Voyez…

Voici l’espace. On l’appelle parfois l’ultime frontière.

(Sauf, bien entendu, qu’il ne peut exister d’ultime frontière, car il n’y aurait rien derrière à délimiter, on devrait donc parler de pénultième frontière…)

Et sur fond de lavis stellaire flotte une nébuleuse, immense et noire, où une géante rouge luit comme la folie des dieux.

Puis la lueur se précise comme le reflet d’un œil monstrueux qu’éclipse régulièrement le battement d’une paupière, les ténèbres dévoilent une nageoire, et la Grande A’Tuin, la tortue stellaire, fend le vide de l’espace.

Sur son dos, quatre éléphants géants. Sur leurs épaules, bordé d’eau, étincelant sous son minuscule soleil en orbite, en rotation majestueuse autour des montagnes de son Moyeu glacé, repose le Disque-monde, à la fois monde et miroir des mondes.

Presque irréel.

La réalité n’est pas digitale, façon en dents de scie, mais analogique. Graduelle. En d’autres termes, la réalité est une qualité que toute chose possède au même titre que, disons, le poids. Certains individus sont plus réels que d’autres, par exemple. On estime qu’il n’y a pas plus de cinq cents personnes réelles sur n’importe quelle planète donnée, ce qui explique pourquoi elles n’arrêtent pas de se rentrer dedans à tout bout de champ sans crier gare.

Le Disque-monde est aussi irréel que possible, mais tout de même juste assez réel pour exister.

Et juste assez réel pour être dans un réel pétrin.



À une quarantaine de kilomètres dans le sens direct d’Ankh-Morpork, les vagues déferlent en grondant sur la langue de dunes tapissées de salicornes battues par les vents, là où les eaux de la mer Circulaire se mêlent à celles de l’océan du Bord.

La colline en question se voit à des kilomètres. Peu élevée, elle se dresse néanmoins au milieu des dunes tel un bateau retourné ou une baleine franchement malchanceuse. Des arbres rabougris la recouvrent. Aucune pluie n’y tombe, à moins d’y être forcée. Malgré le vent qui sculpte les dunes tout autour, le sommet courtaud de la colline connaît un calme éternel et retentissant.

En dehors du sable, rien ici n’a changé depuis des siècles.

Jusqu’à ce jour.

On avait bâti une cabane rudimentaire en bois flotté sur le croissant allongé de la plage, quoique la qualifier de bâtie relève de la diffamation envers les bâtisseurs talentueux de cabanes rudimentaires à travers les âges ; si on avait laissé la mer entasser le bois, elle aurait peut-être fait un meilleur boulot.

Et, à l’intérieur, un vieil homme venait de mourir.

« Oh », dit-il. Il ouvrit les yeux et fit du regard le tour des lieux. Il ne les avait pas bien vus depuis dix ans.

Puis il balança, sinon ses jambes, du moins le souvenir de ses jambes hors de la couche de bruyère maritime et se leva. Ensuite il sortit dans le matin adamantin. Il s’aperçut avec curiosité qu’il portait toujours une image fantomatique de sa robe de cérémonie – tachée, effilochée, mais on devinait néanmoins qu’elle avait été en peluche rouge sombre à brandebourgs dorés – quand bien même il était mort. Soit les vêtements meurent en même temps que leur propriétaire, se dit-il, soit on s’habille mentalement par la force de l’habitude.

L’habitude le conduisit aussi au tas de bois flotté près de la cabane. Mais lorsqu’il voulut en ramasser quelques morceaux, ses doigts passèrent au travers.

Il jura.

Ce fut alors qu’il remarqua une silhouette, debout au bord de l’eau, qui regardait vers le large. Elle s’appuyait sur une faux. Le vent faisait claquer sa robe noire.

Il clopina vers elle, se rappela qu’il était mort, et se mit à faire de grands pas. Il n’avait pas marché comme ça depuis des décennies ; étonnant comme ça revenait vite.

Il n’avait pas couvert la moitié de la distance que la silhouette sombre lui parla.

« DECCAN RIBOBE, dit-elle.

— C’est moi.

— DERNIER GARDIEN DE LA PORTE.

— Ben, j’suppose, oui. »

La Mort hésita.

« VOUS L’ÊTES OU VOUS NE L’ÊTES PAS. »

Deccan se gratta le nez. Évidemment, songea-t-il, normal qu’on puisse se toucher. Sinon, on tomberait en morceaux.

« T’niquement, un Gardien, faut qu’il soye investi par la Grande Prêtresse, répondit-il. Et y a pas eu de Grande Prêtresse depuis des milliers d’années. Voyez, j’ai tout appris du vieux Tento qui vivait ici avant moi. M’a juste dit un jour : “Deccan, j’ai idée que j’vais mourir, alors c’est ton tour maintenant, parce que s’il reste personne qui se souvient comme il faut, tout va recommencer et tu sais c’que ça veut dire.” Bon, d’accord. Mais on peut pas appeler ça une investissementure en bonne et due forme, moi j’dis. »

Il leva les yeux sur la colline sablonneuse.

« Y avait qu’lui et moi, reprit-il. Puis plus qu’moi pour se souvenir d’Olive-Oued. Et maintenant… » Il leva la main vers sa bouche.

« Hou-là… fit-il.

— OUI », répliqua la Mort.

Il serait faux de dire qu’une expression de panique passa sur la figure de Ribobe, car à cet instant elle se trouvait à plusieurs pas de là, fendue d’une espèce de grand sourire figé, comme si elle venait enfin de comprendre la blague. Mais son esprit, lui, s’inquiétait bel et bien.

« Voyez, se dépêcha-t-il d’expliquer, le problème, c’est que personne s’en vient jamais par ici, voyez, à part les pêcheurs d’la baie d’à côté, et eux, ils abandonnent leur poisson et ils se débinent, rapport à la superstition, tant et si bien que j’ai jamais pu m’en aller chercher un apprenti ou quelqu’un d’autre, quoi, rapport qu’il fallait que je garde les feux allumés et que je chante…

— OUI.

— … C’est une responsabilité terrible, quand on est l’seul à pouvoir faire son boulot…

— OUI, reconnut la Mort.

— Enfin, ’videmment, j’vous apprends rien…

— NON.

— … J’veux dire, j’espérais que quelqu’un ferait naufrage, un truc comme ça, ou viendrait chercher un trésor, j’aurais pu lui expliquer comme le vieux Tento m’a expliqué à moi, lui apprendre les chants, tout régler avant que j’meure…

— OUI ?

— J’imagine qu’y a aucune chance pour… comment dire…

— NON.

— C’est bien ce que j’pensais », fit Deccan, l’air abattu.

Il regarda les vagues qui se fracassaient sur le rivage.

« Y avait une grande ville, là-bas, y a des milliers d’années d’ça, fit-il. J’veux dire, à la place de la mer. Quand c’est la tempête, on entend les vieilles cloches des temples qui sonnent sous l’eau.

— JE SAIS.

— Quand y avait du vent, je m’asseyais ici pour écouter. Je m’imaginais tous les morts, là-d’sous, en train de sonner les cloches.

— MAINTENANT, FAUT QU’ON Y AILLE.

— D’après l’vieux Tento, y avait quelque chose sous la colline là-bas qui poussait les gens à faire des trucs. Qui leur mettait des idées bizarres dans la tête, reprit Deccan en suivant à contrecœur la silhouette qui s’éloignait avec raideur. Moi, j’en ai jamais eu, des idées bizarres.

— MAIS VOUS, VOUS CHANTIEZ », dit la Mort. Il claqua des doigts.

Un cheval renonça à brouter l’herbe rare de la dune et s’approcha de la Mort au petit trot. Deccan fut surpris de constater qu’il laissait des traces de sabots dans le sable. Il s’attendait à des étincelles, ou du moins à de la roche en fusion.

« Euh… hésita-t-il. Vous pouvez m’dire, euh… ce qui se passe maintenant ? »

La Mort le lui dit.

« C’est bien ce que j’pensais », fit tristement Deccan.

Sur la colline basse, le feu qui avait brûlé toute la nuit s’affaissa dans une pluie de cendres. Quelques tisons continuèrent cependant de rougeoyer.

Ils ne tarderaient pas à s’éteindre.

.

Ils s’éteignirent.

.

Rien ne se passa durant toute une journée. Puis, dans un petit creux en bordure de la colline écrasante, quelques grains de sable roulèrent et découvrirent un tout petit trou.

Quelque chose en émergea. Une chose invisible. Une chose guillerette, égoïste et merveilleuse. Une chose aussi intangible qu’une idée, ce qu’elle était exactement. Une idée folle.

Elle était vieille selon des critères que ne pouvait mesurer aucun calendrier connu de l’homme, et ce qui la poussait, pour l’instant, c’étaient des souvenirs et des besoins. Elle se souvenait de la vie, en d’autres temps, dans d’autres univers. Elle avait besoin de gens.

Elle s’éleva sur le fond d’étoiles, changea de forme, se lova comme de la fumée.

Il y avait des lumières à l’horizon.

Elle aimait ça, les lumières.

Elle les regarda quelques secondes puis, telle une flèche invisible, elle pointa vers la ville et fila à toute allure.

Elle aimait aussi l’action…

Et plusieurs semaines s’écoulèrent.



Un dicton prétend que toutes les routes mènent à Ankh-Morpork, la plus grande cité du Disque-monde.

Du moins, un dicton prétend qu’il y a un dicton qui prétend que toutes les routes mènent à Ankh-Morpork.

Ce qui est faux. Toutes les routes mènent loin d’Ankh-Morpork, mais parfois les voyageurs les prennent dans le mauvais sens.

Les poètes ont depuis longtemps renoncé à décrire la ville. Aujourd’hui, les plus malins veulent lui trouver des excuses. De leur point de vue, eh bien, elle sent peut-être mauvais, elle est peut-être surpeuplée, elle rappelle peut-être un peu ce que serait l’enfer si on éteignait les feux et qu’on y enfermait un troupeau de vaches incontinentes pendant un an, mais il faut reconnaître qu’elle vibre et déborde réellement d’une vie pleine d’entrain. Et c’est la vérité, quand bien même ce sont les poètes qui l’affirment. Mais les non-poètes de répliquer : Et alors ? Les matelas aussi débordent souvent de vie, et personne ne leur consacre des odes. Les citoyens détestent y habiter, mais s’ils sont obligés de s’en éloigner pour affaires, en quête d’aventures ou, plus souvent, dans l’attente d’une quelconque prescription, ils s’empressent d’y revenir pour le plaisir de lui en vouloir et de la critiquer encore un peu plus. Ils arborent des autocollants à l’arrière de leurs charrettes qui disent : Ankh-Morpork – on la condamne ou on la quitte. Ils l’appellent la Grosse Youplà, à cause du fruit[1].

De temps en temps, un dirigeant construit un mur tout autour d’Ankh-Morpork, officiellement pour tenir les ennemis à distance. Mais Ankh-Morpork ne craint pas les ennemis. À la vérité, elle les accueille à bras ouverts, pourvu qu’ils aient de l’argent à dépenser[2]. Elle a survécu aux inondations, incendies, hordes, révolutions et dragons. Parfois par hasard, il faut bien le reconnaître, mais elle leur a survécu quand même. L’esprit joyeusement et irrévocablement vénal de la cité est à l’épreuve de tout…

Jusqu’à aujourd’hui.



Boum.

L’explosion souffla les fenêtres, la porte et la majeure partie de la cheminée.

C’est le genre d’incident auquel on s’attend dans la rue des Alchimistes. Les voisins préfèrent les explosions à tout le reste ; au moins, les explosions, on arrive à les identifier et ça ne dure pas. C’est préférable aux odeurs qui rappliquent toujours en douce.

Les explosions font partie du paysage, enfin de ce qu’il en reste.

Et celle-là était particulièrement réussie, même selon les normes des connaisseurs du cru. Le nuage de fumée noire qui s’élevait était en son centre d’un rouge profond qu’on ne voyait pas souvent. Les morceaux de maçonnerie à demi fondus l’étaient davantage, fondus, que d’habitude. Une explosion, se dirent-ils, très impressionnante.

Boum.

Une minute ou deux après la déflagration, une silhouette sortit en titubant de l’ouverture déchiquetée qu’avait précédemment occupée la porte. Elle n’avait pas de cheveux et les vêtements qui lui restaient flambaient.

Elle s’approcha d’un pas incertain du petit attroupement qui admirait les dégâts et posa par hasard une main pleine de suie sur un marchand de pâtés en croûte chauds et de saucisses dans des petits pains, un marchand du nom de Planteur Je-m’tranche-la-gorge qui avait le don quasi magique d’apparaître partout où il pouvait réaliser une vente.

« J’cherche, dit la silhouette d’une voix distraite et ahurie, j’cherche un mot. Sur l’bout d’la langue.

— Cloque ? » proposa la Gorge.

Il retrouva son sens du commerce. « Après une épreuve pareille, ajouta-t-il en présentant une croûte tellement garnie de débris organiques récupérés qu’elle en était presque animée, ce qu’il vous faut, c’est vous enfiler un bon pâté bien chaud…

— Nonnonnon. C’pas cloque. C’qu’on dit quand on a découvert un truc. On sort dans la rue en courant et on crie, fit la silhouette fumante d’un ton urgent. Un mot spécial », ajouta-t-elle, le front plissé sous la suie.

L’attroupement, médiocrement satisfait de ne pas avoir droit à d’autres explosions, se rapprocha. Ça risquait d’être tout aussi intéressant.

« Ouais, c’est vrai, fit un homme âgé en bourrant sa pipe. On sort en courant et on crie : “Au feu ! Au feu !”. » Il prit un air triomphant.

« C’pas ça…

— Ou bien “Au secours !” ou…

— Non, il a raison, intervint une femme avec un panier de poissons sur la tête. Y a un mot spécial. Un mot étranger.

— Exact, exact, fit son voisin. Un mot étranger spécial pour ceux qu’ont trouvé un truc. Inventé par un couillon d’étranger dans son bain…

— Ben, répliqua l’homme à la pipe en l’allumant au chapeau fumant de l’alchimiste, moi j’vois pas pourquoi on aurait besoin chez nous de courir partout en braillant dans un sabir de sauvage, tout ça parce qu’on a pris un bain. N’importe comment, regardez-le. Il a pas pris de bain. Il en aurait bien besoin, ça oui, mais il en a pas pris. Pourquoi il veut courir partout en braillant dans un sabir de sauvage ? On a des mots tout ce qu’y a d’valable pour brailler.

— Comme quoi ? » demanda Je-m’tranche-la-gorge.

Le fumeur de pipe hésita. « Ben, fit-il, comme… “J’ai découvert un truc”… ou alors… “Hourra”…

— Non, dit le voisin de la femme au panier, j’pense au couillon, là-bas du côté de Tsort, ou j’sais pas où. Il était dans son bain, il a trouvé une idée pour un truc, et il a foncé dans la rue en gueulant.

— En gueulant quoi ?

— Chaispas. P’t-être : “Passez-moi un savon !”

— J’parie qu’il aurait d’quoi gueuler s’il s’avisait de demander ça par chez nous, lança la Gorge d’un ton joyeux. Ceci dit, mesdames et messieurs, j’ai ici d’la saucisse dans des p’tits pains, vous m’en direz des…

— Eurêka ! s’écria le peinturluré à la suie en vacillant d’avant en arrière.

— Des quoi ? fit la Gorge.

— Non, c’est le mot. Eurêka. » Un sourire inquiet s’étira sur la figure noircie. « Ça veut dire : Ça y est.

— Qu’est-ce qu’y est ? demanda la Gorge.

— Ça. Du moins, ça y était. Je l’avais. L’octocellulose. Un machin étonnant. Je la tenais dans la main. Mais je l’ai approchée trop près du feu, expliqua la silhouette du ton confus de l’accidenté encore sous le choc. Vach’ment important, ce détail. Faut que je l’note. Éviter de laisser chauffer. Vach’ment ’portant. Faut j’note détail vach’ment ’portant. »

Il retourna en trottinant dans les ruines fumantes.

Planteur le regarda partir.

« Je m’demande de quoi il causait ? » dit-il. Puis il haussa les épaules avant d’élever la voix pour crier : « Pâtés en croûte ! Saucisses chaudes ! Dans des p’tits pains ! Tell’ment fraîches que l’cochon a toujours pas remarqué qu’il lui manque des bouts ! »



L’idée lumineuse et tourbillonnante de la colline avait assisté à la scène. L’alchimiste ne se doutait même pas de sa présence. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il se sentait drôlement en veine d’innovations aujourd’hui.

Et voilà qu’elle venait de repérer l’esprit du marchand de pâtés.

Elle connaissait ce type d’esprit. Elle les aimait bien, ces esprits-là. Un esprit capable de vendre des pâtés de cauchemar était capable de vendre du rêve.

Elle bondit.

Sur une colline loin de là, le vent agita les cendres grises et froides.

Plus bas sur le versant de la même colline, dans une fissure d’un creux entre deux rochers où un buisson de genévrier nain luttait pour vivre, un petit filet de sable se mit à couler.



Boum.

Une fine pellicule de poussière tomba en voltigeant sur le bureau de Mustrum Ridculle, le nouvel archichancelier de l’Université de l’Invisible, à l’instant même où il essayait de lacer une braguette particulièrement récalcitrante.

Il jeta un coup d’œil par les vitraux de la fenêtre. Un nuage de fumée montait au-dessus des quartiers chics de Morpork.

« Éconoome ! »

L’économe fit irruption au bout de quelques secondes, hors d’haleine. Les bruits violents le rendaient toujours malade.

« Ce sont les alchimistes, Maître, haleta-t-il.

— C’est la troisième fois cette semaine. Foutus marchands de feux d’artifice, marmonna l’archichancelier.

— J’en ai peur, Maître.

— Ils s’imaginent jouer à quoi ?

— Je ne saurais dire, Maître, répondit l’économe en reprenant son souffle. L’alchimie ne m’a jamais intéressé. C’est vraiment trop… trop…

— Dangereux, compléta l’archichancelier d’un ton sans réplique. On passe son temps à mélanger des trucs et à se dire : Tiens, qu’est-ce qui se passera si on ajoute une goutte de bidule jaune ? puis à se balader quinze jours sans sourcils.

— J’allais dire : peu réaliste. Vouloir employer des méthodes aussi compliquées quand nous avons à notre disposition de la magie toute simple.

— Je croyais qu’ils cherchaient à guérir les pierres philosophales, vous savez, ces trucs qu’on attrape dans les reins, à moins que ce soit autre chose, fit l’archichancelier. Un tas de sottises, si vous voulez mon avis. De toute façon, je m’en vais. »

Alors qu’il commençait à s’approcher en crabe de la porte, l’économe agita en toute hâte une poignée de papiers à son intention.

« Avant que vous ne partiez, archichancelier, dit-il d’un ton désespéré, je me demande si vous accepteriez de signer quelques…

— Pas maintenant, mon vieux, le coupa sèchement Ridculle. Faut que j’aille changer d’eau mon perroquet, corbleu !

— Votre perroquet corps-bleu ?

— C’est ça. » La porte se referma.

L’économe la regarda fixement et soupira.

L’Université de l’Invisible avait connu toutes sortes d’archichanceliers au fil des ans. Des grands, des petits, des futés, des légèrement fêlés, des complètement givrés ; ils arrivaient, remplissaient leur fonction, dans certains cas trop brièvement pour que le peintre ait le temps de terminer le portrait officiel destiné à la grande salle, et mouraient. Le mage principal d’un monde de magie avait les mêmes perspectives d’emploi longue durée qu’un contrôleur d’échasses sauteuses dans un champ de mines.

Pourtant, estimait l’économe, il ne fallait pas trop s’en inquiéter. Le nom pouvait changer de temps en temps, ce qui comptait, c’était qu’il y ait toujours un archichancelier, dont la tâche la plus importante, de l’avis de l’économe, consistait à signer des papiers, de préférence, toujours de l’avis de l’économe, sans les lire au préalable.

L’archichancelier en exercice était différent. D’abord, il était rarement chez lui, sauf pour changer ses vêtements crottés. Et il criait sur tout le monde. D’abord sur l’économe.

Et pourtant, à l’époque, on s’était félicité d’élire un archichancelier qui n’avait pas mis les pieds à l’Université depuis quarante ans.

Les mages de haut niveau avaient connu tant de luttes intestines entre leurs divers ordres au cours des dernières années qu’ils s’étaient pour une fois mis d’accord sur ce dont l’Université avait besoin : une période de stabilité qui leur permettrait de poursuivre leurs intrigues et machinations en paix et dans le calme pendant quelques mois. Un épluchage des registres avait mis à jour le nom de Ridculle le Brun, un mage qui, après avoir atteint le septième niveau à l’âge incroyablement jeune de vingt-sept ans, avait quitté l’Université pour s’occuper du domaine familial au fin fond de la campagne. Ce choix leur avait paru idéal.

« Exactement le type qu’il nous faut, avaient-ils dit à l’unanimité. Ménage à fond. Balai neuf. Un mage rural. Retour aux bidules, là, aux racines de la magie. Brave gars, fumeur de pipe, l’œil pétillant. Un bonhomme à reconnaître les herbes, à se balader en forêt parmi ses frères les animaux. À dormir à la belle étoile, y a des chances. Comprend ce que raconte le vent, nous étonnerait pas. Donne leur nom à tous les arbres, vous pouvez en être sûrs. Parle aussi aux oiseaux. »

On avait envoyé un messager. Ridculle le Brun avait soupiré, lâché quelques jurons, retrouvé son bourdon dans le potager où il maintenait debout un épouvantail, et s’était mis en route.

« Et s’il pose le moindre problème, avaient ajouté les mages dans leur for intérieur, ça ne devrait pas être trop dur de se débarrasser d’un gus qui parle aux arbres. »

Puis il était arrivé, et on avait constaté que Ridculle le Brun parlait effectivement aux oiseaux. Plus précisément, il criait aux oiseaux, et ce qu’il criait en général, c’était : « En plein dans l’aile, saleté ! »

Pour ça, les animaux des champs et la gent ailée le connaissaient bien, Ridculle le Brun. Ils étaient devenus si experts en identification de silhouettes que dans un rayon de quarante kilomètres autour des terres de Ridculle ils prenaient la fuite, se cachaient ou, dans les cas désespérés, attaquaient sauvagement à la seule vue d’un chapeau pointu.

Dans les douze heures suivant son arrivée, Ridculle avait installé une meute de dragons de chasse à l’office, tiré des carreaux de son horrible arbalète sur les corbeaux de l’antique tour de l’Art, bu une douzaine de bouteilles de vin rouge, et regagné son lit à deux heures du matin en chantant des chansons aux paroles dont certains mages âgés à la mémoire défaillante avaient dû vérifier le sens.

Puis il s’était levé à cinq heures pour aller chasser le canard dans les marais de l’estuaire.

Et il était revenu en râlant parce qu’il n’y avait pas de bonnes rivières à truites à des kilomètres à la ronde. (On ne pouvait pas pêcher dans le fleuve Ankh ; déjà qu’il fallait sauter à pieds joints sur les hameçons pour les faire s’enfoncer.)

Et il avait commandé de la bière à son petit-déjeuner.

Et raconté des blagues.

D’un autre côté, se disait l’économe, au moins il n’intervenait pas dans la bonne marche de l’Université. Ridculle le Brun ne s’intéressait à aucune bonne marche que ce soit, en dehors peut-être de celles auxquelles il s’adonnait au milieu de ses limiers. Ce qu’on ne pouvait pas tirer à l’arc, qu’on ne pouvait ni chasser ni pêcher, ne présentait aucun intérêt pour lui.

De la bière au petit-déjeuner ! L’économe frissonna. Les mages n’étaient pas au mieux de leur forme avant midi, et le petit-déjeuner dans la grande salle restait un fragile instant de quiétude que seuls troublaient les toux, les déplacements feutrés des serviteurs et parfois un gémissement. Un individu qui réclamait à cor et à cri des rognons, du boudin et de la bière, c’était un phénomène nouveau.

Le seul que l’affreux bonhomme ne terrifiait pas, c’était le vieux Vindelle Pounze, cent trente ans, sourd comme un pot et, bien qu’expert en écritures thaumaturgiques anciennes, entièrement dépendant d’informations adéquates et d’un bon élan pour affronter le monde moderne. Il avait réussi à digérer le fait que le nouvel archichancelier serait un de ces dingues des haies et des petits zoziaux, il allait mettre une semaine ou deux à comprendre les changements survenus, et il se fendait en attendant d’une conversation polie et distinguée à partir du peu qu’il se rappelait des choses de la nature et assimilées.

Du genre :

« J’imagine que ça doit vous faire du… hmm… changement, hmm… de dormir dans un vrai lit plutôt qu’à la belle… hmm… étoile ? » Et : « Ces choses… hmm… là, ça s’appelle des couteaux et des fourchettes, hmm. » Et : « Ces… hmm… machins verts sur l’œuf brouillé, hmm… ça ne serait pas du persil, à votre avis ? »

Mais comme l’archichancelier ne prêtait guère d’attention aux propos échangés pendant qu’il mangeait et que Pounze ne s’apercevait jamais que l’autre ne lui répondait pas, ils faisaient plutôt bon ménage.

N’importe comment, l’économe avait d’autres soucis.

Les alchimistes, déjà. Impossible de faire confiance aux alchimistes. Des gens trop sérieux.

Boum.

Ce boum-là fut le dernier. Des jours entiers s’écoulèrent sans que de petites explosions les ponctuent. La ville retrouva son calme, commettant par là une erreur.

Ce que l’économe omit de prendre en compte, c’est qu’une absence d’explosions ne signifie pas qu’on a abandonné les expériences, quelles qu’elles soient. Ça signifie seulement qu’on les réussit.



Il était minuit. Le ressac grondait sur la plage et luisait, phosphorescent dans la nuit. Mais autour de l’antique colline, le fracas paraissait aussi sourd que s’il arrivait à travers plusieurs épaisseurs de velours.

Le trou dans le sable avait une taille respectable à présent.

Si on avait pu y coller l’oreille, on aurait cru entendre des applaudissements.



Il était toujours minuit. Une pleine lune planait au-dessus de la fumée et des exhalaisons d’Ankh-Morpork, bien contente que plusieurs milliers de kilomètres de ciel la séparent de tout ça.

Les locaux de la Guilde des Alchimistes étaient neufs. Ils étaient toujours neufs. Ils avaient été détruits par explosion et reconstruits quatre fois en deux ans, la dernière sans salle de démonstration, dans l’espoir que ce serait une mesure efficace.

Cette nuit-là, un certain nombre de silhouettes emmitouflées entrèrent furtivement dans le bâtiment. Quelques minutes plus tard, les lumières d’une fenêtre du dernier étage faiblirent et s’éteignirent.

Enfin, presque.

Il se passait quelque chose là-haut. Un étrange tremblotement lumineux emplit un bref instant la fenêtre. Des applaudissements spasmodiques s’élevèrent.

Suivit un bruit. Pas un boum, cette fois-ci, mais un curieux ronronnement mécanique, comme un chat satisfait au fond d’un tambour en fer-blanc.

Clic-clic-clic-clic… clic.

Il dura plusieurs minutes, sur fond d’acclamations. Puis une voix annonça :

« Zat’s hall folks ! C’est tout pour aujourd’hui. »



« C’est tout quoi pour aujourd’hui ? » demanda le Patricien le lendemain matin.

L’homme devant lui frissonna de peur.

« J’sais pas, Votre Seigneurie, dit-il. Ils m’ont pas laissé entrer. Ils m’ont fait attendre devant la porte, Votre Seigneurie. »

Il se tordait nerveusement les doigts. Le regard fixe du Patricien le clouait sur place. Un regard efficace, surtout pour pousser les gens à continuer de parler quand ils croyaient n’avoir plus rien à dire.

Seul le Patricien savait combien il disposait d’espions en ville. Celui-ci était domestique à la Guilde des Alchimistes. Il avait eu un jour la malchance de comparaître devant le Patricien sous l’accusation de lambinerie délictueuse et avait choisi de son propre chef de lui servir d’indicateur[3].

« C’est tout, Votre Seigneurie, gémit-il. Y avait juste ce cliquètement et cette espèce de lueur tremblotante sous la porte. Et… euh… ils ont dit qu’ici, la lumière du jour, elle était mauvaise.

— Mauvaise ? Comment ça ?

— Euh… J’sais pas, monsieur. Juste mauvaise, qu’ils ont dit. Faudrait aller ailleurs où elle est meilleure, qu’ils ont dit. Hum. Et après, ils m’ont dit d’aller leur chercher à manger. »

Le Patricien bâilla. Il trouvait d’un profond ennui les singeries des alchimistes.

« Vraiment, fit-il.

— Mais ils avaient déjà dîné un quart d’heure plus tôt, lâcha le domestique.

— Ce qu’ils faisaient ouvre peut-être l’appétit.

— Oui, et la cuisine était fermée pour la nuit, alors j’ai dû aller acheter une pleine boîte de saucisses dans des petits pains à Planteur la Gorge.

— Vraiment. » Le Patricien baissa les yeux sur la paperasserie de son bureau. « Merci. Vous pouvez disposer.

— Et vous savez quoi, Votre Seigneurie ? Ils ont aimé. Ils ont vraiment aimé ! »



Que les alchimistes aient fondé une guilde était étonnant. Les mages se montraient tout aussi peu coopératifs, mais ils avaient par nature le goût de la hiérarchie et de la compétition. Ils avaient besoin d’un système organisé. À quoi bon se retrouver mage de septième niveau si on n’en avait pas six autres en dessous à regarder de haut et un huitième auquel aspirer ? On avait besoin d’autres mages à mépriser et à détester.

Alors que les alchimistes étaient des solitaires qui travaillaient dans des officines obscures ou des caves à l’abri des regards afin de décrocher le gros lot : la pierre philosophale ou l’élixir de vie. C’étaient dans l’ensemble des individus maigres, atteints de conjonctivite, affublés de barbes qui tenaient davantage de la touffe de poils individuels regroupés pour une protection mutuelle, affichant pour la plupart l’expression vague, détachée de ce monde, que donne une exposition prolongée au mercure en ébullition.

N’allez pas croire que les alchimistes détestaient leurs confrères. Les trois quarts du temps, ils ne les remarquaient même pas, ou ils les prenaient pour des morses.

Aussi leur toute petite guilde méprisée n’avait-elle jamais aspiré au statut, disons, de celles des Voleurs, des Mendiants ou des Assassins, et se consacrait-elle plutôt à soutenir les veuves et les familles des collègues qui avaient traité un peu trop à la légère le cyanure de potassium, par exemple, ou distillé quelques champignons intéressants avant d’en boire le produit et de franchir le bord du toit pour jouer avec les fées. Il n’y avait pas tant que ça de veuves et d’orphelins, évidemment, car les alchimistes avaient du mal à entretenir des liens avec autrui suffisamment longtemps, et généralement, quand ils réussissaient à se marier, c’était dans la seule idée de s’attacher du personnel pour leur tenir les creusets.

En gros, l’unique talent que s’étaient découvert les alchimistes d’Ankh-Morpork, c’était la capacité de changer l’or en moins d’or.

Jusqu’à ce jour.

En ce jour ils vibraient de l’excitation nerveuse du citoyen qui vient de tomber sur une fortune inespérée en consultant son compte courant et ne sait pas s’il doit en parler à son banquier ou tout bonnement prendre l’oseille et se tirer.

« Les mages, ça va pas leur plaire, dit l’un d’eux, un type maigre et indécis du nom de Calmosse. Ils vont dire que c’est de la magie. La seule idée qu’on fasse de la magie sans être mage, ça les fout en rogne, vous le savez.

— Il n’y a aucune magie là-dedans, fit Thomas Gauledouin, le président de la guilde.

— Y a les diablotins.

— Pas de la magie, ça. Juste du surnaturel tout ce qu’il y a de classique.

— Ben, y a les salamandres.

— De l’histoire naturelle parfaitement normale. Rien de mal dans tout ça.

— Bon, d’accord. Mais ils vont dire que c’en est, de la magie. Vous savez comment ils sont. »

Les alchimistes hochèrent la tête d’un air sombre.

« Des réactionnaires, fit Sendivoge, le secrétaire de la guilde. Des thaumatocrates bouffis. Et les autres guildes pareil. Qu’est-ce qu’ils y connaissent, à la marche du progrès ? Qu’est-ce qu’ils en ont à faire ? Ils auraient pu réussir ce genre de truc depuis des années, mais est-ce qu’ils l’ont fait ? Pas eux ! Pensez qu’on peut rendre la vie des gens tellement… euh… mieux. Les possibilités sont immenses.

— Pédagogiques, dit Gauledouin.

— Historiques, renchérit Calmosse.

— Et bien sûr, il y a le spectacle », intervint Ducroc, le trésorier, un petit bonhomme nerveux. La plupart des alchimistes étaient nerveux, de toute façon, vu qu’ils ne savaient jamais comment le creuset de mixture bouillonnante sur lequel ils se livraient à des expériences allait réagir la seconde d’après.

« Ma foi, oui. Ça peut faire du spectacle, dit Gauledouin.

— Certains des grands drames historiques, reprit Ducroc. Imaginez la scène ! Vous rassemblez des acteurs, ils ne donnent qu’une seule représentation, et toute la population du Disque pourra la voir et la revoir autant qu’elle voudra ! Une grosse économie de cachets, entre nous, ajouta-t-il.

— Mais avec le souci du goût, dit Gauledouin. C’est à nous de veiller à ce qu’on ne fasse rien qui soit… (sa voix mourut) vous savez… indécent.

— Ils vont nous mettre des bâtons dans les roues, fit Calmosse d’un air sombre. Je les connais, les mages.

— J’y ai réfléchi, dit Gauledouin. La lumière d’ici est trop mauvaise, n’importe comment. Nous sommes tous d’accord là-dessus. Il nous faut un ciel clair. Et il nous faut aller loin. Je crois connaître le coin idéal.

— Vous savez, je n’arrive pas à y croire, fit Ducroc. Il y a un mois, ce n’était qu’une idée folle. Et maintenant ça marche ! C’est comme de la magie ! Mais sans en être, si vous voyez ce que je veux dire, s’empressa-t-il d’ajouter.

— Mieux qu’une illusion, une illusion réelle, dit Calmosse.

— Je ne sais pas si quelqu’un y a déjà pensé, dit Ducroc, mais ça pourrait nous rapporter de l’argent. Hum ?

— Mais ça n’est pas très important, fit Gauledouin.

— Non. Non, bien sûr que non », marmonna Ducroc. Il lança un coup d’œil aux autres.

« On le regarde encore ? proposa-t-il timidement. Ça ne me gêne pas de tourner la manivelle. Et, et… et ben, je sais que je n’ai pas beaucoup participé au projet, mais j’ai trouvé l’idée de… euh… ce machin. »

Il sortit un très grand sachet de la poche de sa robe et le laissa tomber sur la table. Il se renversa et quelques boules blanches floconneuses et difformes s’en échappèrent en roulant.

Les alchimistes les fixèrent des yeux.

« C’est quoi ? demanda Calmosse.

— Ben, répondit Ducroc, mal à l’aise, ce qu’il faut, c’est prendre du maïs ; on le verse, disons, dans un creuset numéro 3 avec un peu d’huile à friture, vous voyez, puis on le recouvre d’une assiette ou d’autre chose, et quand on chauffe… bang… enfin, pas un bang sérieux, et quand ça s’arrête de faire bang, on enlève l’assiette, et ça s’est métamorphosé en… euh… ces machins, là… » Il contempla les figures ahuries de ses collègues. « Ça se mange, marmonna-t-il comme pour s’excuser. Avec du beurre et du sel dessus, ç’a goût de beurre salé. »

Gauledouin avança une main tachée par les produits chimiques et choisit avec soin un morceau floconneux. Il le mâcha d’un air songeur.

« J’sais pas vraiment pourquoi j’ai fait ça, dit Ducroc en rougissant. J’ai eu comme une idée que ce serait bien. »

Gauledouin continuait de mâcher.

« Ç’a goût de carton, dit-il au bout d’un moment.

— Excusez-moi », fit Ducroc. Il entreprit de ramener de sa main en coupe le reste du tas dans le sac ; Gauledouin lui retint doucement le bras.

« Remarquez, dit-il en choisissant un autre morceau gonflé, ç’a quand même un je ne sais quoi, non ? Ça me paraît très bien. Comment vous avez dit que ça s’appelait ?

— Ç’a pas vraiment de nom, répondit Ducroc. Moi, j’appelle ça des grains sauteurs. »

Gauledouin en prit un autre. « C’est marrant, quand on a commencé d’en manger, on ne peut plus s’arrêter, fit-il. On en veut toujours plus, comme qui dirait. Des grains sauteurs ! D’accord. Bon… messieurs, allons tourner la manivelle encore une fois. »

Calmosse entreprit de rembobiner le film dans la lanterne non magique.

« Vous disiez que vous connaissiez un coin où on pourrait monter notre projet et où les mages ne viendraient pas nous embêter ? » demanda-t-il.

Gauledouin prit une poignée de grains sauteurs.

« C’est plus loin sur la côte, répondit-il. Un bon coin, au soleil, et personne n’y va jamais ces temps-ci. Rien d’autre là-bas qu’une vieille forêt battue par les vents, un temple et des dunes de sable.

— Un temple ? Ça les fout vraiment en rogne, les dieux, quand on… commença Ducroc.

— Écoutez, fit Gauledouin. La région est déserte depuis des siècles. Il n’y a rien là-bas. Pas d’habitants, pas de dieux, rien de rien. Que du soleil et du terrain à la pelle qui nous attendent.

C’est notre chance, les gars. On n’a pas le droit de faire de la magie, on n’arrive pas à faire de l’or, on n’arrive même pas à gagner notre vie… alors on va faire des images animées. On va faire l’histoire ! »

Les alchimistes se carrèrent sur leurs sièges, l’air plus joyeux.

« Ouais, fit Calmosse.

— Oh. D’accord, fit Ducroc.

— Aux images animées, fit Sendivoge en levant une poignée de grains sauteurs. Comment vous avez entendu parler de ce coin ?

— Oh, je… » Gauledouin s’arrêta. Il parut intrigué. « Sais pas, finit-il par avouer. Je… ne me souviens pas bien. J’ai dû en entendre parler il y a longtemps et j’ai oublié, puis ça m’est revenu d’un coup. Vous savez comment ça se passe.

— Ouais, fit Calmosse. Comme moi avec la pellicule. C’était comme si je me rappelais comment m’y prendre. La tête, ça vous joue de drôles de tours.

— Ouais.

— Ouais.

— Une idée qui sort au bon moment, quoi.

— Ouais.

— Ouais.

— Ça doit être ça. »

Un silence vaguement gêné enveloppa la table. Comme un bruit de cerveaux s’efforçant de poser leur doigt mental sur un détail qui les chiffonnait.

On aurait dit que l’air scintillait.

« Ça s’appelle comment, ce coin-là ? demanda enfin Calmosse.

— Je ne sais pas comment on l’appelait dans le temps, répondit Gauledouin en se renversant en arrière et en attirant à lui les grains sauteurs. Maintenant on l’appelle l’Olive-Oued.

— Olive-Oued, répéta Calmosse. J’ai l’impression… de connaître ce nom-là. »

Un autre silence suivit tandis qu’ils réfléchissaient.

Ce fut Sendivoge qui le brisa.

« Oh, bah, fit-il avec entrain. Olive-Oued, nous voilà.

— Ouais, dit Gauledouin en secouant la tête comme pour en déloger une pensée inquiétante. Marrant, quand même. J’ai l’impression… qu’on nous attend… depuis longtemps. »



À plusieurs milliers de kilomètres sous Gauledouin, la Grande A’Tuin, la tortue stellaire, continuait sa brasse rêveuse dans la nuit étoilée.

La réalité est une courbe.

Le problème n’est pas là. Le problème, c’est qu’il n’y en a pas autant qu’il faudrait, de la réalité. Selon certains textes parmi les plus mystiques sur les rayons de la bibliothèque de l’Université de l’Invisible… (la première faculté de magie et de grands banquets du Disque-monde, dont l’accumulation de livres est tellement massive qu’elle déforme l’Espace et le Temps) au moins neuf dixièmes de la réalité originale jamais créée se trouvent en dehors du multivers, et comme le multivers inclut par définition absolument tout ce qui n’est pas rien, ils exercent une certaine pression sur le dixième restant.

Hors des limites des univers se tiennent les réalités brutes, les « auraient-pu-être », les « sont-peut-être », les « n’ont-jamais-été », les idées folles, toutes créées et incréées dans le chaos comme des éléments de supernovae en fermentation.

De temps en temps, là où les parois des mondes se sont un peu érodées, elles s’infiltrent.

Et la réalité s’échappe.

L’effet produit ressemble à ces geysers d’eau chaude en pleine mer, autour desquels d’étranges créatures marines trouvent assez de chaleur et de nourriture pour former une oasis de vie aussi réduite qu’éphémère dans un environnement où il ne devrait pas exister de vie du tout.

L’idée d’Olive-Oued s’infiltra innocemment et joyeusement dans le Disque-monde.

Et la réalité s’échappa.

Elle fut repérée. Car des Choses rôdent au-dehors, dont l’aptitude à flairer de tout petits et fragiles regroupements de réalité jette aux oubliettes le coup des requins et de la trace infime de sang.

Elles commencèrent à se rassembler.



Une tempête roula sur les dunes de sable, mais en arrivant devant la colline basse les nuages donnèrent l’impression de bifurquer. Seules quelques gouttes de pluie atteignirent la terre desséchée, et le vent ne fut plus qu’une brise légère.

Elle fit voler du sable au-dessus des restes d’un feu éteint depuis longtemps.



Un mois passa à toute vitesse. Il n’avait aucune envie de moisir dans le coin.



Plus bas sur le versant, près d’un trou désormais assez grand pour, disons, un blaireau, un petit caillou se détacha avant de dévaler la pente.

L’économe frappa respectueusement à la porte de l’archichancelier puis ouvrit.

Un carreau d’arbalète lui cloua le chapeau au battant.

L’archichancelier baissa son arme et jeta un regard noir à l’intrus. « Faut pas faire des trucs aussi dangereux, dites donc ! cracha-t-il. Vous auriez pu causer un accident grave. »

L’économe n’était pas parvenu à sa situation actuelle – ou plutôt à celle antérieure de dix secondes quand il baignait dans le calme et la confiance en soi, alors qu’il frôlait à présent la mini-crise cardiaque – sans une capacité exceptionnelle à se remettre de revirements soudains.

Il décrocha son chapeau de la cible dessinée à la craie sur la boiserie séculaire.

« Pas de mal », dit-il. Aucune voix n’aurait pu sonner aussi sereine sans un effort prodigieux. « On voit à peine le trou. Pourquoi… euh… vous tirez sur la porte, Maître ?

— Réfléchissez un peu, mon vieux ! Dehors il fait noir, et ces putain de murs sont en pierre. Vous ne croyez tout de même pas que je vais tirer dans ces putain de murs ?

— Ah, fit l’économe. La porte a… euh… cinq cents ans, vous savez, ajouta-t-il avec un accent de reproche parfaitement dosé.

— Ça se voit, répliqua carrément l’archichancelier. Un putain de grand bazar noir. Ce qu’il nous faut par ici, mon vieux, c’est beaucoup moins de pierre et de bois, et un peu plus de gaieté. Quelques gravures de chasse ou de pêche, vous voyez. Une ou deux babioles pour décorer.

— Je vais m’en occuper tout de suite », mentit doucereusement l’économe. Il se rappela la liasse de papiers sous son bras. « En attendant, Maître, vous pourriez peut-être…

— Très bien, dit l’archichancelier en s’enfonçant son chapeau pointu sur le crâne. Bravo. Maintenant, faut que j’aille m’occuper d’un dragon qu’est malade. La pauvre bête, elle a pas touché à son huile de goudron depuis des jours.

— Votre signature sur un ou deux… marmonna en hâte l’économe.

— J’veux pas voir ces machins-là, fit l’archichancelier en le congédiant du geste. Trop de foutues paperasses dans cette université, moi j’trouve. Et… » Il regarda à travers l’économe, comme s’il venait de se rappeler un détail. « J’ai vu un drôle de truc ce matin, dit-il. J’ai vu un singe dans la cour. Drôlement gonflé.

— Ah, oui, dit joyeusement l’économe. Sûrement le bibliothécaire.

— Il a un animal de compagnie, hein ?

— Non, vous m’avez mal compris, archichancelier, fit l’économe toujours aussi joyeusement. C’est lui, le bibliothécaire. »

L’archichancelier le fixa des yeux.

Le sourire de l’économe se figea peu à peu.

« Le bibliothécaire est un singe ? »

Il fallut un certain temps à l’économe pour expliquer clairement de quoi il retournait.

« Ce que vous me dites, alors, résuma l’archichancelier, c’est que ce type s’est retrouvé changé en singe par magie ?

— Un accident dans la bibliothèque, oui. Une explosion magique. C’était un humain, et la seconde d’après un orang-outan. Et il ne faut pas le traiter de singe, Maître. C’est un anthropoïde.

— Ben quoi, c’est du pareil au même, non ?

— Apparemment non. Il devient très… euh… agressif quand on le traite de singe.

— Il fourre pas son cul sous le nez des gens, dites ? »

L’économe ferma les yeux et frissonna. « Non, Maître. Là, vous voulez parler des gibbons.

— Ah. » L’archichancelier réfléchit. « Y en a pas de ceux-là à travailler chez nous, quand même ?

— Non, Maître. Seulement le bibliothécaire, Maître.

— J’veux pas voir ça. J’veux pas voir ça, je vous dis. J’veux pas voir de putain de grands bestiaux pleins de poils traîner des pieds partout, fit l’archichancelier avec fermeté. Débarrassez-vous de lui.

— Bon sang, surtout pas ! C’est le meilleur bibliothécaire qu’on a jamais eu. Et avec lui, on en a pour son argent.

— Comment ça ? On lui donne quoi comme paye ?

— Des cacahuètes, répondit aussitôt l’économe. Et puis, c’est le seul à savoir comment fonctionne vraiment la bibliothèque.

— Qu’on le ramène comme il était avant, alors. C’est pas une vie pour un homme, d’être un singe.

— Anthropoïde, archichancelier. Et on dirait qu’il préfère rester comme ça, j’en ai peur.

— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda l’archichancelier d’un air soupçonneux. Il parle, peut-être ? »

L’économe hésita. C’était toujours le même problème avec le bibliothécaire. Tout le monde s’était si bien habitué à lui qu’on avait du mal à se rappeler un temps où la bibliothèque n’était pas dirigée par un anthropoïde aux crocs jaunes costaud comme trois bonshommes. Quand l’anormal tire en longueur, il devient le normal. Seulement, lorsqu’il fallait expliquer la chose à un tiers, ça paraissait bizarre. Il toussa nerveusement.

« Il dit “oook”, archichancelier, répondit-il.

— Et qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire « non », archichancelier.

— Et comment il fait pour dire « oui », alors ? »

L’économe avait craint cette question. « “Oook”, archichancelier, lâcha-t-il.

— Le même oook que l’autre oook ?

— Oh, non. Non. Je vous assure. L’inflexion est différente… Je veux dire, avec l’habitude… » L’économe haussa les épaules. « J’imagine qu’à la longue on a fini par le comprendre.

— Enfin, au moins il reste en bonne forme, lui, répliqua méchamment l’archichancelier. Pas comme vous autres. J’suis allé dans la Salle Peu Commune ce matin, et elle était pleine de types en train de ronfler.

— Sûrement les grands maîtres, Maître. Moi, je dirais qu’ils ont la forme idéale.

— La forme ? J’ai cru que le doyen avait avalé un lit !

— Ah, mais, Maître, fit l’économe en se fendant d’un sourire indulgent, à mon avis, la forme doit être adaptée à la fonction, et je dirais que celle du corps du doyen est merveilleusement idéale pour rester assis toute la journée et manger des repas lourds et copieux. » L’économe se permit un autre petit sourire.

L’archichancelier lui jeta un regard tellement de travers qu’on ne lui voyait plus que le blanc des yeux.

« C’est une blague ? fit-il du ton soupçonneux du gars qui n’arriverait toujours pas à comprendre l’expression « sens de l’humour » même si on passait une heure à lui expliquer à l’aide de diagrammes.

— Une simple observation, Maître », répondit prudemment l’économe.

L’archichancelier secoua la tête. « J’supporte pas les blagues. J’supporte pas les types qui cherchent sans arrêt à être drôles. Ça vient de ce qu’ils passent trop de temps entre quatre murs. Quelques courses à pied de trente kilomètres, et le doyen serait un autre homme.

— Ben, oui, fit l’économe. Il serait mort.

— Il serait en bonne santé.

— Oui, mais mort quand même. »

L’archichancelier brassa d’un geste irrité les papiers sur son bureau.

« On se laisse aller, marmonna-t-il. Beaucoup trop. La boîte va à vau-l’eau. Ça roupille à longueur de journée et ça se transforme en singe à tout bout de champ. Du temps où j’étais étudiant, ça nous est jamais venu à l’idée de nous changer en singes. » Il leva les yeux avec humeur.

« Qu’est-ce que vous vouliez ? lança-t-il sèchement.

— Quoi ? fit l’économe déconcerté.

— Vous vouliez que je fasse quelque chose, non ? Vous êtes venu me demander de faire quelque chose. Sans doute parce que je suis l’seul ici qui dort pas à poings fermés ni qui pousse des cris le cul dans un arbre tous les matins, ajouta l’archichancelier.

— Euh… Là, je crois que ce sont les gibbons, archichancelier.

— Quoi ? Quoi ? Essayez d’être cohérent, mon vieux ! »

L’économe se ressaisit. Il ne voyait pas pourquoi il lui fallait subir un traitement pareil.

« En fait, je voulais vous consulter au sujet d’un de nos étudiants, Maître, dit-il d’un ton glacial.

— Nos étudiants ? aboya l’archichancelier.

— Oui, Maître. Vous savez ? Les gars maigres et pâlots ? Nous sommes une université, vous vous souvenez ? Ils font partie de tout le bazar, comme les rats…

— J’croyais qu’on avait du personnel pour s’occuper d’eux.

— Les enseignants. Oui. Mais quelquefois… Ben, je me demande, archichancelier, si vous accepteriez de jeter un coup d’œil à ces résultats d’examens… »



Il était minuit – pas le même minuit qu’auparavant, mais qui lui ressemblait beaucoup. Le vieux Tom, le bourdon sans battant du beffroi de l’Université, venait de sonner ses douze silences tonitruants.

Des nuages de pluie exprimèrent leurs dernières malheureuses gouttes sur la ville. Ankh-Morpork se vautrait sous quelques étoiles humides, aussi réelle qu’une brique.

Cogite Stibon, étudiant mage, reposa son livre et se frotta la figure. « D’accord, dit-il. Demande-moi n’importe quoi. Vas-y. N’importe quoi. »

Victor Tugelbend, étudiant lui aussi, ramassa son exemplaire fatigué du Nécrotélicomnicon analysé à l’usage des estudiants, avec exercices pratiques et tourna les pages au hasard. Il était allongé sur le lit de Cogite. Du moins, ses omoplates. Le reste de sa carcasse s’appuyait contre le mur. Une position parfaitement normale pour un étudiant prenant ses aises.

« D’accord, fit-il. Bon. T’es prêt ? Alors, peux-tu me donner le nom, hein, du monstre extradimensionnel dont le cri typique est : “Ohé-ohéohéohé” ?

— Yob Seddeh, répondit aussitôt Cogite.

— Ouais. Comment est-ce que le monstre Tshup Aklathep, le Crapaud Stellaire Infernal aux Millions de Petits, torture ses victimes à mort ?

— Il… Ne me dis rien… Il les plaque au sol, et il leur montre des images de ses enfants jusqu’à ce que leur tête explose.

— Ouaip. Moi, je me suis toujours demandé comment c’était possible, un truc pareil, dit Victor en feuilletant les pages. J’imagine qu’à force d’avoir répété mille fois « Oui, il a vos yeux », on n’a de toute façon plus qu’une envie : se suicider.

— Tu connais des tas de choses, Victor, fit Cogite d’un ton admiratif. Ça m’étonne que tu sois encore étudiant.

— Euh… oui. Euh… Pas de chance aux examens, j’imagine.

— Continue, fit Cogite. Pose-moi encore une question. »

Victor rouvrit le bouquin.

Il y eut un instant de silence.

Puis il demanda : « Où se trouve Olive-Oued ? »

Cogite ferma les yeux et se martela le front. « Attends… attends… ne m’dis pas… » Il ouvrit les yeux. « Comment ça, où se trouve Olive-Oued ? ajouta-t-il sèchement. Je ne me souviens de rien à propos d’un Olive-Oued. »

Victor fixa la page. Nulle part il ne vit le nom d’Olive-Oued.

« J’aurais juré entendre… Je crois que j’ai la tête ailleurs, finit-il gauchement. Ça doit être toutes ces révisions.

— Oui. C’est énervant, hein ? Mais ça vaut le coup, si on devient mage.

— Oui, fit Victor. Je meurs d’impatience. »

Cogite referma le livre.

« Il ne pleut plus. On va faire le mur, dit-il. On a bien mérité de boire un coup. »

Victor agita un doigt. « Rien qu’un, alors. Faut rester sobre. C’est l’exam’ de dernière année, demain. Faut garder les idées claires !

— Huh ! » fit Cogite.

Évidemment, il est très important d’être sobre quand on passe un examen. Nombre de carrières louables dans la voirie, la cueillette des fruits ou l’animation à la guitare des couloirs de métro naissent d’un manquement à cette règle.

Mais Victor avait une bonne raison pour garder les idées claires.

Il pourrait commettre une erreur et être reçu.

Feu son oncle lui avait laissé une petite fortune pour qu’il ne soit pas mage. Le vieux n’avait pas compris lorsqu’il avait rédigé le testament, mais c’était pourtant ce qu’il avait fait. Il avait réellement cru aider son neveu à poursuivre ses études, mais Victor Tugelbend était un jeune homme très brillant à l’esprit biaiseur, et il avait raisonné ainsi :

Quels sont les avantages et inconvénients du statut de mage ? Eh bien, on jouit d’un certain prestige, mais on traverse souvent des situations dangereuses et on court toujours le risque de se faire tuer par un confrère. Il ne se voyait aucun avenir dans la peau d’un cadavre respecté.

D’un autre côté…

Quels sont les avantages et inconvénients du statut d’étudiant mage ? On jouit de beaucoup de temps libre, d’une certaine latitude pour, par exemple, boire de la bière à gogo et chanter des chansons paillardes, on ne court guère le risque de se faire tuer en dehors de celui qui guette tout citoyen d’Ankh-Morpork et, grâce à l’héritage, on mène une existence modeste mais confortable. Évidemment, on n’est pas gâté question prestige, mais au moins on est en vie pour le savoir.

Aussi Victor avait-il consacré beaucoup d’énergie à d’abord étudier les termes du testament, le règlement byzantin des examens de l’Université de l’Invisible et tous les sujets des cinquante dernières années.

La moyenne pour être reçu à l’examen de fin d’études était de 88.

Échouer serait facile. N’importe quel imbécile est capable d’échouer.

L’oncle défunt n’était pas un imbécile, lui. Une condition du testament stipulait, au cas où son légataire obtiendrait moins de quatre-vingts points, que le pactole s’évaporerait comme postillon sur plaque de fourneau.

Il avait eu gain de cause, d’une certaine manière. Peu d’étudiants avaient jamais potassé aussi dur que Victor. On racontait que ses connaissances en magie égalaient celles de certains grands mages. Il passait des heures à la bibliothèque, dans un fauteuil confortable, à lire des grimoires. Il faisait des recherches sur les corrigés et les préparations d’examens. Il suivait des cours jusqu’à pouvoir les réciter par cœur. De l’avis du corps enseignant, c’était l’élève le plus brillant et sûrement le plus studieux depuis des décennies. Et à chaque examen de dernière année il avait la prudence et l’adresse d’obtenir la note de 84.

Étrange, tout de même.



L’archichancelier arrivait à la dernière page. « Ah, je comprends, finit-il par dire. Déçu pour le gamin, c’est ça ?

— Je crois que vous ne voyez pas où je veux en venir, fit l’économe.

— Pour moi, c’est clair, dit l’archichancelier. Le gamin rate toujours son examen d’un cheveu. » Il attira un des papiers. « Pourtant, ça dit, ici, qu’il a été reçu il y a trois ans avec la note 91.

— Oui, archichancelier. Mais il a fait appel.

— Fait appel ? Parce qu’il était reçu ?

— Il a dit que d’après lui les correcteurs n’avaient pas remarqué son erreur sur les variétés allotropiques de l’octefer dans la question six. Il a dit qu’il ne pourrait pas vivre avec ça sur la conscience. Il a dit que ça le hanterait pour le restant de ses jours s’il réussissait de façon déloyale par rapport à des étudiants plus forts et plus méritants. Vous remarquerez qu’il n’a obtenu que 82 et 83 aux deux examens suivants.

— Pourquoi ça ?

— Nous pensons qu’il ne voulait pas prendre de risques, Maître. »

L’archichancelier tambourina des doigts sur le bureau.

« Veux pas voir ça, fit-il. Veux pas voir un type presque mage rigoler sur notre dos dans sa… dans sa… Dans quoi on rigole, déjà ?

— Tout à fait d’accord, ronronna l’économe.

— On devrait le mettre dedans, dit l’archichancelier avec fermeté.

— Dehors, Maître. Le mettre dedans, ça voudrait dire le mener en bateau.

— Oui. Bien vu. On va faire comme ça, là, en bateau.

— Non, Maître, dit l’économe d’un ton patient. C’est lui qui nous met dedans, alors on devrait le mettre dehors.

— Voilà. On va le mettre… (l’économe roula des yeux) à pied, quoi, pas en bateau, termina l’archichancelier. Vous voulez que je l’envoie promener, hein ? Que je le flanque à la porte demain matin et…

— Non, archichancelier. On ne peut pas s’y prendre comme ça.

— Non ? C’est quand même nous qui commandons, il me semble !

— Oui, mais il faut manier maître Tugelbend avec des pincettes. C’est un expert en procédures. Alors j’ai pensé qu’on pourrait lui donner ce sujet-ci à l’examen de demain. »

L’archichancelier saisit le document qu’on lui tendait. Ses lèvres remuèrent en silence tandis qu’il le lisait.

« Une seule question ?

— Oui. Et soit il est reçu, soit il est recalé. J’aimerais bien le voir obtenir quatre-vingt-quatre points là-dessus. »



Par certains côtés que ses professeurs n’arrivaient pas à bien définir, à leur grand déplaisir, Victor Tugelbend était aussi le fainéant le plus accompli de toute l’histoire du Monde.

Rien à voir avec le fainéant classique, le fainéant commun. La fainéantise commune se résume à une absence d’effort. Victor avait dépassé ce stade depuis longtemps, il avait traversé d’une traite la paresse ordinaire de bout en bout. Il déployait davantage d’efforts pour éviter le travail que n’en fournissent la plupart des gens dans leurs tâches les plus dures.

Il n’avait jamais voulu devenir mage. Il n’avait jamais voulu grand-chose, sauf peut-être qu’on lui fiche la paix et qu’on ne le réveille pas avant midi. Quand il était petit, on lui demandait par exemple : « Et toi, qu’est-ce que tu veux faire plus tard, mon p’tit bonhomme ? » Et lui répondait : « J’sais pas. Qu’est-ce que vous avez à proposer ? »

On ne laisse personne s’en tirer très longtemps avec ce genre d’attitude. Ça ne suffit pas d’être soi-même, il faut travailler pour devenir quelqu’un d’autre.

Il avait essayé. Pendant un bon bout de temps, il avait voulu devenir forgeron, profession qu’il trouvait intéressante et romanesque. Mais elle requérait beaucoup de travail et il fallait se battre avec des morceaux de métal récalcitrants. Puis il avait voulu devenir assassin, profession qu’il trouvait pleine de panache et romanesque. Mais elle aussi requérait beaucoup de travail, et quand on passait aux choses sérieuses il fallait parfois tuer quelqu’un. Ensuite il avait voulu devenir acteur, profession qu’il trouvait dramatique et romanesque, mais elle requérait à son tour de porter des collants poussiéreux, de loger dans des meublés exigus et, à son grand étonnement, beaucoup de travail.

Il s’était laissé envoyer à l’Université parce que ça lui paraissait plus facile que de ne pas y aller.

Il avait tendance à beaucoup sourire, d’un air vaguement perplexe. Ce qui donnait à ses interlocuteurs le sentiment d’avoir affaire à quelqu’un de légèrement plus intelligent qu’eux. À la vérité, il essayait les trois quarts du temps de comprendre ce qu’ils venaient de dire.

Et il portait une fine moustache ; sous un éclairage adéquat elle lui donnait un air raffiné, et sous un autre celui d’avoir bu un milk-shake épais au chocolat.

Il en était assez fier. Quand on devenait mage, il était de mise de ne plus se raser et de se laisser pousser une barbe en bouquet d’ajoncs. Les très vieux mages paraissaient capables de filtrer leur subsistance dans l’air à travers leurs moustaches, comme les baleines dans l’eau.

Il était à présent une heure et demie du matin. Il revenait d’un pas de flâneur du Tambour Rafistolé, la taverne la plus résolument mal famée de la ville. Victor Tugelbend donnait toujours l’impression de flâner, même quand il courait.

Il n’avait guère bu, aussi fut-il surpris de se retrouver sur la place des Lunes-Brisées. Il se dirigeait vers la petite ruelle derrière l’Université et le pan de mur dans lequel des briques amovibles commodément espacées permettaient depuis des siècles et des siècles aux étudiants de contourner, ou plus précisément d’enjamber, tranquillement le règlement du couvre-feu en vigueur à la faculté de magie.

La place des Lunes-Brisées n’était pas sur son trajet.

Il se retourna pour repartir du même pas de flâneur par où il était venu, puis il s’arrêta. Il se passait quelque chose de bizarre.

D’habitude il y avait là un conteur, ou des musiciens, voire un entrepreneur en quête d’acheteurs potentiels de monuments d’Ankh-Morpork tels que la tour de l’Art ou le pont d’Airain.

Aujourd’hui, il n’y avait que quelques personnes qui dressaient un grand écran, comme un drap tendu entre des poteaux.

Il s’approcha nonchalamment. « Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il aimablement.

— Va y avoir un spectacle.

— Oh. Du théâtre », fit Victor sans manifester un grand intérêt.

Il repartit en flemmardant dans l’obscurité uligineuse, mais s’arrêta en entendant une voix sortir des ténèbres entre deux bâtiments.

La voix lâcha « Au secours », mais plutôt timidement.

Une autre voix répliqua : « Tu me l’passes, c’est tout, vu ? »

Victor s’approcha tranquillement et fouilla la pénombre des yeux.

« Hello ? fit-il. Tout va bien ? »

Il y eut une pause, puis une voix basse lança : « Tu sais pas c’que tu risques, petit. »

Il a un couteau, songea Victor. Il va me sauter dessus avec un couteau. Donc, soit je vais me faire poignarder, soit je vais devoir me sauver à toute pompe et gaspiller bêtement de l’énergie.

Après tout ce que nous avons dit sur son compte, on pourrait croire Victor Tugelbend gras et maladif. En réalité, c’était sûrement l’étudiant le plus sportif de l’Université. Devoir se coltiner des kilos en trop, il trouvait ça bien trop fatiguant, aussi veillait-il à ne jamais prendre de poids et se maintenait-il en forme, car on fait moins d’efforts avec des muscles en état qu’avec des sacs de graisse.

Il balança donc une baffe d’un grand revers de la main. Elle ne toucha pas seulement l’agresseur, elle le fit décoller de terre.

Puis il chercha des yeux la victime en puissance qui se recroquevillait toujours contre le mur.

« Vous n’avez pas de mal, j’espère, dit-il.

— Ne bougez pas !

— Je n’en avais pas l’intention », fit Victor.

La silhouette sortit de l’ombre. Elle tenait un paquet sous un bras et les mains devant sa figure en un geste curieux, pouces et index tendus à angles droits et réunis, si bien que ses petits yeux chafouins avaient l’air de regarder à travers un cadre.

Ce type veut sûrement chasser le mauvais œil, se dit Victor. Il ressemble à un mage, avec tous ces symboles sur sa tenue.

« Étonnant ! s’exclama l’homme en plissant les paupières entre ses doigts. Tournez un peu la tête, vous voulez bien ? Génial ! Dommage pour le nez, mais je pense qu’on peut arranger ça. »

Il s’avança et voulut passer le bras autour des épaules du jeune homme. « Une chance pour vous de m’avoir rencontré, dit-il.

— Ah bon ? fit Victor qui croyait que c’était plutôt l’inverse.

— Vous êtes juste le type d’homme que je cherche.

— Excusez-moi. Je croyais qu’on vous dévalisait.

— C’est ça qu’il voulait, dit l’agressé en tapotant le paquet sous son bras. Ça ne l’aurait pas avancé à grand-chose, remarquez.

— Ça ne vaut rien ?

— Inestimable.

— Tout va bien, alors », fit Victor.

L’homme renonça à entourer du bras les épaules plutôt larges de Victor et se contenta d’une seule.

« Mais beaucoup de gens seraient déçus, dit-il. Maintenant, écoutez. Vous avez du maintien. Un bon profil. Alors voilà, mon gars, ça vous dirait de faire des images animées ?

— Euh… répondit Victor. Non, je ne crois pas. »

L’homme le regarda, bouche bée.

« Vous m’avez bien entendu, dites ? s’étonna-t-il. Des images animées ?

— Oui.

— Tout le monde veut faire des images animées !

— Non, merci, répéta poliment Victor. Je suis sûr que c’est un bon boulot, mais moi, ça ne me dit rien.

— Je vous parle d’images animées !

— Oui, fit Victor d’une voix douce. J’ai entendu. »

L’homme secoua la tête. « Ben ça, dit-il, vous m’en bouchez un coin. C’est la première fois depuis des semaines que je tombe sur quelqu’un qui ne cherche pas à tout prix à faire des images animées. Je croyais que tout le monde en rêvait. Dès que je vous ai vu, je me suis dit : il va réclamer un boulot dans les images animées pour m’avoir secouru ce soir.

— Merci quand même, dit Victor. Mais je ne crois pas que ça me plairait.

— Toujours est-il que je vous dois quelque chose. » Le petit homme farfouilla dans une poche et sortit une carte. Victor la prit. Elle disait :


Thomas GAULEDOUIN

Kinématographie intéressante et instructive

Courts métrages 1 et 2 bobines

Stocks presque non explosifs

1, Olive-Oued


« Ça, c’est au cas où vous changeriez d’avis, fit-il. Tout le monde me connaît, à Olive-Oued. »

Victor fixait la carte des yeux. « Merci, dit-il distraitement. Euh… Vous êtes mage ? »

Gauledouin lui lança un regard noir.

« Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire ça ? demanda-t-il sèchement.

— Vous portez une tenue avec des symboles magiques…

— Des symboles magiques ? Regardez bien, jeune homme ! Ça n’a rien à voir avec les symboles naïfs d’une doctrine ridicule et passée de mode ! Ce sont les insignes d’un art éclairé dont l’aube radieuse naissante… euh… naît, quoi ! Des symboles magiques ! répéta-t-il d’un ton de profond mépris. Et c’est une robe, pas une tenue », ajouta-t-il.

Victor examina l’assortiment d’étoiles, de croissants de lune et autres motifs. Les insignes d’un art éclairé dont l’aube naissante naissait lui rappelaient fortement les symboles naïfs d’une doctrine ridicule et passée de mode, mais ce n’était sans doute pas le moment de le faire remarquer.

« Excusez-moi, dit-il encore. Je n’avais pas bien vu.

— Je suis alchimiste, expliqua Gauledouin, à peine calmé.

— Oh, le plomb en or, ces machins-là.

— Pas le plomb, fiston. La lumière. Avec le plomb, ça ne marche pas. La lumière en or…

— Vraiment ? » fit poliment Victor tandis que Gauledouin entreprenait de dresser un trépied au milieu de la place.

Un attroupement se formait. Les attroupements se formaient très facilement à Ankh-Morpork, cité qui bénéficiait des badauds les plus doués de l’univers. Ils regardaient n’importe quoi, surtout s’il y avait une chance pour qu’on fasse mal à quelqu’un de manière amusante.

« Pourquoi vous ne restez pas pour le spectacle ? » lança Gauledouin avant de repartir en hâte.

Un alchimiste. Bah, tout le monde sait que les alchimistes sont un peu fêlés, se dit Victor. Rien d’extraordinaire là-dedans.

Qui voudrait perdre son temps à bouger des images ? Pour la plupart, elles avaient l’air très bien où elles étaient.

« Saucisses dans des p’tits pains ! Sont chaudes, profitez-en ! » beugla une voix près de son oreille. Il se retourna.

« Oh, salut, monsieur Planteur, fit-il.

— B’soir, mon gars. Ça te dit de te taper une bonne saucisse bien chaude ? »

Victor reluqua les tubes luisants dans le plateau suspendu au cou de Planteur. L’odeur était appétissante. Comme toujours. Mais dès qu’on mordait dedans, on se rappelait que Planteur Je-m’tranche-la-gorge trouvait moyen d’utiliser des organes d’animaux dont les animaux eux-mêmes ne soupçonnaient pas l’existence. Le marchand ambulant avait compris qu’avec suffisamment d’oignons frits et de moutarde, les gens mangeaient n’importe quoi.

« Tarif réduit pour les étudiants, souffla Planteur avec un air de conspirateur. Quinze sous, autant dire que j’me tranche la gorge. » Calculateur, il fit claquer le couvercle de la poêle, libérant un nuage de vapeur.

L’arôme piquant d’oignons frits accomplit son œuvre pernicieuse. « Rien qu’une, alors », céda prudemment Victor.

Planteur saisit une saucisse dans la poêle d’un geste vif et la fourra prestement dans un petit pain avec l’adresse d’une grenouille happant un éphémère. « Tu vivras jamais assez longtemps pour le regretter », dit-il joyeusement.

Victor mordilla un bout d’oignon. Pas de danger, estima-t-il.

« C’est quoi, tout ça ? demanda-t-il en agitant un pouce en direction de l’écran claquant au vent.

— Une espèce de spectacle, répondit Planteur. Saucisses chaudes ! Délicieuses ! » Il baissa une fois de plus la voix pour reprendre son chuchotement rituel de conspirateur.

« Un malheur dans les autres villes, à ce qu’il paraît, ajouta-t-il. Un genre d’images animées. Ils ont voulu mettre le truc au point avant de venir à Ankh-Morpork. »

Ils regardèrent Gauledouin et deux collègues tripoter avec des gestes de techniciens la boîte sur le trépied. De la lumière blanche jaillit soudain par un orifice circulaire sur le devant et illumina l’écran. Des acclamations timides montèrent de l’attroupement.

« Oh, fit Victor. Je vois. C’est tout ? Le bon vieux numéro d’ombres. Voilà ce que c’est. Mon oncle me le faisait pour m’amuser. Vous connaissez ? Vous bougez plus ou moins les mains devant la lumière, et les ombres imitent plus ou moins une silhouette.

— Oh, ouais, hésita Planteur. Comme « le gros éléphant », ou « l’aigle chauve ». Mon grand-père faisait ce genre de truc.

— Moi, mon oncle faisait surtout « le lapin difforme ». Il n’était pas très doué, vous voyez. C’était très gênant. On restait tous là, à nous évertuer à deviner des machins comme “le hérisson étonné” ou “l’hermine enragée”, et lui partait se coucher en faisant la tête parce qu’on n’avait pas trouvé “Sire Henri Gambade et ses hommes mettant les trolls en déroute à la bataille de Pseudopolis”. Je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire à voir des ombres sur un écran.

— C’est pas ça, à ce qu’on m’a dit. Y a un petit moment, j’ai vendu à un des gars une saucisse jumbo spécial, et il m’a dit que leur truc, c’est de passer des images à toute vitesse. Coller des images ensemble et les passer les unes après les autres. Très, très vite, il a dit.

— Pas trop vite, répliqua Victor d’un air sévère. On ne peut pas les voir passer si elles défilent trop vite.

— Il a dit que c’est ça, le secret, de pas les voir passer, fit Planteur. Faut les voir toutes d’un coup, quelque chose comme ça.

— Elles seraient toutes floues. Vous ne lui avez pas posé la question ?

— Euh… non. Pour tout dire, il a dû se sauver à ce moment-là. Il se sentait pas bien, il a dit. »

Victor considéra d’un air songeur le reste de sa saucisse dans un petit pain et sentit à cet instant que d’autres yeux le fixaient, lui.

Il baissa la tête. Un chien était assis à ses pieds.

Petit, nerveux, les pattes arquées, plutôt gris mais parsemé de taches marron, noires et blanches sur le pourtour, il observait attentivement le jeune homme.

C’était certainement le regard le plus pénétrant qu’avait jamais croisé Victor. Un regard ni menaçant ni affectueux. Seulement très appliqué et consciencieux, comme si l’animal mémorisait des détails afin de donner plus tard son signalement complet aux autorités.

Une fois assuré d’avoir capté l’attention de l’étudiant, le chien reporta les yeux sur la saucisse.

Honteux de se montrer aussi cruel envers une pauvre bête, Victor lui jeta la saucisse d’un geste vif. Le chien l’attrapa et l’avala d’un seul mouvement économe.

Davantage de monde affluait sur la place à présent. Planteur Je-m’tranche-la-gorge s’était éloigné et se livrait à son commerce auprès des fêtards noctambules trop soûls pour empêcher l’optimisme de triompher de l’expérience ; n’importe comment, quand on achetait à manger à une heure du matin après une soirée agitée, on risquait d’être malade à crever, alors autant que ce soit pour quelque chose.

Victor finit par se retrouver au milieu d’une foule nombreuse. Une foule qui ne se composait pas seulement d’humains. Il repéra, à quelques pas de lui, l’imposante silhouette sans une once de graisse de Détritus, un vieux troll bien connu de tous les étudiants, qu’on embauchait partout où il fallait expulser sans ménagement des gens de locaux divers contre rétribution. Le troll le remarqua et voulut lui faire un clin d’œil. En l’occurrence il ferma les deux yeux, car Détritus n’était pas doué pour les manœuvres compliquées. Si on lui apprenait suffisamment à lire et à écrire pour lui faire passer un test d’intelligence, pensait-on généralement de lui, il se révélerait à peine moins malin que la chaise où il serait assis.

Gauledouin saisit un mégaphone.

« Mesdames et messieurs, dit-il, vous avez le privilège, ce soir, d’être les témoins d’un tournant capital dans l’histoire du siècle de… (il baissa le mégaphone, et Victor l’entendit chuchoter vivement à un de ses assistants : « Dans quel siècle on est ? Ah bon ? » avant de relever le mégaphone et de retrouver son ton exagérément optimiste et fleuri pour terminer sa phrase) du siècle de la Roussette ! Pas moins que la naissance des Images Animées ! Des images qui bougent sans l’aide d’aucune magie ! »

Il attendit les applaudissements. Aucun ne vint. La foule se contentait de le regarder. Il fallait davantage que des points d’exclamation en fin de phrases pour obtenir une salve d’applaudissements des badauds d’Ankh-Morpork.

Un brin découragé, il poursuivit : « Il faut le voir pour le croire, dit-on ! Mais, mesdames et messieurs, vous n’en croirez pas vos yeux ! Ce que vous allez contempler, c’est le triomphe de la science naturelle ! Une découverte d’une portée à ébranler le monde, que dis-je, l’univers !…

— N’importe comment, ça s’ra forcément mieux que c’te saloperie d’saucisse, fit-on à voix basse près du genou de Victor.

— … exploitation des mécanismes naturels pour créer l’illusion ! L’illusion, mesdames et messieurs, sans recours à la magie !… »

Les yeux de Victor descendirent doucement. Ils ne virent rien d’autre par terre que le petit chien qui se grattait avec application. L’animal leva lentement la tête et fit : « Ouah ? »

« … possibilités pour s’instruire ! Les arts ! L’histoire ! Je vous remercie, mesdames et messieurs ! Mesdames et messieurs, vous n’avez encore rien vu ! »

Il fit une autre pause dans l’espoir d’être applaudi.

Quelqu’un au premier rang lança : « C’est vrai, on a encore rien vu.

— Ouais, fit sa voisine. Quand est-ce que tu vas mettre ton baratin en veilleuse, qu’on voie le spectacle d’ombres ?

— C’est vrai, approuva sèchement une autre femme. Fais-nous donc « le lapin difforme ». Mes gosses, ils l’aiment bien, celui-là. »

Victor regarda un instant ailleurs, histoire d’endormir la méfiance du chien, puis ramena vite la tête pour lui jeter un regard noir.

L’animal observait benoîtement la foule, sans avoir l’air de prêter attention au jeune homme.

Victor se fourra un doigt inquisiteur dans l’oreille. Ce devait être l’effet d’un écho, quelque chose comme ça. Ce n’était pas parce que le chien avait fait « ouah ! » même s’il s’agissait là d’un phénomène unique ; la plupart des chiens de l’univers ne font jamais « ouah », ils ont des aboiements complexes dans le genre de « ouheuuuugh ! » et « houhouuf ! » Non, c’était parce qu’il n’avait pas aboyé du tout. Il avait dit « ouah ».

Il secoua la tête et reporta son attention sur Gauledouin qui dégageait de l’écran et faisait signe à un assistant de commencer à tourner une manivelle sur le côté de la boîte. Un grincement se fit entendre qui se mua en un cliquètement régulier. De vagues ombres se mirent à danser d’un bord à l’autre de l’écran, puis…

Une des dernières choses que se rappela Victor, ce fut une voix près de son genou qui déclara : « Ç’aurait pu être pire, m’sieur. J’aurais pu dire « miaou ». »



Olive-Oued rêve.



Huit heures plus tard.

Un Cogite Stibon affreusement plié en deux jeta un regard coupable vers le pupitre inoccupé à côté de lui. Ça ne ressemblait pas à Victor de manquer un examen. Il affirmait toujours que ça lui plaisait de relever le défi.

« Préparez-vous à retourner vos sujets », dit le surveillant au bout de la salle. Les soixante poitrines de soixante futurs mages se raidirent d’une tension sourde insupportable. Cogite tripota anxieusement sa plume porte-bonheur.

Le mage sur l’estrade renversa le sablier. « Vous pouvez commencer », lança-t-il.

Plusieurs des étudiants les plus farauds retournèrent leurs sujets d’un claquement de doigts. Cogite les détesta aussitôt.

Il tendit la main vers son encrier porte-bonheur, le rata complètement sous le coup de la nervosité et le fit tomber. Une petite marée noire inonda sa feuille.

La panique et la honte l’envahirent presque tout autant. Il épongea l’encre du bord de sa robe et l’étala doucement sur le bureau. Sa grenouille séchée porte-bonheur avait été emportée.

Rouge de confusion, dégouttant d’encre noire, il leva vers le mage de l’estrade un regard suppliant qu’il porta ensuite sur le pupitre libre voisin.

Le mage fit oui de la tête. La mine reconnaissante, Cogite traversa discrètement l’allée, attendit que son cœur ait cessé de battre la chamade, puis, tout doucement, retourna la feuille sur le bureau.

Au bout de dix secondes, et contre toute raison, il la retourna encore, des fois qu’on se serait trompé et qu’on aurait inscrit pour un motif quelconque le reste des questions de l’autre côté.

Autour de lui, il n’y avait que le silence intense de cinquante-neuf cerveaux grinçant sous l’effort soutenu.

Cogite retourna une fois de plus le papier.

Il s’agissait peut-être d’une erreur. Non… il y avait le sceau de l’Université, la signature de l’archichancelier et tout. Alors peut-être s’agissait-il d’un test particulier. Peut-être l’observait-on en ce moment pour voir ce qu’il allait faire…

Il jeta un coup d’œil furtif à la ronde. Les autres étudiants avaient l’air de travailler dur. Peut-être s’agissait-il d’une erreur, après tout. Oui. Plus il y pensait, plus ça paraissait logique. L’archichancelier avait sans doute signé les feuilles puis, lorsque les clercs les avaient remplies, l’un d’eux n’était pas allé plus loin que la première question capitale, on l’avait peut-être appelé ailleurs, n’importe quoi, personne n’avait rien remarqué, et le sujet avait atterri sur le bureau de Victor, mais comme Victor était absent, c’est lui, Cogite, qui en avait hérité, ce qui voulait dire, songea-t-il dans un brusque accès de piété, que les dieux avaient voulu qu’il en soit ainsi. Après tout, ce n’était pas sa faute si une espèce d’erreur le faisait bénéficier d’un tel sujet. C’était sûrement sacrilège, un truc comme ça, de laisser passer une occasion pareille.

Les correcteurs étaient tenus d’accepter les réponses qu’on donnait. Cogite n’avait pas partagé sa chambre avec la plus grande autorité en matière de procédures d’examens sans apprendre une chose ou deux.

Il regarda encore la question. Quel est votre nom ?

Il y répondit.

Au bout d’un moment, il souligna sa réponse, plusieurs fois, avec sa règle porte-bonheur.

Au bout d’un autre moment, pour faire preuve de bonne volonté, il inscrivit au-dessus : La raiponse à la quaistion un est :

Au bout de dix autres minutes, il se risqua à rajouter Se qui est mon nom sur la ligne en dessous et à le souligner.

Ce pauvre vieux Victor va drôlement regretter d’avoir manqué l’examen, se dit-il. Je me demande où il est.



Il n’existait pas encore de route pour Olive-Oued. Ceux qui voulaient s’y rendre prenaient la grand-route de Quirm puis, en un point non signalé dans le paysage broussailleux, bifurquaient et s’élançaient vers les dunes de sable. La lavande et le romarin sauvages bordaient les talus. On n’entendait d’autres bruits que le bourdonnement des abeilles et le chant d’une alouette au loin, ce qui rendait le silence encore plus évident.

Victor Tugelbend quitta la route là où le talus défoncé et aplani dénonçait le passage d’un grand nombre de charrettes et, manifestement, d’un nombre croissant de pieds.

Il lui restait encore beaucoup de kilomètres à parcourir. Il poursuivit sa marche forcée.

Quelque part au fond de sa tête, une toute petite voix posait des questions du genre « Où suis-je ? Pourquoi je fais ça ? » tandis qu’une autre partie de lui-même savait que rien ne l’obligeait vraiment à le faire. Comme la victime d’un hypnotiseur consciente qu’elle n’est pas franchement hypnotisée, qu’elle peut réagir à volonté mais qu’elle n’en a pas envie pour l’instant, il laissait ses pieds le guider.

Il n’était pas sûr de la motivation qui le poussait. Seulement qu’il y avait quelque chose à quoi il lui fallait participer. Quelque chose qui risquait de ne jamais se reproduire.

Derrière lui, à une distance qui se réduisait rapidement, Planteur Je-m’tranche-la-gorge arrivait tant bien que mal à cheval.

N’étant pas un cavalier-né, il vidait de temps en temps les étriers, une des deux raisons pour lesquelles il n’avait pas encore rattrapé Victor. L’autre, c’était qu’il avait perdu un moment, avant de quitter la ville, pour vendre à vil prix son affaire de saucisses dans des petits pains à un nain qui n’avait pas cru à sa chance (après avoir goûté une ou deux saucisses, il ne pourrait toujours pas y croire).

Quelque chose appelait Planteur, quelque chose à la voix d’or.

Loin derrière la Gorge, les phalanges traînant dans le sable, suivait Détritus le troll. Difficile de savoir avec certitude ce qu’il pensait, tout comme il est difficile de savoir ce que pense un pigeon voyageur. Lui savait seulement que sa place était ailleurs que là où il se trouvait actuellement.

Enfin, encore plus loin sur la route, un chariot à huit chevaux amenait un chargement de bois d’œuvre à Olive-Oued. Le conducteur ne pensait pas à grand-chose, quoique vaguement intrigué par un incident survenu à l’instant même où il sortait d’Ankh-Morpork dans l’obscurité d’avant l’aube. Une voix dans le noir avait crié « Halte, au nom de la garde municipale ! » et il avait fait halte, mais il ne s’était rien passé de plus, aussi avait-il jeté un regard à la ronde, sans voir âme qui vive.

Le chariot était reparti en grondant. Le spectateur imaginatif aurait reconnu la petite silhouette de Gaspode le chien prodige qui s’efforçait de se mettre à l’aise parmi les billes de bois à l’arrière. Lui aussi se rendait à Olive-Oued.

Et lui aussi ignorait pourquoi.

Mais il était décidé à le découvrir.



Personne n’aurait cru, dans les dernières années du siècle de la Roussette, que des intelligences supérieures à l’homme, ou du moins plus malfaisantes, suivaient d’un œil attentif les affaires du Disque-monde ; qu’elles les examinaient et les étudiaient comme un client décortiquerait à l’issue de trois jours de jeûne le menu Tout-ce-que-vous-pouvez-avaler-pour-une-piastre affiché à l’entrée de l’Antre à Côtes de Harga…

Enfin, disons… la plupart des mages l’auraient cru si on leur en avait parlé.

Et le bibliothécaire l’aurait sûrement cru aussi.

De même que madame Marietta Cosmopilite, 3, rue de Quirm, Ankh-Morpork. Mais elle croyait par-dessus le marché que le monde était une sphère, qu’une gousse d’ail dans son tiroir de sous-vêtements repoussait les vampires, que ça faisait du bien de sortir de temps en temps pour rigoler, qu’on trouvait de la gentillesse chez tout le monde pour peu qu’on sache où regarder, et que trois petits nains horribles la reluquaient tous les soirs quand elle se déshabillait[4].



Olive-Oued !…



… n’était pas encore grand-chose. Une simple colline en bord de mer suivie d’une quantité de dunes de sable. Le paysage avait cette beauté qu’on n’admire qu’un bref instant avant de se rendre ailleurs où l’on trouve des bains chauds et des boissons fraîches. Pour y rester un tant soit peu, il faut être puni.

Une ville s’y dressait pourtant… si l’on peut dire. On avait bâti des baraques en bois partout où l’on avait lâché un chargement de madriers, des baraques rudimentaires, comme si les constructeurs s’étaient dit qu’ils avaient mieux à faire de leur temps. Ce n’étaient que des boîtes carrées en planches.

Sauf les façades.

Pour comprendre Olive-Oued, déclarerait des années plus tard Victor, il fallait comprendre son architecture.

On voyait une boîte posée sur le sable. Un toit grossièrement pointu la coiffait, mais aucune importance vu qu’il ne pleuvait jamais à Olive-Oued. Les murs étaient fissurés, colmatés avec de vieux chiffons. Les fenêtres se réduisaient à des trous – il était trop délicat de transporter du verre en chariot depuis Ankh-Morpork. Et par-derrière, la façade ressemblait à un immense panneau d’affichage maintenu debout par un réseau d’étais.

Par-devant, c’était une extravagance baroque chantournée, ciselée, peinte, décorée. À Ankh-Morpork, les gens de bon sens bâtissaient des maisons toutes simples, afin de ne pas attirer l’attention, et ils gardaient la décoration pour leur intérieur. Mais Olive-Oued s’habillait à l’envers.

Victor remonta ce qui tenait lieu de rue principale dans un état d’hébétude. Il s’était réveillé de bonne heure dans les dunes. Pourquoi ? Il avait décidé de venir à Olive-Oued, mais pourquoi ? Il n’arrivait pas à se rappeler. Tout ce qu’il se rappelait, c’est que sur le moment ça lui avait paru une évidence. Il avait trouvé une centaine de bonnes raisons.

Si seulement il arrivait à s’en rappeler une seule…

Remarquez, son cerveau avait autre chose à faire que passer des souvenirs en revue. Il était trop occupé à combattre la faim et la soif qui le tenaillaient. Une fouille de ses poches avait rapporté à Victor un total de sept sous. Même pas de quoi se payer un bol de soupe, à plus forte raison un repas.

Il avait besoin d’un bon repas. Il y verrait beaucoup plus clair après un bon repas.

Il se fraya un chemin dans la foule. Une foule composée en grande partie de charpentiers, semblait-il, mais certains passants portaient des bonbonnes ou des boîtes mystérieuses. Et tous marchaient vite, d’un pas décidé, obéissant à de puissantes raisons personnelles.

Sauf lui.

Il déambula dans la rue, bouche bée à la vue des maisons ; il se faisait l’effet d’une sauterelle égarée dans une fourmilière. Et il n’y avait pas…

« Vous pourriez regarder où vous marchez ! »

Il rebondit contre un mur. Lorsqu’il retrouva son équilibre, la personne qu’il venait de percuter s’était déjà mêlée à la foule dans un bruissement. Il la fixa un instant puis courut désespérément à sa poursuite.

« Hé ! lança-t-il. Pardon ! Excusez-moi ? Mademoiselle ? »

Elle s’arrêta et attendit avec impatience qu’il la rattrape.

« Alors ? » dit-elle.

Elle faisait une trentaine de centimètres de moins que lui et sa silhouette était informe à cause du vêtement à fanfreluches qui la recouvrait, un vêtement cependant moins ridicule que sa grosse perruque blonde à frisettes. Elle avait la figure blanche de maquillage, en dehors de ses yeux lourdement frangés de noir. Elle évoquait un abat-jour qui vient de passer plusieurs nuits blanches. « Alors ? répéta-t-elle. Dépêchez-vous ! Ils tournent encore dans cinq minutes !

— Euh… »

Elle se détendit un brin. « Non, ne me dites rien, fit-elle. Vous venez d’arriver. Tout est nouveau pour vous. Vous ne savez pas quoi faire. Vous avez faim. Vous n’avez pas d’argent. Je me trompe ?

— Non. Comment vous avez deviné ?

— Tout le monde commence de cette façon-là. Et maintenant, vous voulez faire votre trou dans le clic, hein ?

— Le clic ? »

Elle roula des yeux, tout au fond des cernes noirs.

« Les images animées !

— Oh… » C’est ça, songea-t-il. Je ne le savais pas, mais c’est ça. Oui. C’est pour ça que je suis venu. Pourquoi je n’y ai pas pensé ?

« Oui, dit-il. Oui. C’est ce que je veux faire. Je veux… euh… creuser mon trou. Et comment on s’y prend ?

— On passe son temps à attendre. Jusqu’à ce qu’on soit remarqué. » La fille le toisa sans chercher à dissimuler son mépris. « Pourquoi vous ne faites pas charpentier ? On a toujours besoin de bons scieurs de bois à Olive-Oued. »

Là-dessus elle se retourna et disparut, emportée par le flux des passants affairés.

« Euh… merci, lança Victor dans son dos. Merci. » Il éleva la voix et ajouta : « J’espère que ça va s’arranger, pour vos yeux ! »

Il fit tinter les pièces dans sa poche.

Bon, la charpenterie, c’était exclu. Trop pénible, comme boulot, sûrement. Il en avait tâté, une fois, et il avait vite conclu un accord avec le bois : il ne toucherait pas à ce matériau, et lui ne se fendrait pas.

Passer son temps à attendre offrait certains attraits, mais il fallait de l’argent pour se le permettre.

Ses doigts se refermèrent sur un petit rectangle oublié. Il le sortit et le regarda.

La carte de Gauledouin.



Le numéro 1, Olive-Oued, désignait deux baraques à l’intérieur d’une haute palissade. Une queue s’étirait devant la grande porte. Une queue où se mêlaient trolls, nains et humains. Ils donnaient l’impression de poireauter depuis un certain temps ; de fait, certains s’affaissaient d’un air tellement abattu tout en restant debout qu’on aurait pu les prendre pour les descendants spécialement évolués des poireauteurs préhistoriques originaux.

À la porte, un gros costaud surveillait la queue avec la mine avantageuse qu’affichent tous les petits chefs détenteurs du moindre pouvoir dans l’univers.

« Excusez-moi… commença Victor.

— Monsieur Gauledouin, il engage plus personne ce matin, cracha l’homme du coin de la bouche. Alors tire-toi !

— Mais il a dit que si je venais à…

— Je t’ai pas dit de te tirer, l’ami ?

— Si, mais… »

La porte dans la palissade s’entrouvrit. Une figure pâle pointa son nez.

« Faut un troll et deux humains, dit-elle. Une journée. Tarif habituel. » La porte se referma.

L’homme se redressa et mit ses mains couturées en coupe autour de sa bouche.

« Bon, bande d’affreux ! s’écria-t-il. Vous avez entendu. » Il fit courir sur la queue un regard exercé de maquignon. « Toi, toi et toi, dit-il en tendant le doigt.

— Excusez-moi, intervint Victor avec obligeance, mais je crois que cet homme, là-bas, était avant… »

On l’écarta sans ménagement. Les trois heureux élus entrèrent en traînant les pieds. Il crut voir l’éclat de pièces qui changeaient de mains. Puis le gardien tourna vers lui une figure rouge de colère.

« Toi, fit-il, à la queue. Et restes-y ! »

Victor le regarda fixement. Il regarda la porte. Il regarda la longue file de demandeurs d’emploi découragés.

« Euh… non, répliqua-t-il. Je ne crois pas. Merci quand même.

— Alors, du balai ! »

Victor lui fit un sourire amical. Il s’en alla en longeant la palissade. Au bout, elle tournait dans une ruelle étroite.

Il farfouilla un moment dans les débris habituels des ruelles et dénicha un morceau de papier. Puis il se retroussa les manches. Alors seulement, il inspecta attentivement la palissade jusqu’à ce qu’il découvre deux planches disjointes qui, au prix d’un petit effort, lui livrèrent le passage.

Il se retrouva au milieu de piles de bois de construction et d’entassements de tissu. Il n’y avait personne dans le coin.

D’un pas résolu, sachant qu’on ne met jamais en question quiconque marche avec assurance, les manches retroussées, un papier en évidence dans la main, il se lança dans la traversée du pays aux merveilles de bois et de textile de la Kinématographie intéressante et instructive.

Des bâtiments étaient peints au dos d’autres bâtiments. Des arbres qui ressemblaient à des arbres par-devant n’étaient qu’une masse d’entretoises par-derrière. On s’activait fiévreusement, et pourtant, autant que pouvait en juger Victor, personne ne produisait rien.

Il regarda un individu en longue cape noire, coiffé d’un chapeau noir, affublé d’une moustache comme un balai de cantonnier, attacher une fille à l’un des arbres. Personne n’avait l’air de vouloir l’en empêcher, malgré la fille qui se débattait. À vrai dire, deux hommes suivaient la scène d’un œil indifférent, et un troisième debout derrière une grosse boîte montée sur un trépied tournait une manivelle.

La fille tendit un bras implorant, ouvrit et referma la bouche sans qu’un son n’en sorte.

Un des deux hommes assis se leva, passa en revue une pile de panneaux à côté de lui et en brandit un devant la boîte.

Il était noir. Dessus, en lettres blanches, on lisait : Non ! Non !

L’homme s’écarta. Le bandit se tortilla la moustache. L’homme revint avec un autre panneau qui, cette fois, disait : Ah ah ! Ma besle harrogante !

Le deuxième spectateur assis saisit un mégaphone.

« Très bien, très bien, dit-il. Bon, cinq minutes de pause et tout le monde revient pour la grande scène de la bagarre. »

Le bandit détacha la fille. Ils s’éloignèrent tranquillement. Le type derrière le trépied cessa de tourner sa manivelle, s’alluma une cigarette puis ouvrit le dessus de la boîte.

« C’est bon pour tout le monde ? » demanda-t-il.

Un chœur de couinements lui répondit.

Victor s’approcha de l’homme au mégaphone et lui tapa sur l’épaule.

« Un message urgent pour monsieur Gauledouin, dit-il.

— Il est dans les bureaux, là-bas, le renseigna l’homme en faisant signe du pouce par-dessus son épaule sans se retourner.

— Merci. »

La première baraque dans laquelle il passa la tête ne contenait que des rangées de cages qui s’étendaient à perte de vue dans l’obscurité. Des choses indistinctes se jetèrent contre les barreaux et pépièrent dans sa direction. Il referma la porte à la volée sans plus attendre.

La porte suivante s’ouvrit sur Gauledouin, debout devant un bureau jonché de bouts de verre et de monceaux de papiers. Lui non plus ne se retourna pas.

« Posez ça là, fit-il distraitement.

— C’est moi, monsieur Gauledouin », dit Victor.

Gauledouin pivota et l’interrogea vaguement du regard, comme si c’était la faute de Victor si son nom ne lui disait rien.

« Oui ?

— Je viens à cause du travail, fit Victor. Vous savez ?

— Quel travail ? Je devrais savoir quoi ? Merde, comment vous avez fait pour arriver jusqu’ici ?

— J’ai fait mon trou dans les images qui bougent, répondit Victor. Mais un marteau et des clous arrangeront tout ça. »

Une ombre de panique envahit la figure de Gauledouin. Victor sortit la carte et l’agita d’un geste qu’il espéra rassurant.

« À Ankh-Morpork ? reprit-il. Avant-hier soir ? Un type vous menaçait ? »

La mémoire revint peu à peu à Gauledouin. « Ah, oui, fit-il à mi-voix. Et c’est vous le jeune gars qui m’a donné un coup de main.

— Et vous m’avez dit de venir vous voir si je voulais bouger des images. Sur le moment, je n’ai pas voulu, mais maintenant, si. » Il gratifia Gauledouin d’un sourire rayonnant.

Mais il songeait : Il va essayer de se défiler. Il regrette sa proposition. Il va me renvoyer faire la queue.

« Tiens, évidemment, répliqua Gauledouin, des tas de gens pleins de talent veulent se lancer dans les images animées. On va avoir le son d’un jour à l’autre, maintenant. Enfin, est-ce que vous êtes charpentier ? Vous vous y connaissez en alchimie ? Vous avez déjà fait travailler des démons ? Vous êtes adroit de vos mains ?

— Non, avoua Victor.

— Vous chantez ?

— Pas beaucoup. Dans mon bain. Mais pas très bien, reconnut-il.

— Vous dansez ?

— Non.

— Et l’épée ? Vous savez manier l’épée ?

— Un peu », répondit Victor. Il avait de temps en temps pratiqué l’escrime au gymnase. Il ne se battait jamais véritablement contre un adversaire, vu que les mages abhorrent en général toute forme d’exercice et que le seul autre résident de l’Université à fréquenter les lieux était le bibliothécaire, lequel ne s’intéressait qu’aux cordes et aux anneaux. Mais Victor avait travaillé une technique aussi énergique que personnelle devant la glace, et la glace ne l’avait encore jamais battu.

« Je vois, fit Gauledouin d’un air sombre. Ne sait pas chanter. Ne sait pas danser. Sait un peu manier l’épée.

— Mais je vous ai sauvé deux fois la vie, dit Victor.

— Deux fois ? s’étonna sèchement Gauledouin.

— Oui. » Victor prit une profonde inspiration. Le coup était risqué. « L’autre jour, dit-il, et maintenant. »

Suivit un long silence.

Que rompit Gauledouin. « Je ne crois pas qu’il y a de la demande pour ça.

— Pardon, monsieur Gauledouin, implora Victor. Ce n’est vraiment pas mon genre, mais vous m’avez dit de venir, j’ai fait tout ce chemin à pied, je n’ai pas d’argent, j’ai faim et je ferai tout ce que vous voudrez. N’importe quoi. S’il vous plaît. »

Gauledouin le regarda, l’air indécis.

« Même l’acteur ? fit-il.

— Pardon ?

— Gesticuler et faire semblant, lui expliqua Gauledouin avec obligeance.

— Oui !

— Je trouve ça dommage, un garçon intelligent et instruit comme vous. Vous faites quoi dans la vie ?

— J’étudie pour devenir ma… », commença Victor. Il se rappela l’antipathie de Gauledouin envers la magie et rectifia : « … commis.

— Macommis ? s’étonna Gauledouin.

— Je ne sais pas si je suis capable de faire l’acteur, remarquez », avoua Victor.

Gauledouin eut l’air surpris. « Oh, pas de problème, dit-il. C’est très dur d’être mauvais acteur dans les images animées. »

Il fouilla dans sa poche et sortit une pièce d’une piastre.

« Tenez, dit-il. Allez vous payer à manger. »

Il toisa Victor de la tête aux pieds.

« Vous attendez quelque chose ? demanda-t-il.

— Ben, répondit Victor, j’espérais que vous pourriez me dire ce qui se passe.

— Comment ça ?

— Avant-hier soir, j’ai regardé votre… votre clic en ville (il éprouva une certaine fierté à se souvenir du terme), et d’un seul coup j’ai eu envie de venir ici plus que tout. Je n’avais encore jamais vraiment eu envie de rien dans la vie ! »

La figure de Gauledouin se fendit d’un grand sourire de soulagement.

« Oh, ça, fit-il. C’est la magie d’Olive-Oued. Pas celle des mages, s’empressa-t-il d’ajouter, qui n’est que superstition et charabia. Non. Ça, c’est de la magie pour les gens ordinaires. Qui offre tellement de débouchés qu’on a le cerveau en ébullition. Moi, je sais que ça m’a fait cet effet-là.

— Oui, fit Victor d’une voix hésitante. Mais comment ça marche ? »

La figure de Gauledouin s’illumina.

« Vous voulez savoir ? dit-il. Vous voulez savoir comment ça marche ?

— Oui, je…

— Vous voyez, la plupart des gens sont si décevants, poursuivit Gauledouin. Vous leur montrez une vraie merveille comme la boîte à images, et vous n’en récoltez qu’un « oh ». Jamais ils ne demandent comment ça marche. Monsieur Loiseau ! »

Le dernier mot était un cri. Un instant plus tard, une porte s’ouvrit à l’autre bout de la cabane et un homme apparut.

Il portait une boîte à images accrochée au cou par une courroie. Un assortiment d’outils lui pendaient à la ceinture. Ses mains étaient tachées par des produits chimiques et il n’avait plus de sourcils, détails typiques chez ceux qui sont en contact fréquent avec l’octocellulose. Il portait aussi sa casquette sens devant derrière.

« Électro Loiseau, présenta Gauledouin, le visage rayonnant. Notre chef opérateur de manivelle. Électro, voici Victor. Il va jouer pour nous.

— Oh, fit Électro en regardant Victor comme un boucher une carcasse. Ah bon ?

— Et il veut savoir comment ça marche ! »

Électro lança un autre regard désapprobateur à Victor.

« D’la ficelle, dit-il d’un air morne. Tout marche avec d’la ficelle. T’en reviendrais pas si j’te disais tout ce qui tomberait en miettes si j’étais pas là, moi et ma pelote de ficelle. »

La boîte autour de son cou s’anima d’un vacarme soudain. Électro tapa dessus du plat de la main.

« Suffit, vous autres », ordonna-t-il. Il hocha la tête à l’adresse de Victor. « Ça les rend grincheux quand on change leurs petites habitudes, ajouta-t-il.

— Qu’est-ce qu’il y a dans la boîte ? » demanda Victor.

Électro fit un clin d’œil à Gauledouin. « Tu voudrais bien l’savoir, hein ? » lança-t-il.

Victor se souvint des choses en cages qu’il avait aperçues dans le hangar.

« On dirait des démons ordinaires, à les entendre », fit-il prudemment.

Électro lui jeta un regard approbateur, de ceux qu’on accorde à un chien stupide qui vient de réussir un tour difficile.

« Ouais, c’est ça, reconnut-il.

— Mais comment vous les empêchez de s’échapper ? » demanda Victor.

Électro eut cette fois un regard mauvais. « Un truc vachement pratique, la ficelle », répondit-il.



Planteur Je-m’tranche-la-gorge était un de ces rares élus capables de penser en lignes droites.

La plupart des gens pensent en courbes et en zigzags. Par exemple, ils commencent par se dire : Je me demande comment devenir très riche. Puis ils ne tardent pas à dévier vers : Je me demande ce qu’il y a pour dîner. Et : Je me demande laquelle de mes connaissances je peux taper de cinq piastres.

Alors que la Gorge appartenait à la catégorie des individus en mesure d’identifier la proposition finale, en la circonstance Je suis maintenant très riche, de tracer une ligne jusqu’à elle, puis de suivre cette ligne, lentement, patiemment, sur toute sa longueur.

Remarquez, ça ne marchait pas forcément. Il se trouvait toujours un grain de sable, infime mais décisif, pour enrayer le processus. Il s’agissait souvent d’une curieuse répugnance de la part des passants à acheter ce qu’il avait à vendre.

Mais toutes ses économies reposaient à présent dans un sac de cuir sous son justaucorps. Il était à Olive-Oued depuis la veille. Il avait jaugé l’organisation locale à la va-comme-j’te-pousse, si on pouvait parler d’organisation, d’un œil exercé de marchand-né. Il n’y avait apparemment pas de place pour lui, mais ce n’était pas un problème. On en trouvait toujours au sommet.

Une journée d’enquête et d’observations minutieuses l’avait mis sur la piste de la Kinématographie intéressante et instructive. À présent il la contemplait depuis l’autre côté de la rue.

Il contempla la queue. Il contempla l’homme en faction à la porte. Il prit une décision.

Il longea nonchalamment la queue. Il avait de la jugeote. Ça, il le savait. Ce qu’il lui fallait maintenant, c’était du muscle. Il y avait forcément quelque part…

« B’jour, m’sieur Planteur. »

Cette tête aplatie, ces bras démesurés, cette lèvre inférieure proéminente, cette voix grinçante qui exprimait un QI de la taille d’une noix. Ça voulait dire…

« C’est moi, Détritus, fit Détritus. Marrant vous trouver ici, hein ? »

Il gratifia Planteur d’un sourire comme une fissure le long de la pile principale d’un pont.

« Salut, Détritus. Tu travailles dans les films ? demanda Planteur.

— Travaille pas vraiment », répondit piteusement Détritus.

Planteur regarda silencieusement le troll dont les poings ébréchés avaient souvent le dernier mot dans les bagarres de rue. « Moi, j’trouve ça lamentable », dit-il. Il sortit sa bourse et compta cinq piastres. « Ça te dirait de bosser pour moi, Détritus ? »

Détritus toucha respectueusement son front saillant.

« Ça oui, m’sieur Planteur, fit-il.

— Alors viens par ici. »

Toujours nonchalamment, Planteur repartit vers la tête de la queue. L’homme à la porte tendit brusquement un bras pour lui barrer la route. « Où est-ce que tu t’figures aller, mon pote ? lança-t-il.

— J’ai rendez-vous avec monsieur Gauledouin, répondit Planteur.

— Et il est au courant, hein ? fit le garde d’un ton laissant entendre qu’il n’en croirait rien même s’il le voyait écrit dans le ciel.

— Pas encore, répondit Planteur.

— Ben, l’ami, dans ce cas, t’as plus qu’à…

— Détritus ?

— Oui, m’sieur Planteur ?

— Cogne sur ce type.

— Ça oui, m’sieur Planteur. »

Le bras de Détritus décrivit un arc de cercle sur cent quatre-vingts degrés. Il apportait l’oubli en fin de course. Le garde décolla du sol, traversa la porte et atterrit au milieu des débris cinq mètres plus loin. Des acclamations s’élevèrent dans la file d’attente.

Planteur se tourna vers le troll d’un air approbateur. Détritus ne portait rien d’autre qu’un pagne en lambeaux qui lui couvrait ce que les trolls jugent opportun de dissimuler.

« Très bien, Détritus.

— Ça oui, m’sieur Planteur.

— Mais va falloir voir à te dégotter un costume. Maintenant, tu gardes la porte, s’il te plaît. Tu laisses entrer personne.

— Ça oui, m’sieur Planteur. »

Deux minutes plus tard, un petit chien gris passa au trot entre les jambes courtes et arquées du troll et sauta par-dessus les restes du portail, mais Détritus le laissa faire : tout le monde sait que les chiens ne sont pas des personnes.



« Monsieur Gauledouin ? » s’enquit Planteur.

Gauledouin, qui traversait prudemment le studio avec une réserve de pellicule toute fraîche dans une boîte, hésita en voyant une silhouette efflanquée lui foncer dessus comme une belette éperdue. Planteur affichait l’expression du grand poisson blanc qui franchit les récifs pour pénétrer dans les eaux peu profondes de la pataugeoire des mioches.

« Oui ? fit Gauledouin. Qui êtes-vous ? Comment vous êtes… ?

— Mon nom, c’est Planteur, répondit l’intrus. Mais j’aimerais que vous m’appeliez la Gorge. »

D’une main il étreignit celle, docile, de Gauledouin, lui posa l’autre sur l’épaule et s’avança en pompant du bras. Il paraissait d’une affabilité extrême, mais Gauledouin n’aurait pu se défiler qu’en se démettant le coude.

« Et j’veux vous dire, poursuivit le camelot, qu’on est tous vachement épatés par ce que vous faites ici, les gars. »

Gauledouin regarda sa main se lier énergiquement d’amitié avec les microbes palmaires de l’inconnu et sourit timidement.

« Ah bon ? hasarda-t-il.

— Tout ça… » Planteur relâcha l’épaule de Gauledouin juste assez longtemps pour désigner d’un geste large le chaos débordant d’activité autour d’eux. « Fantastique ! Merveilleux ! Et ce dernier truc que vous avez fait, comment ça s’appelle, déjà… ?

« La boutique en folie, répondit Gauledouin. Quand le voleur fauche les saucisses et que le marchand lui court après ?

— Ouais, fit Planteur dont le sourire figé se décolora l’espace d’une ou deux secondes avant de redevenir sincère. Ouais. C’est ça. Incroyable ! Génial ! Une métaphore vachement bien vue de bout en bout !

— Ça nous a coûté pas loin de vingt piastres, vous savez, dit Gauledouin avec une fierté embarrassée. Plus quarante sous pour les saucisses, évidemment.

— Incroyable ! Et des centaines de gens ont dû l’voir, non ?

— Des milliers », rectifia Gauledouin.

Impossible désormais de trouver à quoi comparer le sourire de Planteur. S’il avait pu l’élargir davantage, la moitié supérieure de sa tête serait tombée par terre.

« Des milliers ? fit-il. Vraiment ? Tant qu’ça ? Et bien sûr ils vous payent tous… euh… combien… ?

— Oh, pour l’instant on se contente de faire la quête, répondit Gauledouin. Pour couvrir les frais tant qu’on en est encore au stade expérimental, vous comprenez. » Il baissa les yeux. « Je me demande, ajouta-t-il, si vous pourriez arrêter de me secouer le bras, maintenant ? »

Planteur suivit son regard. « Bien sûr ! » fit-il en lâchant la main de Gauledouin, laquelle continua de monter et descendre quelques secondes de son propre chef, agitée de spasmes musculaires.

Planteur resta un moment silencieux, comme en communion profonde avec un dieu intérieur. Puis il reprit : « Vous savez, Thomas – je peux vous appeler Thomas ? –, quand j’ai vu ce chef-d’œuvre, je m’suis dit, Planteur, derrière tout ça y a un artiste novateur…

— … Comment vous savez que je m’appelle…

— … un artiste novateur, je m’suis dit, qui devrait être libre de taquiner sa muse au lieu de s’encombrer de tous les menus détails de la gestion, j’ai pas raison ?

— Ben… c’est vrai que toute cette paperasse, c’est un peu…

— Exactement ce que j’pense. Alors je m’suis dit, Planteur, tu devrais aller le voir illico et lui offrir tes services. Vous savez. Gérer. Décharger le poids de ses épaules. Lui permettre de continuer ce qu’il fait l’mieux, j’ai pas raison ? Tom ?

— Je… je… je… Oui, évidemment, c’est vrai que ce serait plutôt mon fort de…

— Voilà ! Voilà ! le coupa Planteur. Tom, j’accepte ! »

Gauledouin avait les yeux vitreux.

« Euh… » fit-il.

Planteur lui flanqua un coup de poing taquin sur l’épaule. « Vous avez qu’à m’confier la paperasse, dit-il, et vous pourrez vous remettre à vos machins, là, que vous faites si bien.

— Euh. Oui », répondit Gauledouin.

Planteur lui étreignit les deux bras et le soumit à une décharge de mille watts d’intégrité.

« C’est un grand moment pour moi, fit-il d’une voix rauque. J’peux pas vous dire à quel point c’est important. Franchement, c’est l’plus beau jour de ma vie. Je veux que vous l’sachiez, Tommy. Sincèrement. »

Le silence respectueux qui s’ensuivit fut brisé par un ricanement étouffé.

Planteur se retourna lentement. Il n’y avait personne derrière eux en dehors d’un petit chien bâtard assis dans l’ombre d’un tas de bois de construction. L’animal remarqua son expression et pencha la tête.

« Ouah ? » fit-il.

Planteur Je-m’tranche-la-gorge regarda un instant autour de lui, en quête d’un projectile, comprit que le geste serait déplacé, et refit face à son captif.

« Vous savez, dit-il sincèrement, c’est vraiment une chance pour moi de vous avoir rencontré. »



Déjeuner dans une taverne avait coûté à Victor sa piastre plus deux sous. Il avait eu droit à un bol de soupe. Tout coûtait cher, lui expliqua le marchand de soupe, parce qu’il fallait tout faire venir de loin. Il n’existait pas beaucoup de fermes autour d’Olive-Oued. Et puis à quoi bon cultiver des légumes quand on peut faire des films ?

Ensuite il alla se présenter à Électro pour son bout d’essai.

Lequel consista à rester debout une minute sans bouger pendant que l’opérateur de manivelle le regardait fixement comme un hibou par-dessus une boîte à images. La minute écoulée, Électro commenta : « Parfait. Ça colle, mon gars.

— Mais je n’ai rien fait, s’étonna Victor. Vous m’avez juste dit de ne pas bouger.

— Ouais. Exact. C’est ce qu’on cherche. Des gens qui savent rester tranquilles. On veut pas de ces acteurs farfelus comme au théâtre.

— Mais vous ne m’avez pas expliqué ce que les démons font réellement dans la boîte.

— Voilà ce qu’ils font », répondit Électro qui déverrouilla deux loquets. Une rangée de petits yeux mauvais fusilla Victor sur place. « Ces six diablotins, là, poursuivit-il en les montrant d’un doigt prudent pour éviter les griffes, regardent par le petit trou devant la boîte et peignent les images de ce qu’ils voient. Il en faut six, d’accord ? Deux qui peignent les images, et quatre qui soufflent dessus pour les sécher. À cause de l’image suivante qui arrive, tu vois. Parce qu’à chaque fois qu’on tourne cette manivelle, là, la bande de membrane transparente descend d’un cran pour l’image d’après. » Il tourna la manivelle. Elle fit clic-clic, et les démons baragouinèrent.

« Pourquoi ils font ça ? demanda Victor.

— Ah, répondit Électro, ça, c’est parce que la manivelle actionne une petite roue garnie de fouets. C’est le seul moyen de les faire travailler assez vite. Tous ces diablotins, c’est feignants et compagnie. Tout est lié, n’importe comment. Plus on tourne la manivelle vite, plus le film défile vite, plus ils doivent peindre vite. L’essentiel est de trouver la bonne vitesse. Un boulot très important, le tournage.

— Mais tout ça, ce n’est pas, disons, cruel ? »

Électro parut surpris. « Oh, non. Pas vraiment. Je fais une pause toutes les demi-heures. Règlement de la Guilde des Opérateurs de Manivelle. »

Il alla plus loin le long de l’établi, là où une autre boîte trônait, le dos ouvert. Cette fois, une pleine cage de lézards à l’air apathiques regardèrent mélancoliquement Victor en clignant des yeux.

« C’est pas l’idéal, dit Électro, mais c’est le mieux qu’on peut faire. La salamandre commune, tu vois, allongée dans le désert toute la journée, absorbe de la lumière, et quand elle a peur elle la rejette. Mécanisme d’autodéfense, qu’on appelle ça. Alors, quand le film défile, et que l’obturateur, là, cliquette d’avant en arrière, leur lumière passe à travers le film et ces lentilles, là, jusqu’à l’écran. Tout bête, au fond.

— Comment vous leur faites peur ? demanda Victor.

— Tu vois cette manivelle ?

— Oh. »

Victor tâta la boîte du bout du doigt, la mine songeuse.

« Bon, d’accord, dit-il. Donc vous avez des tas de petites images. Et vous les faites passer vite. On devrait les voir floues, et pourtant non.

— Ah, fit Électro en se tapotant l’aile du nez. Ça, c’est un secret de la Guilde des Opérateurs de Manivelle. Transmis d’initié à initié », ajouta-t-il d’un air important.

Victor lui lança un regard pénétrant. « Je croyais qu’on ne faisait des films que depuis quelques mois », répliqua-t-il.

Électro eut la décence de détourner les yeux. « Bon, ça va, disons que pour l’instant on se le passe plutôt entre collègues, reconnut-il. Mais donne-nous quelques années et on tardera pas à le transmettre à nos successeurs touche pas à ça ! »

D’un air coupable, Victor retira sa main en vitesse des boîtes en fer-blanc empilées sur l’établi.

« C’est de la vraie pellicule, là-dedans, expliqua Électro en les repoussant doucement. Faut faire très attention avec ça. Faut éviter que ce truc-là chauffe, parce que c’est de l’octocellulose, et il aime pas les chocs non plus.

— Il se passe quoi, sinon ? demanda Victor, les yeux fixés sur les boîtes.

— Va savoir ! Personne a jamais vécu assez longtemps pour nous le dire. » Électro vit l’expression de Victor et sourit.

« T’inquiète pas pour ça, dit-il. Toi, tu seras devant la boîte à images animées.

— Sauf que je ne sais pas comment jouer, fit remarquer le jeune homme.

— Tu sais faire ce qu’on te dit ?

— Hein ? Ben, oui. Je suppose.

— T’as besoin de rien d’autre, mon gars. T’as besoin de rien d’autre. De ça et de bons muscles. »

Ils sortirent dans la lumière ardente du soleil et se dirigèrent vers la baraque de Gauledouin.

Elle était occupée.

Planteur Je-m’tranche-la-gorge faisait connaissance avec le cinoche.



« Ce que j’pensais, fit Planteur, c’est… Tenez, regardez. Un truc dans ce goût-là. »

Il tendit une carte.

Elle disait, écrit d’une main mal assurée :


Apreys le pestacle,

Pourquoy pas passer à l’Entre à Côttes de Harga ?

Sa cuisyne gaz trop gnomique.


« C’est quoi, du gaz trop gnomique ? demanda Victor.

— Une expression savante », répondit Planteur. Il jeta un regard mauvais au jeune homme. Se retrouver sous le même toit que ce gars-là n’était pas prévu. Il avait espéré un tête-à-tête avec Gauledouin. « Ça veut dire que c’est bon », ajouta-t-il.

Gauledouin fixait la carte. « Et alors ? fit-il.

— Pourquoi, articula lentement Planteur, on montrerait pas cette carte à la fin du spectacle ?

— Pourquoi on ferait ça ?

— Parce qu’un gars comme Sham Harga vous payera un paq… beaucoup d’argent », expliqua Planteur.

Ils fixèrent tous la carte.

« J’ai déjà mangé à l’Antre à Côtes de Harga, déclara Victor. Je ne dirais pas que c’est bon. Non, je ne le dirais pas. C’est loin d’être bon. » Il réfléchit un instant. « Difficile de faire moins bon, même.

— Pas grave, répliqua sèchement Planteur. C’est pas ça l’important.

— Mais, objecta Gauledouin, si on raconte partout que c’est chez Harga qu’on mange le mieux, qu’est-ce qu’ils vont dire, les autres restaurants ? »

Planteur se pencha par-dessus le bureau.

« Ils vont dire : Pourquoi est-ce qu’on y a pas pensé les premiers ? »

Il se recala sur sa chaise. Gauledouin lui lança un regard resplendissant d’incompréhension.

« Récapitulez-moi donc tout ça encore une fois, vous voulez bien ? demanda-t-il.

— Ils voudront faire exactement pareil ! répondit Planteur.

— Je sais, intervint Victor. Ils voudront qu’on montre des cartons qui diront par exemple : “Ce n’est pas le restaurant de Harga le meilleur, c’est le nôtre.”

— Quelque chose comme ça, quelque chose comme ça, cracha Planteur en le fusillant des yeux. Faudrait peut-être retravailler le texte, mais quelque chose comme ça.

— Mais… mais… (Gauledouin se démenait pour suivre la conversation) Harga va râler, non ? S’il nous paye pour dire que son restaurant est le meilleur, et qu’ensuite on prend de l’argent à d’autres pour faire la même chose, il va…

— Nous payer davantage, le coupa Planteur, pour qu’on remette ça, mais en plus grosses lettres. »

Ils le regardèrent, l’œil rond.

« Vous croyez vraiment que ça va marcher ? demanda Gauledouin.

— Oui, répondit Planteur tout net. Vous avez déjà écouté les marchands dans la rue le matin ? Jamais on les entend crier “Oranges presque fraîches, à peine trop mûres, pas trop chères”, pas vrai ? Non, ils braillent : “Elles sont beeelles, mes oranges, dééélicieuses, et pour un priiix modique.” C’est ça, la bosse du commerce. »

Il se pencha encore par-dessus le bureau.

« Moi, il me semble, ajouta-t-il, que ça vous ferait pas de mal, ce genre de truc.

— On le dirait, reconnut Gauledouin d’une petite voix.

— Et avec l’argent, insista Planteur dont la voix fonctionnait comme un pied-de-biche introduit dans une lézarde de la réalité, vous pourriez vraiment vous consacrer à perfectionner votre art. »

Gauledouin s’anima un peu. « C’est vrai, admit-il. Par exemple, trouver un moyen d’ajouter du son dans… »

Planteur n’écoutait pas. Il pointa le doigt vers un paquet de panneaux appuyés contre le mur.

« C’est quoi, ça ?

— Ah, répondit Gauledouin. Une idée à moi. On s’est dit que ce serait… euh… avoir la bosse du commerce (il savoura l’expression comme s’il s’agissait d’un nouveau bonbon rare) d’annoncer aux gens les autres films qu’on va sortir. »

Planteur saisit un des panneaux et le tint à bout de bras pour le considérer d’un œil critique. Le panneau disait :


La semayne prochayne nous projetterons

Pélias et Mélisande,

Une tragédye romanticke en deux bobynes.

Merci.


« Oh, laissa-t-il tomber.

— Ce n’est pas bien ? s’inquiéta Gauledouin, désormais complètement vaincu. Quand même, ça leur dit tout ce qu’ils doivent savoir, non ?

— Permettez ? » fit Planteur en prenant un bout de craie sur le bureau de Gauledouin. Il gribouilla énergiquement un moment au dos du panneau puis il le retourna.

À présent il disait :


Les dyeux et les homes étaient contre,

mais ils ont pacé outre !

Pélias et Mélisande, l’hystoire d’un amour interdy !

Une passyon dévorrante ors du tant et de l’ayspace !

Boulleversifiant !

Avec 1000 éléfants !


Victor et Gauledouin lurent attentivement, comme on lit un menu dans une langue étrangère. C’était effectivement une langue étrangère ; pire encore, c’était aussi la leur.

« Oui, oui, fit Gauledouin. Ma foi… je ne sais pas si c’était vraiment un amour interdit. Hum. C’est juste historique. Je me suis dit que ça apporterait quelque chose, vous voyez, aux enfants, tout ça. Ils apprendraient un peu d’histoire. Ils ne se sont jamais vraiment rencontrés, vous savez, c’est ce qui rend leur amour si tragique. C’était très… euh… très triste. » Il fixa le panneau. « Pourtant, je dois reconnaître, vous avez sûrement raison. Hum. » Un détail avait l’air de le gêner. « Je ne me souviens pas des éléphants, dit-il comme si c’était sa faute. Je suis resté pendant tout l’après-midi du tournage, et je ne me rappelle pas avoir vu d’éléphants. Je suis sûr que je les aurais remarqués. »

Planteur avait le regard fixe. Il ignorait d’où elles lui venaient, mais depuis qu’il réfléchissait à la question, il avait des idées très claires sur ce qu’il fallait mettre dans les films. Mille éléphants, c’était un bon début.

« Pas d’éléphants ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas.

— Bon, alors, est-ce qu’il y a des danseuses ?

— Euh… non.

— Ou des poursuites effrénées, des gens accrochés par les doigts au bord d’une falaise ? »

La figure de Gauledouin s’éclaira légèrement. « Je crois qu’il y a un balcon, à un moment, dit-il.

— Oui ? Quelqu’un d’accroché par le bout des doigts ?

— Je ne crois pas. Il me semble que Mélisande se penche par-dessus.

— Oui, mais est-ce que les spectateurs retiendront leur souffle, des fois qu’elle tomberait ?

— J’espère plutôt qu’ils regarderont ce que dit Pélias, fit Gauledouin avec irritation. Il a fallu l’écrire sur cinq cartons. En tout petit. »

Planteur soupira.

« Moi, j’crois savoir ce qu’ils veulent, les gens, dit-il, et c’est sûrement pas perdre leur temps à lire des trucs écrits tout petit. Ils veulent des revues spectaculaires !

— La lecture des cartons ne leur suffit pas ? railla Victor.

— Ils veulent des danseuses ! Ils veulent du frisson ! Ils veulent des éléphants ! Ils veulent des types qui tombent des toits ! Ils veulent du rêve ! Le monde est plein de petites gens qui font de grands rêves !

— Quoi ? Vous voulez parler des nains, des gnomes, tout ça ? lança Victor.

— Non !

— Dites-moi, monsieur Planteur, intervint Gauledouin, vous faites quoi, exactement, comme métier ?

— Je vends des marchandises, répondit Planteur.

— Principalement des saucisses, précisa spontanément Victor.

— Et des marchandises, répliqua sèchement Planteur. J’vends des saucisses seulement quand l’commerce des marchandises tourne au ralenti.

— Et parce que vous vendez des saucisses, vous vous figurez pouvoir faire de meilleurs films ? lança Gauledouin. N’importe qui peut en vendre, des saucisses ! N’est-ce pas, Victor ?

— Ben… » fit Victor à contrecœur. Personne d’autre que Planteur n’était capable de vendre ses saucisses à lui.

« Ah, vous voyez, fit Gauledouin.

— Faut dire, reconnut Victor, que monsieur Planteur arrive même à vendre des saucisses à des clients qui lui en ont déjà acheté.

— C’est vrai ! » s’exclama Planteur. Il adressa un sourire radieux à Victor.

« Et un marchand qui peut vendre deux fois les saucisses de monsieur Planteur est capable de vendre n’importe quoi », ajouta le jeune homme.



Le lendemain matin était clair et radieux, comme tous les jours à Olive-Oued, et on commençait le tournage des Aventures estranges et passionnantes de Cohen le Barbare. Planteur avait planché dessus toute la soirée, prétendait-il.

Le titre, cependant, on le devait à Gauledouin. Planteur avait eu beau l’assurer que Cohen le Barbare était quasiment historique et sûrement éducatif, Gauledouin avait tenu bon contre la Vallée senglante.

On tendit à Victor ce qui ressemblait à une bourse en cuir, c’est-à-dire son costume. Il se changea derrière deux rochers.

On lui remit aussi une longue épée émoussée.

« Bon, expliqua Planteur depuis son fauteuil de toile, voilà ton programme : tu te bats contre les trolls, tu fonces détacher la fille du poteau, tu te bats contre les autres trolls, puis tu files te planquer derrière l’autre rocher, là-bas. C’est comme ça que je vois l’truc. Vous en dites quoi, Tommy ?

— Ben, moi… commença Gauledouin.

— Super, fit Planteur. Okay. Oui, Victor ?

— Vous avez parlé de trolls. Quels trolls ? » demanda le jeune homme.

Les deux rochers se déplièrent.

« Pas vous inquiéter, monsieur, fit le plus proche. Le Galène, là, et moi, tout bien noté.

— Des trolls ! s’exclama Victor en reculant.

— Eh oui », fit Galène. Il brandit un gourdin hérissé d’un clou.

« Mais… Mais… bafouilla Victor.

— Ouais ? » fit l’autre troll.

Ce qu’il aurait voulu dire, c’est : Mais vous êtes des trolls, des rochers ambulants féroces qui vivent dans les montagnes et assomment les voyageurs avec des gourdins énormes tout comme ceux que vous tenez là, et moi j’ai cru, quand ils ont parlé de trolls, qu’il s’agissait de types déguisés dans… oh, je ne sais pas, moi, de la toile à sac peinte en gris, quelque chose dans ce goût-là.

« Oh, bon, fit-il d’une petite voix. Hum.

— Et faut pas croire les histoires on mange les gens, dit Galène. D’la diffamation, ça, rien d’autre. J’veux dire, on est en caillou, quel intérêt manger les gens… ?

— Avaler, rectifia l’autre troll. Tu veux dire avaler.

— Ouais. Quel intérêt avaler les gens ? On recrache toujours les morceaux. Et puis, n’importe comment, tout ça fini, maintenant, s’empressa-t-il d’ajouter. Remarquez, nous, jamais fait ça. » Il gratifia Victor d’un coup de coude amical qui manqua lui casser une côte. « La planque, ici, lui glissa-t-il d’un ton de conspirateur. Touche trois piastres par jour plus prime d’une piastre pour crème protectrice quand on travaille lumière du jour.

— Vu qu’on se change en caillou jusqu’à tombée de la nuit, sinon, et ça enquiquinant, expliqua son compagnon.

— Ouais, ça retarde tournage et on gratte des allumettes sur nous.

— Et d’après contrat, on a droit cinq sous d’plus quand on se sert de gourdin perso, renchérit l’autre troll.

— Si on pouvait commencer… risqua Gauledouin.

— Pourquoi y a qu’deux trolls ? se plaignit Planteur. Qu’est-ce qu’y a d’héroïque à se battre contre deux trolls ? J’en avais demandé vingt, non ?

— Moi, deux, ça me va, lança Victor.

— Écoutez, monsieur Planteur, fit Gauledouin, je sais que vous faites ça pour nous aider, mais le budget… »

Gauledouin et Planteur se lancèrent dans une discussion. Électro l’opérateur soupira et retira l’arrière de la boîte à images animées pour donner à boire et à manger aux démons qui râlaient.

Victor s’appuya sur son épée. « Vous faites souvent ce genre de boulot, hein ? dit-il aux trolls.

— Ouais, répondit Galène. Tout le temps. T’nez, dans la Rançon du roi, joué un troll qui se jette sur les gens et qui cogne dessus. Et dans la Forêt des ténèbres, joué un troll qui se jette sur les gens et qui cogne dessus. Et… et dans la Montagne mystérieuse, joué un troll qui se jette sur les gens et qui piétine. Ça paye pas s’enfermer dans un seul rôle.

— Et vous faites la même chose ? demanda Victor à l’autre troll.

— Oh, Moraine, c’est acteur de composition, figurez-vous, répondit Galène. Meilleur de tous.

— Qu’est-ce qu’il joue ?

— Des rochers. »

Victor le regarda fixement.

« Rapport sa figure ravinée, poursuivit Galène. Pas seulement des rochers. Vous devriez voir faire un vieux monolithe. Vous en reviendriez pas. Vas-y, Momo, montre ton inscription.

— Nan, refusa Moraine avec un sourire gêné.

— J’ai envie changer mon nom pour les clics, reprit Galène. Quelque chose un peu classe. J’ai pensé « Silex ». » Il jeta à Victor un regard inquiet, pour autant que le jeune homme pût juger de la palette d’expressions à la disposition d’une figure visiblement taillée dans le granité à coups de brodequins à bouts d’acier. « Qu’est-ce que vous pensez ? demanda-t-il.

— Euh… Très joli.

— Plus dynamique, je trouve », dit le possible Silex.

Victor s’entendit proposer : « Ou Roc. C’est bien comme nom, Roc. »

Le troll le regarda fixement ; ses lèvres remuèrent en silence tandis qu’il essayait le pseudonyme. « Bon sang, fit-il. J’avais pas pensé. Roc. Ça, ça m’plaît. J’ai idée qu’on va m’payer plus de trois piastres jour, avec nom comme Roc.

— Est-ce qu’on pourrait commencer ? demanda Planteur d’une voix sévère. On pourra p’t-être se permettre un supplément de trolls si le film marche, mais sûrement pas si on dépasse le budget, ce qui veut dire qu’y faut mettre ça en boîte avant le déjeuner. Bon, Momo et Galène…

— Roc, le corrigea Roc.

— Vraiment ? Bon, vous deux, vous vous jetez sur Victor, okay ? Bien… ça tourne… »

L’opérateur actionna la manivelle de la boîte à images. On entendit un léger cliquetis et un chœur de petits glapissements de la part des démons. Victor restait immobile, la mine obligeante et les sens en alerte.

« Ça veut dire que vous y allez, expliqua Gauledouin d’un ton patient. Les trolls surgissent de derrière les rochers, et vous vous défendez vaillamment.

— Mais je ne sais pas comment on se bat contre les trolls ! gémit Victor.

— J’explique, fit le tout nouveau Roc. Vous commencez par parer coups, et nous, on s’arrange pour pas vous toucher. »

Le jeune homme comprit enfin.

« Vous voulez dire qu’on fait semblant ? »

Les trolls échangèrent un coup d’œil rapide qui n’en signifiait pas moins : Étonnant, non ? que des choses pareilles gouvernent le monde.

« Ouais, répondit Roc. C’est ça. Rien d’vrai.

— Pas l’droit vous tuer, le rassura Moraine.

— Exact, ajouta Roc. Pas s’amuser à ça.

— Ils arrêteraient payer si on faisait des trucs pareils », conclut Moraine d’un air chagrin.



De l’autre côté de la faille dans la réalité.

Ils se regroupèrent pour fouiller la lumière et la chaleur avec ce qui ressemblait à des yeux. Ils formaient une véritable foule à présent.

Il avait existé un passage autrefois. Dire qu’ils s’en souvenaient serait une erreur, parce qu’ils ne disposaient de rien d’aussi sophistiqué que la mémoire. C’est tout juste s’ils possédaient quoi que ce soit d’aussi élaboré qu’une tête. Mais ils avaient des instincts et des émotions.

Il leur fallait trouver un moyen d’entrer.

Ils le trouvèrent.



La sixième prise fut plutôt bonne. Un seul gros problème : l’enthousiasme des trolls à donner des coups par terre, en l’air, au collègue et souvent à eux-mêmes. En fin de compte, Victor se borna à essayer de taper sur les gourdins quand ils passaient près de lui en vrombissant.

Planteur avait l’air content du résultat. Électro, moins.

« Ils bougent trop, dit-il. La moitié du temps, ils étaient en dehors de l’image.

— C’était une bataille, fit remarquer Gauledouin.

— Ouais, mais je ne peux pas tourner la boîte à images, répliqua l’opérateur. Les démons se cassent la figure.

— Vous pourriez pas les attacher, un truc comme ça ? » proposa Planteur.

Électro se gratta le menton. « J’pense que je pourrais leur clouer les pieds au fond de la boîte, dit-il.

— De toute façon, ça ira pour l’instant, fit Gauledouin. On va tourner la scène où vous sauvez la fille. Où elle est, la fille ? Je lui ai pourtant demandé d’être là. Pourquoi elle n’est pas là ? Pourquoi personne ne fait jamais ce que je demande ? »

L’opérateur se retira son mégot des lèvres.

« Elle tourne l’Aventurier intrépide de l’autre côté d’la colline, le renseigna-t-il spontanément.

— Mais ça devrait être fini depuis hier ! gémit Gauledouin.

— La pellicule a explosé, expliqua l’opérateur.

— Crénom ! Bon, j’imagine qu’on peut tourner l’autre combat. Elle n’a pas besoin d’être là, bougonna Gauledouin. D’accord, tout le monde. On attaque la scène où Victor se bat contre le redoutable Balgrog.

— C’est quoi, un balgrog ? » voulut savoir Victor.

Une main amicale mais pesante lui tapota l’épaule.

« Affreux monstre traditionnel que va jouer Momo ; on l’peint en vert et on colle des ailes dessus, expliqua Roc. Vais aller donner coup d’main à s’préparer. »

Il s’en alla lourdement.

Personne n’avait apparemment besoin de Victor pour le moment. Il planta l’épée ridicule dans le sable, s’éloigna d’un pas de flâneur et trouva un coin d’ombre sous quelques oliviers rabougris. Il y avait aussi des rochers. Il leur tapa doucement dessus. Non, ce n’était personne.

Le terrain formait un petit creux de fraîcheur presque agréable selon les normes arides d’Olive-Oued.

Il y avait même un petit courant d’air qui sortait de quelque part. Alors qu’il se radossait contre les rochers, il sentit une brise glacée s’en échapper. Ça doit être truffé de cavernes, là-dessous, songea-t-il.

… Loin de là, à l’Université de l’Invisible, dans un couloir livré aux quatre vents et bordé de nombreux piliers, un petit mécanisme auquel personne n’avait prêté attention depuis des années se mit à faire un bruit…

Ainsi c’était ça, Olive-Oued. Ça ne rendait pas pareil sur le grand écran. Dans les images animées, on passait semblait-il beaucoup de temps à attendre et, si Victor avait bien saisi, on se fichait de l’ordre chronologique. Des événements se passaient avant d’autres logiquement antérieurs. Les monstres, c’était juste Momo peint en vert qu’on affublait d’ailes. Rien n’était vraiment réel.

Curieusement, il trouvait ça passionnant.

« Moi, j’en ai plein le dos », fit une voix près de lui.

Il leva la tête. Une jeune femme avait descendu l’autre sentier. Sous le maquillage pâle, elle avait la figure rouge d’avoir fourni des efforts, ses cheveux lui tombaient devant les yeux en frisettes ridicules, et elle portait une robe manifestement taillée à ses mesures mais conçue pour une gamine de dix ans plus jeune et folle de liserés en dentelle.

Elle était plutôt jolie, même si on ne s’en rendait pas tout de suite compte.

« Et vous savez ce qu’ils disent quand on se plaint ? » demanda-t-elle. La question ne s’adressait pas vraiment à Victor. Il n’était qu’une paire d’oreilles qui tombaient à pic.

« Je ne vois pas, répondit-il poliment.

— Ils disent : “Y a plein d’autres filles qui attendent dehors l’occasion de faire des images animées.” Voilà ce qu’ils disent. »

Elle s’appuya contre un arbre noueux et s’éventa de son chapeau de paille. « Et puis il fait trop chaud, se plaignit-elle. Et maintenant il faut que je fasse une bobine ridicule pour Gauledouin qui manque complètement d’idées. Avec un gamin qui a sûrement mauvaise haleine, du foin dans les cheveux et un front où on pourrait poser une table.

— Et avec des trolls, fit Victor d’une voix douce.

— Oh, dieux du ciel. Pas Momo et Galène ?

— Si. Seulement, Galène se fait appeler Roc maintenant.

— Je croyais que ça devait être « Silex ».

— Il aime bien Roc. »

De derrière les rochers leur parvint le bêlement plaintif de Gauledouin se demandant où tout le monde était passé juste quand il en avait besoin. La fille roula des yeux. « Oh, dieux du ciel. À cause de tout ça, je saute le déjeuner, moi.

— Vous pouvez toujours le prendre sur mon front », répliqua Victor en se relevant.

Il sentit avec satisfaction le regard songeur de la jeune femme s’appesantir sur sa nuque tandis qu’il récupérait son épée et la faisait siffler dans le vide à titre d’essai, en mettant plus de force dans ses coups de taille qu’il n’était nécessaire.

« C’est vous le gars dans la rue, hein ? demanda-t-elle.

— Exact. Et vous la fille qui devait se faire abattre, dit Victor. Ils vous ont ratée, à ce que je vois. »

Elle l’examina avec curiosité. « Comment vous avez fait pour dégotter un boulot aussi vite ? Normalement, faut attendre des semaines avant de tomber sur une occasion.

— Les occasions sont là où on les trouve, je dis toujours, fit Victor.

— Mais comment… ? »

Il s’était déjà éloigné d’un pas nonchalant ; il buvait du petit lait. Elle se traîna à sa suite, la figure crispée en une moue irritée.

« Ah, ironisa Gauledouin en levant la tête. Ma parole. Tout le monde est à sa place. Très bien. On va partir du moment où il trouve la fille attachée au poteau. Ce que vous allez faire, vous, dit-il à Victor, c’est la détacher, l’entraîner à l’écart et combattre le Balgrog ; quant à vous (il désigna la fille), vous… vous… vous le suivez et vous faites de votre mieux pour avoir l’air sauvée, d’accord ?

— Ça, je le fais bien, répondit-elle d’un ton résigné.

— Non, non, non, fit Planteur, la tête entre les mains. Pas encore !

— Ce n’est pas ce que vous vouliez ? s’étonna Gauledouin. Des combats et des filles qu’on délivre ?

— Y a forcément mieux à faire ! répliqua Planteur.

— Comme quoi ? demanda Gauledouin.

— Oh, j’sais pas, moi. Du chic. Du strass. Du bon vieux clinquant.

— Des bruits marrants ? On n’a pas le son.

— Tout le monde tourne des clics de zigotos qui courent partout, se cognent dessus et se cassent la figure par terre. Faudrait trouver autre chose. J’ai regardé les machins que vous avez faits ici, et pour moi, ils se ressemblent tous.

— Ben quoi, pour moi, toutes les saucisses se ressemblent, répliqua sèchement Gauledouin.

— Les saucisses, elles sont faites pour ça ! C’est ce que veulent les gens !

— Et moi aussi, je leur donne ce qu’ils veulent. Les gens veulent revoir ce qu’ils aiment. Des bagarres et des poursuites, ce genre de choses…

— Faites excuse, m’sieur Gauledouin, l’interrompit l’opérateur par-dessus les pépiements furieux des démons.

— Oui ? jeta Planteur.

— Faites excuse, m’sieur Planteur, mais faut que j’leur donne à manger dans un quart d’heure. »

Planteur poussa un gémissement.

Après coup, les minutes qui suivirent resteraient toujours un peu floues dans l’esprit de Victor. C’est souvent comme ça. Les instants qui changent le cours d’une existence arrivent sans crier gare, comme celui où l’on meurt.

On venait de tourner une autre bataille stylisée, il s’en souvenait, contre Momo et ce qui aurait été un fouet redoutable si le troll n’avait pas passé son temps à se l’entortiller autour des jambes. Et, après avoir vaincu le terrible Balgrog qui s’était éclipsé hors champ en grimaçant affreusement et en tâchant de se maintenir les ailes en place d’une main, il s’était retourné pour trancher les cordes qui attachaient la fille au poteau, après quoi il devait l’entraîner sans ménagement vers la droite, lorsque…

… les chuchotements avaient commencé.

C’étaient moins des mots que l’essence même de mots qui lui entraient directement dans l’oreille pour lui descendre le long de la colonne vertébrale sans se soucier de faire escale au cerveau.

Il fixa la fille au fond des yeux et se demanda si elle entendait elle aussi.

De très loin lui parvenaient de vraies paroles. Gauledouin disait : « Ben quoi, allez-y, qu’est-ce qui vous prend de la regarder comme ça ? » Et l’opérateur : « Ils sont vachement difficiles à t’nir quand ils sautent un repas. » Et Planteur, d’une voix sifflante comme un couteau de jet : « T’arrête pas de tourner la manivelle. »

Sa vision s’embruma sur les bords, et dans la brume il devina des formes qui se modifiaient et s’estompaient avant qu’il ait le temps de mieux les examiner. Aussi impuissant qu’une mouche dans une coulée d’ambre, autant maître de son destin qu’une bulle de savon dans un ouragan, il se pencha et embrassa la jeune femme.

D’autres mots lui parvinrent à travers le bourdonnement dans ses oreilles.

« Pourquoi il fait ça ? Est-ce que je lui ai dit de faire ça ? Personne ne lui a dit de faire ça !

— … et après, faut que j’les nettoye, et laissez-moi vous dire que c’est pas d’la…

— … Tourne ta manivelle ! Tourne ta manivelle ! braillait Planteur.

— Mais pourquoi il a cet air-là ?

— Mince alors !

— Si t’arrêtes de tourner ta manivelle, tu travailleras plus jamais dans cette ville !

— Écoutez, m’sieur, figurez-vous que j’suis inscrit à la Guilde des Opérateurs…

— T’arrête pas ! T’arrête pas ! »

Victor refit surface. Les chuchotements s’évanouirent, remplacés par le grondement des brisants au loin. Le monde réel revint, chaud et distinct, le soleil épinglé au ciel comme une médaille en commémoration d’un grand jour.

La fille inspira une grande goulée d’air.

« Je… ça alors… je suis vraiment désolé, bredouilla Victor en reculant. Je ne sais pas du tout ce qui m’a pris… »

Planteur sautait sur place. « C’est ça ! c’est ça ! hurlait-il. Dans combien de temps ça peut être prêt ?

— Ben, comme je disais, faut que j’donne à manger aux démons, que j’les nettoye…

— Bon, bon… Ça me donne le temps d’faire tirer des affiches.

— J’en ai déjà fait tirer, dit Gauledouin d’un ton glacial.

— Ça, sûrement, ça, sûrement, fit Planteur, tout excité. Ça, sûrement. Sûrement qu’on y lit des trucs du genre : “P’t-être que vous aimeriez voir une histoire intéressante” !

— Qu’est-ce que vous reprochez à ça ? demanda Gauledouin. C’est sacrément mieux que de la saucisse chaude !

— J’vous ai déjà dit, quand on vend d’la saucisse, ça suffit pas de rester à attendre les gens qu’en veulent, faut aller les trouver et leur donner faim. Et on rajoute même de la moutarde. C’est ce que vot’gars, là, il vient d’faire. »

Il claqua une main sur l’épaule de Gauledouin et agita l’autre en un geste large.

« Vous voyez pas ? » fit-il. Il hésita. Des idées bizarres se déversaient à flots dans sa tête, plus vite qu’il ne pouvait les penser. L’excitation et la vision d’un avenir grandiose lui donnaient le vertige.

« L’Épée de la passione, dit-il. Voilà comment on va l’appeler. Et pas d’après un vieux couillon de demeuré qu’est sûrement mort à l’heure actuelle. L’Épée de la passione. Ouais. Une saga tumultueuse de… de désir et de… de… de chaispas-quoi torride dans la moiteur primitive d’un continent ravagé ! De la romance ! De la séduction ! En trois bobines déchirantes ! Frissonnez devant le combat à mort avec les monstres voraces ! Hurlez au moment où mille éléphants…

— Ça ne fait qu’une bobine, marmonna Gauledouin avec irritation.

— Tournez-en d’autres cet après-midi ! croassa Planteur, les yeux révulsés. Suffit d’ajouter des bagarres et des monstres !

— Et on n’a sûrement pas d’éléphants », cracha Gauledouin.

Roc leva un bras raviné.

« Oui ? fit Gauledouin.

— Si vous avez peinture grise et n’importe quoi pour faire les oreilles, j’suis sûr Momo et moi, on…

— Personne n’a jamais fait de trois-bobines, intervint Électro, l’air de réfléchir. Ça risque d’être drôlement coton. J’veux dire, ça durerait pas loin de dix minutes. » Il parut songeur. « D’un autre côté, avec des bobines plus grandes… »

Gauledouin se savait coincé.

« Attendez un peu… » commença-t-il.

Victor baissa les yeux sur la fille. Tout le monde les ignorait.

« Euh, fit-il, on ne nous a pas officiellement présentés, j’ai l’impression !

— Ça n’a pas eu l’air de vous arrêter, dit-elle.

— Je ne fais pas des trucs pareils, d’habitude. J’ai dû avoir… un malaise, quelque chose.

— Oh, très bien. Et ça me soulage de le savoir, hein ?

— Si on allait s’asseoir à l’ombre ? Il fait drôlement chaud ici.

— Vos yeux, ils sont devenus… de braise.

— Ah bon ?

— Ils avaient l’air vraiment bizarres.

— Je me sentais vraiment bizarre.

— Je sais. C’est le patelin. Il porte sur le système. Vous savez, dit-elle en s’asseyant dans le sable, il y a un vrai règlement qui protège les diablotins et tout : ne pas trop les fatiguer, éviter de leur donner n’importe quoi à manger, des trucs comme ça. Mais personne ne s’occupe de nous. Même les trolls sont mieux traités.

— C’est parce qu’ils font deux mètres dix et pèsent cinq cents kilos, j’imagine.

— Mon nom, c’est Theda Withel, mais mes amis m’appellent Ginger, se présenta-t-elle.

— Moi, c’est Victor Tugelbend. Hum. Mais mes amis m’appellent Victor, se présenta à son tour Victor.

— C’est votre premier clic, hein ?

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Ç’avait l’air de vous plaire.

— Ben, c’est mieux que travailler, non ?

— Attendez d’être dans le métier depuis aussi longtemps que moi, répliqua-t-elle amèrement.

— Depuis combien de temps ?

— Presque depuis le début. Cinq semaines.

— Mince. Tout est arrivé si vite.

— C’est la meilleure chose qui soit jamais arrivée, affirma Ginger tout net.

— Il y a des chances… Euh, on peut aller manger ? demanda Victor.

— Non. Ils vont nous réclamer à cor et à cri d’une minute à l’autre. »

Victor hocha la tête. Il avait dans l’ensemble mené jusqu’ici une existence heureuse en faisant franchement mais sans remous ce qui lui plaisait, et il ne voyait pas pourquoi il allait changer ses habitudes, même à Olive-Oued.

« Alors, qu’ils nous réclament, dit-il. Je veux manger un morceau et boire quelque chose de frais. Je suis peut-être resté trop longtemps au soleil. »

Ginger avait l’air d’hésiter. « Ben, il y a la cantine, mais…

— Parfait. Montrez-moi où c’est.

— Ils virent les gens pour un rien…

— Quoi ? Avant la troisième bobine ?

— Ils disent : « Y a des tas d’autres amateurs qui crèvent d’envie de se lancer dans les images animées », vous voyez…

— Parfait. Ça veut dire qu’ils ont tout l’après-midi pour en trouver deux qui nous ressemblent. » Il passa sans se presser devant Momo qui s’efforçait lui aussi de rester à l’ombre d’un rocher.

« Si on nous cherche, dit-il, on est partis déjeuner.

— Quoi ? Là, maintenant ? fit le troll.

— Oui », répondit fermement Victor qui poursuivit sa route.

Derrière lui, il voyait Planteur et Gauledouin lancés dans une discussion animée qu’interrompait de temps en temps l’opérateur du ton dégagé de qui est sûr de toucher ses six piastres par jour quoi qu’il arrive.

« … à grand spectacle. On en parlera longtemps.

— Oui, une faillite spectaculaire, on dira !

— Écoutez, je sais où trouver des gravures sur bois en couleur à prix quasiment coûtant…

— … je m’disais qu’avec un peu d’ficelle, si je fixais la boîte à images sur des roues pour qu’on puisse la déplacer…

— On dira : Ce Gauledouin, ça c’est un facteur d’images animées qu’a l’cran de donner aux gens ce qu’ils veulent. Voilà ce qu’on dira. Un type qui repousse les chaispasquoi du genre…

— … p’t-être que si j’montais un système de perche et de pivot, on pourrait approcher la boîte à images tout près de…

— Quoi ? On dira ça, vous croyez ?

— Faites-moi confiance, Tommy.

— Bon… d’accord. D’accord. Mais pas d’éléphants. Je veux que ce soit bien clair. Pas d’éléphants. »



« Moi, ça m’a l’air bizarre, fit l’archichancelier. Ça m’a l’air d’un troupeau d’éléphants en céramique. Vous m’avez dit que c’était une machine, non ?

— Plutôt… plutôt un appareil », rectifia l’économe, peu sûr de lui. Il toucha du doigt l’appareil en question. Plusieurs éléphants en céramique tremblotèrent. « C’est Riktor le Bricoleur qui l’a fabriqué, je crois. Je n’étais pas encore né. »

Ça ressemblait à un grand pot décoré, presque aussi haut qu’un homme de la taille d’un grand pot. Tout autour de l’ouverture, huit éléphants en céramique pendaient à des chaînettes de bronze ; l’un d’eux oscilla d’avant en arrière sous le doigt de l’économe.

L’archichancelier plongea le regard à l’intérieur du pot par-dessus le bord.

« C’est plein de leviers et de soufflets », fit-il d’un ton grognon.

L’économe se tourna vers l’intendante de l’Université.

« Bon, alors, madame Panaris, qu’est-ce qui s’est passé, exactement ? »

Madame Panaris, massive, rose et corsetée, tapota sa perruque rousse et flanqua un coup de coude à la petite servante qui rôdait auprès d’elle comme un remorqueur.

« Rahaconte hà Sa Seigneurie, Ksandra », ordonna-t-elle.

Ksandra faisait l’effet de regretter toute cette histoire.

« Eh ben, monsieur, s’il vous plaît, monsieur, j’essuyais la poussière, vous voyez…

— Helle hessuyait la poussièhère », répéta obligeamment madame Panaris. Chaque fois que l’intendante souffrait d’une crise aiguë de conscience de classe, elle était capable de caser des h là où la nature n’en avait jamais prévu.

« … et après, ça s’est mis à faire du bruit…

— Çaha fait duhu bruit, répéta madame Panaris. Halors helle est venue mehe le dire, Votre Seigneurie, sehelon mes consignes.

— Quel genre de bruit, Ksandra ? demanda l’économe aussi gentiment que possible.

— S’il vous plaît, monsieur, ça faisait comme… (elle plissa les yeux) « vroumm… vroumm… vroumm… vroumm… vroummvroummvroumm VROUMM VROUMM… ploc », monsieur.

— Ploc, répéta l’économe d’un ton grave.

— Oui, monsieur.

— Hploc, fit en écho madame Panaris.

— C’est quand il m’a craché dessus, monsieur, dit Ksandra.

— Hexpectoré, la corrigea madame Panaris.

— Apparemment, un des éléphants a craché un petit plomb, Maître, dit l’économe. C’était ça, le… euh… le « ploc ».

— L’a craché, foutredieux, lâcha l’archichancelier. J’veux pas voir ça, des pots qui s’amusent à mollarder sur tout le monde. »

Madame Panaris frémit.

« Pourquoi il a fait ça ? reprit Ridculle.

— Je ne peux pas vous dire, Maître. J’ai pensé que vous sauriez peut-être. Je crois que Riktor était assistant chez nous quand vous étiez étudiant. Madame Panaris se fait beaucoup de souci, ajouta-t-il d’un ton laissant entendre que seul un archichancelier malavisé ne tiendrait pas compte des inquiétudes de l’intendante, elle a peur qu’on abuse magiquement du personnel. »

L’archichancelier tapota le pot de ses doigts recourbés. « Quoi ? Le vieux Riktor les Nombres ? C’est ce type-là ?

— On dirait, archichancelier.

— Un vrai dingue. Croyait qu’il pouvait tout mesurer. Pas seulement les longueurs, les poids, ces machins-là, mais tout le reste aussi. Si ça existe, qu’il disait, on doit pouvoir le mesurer. » Les yeux de Ridculle se voilèrent sous l’effort de mémoire. « Fabriquait toutes sortes de bidules bizarres. Croyait qu’on pouvait mesurer la vérité, la beauté, les rêves, n’importe quoi. Alors, ça, c’est un des jouets du vieux Riktor, hein ? Me demande ce qu’il mesurait ?

— Jehe suis d’avis, fit madame Panaris, de lehe ranger quelque pahart hen lieu sûr, si vous n’hy vohyez pas d’hinconvénient.

— Oui, oui, oui, bien entendu », s’empressa d’approuver l’économe. On avait du mal à garder le personnel à l’Université de l’Invisible.

« Foutez-moi ça en l’air », fit l’archichancelier.

L’économe fut horrifié. « Oh, non, monsieur, dit-il. On ne jette jamais rien. Et puis, ç’a sûrement de la valeur.

— Hmm ? fit Ridculle. De la valeur ?

— C’est peut-être un objet historique important, Maître.

— Fourrez-le dans mon cabinet, alors. J’ai dit que ça manquait de fantaisie dans le coin. Ça fera jaser, pas vrai ? Maintenant, faut que j’y aille. Faut que je voie un gars pour dresser un griffon. Bien le bonjour, mesdames…

— Euh… archichancelier, je me disais que vous pourriez signer… » tenta l’économe, hélas à l’adresse d’une porte en train de se refermer.

Personne ne demanda à Ksandra lequel des éléphants avait craché le plomb, ni dans quelle direction. De toute façon, le savoir ne les aurait pas avancés.

Cet après-midi-là, deux porteurs déménagèrent le seul résographe[5] en état de marche de l’univers dans le cabinet de l’archichancelier.



Personne n’avait trouvé le moyen d’adjoindre le son aux images animées, mais il en était un, de son, caractéristique d’Olive-Oued : celui des coups de marteau sur les clous.

Olive-Oued avait atteint un seuil critique. De nouvelles maisons, de nouvelles rues, de nouveaux quartiers apparaissaient en l’espace d’une nuit. Et disparaissaient encore plus vite dans les secteurs où les apprentis alchimistes formés à la hâte ne maîtrisaient pas encore parfaitement la fabrication délicate de l’octocellulose. Remarquez, ça ne faisait pas une grosse différence. À peine la fumée dissipée, les coups de marteau reprenaient.

Et Olive-Oued se développait par fission. Tout ce dont on avait besoin, c’était un gars à la main sûre, non-fumeur, capable de déchiffrer les symboles alchimiques, un opérateur de manivelle, un paquet de démons et beaucoup de soleil. Oh, et beaucoup de monde. Mais de ce côté-là, il n’y avait pas pénurie. Quand on ne savait pas nourrir les démons, mélanger les produits chimiques ni tourner en rythme une manivelle, on pouvait toujours garder les chevaux, servir les repas et se donner l’air intéressant dans l’espoir d’être remarqué. Ou, si tout le reste échouait, enfoncer des clous à coups de marteau. Tout autour de l’antique colline se succédaient des bâtisses branlantes dont les maigres planches se cintraient et blanchissaient déjà sous les rayons impitoyables du soleil, mais il en fallait toujours davantage.

Parce qu’Olive-Oued attirait du monde. De nouvelles fournées humaines arrivaient tous les jours. Personne ne venait chercher un emploi de valet d’écurie, de fille de taverne ni de charpentier à service rapide. Tout le monde venait faire des films.

Et tout le monde ignorait pourquoi.

Planteur Je-m’tranche-la-gorge le savait d’instinct : dès que deux personnes au moins se rassemblent, une troisième ne tarde pas à vouloir leur vendre une saucisse douteuse dans un petit pain.

Maintenant que le camelot était pris ailleurs, d’autres petits malins avaient surgi pour remplir cette fonction.

Entre autres Nodar Borgle le Klatchien, dont l’immense hangar sonore était moins un restaurant qu’une usine à bouffe. De grandes soupières fumantes en bordaient une extrémité. Des tables occupaient le reste de l’espace, et autour des tables…

Victor n’en revenait pas.

… se pressaient des trolls, des humains et des nains. Plus quelques gnomes. Voire une poignée d’elfes, la plus insaisissable des races du Disque-monde. Ainsi que des tas d’autres choses dans lesquelles Victor espéra reconnaître des trolls déguisés, sinon les clients présents couraient au-devant de gros ennuis. Tous mangeaient ; le plus étonnant, c’est qu’ils ne se mangeaient pas entre eux.

« On prend une assiette, on fait la queue et on paye, dit Ginger. Ça s’appelle un libre-servage.

— On paye avant d’avoir mangé ? Et si c’est infect ? »

Ginger hocha sombrement la tête. « C’est pour ça, justement. »

Victor haussa les épaules et se pencha vers le nain derrière le comptoir du déjeuner. « Je voudrais…

— C’est du r’goût, fit le nain.

— Quelle sorte de ragoût ?

— Y en a pas trente-six sortes, rien qu’une. C’est du r’goût, point final, répliqua sèchement le nain. Du r’goût, c’est du r’goût.

— Je voulais dire : du ragoût à quoi ? fit Victor.

— Si vous demandez, c’est que vous n’avez pas assez faim, dit Ginger. Deux ragoûts, Fruntkin. »

Victor lorgna sur la mixture d’un brun grisâtre qu’on lui déversa dans l’assiette. Des morceaux bizarres, que faisaient remonter de mystérieux courants de convection, dansèrent un moment à la surface avant de sombrer à nouveau, définitivement, espéra-t-il.

Question cuisine, Borgle appartenait à l’école Planteur.

« C’est du r’goût ou rien, mon gars. » Le cuisinier lui lança un regard par en dessous. « Une demi-piastre. C’est pas cher, à moitié prix. »

Victor lui tendit l’argent à contrecœur et chercha Ginger autour de lui.

« Ici, fit la jeune femme qui s’asseyait à une des longues tables. Salut Piedorage. Salut, Brèche, comment va ? Voici Vie. Un nouveau. Salut, Snidain, je ne t’avais pas vu. »

Victor se retrouva coincé entre Ginger et un troll des montagnes vêtu de ce qui ressemblait à une cotte de mailles mais n’était qu’un modèle d’Olive-Oued en ficelle mal tricotée sous une couche de peinture argent.

Ginger se lança dans une discussion animée avec un gnome de dix centimètres et un nain dans une moitié de tenue d’ours, laissant Victor en proie à un sentiment d’isolement.

Le troll hocha la tête à l’adresse du jeune homme puis grimaça en regardant sa propre assiette.

« Appellent ça d’la pierre ponce, dit-il. S’embêtent même pas enlever lave. Et on sent même pas goût du sable. »

Victor posa les yeux sur l’assiette du troll.

« Je ne savais pas que les trolls mangeaient de la pierre, lâcha-t-il avant de pouvoir se retenir.

— Pourquoi pas ?

— Vous n’êtes pas vous-mêmes de la pierre ?

— Ouais. Mais vous, vous êtes fait de viande, et vous mangez quoi ? »

Victor regarda son ragoût. « Bonne question, répliqua-t-il.

— Vie fait un clic pour Gauledouin, annonça Ginger en se retournant. On dirait qu’ils vont tourner un trois-bobines. »

Un murmure général d’intérêt accueillit ses paroles.

Victor déposa prudemment un morceau jaune et tremblotant sur le bord de son assiette. « Dites-moi, fit-il pensivement, pendant le… tournage du film, est-ce que certains d’entre vous ont… entendu comme un… senti qu’ils… » Il hésita. Tous le regardaient. « Je veux dire, est-ce que vous avez eu l’impression de quelque chose qui agissait à travers vous ? Je ne vois pas comment expliquer ça autrement. »

Ses compagnons de table se détendirent.

« Ça, c’est Olive-Oued, dit le troll. Porte sur le système. Toute cette ambiance créativité où on baigne.

— Mais vous avez eu droit à une crise drôlement sérieuse, vous, dit Ginger.

— Ça arrive tout le temps, répondit le nain d’un air songeur. C’est Olive-Oued, ça. La semaine dernière, les gars et moi, on travaillait sur les Contes des nains, et tout d’un coup, on s’est tous mis à chanter. Comme ça. Y a une chanson qui nous est venue d’un coup dans la tête. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Quelle chanson ? demanda Ginger.

— Aucune idée. On l’a appelée la chanson « Hého ». C’est tout ce qu’y avait dedans. Héhohého. Héhohého.

— Pour moi, ça ressemble à toutes autres chansons d’nains j’ai déjà entendues », grommela le troll.



Il était plus de deux heures lorsqu’ils revinrent sur le lieu de tournage du film. L’opérateur avait retiré le dos de la boîte à images et grattait le plancher à l’aide d’une petite pelle.

Planteur dormait dans son fauteuil de toile, un mouchoir sur la figure. Mais Gauledouin était parfaitement réveillé, lui.

« Où vous étiez passés, vous deux ? brailla-t-il.

— J’avais faim, répondit Victor.

— Et tu vas continuer d’avoir faim, mon gars, moi, je te l’dis, parce que… »

Planteur souleva le coin de son mouchoir.

« On y va, marmonna-t-il.

— Mais on ne va pas laisser des acteurs nous dire…

— Finissez le clic, et virez-le après.

— Voilà ! » Gauledouin agita un doigt menaçant en direction de Victor et de Ginger. « Plus jamais vous ne travaillerez dans cette ville ! »

L’après-midi s’écoula tant bien que mal. Planteur fit amener un cheval et incendia l’opérateur parce qu’on ne pouvait toujours pas déplacer la boîte à images. Les diablotins protestaient. On plaça donc le cheval de front devant la boîte, et Victor se contenta de faire des bonds en selle. Comme l’affirma Planteur, c’était bien bon pour des images animées.

Ensuite, Gauledouin les paya de mauvaise grâce deux piastres chacun et les flanqua à la porte.

« Il va passer le mot à tous les autres alchimistes, dit Ginger d’un air découragé. Ils se serrent les coudes entre eux.

— J’ai remarqué qu’on touche deux piastres seulement par jour, mais que les trolls en gagnent trois, lança Victor. Comment ça se fait ?

— Parce qu’il n’y a pas beaucoup de trolls qui veulent faire des images animées. Et un bon opérateur, lui, il peut se faire six ou sept piastres la journée. Les acteurs ne sont pas importants. » Elle se retourna et le fusilla du regard.

« Je me débrouillais bien, dit-elle. Rien de folichon, mais ça allait. J’avais pas mal de boulot. On savait qu’on pouvait compter sur moi. Je bâtissais ma carrière…

— On ne bâtit pas une carrière à Olive-Oued, répliqua Victor. C’est comme bâtir une maison sur un marais. Rien n’est réel.

— J’aimais ça, moi ! Maintenant vous avez tout gâché ! Et va sans doute falloir que je retourne dans un petit village horrible dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler ! Pour me remettre à traire cette saleté de lait ! Merci beaucoup ! Chaque fois que je verrai un cul de vache, je penserai à vous ! »

Elle partit comme un ouragan vers la ville en laissant Victor avec les trolls. Au bout d’un moment, Roc se racla la gorge.

« T’as un coin où dormir ? demanda-t-il.

— Pas l’impression, répondit le jeune homme d’une petite voix.

— Manque toujours logements, fit observer Moraine.

— Je me disais que je pourrais peut-être dormir sur la plage. Il ne fait pas froid, après tout. Je crois qu’un peu de repos me ferait du bien. Bonne nuit. »

Il s’en alla en titubant vers le littoral.

Le soleil se couchait, et un vent marin avait un peu rafraîchi l’atmosphère. Autour de la masse de plus en plus sombre de la colline, Olive-Oued allumait ses lumières. Olive-Oued ne se calmait que dans le noir. Quand la matière première c’est la lumière du jour, on ne la gaspille pas.

La plage était plutôt agréable. Il y venait peu de monde. Le bois flotté, incrusté de sel et crevassé ne valait rien pour la construction. Il s’entassait en une longue ligne blanche sur la laisse de haute mer.

Victor rassembla de quoi faire un feu, se renversa sur le sable et contempla le ressac.

Du sommet de la dune voisine, caché derrière une touffe d’herbe sèche, Gaspode le chien prodige l’observait d’un air songeur.



Deux heures du matin.

Il les tient désormais et il se déverse joyeusement depuis la colline, il répand son éclat dans le monde.

Olive-Oued rêve…

Il rêve pour tout un chacun.

Dans les ténèbres chaudes et oppressantes d’une cabane en bardeaux, Ginger Withel rêvait de tapis rouges et de foules en délire. Et aussi d’une grille. Elle n’arrêtait pas de revenir sur une grille dans son rêve, et une bouffée d’air chaud lui soulevait les jupes…

Dans les ténèbres guère plus fraîches d’une cabane à peine plus luxueuse, Gauledouin le facteur d’images animées rêvait de foules en délire et d’une récompense qu’on lui remettait pour le meilleur film jamais réalisé. Une grande statue.

Dans les dunes de sable, Roc et Momo somnolaient par à-coups, parce que les trolls sont par nature des créatures de la nuit et que dormir dans le noir leur malmène des éons d’instinct. Eux rêvaient de montagnes.

Sur la plage, à la belle étoile, Victor rêvait de martèlements de sabots, de robes longues, de bateaux pirates, de duels à l’épée, de lustres…

Sur la dune voisine, Gaspode le chien prodige dormait en gardant un œil ouvert et rêvait de loups.

Quant à Planteur Je-m’tranche-la-gorge, lui ne rêvait pas, vu qu’il ne dormait pas.

La course avait été longue jusqu’à Ankh-Morpork, et il préférait vendre des chevaux que les monter, mais il était arrivé à bon port.

Les orages qui évitaient soigneusement Olive-Oued faisaient moins de manières avec Ankh-Morpork, et il pleuvait à verse. Ce qui n’empêchait en rien la vie nocturne – elle était plus humide, voilà tout.

Il n’y a rien qu’on ne puisse acheter à Ankh-Morpork, même au beau milieu de la nuit. Planteur avait des tas d’achats à faire. Il lui fallait des affiches peintes. Il lui fallait toutes sortes de choses. Pour un grand nombre d’entre elles, il avait dû trouver des idées durant son long trajet à cheval, et maintenant il devait les expliquer par le menu à d’autres gens. Et les expliquer vite.

La pluie formait un rideau solide lorsqu’il sortit enfin en titubant dans la lumière grise de l’aube. Les caniveaux débordaient. Le long des toits, des gargouilles repoussantes vomissaient adroitement sur les passants, des passants un peu moins nombreux car il était cinq heures du matin.

La Gorge avala une grande goulée d’air épais de la ville. Ça, c’était de l’air, du vrai. Fallait aller chercher loin pour en trouver du plus vrai que celui-là. Rien qu’en le respirant, on savait que d’autres poumons en faisaient autant depuis des millénaires.

Pour la première fois depuis des jours, il se sentait les idées claires. C’était ça, le truc bizarre, avec Olive-Oued. Sur place, tout paraissait naturel, on aurait dit que c’était ça, la vie, mais quand on s’en éloignait et qu’on y repensait, on avait l’impression de contempler une bulle de savon miroitante. Comme si, lorsqu’on se trouvait à Olive-Oued, on n’était pas tout à fait la même personne.

Bah, Olive-Oued, c’était Olive-Oued, et Ankh, c’était Ankh ; mais Ankh, c’était du solide, à l’épreuve de toutes les bizarreries d’Olive-Oued, estimait la Gorge.

Il pataugeait dans les flaques en écoutant la pluie battante.

Au bout d’un moment, pour la première fois de sa vie, il remarqua qu’elle suivait un rythme.

Marrant, ça. On passait toute son existence dans une ville, et il fallait la quitter puis y revenir pour remarquer que la pluie s’écoulant des gouttières suivait un rythme propre : DUMdi-dum-dum, dumdi-dumdi-DUM-DUM…

Quelques minutes plus tard, le sergent Côlon et le caporal Chicque du Guet de nuit se partageaient une roulée entre amis à l’abri d’une porte et se livraient à la spécialité de leur corps de métier : se tenir au chaud, au sec et à distance des pépins.

Ils furent les seuls à suivre le manège de la silhouette démente qui descendit l’artère dans une gerbe d’éclaboussures, pirouetta au milieu des flaques, saisit un tuyau de descente pour pivoter autour d’un coin de rue et, en claquant joyeusement des talons, disparut à leur vue.

Le sergent Côlon tendit le mégot détrempé à son compagnon.

« C’était pas l’vieux Planteur la Gorge ? demanda-t-il un instant plus tard.

— Si, répondit Chicard.

— L’avait l’air content, non ?

— L’est sûrement tombé sur la tête, si tu veux mon avis, pour chanter sous la pluie comme ça. »



Vroumm… vroumm…

L’archichancelier qui, une fois mis à jour son stud-book de dragons, savourait un dernier verre devant le feu, leva la tête.

… vroumm… vroumm… vroumm…

« Foutredieux ! » marmonna-t-il avant de s’approcher tranquillement du grand pot. Lequel s’agitait d’un bord puis de l’autre, comme si le bâtiment tremblait.

L’archichancelier le regarda, fasciné.

… vroumm… vroummvroummvroummVROUMM.

Le pot s’immobilisa dans une dernière secousse et se tut.

« Bizarre, fit l’archichancelier. Foutrement bizarre. » Ploc.

À l’autre bout de la salle, sa carafe de cognac vola en éclats. Ridculle prit une profonde inspiration.

« Éconoome ! »



Victor fut réveillé par les moustiques. L’air était déjà chaud. Une autre belle journée s’annonçait.

Il alla barboter dans les hauts-fonds où il fit un brin de toilette et s’éclaircit les idées.

Voyons… Il lui restait toujours ses deux piastres de la veille, plus une poignée de sous. De quoi tenir quelque temps, surtout s’il dormait sur la plage. Et le r’goût de Borgle, même s’il n’était que techniquement de la nourriture, ne coûtait pas trop cher… Quoique, à bien y réfléchir, s’il prenait ses repas chez Borgle, il risquait de tomber sur Ginger, ce qui serait embarrassant.

Il fit un autre pas et coula.

Victor n’avait encore jamais nagé en mer. Il remonta à la surface, à demi noyé, et fit du sur-place avec fureur. La plage n’était qu’à quelques brasses.

Il se détendit, se donna le temps de reprendre son souffle, puis se lança dans un crawl tranquille par-delà les brisants. L’eau avait la transparence du cristal. Il voyait le fond qui s’éloignait en pente douce vers… – il sortit la tête pour une rapide goulée d’air – vers le large d’un bleu mat où il parvint à distinguer, à travers le fourmillement des bancs de poissons, les contours de rochers pâles et rectangulaires éparpillés sur le sable.

Il essaya de plonger, s’efforça de descendre jusqu’à ce que les oreilles lui tintent. Le homard le plus gros qu’il ait jamais vu agita ses antennes dans sa direction depuis une aiguille rocheuse avant de s’enfuir brusquement dans les profondeurs.

Victor remonta une fois de plus, le souffle coupé, et se mit à nager vers le rivage.

En tout cas, pour ceux qui ne feraient pas leur trou dans les images animées, la pêche offrait ici des débouchés, pas de doute.

Un ramasseur d’épaves aussi trouverait son bonheur. Il y avait assez de bois de chauffage séché par le vent entassé au bord des dunes pour alimenter Ankh-Morpork en combustible pendant des années. Personne à Olive-Oued ne songerait à allumer un feu sinon pour cuisiner ou pour des invités.

Et c’est exactement ce qu’avait fait quelqu’un. Alors qu’il pataugeait vers le rivage, il s’aperçut que le bois plus loin le long de la plage était rassemblé non pas au hasard mais comme à dessein, en piles bien nettes. Encore plus loin, on avait entassé des pierres qui constituaient un foyer rudimentaire.

Le foyer était envahi de sable. On avait peut-être vécu sur la plage en attendant la chance de percer dans les images animées. À la réflexion, le bois d’œuvre derrière les pierres à moitié enfouies donnait une impression d’assemblage. Vu de la mer, tout permettait de croire qu’on avait dressé plusieurs madriers pour former une entrée voûtée.

Il restait peut-être des occupants. Ils avaient peut-être quelque chose à boire.

Il restait effectivement des occupants. Mais ils n’avaient plus besoin de boire depuis des mois.



Huit heures du matin. Des coups violents frappés à sa porte réveillèrent Bezam Jardine, propriétaire de l’Odium, une des salles d’images animées qui poussaient à Ankh-Morpork comme des champignons.

Il avait passé une mauvaise nuit. Les Morporkiens aimaient la nouveauté. Un seul problème : ils ne l’aimaient pas longtemps. L’Odium avait fait de bonnes affaires la première semaine, était rentré dans ses frais la deuxième, et à présent périclitait. La dernière séance de la veille n’avait attiré qu’un nain sourd et un orang-outan, lequel avait apporté ses propres cacahuètes. Les bénéfices de Bezam dépendaient des ventes de cacahuètes et de grains sauteurs, aussi l’homme n’était-il pas de bonne humeur.

Il ouvrit la porte et regarda dehors, l’œil trouble.

« On est fermés jusqu’à deux heures, dit-il. Matinée. Rev’nez à ce moment-là. Des places partout. »

Il referma la porte à la volée. Elle rebondit sur la chaussure de Planteur et percuta le nez de Bezam.

« J’viens pour la représentation exceptionnelle de l’Épée de la passione, annonça la Gorge.

— Représentation exceptionnelle ? Quelle représentation exceptionnelle ?

— La représentation exceptionnelle dont j’vais vous causer.

— On a pas d’représentation qui parle d’épées exceptionnelles passionnées. On passe le Monde…

— M’sieur Planteur, il vous dit vous passez l’Épée de la passione », gronda une voix.

La Gorge se colla contre la porte. Derrière lui se dressait un bloc de pierre. Qui donnait l’impression d’avoir essuyé une pluie de boules d’acier pendant trente ans.

Le bloc se creusa à mi-hauteur et se pencha vers Bezam.

L’homme reconnut Détritus.

Tout le monde reconnaissait Détritus. Ce n’était pas un troll qu’on oubliait.

« Mais j’en ai même pas entendu causer, de… » commença Bezam.

La Gorge sortit une grande boîte en fer-blanc de sous son manteau et sourit.

« Et voici des affiches, ajouta-t-il en brandissant un épais rouleau blanc.

— M’sieur Planteur m’a laissé coller sur les murs », déclara fièrement Détritus.

Bezam déroula une affiche. Les couleurs en étaient alléchantes. On y voyait ce qui devait être Ginger faisant la moue dans un corsage trop étriqué pour elle pendant que Victor se la jetait d’une main sur l’épaule tout en combattant un assortiment de monstres de l’autre. En arrière-plan, des volcans entraient en éruption, des dragons sillonnaient le ciel et des cités disparaissaient sous les flammes.

« Le filme qu’on n’a pas pu interdyre ! lut avec peine Bezam. Une aventure torryde à l’haube embrasée d’un nouveau continant ! Un home et une fame jetés dans le tourebillon d’un monsde pris de follye ! ! Avec LES STARS Delorès de Vyce dans le rosle de la fame et Victor Marasquino dans le rosle de Cohen le Barbare ! ! ! DU FRIÇON ! DE L’AVENTURE ! ! DES ÉLÉPHANTS ! ! ! Bientôt dans votre salle habytuelle ! ! ! ! »

Il lut une seconde fois. « Qui c’est les stars Delorès de Vyce ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.

— Ça veut dire des étoiles, des vedettes, quoi, répondit la Gorge. C’est pour ça qu’on a mis des étoiles à côté d’leurs noms, voyez. » Il se rapprocha et baissa la voix qui ne fut plus qu’un murmure incisif. « À ce qu’on dit, ajouta-t-il, elle, c’est la fille d’un pirate klatchien et de sa captive farouche et impétueuse, et lui, c’est le fils d’un… le fils d’un… d’un mage dévoyé et d’une aventurière gitane danseuse de flamenco.

— Ben mince ! » lâcha Bezam, impressionné malgré lui. Planteur s’autorisa une claque mentale dans le dos. Ça lui avait bien plu à lui aussi.

« M’est avis que vous devriez commencer à l’passer dans une heure, dit-il.

— Si tôt le matin ! » fit Bezam. Le film qu’il avait obtenu pour la journée s’intitulait l’Univers passionnant de la poterie, ce qui ne manquait pas de l’inquiéter. La proposition du visiteur paraissait bien meilleure.

« Oui, répondit Planteur, parce que des tas d’gens vont se jeter d’sus.

— Ça, c’est pas sûr, répliqua Bezam. Le public nous déserte, ces temps-ci.

— Çui-là, il voudra le voir, insista la Gorge. Croyez-moi. Est-ce que j’vous ai déjà menti ? »

Bezam se gratta la tête. « Ben, un soir, le mois dernier, vous m’avez vendu une saucisse dans un p’tit pain, et vous m’avez dit…

— C’était d’la rhétorique, le coupa sèchement la Gorge.

— Ouais », renchérit Détritus.

Bezam s’affaissa. « Ah. Bon. J’y connais rien en rhétorique, fit-il.

— Voilà, dit la Gorge en souriant comme une citrouille vorace. Suffit d’ouvrir, d’vous installer et d’rentrer l’fric à la pelle.

— Ah. Très bien », fit Bezam d’une petite voix.

La Gorge passa un bras amical autour des épaules de l’homme. « Et maintenant, dit-il, on va causer pourcentages.

— C’est quoi, ça, du pourcentage ?

— Prenez un cigare », proposa la Gorge.



Victor remonta lentement la rue principale encore sans nom d’Olive-Oued. Il avait du sable sous les ongles.

Il se demandait s’il avait bien fait.

Il ne s’agissait sans doute que d’un ramasseur d’épaves qui s’était endormi un jour et ne s’était pas réveillé ; mais, d’un autre côté, sa tenue rouge et or tachée ne cadrait pas avec cette activité. Difficile à dire depuis combien de temps il était mort. L’atmosphère sèche et saline l’avait conservé, lui avait gardé la même allure que de son vivant, une allure de cadavre.

Vu ce que contenait sa cabane, il avait fait une drôle de récolte.

Victor s’était dit qu’il fallait en parler à quelqu’un, mais il ne trouverait sûrement personne à Olive-Oued que ça intéresserait. Il n’y avait sans doute eu qu’un seul homme au monde que la vie ou la mort du vieux intéressait – lui-même – et il avait été le premier au courant.

Victor avait enseveli le cadavre dans le sable, côté terre de la cabane en bois flotté.

Il aperçut le restaurant de Borgle un peu plus loin. Il allait courir le risque d’y prendre un petit-déjeuner, décida-t-il. Et puis il voulait s’asseoir quelque part pour lire le livre.

Ce n’était pas le genre d’objet qu’on s’attendait à trouver sur une plage, dans une cabane en bois flotté, serré dans la main d’un mort.

Sur la couverture s’étalait le titre : Le Lyvre du film.

Sur la première page, en lettres rondes de qui manie difficilement la plume, s’alignaient les mots suivants : Cecy est la chronque des grdiens de la ParaMontagne recopyée par moi Deccan à cuase de l’ancyenne tombée en myettes.

Il tourna avec précaution les pages raides. Elles avaient l’air couvertes de rubriques quasiment identiques. Il n’y avait pas de date nulle part, mais à quoi bon ? Tous les jours se ressemblaient.

Levé. Allé aux cabnets. Fayt du feu, annonsé la repreysantation de la matinée. Petit déjeuné. Ramssé du boys. Fayt du feu. Fouyllé sur la colinne. Chanté la reprysantation du soir. Dinner. Proclamé la dernyière repreysantation du soir. Allé uax cabnets. Au lit.

Levé. Allé aux cabnets. Fayt du feu, annonsé la repreysantation de la matinée. Petit déjeuné. Crullet le paicheur a laiçé 2 baux barrs. Rmassé du boys. Clayronné la repraysantation du soire, fayt du feu. Maynage. Dynner. Chnaté la derniayre repreysantation. Au lit. Levé a minui, allé au canibets, vayrifié le feu, mais reystait encroe du boys.

Il aperçut la serveuse du coin de l’œil.

« Je voudrais un œuf à la coque, dit-il.

— C’est du ragoût. Au poisson. »

Il leva la tête et croisa le regard fulminant de Ginger.

« Je ne savais pas que vous étiez serveuse », dit-il.

Elle fit mine d’essuyer la coupelle de sel. « Moi non plus jusqu’à hier, répliqua-t-elle. Heureusement pour moi que la fille de salle habituelle de Borgle a trouvé l’occasion de jouer dans le nouveau film des Alchimistes Affranchis, hein ? » Elle haussa les épaules. « Si j’ai vraiment de la chance, qui sait ? je pourrais peut-être faire aussi partie de l’équipe de l’après-midi.

— Écoutez, je ne voulais pas…

— C’est du ragoût. À prendre ou à laisser. Trois clients ont déjà fait les deux ce matin.

— Je le prends. Écoutez, vous n’allez pas le croire, mais j’ai trouvé ce bouquin dans les mains d’un…

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