— Je n’ai pas le droit de papoter avec les clients. Ce n’est pas ce qui se fait de mieux comme boulot en ville, mais vous n’allez pas me le faire perdre, le coupa sèchement Ginger. Ragoût de poisson, d’accord ?

— Oh. D’accord. Pardon. »

Il feuilleta les pages du livre à partir de la fin. Antérieur à Deccan, il trouva Tento qui lui aussi chantait trois fois par jour, recevait de temps en temps des dons de poisson et allait aux cabinets – sur ce dernier point il paraissait cependant moins assidu que son successeur, à moins qu’il n’ait pas toujours jugé bon de coucher ce détail par écrit. Encore avant, un certain Meggelin avait officié. Une succession de gens avaient vécu sur la plage, et quand on remontait vers le début on en trouvait tout un groupe. Encore plus avant, les écritures avaient l’air plus officielles. Difficile d’être sûr. On les aurait dites codées, des lignes et des lignes de petites images compliquées…

Un bol de soupe primitive lui atterrit brutalement sous le nez.

« Écoutez, fit-il, à quelle heure vous sortez…

— Jamais, dit Ginger.

— Je me demandais seulement si vous sauriez où…

— Non. »

Victor contempla la surface trouble du bouillon. Borgle partait du principe que tout ce qu’on trouve dans l’eau, c’est du poisson. Quelque chose de violet nageait dans la mixture, quelque chose pourvu d’une bonne dizaine de pattes.

Il le mangea quand même. Ça lui coûtait trente sous.

Vu que Ginger s’affairait résolument au comptoir en lui tournant le dos à la façon d’un phare, si bien que malgré tous ses efforts pour attirer l’attention de la jeune femme, elle lui présentait toujours le dos sans donner l’impression de bouger, Victor partit alors à la recherche d’un nouveau travail.

Victor n’avait jamais eu de travail de toute sa vie. Pour ce qu’il en savait, pareil désagrément n’arrivait qu’aux autres.



Bezam Jardine rectifia la position du plateau autour du cou de son épouse. « Parfait, dit-il. Tu as tout ce qu’il faut ?

— Les grains sauteurs se sont ramollis, répondit-elle. Et c’est impossible de garder les saucisses chaudes.

— Ce sera dans le noir, chérie. Ils y verront que du feu. » Il rajusta d’un poil la courroie et recula.

« Voilà, fit-il. Maintenant, tu sais quoi faire. J’arrête le film au milieu et je passe le carton qui dit : Pourquoi ne pas vous offrir une boisson rafraîchissante et des grains sauteurs ? Ensuite tu entres par la porte et tu descends l’allée.

— Tu pourrais aussi parler de saucisses rafraîchissantes, suggéra madame Jardine.

— Et j’pense que tu devrais éviter de conduire les spectateurs à leur place avec une torche. Tu mets trop souvent le feu.

— J’ai pas d’autre moyen pour voir dans le noir, moi.

— Oui, mais il a fallu que je rembourse le nain d’hier soir. Tu sais comme ils sont sourcilleux sur leurs barbes. Tu veux que j’te dise, chérie ? J’vais te fournir une salamandre dans une cage. Elles chauffent sur le toit depuis ce matin à l’aube, elles sont sûrement à point. »

Elles l’étaient. Les bestioles somnolaient dans le fond de leurs cages, et leurs corps vibraient doucement à mesure qu’ils absorbaient la lumière. Bezam en choisit six parmi les plus mûres, redescendit lourdement à la cabine de projection et les vida dans la boîte à images. Il enroula le film de Planteur sur une bobine puis regarda d’un air dubitatif la salle plongée dans l’obscurité.

Ah, bah. Autant aller voir s’il y avait du monde dehors.

Il se traîna en bâillant à l’entrée.

Il leva le bras et fit coulisser un verrou.

Il baissa le bras et fit coulisser l’autre verrou.

Il ouvrit les deux battants.

« D’accord, d’accord, grommela-t-il. On se calme… »

Il se réveilla dans la cabine de projection, et madame Jardine l’éventait énergiquement avec son tablier.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? murmura-t-il en s’efforçant de chasser de sa mémoire les souvenirs de piétinements.

— On fait salle comble ! dit-elle. Et y a toujours la queue dehors ! Jusqu’en bas de la rue ! C’est à cause de ces affiches dégoûtantes ! »

Bezam se leva avec difficulté mais résolution.

« Femme, tu te tais et tu descends à la cuisine faire sauter d’autres grains ! lui brailla-t-il. Ensuite tu reviens m’aider à repeindre les écriteaux ! S’ils font la queue pour des places à cinq sous, pourquoi pas pour des places à dix ? »

Il se retroussa les manches et empoigna la manivelle.

Au premier rang était assis le bibliothécaire, un sachet de cacahuètes sur les genoux. Au bout de quelques minutes, il cessa de mâcher et s’immobilisa, bouche bée, l’œil fixe, pour regarder et regarder encore les images tremblotantes.



« Je vous tiens votre cheval, m’sieur ? M’dame ?

— Non. »

À midi, Victor avait gagné deux sous. Il y avait pourtant des cavaliers dont on aurait pu tenir les chevaux, mais ils n’avaient pas l’air désireux qu’il s’en charge.

Finalement, un petit bonhomme tout noueux s’approcha discrètement d’un peu plus loin dans la rue en tirant quatre chevaux. Victor l’observait depuis des heures, parfaitement étonné qu’on puisse accorder un sourire amical à l’homuncule ratatiné, à plus forte raison lui confier un cheval. Mais ses affaires à lui marchaient bien, tandis que les épaules larges, le beau profil et le sourire franc et honnête de Victor constituaient manifestement un handicap dans le métier de tenir des chevaux.

« T’es nouveau dans le bizness, hein ? fit le bonhomme.

— Oui, répondit Victor.

— Ah. Je m’en doutais. T’attends le coup de veine dans l’clic, c’est ça ? » Il fit un grand sourire encourageant.

« Non. J’ai déjà eu le coup de veine, à vrai dire, répliqua Victor.

— Pourquoi t’es là, alors ? »

Victor haussa les épaules. « La veine s’est tarie.

— Ah, c’est ça ? Ouim’sieur, ’rcim’sieur, lesdieuxvousbénissentm’sieur, trèsjus’m’sieur, fit l’homme en acceptant d’autres rênes.

— Je suppose que vous n’avez pas besoin d’assistant ? » demanda Victor avec une expression de convoitise.



Bezam Jardine fixa la pile de pièces de monnaie devant lui. Planteur la Gorge eut un mouvement des mains, et la pile fut aussitôt plus petite mais quand même la plus haute que n’en avait jamais vu Bezam à l’état de veille.

« Et on continue de le passer tous les quarts d’heure ! murmura l’exploitant. J’ai dû embaucher un jeune pour tourner la manivelle ! J’sais pas, moi, qu’est-ce que j’vais faire de tout cet argent ? »

La Gorge lui tapota l’épaule. « Achetez des locaux plus grands, dit-il.

— J’y ai déjà pensé, fit Bezam. Ouais. Un truc avec de chouettes piliers à l’entrée. Et ma fille, Calliope, elle joue très bien de l’orgue, ça ferait un accompagnement du tonnerre. Faudrait aussi de la dorure et des trucs tarabiscotés partout… »

Ses yeux se voilèrent.

Un esprit de plus pris au piège.

Olive-Oued rêve.

… Et en faire un vrai palais, comme le fabuleux Rhoxie de Klatch, ou le temple le plus riche qui ait jamais existé, avec des filles, des esclaves, pour vendre les grains sauteurs et les cacahuètes, et Bezam Jardine qui se pavane avec des airs de propriétaire dans une veste de velours rouge à passement d’or…

« Hmm ? murmura-t-il tandis que la sueur lui perlait au front.

— J’disais : j’y vais, répéta la Gorge. Dans les images animées, on reste pas inanimé, vous savez.

— D’après madame Jardine, faut faire d’autres films avec ce jeune homme. On parle plus que de lui en ville. Paraît que des femmes tombent en pâmoison chaque fois qu’il leur lance son regard de braise. Elle a vu le film cinq fois, ajouta-t-il, des accents soupçonneux soudain dans la voix. Et cette fille ! Wouah !

— Y a pas d’souci à vous faire, répliqua la Gorge avec condescendance. J’les ai sous contr… » Une ombre de doute lui passa brusquement sur la figure. « Salut », lança-t-il sèchement avant de détaler dehors.

Bezam, laissé seul, observait autour de lui l’intérieur plein de toiles d’araignées de l’Odium, et son imagination surchauffée peuplait les recoins sombres de palmiers en pots, de feuilles d’or et de chérubins replets. Des cosses de cacahuètes et des sachets de grains sauteurs crissèrent sous ses chaussures. Faut que je fasse nettoyer avant la prochaine séance, songea-t-il. Sûr que le singe sera encore en tête de la queue.

Puis son regard tomba sur l’affiche de l’Épée de la passione. Vraiment étonnant. Question éléphants et volcans, on n’avait pas vu grand-chose, et les monstres, c’étaient des trolls affublés d’appendices qu’on leur avait collés dessus, mais en gros plan… eh bien… tous les hommes avaient poussé un soupir, puis toutes les femmes… De la magie pure et simple. Il sourit aux effigies de Victor et Ginger.

Je me demande ce qu’ils font maintenant, ces deux-là ? songea-t-il. Sûr qu’ils mangent du caviar dans des assiettes d’or, qu’ils flemmardent et pataugent jusqu’aux genoux dans des coussins de velours, ma main au feu.



« Tu m’as l’air de patauger, mon gars, fit le palefrenier.

— Je crains de ne pas encore avoir bien le coup pour tenir les chevaux, dit Victor.

— Ah, c’est pas un métier facile, la t’nure de chouaux. Faut apprendre à se montrer servile mais pas trop et pratiquer l’humour rigolard, irrévérencieux mais pas trop insolent du t’neur de chouaux. Les gens, ils veulent pas seul’ment qu’tu tiennes leur choual, t’vois. Ils veulent vivre une hexpérience, garder un souvenir d’la t’nure de chouaux.

— Ah bon ?

— Ils veulent qu’on les amuse et qu’on ait un soupe-son d’répartie, enchaîna le petit homme. C’est pas seulement une question de t’nir des rênes. »

Victor comprit peu à peu. « On fait un numéro », dit-il.

Le t’neur de chouaux se tapota la narine d’un nez comme une fraise. « Tout jusse ! » répliqua-t-il.



Les torches flamboyaient à Olive-Oued. Victor se frayait péniblement un chemin dans la foule de la grand-rue. Tous les bars, toutes les tavernes, toutes les boutiques avaient leurs portes grandes ouvertes, par lesquelles affluait et refluait une marée humaine. Victor fit quelques bonds afin de reconnaître des visages dans la cohue.

Il était seul, perdu et affamé. Il avait besoin de quelqu’un à qui parler, et elle n’était pas là.

« Victor ! »

Il se retourna. Roc fondit sur lui comme une avalanche.

« Victor ! Mon ami ! » Un poing de la taille et de la consistance d’une pierre commémorative lui pilonna gaiement l’épaule.

« Oh, salut, répondit-il mollement. Euh… Comment va, Roc ?

— Super ! Super ! Demain on tourne la Grande Menace de la vallée des trolls !

— Je suis bien content pour toi.

— Toi mon humain porte-bonheur ! tonna Roc. Roc ! Ça, un nom ! Viens prendre verre ! »

Victor accepta. Il n’eut pas vraiment le choix, vu que Roc lui agrippa le bras et, fendant la foule comme un brise-glace, le traîna davantage qu’il ne le conduisit vers la porte la plus proche.

Une lumière bleue éclairait une enseigne. La plupart des Morporkiens lisaient le troll, ce n’était pas une langue très difficile. Les runes anguleuses annonçaient : Le Lias Bleu.

Un bar troll.

L’éclat enfumé des fourneaux derrière le bloc de pierre du comptoir fournissait le seul éclairage. Il illuminait trois trolls en train de jouer… une musique percutante, mais Victor eut du mal à la définir parce que le niveau des décibels atteignait des sphères où le son se changeait en une énergie solide qui lui mettait les prunelles en vibration. La fumée des fourneaux masquait le plafond.

« Prends quoi ? rugit Roc.

— Je ne suis pas obligé de boire du métal fondu, dis ? » chevrota Victor. Il lui fallait chevroter à tue-tête pour se faire entendre.

« On a toutes sortes boissons humaines ! » brailla une troll femelle derrière le comptoir. C’était forcément une femelle. Aucun doute là-dessus. Elle ressemblait un peu aux statues de déesses de la fertilité que les hommes des cavernes sculptaient des millénaires plus tôt, mais davantage à un contrefort de massif montagneux. « Nous, très cosmopolites !

— Alors, une bière !

— Et pour moi “fleurs-de-soufre” onne ze rox, Rubis », ajouta Roc.

Victor en profita pour faire des yeux le tour du bar, maintenant qu’ils s’habituaient à la pénombre et que ses tympans avaient eu la bonne idée de s’engourdir.

Il avait conscience de grappes de trolls assis à de longues tables, auxquels se mêlaient ici et là des nains, ce qu’il trouva étonnant. Les nains et les trolls se bagarraient d’ordinaire comme, disons, nains et trolls. Dans leurs montagnes natales, ils vivaient dans un état de vendetta permanente. Olive-Oued changeait beaucoup de choses.

« Je peux te parler en particulier ? cria Victor dans l’oreille pointue de Roc.

— Sûr ! » Roc posa son verre. Une ombrelle en papier rose s’y carbonisait dans la fournaise.

« Tu as vu Ginger ? Tu sais ? Ginger ?

— Travaille chez Borgle !

— Seulement le matin ! J’en viens ! Où elle va quand elle ne travaille pas ?

— Qui savoir où va les gens ? »

L’orchestre enfumé se tut soudain. Un des trolls ramassa un petit caillou et se mit à le cogner doucement selon un rythme lent et poisseux qui s’accrochait aux murs comme une vapeur grasse. Et de la fumée émergea Rubis, tel un galion surgissant du brouillard, un ridicule boa de plumes autour du cou.

Une dérive de continent avec des rondeurs.

Elle se mit à chanter.

Les trolls immobiles observaient un silence respectueux. Au bout d’un moment, Victor entendit un sanglot. Des larmes roulaient sur la figure de Roc.

« Elle parle de quoi, la chanson ? » chuchota-t-il.

Roc se pencha. « Ancienne chanson traditionnelle des trolls, répondit-il. Histoire d’Ambre et Jaspe. Étaient… (il hésita et eut un geste vague des mains) amis. Bons amis ?

— Je crois que je comprends, fit Victor.

— Un jour, Ambre, elle apporte déjeuner de son troll dans caverne, et elle le trouve… (Roc eut de nouveaux gestes vagues mais très évocateurs des mains) avec autre femme troll. Alors elle retourne chez elle prendre son gourdin, elle revient, tape sur lui, chtonk, chtonk, chtonk, et le tue. Parce que c’était son troll et il l’avait trompée. Chanson très romantique. »

Victor était tout yeux. Rubis descendit de la toute petite scène en ondulant pour évoluer parmi les clients, telle une montagne en dérapage contrôlé. Elle doit peser deux tonnes, se dit-il. Si elle s’assied sur mes genoux, faudra qu’on me roule comme un tapis pour m’évacuer.

« Qu’est-ce qu’elle vient de dire au troll, là-bas ? » demanda-t-il alors qu’une grosse vague de rires submergeait la taverne.

Roc se gratta le nez. « Joue avec les mots, répondit-il. Très dur traduire. Mais à peu près, elle dit : “Est-ce le sceptre légendaire de Magma, antique roi de la montagne, châtieur de milliers d’adversaires, que dis-je ? de dizaines de milliers, souverain du fleuve d’or, maître des ponts, affouilleur de mines obscures, concasseur de maints ennemis… (il prit une profonde inspiration) que je sens dans ta poche, ou est-ce que tu es content de me voir ?” »

Le front de Victor se plissa.

« Je ne saisis pas, fit-il.

— Peut-être je traduis pas bien », fit Roc. Il avala une gorgée de soufre fondu. « J’ai entendu Alchimistes Associés, ils distribuent rôles pour…

— Roc, il y a quelque chose de très bizarre ici, le coupa aussitôt Victor. Tu ne trouves pas ?

— Quoi de bizarre ?

— Tout a l’air de… ben, de pétiller. Personne ne se conduit comme il faudrait. Tu savais qu’il y avait déjà une ville ici dans le temps ? À la place de la mer. Une grande ville. Et elle a disparu, comme ça ! »

Roc se frotta le nez d’un doigt songeur. Un nez qui ressemblait au premier essai de hache taillée d’un homme de Neandertal.

« Et la façon de se conduire de tout le monde ! reprit Victor. Comme si ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent étaient les choses les plus importantes du monde !

— Je me demande… commença Roc.

— Oui ?

— Je me demande : ça vaudrait pas le coup faire raccourcir mon nez d’un centimètre ? Mon cousin Brèche, il connaît tailleur de pierre, lui a arrangé ses oreilles, une merveille. Tu penses quoi ? »

Victor le fixa, découragé.

« J’veux dire, d’un côté, l’est trop gros, mais de l’autre, un vrai nez typique de troll, pas vrai ? J’veux dire, peut-être j’aurais meilleure allure, mais dans le métier vaut sûrement mieux avoir l’air plus troll possible. Tiens, Momo a fait retoucher le sien au ciment, et maintenant l’a une gueule on voudrait pas rencontrer par nuit sombre. C’que t’en penses ? Ton avis compte pour moi, t’es humain qu’a des idées. » Il gratifia Victor d’un sourire radieux et siliceux. « C’est un chouette nez, Roc, finit par répondre le jeune homme. Avec toi derrière, il peut faire du chemin. »

Roc se fendit à nouveau d’un grand sourire et s’octroya une autre lampée de soufre. Il retira un petit agitateur d’acier et en suça l’améthyste. « Tu crois vraiment… » commença-t-il avant de s’apercevoir de la petite place vide à côté de lui. Victor était parti.



« Moi, j’connais rien sur personne », dit le palefrenier en regardant par en dessous la masse menaçante de Détritus.

Planteur mâchouilla son cigare. Le voyage depuis Ankh avait été cahoteux, même dans sa nouvelle voiture, et il avait sauté le déjeuner. « Grand gars, un peu endormi, petite moustache, décrivit-il. Il bossait pour toi, non ? »

Le palefrenier renonça. « Il f’ra jamais un bon t’neur de chouaux, n’importe comment. S’laisse dépasser par le boulot. J’crois qu’il est allé se chercher quèque chose à manger. »



Assis dans la ruelle sombre, le dos contre le mur, Victor s’efforçait de réfléchir.

Il se souvint d’un jour où il était resté trop longtemps au soleil, quand il était gamin. La sensation qu’il en avait retirée ressemblait un peu à ça.

Il entendit un choc léger sur le sable tassé près de ses pieds.

On avait laissé tomber une casquette devant lui. Il la fixa des yeux.

Puis on se mit à jouer de l’harmonica. Pas très doué, le musicien. La plupart des notes étaient fausses, et les rares justes grinçaient. Une mélodie existait quelque part dans cette cacophonie, au même titre qu’il existe un peu de bœuf dans un moulin à steak haché.

Victor soupira, fouilla dans sa poche et en sortit deux sous. Il les lança dans la casquette.

« Ouais, ouais, fit-il. Très bien. Maintenant, tirez-vous. »

Il eut conscience d’une drôle d’odeur. Difficile de la définir, mais elle rappelait une très vieille carpette légèrement humide de chambre d’enfant.

Il leva la tête.

« Ouah ouah, putain d’merde », fit Gaspode le chien prodige.



La cantine de Borgle avait décidé ce soir-là de se lancer dans les salades. La région productrice de salades la plus proche se trouvait à cinquante longs kilomètres d’Olive-Oued.

« C’est quoi, ça ? » voulut savoir un troll en soulevant un bout flasque et marron.

Fruntkin, le chef des plats rapides hasarda une réponse. « Du céleri ? » dit-il. Il examina la chose de plus près. « Ouais, du céleri.

— C’est marron.

— ’rfaitement. ’rfaitement. Le céleri mûr, c’est marron, s’empressa d’expliquer Fruntkin. Ça prouve qu’il est mûr, ajouta-t-il.

— Devrait être vert.

— Nan. Confonds avec les tomates.

— Ouais, et c’est quoi, ce truc baveux ? » lança un homme dans la queue.

Fruntkin se redressa de toute sa taille. « Ça, répondit-il, c’est la mayonnaise. L’ai faite moi-même. À partir d’un livre, ajouta-t-il avec fierté.

— Ouais, sûrement, fit l’homme en tâtant d’un doigt prudent. Visiblement, l’huile, le vinaigre et les œufs manquaient à l’appel, hein ?

— Spécialité de la maison.

— D’accord. D’accord. Seulement, ça attaque ma laitue. »

Fruntkin, furieux, empoigna sa louche.

« Écoute… commença-t-il.

— Non, ça va, fit le consommateur en puissance. Les limaces ont formé un cercle de défense. »

Il y eut du remue-ménage du côté de la porte. Détritus le troll se frayait un passage à travers la clientèle, suivi de Planteur Je-m’tranche-la-gorge qui se pavanait.

Le troll repoussa la file d’attente d’un coup d’épaule et jeta un regard noir à Fruntkin.

« M’sieur Planteur, il veut t’causer, déclara-t-il avant de tendre le bras par-dessus le comptoir, de soulever le nain par sa chemise raide de déchets alimentaires et de l’agiter sous le nez de la Gorge.

— Quelqu’un a vu Victor Tugelbend ? demanda la Gorge. Ou la fille, là, Ginger ? »

Fruntkin ouvrit la bouche pour jurer mais se ravisa.

« Le gars, il était là y a une demi-heure, couina-t-il. Ginger travaille ici le matin. J’sais pas où elle va après.

— Où qu’il est parti, le Victor ? » fit la Gorge. Il sortit une bourse de sa poche. Ça tintait à l’intérieur. Les yeux de Fruntkin pivotèrent vers elle comme des roulements à billes attirés par un gros aimant.

« J’sais pas, moi, m’sieur la Gorge. Il est ressorti quand il a vu qu’elle était pas là.

— D’accord, fit Planteur. Eh ben, si tu l’revois, dis-lui que je l’cherche et que j’vais en faire une étoile, compris ?

— Une étoile. Compris. »

La Gorge plongea la main dans sa bourse et ramena une pièce de dix piastres.

« Et j’veux commander le repas pour plus tard, ajouta-t-il.

— Repas. D’accord, chevrota Fruntkin.

— Bifteck et crevettes roses, je dirais. Avec un assortiment de légumes de saison dorés au soleil, et des fraises à la crème pour terminer. »

Fruntkin le regarda, l’œil fixe.

« Euh… » commença-t-il.

Détritus donna une tape au nain qui se balança d’avant en arrière.

« Et moi, fit le troll, j’vais prendre… euh… basalte bien érodé avec agglomérat grès fraîchement taillé. Compris ?

— Euh… Oui, répondit Fruntkin.

— Repose-le, Détritus. Il tient pas à rester les bras ballants, fit la Gorge. Et doucement. » Il fit des yeux le tour des figures, fascinées.

« Oubliez pas ça, reprit-il, je cherche Victor Tugelbend et j’vais en faire une étoile. Si vous l’voyez, faut lui dire. Oh, et mon bifteck, je l’veux saignant, Fruntkin. »

Il repartit à grands pas vers la porte.

Après son départ, les bavardages affluèrent à nouveau comme la marée.

« En faire une étoile ? Faire une étoile de quoi ? Et ça l’avancerait à quoi d’avoir une étoile ?

— J’savais pas qu’on pouvait faire des étoiles… Moi, j’les croyais comme qui dirait… voyez, collées au ciel…

— Je crois qu’il voulait dire faire de lui une étoile. De Victor lui-même. Le transformer en étoile.

— Comment on peut transformer quelqu’un en étoile ?

— Chaispas. J’imagine qu’on le comprime en une toute petite boule et qu’il explose en une masse d’hydrogène incandescent, non ?

— Bon sang !

— Ouais ! Ce troll, c’est une peau de vache, ou quoi ? »



Victor étudia prudemment le chien.

L’animal n’avait pas pu lui parler. C’était un effet de son imagination. Mais il avait déjà dit la même chose, la dernière fois, non ?

« Je me demande comment tu t’appelles ? fit Victor en lui tapotant la tête.

— Gaspode », répondit Gaspode.

La main de Victor se figea au milieu d’un ébouriffage.

« Deux sous, fit le chien d’un ton las. Le seul putain d’chien harmoniciste au monde. Deux sous. »

C’est sûrement le soleil, se dit Victor. Je n’ai pas mis de chapeau. Je vais me réveiller d’ici une minute dans des draps frais. « Tu n’as pas très bien joué, non plus. Je n’ai pas reconnu l’air, dit-il en se fendant d’un sourire affreux.

— Pas besoin de reconnaître ce putain d’air, répliqua Gaspode qui s’assit lourdement et se gratta énergiquement l’oreille d’une patte arrière. J’suis un chien. Logiquement, tu devrais tomber sur ton putain d’cul de m’voir tirer un putain d’son de ce putain d’engin. »

Comment faire ? songea Victor. Est-ce que je lui dis : Je te demande pardon, j’ai l’impression que tu par… Non, sans doute que non.

« Euh… » fit-il. Hé, tu es drôlement bavard pour un… Non.

« Les puces, expliqua Gaspode en changeant d’oreille et de patte. M’en font voir de toutes les couleurs.

— Oh là là.

— Et tous ces trolls. J’les supporte pas. Pas la bonne odeur. Des putain de cailloux ambulants. Si tu t’avises de les mordre, t’as plus qu’à cracher tes dents. C’est pas normal. »

À propos de ce qui est normal, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que…

« Putain de désert, ce coin », fit Gaspode.

Tu es un chien qui parle.

« J’suis sûr que tu te demandes, dit l’animal en posant une fois encore son regard pénétrant sur Victor, comment ça s’fait que je parle.

— M’était même pas venu à l’idée, répondit Victor.

— À moi non plus. Jusqu’à y a deux semaines. De toute ma vie, j’ai jamais sorti un putain de mot. J’travaillais pour un type, là-bas, dans la grande ville. J’faisais des tours, tout ça. J’tenais un ballon en équilibre sur mon nez. J’marchais sur mes pattes de derrière. J’sautais à travers un cerceau. Et après j’passais l’chapeau dans ma gueule. Tu vois, quoi. L’show-biz. Puis v’là une bonne femme qui me tape sur la tête et qui fait : “Hou, le mignon p’tit toutou, on a l’impression qu’il comprend tout ce qu’on raconte.” Alors moi, je m’dis “Ho ho, j’ai même plus besoin d’faire d’effort, m’dame”, et alors je m’rends compte que j’entends les mots et qu’ils me sortent de ma gueule à moi. Du coup, j’ai attrapé l’chapeau et j’ai filé à toutes pattes avant qu’ils réagissent.

— Pourquoi donc ? » demanda Victor.

Gaspode roula des yeux. « À ton avis, à quelle existence exactement peut s’attendre un authentique chien qui parle ? fit-il. J’aurais pas dû l’ouvrir, ma putain d’gueule.

— Mais tu me parles bien, à moi. »

L’animal jeta au jeune homme un regard par en dessous.

« Ouais, mais essaye de l’répéter, pour voir, dit-il. De toute façon, t’es réglo. Ton air trompe pas. Ça s’voit à un kilomètre.

— Qu’est-ce que tu veux dire, bons dieux ? fit Victor.

— T’as l’impression de pas être ton propre maître, hein ? T’as l’impression qu’autre chose réfléchit pour toi.

— Oh là là.

— Ça te donne un air traqué », dit Gaspode. Il ramassa la casquette dans sa gueule. « Deux sous, grommela-t-il. Enfin, c’est pas comme si j’avais moyen d’les dépenser, mais… deux sous. » Il haussa ses épaules canines.

« Qu’est-ce que tu entends par un air traqué ? demanda Victor.

— Vous avez tous cet air-là. Y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus, comme qui dirait.

— Quel air ?

— L’air d’avoir répondu à un appel, mais sans savoir pourquoi. » Gaspode essaya de se gratter encore l’oreille. « T’ai vu jouer Cohen le Barbare, dit-il.

— Euh… T’en as pensé quoi ?

— À mon avis, tant que Cohen en entendra pas causer, tu devrais bien t’en sortir. »



« J’ai dit : il était ici y a combien de temps ? » brailla Planteur. Sur la scène minuscule, Rubis roucoulait une chanson d’une voix comme un bateau dans le pot au noir et le pétrin. « GrooOOowwonnogghrhhooOOo[6]… » « Vient juste de partir ! s’époumona Roc. J’essaye écouter la chanson, d’accord ? »

« … oowoowgrhhffrghooOOo[7]… »

Planteur Je-m’tranche-la-gorge donna un coup de coude à Détritus qui s’asseyait pour se reposer les phalanges et regardait bouche bée le numéro.

L’existence du vieux troll avait jusqu’alors été simple : les gens le payaient pour qu’il tape sur d’autres gens.

À présent elle commençait à se compliquer. Rubis lui avait fait un clin d’œil.

Des émotions bizarres et inhabituelles se déchaînaient dans le cœur meurtri de Détritus.

« … groooOOOooohoofooOOoo[8]… » « Viens », lui ordonna sèchement la Gorge. Détritus se leva pesamment et lança un dernier regard de regret à la scène.

« … ooOOOgooOOmoo. OOhhhooo[9]. »

Rubis lui envoya un baiser. Détritus s’empourpra comme un grenat fraîchement taillé.



Gaspode entraîna Victor hors de la ruelle et lui fit traverser dans le noir le terrain sableux de buissons rabougris et d’herbe rare derrière la ville.

« Ce coin, il a quelque chose d’anormal, marmonna-t-il.

— Il est différent, c’est tout, répliqua le jeune homme. Qu’est-ce que tu entends par : anormal ? »

Gaspode parut sur le point de cracher.

« Tiens, moi, par exemple, fit-il en ignorant l’interruption. Un chien. Jamais rêvé d’ma vie, sauf de courses derrière des trucs. Et d’sexe, évidemment. Et tout d’un coup j’fais des rêves. En couleur. Ça m’a retourné les putain d’sangs. Jamais vu d’couleur avant, tu comprends ? Les chiens, ça voit en noir et blanc, j’pense que t’es au courant, toi qui lis beaucoup. Le rouge, ça t’file un drôle de choc, c’est moi qui te l’dis. Tu t’figures que ton déjeuner, c’est un os blanc avec des traces de gris dessus, et brusquement tu t’rends compte que depuis des années tu bouffes ce machin épouvantaffreux rouge et violet.

— Quel genre de rêves ? demanda Victor.

— C’est vachement gênant. Par exemple, le rêve où y a un pont, le courant l’emporte, et faut que j’fonce aboyer l’alerte, tu vois ? Ou alors, y a une maison en feu, et j’traîne les gosses dehors. Et celui où des gosses se sont perdus dans des grottes, alors j’les retrouve, je repars et j’leur ramène l’expédition de secours… Et les gosses, moi, j’les ai en horreur. J’ai l’impression depuis quelque temps que j’peux plus me poser la tête quelque part sans sauver ou délivrer des gens, déjouer les plans de voleurs, n’importe quoi. J’veux dire, j’ai sept ans, une sclérose des coussinets, des pellicules, des puces que c’en est une calamité… J’ai pas besoin de jouer les héros chaque fois que j’vais m’coucher.

— Bon sang. Ce que la vie peut être intéressante, tout de même, quand on la considère d’un autre point de vue… »

Gaspode leva au ciel des yeux jaunes croûteux.

« Euh… Où on va, là ? demanda Victor.

— On va voir quelques habitants d’Olive-Oued, répondit Gaspode. Parce qu’y s’passe un truc bizarre.

— Sur la colline ? Je ne savais pas qu’il y avait des gens sur la colline.

— C’est pas des gens », fit Gaspode.



Un petit feu de brindilles brûlait sur le flanc de la colline d’Olive-Oued. Victor l’avait allumé parce que… eh bien, parce que c’était rassurant. Parce que c’est ainsi que se conduisent les humains.

Il lui paraissait essentiel de se souvenir qu’il était humain, voire sain d’esprit.

Non parce qu’il parlait à un chien. On parle souvent aux chiens. Idem pour le chat. Voire pour le lapin. Mais c’était la conversation avec la souris et le canard qu’il trouvait plutôt insolite.

« Tu crois qu’on avait envie de parler, nous ? cracha le lapin. J’étais un lapin heureux de ma condition de lapin, et vlan, la seconde d’après, voilà que je me mets à penser. C’est un sérieux handicap pour un lapin en quête de bonheur, moi je te le dis. Tout ce qu’on demande, c’est de l’herbe et du sexe, pas des idées du style : À quoi bon tout ça quand on y réfléchit ?

— Ouais, mais toi, au moins, tu manges de l’herbe, fit observer Gaspode. L’herbe, au moins, ça ne te répond pas. La dernière chose dont on a envie quand on a faim, c’est un putain de cas de conscience dans sa gamelle.

— Tu crois avoir des chouchis, toi, intervint le chat comme s’il lisait dans l’esprit de Victor. Moi, j’en chuis réduit à manger du poichon. Tu pojes la patte chur ton déjeuner, et il ch’met à crier au checours, t’es bien avanché. »

Suivit un silence. Ils regardaient Victor. La souris aussi. Ainsi que le canard. Le canard avait l’air particulièrement agressif. Il avait dû entendre parler de la sauce à l’orange.

« Ouais. Tenez, nous, par exemple, fit la souris. Moi, je cavale, poursuivie par ça (elle désigna le chat dressé au-dessus d’elle) autour de la cuisine. Je fonce, je fonce, je couine, je panique. Brusquement, j’entends un grésillement dans ma tête, je vois une poêle à frire… Tu m’suis ? La seconde d’avant, j’savais pas ce qu’était une poêle à frire. Alors j’attrape la poignée, lui, là, il arrive au coin et bang. Lui, il titube sur ses pattes : « Qu’est-ce qui m’a tapé d’sus ? il fait.

— C’est moi », j’réponds. À ce moment-là, on pige tous les deux : on parle.

— On concheptualije », précisa le chat. Une bête noire à pattes blanches, aux oreilles comme des cibles pour fusil de chasse, et la tête couturée d’un matou qui a déjà pleinement vécu ses huit vies.

« Vas-y, continue, fit la souris.

— Dis-lui ce que vous avez fait après, demanda Gaspode.

— On est venus ichi, dit le chat.

— Depuis Ankh-Morpork ? s’étonna Victor.

— Ouais.

— Ça fait pas loin de cinquante kilomètres !

— Ouais, et tu peux m’croire, poursuivit le chat, ch’est pas fachile de faire du chtop quand on est un chat.

— Tu vois ? conclut Gaspode. Ça arrive tout le temps. Y en a de toutes sortes qui débarquent à Olive-Oued. Ils savent pas ce qu’ils viennent y faire, seulement que c’est important. Et ils se conduisent autrement que partout ailleurs dans le monde. J’ai bien regardé. Y s’passe quelque chose de pas normal. »

Le canard se mit à cancaner. On devinait des mots dans ses coin-coin, mais l’incompatibilité de son bec et de son larynx les estropiait tellement que Victor n’en comprit pas un seul.

Les animaux l’écoutèrent avec bienveillance.

« Quoi d’neuf, Caq’teur ? lança le lapin.

— Le canard dit, traduisit Gaspode, que c’est comme un machin migratoire. Exactement la même impression qu’une migration, qu’il dit.

— Ouais ? Moi, j’ai pas eu beaucoup de chemin à faire, les renseigna spontanément le lapin. On vivait de toute façon dans les dunes. » Il soupira. « Trois ans et quatre malheureux jours de bonheur », ajouta-t-il.

Une pensée vint soudain à Victor. « Alors, vous avez dû connaître le vieux de la plage ? demanda-t-il.

— Oh, lui. Ouais. Lui. Il montait tout le temps ici.

— Quel genre de type c’était ?

— Écoute, mon pote, il y a quatre jours j’avais un vocabulaire qui se limitait à deux verbes et un nom commun. À ton avis, qu’est-ce que je pouvais penser de lui ? Tout ce que j’sais, c’est qu’il nous embêtait pas. On se disait sans doute que c’était un rocher à pattes, un truc comme ça. »

Victor songea au livre dans sa poche. Allumer des feux et chanter. Quel genre d’individu s’amuse à ça ?

« Je me demande ce qui se passe, dit-il. J’aimerais bien le savoir. Écoutez, est-ce que vous avez des noms ? Ça me fait tout drôle de parler à des interlocuteurs sans nom.

— J’suis le seul, répondit Gaspode. Vu que j’suis un chien. On me l’a donné à cause du célèbre Gaspode, tu vois.

— Un gamin m’a une fois appelé Minet, fit le chat en hésitant.

— Je croyais que vous aviez des noms dans votre propre langue, dit Victor. Vous savez, “Pattes Vigoureuses”, “Chasseur Éclair” ou quelque chose comme ça. »

Il eut un sourire encourageant.

Les autres le fixèrent d’un long regard vide.

« Il lit des bouquins, expliqua Gaspode. Tu vois, ajouta-t-il en se grattant vigoureusement, les animaux s’embêtent pas trop avec des noms. J’veux dire, on sait qui on est.

— Remarquez, moi j’aime bien « Chasseur Éclair », fit la souris.

— C’est plutôt un nom de chat, je trouve, dit Victor qui commençait à transpirer. Les souris, elles portent des petits noms gentils comme… comme “Couinette”.

— Couinette ? » répéta la souris d’un ton glacial.

Le lapin eut un grand sourire.

« Et… et j’ai toujours cru que les lapins, on les appelait “Longues Oreilles”. Ou “Monsieur Pan-pan” », bafouilla Victor.

Le lapin cessa de sourire et remua des oreilles. « Écoute, mon pote… commença-t-il.

— Vous savez, intervint joyeusement Gaspode dans une tentative de relance de la conversation, j’ai entendu parler d’une légende comme quoi les deux premiers humains du monde auraient baptisé tous les animaux. Ça donne à réfléchir, hein ? »

Victor sortit le livre afin de cacher son embarras. Allumer des feux et chanter. Trois fois par jour.

« Le vieux, là… fit-il.

— Qu’est-ce qu’il a de si important ? lança le lapin. Il venait sur la colline et faisait du bruit plusieurs fois par jour. Réglé comme une… comme une… » Il hésita. « Toujours aux mêmes heures. Des tas de fois par jour.

— Trois fois. Trois représentations. Comme un genre de théâtre ? proposa Victor en faisant courir son doigt le long de la page.

— On sait pas compter jusqu’à trois, dit avec aigreur le lapin. On commence à un… et après, ça fait beaucoup. Des tas de fois. » Il jeta un regard noir à Victor. « Monsieur Pan-pan, répéta-t-il d’un ton méprisant.

— Et les gens d’ailleurs lui apportaient du poisson. Il n’y a personne d’autre dans le coin. Ils devaient venir de loin. On faisait des kilomètres en bateau rien que pour lui apporter du poisson. Comme s’il ne voulait pas manger du poisson de la baie d’ici. Et pourtant, il y en a en pagaïe. Quand je suis allé nager, j’ai vu des homards, vous ne le croiriez pas.

— Comment tu les appelles, eux ? demanda Monsieur Pan-pan qui était un lapin à la rancune tenace. Monsieur Clac-clac ?

— Ouais, j’veux qu’on règle cette affaire tout de suite, couina la souris. Chez moi, j’étais une souris fortiche. J’battais toutes les autres à plate couture. Je veux un nom correct, mon vieux. Le premier qui m’appelle “Couine-Bottes” (elle leva les yeux sur Victor), je lui fais une tête façon poêle à frire, compris ? »

Le canard se lança dans un long chapelet de coin-coin.

« Minute, fit Gaspode. D’après le canard, tout ça relève de la même affaire. Les humains, les trolls et tous ceux qui rappliquent ici. Les animaux qui s’mettent d’un coup à parler. Le canard dit qu’à son avis, c’est dû à quelque chose qui traîne dans le coin.

— Comment un canard peut savoir ça ? s’étonna Victor.

— Écoute, l’ami, fit le lapin, quand toi, t’arriveras à voler par-dessus tout un océan et à retrouver sans te gourer le même putain de continent, tu auras droit de débiner les canards.

— Oh. Les sens mystérieux des animaux, c’est ça ? »

Ils le fixèrent d’un regard mauvais.

« Enfin, faut que ça cesse, dit Gaspode. Réfléchir et parler, ces trucs-là, c’est parfait pour vous, les humains. Vous êtes habitués. L’problème, tu vois… faut que quelqu’un trouve la cause de tout ça… »

Ils continuaient de le fixer d’un regard mauvais.

« Ben, dit-il distraitement, le livre pourrait peut-être nous aider ? Les pages du début sont écrites dans une espèce de langue ancienne. Je n’arrive pas… » Il marqua un temps. Olive-Oued ne faisait pas bon accueil aux mages. Ce n’était sûrement pas une bonne idée de mentionner l’Université ni le petit rôle qu’il y avait joué. « C’est-à-dire, poursuivit-il en choisissant ses mots avec soin, je crois que je connais quelqu’un à Ankh-Morpork qui pourrait les lire. C’est un animal, lui aussi. Un anthropoïde.

— Il vaut quoi, question sens mystérieux ? demanda Gaspode.

— Là-dessus, il en connaît un rayon.

— Dans ce cas… fit le lapin.

— Minute, le coupa Gaspode. On vient. »

On voyait s’agiter une torche qui montait à l’assaut de la colline. Le canard s’élança gauchement dans le ciel et s’éloigna en vol plané. Les autres disparurent dans l’ombre. Seul le chien ne bougea pas.

« Tu ne te sauves pas, toi ? » souffla Victor.

Gaspode leva un sourcil.

« Ouah ? » fit-il.

La torche zigzaguait par à-coups parmi les broussailles, comme une luciole. De temps en temps, elle s’arrêtait un moment avant de repartir au hasard dans une tout autre direction. Elle brillait intensément.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Victor.

Gaspode flaira. « Humain, répondit-il. Une femme. Parfum de pacotille. » Sa truffe remua encore. « Jouet de la passion, ça s’appelle. » Il renifla une nouvelle fois. « Linge propre, pas d’amidon. Vieilles chaussures. Beaucoup de maquillage de studio. Elle est allée chez Borgle et elle a pris… (son museau frémit) du r’goût. Pas une grosse portion.

— J’imagine que tu peux dire quelle taille elle fait, hein ?

— À vue de museau, un mètre cinquante-huit, cinquante-neuf, hasarda Gaspode.

— Oh, allez !

— Quand t’auras vécu aussi longtemps qu’moi à quatre pattes, tu pourras m’traiter de menteur. »

À coups de pieds, Victor recouvrit de sable son petit feu et descendit la pente sans se presser.

La lumière cessa de bouger à son approche. L’espace d’un instant, il eut la vision fugitive d’une femme serrant un châle autour d’elle et tenant une torche à bout de bras au-dessus de la tête. Puis la lumière s’évanouit si vite que des images résiduelles bleues et violettes continuèrent de lui danser sur la rétine. Derrière elles, une petite silhouette formait une masse plus sombre sur le fond du crépuscule.

La silhouette lança : « Qu’est-ce que vous faites dans mon… Qu’est-ce que je… Pourquoi vous êtes dans… Où… ? » Puis, comme si elle prenait enfin la situation en main, elle enclencha la vitesse supérieure et, d’une voix beaucoup plus familière, demanda : « Qu’est-ce que vous fichez ici, vous ?

— Ginger ? fit Victor.

— Oui ? »

Victor marqua un temps. On fait quoi, d’habitude, dans ce genre de circonstances ? « Euh… dit-il. C’est agréable de se promener le soir par ici, vous ne trouvez pas ? »

Elle jeta un regard mauvais à Gaspode.

« C’est l’horrible chien qui traîne autour du studio, non ? fit-elle. Les petits chiens, je ne peux pas les voir en peinture.

— Aboie, aboie », dit Gaspode. Ginger le regarda, les yeux écarquillés. Victor pouvait presque lire dans les pensées de la jeune femme : Il a dit « aboie, aboie ». C’est un chien et c’est ce que font les chiens, non ?

« Moi, je suis plutôt chat », expliqua-t-elle distraitement.

Une voix basse répliqua : « Ah ouais ? Ah ouais ? Tu t’laves avec ta salive, hein ?

— C’était quoi, ça ? »

Victor recula en agitant frénétiquement les mains. « Ne me regardez pas comme ça ! protesta-t-il. Moi, je n’ai rien dit !

— Oh ? C’était le chien, sans doute ? demanda-t-elle.

— Qui ? Moi ? » lança Gaspode.

Ginger se statufia. Ses yeux pivotèrent de droite et de gauche puis vers le bas, où Gaspode se grattait paresseusement une oreille.

« Ouah ? fit-il.

— Ce chien a parlé… commença Ginger en pointant sur l’animal un doigt tremblant.

— Je sais, dit Victor. Ça veut dire qu’il vous aime bien. » Il regarda plus loin derrière elle. Une autre lumière montait la colline. « Vous avez amené quelqu’un avec vous ? demanda-t-il.

— Moi ? » Ginger se retourna.

La lumière s’accompagnait à présent d’un bruit de brindilles sèches écrasées, puis Planteur émergea de l’obscurité, suivi de Détritus telle une ombre parfaitement effrayante.

« Ah ah ! s’exclama-t-il. Les tourtereaux pris la main dans l’sac, hein ? »

Victor le regarda, bouche bée. « Les quoi ? dit-il.

— Les quoi ? répéta Ginger.

— J’vous ai cherchés partout, reprit Planteur. Quelqu’un m’a dit qu’il vous avait vus monter ici. Très romantique. On pourrait en tirer quelque chose. Ç’aurait de l’allure sur les affiches. Bien. » Il passa les bras autour d’eux. « Venez, dit-il.

— Pour quoi faire ?

— On tourne très tôt demain matin.

— Mais monsieur Gauledouin a dit que je ne travaillerais plus jamais dans cette ville… » commença Victor.

Planteur ouvrit la bouche, hésita une fraction de seconde. « Ah. Oui. Mais je vais vous donner une autre chance, fit-il en parlant lentement pour une fois. Ouais. Une chance. Voyez, vous êtes jeunes. Impétueux. Été jeune, moi aussi. Planteur, je m’suis dit, même si tu te tranches la gorge, donne-leur une chance. Pour un petit cachet, ’videmment. Une piastre par jour, qu’est-ce que vous en dites ? »

Victor vit un espoir soudain éclairer le visage de Ginger.

Il ouvrit la bouche.

« Quinze piastres », fit une voix. Ce n’était pas la sienne.

Il referma la bouche.

« Quoi ? » fit Planteur.

Victor rouvrit la bouche.

« Quinze piastres. R’négociab’ au bout d’une semaine. C’est quinze piastres ou rien. »

Victor referma la bouche en roulant des yeux.

Planteur lui agita un doigt sous le nez, puis hésita.

« J’aime ça, finit-il par dire. Dur en affaires ! D’accord. Trois piastres.

— Quinze.

— Cinq, et c’est ma dernière offre, petit. Y a des milliers de prétendants, là, en bas, qui sauteraient sur l’occasion, tu l’sais ?

— Citez-m’en deux, m’sieur Planteur. »

Planteur lança un regard à Détritus, lequel nageait dans une rêverie dont Rubis était la vedette, puis fixa Ginger.

« D’accord, fit-il. Dix. Parce que c’est vous. Mais là, je m’tranche la gorge.

— Conclu. »

La Gorge tendit la main. Victor regarda la sienne comme s’il la voyait pour la première fois et serra celle qu’on lui offrait.

« Et maintenant on redescend, dit Planteur. Du pain sur la planche. »

Il s’éloigna à grands pas à travers les arbres. Victor et Ginger le suivirent avec soumission, dans un état de choc.

« Vous êtes dingue ? siffla Ginger. Lui tenir tête comme ça ! On aurait pu tout perdre !

— Je n’ai rien dit, moi ! Je croyais que c’était vous ! fit Victor.

— Non, c’était vous ! »

Leurs regards se croisèrent.

Ils baissèrent les yeux.

« Aboie, aboie », fit Gaspode le chien prodige.

Planteur se retourna.

« C’était quoi, ce bruit ? demanda-t-il.

— Oh, c’est… c’est ce chien, là, qu’on a trouvé, répondit aussitôt Victor. Son nom, c’est Gaspode. À cause du célèbre Gaspode, vous savez.

— Il fait des tours, dit Ginger avec malveillance.

— Un chien savant ? » Planteur baissa la main et tapota la tête ronde de Gaspode.

« Grogne, grogne.

— C’est incroyable ce qu’il arrive à faire, dit Victor.

— Incroyable, répéta Ginger en écho.

— Un clébard affreux, quand même », fit Planteur. Il fixa longuement, lourdement, Gaspode dans les yeux. Autant défier un mille-pattes à un concours de coups de pieds au cul. Gaspode aurait fait baisser les yeux à un miroir.

Mais on aurait dit qu’une idée trottait dans la tête de Planteur. « Remarquez… amenez-le avec vous demain matin. Les gens, ils aiment bien les rigolos.

— Oh, pour ça, il est rigolo, dit Victor. Impayable. »

Alors qu’ils se remettaient en marche, Victor entendit une voix basse dans son dos lui lancer : « Impayable, hein ? Eh ben, justement tu vas me l’payer. Tu m’dois déjà une piastre.

— En quel honneur ?

— Commission d’agent », répondit Gaspode le chien prodige.



Au-dessus d’Olive-Oued, les étoiles étaient de sortie, immenses boules d’hydrogène portées à des millions de degrés, si ardentes qu’elles n’arrivaient même pas à brûler. Un grand nombre d’entre elles se dilateraient à l’excès avant de mourir, puis de se réduire à de toutes petites naines amères dont ne se souviendraient que des astronomes nostalgiques. En attendant, des métamorphoses hors de portée des alchimistes leur donnaient leur brillance, transformaient des éléments sans aucun intérêt en lumière pure.

Au-dessus d’Ankh-Morpork, il pleuvait, c’est tout.

Les mages de haut niveau se pressaient autour du vase à éléphants. On l’avait ramené dans le couloir, selon les ordres formels de Ridculle.

« Je me souviens de Riktor, fit le doyen. Un type maigre. Un brin obsédé par une idée fixe. Mais ingénieux.

— Hé, hé. Moi, je me souviens de son compteur de souris, fit Vindelle Pounze depuis son vieux fauteuil roulant. Il comptait les souris.

— Le pot en lui-même est plutôt… commença l’économe avant de s’étonner : Comment ça, il comptait les souris ? Il les faisait passer dedans sur un petit tapis roulant, un truc dans le genre ?

— Oh non. Suffisait de remonter la machine, voyez, et elle se mettait à ronronner sur place, elle comptait toutes les souris du bâtiment, hmm, et les petites roues avec des chiffres dessus donnaient le résultat.

— Pourquoi ?

— Hmm ? J’crois qu’il voulait compter les souris, c’est tout. »

L’économe haussa les épaules. « Ce pot, fit-il en l’examinant de près, c’est en réalité un vieux vase Ming. »

Il se tut, l’air d’attendre.

« Pourquoi il s’appelle Ming ? » demanda comme prévu l’archichancelier.

L’économe donna un petit coup sur le pot. Qui fit ming.

« Et ça crache des billes de plomb sur les gens, hein ? reprit Ridculle.

— Non, Maître. Il s’en servait seulement pour y mettre le… le mécanisme. Ne me demandez pas ce que c’est. Ni à quoi ça sert. »

… vroumm…

« Un moment. Il a tremblé », fit le doyen.

… vroumm… vroumm…

« Sauvez-vous ! suggéra le doyen.

— Par où ? » chevrota l’économe.

… vroumm VROUMM…

« Je suis vieux, et j’exige qu’on me dise ce qui… »

Silence.

« Baissez-vous », cria l’archichancelier.

Ploc.

Un éclat de pierre se détacha du pilier derrière lui.

Il leva la tête.

« Foutredieux, j’l’ai échappé b… »

Ploc.

Le deuxième plomb faucha le bout de son chapeau.

Les mages tremblants restèrent allongés sur les dalles plusieurs minutes. Au bout d’un moment s’éleva la voix étouffée du doyen : « C’est fini, d’après vous ? »

L’archichancelier leva encore la tête. Sa figure habituellement rouge était maintenant incandescente.

« Éconoome !

— Maître ?

— Ça, c’est ce que j’appelle du tir ! »



Victor se retourna.

« Wzstf, fit-il.

— L’est six heures d’matin, debout là-d’dans, a dit m’sieur Planteur, lança Détritus en empoignant draps et couvertures pour les tirer par terre.

— Six heures ? Mais c’est la nuit ! gémit Victor.

— La journée sera longue, a dit m’sieur Planteur. M’sieur Planteur a dit vous devez rappliquer sur le plateau six heures et demie. C’est ce qui va s’passer. »

Victor enfila son pantalon.

« J’ai tout de même le droit de prendre mon petit-déjeuner, non ? railla-t-il.

— M’sieur Planteur a prévu manger, a dit m’sieur Planteur », fit Détritus.

Une respiration sifflante sortit de sous le lit. Gaspode émergea dans un nuage de poussière de vieille carpette et s’acquitta du premier grattage du matin.

« Qu’… commença-t-il avant d’apercevoir le troll. Aboie, aboie, corrigea-t-il.

— Oh. Un p’tit chien. J’aime bien ça, les p’tits chiens, fit Détritus.

— Ouah.

— Crus », ajouta le troll. Mais il ne parvint pas à mettre la bonne dose de méchanceté réglementaire dans sa voix. Des images de Rubis ondulant dans son boa de plumes et trois arpents de velours rouge n’arrêtaient pas de lui défiler dans la tête.

Gaspode se gratta vigoureusement l’oreille.

« Ouah », fit-il doucement. « Un ouah lourd de menaces », ajouta-t-il après le départ de Détritus.



Le flanc de la colline grouillait déjà de monde lorsque Victor arriva. On avait dressé deux tentes. Quelqu’un tenait un chameau. Plusieurs cages de démons baragouinaient à l’ombre d’un épineux.

Au milieu de tout ça, Planteur et Gauledouin étaient en pleine discussion. Le premier entourait du bras l’épaule du second.

« Ça en dit long, ça, fit une voix à hauteur des genoux de Victor. Ça veut dire qu’un pauvre type va pas tarder à s’faire nettoyer.

— Pour vous ce s’ra une promotion, Tom ! affirmait Planteur. À votre avis, combien de gars à Olive-Oued peuvent se prétendre vice-président chargé de la direction ?

— Oui, mais c’est ma société ! gémit Gauledouin.

— D’accord ! D’accord ! C’est justement ce que ça veut dire, vice-président chargé de la direction.

— Ah bon ?

— Est-ce que j’vous ai déjà menti ? »

Le front de Gauledouin se plissa. « Ben, fit-il, hier vous avez dit…

— Métaphoriquement, j’entends, le coupa aussitôt Planteur.

— Oh. Oui. Métaphoriquement ? Je pense que non.

— Vous voyez bien. Bon, où il est, ce peintre ? » Planteur se retourna, donnant l’impression qu’on venait d’éteindre Gauledouin.

Un homme s’approcha en hâte, un carton sous le bras.

« Oui, monsieur Planteur ? »

La Gorge sortit un bout de papier de sa poche. « J’veux les affiches pour ce soir, compris ? Tiens. Ça, c’est l’nom du clic.

— L’Ombre du dessert », lut le peintre. Son front se plissa. Il avait plus de culture qu’il n’en fallait pour Olive-Oued. « Ça se passe à la fin d’un repas ? » demanda-t-il.

Mais Planteur n’écoutait pas. Il marchait sur Victor.

« Victor ! lança-t-il. Coco !

— Ça l’tient, fit doucement Gaspode. Pire que tout l’monde, j’ai l’impression.

— Qu’est-ce qui le tient ? Comment tu sais ça ? souffla Victor.

— En partie grâce à des p’tits détails que t’as pas l’air de remarquer, et aussi parce qu’il s’conduit comme une véritable andouille, voilà.

— Super de te trouver là ! » lança avec enthousiasme Planteur, une lueur démente dans les yeux. Il passa le bras sur l’épaule de Victor et le remorqua autant qu’il le conduisit vers les tentes. « Ça va être un grand film ! dit-il.

— Ah, chouette, commenta Victor d’une petite voix.

— Tu joues un chef de bande, poursuivit Planteur, mais un brave gars quand même, gentil avec les femmes, tout ça, alors t’attaques un village et t’enlèves une esclave, seulement quand tu la regardes dans les yeux, t’vois, t’en tombes amoureux, ensuite y a une autre attaque, des centaines d’hommes et d’éléphants lancent la charge…

— Des chameaux, rectifia un jeune homme maigre derrière Planteur. C’est des chameaux.

— J’ai demandé des éléphants !

— T’as eu des chameaux.

— Chameaux, éléphants, fit Planteur en balayant l’objection. C’qui compte, c’est l’exotisme, non ? Et…

— Et y en a qu’un, poursuivit le jeune homme.

— Qu’un quoi ?

— Qu’un chameau. On en a trouvé qu’un.

— Mais j’ai des dizaines de gus avec des draps sur la tête qui attendent des chameaux, moi ! s’écria Planteur en agitant les mains en l’air. Des tas de chameaux, y m’faut.

— On a qu’un chameau parce que c’est l’seul d’Olive-Oued, et encore, on le doit à un Klatchien qu’est venu dessus depuis chez lui.

— Fallait t’en faire envoyer d’autres ! cracha Planteur.

— M’sieur Gauledouin me l’a défendu. »

Planteur grogna.

« P’t-être que s’il court partout, on aura l’impression qu’y en a plein, fit le jeune homme avec optimisme.

— Pourquoi ne pas faire passer le chameau devant la boîte à images, demander à l’opérateur d’arrêter les démons, ramener le chameau, installer un autre gars sur son dos, remettre la boîte en route et faire repasser le chameau devant ? proposa Victor. Est-ce que ça marcherait ? »

Planteur le regarda, bouche bée.

« Qu’est-ce que j’vous disais ? lança-t-il au ciel. Ce p’tit-là, c’est un génie ! Comme ça on a cent chameaux pour le prix d’un, non ?

— Oui, mais ça veut dire que les bandits du désert attaquent à la queue leu leu, fit remarquer le jeune homme. C’est pas comme… tu sais… une attaque massive.

— Bien sûr, bien sûr, dit Planteur d’un air détaché. Pas bête. On a qu’à passer un carton où le chef explique… où il explique… » Il réfléchit une seconde. « Où il ordonne : « Suivez-moi à la queue leu leu, bwanas, pour abuser l’ennemi abhorré. « D’accord ? »

Il hocha la tête à l’adresse de Victor. « Tu connais pas mon neveu Sol, fit-il. Un passionné, ce p’tit-là. L’a presque été à l’école et tout. Je l’ai ramené hier. Il est vice-président chargé du tournage. »

Sol et Victor échangèrent un signe de tête.

« J’crois pas que « bwanas », c’est le mot qui convient, mon oncle, fit Sol.

— C’est klatchien, non ? objecta Planteur.

— Ben, techniquement, oui, mais je crois que c’est pas la bonne région de Klatch. P’t-être que « effendis », quelque chose comme ça…

— Du moment que c’est de l’étranger », répliqua Planteur d’un air laissant entendre que l’affaire était close. Il tapota encore le dos de Victor. « Okay, petit, va t’mettre en costume. » Il gloussa. « Cent chameaux ! Fallait y penser !

— Excusez-moi, monsieur Planteur, intervint l’affichiste qui leur tournait autour d’un air gêné, je ne comprends pas, ici… »

Planteur lui arracha le papier des mains.

« Où ça ? demanda-t-il sèchement.

— Là où vous décrivez mademoiselle de Vyce…

— C’est pourtant clair. Ce qu’on veut, c’est évoquer le charme exotique, attrayant mais lointain de Klatch, un pays parsemé de pyramides, non ? Alors on a ’videmment pris le symbole d’un continent mystérieux et indéchiffrable, voyez ? Est-ce qu’il faut tout l’temps que j’explique tout à tout le monde ?

— Je me disais juste que… commença l’artiste.

— Peignez-moi ça ! »

Le peintre baissa les yeux sur le papier. « Elle a la tête… lut-il, d’un spink…

— Parfaitement, assura Planteur. Parfaitement !

— Je pense que c’est plutôt « sphinx »…

— Est-ce qu’on va m’écouter, à la fin ? » s’emporta Planteur en prenant à nouveau le ciel à témoin. Il fusilla le peintre du regard. « Elle ressemble pas à deux de ces bestiaux, hein ? Un spink, deux spinkses. Maintenant, au travail. J’veux ces affiches dans toute la ville dès demain matin. »

Le peintre gratifia Victor d’un regard angoissé que le jeune homme commençait à connaître. Tous ceux qui fréquentaient Planteur avaient le même au bout d’un certain temps.

« Entendu, monsieur Planteur, fit-il.

— Voilà. » Planteur se tourna vers Victor.

« Pourquoi t’es pas encore habillé, toi ? » lança-t-il.

Victor plongea dans une tente. Une petite vieille[10] à la silhouette de miche de pain l’aida à passer un costume apparemment composé de draps maladroitement teints en noir ; mais vu l’état actuel du logement à Olive-Oued, il devait sûrement s’agir de draps pris dans un lit au hasard. Puis elle lui tendit une épée recourbée.

« Pourquoi elle est tordue ? demanda-t-il.

— J’pense que c’est comme ça, chéri, répondit-elle sans assurance.

— Je croyais que les épées devaient être droites », fit Victor. Dehors, il entendait Planteur demander au ciel pourquoi tout le monde était si bête.

« Peut-être qu’elles sont droites au début et qu’elles se tordent à l’usage, dit la vieille femme en lui tapotant la main. Ça arrive à des tas de choses. »

Elle lui fit un sourire radieux. « Si ça va pour toi, chéri, faut que j’aille aider la jeune dame, des fois que des p’tits nains se mettraient à la reluquer. »

Elle sortit en se dandinant. De la tente voisine parvint un tintement métallique suivi des récriminations de Ginger.

Victor fendit plusieurs fois l’air de son épée, à titre d’essai.

Gaspode l’observait, la tête de côté.

« T’es censé jouer quoi ? finit-il par demander.

— Le chef d’une bande de pillards du désert, on dirait, répondit Victor. De la romance et du panache.

— Du panache de quoi ?

— Du panache en général, j’imagine. Gaspode, de quoi tu voulais parler quand tu as dit que ça tenait Planteur ? »

Le chien se mordilla une patte.

« Regarde ses yeux, dit-il. Pires que les tiens.

— Les miens ? Qu’est-ce qu’ils ont, les miens ? »

Détritus le troll passa la tête par les rabats de la tente. « M’sieur Planteur a dit il vous veut tout d’suite, annonça-t-il.

— Mes yeux ? fit Victor. Ils ont quelque chose, mes yeux ?

— Ouah.

— M’sieur Planteur a dit… commença Détritus.

— D’accord, d’accord ! J’arrive ! »

Victor sortit de sa tente en même temps que Ginger de la sienne. Il ferma les yeux.

« Bon sang, je vous demande pardon, bafouilla-t-il. Je retourne attendre que vous soyez habillée…

— Je suis habillée.

— M’sieur Planteur a dit… insista Détritus derrière eux.

— Venez, dit Ginger en lui prenant le bras. On ne va pas faire poireauter tout le monde.

— Mais vous êtes… Votre… » Victor baissa les yeux, ce qui ne lui fut pas d’un grand secours. « Vous avez un nombril dans votre diamant, hasarda-t-il.

— Celui-là, je m’y fais, dit Ginger en jouant des épaules dans un effort pour tout mettre en place. Mais ces deux couvercles de casserole, eux, ils me posent des problèmes. Avec ces trucs-là, on comprend ce que les pauvres filles doivent endurer dans les harems.

— Et ça vous est égal qu’on vous voie comme ça ? fit Victor, ébahi.

— Pourquoi ? Ce sont des images animées. Ce n’est pas comme si c’était réel. Et puis, vous seriez étonné de ce que les filles sont obligées de faire pour moins de dix piastres par jour.

— Neuf, rectifia Gaspode qui se traînait toujours sur les talons de Victor.

— Bon, approchez-vous, tout l’monde, brailla Planteur dans un mégaphone. Les Fils du Désert par là-bas, s’il vous plaît. Les esclaves… Où elles sont, les esclaves ? Bon. Opérateurs ?…

— Je n’ai jamais vu autant de monde dans un clic, murmura Ginger. Ça doit coûter plus de cent piastres ! »

Victor observa les Fils du Désert. On aurait dit que Planteur était passé chez Borgle pour engager les vingt clients les plus près de la porte, sans souci de leur apparence, et leur donner à chacun l’idée qu’il se faisait d’une coiffe de bandit du désert. Se côtoyaient des Fils du Désert trolls – Roc le reconnut et lui adressa un petit geste de la main –, des Fils du Désert nains et un minuscule Fils poilu qui prenait sa place en bout de file d’un pas traînant et se grattait furieusement dans une coiffe lui descendant jusqu’aux pattes.

« … l’attrapes, tu tombes en extase devant sa beauté et puis tu t’la jettes sur ton pommeau. » La voix de Planteur s’insinua dans la conscience de Victor.

« Sur mon quoi ? demanda-t-il.

— C’est une partie de la selle, souffla Ginger.

— Oh.

— Après, tu galopes dans la nuit, pendant que tous les Fils du Désert te poursuivent en chantant des chansons entraînantes de bandits…

— Personne va les entendre, lui fit obligeamment remarquer Sol. Mais s’ils ouvrent et referment la bouche, ça pourra créer une… tu sais, une ambiance.

— Mais ce n’est pas la nuit, dit Ginger. On est en plein jour. »

Planteur la regarda, l’œil fixe.

Sa bouche s’ouvrit une ou deux fois.

« Sol ! brailla-t-il.

— On peut pas filmer la nuit, mon oncle, répondit aussitôt le neveu. Ils y verraient que dalle, les démons. Rien nous empêche de passer un carton qui dise “C’est la nuit” au début de la scène, comme ça…

— Comme ça, y aurait plus la magie des images animées ! le coupa sèchement Planteur. Ce serait du bidouillage !

— Excusez-moi, intervint Victor. Excusez-moi, mais ça n’a sans doute pas d’importance parce que les démons peuvent sûrement peindre le ciel en noir avec des étoiles, non ? »

Suivit un moment de silence. Puis Planteur regarda Électro.

« Ils peuvent faire ça ? demanda-t-il.

— Nan, répondit l’opérateur. C’est déjà vachement dur de leur faire peindre ce qu’ils voient, alors ce qu’ils ne voient pas… »

Planteur se frotta le nez.

« Je s’rais disposé à négocier », dit-il.

L’opérateur haussa les épaules. « Vous comprenez pas, m’sieur Planteur. Ils en feraient quoi, de leur argent ? Ils le boulotteraient, c’est tout. Si on commence à leur demander de peindre des trucs qu’existent pas, on s’met dans une sacrée…

— C’est peut-être la pleine lune et on y voit comme en plein jour ? fit Ginger.

— Une bonne idée, ça, approuva Planteur. On va faire un carton où Victor dit à Ginger quelque chose comme : « La lune est drôlement claire ce soir, bwana. »

— Quelque chose comme ça », répéta Sol, diplomate.



Midi. La colline d’Olive-Oued luisait sous le soleil comme un bonbon au champagne à moitié sucé. Les opérateurs tournaient leurs manivelles, les figurants chargeaient avec ardeur dans un sens puis dans l’autre, Planteur tempêtait contre tout le monde, et l’histoire du cinématographe s’enrichissait d’une scène où trois nains, quatre hommes, deux trolls et un chien chevauchaient à tour de rôle le même dromadaire et, terrorisés, lui hurlaient de s’arrêter.

On présenta Victor à la monture. L’animal cligna de ses longs cils à sa vue et lui donna l’impression de mâcher du savon. Agenouillé, il avait tout du chameau qui sort d’une longue matinée et n’a pas envie qu’on vienne l’emmerder. Il avait déjà balancé des coups de pied à trois indésirables.

« Comment il s’appelle ? demanda prudemment Victor.

— On l’appelle Saleté-de-corniaud, répondit le vice-président chargé des chameaux, une nouvelle recrue.

— Ça fait bizarre, comme nom.

— Un nom qui lui va bien, à cette bête-là, fit le chamelier avec ferveur.

— J’vois pas ce qu’y a d’mal à être un corniaud, dit une voix dans son dos. Moi, j’suis un corniaud. Mon père était un corniaud, sale gros tas en chemise de nuit. »

Le chamelier esquissa un sourire nerveux à Victor et se retourna. Personne. Il baissa les yeux.

« Ouah, fit Gaspode en remuant ce qui était presque une queue.

— Vous avez pas entendu quelqu’un causer ? demanda avec précaution le chamelier.

— Non », répondit Victor. Il se pencha tout près d’une oreille du dromadaire et lui chuchota, des fois qu’il s’agirait d’un spécimen spécial d’Olive-Oued : « Écoute, je suis un ami, d’accord ? »

Saleté-de-corniaud agita une oreille épaisse comme un tapis[11].

« Comment on fait pour le monter ? demanda Victor.

— Pour le faire avancer, on l’injurie et on lui tape dessus avec un bâton ; pour l’arrêter, on l’injurie et on lui tape vraiment dessus avec un bâton.

— Et pour le faire tourner ?

— Ah, ben, ça, c’est du niveau du manuel pour chamelier confirmé. Le mieux, c’est de descendre et de le faire tourner à la main.

— Dès que tu s’ras prêt ! beugla Planteur dans son mégaphone. Bon, tu fonces sur la tente, tu sautes du chameau, tu te bats contre les gros eunuques, tu plonges dans la tente, tu traînes la fille dehors, tu remontes sur le chameau et tu files. Compris ? Tu t’sens capable de faire ça ?

— Quels gros eunuques ? » s’étonna Victor alors que le dromadaire se dépliait pour se relever.

L’un des gros eunuques leva timidement une main.

« C’est moi. Momo, dit-il.

— Oh. Salut, Momo.

— Salut, Vie.

— Et moi, Roc, dit un deuxième gros eunuque.

— Salut, Roc.

— Salut, Vie.

— En place, tout l’monde, fit Planteur. On va… Qu’est-ce qu’y a, Roc ?

— Euh, je m’demandais, m’sieur Planteur… Le but d’cette scène, c’est quoi ?

— Le but ?

— Oui. Euh… Faut je sache, voyez, fit Roc.

— Qu’est-ce que tu dis de : j’te vire si tu la joues mal ? »

Roc eut un grand sourire. « Entendu, m’sieur Planteur, dit-il.

— Okay, fit Planteur. Tout l’monde est prêt… ça tourne ! »



Saleté-de-corniaud vira maladroitement, battant des pattes selon des angles bizarres typiques de son espèce, puis se lança lourdement dans un trot compliqué. La manivelle tourna…

L’air miroita.

Et Victor s’éveilla. C’était comme émerger lentement d’un nuage rose, ou d’un rêve merveilleux qui, quoi qu’on fasse, reflue de l’esprit à mesure que la lumière du jour l’envahit paresseusement et laisse l’impression horrible qu’on a perdu quelque chose, que rien de ce qu’on va vivre le restant de la journée n’arrivera à la cheville de ce rêve.

Il cligna des yeux. Les images s’estompèrent. Il eut conscience d’une douleur dans ses muscles, comme s’il avait tout récemment fourni de gros efforts.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » marmonna-t-il.

Il baissa les yeux. « Ho-là », fit-il. Une surface de fesse à peine vêtue occupait un espace récemment dévolu au cou du chameau. Il ne perdait pas au change.

« Pourquoi je suis allongée sur un chameau ? demanda Ginger d’un ton glacial.

— Aucune idée. Ce n’est pas ce que vous vouliez ? »

Elle se laissa glisser sur le sable et s’efforça de rajuster son costume.

À cet instant ils prirent tous deux conscience du public.

Il y avait Planteur. Il y avait le neveu de Planteur. Il y avait l’opérateur. Il y avait les figurants. Il y avait les divers vice-présidents et d’autres gens qui ne devaient sans doute d’exister qu’à la seule création d’images animées[12]. Il y avait Gaspode le chien prodige.

Et tous, sauf le chien qui ricanait, étaient bouche bée.

La main de l’opérateur continuait d’actionner la manivelle. L’homme baissa les yeux dessus comme s’il ne l’avait encore jamais vue et cessa de tourner.

Planteur donna l’impression de sortir d’une transe.

« Hou-là-là, fit-il. Ben, merde alors.

— De la magie, souffla Sol. De la vraie magie. »

Planteur donna un coup de coude à l’opérateur.

« T’as tout pris ? demanda-t-il.

— Pris quoi ? » firent ensemble Ginger et Victor.

Victor vit alors Momo assis sur le sable. Il lui manquait un éclat de bonne taille au bras ; Roc comblait le creux à la truelle. Le troll remarqua l’expression du jeune homme et lui fit un sourire pâlot.

« Tu t’crois Cohen le Barbare, hein ? lança-t-il.

— Ouais, renchérit Roc. Y avait pas besoin le traiter de tous les noms comme ça. Et si tu continues jouer les fines lames, nous, on réclame une piastre de plus par jour comme indemnité découpage-en-morceaux. »

L’épée de Victor s’ornait de plusieurs ébréchures sur la lame. Il ne voyait pas du tout comment elles étaient arrivées là.

« Attendez, dit-il d’une voix désespérée. Je ne comprends pas. Je n’ai traité personne de tous les noms. Est-ce qu’on a déjà commencé à filmer ?

— Moi, j’étais assise dans une tente, et la seconde d’après je me retrouve à renifler du chameau, fit Ginger avec humeur. C’est trop vous demander de me dire ce qui se passe ? »

Mais personne n’avait l’air de les écouter.

« Pourquoi on trouve pas un moyen d’avoir le son ? fit Planteur. Il était vachement bon, ce dialogue. J’ai pas compris un traître mot, mais je r’connais un bon dialogue quand j’en entends un.

— Des perroquets, répondit tout net l’opérateur. Le perroquet vert commun des Terres d’Howonda. Un oiseau étonnant. Une mémoire d’éléphant. Suffit d’en faire venir deux douzaines de différentes tailles, et on aura tout un éventail sonore… »

S’ensuivit une discussion technique détaillée.

Victor se laissa à son tour glisser à bas du chameau et se baissa sous son cou pour rejoindre Ginger.

« Écoutez, s’empressa-t-il d’expliquer. C’était comme la fois d’avant. Mais en plus fort. Comme une espèce de rêve. L’opérateur a commencé à prendre des images et c’était comme un rêve.

— Oui, mais qu’est-ce qu’on a fait, exactement ? demanda-t-elle.

— Toi, répondit Roc en s’adressant à Victor, t’as galopé sur chameau fond de train vers la tente, t’as sauté pour foncer sur nous comme moulin à vent…

— … qui saute sur rochers en rigolant… précisa Momo.

— Ouais, et t’as dit Momo : « Défends-toi, garde noir infect », reprit Roc. Et après, t’as donné grand coup sur son bras, t’as fendu un trou dans la tente…

— Bon boulot à l’épée, j’reconnais, le félicita Momo. Un peu tape-à-l’œil, mais bon boulot.

— Mais je ne sais même pas… commença Victor.

— … et elle était allongée là, toute langue-heureuse, poursuivit Roc. Ensuite tu l’as soulevée d’un coup, et elle a dit…

— Langue heureuse ? fit Ginger d’une petite voix.

— Langoureuse, précisa Victor. Je crois qu’il veut dire : langoureuse.

— … elle a dit : “Hé, mais c’est le voleur de… le voleur de…” » Roc hésita. « Datte-bac, je crois vous avez dit.

— Bac-à-dattes, rectifia Momo en se frottant le bras.

— Ouais, et après elle a dit « Vous êtes en grand danger car mon père a juré de vous tuer », et Victor a répondu : « Mais à présent, ô belle rose, je peux révéler que je suis en réalité l’Ombre du Dessert… »

— Qu’est-ce que ça veut dire : langoureuse ? demanda Ginger d’un air soupçonneux.

— Et il a dit « Fuyons tout d’suite ensemble dans la casbah », quelque chose comme ça, et puis il l’a… il l’a… Ce truc les humains font avec leurs lèvres…

— Sifflée ? fit Victor sans grand espoir.

— Nan, l’autre truc. Bruit de bouchon qui sort d’une bouteille, dit Roc.

— Embrassée, dit Ginger d’un ton glacial.

— Ouais. J’suis mal placé pour juger, fit Roc, mais ç’a duré bon moment, j’ai trouvé. Embrassade très… très appuyée, voyez.

— Moi-même, je m’suis demandé s’il fallait pas un seau d’eau », renchérit doucement une voix canine dans le dos de Victor. Le jeune homme balança un coup de pied en arrière mais ne rencontra que le vide.

« Après, il est revenu au chameau, il a tiré la fille dessus, et m’sieur Planteur, il a crié : “Arrêtez, arrêtez, qu’est-ce qui s’passe, nom des dieux, pourquoi personne me dit jamais ce qui s’passe ?” cita Roc. Et à ce moment, t’as demandé aussi : “Qu’est-ce qui s’est passé ?”

— J’sais plus depuis quand j’avais pas vu manier épée comme ça, dit Momo.

— Oh, fit Victor. Eh ben, merci.

— Et le coup de crier : “Ha !” et “Défends-toi, sale chien”. Très pro.

— Je vois. » Victor tendit la main de côté et empoigna le bras de Ginger.

« Faut qu’on parle, souffla-t-il. Dans un coin tranquille. Derrière la tente.

— Si vous vous figurez que je vais m’éloigner dans un coin toute seule avec vous… commença-t-elle.

— Écoutez, ce n’est pas le moment de vous conduire comme… »

Une paume pesante se posa sur l’épaule de Victor. Il se retourna et vit la silhouette de Détritus qui éclipsait le reste du monde. « M’sieur Planteur veut personne s’en aille, déclara le troll. Faut tout le monde reste jusqu’à m’sieur Planteur le dise.

— T’es un vrai casse-pieds, tu sais », fit Victor. Détritus se fendit d’un grand sourire incrusté de pierres précieuses[13].

« M’sieur Planteur a dit j’pourrais être vice-président, annonça-t-il fièrement.

— Chargé de quoi ?

— Des vice-présidents. »

Gaspode le chien prodige émit un petit grognement du fond de la gorge. Le chameau, qui contemplait négligemment le ciel, se déplaça mine de rien en crabe pour décocher soudain un coup de pied qui atteignit le troll au creux des reins. Détritus glapit. Gaspode offrit à la cantonade un air d’innocence satisfaite.

« Venez, fit Victor d’un ton décidé. Tirons-nous pendant qu’il cherche quelque chose pour taper sur le chameau. »

Ils s’assirent à l’ombre derrière la tente.

« Je veux que vous sachiez, dit Ginger du même ton glacial, que je n’ai jamais cherché à me donner l’air langoureux de toute ma vie.

— Ça vaudrait peut-être le coup d’essayer, fit distraitement Victor.

— Quoi ?

— Pardon. Écoutez, quelque chose nous fait agir comme ça. Je ne sais pas me servir d’une épée. Je ne suis bon qu’à la gigoter dans tous les sens. Quelle impression ça vous a fait, à vous ?

— Vous savez ce qu’on sent quand on entend quelqu’un parler et qu’on se rend compte qu’on rêvait tout éveillée ?

— Comme si votre vie s’effaçait et qu’autre chose prenait sa place. »

Ils réfléchirent en silence.

« Vous croyez que ç’a un rapport avec Olive-Oued ? » demanda-t-elle.

Victor répondit oui de la tête. Puis il plongea de côté et atterrit sur Gaspode qui les observait avec une grande attention.

« Jappe, fit Gaspode.

— Maintenant écoute-moi bien, lui siffla Victor dans l’oreille. Ça suffit, les insinuations. Qu’est-ce que tu as remarqué à notre sujet ? Sinon, c’est Détritus. Avec de la moutarde. »

Le chien se tortilla dans son étreinte.

« Ou alors on te colle une muselière, dit Ginger.

— J’suis pas dangereux ! gémit Gaspode en grattant des pattes dans le sable.

— Un chien qui parle, je trouve ça dangereux, moi, dit Victor.

— Très dangereux, renchérit Ginger. On ne sait jamais ce qu’il risque de raconter.

— Vous voyez ? Vous voyez ? se lamenta Gaspode. Je l’savais que ça m’amènerait que des ennuis si je montrais qu’je sais parler. On traite pas un chien comme ça.

— C’est pourtant ce qui va se passer, dit Victor.

— Oh, d’accord. D’accord. Pour le bien que ça fera », marmonna Gaspode.

Victor se détendit. Le chien s’assit et se secoua pour se débarrasser du sable.

« Vous allez pas comprendre, de toute façon, grommela-t-il. Un autre chien comprendrait, mais vous, non. C’est une question d’expériences vécues par chaque espèce, voyez. Comme embrasser. Vous, vous savez ce que c’est, mais moi non. C’est pas une expérience canine. » Il lut la mise en garde dans le regard de Victor et se dépêcha de poursuivre : « Vous avez l’air chez vous, ici. » Il les observa un moment. « Vous voyez ? Vous voyez ? fit-il. J’vous l’avais bien dit que vous comprendriez pas. C’est… c’est comme votre territoire, voyez ? Tout en vous proclame que vous êtes pile à votre place. Presque tout le monde ici est étranger, mais pas vous. Euh… Tenez, vous avez dû remarquer que les chiens vous aboient dessus quand vous arrivez pour la première fois quelque part, non ? C’est pas seulement l’odeur, on sent tout de suite ceux qui sont pas à leur place, c’est incroyable. Certains humains, par exemple, ça les gêne de voir un tableau accroché de travers, pas vrai ? Nous, c’est pareil, mais en pire. Comme qui dirait que l’seul coin où vous devez être aujourd’hui, c’est ici. » Il les regarda encore une fois puis se gratta énergiquement une oreille.

« Bah, lâcha-t-il. Le problème, c’est que j’peux l’expliquer en chien, mais vous écoutez qu’en humain, vous.

— Moi, ça m’a l’air un peu surnaturel, fit Ginger.

— Tu as dit quelque chose à propos de mes yeux, dit Victor.

— Ouais, voilà. Est-ce que tu t’es regardé les yeux ? » Gaspode fit un signe de tête à Ginger. « Vous aussi, mademoiselle.

— Ne sois pas bête, dit Victor. Comment est-ce qu’on peut se regarder les yeux ? »

Gaspode haussa les épaules. « Vous pourriez vous les regarder l’un l’autre », suggéra-t-il.

Ils se tournèrent automatiquement pour se faire face.

Suivit un silence qui traîna en longueur. Gaspode en profita pour uriner bruyamment contre un piquet de tente.

« Hou-là ! finit par s’exclamer Victor.

— Les miens aussi ? demanda Ginger.

— Oui. Ça ne fait pas mal ?

— Vous devez bien le savoir.

— Alors, voilà, fit Gaspode. Et regardez donc Planteur la prochaine fois que vous l’verrez. Regardez-le bien, j’entends. »

Victor se frotta les yeux, lesquels commençaient à larmoyer. « C’est comme si Olive-Oued nous avait appelés, qu’il nous fait quelque chose, qu’il nous a… nous a…

— … marqués au fer, termina Ginger d’une voix amère. C’est ce qu’il nous a fait.

— C’est… euh… c’est plutôt séduisant, à vrai dire, fit galamment Victor. Ça donne un certain éclat au regard. »

Une ombre s’étendit sur le sable.

« Ah, vous êtes là », dit Planteur. Il leur entoura les épaules alors qu’ils se levaient et donna l’impression de les étreindre. « Vous, les jeunes, toujours à vous défiler ensemble, fit-il d’un air malicieux. C’est bien. C’est bien. Très romantique. Mais on a un clic à tourner, et j’ai des tas de gus qui glandouillent en vous attendant, alors finissons-en.

— Vous voyez ce que j’veux dire ? » marmonna tout bas Gaspode.

Quand on savait ce qu’on cherchait, on ne pouvait pas le manquer.

Au centre de chaque œil de Planteur brillait une toute petite étoile d’or.



Au cœur du vaste continent mystérieux de Klatch, l’atmosphère était lourde et gravide de la promesse de la mousson prochaine.

Des crapauds-buffles coassaient dans les joncs[14] au bord du fleuve brun alangui. Des crocodiles somnolaient sur les plages de vase.

La nature retenait son souffle.

Un roucoulement fusa du pigeonnier d’Azhural N’Choatif, marchand de bestiaux. Il cessa de sommeiller sous la véranda et s’en alla voir ce qui avait causé un tel remue-ménage.

Dans les vastes enclos derrière la cabane, quelques surlesgnous défraîchis, démarqués pour être vendus plus vite, qui bâillaient et ruminaient dans la chaleur, levèrent la tête avec inquiétude lorsque N’Choatif dévala les marches de la véranda d’un seul bond et fonça dans leur direction.

Il contourna les enclos des zèbres et mit le cap sur M’Bu, son assistant, qui curait tranquillement le parc des autruches.

« Combien… » Il s’arrêta et se mit à respirer bruyamment.

M’Bu, qui avait douze ans, lâcha sa pelle et le tapa violemment dans le dos.

« Combien… essaya-t-il à nouveau.

— Vous avez encore exagéré, patron ? fit M’Bu d’une voix soucieuse.

— Combien d’éléphants on a ?

— J’viens juste de les faire. On en a trois.

— T’es sûr ?

— Oui, patron, dit M’Bu d’un ton égal. C’est facile d’être sûr, avec des éléphants. »

Azhural s’accroupit dans la poussière rouge et se mit aussitôt à gribouiller des chiffres avec un bâton.

« Le vieux Muluccai doit bien en avoir une demi-douzaine, marmonna-t-il. Et Tazikel en a d’habitude une vingtaine, et ceux du delta ont généralement…

— Quelqu’un veut des éléphants, patron ?

— … quinze têtes, on m’a dit, et puis y en a tout un paquet au camp d’exploitation forestière qui ne devraient pas coûter cher, disons deux douzaines…

— Quelqu’un veut un tas d’éléphants, patron ?

— … a dit qu’un troupeau s’promène du côté de T’etse, ça devrait pas poser de problème, et puis y a toutes les vallées vers… »

M’Bu s’adossa à la barrière et attendit.

« Peut-être deux cents, à dix près, fit Azhural en jetant le bâton. On est loin du compte.

— À dix près, c’est pas possible, patron », objecta M’Bu d’un ton convaincu. Il savait que le comptage des éléphants, c’est un travail de précision. On peut hésiter sur le nombre de ses épouses, mais jamais sur celui des éléphants. On en a un, ou on n’en a pas.

« Notre agent de Klatch a reçu une commande pour… (Azhural déglutit) mille éléphants. Mille ! Tout de suite ! Paiement à la livraison ! »

Azhural laissa tomber le papier par terre. « Pour une ville du nom d’Ankh-Morpork », dit-il, découragé. Il soupira. « Ç’aurait été chouette. »

M’Bu se gratta la tête et fixa les nuages en forme de marteau qui se massaient au-dessus du mont F’tingi. Le veld aride ne tarderait pas à retentir du fracas des pluies.

Puis il baissa la main et ramassa le bâton.

« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Azhural.

— J’dessine une carte, patron », répondit le gamin.

Azhural secoua la tête. « Pas la peine, mon gars. Cinq mille kilomètres jusqu’à Ankh, à mon avis. Je me suis emballé. Trop de kilomètres, pas assez d’éléphants.

— On pourrait passer par les plaines, patron. Plein d’éléphants, dans les plaines. Envoyez des messagers en éclaireurs. On pourrait récupérer des tas d’autres éléphants en cours de route, pas de problème. Les plaines en sont carrément couvertes, de ces foutus éléphants.

— Non, faudrait faire le tour par la côte, rétorqua le marchand en traçant une longue ligne courbe dans le sable. Pour la simple raison qu’il y a la jungle, ici… (il tapa doucement sur le sol desséché) et ici. » Il tapa encore par terre et estourbit légèrement une sauterelle optimiste qui sortait de son trou en croyant avoir entendu tomber une première goutte de pluie. « Pas de routes dans la jungle. »

M’Bu prit le bâton et traça une ligne droite à travers la jungle.

« Quand les éléphants veulent aller quelque part, patron, ils ont pas besoin de routes. »

Azhural réfléchit à cette idée. Puis il reprit le bâton et traça une ligne en dents de scie de l’autre côté de la jungle.

« Mais là, y a les montagnes du Soleil, dit-il. Très hautes. Des ravins profonds dans tous les coins. Et pas de ponts. »

M’Bu s’empara une fois de plus du bâton, indiqua la jungle et sourit.

« Je sais où trouver plein de bois de construction premier choix tout frais déraciné, patron, dit-il.

— Ouais ? D’accord, mon gars, mais faut encore le transporter dans les montagnes.

— Y s’trouve que mille éléphants vachement costauds vont passer par là, patron. »

M’Bu sourit à nouveau. Les membres de sa tribu pratiquaient la taille des dents en pointe[15]. Il rendit le bâton.

La bouche d’Azhural s’ouvrit lentement.

« Par les sept lunes de Nasreem, souffla-t-il. On peut y arriver, tu sais. Y a seulement, oh, deux mille ou deux mille deux cents kilomètres en passant par là. Peut-être même moins. Ouais. On peut y arriver, sûrement.

— Oui, patron.

— T’sais, j’ai toujours voulu faire quelque chose d’important dans ma vie. Quelque chose de vrai. J’veux dire, une autruche par-ci, une girafe par-là… c’est pas le genre de truc qui reste dans les mémoires… » Il contempla l’horizon gris-violet. « On peut y arriver, non ?

— Sûr, patron.

— Carrément par les montagnes !

— Sûr, patron. »

Quand on regardait bien, on distinguait du blanc au-dessus du gris-violet.

« Drôlement hautes, ces montagnes, dit Azhural avec une ombre de doute dans la voix.

— Ça monte et ça descend, répliqua sentencieusement M’Bu.

— C’est vrai, reconnut Azhural. Autant dire qu’en moyenne, c’est plat tout au long. »

Il observait encore les montagnes. « Mille éléphants, marmonna-t-il. Tu sais que les bâtisseurs du tombeau du roi Léonide d’Éphèbe ont pris cent éléphants pour transporter la pierre, mon gars ? Et deux cents, nous dit l’histoire, ont aidé à construire le palais du Rhoxie dans la cité de Klatch. » Le tonnerre gronda au loin.

« Mille éléphants, répéta Azhural. Mille éléphants. Je m’demande ce qu’ils veulent en faire ? »



Victor passa le reste de la journée comme dans une transe. Il eut droit à d’autres galopades, d’autres combats et d’autres chamboulements de la chronologie. Victor trouvait toujours le procédé difficile à comprendre. Apparemment, on pouvait couper le film et le recoller plus tard de manière à ce que les événements se reproduisent dans le bon ordre. Certains, même, pouvaient ne pas se produire du tout. Il vit le peintre préparer un carton qui disait : Dans le palet du roy, une heure plus tare.

Une heure de temps avait disparu, comme ça. Bien entendu, il savait qu’on n’en avait pas vraiment amputé son existence à lui. Pareil phénomène arrivait sans arrêt dans les livres. Et sur les planches aussi. Il avait vu une troupe de théâtre ambulant un jour, et la représentation était passée comme par magie d’« un champ de bataille à Tsort » à « la forteresse éphébienne, la même nuit » sans rien de plus qu’un bref baisser de rideau en toile à sac suivi d’un chapelet de chocs et de jurons étouffés pendant le changement de décor.

Mais là, c’était différent. Dix minutes après avoir tourné une scène, on en jouait une autre qui se passait la veille, ailleurs, parce que Planteur avait loué les tentes pour les deux et ne tenait pas à débourser plus que nécessaire. Il fallait s’efforcer d’oublier tout ce qui n’était pas le moment présent, exercice difficile quand à chaque seconde on s’attendait par-dessus le marché à cette sensation d’absence…

Cette fois, il n’y eut pas droit. Aussitôt après une autre scène de combat sans conviction, Planteur annonça que tout était dans la boîte.

« On ne tourne pas la fin ? demanda Ginger.

— Vous l’avez tournée ce matin, répondit Sol.

— Oh. »

Des pépiements s’élevèrent lorsqu’on libéra de leur boîte les démons qui s’assirent au bord du couvercle, les jambes pendantes, et se passèrent une toute petite cigarette de main en main. Les figurants firent la queue afin de toucher leur cachet. Le chameau flanqua un coup de pied au vice-président chargé des chameaux. Les opérateurs enroulèrent les grandes bobines, les sortirent des boîtes et s’en furent vers les tâches obscures de coupe et de collage auxquelles ils se livraient une fois la nuit tombée. Madame Cosmopilite, vice-présidente chargée de la garde-robe, rassembla les costumes et se trotta, sans doute pour les remettre sur les lits.

Quelques arpents de terrain vague broussailleux cessèrent de se prendre pour les dunes ondoyantes du Grand Nef et redevinrent terrain vague broussailleux. Victor avait l’impression de subir à peu près la même métamorphose.

Par un ou par deux, les magiciens d’images animées se séparèrent en riant, avec force plaisanteries et rendez-vous ultérieurs chez Borgle.

Ginger et Victor se retrouvèrent seuls dans un cercle grandissant de vide.

« Ça m’a fait le même effet la première fois que le cirque est parti, dit Ginger.

— D’après monsieur Planteur, on en tourne un autre demain, fit Victor. Je suis sûr qu’il les invente au fur et à mesure. Enfin, on a gagné dix piastres chacun. Moins ce qu’on doit à Gaspode », ajouta-t-il avec scrupule. Il gratifia la jeune femme d’un sourire idiot. « Courage, lança-t-il. Vous faites ce que vous avez toujours voulu faire.

— Ne dites pas de bêtises. Je n’avais même pas entendu parler des images animées il y a deux mois. Ça n’existait pas. »

Ils déambulèrent au hasard du côté de la ville.

« Qu’est-ce que vous vouliez faire ? » hasarda-t-il.

Elle haussa les épaules. « Je n’avais pas d’idée. Je savais seulement que je ne voulais pas traire les vaches. »

Il y avait des filles de ferme dans le pays de Victor. Il essaya de rassembler ses souvenirs. « Ça m’a toujours paru un travail intéressant, traire les vaches, dit-il vaguement. Les boutons d’or, vous savez. Et l’air pur.

— Il fait froid, c’est humide, et dès qu’on a fini, la sale vache renverse le seau d’un coup de sabot. Ne me parlez pas de traire ces bêtes-là. Ni de garder les moutons. Ni les oies. Notre ferme, elle me sortait carrément par les yeux.

— Oh.

— Et ils voulaient que j’épouse mon cousin à quinze ans.

— C’est permis ?

— Oh, oui. On se marie tous entre cousins là d’où je viens.

— Pourquoi ?

— Je suppose que ça évite de se demander quoi faire le samedi soir.

— Oh.

— Et vous ne vouliez pas faire quelque chose, vous ? demanda Ginger en mettant dans les quatre malheureuses lettres de ce dernier mot autant de mépris qu’en une phrase entière.

— Pas vraiment, répondit Victor. Chaque métier a l’air passionnant jusqu’à ce qu’on le pratique. On s’aperçoit à ce moment-là que c’est un boulot comme les autres. Je parie que même un gars comme Cohen le Barbare doit se lever le matin en se disant : Oh, non, je ne vais pas encore passer ma journée à écraser des trônes incrustés de pierres précieuses sous mes sandales.

— C’est ce qu’il fait ? s’étonna Ginger, intéressée malgré elle.

— À ce qu’on raconte, oui.

— Pourquoi ?

— Aucune idée. C’est son boulot, j’imagine. »

Ginger ramassa une poignée de sable. Aux grains se mêlaient de tout petits coquillages blancs qui lui restèrent dans la main tandis que le sable s’écoulait entre ses doigts.

« Je me rappelle quand le cirque est venu dans notre village, reprit-elle. J’avais dix ans. Il y avait une fille en collants à paillettes. Elle marchait sur une corde raide. Elle y faisait même des sauts périlleux. Tout le monde l’acclamait et l’applaudissait. Moi, on ne me laissait pas grimper aux arbres, mais elle, on l’acclamait. C’est là que je me suis décidée.

— Ah, fit Victor en s’efforçant de suivre le processus psychologique. Vous avez décidé d’être quelqu’un !

— Ne dites pas de bêtises. C’est là que j’ai décidé d’être beaucoup plus que quelqu’un. »

Elle lança les coquillages vers le soleil couchant et se mit à rire. « Je vais devenir la femme la plus célèbre du monde, tous les hommes tomberont amoureux de moi et je vivrai éternellement.

— C’est toujours mieux de se connaître soi-même, fit Victor avec diplomatie.

— Vous savez quelle est la plus grande tragédie du monde ? demanda Ginger sans lui accorder la moindre attention. Ce sont les gens qui ne découvrent jamais ce qu’ils veulent vraiment faire ni pour quoi ils sont doués. Tous les fils qui deviennent forgerons parce que leurs pères l’étaient déjà. Tous ceux qui pourraient devenir des flûtistes fantastiques mais qui vieillissent et meurent sans avoir jamais vu un seul instrument de musique, après avoir fait de mauvais laboureurs. Tous les gens doués qui ne découvrent jamais leurs talents. Peut-être qu’ils ne naissent jamais au bon moment pour les découvrir. »

Elle prit une profonde inspiration. « Ce sont tous les gens qui n’arrivent jamais à savoir de quoi ils sont réellement capables. Toutes les occasions gâchées. Eh ben, Olive-Oued, c’est mon occasion à moi, vous comprenez ? Faut que j’en profite ! »

Victor ne comprenait pas. « Oui », fit-il. De la magie pour le commun des mortels, avait dit Gauledouin. Un type tournait une manivelle, et votre vie changeait.

« Et ce n’est pas une occasion seulement pour moi, poursuivit Ginger. C’est une occasion pour nous tous. Pour tous ceux qui ne sont pas des mages, des rois ni des héros. Olive-Oued, c’est comme un gros ragoût qui bouillonne, mais avec des ingrédients différents qui montent à la surface, cette fois. Tout d’un coup, on découvre des tas de métiers nouveaux. Vous savez que les théâtres ne permettent pas aux femmes de jouer ? Mais Olive-Oued, si. Et Olive-Oued donne du travail aux trolls, du travail qui ne consiste pas seulement à taper sur les gens. Et ils faisaient quoi, les opérateurs, avant d’avoir des manivelles à tourner ? »

Elle agita vaguement une main vers la lueur lointaine d’Ankh-Morpork.

« Maintenant, ils cherchent un moyen d’ajouter du son aux images animées, dit-elle, et là-bas, des gens vont s’apercevoir qu’ils sont incroyablement doués pour faire… pour faire… pour faire du son animé. Ils ne le savent même pas encore, mais ils sont là-bas. Je les sens. Ils sont là-bas. »

Ses yeux brillaient d’un éclat doré. Ce n’était peut-être qu’un effet du coucher du soleil, songea Victor, mais…

« Parce qu’à Olive-Oued, des centaines de gens se rendent compte de ce qu’ils veulent vraiment devenir, reprit Ginger. Et des milliers et des milliers ont l’occasion d’oublier qui ils sont le temps d’une heure. Ce fichu monde ne va pas s’en remettre !

— Voilà, fit Victor. Voilà ce qui m’inquiète. C’est comme si on nous fourrait dans des cases. Vous croyez qu’on se sert d’Olive-Oued, mais c’est Olive-Oued qui se sert de nous. De nous tous.

— Comment ? Pourquoi ?

— Je n’en sais rien, mais…

— Prenez les mages, le coupa une Ginger vibrante d’indignation. Quel bien elle a fait aux gens, leur magie ?

— Je crois qu’elle maintient plus ou moins le Monde… commença Victor.

— Ils s’y entendent question flammes surnaturelles et tous ces trucs-là, mais est-ce qu’ils savent cuire une miche de pain ? »

La jeune femme n’était pas d’humeur à écouter qui que ce soit.

« Pas très longtemps, répondit Victor d’une voix qui trahissait son impuissance.

— Ça veut dire quoi ?

— Quelque chose d’aussi réel qu’une miche de pain contient beaucoup de… ben… j’imagine qu’on pourrait appeler ça de l’énergie. Ça demande une quantité phénoménale de puissance, de créer autant d’énergie. Faudrait être un mage sacrément balèze pour cuire un pain capable de durer dans ce monde plus d’une toute petite fraction de seconde. Mais la magie, ce n’est pas ça, vous voyez, s’empressa-t-il d’ajouter, parce que ce monde est…

— On s’en fiche ! Olive-Oued fait vraiment quelque chose pour les gens ordinaires. C’est la magie de l’écran.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Hier soir…

— Hier soir, c’était hier soir, fit Ginger avec impatience. Vous ne voyez pas ? Ça peut nous mener quelque part. On peut devenir quelqu’un. Grâce à Olive-Oued. Le monde s’ouvre à nous comme…

— Un homard », fit Victor.

Elle agita une main irritée. « Le fruit de mer que vous voulez, dit-elle. Je pensais aux huîtres, en fait.

— Ah bon ? Moi je pensais à des homards. »



« Éconoome ! »

Je ne devrais pas courir partout comme ça à mon âge, songea l’économe qui fonçait dans le couloir en réponse à l’appel tonitruant de l’archichancelier. Et puis, pourquoi ça l’intéresse autant, ce foutu machin ? Saleté de pot !

« J’arrive, Maître », roucoula-t-il.

Le bureau de l’archichancelier disparaissait sous les documents anciens.

Quand un mage mourait, on stockait tous ses papiers dans un des secteurs périphériques de la bibliothèque. Des rayonnages et des rayonnages de documents tombant en poussière, royaume d’insectes mystérieux et de pourriture sèche, se succédaient sur une distance inimaginable. Tout le monde répétait qu’il existait là une mine de renseignements pour les chercheurs, si seulement quelqu’un trouvait le temps de s’y intéresser.

L’économe était embêté. Impossible de mettre la main sur le bibliothécaire. Le primate avait apparemment déserté l’Université depuis quelque temps. Il avait fallu qu’il farfouille à tâtons dans tout le fatras lui-même.

« Je crois qu’après ça, c’est fini, archichancelier », dit-il en renversant une avalanche de paperasse poussiéreuse sur le bureau. Ridculle battit des bras pour chasser un nuage de mites.

« Du papier, du papier, du papier, marmonna-t-il. Combien de putain de feuilles de papier dans ses affaires, hein ?

— Euh… 23 813, archichancelier, répondit l’économe. Il en tenait le compte.

— Regardez ça, fit l’archichancelier. « Dénombreur d’étoiles »… « Compte-tours à l’usage des magiciens »… « Compteur de marais »… Compteur de marais ! Ce type-là était fou !

— Il avait un esprit très méthodique, dit l’économe.

— Pareil.

— C’est… euh… vraiment important, archichancelier ? hasarda l’économe.

— Ce bon dieu d’engin m’a tiré des plombs dessus, fit Ridculle. Deux fois !

— Je suis sûr que ce n’était pas… euh… intentionnel…

— Je tiens à savoir comment on l’a fabriqué, mon vieux ! Pensez à toutes les possibilités pour la chasse… »

L’économe s’efforça de penser à toutes les possibilités.

« Je suis sûr que Riktor ne voulait pas inventer une machine offensive, hasarda-t-il en désespoir de cause.

— Rien à foutre de ce qu’il voulait ! Où il est ce machin, maintenant ?

— J’ai demandé à deux serviteurs de placer des sacs de sable tout autour.

— Bonne idée. C’est… »

… vroumm… vroumm…

Un bruit assourdi venait du couloir. Les deux mages échangèrent un regard éloquent.

… vroumm… vroummVROUMM.

L’économe retint son souffle.

Ploc.

Ploc.

Ploc.

L’archichancelier interrogea le sablier sur la cheminée. « Il remet ça toutes les cinq minutes, maintenant, dit-il.

— Et il tire trois coups, fit l’économe. Va falloir que je commande d’autres sacs de sable. »

Il feuilleta un tas de papiers. Un mot lui attira l’œil.

Réalité.

Il parcourut du regard l’écriture qui couvrait la page. Une écriture minuscule, en pattes de mouche, à l’air décidé. D’après ce qu’on lui avait expliqué, c’était parce que Riktor les Nombres faisait une fixation au stade anal. L’économe ignorait ce que ça voulait dire et comptait bien ne jamais le découvrir.

Il reconnut un autre mot : mesurage. Son regard remonta et embrassa le titre souligné : Quelques notes sur le mesurage objectif de la réalité.

Chapeautant la page, il y avait un diagramme. L’économe le fixa.

« Déniché quelque chose ? » demanda l’archichancelier sans lever la tête.

L’économe fourra le papier dans la manche de sa robe.

« Rien d’important », répondit-il.



En contrebas, le ressac grondait sur la plage (… et sous la mer, les homards déambulaient à reculons dans les rues profondes et englouties…)

Victor jeta un autre morceau de bois flotté sur le feu. Des flammes bleues de sel montèrent.

« Je ne la comprends pas, dit-il. Hier, elle était parfaitement normale, aujourd’hui ça lui monte à la tête.

— Des chiennes ! compatit Gaspode.

— Oh, je n’irais pas jusque-là. Elle est uniquement distante.

— Des niquement distantes ! fit Gaspode.

— Voilà les effets de l’intelligence sur la vie sexuelle, intervint Ne-m’appelez-pas-Monsieur-Pan-pan. Les lapins n’ont jamais ce genre de problème. Coucou, crac-crac, bye-bye.

— Tu pourrais lui offrir une chouris, dit le chat. Chauf les membres ichi présents, évidemment, ajouta-t-il d’un air coupable en évitant de croiser le regard noir de Sûrement-pas-Couinette.

— L’intelligence, ça n’a pas arrangé ma vie sociale non plus, fit avec amertume Monsieur Pan-pan. Jusqu’à la semaine dernière, aucun problème. Voilà que j’ai tout d’un coup envie de faire la conversation, et les autres restent à me regarder en plissant le museau. Y a de quoi se sentir bête. »

Des coin-coin étranglés se firent entendre.

« Le canard demande si t’as fait quelque chose au sujet du livre ? traduisit Gaspode.

— J’y ai jeté un coup d’œil à la pause déjeuner », répondit Victor.

D’autres coin-coin irrités posèrent une seconde question.

Le canard dit : « D’accord, mais qu’est-ce que t’as fait vraiment ? » retraduisit Gaspode.

— Écoutez, je ne peux pas m’en aller à Ankh-Morpork comme ça, répliqua sèchement Victor. Ça me prendrait des heures ! En ce moment, on filme à longueur de journée !

— Demande un jour de congé, proposa Monsieur Pan-pan.

— Personne ne demande de jours de congé à Olive-Oued ! J’ai déjà été viré une fois, merci.

— Et on t’a repris pour plus cher, rappela Gaspode. Marrant, ça. » Il se gratta une oreille. « T’as qu’à dire que d’après ton contrat, t’as droit à un jour de congé.

— Je n’ai pas de contrat. Tu le sais bien. On travaille, on est payé. C’est simple.

— Ouais, fit Gaspode. Ouais. Ouais ? Un contrat verbal. C’est simple. Ça me plaît bien, ça. »



Vers la fin de la nuit, Détritus le troll se cacha maladroitement dans l’ombre, non loin de la porte de service du Lias Bleu. D’étranges passions lui mettaient l’organisme au supplice. Chaque fois qu’il fermait les yeux, il voyait une silhouette en forme de tertre.

Il lui fallait se rendre à l’évidence.

Détritus était amoureux.

Oui, il avait passé beaucoup d’années à Ankh-Morpork à cogner sur les gens pour un salaire. Oui, c’était une vie brutale, sans amis. Et de solitude. Il s’était résigné à une vieillesse de célibataire aigri, et voilà que tout d’un coup Olive-Oued lui offrait une chance inespérée.

Il avait reçu une éducation sévère et il se rappelait vaguement l’enseignement de son père quand il était petit troll. Si tu vois une fille qui te plaît, tu ne te jettes pas dessus. Il existe de meilleures façons de s’y prendre.

Il était descendu sur la plage et avait trouvé un caillou. Mais pas n’importe quel caillou. Il avait cherché avec soin et en avait déniché un gros poli par la mer, veiné de quartz rose et blanc. Les filles aimaient bien ces trucs-là.

À présent il attendait, timide, qu’elle débauche.

Il s’efforça de réfléchir à ce qu’il allait raconter. On ne lui avait jamais appris les mots pour le dire. Il n’était pas un troll futé dans le genre de Roc ou de Momo ; eux s’y entendaient avec les mots. Au fond, il n’avait jamais eu vraiment grand besoin de ce qu’on pourrait appeler un vocabulaire. Il donna un coup de pied découragé dans le sable. Quelle chance avait-il avec une dame élégante comme elle ?

Il entendit marcher à pas lourds, et la porte s’ouvrit. L’objet de son désir sortit dans la nuit et prit une profonde inspiration qui fit à Détritus le même effet qu’un glaçon lâché dans son cou.

Il jeta un regard paniqué à son caillou. Un cadeau bien trop petit eu égard à la taille de la dame. Mais c’était peut-être le geste qui comptait.

Enfin, tant pis. Paraît-il, on n’oublie jamais la première fois…

Il ramena son poing fermé sur le caillou et frappa la dulcinée en plein entre les deux yeux.

C’est alors que l’affaire tourna mal.

La tradition voulait que la fille, une fois sa vision redevenue nette et si le caillou répondait aux normes, accepte aussitôt toutes les propositions du troll, par exemple un humain aux chandelles pour deux, une pratique cependant plus très en vogue, à moins d’être sûr de ne pas se faire prendre.

Elle n’aurait normalement pas dû plisser les yeux et lui balancer une claque qui lui ébrécha l’oreille et lui fit s’entrechoquer les prunelles.

« Troll crétin ! s’écria-t-elle tandis que Détritus tournait en rond, les jambes flageolantes. Pourquoi tu fais ça ? Tu crois je suis fille simple tombée de la montagne ? Pourquoi tu pas fais comme il faut ?

— Mais… mais… se défendit un Détritus terrorisé par tant de fureur, je peux pas demander permission à père de te frapper, sais pas où il habite… »

Rubis se redressa avec hauteur.

« Toutes ces vieilles coutumes très incultes aujourd’hui, renifla-t-elle. Pas moderne, ça. Suis pas intéressée par un troll, ajouta-t-elle, pas dans le vent, ça. Un caillou sur la tête, ça peut faire sentimental, poursuivit-elle d’une voix moins assurée en prévision de la phrase suivante, mais les diamants sont les meilleurs amis d’une fille. » Elle hésita. Les mots ne lui paraissaient pas de circonstance, même à elle.

En tout cas, ils désorientèrent Détritus.

« Quoi ? Tu veux j’arrache mes dents ? fit-il.

— Bon, d’accord, pas les diamants, concéda Rubis. Mais il existe maintenant bonnes manières. Faut faire cour. »

La figure de Détritus s’éclaira. « Ah, mais justement, je fais pas long…

— Faire cour, sans t au bout, rectifia Rubis d’une voix lasse. Faut… Faut… » Elle marqua un temps.

Elle n’était pas du tout sûre de ce qu’il fallait. Mais elle avait déjà passé plusieurs semaines à Olive-Oued, et on ne pouvait nier que l’air du pays changeait les individus ; à Olive-Oued elle s’était affiliée à une vaste franc-maçonnerie féminine interespèces dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence, et elle apprenait vite. Elle avait longuement discuté avec des humaines sympathiques. Et des naines. Même les nains pratiquaient de meilleurs rituels de séduction, bon sang[16]. Quant aux humains, ils faisaient des trucs incroyables.

Alors qu’une troll ne devait s’attendre qu’à un coup rapide sur la tête suivi d’une existence soumise à cuisiner ce que le mâle ramenait à la caverne en le traînant par terre.

Eh bien, il allait y avoir du changement. La prochaine fois que Rubis retournerait chez elle, les montagnes des trolls connaîtraient leur plus grosse secousse depuis la dernière collision continentale. En attendant, elle allait commencer par sa propre vie.

Elle agita vaguement une main massive.

« Il faut… Il faut chanter sous fenêtre de la fille, dit-elle, et… et il faut offrir des ougraahs.

— Des ougraahs[17] ?

— Ouais. De jolis ougraahs. »

Détritus se gratta la tête. « Pourquoi ? » demanda-t-il.

Rubis parut paniquée l’espace d’un instant. Elle non plus ne voyait pas du tout ce qu’il y avait de si important à offrir de la végétation immangeable, mais elle répugnait à l’admettre.

« Bizarre tu sais pas ça », fit-elle d’un ton cinglant.

Le sarcasme passa au-dessus de la tête de Détritus. Comme presque tout ce qu’on lui disait.

« Ça oui, bizarre, fit-il. Je pas aussi inculte tu penses, ajouta-t-il. Très à la page, moi. Tu vas voir. »



Les coups de marteau résonnaient partout. Les bâtiments envahissaient les lieux à reculons depuis la rue principale sans nom jusque dans les dunes. Personne ne possédait de terrain à Olive-Oued ; toute surface vierge devenait constructible.

Planteur avait deux bureaux à présent. Un petit où il criait sur les autres, et un plus grand contigu où chacun criait sur tout le monde. Sol criait sur les opérateurs. Les opérateurs criaient sur les alchimistes. Les démons se baladaient sur tous les plans de travail, se noyaient dans les tasses de café et se criaient les uns sur les autres. Deux perroquets verts à l’essai se criaient dessus. Des gens vêtus de bouts de costumes quelconques entraient nonchalamment et se mettaient à crier à la cantonade. Gauledouin criait parce qu’il ne comprenait pas pourquoi on lui avait collé une table de travail dans cette antichambre alors qu’il était le propriétaire du studio.

Gaspode se tenait assis, imperturbable, à la porte du petit bureau. Au cours des cinq dernières minutes, il avait eu droit à un coup de pied distrait, un biscuit pâteux et une caresse sur la tête. Il se disait qu’il avait bien manœuvré, pour un chien.

Il s’efforçait d’écouter toutes les conversations en même temps. C’était extrêmement instructif. Pour commencer, certains des arrivants qui se mettaient à crier apportaient des sacs d’argent…

« Quoi ? »

Le cri sortait du petit bureau. Gaspode dressa l’autre oreille.

« Je… euh… je veux un jour de congé, monsieur Planteur, répéta Victor.

— Un jour de congé ? Tu veux pas travailler ?

— Juste pour la journée, monsieur Planteur.

— Tu t’figures tout de même pas que j’vais m’amuser à payer les gens pour qu’ils prennent des jours de congé, dis ? J’roule pas sur l’or, moi, tu sais. Si encore on faisait des bénéfices. Pointe-moi une arbalète sur la gorge, pendant qu’tu y es. »

Gaspode regarda les sacs devant Sol, lequel totalisait à toute allure des piles de pièces. Il haussa un sourcil incrédule.

Suivit un silence. Oh, non, songea Gaspode. Le jeune crétin oublie son texte.

« Je ne veux pas de paye, monsieur Planteur. »

Gaspode se relâcha.

« Tu veux pas d’paye ?

— Non, monsieur Planteur.

— Mais tu veux un boulot quand tu reviendras, j’imagine ? » railla Planteur.

Gaspode se tendit. Il avait beaucoup fait répéter Victor.

« Ben, j’espère, monsieur Planteur. Mais je pensais aller voir ce que proposent les Alchimistes Affranchis. »

Suivit un bruit exactement comme celui d’une chaise qui s’écrase contre un mur. Gaspode eut un sourire mauvais.

Un autre sac d’argent atterrit devant Sol.

« Les Alchimistes Affranchis !

— On dirait qu’ils sont sur la bonne voie pour les films parlants, monsieur Planteur, fit Victor d’une petite voix.

— Mais c’est des amateurs ! Et des escrocs, en plus ! »

Gaspode fronça les sourcils. Il n’avait pas pu faire répéter Victor au-delà de ce stade.

« Ben, j’aime mieux ça, monsieur Planteur.

— Pourquoi donc ?

— Ben, ce serait terrible si c’étaient des escrocs et des professionnels. »

Gaspode hocha la tête. Joli coup, ça. Joli coup.

Il entendit des pas contourner en hâte un bureau. Lorsque Planteur reprit la parole, on aurait pu lui forer un puits dans la voix et en tirer dix piastres le baril.

« Victor ! Vie ! J’suis pas comme un oncle pour toi ? »

Ben, oui, songea Gaspode. Il est comme un oncle pour la plupart des gens d’ici. Vu que ce sont ses neveux.

Il cessa d’écouter, en partie parce que Victor allait obtenir son jour de congé et sans doute toucher sa paye quand même, mais surtout parce qu’on venait d’introduire un autre chien.

Il était immense et resplendissant. Son poil luisait comme du miel.

Gaspode reconnut un chien de chasse du Bélier pure race. Lorsque le nouveau venu s’assit à côté de lui, ce fut comme si un yacht de course merveilleusement profilé se glissait au mouillage le long d’une barge de charbon.

Il entendit Sol demander : « Alors voilà la dernière trouvaille de mon oncle, hein ? Il s’appelle comment ?

— Lazzi, répondit celui qui tenait l’animal.

— Combien c’était ?

— Soixante piastres.

— Pour un chien ? On devrait changer de boulot.

— Il sait faire toutes sortes de tours, d’après l’éleveur. Gai comme un pinson, il a dit. Exactement ce que cherche monsieur Planteur.

— Bon, attache-le là. Et l’autre clebs, s’il veut se battre avec lui, tu le flanques dehors d’un bon coup de pied au derrière. »

Gaspode posa sur Sol un long regard insistant et pensif. Puis, dès qu’on ne leur prêta plus attention, il se rapprocha en crabe du nouvel arrivant, le toisa et lui parla tout bas du coin des babines.

« T’es là pour quoi ? » demanda-t-il.

Le chien posa sur lui un regard d’incompréhension élégante.

« Enfin, t’as un maître ou quoi ? » demanda Gaspode.

Le chien gémit doucement.

Gaspode essaya le canin fondamental, combinaison de gémissements et de reniflements.

« Salut ? hasarda-t-il. Y a quelqu’un là-dedans ? »

La queue du chien donna par terre des coups hésitants.

« La bouffe, ici, elle est vachement dégueulasse », poursuivit Gaspode.

Le chien leva son museau de haute lignée.

« On est où, iti ? demanda-t-il.

— On est à Olive-Oued, répondit Gaspode sur le ton de la conversation. Je m’appelle Gaspode. À cause du célèbre Gaspode, tu sais. Si t’as besoin d’un tuyau, t’as qu’à…

— Beaucoup de bipèdes, iti. T’est… Où on est ? »

Gaspode le regarda, les yeux écarquillés.

À cet instant, la porte de Planteur s’ouvrit. Victor sortit de l’autre bureau en toussant au bout d’un cigare.

« Parfait, parfait, fit Planteur sur ses talons. J’savais qu’on pouvait s’arranger. Le gâche pas, mon gars, le gâche pas. Ils me coûtent une piastre la boîte. Oh, t’as amené ton p’tit toutou, je vois.

— Ouah », cracha Gaspode avec humeur.

L’autre chien poussa un petit jappement et s’assit ; chacun de ses poils irradiait l’attention et l’obéissance.

« Ah, fit Planteur, et j’vois aussi qu’on a notre chien prodige. »

Ce qui tenait lieu de queue à Gaspode s’agita une fois ou deux.

La vérité se fit alors jour en lui.

Il fusilla du regard son grand voisin, ouvrit la gueule pour parler, se ressaisit juste à temps et réussit à lâcher un « aboie ? » à la place.

« L’idée m’est venue l’autre soir, quand j’ai vu ton chien, fit Planteur. Je m’suis dit, les gens aiment bien les chiens. Moi, j’les aime bien. Une bonne image, le chien. Sauve des vies, meilleur ami de l’homme, tout ça. »

Victor surprit l’expression furieuse de Gaspode.

« Gaspode est très intelligent, dit-il.

— Oh, c’est c’que tu penses, j’imagine, dit Planteur. Mais il suffit d’les regarder tous les deux. D’un côté, ce bel animal, vif, éveillé, et de l’autre cette boule de poussière avec une gueule de bois. J’veux dire, la question s’pose pas, j’ai pas raison ? »

Le chien prodige poussa un autre jappement bref.

« On est où, iti ? Bon chien, Lazzi ! »

Gaspode roula des yeux.

« Tu vois ce que j’te disais ? fit Planteur. Un nom qui en jette, un peu de travail, et une étoile est née. » Il gratifia Victor d’une claque dans le dos. « Ça m’a fait plaisir de t’voir, ça m’a fait plaisir de t’voir, repasse quand tu veux, mais pas trop souvent tout d’même, faut qu’on s’fasse une bouffe un d’ces quatre, maintenant file. Sol !

— J’arrive, mon oncle. »

Victor se retrouva soudain seul, en dehors des chiens et de la salle pleine de monde. Il se retira le cigare de la bouche, cracha sur le bout rougeoyant et le dissimula soigneusement derrière une plante en pot.

« Une étoile est mise bas, fit une petite voix méprisante au ras du sol.

— Qu’ette qu’il dit ? On est où, iti ?

— Ne me regarde pas, fit Victor. Je n’ai rien à voir là-dedans.

— Vise-moi un peu ça ! Ma parole, on est à Crétinville, ici, ou quoi ? ricana Gaspode.

— Bon chien, Lazzi.

— Viens, dit Victor. Faut que je sois sur le plateau dans cinq minutes. »

Gaspode se traîna à sa suite en soufflant une haleine épouvantable et en marmonnant à voix basse. Victor saisit quelques mots ici et là : « vieille carpette », « meilleur ami de l’homme » et « putain de chien prodige à la con ». Finalement, il n’y tint plus.

« Tu es jaloux, voilà, dit-il.

— Quoi, d’un chiot grandi trop vite avec un QI à un seul chiffre ? se moqua Gaspode.

— Et aussi le poil luisant, la truffe froide et sans doute un pedigree long comme ton br… comme mon bras.

— Un pedigree ? Un pedigree ? C’est quoi, un pedigree ? C’est que de l’élevage. J’ai eu un père, moi aussi, tu sais. Et deux grands-pères. Et quatre arrière-grands-pères. Et la plupart du temps, c’était le même chien. Alors, viens pas m’parler de pedigree. »

Il s’arrêta pour lever la patte contre un des poteaux de la nouvelle enseigne du siège des « Films du siècle de la Roussette ».

Encore un détail qui avait intrigué Thomas Gauledouin. Il était arrivé ce matin-là, et l’enseigne peinte à la main qui annonçait « Films Passionnants et Instructifs » avait disparu, remplacée par cet immense panneau. Assis à son bureau dans la grande salle, la tête dans les mains, il essayait de se convaincre que l’idée venait de lui.

« C’est moi qu’Olive-Oued a appelé, marmonna Gaspode en s’apitoyant sur lui-même. J’ai fait tout le chemin jusqu’ici, et voilà qu’ils choisissent ce grand machin plein de poils. Le comble, c’est qu’il va sûrement bosser pour une gamelle de viande par jour.

— Ben, écoute, Olive-Oued ne t’a peut-être pas appelé pour que tu fasses le chien prodige, dit Victor. Il avait peut-être un autre projet en tête pour toi. »

C’est ridicule, songea-t-il. Pourquoi est-ce qu’on discute comme ça ? Une ville n’a pas de tête. Elle ne peut pas appeler les gens… Enfin, sauf si on a le mal du pays, des choses comme ça. Mais on n’éprouve pas ce mal-là pour un pays où on n’a encore jamais mis les pieds, ça tombe sous le sens. La dernière fois qu’on a habité le coin, ça doit remonter à des milliers d’années.

Gaspode flaira un mur.

« T’as répété à Planteur tout ce que je t’ai dit ? demanda-t-il.

— Oui. Ça l’a drôlement embêté quand j’ai parlé d’aller aux Alchimistes Affranchis. »

Gaspode ricana.

« Et tu lui as répété ce que je t’ai dit, qu’un contrat verbal vaut pas l’papier sur lequel il est écrit ?

— Oui. Il m’a répondu qu’il ne voyait pas ce que j’entendais par là. Mais il m’a donné un cigare. Et il a dit qu’il paierait pour que Ginger et moi, on fasse bientôt le voyage d’Ankh-Morpork. Il a aussi un projet pour un vraiment grand film.

— C’est quoi ? fit Gaspode avec méfiance.

— Il ne l’a pas dit.

— Écoute, mon gars. Planteur se fait une fortune. J’ai compté. Y avait cinq mille deux cent soixante-treize piastres et cinquante-deux sous sur le bureau d’Sol. Et c’est toi qui les as gagnées. Enfin, toi et Ginger.

— Bon sang !

— Maintenant, j’voudrais que t’apprennes quelques mots nouveaux. Tu t’sens capable ?

— J’espère.

— Pour-cent-age sur le brut, dit Gaspode. Voilà. Tu crois pouvoir te souvenir de ça ?

— Pour-cent-age sur le brut, répéta Victor.

— Bien, mon gars.

— Et c’est quoi ?

— T’inquiète pas pour ça. Contente-toi de dire que c’est ça qu’tu veux, voilà. Au bon moment.

— Et il sera bon quand, le moment, dis ? » demanda Victor.

Gaspode eut un sourire mauvais. « Oh, d’après moi, le mieux, ce sera quand Planteur aura la bouche pleine. »



La colline d’Olive-Oued s’activait comme une fourmilière. Côté mer, les Studios Sapinoued tournaient le Troisième Gnome. Les Films du Microlithe, compagnie presque entièrement dirigée par des nains, travaillaient d’arrache-pied sur les Chercheurs d’ore de 1457, que suivrait la Ruée vers Tore. Quant aux Films de la Vessie flottante, ils trimaient sur Cuisses de dinde. Et Borgle faisait le plein.

« J’sais pas comment ça s’appelle, mais on en tourne un sur un magicien qu’il faut aller voir. Pour ça, faut suivre une crotte de bique jaune, expliqua un homme à moitié vêtu d’une peau de lion à un compagnon dans la queue.

— On voulait ni magiciens ni mages à Olive-Oued, moi j’croyais.

— Oh, celui-là, ça va. L’est pas très bon en magie.

— C’est pas une nouveauté ! »

Le son ! C’était ça, le problème. Dans tout Olive-Oued, les alchimistes s’échinaient dans des hangars, criaient sur des perroquets, suppliaient des mainates, fabriquaient des bouteilles tarabiscotées pour piéger le son et le faire rebondir dans tous les sens sans dommage jusqu’au moment de le libérer. Aux déflagrations sporadiques de l’octocellulose s’ajoutaient parfois des sanglots d’épuisement et des cris de douleur atroce lorsqu’un perroquet enragé prenait un pouce imprudent pour une noix.

Les perroquets ne donnaient pas les résultats escomptés. Bien sûr, ils se rappelaient ce qu’on leur disait et ils le répétaient tant bien que mal, mais on n’arrivait pas à les faire taire et ils avaient pour habitude d’improviser à partir de tout ce qu’ils avaient entendu d’autre ou, soupçonnait Planteur, de ce que des opérateurs malveillants leur avaient appris. Ainsi, des bouts de dialogues romantiques s’émaillaient de cris du genre : « Crrrooo ! Faisvoirtaculoootte ! » Et Planteur affirmait qu’il ne comptait pas tourner ce type de film, du moins pour l’instant.

Le son ! Le premier qui trouverait le procédé serait maître d’Olive-Oued, disait-on. Les spectateurs venaient en masse voir des films à présent, mais le spectateur est volage. La couleur, c’était différent. Pour la couleur, il suffisait d’élever des démons capables de peindre assez vite. Le son, ça, c’était du neuf.

En attendant, on se rabattait sur des solutions provisoires. Le studio des nains avait banni le système classique des dialogues écrits sur des cartons glissés entre les scènes et avait inventé les sous-titres, lesquels fonctionnaient bien dès lors que les acteurs se souvenaient de ne pas trop s’avancer et de ne pas renverser les lettres.

Mais si le son manquait, il fallait remplir l’écran d’un bord à l’autre pour en mettre plein la vue. Les coups de marteaux, bruit de fond habituel à Olive-Oued, redoublèrent désormais…

On bâtissait à Olive-Oued les cités du monde.

Ce furent les Alchimistes Affranchis qui lancèrent le mouvement avec une réplique au dixième en bois et toile de la grande pyramide de Tsort. Bientôt jaillirent des terrains vagues des rues entières d’Ankh-Morpork, des palais de Pseudopolis, des châteaux d’Axlande. Dans certains cas, les rues étaient peintes au dos des palais, si bien que seule l’épaisseur d’une toile à sac séparait les princes des paysans.

Victor passa le reste de la matinée à travailler dans un court métrage. C’est tout juste si Ginger lui adressa la parole, même après le baiser de rigueur lorsqu’il l’eut sauvée des griffes de ce que Momo était censé représenter cette fois-ci. Quelle qu’en fût la nature, la magie qu’Olive-Oued exerçait sur eux n’agissait pas aujourd’hui. Il fut ravi de prendre le large.

Il erra ensuite dans les terrains vagues et suivit les épreuves auxquelles on soumettait Lazzi le chien prodige.

Force était de constater, alors que la forme gracieuse volait comme une flèche par-dessus les obstacles et saisissait un dresseur par un bras soigneusement rembourré, qu’il s’agissait là d’un chien pour ainsi dire conçu par dame Nature pour le cinéma. Même ses aboiements étaient photogéniques.

« Et t’sais ce qu’il raconte ? » fit une voix renfrognée à côté de Victor qui reconnut Gaspode, l’image même de la douleur sur des pattes arquées.

« Non. Quoi donc ? demanda Victor.

— “Moi Lazzi. Moi bon chien. Bon chien, Lazzi.” », répondit Gaspode. Ça donne envie de dégueuler, non ?

— Oui, mais tu pourrais sauter une haie d’un mètre quatre-vingts, toi ?

— Parce que tu trouves ça intelligent ? Moi, j’fais toujours le tour… Ils font quoi, là, maintenant ?

— Ils lui donnent son déjeuner, je pense.

— C’est ça qu’ils appellent un déjeuner ? »

Victor regarda Gaspode s’approcher nonchalamment du bol du chien et y plonger le regard. Lazzi lui jeta un coup d’œil en coin. Gaspode aboya doucement. Lazzi gémit. Gaspode aboya une seconde fois.

Suivit un long échange de jappements.

Puis Gaspode revint tout aussi nonchalamment et s’assit aux pieds de Victor. « Vise-moi ça », fit-il.

Lazzi prit le bol dans sa gueule et le retourna.

« Un truc infâme, dit Gaspode. Que des tuyaux et des entrailles. J’donnerais même pas ça à un chien, et je suis un chien.

— Tu lui as fait renverser son propre repas ? fit Victor, horrifié.

— Très obéissant, comme gars, je trouve, répondit Gaspode d’un ton suffisant.

— C’est méchant de faire ça !

— Oh, non. J’lui ai aussi donné des conseils. »

Lazzi aboya d’un ton péremptoire sur les gens qui se rassemblaient autour de lui. Victor les entendit marmonner.

« Chien mange pas son repas, lui parvint la voix de Détritus, chien aura rien d’autre.

— Raconte pas de bêtises. M’sieur Planteur a dit qu’il vaut plus qu’nous !

— P’t-être qu’il a pas l’habitude de manger ce genre de truc. J’veux dire, un chien d’la haute comme lui, tout ça. C’est un peu dégueu, non ?

— C’est d’la viande pour chien ! C’est c’que mangent les chiens, d’habitude !

— Ouais, mais est-ce que c’est d’la viande pour chien prodige ? On leur donne quoi à bouffer, aux chiens prodiges ?

— C’est toi que m’sieur Planteur va lui donner à bouffer, si ça continue.

— D’accord, d’accord. Détritus, tu vas passer chez Borgle. Vois ce qu’il lui reste. Prends pas ce qu’il donne à ses clients, tout d’même.

— C’est justement ça qu’il donne à ses clients.

— C’est bien ce que j’voulais dire. »

Cinq minutes plus tard, Détritus rapporta de son pas traînant environ cinq kilos de viande crue. Il les déposa dans la gamelle du chien. Les dresseurs observaient Lazzi.

Lazzi glissa un coup d’œil vers Gaspode, lequel hocha imperceptiblement la tête.

Le grand chien posa une patte sur une extrémité du steak, prit l’autre dans la gueule et en arracha une portion. Puis il parcourut l’enclos à pas feutrés et laissa respectueusement tomber le morceau devant Gaspode qui le contempla d’un long regard calculateur.

« Ben, j’sais pas, finit-il par dire. Tu trouves que ça fait dix pour cent, toi, Victor ?

— Tu as négocié son repas ? »

La viande étouffait la voix de Gaspode. « J’pense que dix pour cent, c’est très correc’. Très correc’, dans l’cas présent.

— Tu sais, tu es vraiment un chien, fit Victor.

— Et j’en suis fier », répliqua indistinctement Gaspode. Il engloutit ce qu’il restait du steak. « On fait quoi, maintenant ?

— Faut que j’aille me coucher tôt. On part à Ankh demain à l’aube, répondit le jeune homme d’un ton mal assuré.

— T’as toujours pas avancé avec le livre ?

— Non.

— Laisse-moi y jeter un coup d’œil, alors.

— Tu sais lire ?

— Va savoir. Jamais essayé. »

Victor regarda alentour. Personne ne lui prêtait la moindre attention. Comme d’habitude. Dès que les opérateurs s’arrêtaient de tourner, personne ne s’occupait plus des acteurs ; c’était comme s’ils devenaient temporairement invisibles.

Il s’assit sur un tas de bois de charpente, ouvrit le livre au hasard vers le début et soumit la page à l’œil critique de Gaspode.

« Y a plein d’signes dessus », finit par dire le chien.

Victor soupira. « C’est de l’écriture », fit-il.

Gaspode plissa les yeux. « Quoi ? Tous ces petits dessins ?

— L’écriture ancienne, c’était comme ça. On faisait des petits dessins pour représenter des idées.

— Alors… si on retrouve un peu partout le même dessin, ça veut dire que c’est une idée importante ?

— Quoi ? Ben, oui. J’imagine.

— Comme le mort. »

Victor ne suivait plus.

« Le mort sur la plage ?

— Non. Le mort sur les pages. Tu vois ? Partout le mort. »

Victor lui jeta un drôle de regard, puis il retourna le livre de son côté et l’examina.

« Où ça ? Je ne vois pas de morts. »

Gaspode grogna.

« Regarde, sur toute la page, dit-il. Ça ressemble aux tombes qu’on trouve dans les vieux temples et autres machins. Tu sais bien ? On fait la statue du macchabée allongée sur le tombeau, avec les bras croisés et qui tient son épée. Quand un seigneur est mort.

— Bon sang ! Tu as raison ! Ça ressemble bien à… un mort…

— Toutes les écritures, ça doit raconter que c’était un type génial de son vivant, fit Gaspode d’un air entendu. Tu sais, des formules du genre « vainqueur de milliers d’ennemis ». Il a sans doute laissé plein d’argent pour que les prêtres disent des prières, allument des cierges, sacrifient des chèvres, des trucs comme ça. Tu sais, ces types-là, ça court la gueuse, ça boit et ça s’fout de tout jusqu’au jour où ce brave vieux Faucheur se met à aiguiser sa faux ; d’un coup ça devient dévot, et ça s’achète des tas de prêtres pour un brin de toilette de l’âme vite fait bien fait et pour répéter aux dieux quels braves types c’étaient.

— Gaspode ? fit calmement Victor.

— Quoi ?

— Tu es un chien savant. Comment ça se fait que tu connaisses tout ça ?

— J’ai pas seulement la tête bien faite.

— Tu n’as même pas la tête bien faite, Gaspode. »

Le petit chien haussa les épaules. « J’ai toujours eu des yeux et des oreilles, dit-il. C’est pas croyable les trucs qu’on voit et qu’on entend quand on est chien. J’savais pas ce que tout ça voulait dire à l’époque, évidemment. Maintenant, si. »

Victor étudia encore les pages. Il y avait effectivement une forme qui, si l’on fermait à demi les yeux, ressemblait beaucoup à une statue de chevalier, les mains posées sur son épée.

« Ça ne veut pas forcément dire « homme », fit-il. L’écriture pictographique ne fonctionne pas comme ça. Ça dépend du contexte, tu vois. » Il se creusa la cervelle pour se rappeler certains des livres qu’il avait vus. « Par exemple, en agatéen les symboles pour “femme” et “esclave” écrits ensemble veulent dire en réalité “épouse”. »

Il examina la page de près. L’homme mort – ou l’homme endormi, ou l’homme debout qui posait les mains sur son épée, difficile d’être sûr tant la forme était stylisée – jouxtait semblait-il un autre dessin plus ordinaire. Il suivit du doigt le contour des pictogrammes.

« Tu vois, reprit-il, le dessin de l’homme n’est peut-être qu’une partie d’un mot. Tu vois ? Il apparaît tout le temps à gauche de cet autre dessin, là, qui ressemble un peu à… un peu à une porte, quelque chose comme ça. Ça pourrait donc vouloir dire… (il hésita) “Homme-porte” », hasarda-t-il.

Il tourna légèrement le livre.

« Ça pourrait être un roi quelconque, suggéra Gaspode. Ça pourrait vouloir dire « l’homme à l’épée est emprisonné », un truc dans le genre. Ou peut-être « fais gaffe, y a un type armé d’une épée derrière la porte ». Ça peut vouloir dire n’importe quoi, en fait. »

Victor contempla encore l’ouvrage, les yeux plissés. « C’est drôle, fit-il. Il n’a pas l’air mort. Seulement… pas vivant. Un homme qui attend la vie ? Un homme qui attend avec une épée ? »

Victor étudia la petite forme humaine. Elle n’avait pas de visage vraiment dessiné, et pourtant elle lui paraissait vaguement familière.

« Tu sais, fit-il, il ressemble beaucoup à mon oncle Osric… »



Clic-clic-clic-clic. Clic.

Le film s’arrêta en bout de bobine. Il y eut un tonnerre d’applaudissements, des tapements de pieds et une envolée de sacs de grains sauteurs vides.

Au tout premier rang de l’Odium, le bibliothécaire, la tête levée, fixait toujours l’écran désormais vide lui aussi. Il venait de voir l’Ombre du dessert pour la quatrième fois dans l’après-midi ; remarquez, il se dégage d’un orang-outan de cent cinquante kilos une impression qui n’incite pas à lui ordonner de quitter les lieux entre les séances. Un tas de cosses de cacahuètes et de sacs en papier froissés gisait à ses pieds.

Le bibliothécaire aimait ça, les clics. Ça lui remuait l’âme. Il avait même entrepris d’écrire une histoire qui, d’après lui, ferait un excellent film[18]. Tous ceux à qui il la montrait la trouvaient drôlement bien, souvent même avant de l’avoir lue.

Mais quelque chose dans ce clic-ci le gênait. Après quatre visions coup sur coup, ça le gênait toujours.

Il s’extirpa des trois sièges qu’il occupait et remonta l’allée à coups de phalanges pour pénétrer dans la cabine où Bezam rembobinait le film.

L’exploitant leva la tête lorsque la porte s’ouvrit.

« Fous-moi… commença-t-il avant d’esquisser un sourire en catastrophe. Bonjour, monsieur. Bon film, hein ? On le repasse dans une minute et… À quoi vous jouez, bons dieux ? Vous pouvez pas faire ça ! »

Le bibliothécaire arracha l’immense bobine de film du projecteur et fit défiler les images entre ses doigts parcheminés en les levant à la lumière. Bezam essaya de récupérer son bien d’un geste vif mais il écopa d’un coup de paume sur la poitrine qui l’envoya s’asseoir brutalement par terre et disparaître sous une avalanche de gros rouleaux de films.

Horrifié, il vit le grand primate grogner, saisir une partie de la pellicule à deux mains et, en deux coups de dents, refaire le montage. Puis le bibliothécaire releva le directeur de la salle, l’épousseta, lui tapota la tête, lui colla la masse de clic dévidé dans les bras et s’esquiva tranquillement de la cabine ; quelques images de film lui pendouillaient au bout d’une patte.

Impuissant, Bezam le regarda partir, l’œil fixe.

« T’es tricard ! » cria-t-il lorsqu’il jugea l’anthropoïde hors de portée de voix.

Puis il baissa les yeux sur les deux bouts sectionnés.

Les cassures dans les films étaient monnaie courante. Bezam avait connu de nombreuses minutes affolées à couper et encoller fiévreusement pendant que les spectateurs tapaient allègrement des pieds et mitraillaient avec ardeur l’écran de cacahuètes, couteaux et haches à double tranchant.

Il laissa les rouleaux de pellicule tomber tout autour de lui pour tendre la main vers les ciseaux et la colle. Au moins, découvrit-il après avoir levé les deux extrémités à la lumière de la lanterne, le bibliothécaire n’avait pas emporté un bout très intéressant. Bizarre, ça. Bezam aurait trouvé normal que l’anthropoïde barbote une scène où la fille dévoilait un peu trop de poitrine, ou une scène d’action. Mais il n’avait rien désiré d’autre qu’un extrait où les Fils descendaient au galop de leur repaire de montagne, à la queue leu leu, sur des dromadaires tous pareils.

« J’sais pas pourquoi il voulait ça, marmonna-t-il en soulevant le couvercle du pot de colle. On voit qu’un tas de rochers. »



Victor et Gaspode se tenaient debout au milieu des dunes de sable près de la plage.

« C’est là que se trouve la cabane en bois flotté, dit le jeune homme en pointant le doigt, et quand on regarde bien, on devine comme une route qui se dirige tout droit vers la colline. Mais il n’y a rien d’autre sur la colline que de vieux arbres. »

Gaspode reporta les yeux sur la baie d’Olive-Oued.

« Elle est circulaire, c’est marrant, ça.

— Je suis de ton avis, dit Victor.

— J’ai un jour entendu causer d’une ville tellement corrompue que les dieux l’ont changée en flaque de verre fondu, dit Gaspode sans raison particulière. Et la seule personne qu’a assisté au châtiment, elle s’est fait changer en poteau de sel le jour et brassoir à fromage la nuit.

— Bon sang. Qu’est-ce qu’ils avaient fait, les habitants ?

— J’sais pas. Pas grand-chose, sûrement. Suffit d’un rien pour les contrarier, les dieux.

— Moi bon chien ! Bon chien, Lazzi ! »

L’animal arrivait en trombe par-dessus les dunes, telle une comète de poils dorés et orangés. Il s’arrêta en dérapage devant Gaspode puis se mit à danser en rond, tout excité, sans cesser de japper.

« Il s’est échappé et il veut qu’je joue avec lui, fit Gaspode d’un ton découragé. Ridicule hein ? Lazzi, fais l’mort ! »

Lazzi roula par terre, obéissant, les quatre pattes en l’air.

« Tu vois ? Il comprend tout ce que j’dis, marmonna Gaspode.

— Il t’aime bien, fit Victor.

— Huh ! renifla Gaspode. Comment veux-tu qu’les chiens arrivent à quoi qu’ce soit s’ils sautent partout en vénérant les gens, tout ça parce qu’on leur a donné à manger ? Qu’est-ce qu’il veut que j’fasse de ça ? »

Lazzi avait laissé tomber un bâton devant Gaspode et le regardait, l’air d’attendre.

« Il veut que tu le lances, répondit Victor.

— Pour quoi faire ?

— Pour qu’il le rapporte.

— Ce que j’comprends pas, dit Gaspode tandis que Victor jetait le bâton qu’il venait de ramasser et que Lazzi fonçait par en dessous, c’est comment on a fait pour descendre du loup. Enfin quoi, le loup classique, c’est un p’tit malin, tu vois c’que j’veux dire ? Plein de ruse et tout. Des formes grises qui filent sur l’immensité vierge de la toundra, c’est c’qui vient tout d’suite à l’esprit. »

Gaspode regarda rêveusement les montagnes au loin. « Et tout d’un coup, une poignée de générations plus tard, on hérite de Patoche la Pétoche avec sa truffe froide, ses yeux brillants, son poil luisant et sa cervelle d’hareng ahuri.

— Et de toi », ajouta Victor. Lazzi revint à toute allure dans une tempête de sable et lâcha le bâton à ses pieds. Victor le ramassa et le lança une seconde fois. Lazzi repartit à grands bonds sans cesser de japper comme un malade, tout excité.

« Ben, ouais, fit Gaspode en se pavanant d’un pas lent sur ses pattes arquées. Seulement, moi, j’peux m’débrouiller tout seul. Ce monde, c’est la jungle. Tu crois que l’autre Toutou la Praline tiendrait cinq minutes à Ankh-Morpork ? Suffirait qu’il mette la patte dans certaines rues pour finir sous forme de trois paires de gants fourrés et en boulettes de viande au menu du plus proche restaurant klatchien de plats à emporter. »

Victor jeta encore le bâton.

« Dis-moi, demanda-t-il, qui c’était le célèbre Gaspode auquel tu dois ton nom ?

— T’as jamais entendu parler d’lui ?

— Non.

— Il était vachement célèbre.

— C’était un chien ?

— Ouais. Ça remonte à des années et des années. Un vieux type à Ankh-Morpork avait cassé sa pipe ; comme il appartenait à une de ces religions qu’enterrent les morts, on l’avait enterré, mais il avait un vieux chien…

— … qui s’appelait Gaspode… ?

— Ouais, et qu’avait été son seul compagnon. Une fois le type enterré, le chien s’est couché sur sa tombe et s’est mis à hurler sans arrêt pendant deux semaines. Il grognait sur tous ceux qui s’approchaient. Et puis il est mort. »

Victor marqua un temps alors qu’il relançait le bâton.

« C’est très triste », commenta-t-il. Il lança le bâton. Lazzi se précipita en dessous et disparut dans un bouquet d’arbres rabougris à flanc de colline.

« Ouais. D’après tout le monde, c’est la preuve de l’amour éternel et innocent du chien pour son maître, répliqua Gaspode qui cracha les mots comme s’il s’agissait de cendres.

— Toi, tu ne crois pas ça, alors ?

— Pas vraiment. Moi, j’crois que n’importe quel chien s’mettrait à hurler sur place si on venait d’lui refermer la pierre tombale sur la queue. »

Un aboiement féroce leur parvint.

« T’inquiète pas. Il a dû tomber sur un rocher qu’a une forme menaçante », dit Gaspode.

Il était tombé sur Ginger.



Le bibliothécaire se déplaça à coups de phalanges assurées dans le dédale de la bibliothèque de l’Université de l’Invisible et descendit l’escalier qui menait aux rayonnages de haute sécurité.

Vu leur caractère magique, quasiment tous les livres de la bibliothèque se révélaient terriblement plus dangereux que des livres ordinaires ; on en avait enchaîné une bonne partie aux étagères pour les empêcher de voler dans tous les sens.

Mais aux niveaux inférieurs…

… On y rangeait les livres solitaires, ceux dont la conduite ou le simple contenu nécessitait tout un rayonnage, voire toute une salle pour eux seuls. Des livres cannibales qui, laissés sur le même rayonnage que leurs congénères plus faibles, avaient le lendemain matin l’air beaucoup plus épais et plus suffisant au milieu des cendres fumantes. Des livres dont le seul sommaire pouvait réduire la cervelle sans défense en fromage blanc à zéro pour cent de matière grise. Des livres qui n’étaient pas uniquement des ouvrages de magie mais des ouvrages magiques.

On se fait beaucoup d’idées fausses sur la magie. On parle à tort et à travers d’harmonies surnaturelles, d’équilibre cosmique et de licornes, autant d’inepties qui sont à la magie ce qu’une marionnette à gaine est à la Comédie Française.

La vraie magie, c’est la main sur la scie à ruban, l’étincelle projetée dans un baril de poudre, la distorsion dimensionnelle qui vous relie directement au cœur d’une étoile, l’épée flamboyante qui se consume jusqu’au pommeau. Plutôt jongler avec des torches dans une fosse de goudron que bricoler avec la magie. Plutôt se coucher devant mille éléphants.

Du moins, c’est ce que prétendent les mages, voilà pourquoi ils réclament des honoraires exorbitants pour mettre le nez dans cette saloperie.

Mais ici, dans l’obscurité des tunnels souterrains, il ne servait à rien de se cacher derrière des amulettes, des robes pailletées d’étoiles et des chapeaux pointus. Ici, soit on en avait entre les jambes, soit on n’en avait pas. Et quand on n’en avait pas, on l’avait quelque part.

Des bruits filtraient à travers les portes barricadées tandis que le bibliothécaire progressait de son pas traînant. Une ou deux fois un objet lourd se jeta contre un battant et fit gémir les gonds.

Il y avait du tapage.

L’orang-outan s’arrêta devant une entrée voûtée fermée par une porte non pas en bois mais en pierre, équilibrée de façon à ce qu’on puisse l’ouvrir facilement de l’extérieur, mais capable de résister à une pression énorme de l’intérieur.

Il marqua une pause, puis il tendit la main dans une petite niche pour en ramener un masque de fer et de verre fumé qu’il enfila, ainsi qu’une grosse paire de gants de cuir renforcés de mailles d’acier. Il saisit ensuite une torche faite de chiffons imbibés d’huile ; il l’alluma à l’un des braseros tremblotants du tunnel.

Au fond de la niche, il y avait une clé de cuivre.

Il prit la clé puis une profonde inspiration.

Tous les Livres du Pouvoir avaient leur nature propre. L’Inoctavo était dur et autoritaire. Le Grimoire de la grande marrade s’adonnait aux farces mortellement drôles. Il fallait garder les Joies de la sexualité tantrique dans un bac d’eau glacée. Le bibliothécaire les connaissait tous et savait comment s’y prendre avec eux.

Celui qu’il venait voir était différent. D’ordinaire, on ne consultait que des copies de dixième ou douzième main qui ressemblaient autant à l’original qu’un tableau représentant une explosion ressemble… disons, à une explosion. Celui-là, c’était un livre qui avait absorbé tout le mal absolu, livide, du sujet dont il traitait.

On avait taillé à coups de hache les lettres de son titre au-dessus de la voûte, de peur que les hommes et les primates ne l’oublient.

NECROTELICOMNICON.

Le bibliothécaire introduisit la clé dans la serrure et adressa une prière aux dieux.

« Oook, fit-il avec ferveur. Oook. » La porte s’ouvrit.

À l’intérieur, une chaîne cliqueta légèrement dans le noir.



« Elle respire encore », dit Victor. Lazzi bondissait autour d’eux en aboyant comme un fou.

« Tu devrais p’t-être lui desserrer ses vêtements, quelque chose, suggéra Gaspode. C’est juste une idée, ajouta-t-il. Pas besoin de m’regarder méchamment comme ça. J’suis un chien, moi, j’y connais rien !

— Elle va bien, on dirait, mais… t’as vu ses mains ? fit Victor. Qu’est-ce qu’elle a voulu faire, bons dieux ?

— Elle a voulu ouvrir cette porte.

— Quelle porte ?

— La porte, là. »

Un pan de la colline avait glissé. D’immenses blocs de maçonnerie émergeaient du sable. Des tronçons d’antiques piliers dépassaient comme des dents fluorées.

Entre deux de ces tronçons apparaissait une entrée voûtée, trois fois plus haute que Victor. Une porte à double battant la scellait, en pierre ou en bois durci comme la pierre au fil des ans. L’un des battants était entrouvert, mais des paquets de sable à l’extérieur l’avaient empêché de pivoter davantage. On avait creusé avec frénésie de profonds sillons dans la dune. Ginger avait essayé de dégager la porte à mains nues.

« C’est idiot de s’escrimer là-dessus par une chaleur pareille », commenta distraitement Victor. Son regard alla de l’entrée à la mer, puis tomba sur Gaspode.

Lazzi gravit tant bien que mal le sable et aboya, surexcité, en direction de l’ouverture étroite entre les battants.

« Pourquoi il fait ça ? demanda Victor qui sentait soudain la peur le gagner. Il a les poils tout hérissés. Tu crois que c’est un de ces mystérieux pressentiments qu’ont les animaux en présence du mal, dis ?

— Je crois que c’est un con, répliqua Gaspode. Lazzi, la ferme ! »

Un jappement lui répondit. Lazzi recula de la porte, perdit l’équilibre sur le sable mouvant et dégringola au bas de la pente. Il se remit sur ses pattes d’un bond et reprit ses aboiements ; pas ses aboiements habituels de chien idiot, cette fois, mais dans le plus pur style du chien qui invective un chat grimpé dans un arbre.

Victor se pencha et toucha la porte. Elle était froide malgré la canicule perpétuelle d’Olive-Oued, et comme animée d’une très légère vibration. Il fit courir ses doigts sur la surface. Il y sentit des inégalités, comme si elle s’était ornée d’une sculpture que le temps avait érodée et renvoyée dans les ténèbres.

« Une porte comme ça… fit Gaspode derrière lui, une porte comme ça, si tu veux mon avis… une porte comme ça… une porte comme ça… (il prit une profonde inspiration) ça augure.

— Hmm ? Quoi ? Ça augure quoi ?

— Pas besoin qu’ça augure quelque chose. En soi, l’augureté, c’est jamais bon, tu peux m’croire.

— Ça devait être important. Ça fait un peu temple, dit Victor. Pourquoi elle voulait l’ouvrir ?

— Des morceaux de falaise qui glissent et des portes mystérieuses qui apparaissent, fit Gaspode en secouant la tête. C’est du gros augure, ça. On va s’tirer ailleurs, loin d’ici, et réfléchir à tout ça, hein ? »

Ginger laissa échapper un gémissement. Victor s’accroupit.

« Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— J’sais pas, fit Gaspode.

— On aurait dit : “Je veux être saule.” Non ?

— C’est idiot. L’est restée trop longtemps au soleil, m’est avis, répliqua Gaspode d’un air entendu.

— Tu as peut-être raison. C’est vrai qu’elle a la tête drôlement brûlante. » Il la souleva et tituba un peu sous le poids.

« Viens, dit-il enfin. On va descendre en ville. Il va bientôt faire noir. » Il regarda les arbres rachitiques autour de lui. La porte se dressait dans une espèce de creux, lequel devait capter assez de rosée pour que la végétation locale se dessèche légèrement moins qu’ailleurs.

« Tu sais, je connais déjà ce coin, j’ai l’impression, dit Victor. C’est là qu’on a tourné notre premier film. C’est là qu’on s’est vus pour la première fois.

— Très romantique, commenta froidement Gaspode en se dépêchant de partir tandis que Lazzi faisait des bonds joyeux autour de lui. Si un truc horrible sort de là-dedans, vous pourrez vous dire que c’est votre monstre à vous, le souvenir de votre rencontre.

— Hé ! Attends-moi !

— Grouille-toi, alors.

— Pourquoi elle voudrait être un saule, dis ?

— J’en sais foutre rien… »

Après leur départ, le silence reflua dans la dépression.

Un peu plus tard, le soleil se coucha. Sa lumière rasante éclaira la porte et les vagues inégalités de surface devinrent un relief en creux. Avec de l’imagination, on aurait pu reconnaître une silhouette humaine.

Avec une épée.

De tout petits bruits reprirent à mesure que le sable, grain à grain, dévalait la pente depuis le battant de la porte. À minuit, elle s’était ouverte au moins de quinze millimètres.

Olive-Oued rêvait.

Rêvait de se réveiller.



Rubis couvrit les feux sous les cuves, rangea les bancs sur les tables et se prépara à fermer le Lias Bleu. Mais, juste avant de souffler la dernière lampe, elle hésita devant le miroir.

Cette nuit encore il serait à l’attendre dehors. Comme toutes les nuits. Ce soir, il avait assisté au spectacle, elle l’avait vu qui souriait tout seul. Il mijotait quelque chose.

Rubis avait pris conseil auprès de plusieurs filles qui travaillaient dans le cinéma, et en plus de son boa de plumes elle avait désormais investi dans un chapeau à large bord décoré d’une espèce d’ougraah, on appelait ça des cerises, paraissait-il. On lui avait garanti un effet renversant.

Le seul ennui, elle devait le reconnaître, c’est qu’il était, pourrait-on dire, trollement bien foutu. Depuis des millions d’années les femmes trolls se sentaient naturellement attirées par les mâles bâtis comme des monolithes avec une pomme posée au sommet. Les instincts perfides de Rubis la bombardaient de messages qui lui remontaient la moelle épinière et lui soufflaient insidieusement que dans ces longs crocs et ces jambes torses une fille trouverait tout ce qu’elle pouvait souhaiter chez un compagnon.

Des trolls comme Roc ou Momo, évidemment, beaucoup plus modernes, savaient par exemple se servir d’un couteau et d’une fourchette, mais Détritus avait un côté, disons, rassurant. Peut-être à cause de la façon énergique dont ses phalanges touchaient le sol. Par ailleurs, elle ne doutait pas d’être plus futée que lui. Il donnait l’impression d’une espèce de force lourdaude irrésistible qui la fascinait. C’était à nouveau son instinct qui parlait – l’intelligence n’a jamais été un trait dominant de survie chez les trolls.

Et elle devait bien avouer qu’elle aurait beau s’attifer de boas de plumes et de beaux chapeaux, elle accusait cent quarante ans bien sonnés et dépassait de cent quatre-vingts kilos le poids en vogue.

Si seulement il pouvait se remuer un peu.

Se remuer n’importe quoi, même pas grand-chose.

Ça vaudrait peut-être le coup d’essayer ce maquillage dont lui avaient parlé les filles.

Elle soupira, souffla la lampe, ouvrit la porte et sortit dans un labyrinthe de racines.

Un arbre gigantesque s’étendait sur toute la longueur de la ruelle. Il avait fallu le remorquer sur des kilomètres. Les rares branches survivantes entraient par les fenêtres ou s’agitaient tristement en l’air.

Au beau milieu se dressait Détritus, fièrement perché sur le tronc, la figure fendue d’un sourire jusqu’aux deux oreilles, les bras grands ouverts.

« You-hou ! » lança-t-il.

Rubis poussa un soupir éléphantesque. Ça n’était pas facile, l’amour, quand on était troll.



Le bibliothécaire força la page à s’ouvrir et l’enchaîna. Le livre essaya de le mordre.

Son contenu l’avait rendu ce qu’il était. Malfaisant et perfide.

Il renfermait des connaissances interdites.

Enfin, pas vraiment interdites. Personne n’était allé jusqu’à les interdire. Pour les interdire, il aurait déjà fallu savoir de quoi il retournait, et ça, c’était interdit. Mais il renfermait assurément des connaissances dans lesquelles on regrettait, après coup, d’avoir mis le nez[19].

Tout homme mortel, disait la légende, qui lisait plus de quelques lignes de l’exemplaire original mourait fou.

C’était sûrement vrai.

L’ouvrage, disait encore la légende, contenait des illustrations dont la vue faisait s’écouler par les oreilles le cerveau de l’homme le plus solide.

C’était sans doute vrai, ça aussi.

Il suffisait, disait toujours la légende, d’ouvrir le Nécrotélicomnicon pour que la chair se détache de la main de l’imprudent et lui remonte le long du bras.

Personne ne savait si ce dernier détail était vrai, mais il avait l’air assez horrible pour qu’on n’en doute pas, et personne ne comptait le vérifier.

La légende avait en fait beaucoup à dire sur le Nécrotélicomnicon, mais rien sur les orangs-outans, lesquels pouvaient bien déchirer le livre en petits morceaux et le mâcher, la légende s’en moquait. Après l’avoir regardé, le bibliothécaire n’avait rien subi de plus grave qu’une vague migraine et un soupçon d’eczéma, mais ce n’était pas une raison pour prendre des risques. Il positionna le verre fumé de la visière et fit descendre un doigt de cuir noir le long de la table alphabétique ; les mots se rebiffèrent au passage et cherchèrent à le mordre.

De temps en temps il levait le bout de film à la lumière tremblotante de la torche.

Le vent et le sable les avait estompées, mais on devinait bel et bien des sculptures dans la roche. Et le bibliothécaire avait déjà vu ce genre de motifs.

Il trouva la référence qu’il cherchait et, après une courte lutte durant laquelle il dut menacer le Nécrotélicomnicon avec la torche, il força le livre à tourner la page.

Il regarda de plus près.

Ce bon vieux Achmed le J’ai-juste-des-maux-de-tête…

…et sur cette colline, dit-on, fut descouverte une porte vers le Monde Extérieur, et les habitants de la cité observèrent ce qu’on y voyait, ignorant que l’espouvante se tapissait entre les univers…

Le doigt du bibliothécaire revint de la droite vers la gauche et sauta au paragraphe suivant.

… car d’Autres trouvèrent la Porte d’Olive-Oued et s’abattirent sur le monde ; en une seule nuit toutes espèces de folies survinrent, le chaos régna, la cité sombra dans la mer et ne fit plus qu’un avecque les poissons et les homards, exceptés les rares chanceux qui prirent la fuite…

L’anthropoïde retroussa une lèvre et lut plus bas sur la page.

… un guerrier d’or qui repoussa l’ennemi, sauva le monde et dit : « Là où se tient la porte, je me tiens aussi ; je suis celui qui est né d’Olive-Oued afin de protéger l’Idée Folle. » Alors ils demandèrent : « Que devons-nous faire pour détruire la Porte à jamais ? » Et il leur fut respondu : « Cela vous ne le pouvez, car ce n’est pas une chose qui se détruit, mais je garderai la Porte pour vous. » Et eux, qui n’étaient pas nés de la veille et qui craignaient le remesde davantage que la maladie, lui demandèrent : « Qu’allez-vous exiger de nous pour garder la Porte ? » Alors il se mit à grandir jusqu’à atteindre la taille d’un arbre et leur respondit : « Seulement votre mémoire, afin que je ne dorme pas. Trois fois par jour vous vous souviendrez d’Olive-Oued. Sinon les cités du monde trembleront et s’écrouleront, et vous verrez la plus grande desvorée par les flammes. » Et là-dessus l’homme d’or prit son épée dorée, se rendit à la colline et se tint à la porte pour toujours.

Et les gens se dirent alors : C’est drôle, il ressemble beaucoup à mon onscle Osbert…

Le bibliothécaire tourna la page.

… mais il y avait parmi eux, aussi bien chez les hommes que les animaux, ceux que la magie d’Olive-Oued avait touchés. Elle se perpestue de génération en génération comme une antique malesdiction, jusqu’à ce que les prêtres cessent de se souvenir et que l’homme d’or plonge dans le sommeil. Le monde alors devra prendre garde…

Le bibliothécaire laissa le livre se refermer dans un claquement.

Cette légende n’avait rien d’extraordinaire. Il l’avait déjà lue – du moins en majeure partie – dans d’autres livres autrement moins dangereux que celui-ci. On en rencontrait des variantes dans toutes les villes de la plaine de Sto. Il avait autrefois existé une cité, dans les brumes de la préhistoire, plus grande qu’Ankh-Morpork si possible. Et les habitants avaient commis quelque chose, une sorte de crime innommable non seulement contre l’humanité ou les dieux mais contre la nature même de l’univers, un crime si abominable que la ville s’était engloutie sous les flots par une nuit de tempête. Seuls quelques rescapés avaient survécu pour transmettre aux peuples barbares des régions les moins avancées du Disque les techniques artisanales de la civilisation, tels que le taux usuraire et le macramé.

Personne ne l’avait vraiment prise au sérieux, cette légende. Ce n’était rien de plus qu’un de ces mythes classiques du genre « Arrête ou tu deviendras sourd » que les civilisations s’ingénient à léguer à leurs descendants. Après tout, on tenait Ankh-Morpork elle-même pour la ville la plus dépravée qu’un marin puisse espérer trouver en un an d’escales à terre, et elle avait échappé à toute espèce de vengeance surnaturelle, quoiqu’il fût néanmoins possible que ladite vengeance se soit exercée sans que personne ne la remarque.

La légende avait toujours situé la ville qu’elle évoquait dans une région et un temps aussi reculés l’une que l’autre.

Nul ne savait où elle se trouvait, ni même si elle avait existé.

Le bibliothécaire contempla encore les symboles, l’œil mauvais.

Des symboles très familiers. Ils figuraient partout sur les anciennes ruines d’Olive-Oued.



Debout sur une colline basse, Azhural regardait la marée d’éléphants avancer sous lui. Ici et là un chariot dansait entre les corps gris cendré comme un bateau à la dérive. À force de malaxage, deux kilomètres de veld se transformaient en mare bourbeuse, dépourvue de toute herbe – mais à en juger par l’odeur ce serait la région la plus verte du Disque après les pluies.

Il se tamponna les yeux avec un coin de sa robe.

Trois cent soixante-trois ! Qui aurait cru ça !

L’air ne désemplissait pas des barrissements irrités de trois cent soixante-trois éléphants. Et vu toutes les équipes de chasseurs et de piégeurs qui les précédaient, il y en aurait bientôt beaucoup plus. S’il fallait en croire M’Bu, en tout cas. Et il n’allait pas discuter avec lui.

Marrant, ça. Pendant des années, Azhural avait tenu M’Bu pour une espèce de sourire ambulant. Un gamin adroit avec une brosse et une pelle, mais loin de ce qu’on pourrait appeler une lumière.

Et soudain, voilà que quelqu’un, quelque part, voulait mille éléphants ; le gamin avait levé la tête, une lueur lui était apparue dans l’œil, et Azhural avait littéralement reconnu derrière ce grand sourire un kilopachydermatoliste de talent prêt à honorer la commande. Marrant. On pouvait connaître quelqu’un depuis toujours sans s’apercevoir que les dieux l’avaient mis sur cette terre pour déplacer un millier d’éléphants.

Azhural n’avait pas de fils. Il avait déjà décidé de tout laisser à son assistant. Tout ce qu’il possédait à ce jour se montait à trois cent soixante-trois éléphants et… ha ha ha, un découvert éléphantesque, mais c’était l’intention qui comptait.

M’Bu remonta le sentier au petit trot pour le rejoindre, son écritoire à pince solidement coincée sous le bras.

« Tout est prêt, patron, fit-il. Z’avez plus qu’un mot à dire. »

Azhural se redressa. Il contempla autour de lui la plaine ondoyante, les baobabs dans le lointain, les montagnes violettes. Ah, oui. Les montagnes. Il s’était inquiété à propos des montagnes. Il en avait parlé à M’Bu qui avait répondu : « On franchira les ponts quand on arrivera d’sus, patron. » Et lorsqu’Azurhal avait fait remarquer que des ponts, il n’y en avait pas, le gamin l’avait regardé droit dans les yeux et déclaré tout net : « D’abord, on les construit, les ponts, et après on les passe. »

Loin par-delà les montagnes l’attendaient la mer Circulaire, Ankh-Morpork et cet Olive-Oued. Des coins perdus aux drôles de noms.

Une rafale de vent souffla sur le veld, porteuse d’étranges murmures, même ici.

Azhural leva son bourdon.

« Il y a deux mille trois cents kilomètres d’ici à Ankh-Morpork, déclara-t-il. Nous avons trois cent soixante-trois éléphants, cinquante charrettes de fourrage, ça va bientôt être la mousson, et nous portons porte… nous portons… des machins sur le nez, comme du verre, mais foncé… des machins de verre foncé devant les yeux… » Sa voix mourut. Son front se plissa comme s’il venait d’écouter ses propres paroles sans les comprendre.

L’atmosphère parut chatoyer.

Il vit M’Bu qui le regardait fixement.

Il haussa les épaules. « Allons-y », dit-il.

M’Bu mit ses mains en porte-voix. Il avait passé la nuit à mettre au point l’ordre de marche.

« Section bleue de tonton N’gru… en avant ! cria-t-il. Section jaune de tata Googool… en avant ! Section verte du petit-cousin ! Kck !… en avant !… »

Une heure plus tard, le veld devant la colline basse était redevenu désert, si l’on excepte un milliard de mouches et un bousier qui n’en revenait pas de sa chance.

Quelque chose tomba avec un ploc sur la terre rouge, soulevant un petit cratère.

Le bruit reprit. Une fois. Deux fois.

Un éclair fendit le tronc d’un baobab voisin.

Les pluies passaient à l’attaque.



Le dos de Victor commençait à lui faire mal. Porter des jeunes femmes en lieu sûr paraissait une bonne idée sur le papier mais présentait de gros inconvénients au bout des cent premiers mètres.

« Tu ne saurais pas où elle habite, des fois ? demanda-t-il. C’est loin, tu crois ?

— J’en sais rien, répondit Gaspode.

— Elle m’a parlé une fois d’un magasin de vêtements, qu’elle logeait au-dessus.

— Alors, ça doit être dans la venelle à côté de chez Borgle. »

Gaspode et Lazzi prirent la tête, enfilèrent des ruelles et montèrent un escalier extérieur branlant. Peut-être flairaient-ils la chambre de Ginger. Victor n’allait pas mettre en question les sens mystérieux des animaux.

Victor monta les marches derrière le bâtiment le plus silencieusement possible. Il était vaguement au courant qu’un véritable fléau infestait souvent les meublés : la propriétaire terriblement méfiante, dite propriétaire commune, et il estimait avoir assez de problèmes comme ça.

Il se servit des pieds de Ginger pour ouvrir la porte.

C’était une petite chambre, basse de plafond, meublée de ce mobilier triste et délavé propre à toutes les locations du multivers. Du moins avait-elle eu cet aspect au départ.

Ce qui la meublait aujourd’hui, c’était Ginger.



Elle avait conservé toutes les affiches. Même celles des premiers films, quand son nom n’apparaissait qu’en petits caractères dans le rôle d’« une fille ». Elles étaient punaisées aux murs. Le visage de Ginger – et le sien à lui – le fixait de partout.

Il y avait un grand miroir au fond de la chambre exiguë et sombre et deux bougies à demi consumées devant Victor.

Il posa doucement la jeune femme sur le lit étroit puis regarda prudemment autour de lui, les yeux écarquillés. Ses sixième, septième et huitième sens hurlaient sous son crâne. Il se trouvait dans un monde magique.

« C’est comme une espèce de temple, dit-il. Un temple dédié à… elle-même.

— Ça m’fout les chocottes », fit Gaspode.

Victor regardait toujours. Il avait peut-être échappé avec bonheur au chapeau pointu et au grand bourdon, mais il avait acquis des instincts de mage. Il eut la vision soudaine d’une cité sous la mer, de pieuvres qui passaient furtivement des portes en se contorsionnant et de homards qui surveillaient les rues.

« Le destin, ça l’dérange qu’on prenne plus d’espace qu’il faut. Tout l’monde sait ça. »

Je vais devenir la femme la plus célèbre du monde, songea Victor. C’est ce qu’elle a dit. Il secoua la tête.

« Non, dit-il. Elle aime les affiches, c’est tout. C’est de la futilité toute bête. »

Difficile à croire, même pour lui. La chambre bourdonnait littéralement de…

… De quoi ? Il n’avait encore jamais rien ressenti de tel. D’une espèce de puissance, sûrement. Quelque chose qui lui effleurait les sens et le tentait terriblement. Pas exactement de la magie. Du moins, pas celle dont il avait l’expérience. Mais quelque chose qui lui ressemblait sans être pareil, comme le sucre et le sel, même forme, même couleur mais…

L’ambition n’était pas magique. Puissante, oui, mais pas magique… enfin, sûrement.

La magie, ça n’avait rien de compliqué. Voilà le grand secret autour duquel on avait érigé tout un édifice rococo afin de mieux le préserver. Le premier venu un tant soit peu persévérant et futé pouvait exercer la magie, ce qui expliquait pourquoi les mages la cachaient derrière des rituels et toutes leurs histoires de chapeaux pointus.

Le truc, c’était de faire de la magie et de s’en tirer sans bobo.

Car si l’on regardait l’espèce humaine comme un champ de blé, la magie permettait à ses utilisateurs de pousser un peu mieux que le voisin, de se détacher du lot. De quoi attirer l’attention des dieux et – Victor hésita – d’autres Choses extérieures à ce monde. Ceux qui recouraient à la magie sans savoir ce qu’ils faisaient finissaient souvent dans un drôle d’état.

Parfois ils tapissaient toute la chambre.

Il se remémora Ginger sur la plage. Je veux être la femme la plus célèbre du monde. C’était peut-être nouveau, ça. Autre chose que la soif de l’or, du pouvoir, de la terre, de tout l’attirail habituel de la condition humaine. Seulement la soif d’être soi-même, le plus grand possible. La soif non pas d’avoir, mais d’être.

Il secoua la tête. Il se trouvait tout simplement dans une chambre d’une bâtisse minable, dans une ville aussi réelle que… que… que… ben, que l’épaisseur d’une pellicule. Un lieu mal choisi pour ce genre de réflexions.

L’important, c’était de se rappeler qu’Olive-Oued, lui, n’était pas un lieu réel du tout.

Il contempla encore les affiches. L’occasion ne se présente qu’une fois, avait dit Ginger. On vit peut-être soixante-dix ans et, si on a de la chance, l’occasion se présente, une seule fois.

Pensez à tous les skieurs-nés qui voient le jour dans les déserts. Pensez à tous les maréchaux-ferrants de génie venus au monde des centaines d’années avant qu’on invente le cheval. À tous les talents inutilisés. À toutes les occasions manquées.

J’ai quand même de la veine, songea-t-il tristement, de vivre à notre époque.

Ginger se retourna dans son sommeil. Au moins, elle respirait maintenant plus régulièrement.

« Allez, viens, dit Gaspode. C’est pas bien de rester seul dans le boude-ouah d’une dame.

— Je ne suis pas seul, fit remarquer Victor. Elle est avec moi.

— Justement, répliqua Gaspode.

— Wouf, ajouta Lazzi en chien fidèle.

— Tu sais, dit Victor en descendant l’escalier à la suite de ses deux compagnons à quatre pattes, je commence à croire qu’il se passe ici quelque chose d’anormal. Il se passe quelque chose et je ne sais pas ce que c’est. Pourquoi elle voulait entrer dans la colline ?

— Sûrement une histoire d’alliance avec des puissances effroyables, fit Gaspode.

— La ville, la colline, le vieux bouquin, tout ça, reprit Victor en l’ignorant. Tout se tient, mais je voudrais bien savoir ce qui les relie. »

Il sortit dans les premières heures de la soirée, dans les lumières et le bruit d’Olive-Oued.

« Demain, quand il fera jour, on montera là-haut et on réglera la question une fois pour toutes, dit-il.

— Non, fit Gaspode. Pour la bonne raison que demain on va à Ankh-Morpork, tu t’rappelles ?

— Comment ça : on ? Ginger et moi, d’accord. Toi, je ne sais pas.

— Lazzi aussi. Moi, je…

— Bon chien, Lazzi !

— Ouais, ouais. J’ai entendu les dresseurs en causer. Alors, faut que j’l’accompagne pour m’assurer qu’il lui arrive rien, comme qui dirait. »

Victor bâilla. « Bon, moi, je vais me coucher. Faudra sûrement partir tôt. »

Gaspode regarda innocemment d’un côté puis de l’autre de la ruelle. Quelque part une porte s’ouvrit et un rire d’ivrogne s’en échappa.

« Je m’disais que j’pourrais p’t-être faire un p’tit tour avant de m’pieuter, proposa-t-il. Montrer à Lazzi…

— Bon chien, Lazzi !

— … les coins intéressants et tout. »

Victor n’avait pas l’air convaincu. « Ne le fais pas traîner trop tard, conseilla-t-il. On va s’inquiéter.

— Ouais, d’accord, dit Gaspode. B’nuit. »

Le chien s’assit et suivit des yeux le départ de Victor.

« Huh, fit-il dans un souffle fétide. Est-ce qu’on s’inquiète pour moi ? » Il leva un regard mauvais sur Lazzi qui se mit docilement d’un bond au garde-à-vous.

« D’accord, mon p’tit toutou à sa mémère, reprit-il. L’est temps qu’on s’occupe de ton éducation. Leçon numéro un : boire des coups à l’œil dans les bars. T’as du bol, ajouta-t-il, de m’avoir rencontré. »



Sur le coup de minuit, deux silhouettes canines remontaient la rue d’une démarche titubante.

« Nous sommes de pauvres ’tits agneaux, hurlait Gaspode, perrrdus dans la nature…

— Wouf ! Wouf ! Wouf !

— Des ’tits moutons perdus qu’ont… qu’ont… » Gaspode s’affaissa et se gratta une oreille, du moins il gratta là où il croyait vaguement trouver une oreille. Sa patte effectua dans le vide des moulinets désordonnés. Lazzi lui jeta un regard de sympathie.

Une soirée incroyablement bonne. Gaspode avait toujours obtenu ses coups à boire gratuits en s’asseyant sur son derrière et en regardant fixement un client jusqu’à ce que l’autre, gêné, lui verse un peu de bière dans une soucoupe avec l’espoir que l’importun s’en irait après avoir bu. Une technique lente et fastidieuse mais qui avait porté ses fruits. Tandis que Lazzi…

Lazzi faisait des tours. Lazzi savait boire à la bouteille. Lazzi arrivait à aboyer le nombre de doigts qu’on lui montrait ; Gaspode aussi, bien entendu, mais il ne lui était jamais venu à l’idée qu’on pouvait récompenser ce genre de pratiques.

Lazzi pouvait mettre le cap sur une jeune femme qu’un soupirant intéressé sortait pour la soirée, lui poser la tête sur les genoux et la regarder avec des yeux si mélancoliques que le gars lui payait une soucoupe de bière et un sachet de biscuits en forme de poissons dans le seul but d’impressionner la petite amie en puissance. Gaspode n’avait jamais été capable de faire ça, parce qu’il était trop court sur pattes pour poser le museau sur des genoux, et que de toute façon il ne déclenchait que des cris de dégoût s’il s’y avisait.

Il s’était réfugié sous la table, dans un silence d’abord de réprobation embarrassée, puis de réprobation alcoolisée, vu que Lazzi était la générosité personnifiée quand il s’agissait de partager des soucoupes de bière.

Maintenant qu’on les avait tous deux flanqués dehors, Gaspode estima que le moment était venu d’une leçon sur la vraie chiennerie.

« Faut pas t’himulier comme ça. T’hulimier. Thumilier comme ça d’vant les humains, dit-il. Ça rabaisse toute l’espèce. On s’débarrassera jamais du joug d’l’homme si des chiens comme toi frétillent d’la queue dès qu’ils voient des gens, ’rsonnellement, ça m’a écœuré, ton numéro de t’coucher sur l’dos et d’faire le mort, moi j’te l’dis.

— Wouf.

— T’es qu’un chien à la solde des impérialistes bipèdes », l’accusa durement Gaspode.

Lazzi se croisa les pattes sur le museau.

Gaspode voulut se mettre debout, se mélangea les jambes et s’assit lourdement. Au bout d’un moment deux grosses larmes roulèrent sur son pelage.

« ’videmment, fit-il. J’ai jamais eu ma chance, t’sais. » Il réussit à se rétablir sur ses quatre pattes. « Tiens, mes débuts dans la vie, déjà. J’té à l’eau dans un sac. Oui, dans un sac. L’pauvre ’tit chien, il ouvre les yeux, r’garde émerveillé l’monde autour de lui, comme qui dirait, et il est dans un sac. » Les larmes lui gouttèrent du museau. « Pendant quinze jours, j’ai pris la brique pour ma mère.

— Wouf, compatit Lazzi mais manifestement sans comprendre.

— Coup de veine, on m’avait j’té dans l’Ankh, poursuivit Gaspode. Dans n’importe quelle autre rivière, je me s’rais noyé avant de me r’trouver au paradis des chiens. Paraît qu’y a un gros chien noir fantomatique qui s’amène quand on meurt pour dire que l’heure est menue. Tenue. Venue. »

Le regard de Gaspode se perdit dans le vide. « Mais on peut pas couler dans l’Ankh, reprit-il d’un air songeur. Un fleuve drôlement compac’, l’Ankh.

— Wouf.

— On f’rait pas ça à un chien. Façon de parler.

— Wouf. »

Gaspode posa un regard trouble sur la mine épanouie, éveillée, irrévocablement stupide de Lazzi. « Tu comprends pas un putain d’mot de c’que j’raconte, hein ? marmonna-t-il.

— Wouf ! répondit Lazzi en faisant le beau.

— P’tit veinard », soupira Gaspode.

Il y eut du tapage à l’autre bout de la ruelle. Il entendit une voix s’exclamer : « Il est là-bas ! Viens, Lazzi ! Viens, mon chien ! » Chaque mot dégoulinait de soulagement.

« C’est l’patron, grogna Gaspode. T’es pas obligé d’y aller.

— Bon chien, Lazzi ! Lazzi, bon chien ! aboya Lazzi qui s’en fut d’un petit trot obéissant quoique mal assuré.

— On t’a cherché partout ! marmonna un des dresseurs en levant un bâton.

— Lui tape pas dessus ! fit le second. Tu ficherais tout en l’air. » Il fouilla la ruelle des yeux et croisa le regard de Gaspode qui le fixait.

« C’est le sac à puces qui traîne partout, dit-il. Il me flanque la trouille, celui-là.

— Balance-lui quelque chose », suggéra l’autre.

Le dresseur baissa la main et ramassa un caillou. Lorsqu’il se releva, la ruelle était vide. Soûl comme à jeun, Gaspode avait dans certains cas d’excellents réflexes.

« Tu vois, fit le dresseur en lançant un regard mauvais à l’obscurité. On dirait qu’il lit dans les pensées.

— C’est qu’un clébard, le rassura son compagnon. T’inquiète pas. Viens, on va mettre celui-là en laisse et le ramener avant que m’sieur Planteur s’en aperçoive. »

Lazzi rentra docilement sur leurs talons au Siècle de la Roussette et se laissa enchaîner à sa niche. Peut-être n’appréciait-il pas trop, mais c’était difficile d’y voir clair dans le fatras de devoirs, d’obligations et de semblants d’émotions qui peuplait ce qu’il fallait bien appeler, faute d’un meilleur mot, son cerveau.

Il tira, histoire de voir, une ou deux fois sur la chaîne puis se coucha pour attendre la suite des événements.

Au bout d’un moment, une petite voix éraillée de l’autre côté de la palissade lança : « Je t’enverrais bien un os avec une lime dedans, seulement tu la boufferais. »

Lazzi dressa l’oreille.

« Bon chien, Lazzi ! Bon chien, Gaspode !

— Chhh ! Chhh ! Ils pourraient au moins t’laisser voir un avocat, dit Gaspode. L’enchaînement, c’est contraire aux droits de l’homme.

— Wouf !

— N’importe comment, j’leur ai fait payer. J’ai suivi l’plus mauvais jusque chez lui et j’ai pissé partout sur sa porte.

— Wouf ! »

Gaspode soupira et s’éloigna en se dandinant. Parfois il se demandait en son for intérieur si ce ne serait pas agréable d’appartenir à quelqu’un, après tout. Lui appartenir vraiment sans pour autant être sa propriété ni se faire enchaîner, si bien qu’on est content de le voir, qu’on lui apporte ses pantoufles dans la gueule, qu’on se languit à sa mort, etc.

Lazzi aimait bien ce genre de trucs, mais le verbe aimer convenait-il dans son cas ? Ça ressemblait davantage à une spécificité inscrite dans ses os. Gaspode se demanda tristement si c’était ça la vraie chiennerie, et un grondement lui monta du fond de la gorge. Non, sûrement pas, pour ce qu’il en savait. Parce que la vraie chiennerie n’avait que faire des pantoufles, des balades et des langueurs, Gaspode n’en doutait pas. La chiennerie, c’était affaire de dureté, d’indépendance et de méchanceté.

Ouais.

Gaspode avait entendu dire que tous les canidés pouvaient se croiser entre eux, même avec les loups originels, donc, tout au fond de lui, chaque chien était un loup. On pouvait faire un chien d’un loup, mais on ne pouvait pas enlever le loup du chien. Une idée réconfortante, quand la sclérose des coussinets se rappelait à son bon souvenir et que les puces s’excitaient sans retenue ni vergogne.

Il se demanda comment on s’y prenait pour s’accoupler avec un loup, et ce qui arrivait quand on s’arrêtait.

Bah, aucune importance. Une seule chose importait : les vrais chiens n’étaient pas fous de joie chaque fois qu’un homme leur lâchait deux ou trois mots.

Ouais.

Il gronda en direction d’un tas d’ordures et le défia de prétendre le contraire.

Une partie du tas bougea, et une tête féline, un cadavre de poisson dans la gueule, le regarda d’un air interrogateur. Gaspode allait lui aboyer dessus sans conviction, histoire de ne pas faillir à la tradition, lorsque la tête recracha le poisson et lui parla.

« Chalut, Gachpode. »

Gaspode se détendit. « Oh. Salut, le chat. Excuse-moi. J’savais pas que c’était toi.

— J’détechte cha, l’poichon, fit l’autre, mais au moins, cha te cauje pas. »

Une autre partie des ordures bougea, et la souris Couinette émergea.

« Qu’est-ce que vous fichez ici, en ville ? demanda Gaspode. J’croyais que d’après vous y avait moins de risque sur la colline.

— Plus maintenant, répondit le chat. Cha devient trop churnaturel. »

Gaspode plissa le front. « T’es un chat, fit-il d’un ton désapprobateur. Les chats, ils aiment bien ça, l’surnaturel.

— Ouais, mais pas quand ils che prennent des étinchelles dorées qui leur crépitent au bout des poils et que l’chol tremble à tout bout d’champ. Et qu’y a de drôles de voix qu’ont l’air de leur chortir d’la tête. Cha devient effrayant, là-haut.

— Alors, nous, on est descendus, dit Couinette. M’sieur Pan-pan et le canard se cachent dans les dunes… »

Un autre chat se laissa tomber de la palissade voisine. Un gros matou à poil roux qui n’avait pas hérité de l’intelligence d’Olive-Oued. Il écarquilla les yeux à la vue d’une souris apparemment à l’aise en présence d’un chat.

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