce que quelqu’un a fait “le lapin difforme” ? demanda l’assistant des runes modernes.

— Ça n’a pas encore commencé, souffla le doyen.

— J’ai faim, se plaignit Pounze. Je suis vieux… hmm… et j’ai faim.

— Vous savez ce qu’il a fait ? dit le président. Vous savez ce qu’il a fait, ce vieil imbécile ? Alors qu’une jeune dame nous conduisait à nos places avec une torche, il lui a pincé le… le fondement ! »

Pounze ricana. « Bravo, bravo ! Votre mère, elle sait que vous êtes de sortie ? gloussa-t-il.

— C’est trop pour lui, se lamenta le président. On n’aurait jamais dû l’amener.

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