IV KRAKAN

21 L’Académie

Les membres de l’Académie des sciences thalassane étaient strictement limités au nombre binaire joliment rond de 100 000 000 … ou, pour ceux qui préféraient compter sur leurs doigts, 256. L’officier scientifique du Magellan approuvait cette exclusivité ; elle permettait de maintenir un niveau élevé. Et l’Académie prenait très au sérieux ses responsabilités ; le Président avait avoué qu’en ce moment, il n’y avait que 241 membres, car il avait été impossible de trouver pour les postes vacants un personnel qualifié.

Sur ces 241, pas moins de 105 académiciens assistaient physiquement à la réunion qui se tenait dans le grand amphithéâtre de l’Académie tandis que 116 autres y étaient reliés grâce à leurs compacks. C’était une participation record et le professeur Anne Varley s’en trouvait extrêmement flattée, tout en ne pouvant se défaire d’une curiosité fugace à propos des manquants.

Elle était aussi vaguement mal à l’aise d’être présentée comme l’un des plus grands astronomes de la Terre, même si, hélas, à la date du départ du Magellan, cela n’avait été que trop vrai. Le Temps et le Hasard avaient donné à l’ancienne directrice de — feu — l’Observatoire lunaire de Shklovsky cette unique occasion de survivre. Elle savait parfaitement qu’elle n’était tout au plus que compétente si on la comparait à un Ackerley, un Chandrasekhar ou un Herschel, et même moins par rapport à Galilée, Copernic et Ptolémée.

— La voilà, commença-t-elle. Je suis sûre que vous avez tous vu ce planisphère de Sagan Deux, la meilleure reconstitution possible d’après nos survols et radiohologrammes. Le détail est faible, naturellement — dix kilomètres au mieux —, mais suffit à nous donner les réalités de base. Diamètre, quinze mille kilomètres, un peu plus que la Terre. Une atmosphère dense, presque entièrement de l’azote. Et pas d’oxygène …heureusement !

Cet «heureusement» attira immanquablement l’attention ; toute l’assistance se redressa dans un sursaut.

— Je comprends votre surprise ; la plupart des êtres humains ont un préjugé en faveur de la respiration. Mais dans les décennies précédant l’Exode, beaucoup de choses se sont passées et ont modifié notre point de vue sur l’univers.

« L’absence d’autres créatures vivantes — hier comme aujourd’hui — dans le système solaire et l’échec des programmes SETI, en dépit de seize siècles d’efforts, ont convaincu presque tout le monde que la vie doit être extrêmement rare ailleurs dans l’univers et, par conséquent, extrêmement précieuse.

« Ainsi, à partir de ce moment, on a estimé que toutes les formes de vie étaient dignes de respect et devaient être aimées et protégées. Certains sont allés jusqu’à affirmer qu’il ne fallait même pas exterminer les agents pathogènes virulents et vecteurs de maladies, mais les préserver sous une stricte sauvegarde. «Respect pour la Vie» est devenu un slogan très populaire durant les Derniers Jours … et peu se sont contentés de l’appliquer exclusivement à la vie humaine.

« Une fois accepté le principe de la non-intervention biologique, certaines conséquences pratiques ont suivi. Il était convenu depuis longtemps que nous ne tenterions aucun établissement sur une planète possédant des formes de vie intelligentes ; l’espèce humaine avait de trop mauvais états de service sur sa planète natale. Heureusement — ou malheureusement — cette situation ne s’est jamais présentée.

« Mais on a poussé plus loin l’argument. Supposons que nous trouvions une planète où la vie animale vient juste de débuter. Devons-nous nous écarter et laisser l’évolution suivre son cours, au cas où dans des méga-années l’intelligence apparaîtrait peut-être ?

« Et en allant plus loin encore, s’il n’y avait qu’une vie végétale ? Rien que des microbes unicellulaires ?

« Vous vous étonnerez peut-être d’apprendre que, alors que l’existence même de l’espèce humaine était en jeu, des hommes aient pris la peine d’ouvrir le débat sur des questions morales et philosophiques aussi abstraites. Mais la mort braque l’esprit sur les questions réellement importantes : pourquoi sommes-nous ici ? Que devrions-nous faire ?

« Le concept de la «Métaloi» — je suis sûre que vous en avez entendu parler — est devenu très populaire. Était-il possible de concevoir des codes légaux et moraux applicables à toutes les créatures intelligentes, et pas seulement aux mammifères bipèdes consommateurs d’air, qui avaient brièvement dominé sur la planète Terre ?

« Le professeur Kaldor, par hasard, a été l’un des animateurs de ce débat. Cela l’a rendu très populaire parmi ceux qui déclaraient que, puisque Homo sapiens était la seule espèce intelligente connue, sa survie prenait le pas sur toutes les autres considérations. Quelqu’un a trouvé un slogan frappant l’imagination : «Si c’est l’homme ou le moulage de boue, je vote pour l’homme !»

« Par bonheur, il n’y a jamais eu d’affrontement direct, à notre connaissance. Des siècles passeront sans doute avant que nous recevions des rapports de tous les vaisseaux-semeurs qui ont été lancés. Et si certains restent silencieux … eh bien, les moulages de boue auront peut-être gagné …

« En 3505, durant la session finale du Parlement mondial, certaines règles — la célèbre Grande Directive — ont été établies pour la future colonisation planétaire. Beaucoup de gens l’ont trouvée trop idéaliste, et il n’y avait certainement aucun moyen de la faire respecter. Mais c’était une déclaration d’intention, un geste final de bonne volonté à l’égard d’un univers qui ne pourrait peut-être jamais l’apprécier.

« Un seul des règlements de la Directive nous concerne ici, mais c’est le plus connu et celui qui a suscité les plus vives controverses, puisqu’il écartait certains des objectifs les plus prometteurs.

« La présence d’un certain pourcentage, même infime, d’oxygène dans l’atmosphère d’une planète est la preuve absolue que la vie y existe. L’élément est bien trop réactif pour se produire à l’état libre, à moins d’être perpétuellement reproduit par des plantes, ou leur équivalent. Naturellement, l’oxygène ne signifie pas nécessairement la vieanimalemais il en plante le décor. Et même si la vie animale aboutit rarement à l’intelligence, aucune autre route plausible vers elle n’a été trouvée jusqu’alors, même en théorie.

« Donc, selon les principes de la Métaloi, les planètes porteuses d’oxygène étaient interdites. Entre nous, je doute qu’une décision aussi radicale eût été prise si la poussée quantique ne nous avait pas donné un rayon d’action — et de l’énergie — illimité.

« Permettez-moi maintenant de vous exposer notre plan d’opération, à notre arrivée sur Sagan Deux. Comme vous le voyez sur cette carte, plus de 50 % de la surface sont recouverts de glace, sur une profondeur estimée de trois kilomètres. Tout l’oxygène dont nous aurons jamais besoin !

« Quand il aura établi son orbite finale, le Magellan emploiera la poussée quantique, à une petite fraction de la pleine puissance, en guise de torche. Elle brûlera la glace et séparera simultanément la vapeur en oxygène et hydrogène. L’hydrogène fuira rapidement dans l’espace ; peut-être l’y aiderons-nous avec des lasers appropriés, si besoin est.

« En vingt ans seulement, Sagan Deux aura une atmosphère contenant 10 % d’oxygène, mais elle sera encore trop pleine d’oxyde d’azote et autres poisons pour être respirable. À peu près à cette époque, nous commencerons à introduire des bactéries spécialement développées et peut-être même des plantes, pour accélérer le processus. Mais la planète sera encore bien trop froide ; même en tenant compte de la chaleur que nous y aurons pompée, la température restera au-dessous de zéro partout, sauf pendant quelques heures, vers midi, à l’équateur.

« C’est alors que nous utiliserons la poussée quantique pour la dernière fois, probablement. Le Magellan qui a passé toute son existence dans l’espace descendra enfin à la surface d’une planète.

« À partir de ce moment et pendant environ un quart d’heure par jour, à l’heure appropriée, la poussée quantique sera appliquée à la puissance maximale supportable par le vaisseau et par la base rocheuse où il sera posé. Nous ne savons pas combien de temps devra durer l’opération, avant d’avoir procédé aux derniers essais ; il pourrait être nécessaire de déplacer encore le vaisseau, si le site initial est géologiquement instable.

« Selon une première approximation, il apparaît qu’il nous faudra employer la poussée pendant trente ans pour ralentir la planète jusqu’à ce qu’elle tombe assez près du soleil pour avoir un climat tempéré. Et nous devrons appliquer la poussée pendant vingt-cinq ans de plus pour arrondir l’orbite. Mais pendant une grande partie de ce temps, il sera tout à fait possible de vivre sur Sagan Deux, même si les hivers restent terribles jusqu’à ce que l’orbite finale soit atteinte.

« Nous aurons donc là une planète vierge, plus grande que la Terre, avec environ 40 % d’océan et une température moyenne de 25°. L’atmosphère contiendra de l’oxygène, 30 % de moins que sur la Terre mais ce pourcentage diminuera. Il sera temps de réveiller les neuf cent mille dormeurs, toujours en hibernation, et de leur offrir un nouveau monde.

« Voilà donc le scénario, à moins que des développements — ou découvertes — inattendus nous contraignent à nous en écarter. Et au pis aller …

Le professeur Varley hésita, puis elle sourit sombrement.

— Non, quoi qu’il arrive, vous ne nous reverrez pas ! Si Sagan Deux est impossible, il y a un autre objectif, à trenteannées-lumière au-delà. Il serait peut-être même bien meilleur.

« Peut-être finirons-nous par coloniser les deux. Mais cela, c’est à l’avenir d’en décider.

La discussion mit quelque temps à démarrer ; la plupart des académiciens paraissaient assommés, bien que leurs applaudissements soient indiscutablement sincères. Le Président qui, grâce à une longue expérience, préparait toujours à l’avance des questions passe-partout donna le coup d’envoi :

— Un détail mineur, professeur Varley, mais de qui ou de quoi Sagan Deux porte-t-elle le nom ?

— D’un auteur de romans scientifiques, du début du troisième millénaire.

Cela rompit la glace, tout comme le souhaitait le Président.

— Vous nous avez dit, professeur, que Sagan Deux a au moins un satellite. Que lui arrivera-t-il quand vous aurez changé l’orbite de la planète ?

— Rien, à part de très légères perturbations. Il suivra sa planète.

— Si la Directive de … quelle date, déjà ? 3500 …

— 3505.

— … avait été ratifiée plus tôt, serions-nous ici en ce moment ? Je veux dire, Thalassa aurait-elle été interdite ?

— C’est une excellente question et nous en avons souvent débattu. La mission semeuse de 2751 — votre vaisseau mère de l’île du Sud — serait certainement allée à l’encontre de cette directive. Heureusement, le problème ne s’est pas posé. Puisqu’il n’y avait pas d’animaux terrestres ici, le principe de la non-intervention n’a pas été violé.

— C’est une spéculation pure, dit un des plus jeunes académiciens, à l’amusement évident de plusieurs de ses aînés, mais étant entendu que l’oxygène signifie la vie, comment pouvez-vous être sûrs que la proposition inverse soit vraie ? On peut imaginer toutes sortes de créatures — même intelligentes — sur des planètes sans oxygène, voire sans atmosphère. Si nos successeurs évolutifs sont desmachinesintelligentes, comme l’ont suggéré de nombreux philosophes, elles préféreraient une atmosphère où elles ne rouilleraient pas. Avez-vous une idée de l’âge de Sagan Deux ? La planète a peut-être dépassé l’ère oxygène-biologique et une civilisation mécanique pourrait vous attendre là-bas.

Il y eut quelques gémissements de contestation et, dans la salle, quelqu’un marmonna «Science-fiction !» d’une voix dégoûtée. Le professeur Varley attendit que les mouvements divers se calment et répondit brièvement :

— Cela ne nous a pas empêchés de dormir. Et si nous tombions sur une civilisation mécanique, le principe de non-intervention n’aurait guère d’importance. Je m’inquiéterais bien plus de ce que cette civilisation-là pourrait nous faire, à nous, que le contraire !

Un très vieil homme — sans doute la personne la plus âgée que le professeur Varley ait vue à Thalassa — se leva lentement dans le fond de la salle. Le Président griffonna rapidement une note et la fit passer : «Prof. Derek Winslade, GVP de sciences de T, historien». Le professeur Varley s’interrogea sur la signification de GVP pendant quelques secondes, avant qu’un éclair d’inspiration lui apprenne que cela voulait dire Grand Vieux Pontife.

Et c’était typique, pensa-t-elle, que le doyen de la science lassane soit un historien. Durant les sept cents ans de leur histoire, les Trois Îles n’avaient produit qu’une poignée de penseurs originaux.

Ce n’était pas nécessairement critiquable. Les Lassans avaient été forcés de bâtir l’infrastructure d’une civilisation à partir de zéro ; il y avait eu peu d’occasions, peu d’encouragements pour toute espèce de recherche qui ne serait pas strictement fonctionnelle. Et il y avait un problème plus grave et plus subtil, celui de la population. À aucun moment, dans aucune des disciplines scientifiques, il n’y avait eu assez de travailleurs à Thalassa pour atteindre une «masse critique», le nombre minimal de cerveaux agissants, nécessaire pour déclencher de la recherche fondamentale dans quelque nouveau domaine du savoir.

Il n’y avait de rares exceptions à cette règle qu’en mathématiques ou en musique. Un génie solitaire, un Ramanuja ou un Mozart, pouvait s’élever du néant et voguer seul sur les mers inconnues de la pensée. Le plus célèbre exemple de la science lassane était Francis Zoltan (214–242) ; cinq cents ans plus tard, son nom était encore vénéré mais le professeur Varley avait certaines réserves à faire, même sur ses talents les plus incontestables. Personne, lui semblait-il, n’avait vraiment compris ses découvertes dans le domaine des nombres hypertransfinis et personne n’avait poussé plus loin ses expériences, ce qui est la marque des authentiques percées. Même à présent, sa fameuse «Dernière Hypothèse» défiait toute preuve autant que toute réfutation.

Elle soupçonnait fort — mais elle avait bien trop de tact pour le confier à ses amis lassans — que la tragique mort prématurée de Zoltan avait magnifié sa réputation, auréolé son souvenir des espoirs nostalgiques de ce qui aurait pu être. Sa disparition, alors qu’il nageait au large de l’île du Nord, avait inspiré des légions de mythes et d’hypothèses romanesques — déception amoureuse, rivaux jaloux, incapacité de découvrir des preuves critiques, terreur de l’hyperinfini en soi — dont aucun n’était tant soit peu fondé en réalité. Mais tout cela avait parfait l’image populaire du plus grand génie de Thalassa, fauché à la fleur de l’âge et de ses œuvres.

Que disait donc le vieux professeur ? Ah, mon Dieu, il y avait toujours quelqu’un, au moment du débat, pour aborder une question tout à fait en dehors du sujet ou pour profiter de l’occasion et exposer une thèse favorite. Grâce à une longue pratique, le professeur Varley savait fort bien venir à bout de ces interrupteurs et réussissait généralement à faire rire à leurs dépens. Mais il lui faudrait être polie avec un GVP entouré de collègues respectueux, sur son propre terrain.

— Professeur — euh — Winsdale … («Winslade», chuchota le Président, navré, mais elle jugea qu’une rectification ne ferait qu’aggraver la bévue), la question que vous venez de poser est excellente mais devrait vraiment faire l’objet d’une autre conférence. Ou plutôt, d’une série de conférences, et, même alors, cela ne ferait qu’effleurer ce vaste sujet.

« Mais pour répondre à votre premier point. Nous avons entendu plusieurs fois cette critique, et ce n’est tout simplement pas vrai. Nous n’avons absolument pas tenté de garder le «secret», comme vous dites, de la poussée quantique. La théorie complète se trouve dans les archives du vaisseau et fait partie du matériel qui vous a été transmis.

« Cela dit, je ne voudrais pas faire naître de faux espoirs. Franchement, il n’y a personne parmi l’équipage du vaisseau qui comprenne réellement la poussée. Nous savons nous en servir, c’est tout.

« Il y a trois savants en hibernation qui seraient, paraît-il, des experts de la poussée. Si nous devions les réveiller avant d’atteindre Sagan Deux, nous aurions de sérieux ennuis.

« Des hommes sont devenus fous en essayant d’imaginer la structure géométrodynamique du super-espace, en demandant pourquoi l’univers avait à l’origine onze dimensions au lieu d’un chiffre rond comme dix ou douze. Quand j’ai suivi le cours de propulsion de base, mon professeur m’a dit : «Si vous pouviez comprendre la poussée quantique, vous ne seriez pas ici, vous seriez là-haut à Lagrange Un, à l’Institut des études avancées.» Et il m’a donné une comparaison utile, pour m’aider à me rendormir quand j’avais des cauchemars à force de chercher ce que veut dire réellement «dix à la puissance moins trente-trois centimètres».

« Les membres de l’équipage du Magellan ont seulement besoin de savoir ce que fait la poussée, m’a dit mon professeur. Ils sont comme des ingénieurs chargés d’un réseau de distribution électrique. Du moment qu’ils savent comment utiliser l’énergie, ils n’ont pas à savoir comment elle est engendrée. Ça peut venir de quelque chose de simple, comme une dynamo à essence, un panneau solaire ou une turbine à eau. Ils sont certainement capables de comprendre les principes de ceux-là mais ils n’en ont pas besoin pour bien exécuter leur travail.

« Ou bien l’électricité peut venir de quelque chose de plus complexe, par exemple un réacteur à fission ou un fondeur thermonucléaire ou encore un catalyseur muon, un node Penrose ou un noyau Hawking-Schwarzchild, vous voyez ce que je veux dire ? Quelque part en chemin, ils doivent renoncer à tout espoir de compréhension ; mais ils demeurent quand même des ingénieurs parfaitement compétents, capables de brancher le courant électrique où et quand c’est nécessaire.

« De même, nous pouvons transporter le Magellan de la Terre à Thalassa — et, je l’espère, à Sagan Deux — sans savoir réellement ce que nous faisons. Mais un jour, peut-être dans des siècles, nous pourrons de nouveau égaler le génie qui a produit la poussée quantique.

« Et — qui sait ? — vous pourriez être les premiers. Un nouveau Francis Zoltan pourrait naître à Thalassa. Et alors, peut-être, ce sera vous qui viendrez nous rendre visite.

Elle n’y croyait pas vraiment. Mais c’était une bonne conclusion qui lui valut un tonnerre d’applaudissements.

22 Krakan

— Nous pouvons le faire sans mal, naturellement, dit le capitaine Bey d’un air pensif. Le planning est pour ainsi dire terminé, ce problème de vibration des compresseurs semble avoir été résolu, la préparation du site est en avance sur les prévisions. Il est tout à fait possible d’y consacrer des hommes et du matériel, cela ne fait aucun doute, mais est-ce vraiment une bonne idée ?

Il regarda les cinq officiers supérieurs réunis autour de la table ovale, dans la salle de conférences de Terra Nova ; d’un commun accord, ils regardaient tous le professeur Kaldor, qui soupira et écarta les bras, l’air résigné.

— Donc, ce n’est pas un problème purement technique. Dites-moi tout ce que je dois savoir.

— Voici la situation, dit le capitaine adjoint Malina.

Les lumières diminuèrent et les Trois Îles recouvrirent la table, flottant à une fraction de centimètre au-dessus comme une maquette magnifiquement détaillée. Mais ce n’en était pas une car, si l’échelle avait été suffisamment agrandie, on aurait pu observer les Lassans allant à leurs affaires.

— Je crois que les Lassans ont encore peur du mont Krakan, bien que ce soit un volcan très bien élevé. Il n’a jamais tué personne, après tout. Et c’est la clé du système de communications interîles. Il culmine à six kilomètres au-dessus du niveau de la mer ; c’est bien entendu le point le plus élevé de la planète. C’est donc le site idéal pour un parc d’antennes ; tous les services longue distance passent par là et sont redirigés sur les deux autres îles.

— Il m’a toujours paru un peu bizarre, dit paisiblement Kaldor, qu’après deux mille ans, nous n’ayons rien trouvé de mieux que les ondes radio.

— L’univers n’est équipé que d’un seul spectre électromagnétique, professeur, et nous devons en faire le meilleur usage possible. En plus les Lassans ont de la chance, parce que même les extrémités les plus éloignées des îles du Nord et du Sud ne sont distantes que de trois cents kilomètres. Le mont Krakan peut les desservir toutes les deux. Les habitants sont capables de très bien se débrouiller sans compacks.

« Le seul problème, c’est l’accès … et le climat. La grande plaisanterie locale, c’est que Krakan est le seul endroit de la planète à en avoir un. Régulièrement, quelqu’un doit escalader la montagne, réparer quelques antennes, remplacer des batteries et piles solaires et dégager à la pelle beaucoup de neige. Pas de véritable problème mais beaucoup de dur travail.

— Ce que les Lassans, intervint le commandant-médecin Newton, évitent le plus possible. Notez que je ne leur reproche pas de conserver leur énergie pour des choses plus importantes, par exemple le sport, l’athlétisme.

Elle aurait pu ajouter l’amour physique, mais c’était déjà un sujet épineux avec beaucoup de ses collègues et la réflexion risquait de ne pas être appréciée.

— Pourquoi faut-il qu’ils escaladent la montagne ? demanda Kaldor. Pourquoi est-ce qu’ils ne volent pas tout simplement au sommet ? Ils ont des appareils à décollage et atterrissage verticaux.

— Oui, mais l’air est raréfié, là-haut, et tend à être très turbulent. Après plusieurs accidents graves, ils ont décidé d’y aller à la dure.

— Je vois, murmura Kaldor. C’est le vieux problème de non-ingérence. Allons-nous affaiblir leur indépendance ? Ne serait-ce qu’un petit peu ? Et si nous n’accédons pas à une aussi modeste requête, nous risquons de provoquer du ressentiment. Justifié, d’ailleurs, compte tenu de l’aide qu’ils nous ont apportée pour l’usine de réfrigération.

— C’est exactement ce que je pense. Pas d’objections ? Très bien, monsieur Lorenson, voulez-vous vous en occuper, s’il vous plaît ? Employez l’avion spatial comme vous le jugerez bon, du moment qu’il n’est pas indispensable à l’opération flocon de neige.


Moïse Kaldor avait toujours adoré la montagne ; il s’y sentait plus près de Dieu, dont il regrettait encore parfois la non-existence.

Du bord de la vaste caldeira, son regard plongeait dans une mer de lave, congelée depuis longtemps mais émettant encore des fumerolles par une dizaine de crevasses. Au-delà, loin vers l’ouest, les deux grandes îles étaient nettement visibles, posées sur l’horizon comme de sombres nuages.

Le froid piquant et la nécessité de tirer le maximum de chaque inspiration ajoutaient un peu de piment à l’aventure. Autrefois, il était tombé sur une expression, dans quelque vieux livre de voyages ou d’aventures. «Un air qui enivre comme du vin.» À l’époque, il aurait aimé pouvoir demander à l’auteur quelle quantité de vin il avait respiré dernièrement ; mais à présent, la comparaison ne lui paraissait plus aussi ridicule.

— Tout est déchargé, Moïse. Nous sommes prêts à repartir.

— Merci, Loren. J’avais envie d’attendre ici jusqu’à ce que vous rassembliez tout le monde dans la soirée, mais ce serait peut-être risqué de demeurer trop longtemps à cette altitude.

— Les ingénieurs ont apporté des bouteilles d’oxygène, naturellement.

— Je ne pensais pas seulement à ça. Mon homonyme a jadis eu beaucoup d’ennuis sur une montagne.

— Excusez-moi, je ne comprends pas.

— Peu importe. C’était il y a très, très longtemps.

Tandis que l’avion spatial décollait du rebord du cratère, l’équipe de travail agita joyeusement la main. Maintenant que tous les outils et le matériel avaient été déchargés, ils étaient invités à partager ce qui était considéré comme un préalable essentiel à toute entreprise lassane. Quelqu’un faisait du thé. Loren prit soin d’éviter la masse complexe d’antennes, de toutes les formes connues, en prenant lentement de l’altitude. Toutes étaient braquées vers les deux îles vaguement visibles à l’ouest ; s’il interrompait la diffusion de leurs multiples rayons, d’innombrables gigabribes d’informations seraient irréversiblement perdues et les Lassans regretteraient fort de lui avoir demandé son aide.

— Vous ne mettez pas le cap sur Tarna ?

— Dans une minute. Je veux d’abord observer la montagne. Ah … voilà !

— Quoi ? Ah, je vois. Krakan !

Le juron emprunté était doublement approprié. Sous eux, le sol était fendu par une profonde ravine d’environ cent mètres de large. Et au fond de cette ravine, c’était l’enfer.

Les feux du cœur de ce jeune monde brûlaient encore, là, juste sous la surface. Une scintillante rivière jaune, mouchetée de rouge, glissait lentement vers la mer. Comment peuvent-ils être sûrs, se demanda Kaldor, que le volcan est réellement endormi ? N’attend-il pas simplement son heure ?

Mais le fleuve de lave n’était pas leur objectif. Au-delà, il y avait un petit cratère d’à peu près un kilomètre de diamètre au bord duquel se dressaient les vestiges d’une tour. En s’approchant, ils virent qu’il y en avait eu trois, également espacées autour de la caldeira, mais il ne restait que les fondations des deux autres.

Le sol du cratère était jonché d’une masse de câbles enchevêtrés et de plaques de métal, manifestement les restes du grand réflecteur radio qui avait jadis été suspendu là. Au centre, il y avait les épaves de l’équipement d’émission et de réception, en partie submergées par un petit lac formé par les pluies fréquentes au sommet de la montagne.

Ils firent le tour des ruines du dernier lien avec la Terre, sans qu’aucun veuille troubler les réflexions de l’autre. Enfin, Loren rompit le silence.

— C’est une fichue pagaille, mais ça ne doit pas être difficile à réparer. Sagan Deux n’est qu’à 12° au nord, plus près de l’équateur que l’était la Terre. Encore plus facile d’y pointer le rayon avec une antenne offset.

— Excellente idée. Quand nous aurons fini de construire notre bouclier, nous pourrions les aider à commencer. Encore qu’ils ne devraient pas avoir besoin de beaucoup d’aide, car rien ne presse. Après tout, il faudra attendre près de quatre siècles avant qu’ils puissent de nouveau avoir de nos nouvelles, même si nous commençons à émettre dès notre arrivée.

Loren finit d’enregistrer le site et s’apprêta à redescendre le long du flanc de la montagne avant de mettre le cap sur l’île du Sud. Il était descendu de mille mètres à peine quand Kaldor demanda d’une voix intriguée :

— Qu’est-ce que c’est que cette fumée, là-bas au nord-est ? On dirait un signal.

À mi-distance de l’horizon, une mince colonne blanche s’élevait dans le bleu sans nuages du ciel de Thalassa. Ellene se trouvait certainement pas là quelques minutes plustôt.

— Allons voir. Il y a peut-être un bateau en détresse.

— Vous savez ce que ça me rappelle ? dit Kaldor.

Loren répondit par un vague haussement d’épaules.

— Une baleine qui souffle. Quand ils remontaient pour respirer, les grands cétacés soufflaient une colonne de vapeur d’eau. Ça ressemblait tout à fait à ça.

— Il y a deux choses qui clochent dans ces intéressantes hypothèses, dit Loren. Cette colonne monte maintenant à près de un kilomètre. Sacrée baleine !

— Je le reconnais. Et les jets des baleines ne duraient que quelques secondes, tandis que celui-ci est continu. Et votre seconde objection ?

— D’après la carte, ce n’est pas une eau libre. Tant pis pour l’hypothèse du bateau.

— Mais c’est ridicule ! Thalassa n’est que de l’océan … Ah si, je vois. La Grande Prairie orientale. Oui … voilà le bord. On croirait presque qu’il y a une terre, là.

Avançant rapidement vers eux, c’était un continent flottant de végétation marine, qui recouvrait une grande partie des océans de Thalassa et produisait virtuellement tout l’oxygène de la planète. C’était une nappe continue d’un vert vif — presque agressif — qui paraissait assez solide pour qu’on y marche. Seule l’absence totale de collines ou de toute autre variation d’altitude révélait sa véritable nature.

Cependant, à environ un kilomètre du bord, la prairie flottante n’était ni plate ni continue. Quelque chose bouillonnait dessous et faisait jaillir de grands nuages de valeur et parfois des masses d’herbes enchevêtrées.

— J’aurais dû me souvenir, dit Kaldor. Enfant de Krakan.

— Bien sûr ! C’est la première fois qu’il est en activité depuis notre arrivée. C’est donc ainsi que les autres îles sont nées.

— Oui. Le panache volcanique se déplace avec régularité vers l’est. Dans quelques millénaires, peut-être, les Lassans auront tout un archipel.

Ils survolèrent le phénomène pendant quelques minutes, puis ils retournèrent vers l’île de l’Est. Pour la plupart des témoins, ce volcan sous-marin luttant pour naître aurait été un spectacle impressionnant.

Mais pas pour des hommes qui avaient assisté à la destruction d’un système solaire.

23 Le jour de glace

Le yacht présidentiel, autrement dit le ferry-boat interîles n° 1, n’avait jamais eu aussi fière allure en ses trois siècles de carrière. Non seulement il arborait le grand pavois, mais il avait reçu une nouvelle couche de peinture blanche. Malheureusement, la peinture ou la main-d’œuvre s’étaient épuisées avant que le travail soit terminé, ce qui forçait le capitaine à prendre soin de mouiller en présentant uniquement son flanc bâbord à la côte.

Le président Farradine était également vêtu d’une tenue de cérémonie assez étonnante (dessinée par Madame la Présidente) dans laquelle il avait l’air d’un croisement entre un empereur romain et un astronaute pionnier ; il ne paraissait pas très à l’aise dans cet accoutrement. Le capitaine Sirdar Bey était heureux que son uniforme se compose d’un simple short blanc, d’une chemise à col ouvert avec épaulettes et de la casquette à galons dorés avec lesquels il se sentait chez lui, tout en ayant du mal à se rappeler quand il l’avait mis pour la dernière fois.

Malgré la tendance du Président à se prendre les pieds dans sa toge, la visite officielle s’était très bien passée et la belle maquette de l’usine de congélation avait fonctionné à la perfection. Elle avait produit une provision illimitée de plaquettes de glace hexagonales, juste de la bonne taille pour être versées dans un verre de boisson rafraîchissante. Mais on ne pouvait guère reprocher aux visiteurs de ne pas comprendre la justesse du nom «flocon de neige» ; après tout, rares étaient à Thalassa ceux qui avaient vu de la neige.

Ils avaient maintenant laissé la maquette derrière eux pour aller voir la véritable usine, qui couvrait plusieurs hectares de côtes de Tarna. Il avait fallu un assez long moment pour faire la navette du yacht à la côte, afin de transporter le Président et sa suite, le capitaine Bey et ses officiers et tous les autres invités. Maintenant, dans les dernières lueurs du jour, ils étaient tous réunis respectueusement auteur d’un bloc hexagonal de vingt mètres de large et de deux mètres d’épaisseur. Non seulement c’était la plus énorme masse de glace qu’ils avaient jamais vue, mais c’était probablement la plus grosse de toute la planète. Même aux pôles, la glace avait rarement l’occasion de se former. Sans continents majeurs pour bloquer la circulation, les courants rapides des régions équatoriales avaient vite fondu les quelques glaçons.

— Mais pourquoi a-t-elle cette forme-là ? demanda le Président.

Le capitaine adjoint Malina soupira ; il était tout à fait certain que cela avait déjà été expliqué plusieurs fois.

— C’est le vieux problème de la couverture de n’importe quelle surface avec des tuiles ou des carreaux identiques, dit-il patiemment. On n’a le choix qu’entre trois formes : le carré, le triangle et l’hexagone. Dans notre cas, l’hexagone est un peu plus efficace et plus facile à manipuler. Les blocs — plus de deux cents, pesant chacun six cents tonnes — seront soudés les uns aux autres pour former le bouclier. Ce sera une espèce de sandwich de glace à trois couches d’épaisseur. Quand nous accélérerons, tous les blocs se souderont pour constituer un seul immense disque. Ou, pour être plus précis, un cône émoussé.

— Vous m’avez donné une idée ! s’exclama le Président, plus animé qu’il l’avait été de tout l’après-midi. Nous n’avons jamais eu de patinage à glace, à Thalassa. C’était un sport magnifique et il y avait aussi un sport appelé le hockey sur glace, mais je ne suis pas certain de vouloir ressusciter tout cela, si j’en juge par les vidéos que j’ai vues. Mais ce serait merveilleux si vous pouviez nous fabriquer une patinoire, à temps pour nos Jeux Olympiques. Est-ce que ce serait possible ?

— Il faudra que j’y réfléchisse, répondit sans grand enthousiasme le capitaine adjoint Malina. C’est une idée très intéressante. Il faudra me dire de quelle quantité de glace vous auriez besoin.

— Avec plaisir. Et ce sera une excellente façon d’utiliser cette usine de congélation, une fois qu’elle aura fait son travail.

Une explosion soudaine évita à Malina d’avoir à répondre. Le feu d’artifice commençait et pendant les vingt minutes suivantes, le ciel au-dessus de l’île fut embrasé par une incandescence polychrome.

Les Lassans adoraient les feux d’artifice et en tiraient à tout propos. Une imagerie de lasers se mêlait à la pyrotechnie, la rendant encore plus spectaculaire et beaucoup moins dangereuse, mais il y manquait cette odeur de poudre qui ajoutait la petite touche finale de magie.

Une fois la fête finie et les personnalités reparties, le capitaine Malina avoua, tout songeur :

— Le Président est plein de surprises, même s’il est en proie à une idée fixe. Je commence à en avoir assez de ses fichus JO, mais cette patinoire est une excellente idée et devrait susciter un surcroît de bonne volonté à notre égard.

— Et j’ai gagné mon pari ! s’exclama le capitaine de corvette Lorenson.

— Quel pari ? demanda Bey.

Malina s’esclaffa.

— Je ne l’aurais jamais cru. Parfois, les Lassans ont l’air de n’avoir aucune curiosité, ils trouvent tout absolument naturel. Tout de même, nous devrions être flattés qu’ils aient une telle confiance dans notre technologie. Ils croient peut-être que nous avons découvert l’antigravité !

« Loren pensait que je ne devrais pas aborder ce point, lors de ma conférence, et il avait raison. Le président Farradine n’a pas un instant pris la peine de poser la question qui me serait tout de suite venue à l’esprit. Comment nous allions faire, au juste, pour soulever cent cinquante mille tonnes de glace jusqu’au Magellan !

24 Archives

Moïse Kaldor était heureux de se retrouver seul, autant d’heures ou de jours qu’il pouvait dérober, dans le calme de cathédrale de Premier Contact. Il avait l’impression d’être de nouveau un jeune étudiant, confronté à tout l’art et à tout le savoir de l’humanité. C’était à la fois exaltant et déprimant : il avait tout un univers à portée de la main mais la fraction qu’il pourrait explorer durant une vie entière était si négligeable qu’il en était parfois écrasé de désespoir. Il était comme un homme affamé devant un banquet s’étendant à perte de vue, un festin si extraordinaire qu’il en avait l’appétit tout à fait coupé.

Et cependant, toute cette fortune de sagesse et de culture n’était qu’une miette de l’héritage de l’humanité. Une grande partie de ce que Moïse Kaldor connaissait et aimait manquait, non par hasard, il en était sûr, mais à dessein.

Il y avait mille ans, des hommes de génie et de bonne volonté avaient réécrit l’histoire et fait le tour des bibliothèques de la Terre pour juger de ce qui serait sauvé et de ce qui serait abandonné aux flammes. Leurs critères de choix étaient simples bien que souvent très difficiles à appliquer. Seuls seraient embarqués dans les vaisseaux-semeurs les ouvrages littéraires ou les archives pouvant contribuer à la survie et à la stabilité sociale des nouveaux mondes.

C’était à la fois une tâche impossible et un crève-cœur. Les larmes aux yeux, les commissions de sélection avaient rejeté les Veda, la Bible, le Tripitaka, le Coran et toute la littérature — fiction ou histoire — qui en découlait. En dépit de tous les trésors de beauté et de sagesse contenus dans ces ouvrages, on ne pouvait leur permettre de réinfester des planètes vierges avec les anciens poisons des haines religieuses, de la croyance au surnaturel et tout le pieux jargon qui avait jadis réconforté d’innombrables milliards d’hommes et de femmes, au prix de leur raison.

Perdues aussi dans la grande purge presque toutesles œuvres des plus grands romanciers, poètes etauteurs dramatiques, qui d’ailleurs seraient restées sans signification une fois qu’elles auraient été privées de leur contexte philosophique et culturel. D’Homère, Shakespeare, Milton, Tolstoï, Melville, Proust — le dernier grand auteur de fiction avant que la révolution électronique sonne le glas de la page imprimée —, il ne restait plus que quelques centaines de mille passages soigneusement choisis. Exclu, tout ce qui concernait la guerre, le crime, la violence et les passions destructrices. Si les successeurs d’Homo sapiens, nouvellement recréé et, espérait-on, amélioré, découvraient tout cela, ils créeraient sans aucun doute leur propre littérature. Il était inutile de les y pousser prématurément.

La musique — à part l’opéra — eut plus de chance, tout comme les arts visuels. Néanmoins, la masse de matière était si colossale que la sélection s’imposait, de façon bien souvent arbitraire. Les générations futures de nombreux mondes s’interrogeraient sur les trente-huit premières symphonies de Mozart, sur la deuxième et la quatrième de Beethoven, sur les troisième à sixième de Sibelius.

Moïse Kaldor avait profondément conscience de sa responsabilité et aussi de son incapacité — l’incapacité de n’importe quel homme, quel que soit son talent — à mener à bien la tâche qui lui incombait. Là-haut, à bord du Magellan, bien à l’abri et rangées dans les gigantesques mémoires, il y avait énormément de choses que les gens de Thalassa n’avaient jamais connues et beaucoup qu’ils accepteraient et savoureraient avidement, même s’ils ne comprenaient pas tout. La superbe re-création de l’Odyssée du xxve siècle, les ouvrages classiques sur la guerre qui se retournaient avec angoisse sur un demi-millénaire de paix, les grandes tragédies de Shakespeare dans la miraculeuse traduction lingua de Feinberg, le Guerre et Paix de Lee Chow … il faudrait des heures, des jours pour citer toutes les possibilités.

Quelquefois, assis dans la bibliothèque du complexe de Premier Contact, Kaldor était tenté de se prendre pour Dieu avec ces gens relativement heureux et loin d’être innocents. Il comparait les listes des mémoires d’ordinateurs avec celles du vaisseau, en notant ce qui avait été expurgé ou condensé. Tout en réfutant par principe toute forme de censure, il devait souvent avouer la sagesse des suppressions, tout au moins à l’époque où la colonie avait été fondée. Mais maintenant qu’elle était bien établie, peut-être qu’un peu de trouble, ou une injection de créativité, ne serait pas répréhensible …

Il était parfois dérangé par des appels du vaisseau ou par des groupes de jeunes Lassans à qui l’on offrait des visites guidées des lieux de la genèse de leur histoire. Les interruptions ne l’irritaient pas et il y en avait même une qu’il attendait avec impatience.

Presque tous les après-midi, sauf quand ce qui passait pour une affaire urgente à Tarna l’en empêchait, Mirissa arrivait en trottant au sommet de la colline, sur son beau hongre Bobby, un alezan doré. Les visiteurs avaient été très étonnés de trouver des chevaux à Thalassa, puisqu’ils n’en avaient jamais vu de vivants sur la Terre. Mais les Lassans adoraient les animaux et ils en avaient recréé beaucoup, avec les vastes provisions de matériel génétique qu’ils avaient héritées. Certains étaient parfaitement inutiles, ou même nuisibles, comme les charmants petits singes-écureuils qui volaient constamment de menus objets dans les maisons de Tarna.

Invariablement, Mirissa apportait une gâterie — généralement des fruits ou l’un des nombreux fromages locaux — que Kaldor acceptait avec gratitude. Mais il lui était encore plus reconnaissant de bien vouloir lui tenir compagnie. Qui aurait pensé qu’il lui était arrivé de s’adresser à cinq millions de personnes — plus de la moitié de la dernière génération ! — alors qu’il était heureux maintenant de n’avoir qu’une seule auditrice …


— Comme vous descendez d’une longue lignée de bibliothécaires, dit Moïse Kaldor, vous ne pensez qu’en mégabytes. Mais permettez-moi de vous rappeler que le mot «bibliothèque» vient d’un mot qui signifiait «livre». Avez-vous des livres, à Thalassa ?

— Naturellement ! s’exclama Mirissa avec indignation car elle ne savait pas encore deviner quand Kaldor plaisantait. Des millions … enfin, des milliers. Il y a un homme dans l’île du Nord qui en imprime environ dix par an, à quelques centaines d’exemplaires. Ils sont beaux et très chers. Ils servent tous de cadeaux dans les grandes occasions. J’en ai eu un pour mon vingt et unième anniversaire,Alice au pays des merveilles.

— J’aimerais le voir un jour. J’ai toujours aimé les livres et j’en ai près d’une centaine, à bord. C’est pourquoi chaque fois que j’entends quelqu’un parler de bytes, je divise mentalement par un million et je pense à un livre … un gigabyte égale mille livres, et ainsi de suite. C’est ma seule façon de comprendre de quoi il s’agit quand les gens parlent de banques de données et de transferts d’information. Dites-moi, quelle est l’importance de votre bibliothèque ?

Sans quitter Kaldor des yeux, Mirissa laissa ses doigts errer sur le clavier de l’ordinateur.

— C’est encore une chose que je n’ai jamais pu faire, dit-il avec admiration. Quelqu’un a dit une fois qu’après le xxie siècle, l’espèce humaine a été divisée en deux groupes, les Verbaux et les Numériques. Je sais me servir d’un clavier, naturellement, mais je préfère parler à mes collègues électroniques.

— D’après la dernière vérification horaire, dit Mirissa, six cent quarante-cinq terabytes.

— Hum … près d’un million de livres. Et quelle était l’importance initiale de la bibliothèque ?

— Je peux vous répondre sans vérifier. Six cent quarante.

— Ainsi en sept cents ans …

— Oui, oui … Nous avons réussi à produire quelques milliers de livres.

— Je ne critique pas ; après tout, la qualité est bien plus importante que la quantité. J’aimerais que vous me montriez ce que vous considérez comme les meilleures œuvres de la littérature lassane, et aussi ce que vous préférez en musique. Le problème que nous avons à résoudre, c’est choisir ce que nous allons vous donner. Le Magellan contient plus de mille mégalivres, dans la mémoire d’accès général. Est-ce que vous vous rendez compte de ce que cela signifie ?

— Si je répondais oui, cela vous empêcherait de me le dire. Je ne suis pas aussi cruelle.

— Merci, mon enfant. Non, sérieusement, c’est un problème terrifiant qui me hante depuis des années. Quelquefois, je me dis que la Terre n’a sûrement pas été détruite trop tôt, que l’espèce humaine commençait à être écrasée par toute l’information qu’elle engendrait.

« À la fin du deuxième millénaire, elle produisait seulement — seulement ! — l’équivalent d’un million de livres par an. Et je ne parle que de l’information jugée d’une valeur permanente, qui a été emmagasinée indéfiniment.

« Avec le troisième millénaire, ce chiffre s’est multiplié par au moins cent. Depuis l’invention de l’écriture, jusqu’à la fin de la Terre, on a estimé que dix mille millions de livres ont été produits. Et, comme je vous le disais, nous en avons environ 10 % à bord.

« Si nous vous abandonnions tout, en admettant même que vous ayez la place pour tout entreposer, vous seriez débordés. Ce ne serait pas un cadeau, ça ralentirait totalement votre croissance culturelle et scientifique. Et la plupart des sujets ne signifieraient absolument rien pour vous ; il vous faudrait des siècles pour trier le bon grain de l’ivraie …

Bizarre, se dit Kaldor, que je n’aie pas pensé plus tôt à cette analogie. C’était précisément le danger que signalaient les adversaires du SETI. À vrai dire, nous n’avions jamais communiqué avec l’intelligence extraterrestre, nous ne l’avions même pas décelée. Mais c’est ce que les Lassans ont fait, et c’est nous les ET !

Cependant, en dépit de leurs antécédents totalement différents, Mirissa et lui avaient beaucoup de points communs. La curiosité et l’intelligence de la jeune femme étaient à encourager ; même parmi les compagnons de voyage de Kaldor, il n’y avait personne avec qui il pouvait avoir des conversations aussi stimulantes. Il lui arrivait d’avoir tant de mal à répondre à ses questions que sa seule défense était la contre-attaque.

— Je suis étonné, lui dit-il après un contre-interrogatoire approfondi sur la politique solaire, que vous n’ayez jamais pris la succession de votre père pour travailler ici à plein-temps. Ce serait un emploi parfait pour vous.

— J’ai été tentée. Mais il passait sa vie à répondre aux questions des gens et à accumuler des dossiers pour les fonctionnaires de l’île du Nord. Il n’avait jamais le temps de faire des choses pour lui.

— Et vous ?

— J’aime bien rassembler de l’information mais j’aime aussi la voir utiliser. C’est pour ça qu’on m’a nommée directrice adjointe du projet de développement de Tarna.

— Et je crains qu’il ait été un peu saboté par nos opérations. Du moins, c’est ce que m’a dit le directeur quand je l’ai croisé alors qu’il sortait du bureau du maire.

— Vous savez que Brant ne parlait pas sérieusement. C’est un projet à long terme, avec des dates limites approximatives. Si la patinoire olympique est construite ici, le projet devra peut-être être modifié, pour le mieux, comme nous l’espérons presque tous. Naturellement, les Nordiens voudront l’avoir chez eux ; ils pensent que Premier Contact nous suffit bien.

Cela fit rire Kaldor, qui n’ignorait rien de la vieille rivalité entre les deux îles.

— Eh bien, est-ce que ça ne vous suffit pas ? Surtout maintenant que vous nous avez comme attraction supplémentaire. Vous ne devez pas être trop gourmands.

Ils avaient fini par si bien se connaître — et s’aimer — qu’ils pouvaient plaisanter à propos de Thalassa ou duMagellanavec une égale impartialité. Et il n’y avait plus de secrets entre eux ; ils parlaient franchement de Loren et de Brant et, finalement, Moïse découvrait qu’il pouvait parler de la Terre.

— … Ah, j’ai oublié tous les emplois que j’ai pu avoir, Mirissa ; d’ailleurs, la plupart n’étaient pas très importants. Le poste que j’ai occupé le plus longtempsétait celui de professeur de sciences politiques à Cambridge, sur Mars. Et vous ne pouvez pas imaginerle chaos que cela a provoqué, parce qu’il y avait une plus ancienne université dans un endroit appelé Cambridge,aux États-Unis, et une autre, plus ancienne encore, àCambridge en Angleterre.

« Mais vers la fin, Evelyn et moi avons été de plus en plus occupés par les problèmes sociaux immédiats, par la préparation de l’exode final. Apparemment, j’avais un certain talent de … d’éloquence, et je pouvais aider les gens à affronter le peu d’avenir qui leur restait.

« Pourtant, nous n’avons jamais vraiment cru que la fin aurait lieu de notre vivant … qui l’aurait cru ? Et si quelqu’un m’avait dit que j’allais quitter la Terre et tout ce que j’aimais …

Un spasme d’émotion convulsa le visage de Kaldor et Mirissa attendit avec compassion qu’il se ressaisisse. Il y avait tant de questions qu’elle voulait poser qu’il faudrait une vie entière pour répondre à toutes ; et elle n’avait qu’un an, avant que le Magellan reparte vers les étoiles.

— Quand on m’a dit que l’on avait besoin de moi, j’ai fait appel à tous mes talents de philosophe et de débatteur pour le réfuter. J’étais trop vieux ; toutes les connaissances que je possédais étaient emmagasinées dans des mémoires d’ordinateurs ; d’autres hommes étaient plus qualifiés que moi … Bref, toutes les raisons sauf la vraie.

« Finalement, c’est Evelyn qui m’a décidé ; c’est vrai, Mirissa, que par certains côtés, les femmes sont bien plus fortes que les hommes … mais pourquoi est-ce que je vous dis ça ?

« Son dernier message fut : «On a besoin de toi. Nous avons passé quarante ans ensemble et maintenant il ne nous reste qu’un mois. Pars avec mon amour. N’essaie pas de me sauver.»

« Je ne saurai jamais si elle a vu la fin de la Terre, comme je l’ai vue … alors que nous quittions le système solaire.

25 Le scorp

Loren avait déjà vu Brant déshabillé, quand ils avaient fait cette mémorable promenade en bateau, mais il ne s’était jamais rendu compte de la formidable musculature du jeune homme. Lui-même avait toujours bien soigné son corps mais depuis le départ de la Terre, il n’avait guère eu l’occasion de faire du sport ou de l’exercice. Brant, de son côté, devait sans doute se livrer tous les jours de sa vie à de durs travaux physiques et cela se voyait. Loren n’aurait absolument aucune chance contre lui à moins d’être capable de recourir aux célèbres arts martiaux de la vieille Terre, qu’il n’avait jamais connus ni pratiqués.

Toute cette histoire était parfaitement ridicule. Ses camarades officiers étaient tous là à se tordre de rire. Il y avait le capitaine Bey, avec son chronomètre. Et Mirissa arborant une expression carrément satisfaite.

— … Deux … Un … Zéro … Partez ! cria le capitaine.

Brant s’élança comme un cobra. Loren essaya d’éviter l’assaut mais s’aperçut, avec horreur, qu’il ne contrôlait pas son corps. Le temps semblait ralentir … Ses jambes en plomb refusaient de lui obéir … Il allait perdre non seulement Mirissa mais sa virilité …

À ce moment, par bonheur, il s’était réveillé mais le rêve le troublait encore. Ses sources étaient évidentes mais cela ne le rendait pas moins inquiétant. Il se demanda s’il devait le raconter à Mirissa.

Il ne pouvait certainement pas en parler à Brant, qui se montrait encore tout à fait amical mais dont il trouvait maintenant la compagnie plutôt embarrassante. Ce jour-là, toutefois, il était très heureux de l’avoir ; s’il ne se trompait pas, ils avaient à présent à affronter quelque chose d’infiniment plus important que leurs petites affaires personnelles.

Il avait hâte de voir la réaction de Brant quand il rencontrerait le visiteur inattendu arrivé pendant la nuit.


Le chenal cimenté qui amenait l’eau de mer à l’usine de réfrigération était long de cent mètres et aboutissait à un bassin circulaire contenant juste assez d’eau pour un flocon de neige. Comme la glace pure n’était pas un bien fameux matériau de construction, il était nécessaire de la renforcer avec de longues algues de la Grande Prairie orientale. L’amalgame congelé avait été surnommé «glace armée» et sa résistance était garantie durant les semaines et même les mois de l’accélération duMagellan.

— Le voilà !

Loren se tenait avec Brant Falconer au bord du bassin et ils regardaient à travers une brèche dans la couverture de végétation marine. La créature qui mangeait le goémon avait l’aspect général d’un homard, mais elle était d’une taille deux fois plus grande qu’un homme.

— Vous avez déjà vu quelque chose comme ça ?

— Non, avoua Brant, et je ne le regrette pas du tout. Quel monstre ! Comment l’avez-vous attrapé ?

— Nous ne l’avons pas attrapé. Il est arrivé de la mer en nageant, ou en rampant, le long du chenal. Et puis il a trouvé le goémon et a profité du repas gratuit.

— Pas étonnant qu’il ait des pinces pareilles. Ces algues sont vraiment dures.

— Au moins, c’est un végétarien.

— Je ne sais pas si j’ai envie de le vérifier.

— J’espérais que vous pourriez nous en dire quelque chose.

— Nous ne connaissons pas un centième des créatures de la mer de Thalassa. Un jour, nous construirons des sous-marins de recherche et nous irons dans les profondeurs. Mais il y a trop de choses plus importantes et pas assez de gens intéressés.

Il y en aura bientôt, pensa Loren. Voyons un peu le temps qu’il faudra à Brant pour remarquer …

— L’officier scientifique Varley a cherché dans les archives. Elle me dit qu’il existait quelque chose de tout à fait semblable sur la Terre il y a des millions d’années. Les paléontologues lui ont donné un nom, le scorpion de mer. Ces anciens océans devaient être tout à fait passionnants.

— Exactement le genre de créature que Kumar aimerait chasser, murmura Brant. Qu’est-ce que vous allez en faire ?

— L’étudier et puis le laisser partir.

— Je vois que vous l’avez déjà étiqueté.

Ainsi, pensa Loren, Brant avait remarqué. Bravo.

— Non, pas du tout. Regardez plus attentivement.

Perplexe, Brant s’accroupit et se pencha au bord du bassin. Le scorpion géant ne fit pas du tout attention à lui et continua à grignoter les algues, avec ses formidables pinces.

L’une d’elles n’était pas tout à fait telle que la nature l’avait créée. À l’articulation de la griffe droite, il y avait une boucle de fil de fer entortillé, comme une espèce de bracelet.

Brant reconnut ce fil, resta bouche bée et fut pendant un moment muet de stupeur.

— Ainsi j’ai bien deviné, dit Loren. Nous savons maintenant ce qui est arrivé à votre piège à poissons. Je crois que nous devrions avoir une autre conversation avec le professeur Varley, et aussi avec vos propres savants.


— Je suis astronome ! protesta Anne Varley dans son bureau à bord du Magellan. Ce qu’il vous faut, c’est un composé de zoologiste, paléontologue, ethnologue sans parler de quelques autres disciplines. Mais j’ai fait de mon mieux pour établir un programme de recherche et vous trouverez le résultat dans votre mémoire deux, sous le titre de «Scorp». Il vous suffit maintenant de piocher là-dedans et je vous souhaite bonne chance.

Malgré ses dénégations, le professeur Varley avait fait un travail aussi efficace que d’habitude, en triant la masse presque infinie de connaissances dans les principales mémoires des ordinateurs du bord. Un schéma commençait à émerger ; et pendant ce temps, l’objet de toute cette attention se prélassait tranquillement dans son bassin, sans accorder la moindre attention au flot de visiteurs qui venaient l’étudier ou simplement le regarder.

En dépit de son aspect terrifiant — ses pinces de près de cinquante centimètres de long avaient l’air capables de couper proprement et d’un seul coup la tête d’un homme — , la créature ne paraissait absolument pas agressive. Elle ne cherchait pas à s’échapper, peut-être parce qu’elle avait trouvé une telle abondance de nourriture. On pensait en fait que les traces d’un certain produit chimique contenu dans les algues l’avaient attirée.

Si elle savait nager, elle n’avait apparemment pas du tout tendance à le faire mais se contentait de se traîner sur ses six courtes pattes. Son corps de quatre mètres était enfermé dans un exosquelette de couleur vive, articulé de manière à lui donner une surprenante flexibilité.

Une de ses particularités, c’était la frange d’antennes, ou de petits tentacules, entourant la gueule en forme de bec. Ils ressemblaient — et même de façon gênante — à des doigts humains boudinés et paraissaient avoir autant de dextérité. Si leur principale fonction était de saisir l’alimentation, ils étaient visiblement capables de beaucoup plus et c’était fascinant de voir le scorp s’en servir en conjonction avec ses pinces.

Ses deux paires d’yeux — dont une très grande, apparemment conçue pour la pénombre, puisque dans la journée ces yeux restaient fermés — devaient fournir une vision excellente. Dans l’ensemble, cette bête était parfaitement équipée pour examiner et manipuler son environnement … ce qui était la principale preuve de l’intelligence.

Cependant, personne n’aurait pu soupçonner de l’intelligence dans une aussi bizarre créature si ce n’était ce câble torsadé volontairement autour de la pince droite. Mais cela ne prouvait rien, dans le fond. Comme le révélaient les archives, il y avait eu sur la Terre des animaux qui collectionnaient des objets insolites — souvent faits par l’homme — pour s’en servir de façons extraordinaires.

Si cela n’avait pas été parfaitement documenté, personne n’aurait cru à la manie du bowerbird australien ou du rat d’Amérique de collectionner de menus objets brillants ou colorés et même de les disposer en motifs artistiques. La Terre avait été pleine de ce genre de mystères, qui maintenant ne seraient jamais éclaircis. Les scorps de Thalassa suivaient peut-être simplement la même tradition instinctive et pour d’aussi indéchiffrables raisons.

Il y avait plusieurs hypothèses. La plus populaire — parce qu’elle exigeait très peu de capacités de la part du scorp — était que le bracelet de câble n’était qu’un ornement. Il avait fallu une certaine dextérité pour le mettre en place, et on discutait ferme pour savoir si la créature avait pu faire cela sans aide.

Cette aide, bien sûr, pouvait avoir été humaine. Peut-être le scorp était-il l’animal familier de quelque savant excentrique, mais cela semblait fort improbable. Comme tout le monde se connaissait, à Thalassa, un tel secret n’aurait pu être gardé bien longtemps.

Il y avait une autre hypothèse, la plus tirée par les cheveux et, pourtant, celle qui donnait le plus à penser.

Peut-être le bracelet était-il un insigne de rang.

26 L’ascension d’un flocon de neige

C’était un travail extrêmement spécialisé, avec de longues périodes d’ennui qui donnaient au lieutenant Owen Fletcher tout le temps de réfléchir. Bien trop de temps, à vrai dire.

Il était pêcheur à la ligne, ramenant une prise de six cents tonnes au bout d’un fil d’une résistance inimaginable. Une fois par jour, la sonde captive autoguidée plongeait vers Thalassa en dévidant derrière elle le câble, suivant une courbe complexe de trente mille kilomètres. Automatiquement, elle se fixait sur sa charge et, une fois toutes les vérifications terminées, l’ascension commençait.

Les moments critiques étaient le soulèvement, quand le flocon de neige était arraché à l’usine de congélation, et l’approche finale du Magellan, quand le gigantesque hexagone de glace devait être mis en position à un kilomètre à peine du vaisseau. L’opération commençait à minuit et, de Tarna à l’orbite stationnaire où planait le Magellan, l’ascension durait un peu moins de six heures.

Si leMagellanse trouvait en plein jour pendant le rendez-vous et l’assemblage, il était essentiel de maintenir le flocon de neige à l’ombre, de peur que les rayons brûlants du soleil de Thalassa le fassent fondre dans l’espace. Une fois qu’il était en sécurité derrière l’écran de radiation, les griffes des téléopérateurs robots arrachaient l’enveloppe isolante qui avait protégé la glace au cours de son ascension.

Ensuite, il fallait enlever le berceau de transport, pour le renvoyer chercher un nouveau chargement. Parfois, l’énorme plaque de métal, qui avait la forme d’un couvercle de marmite hexagonal imaginé par un cuisinier fantaisiste, collait à la glace et devait être détachée au moyen d’un peu de chaleur soigneusement dosée.

Enfin, le glaçon géométriquement parfait était déposé, immobile, à cent mètres duMagellanet le travail vraiment délicat commençait. La combinaison d’une masse de six cents tonnes et d’une pesanteur zéro dépassait totalement la portée des réactions instinctives humaines ; seuls les ordinateurs pouvaient dire quelle poussée était nécessaire, dans quelle direction, à quel moment, afin de souder au bon endroit l’iceberg artificiel. Mais un cas d’urgence, un problème inattendu étaient toujours possibles, au-delà des capacités d’un robot, même le plus intelligent ; Fletcher n’avait pas encore eu à intervenir mais il serait prêt le moment venu.

J’aide à construire,se dit-il,un gigantesque rayon demiel en glace. La première couche du rayon était presque terminée et il y en avait encore deux. Sauf accident, le bouclier serait fini dans cent cinquante jours. Il serait essayé à basse accélération pour s’assurer que tous les blocs étaient bien soudés et, ensuite, le Magellan partirait pour la dernière étape de son voyage vers les étoiles.

Fletcher travaillait toujours aussi consciencieusement mais avec son esprit, pas avec son cœur qui était resté à Thalassa.

Il était né sur Mars et ce monde-ci possédait tout ce qui manquait à sa planète aride. Il avait vu le fruit du labeur de ses ancêtres se dissoudre en fumée ; pourquoi tout recommencer dans des siècles sur un autre monde … alors que le paradis était ici ?

Et, naturellement, une fille l’attendait, là, en bas, dans l’île du Sud …

Il avait presque décidé que, le moment venu, il déserterait son bord. Les Terriens pourraient continuer sans lui à déployer leur force et leur adresse, et peut-être à briser leur cœur et leur corps, contre les rochers de Sagan Deux. Il leur souhaitait bien du bonheur ; quand il aurait fait son devoir, son foyer serait ici à Thalassa.


Trente mille kilomètres plus bas, Brant Falconer avait également pris une décision capitale.

— Je vais à l’île du Nord.

Mirissa ne dit rien ; au bout d’un moment qui parut très long à Brant, elle demanda :

— Pourquoi ?

Il n’y avait pas d’étonnement, pas de regret dans sa voix ; bien des choses avaient changé, pensa-t-il. Mais avant qu’il puisse répondre, elle ajouta :

— Tu ne te plais pas, là-bas.

— C’est peut-être mieux qu’ici … au point où en sont les choses. Ce n’est plus mon foyer.

— Ce sera toujours ton foyer.

— Pas tant que le Magellan restera sur orbite.

Mirissa allongea le bras dans l’obscurité, vers l’inconnu allongé à côté d’elle. Au moins, il ne s’écarta pas.

— Brant. Je n’ai jamais voulu cela. Pas plus, j’en suis bien certaine, que Loren.

— Ça n’arrange rien, tu sais. Franchement, je ne vois pas ce que tu lui trouves.

Mirissa faillit sourire. Combien d’hommes, pensa-t-elle, avaient dit cela à combien de femmes, au cours de l’histoire de l’humanité ? Et combien de femmes avaient demandé : «Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ?»

Il n’y avait pas moyen de répondre, naturellement ; le tenter ne ferait même qu’aggraver les choses. Mais tout de même, elle avait essayé, pour sa propre satisfaction, de déterminer ce qui les avait mutuellement attirés, Loren et elle, dès la première fois qu’ils s’étaient vus.

La raison principale était la mystérieuse chimie de l’amour qui dépassait l’analyse rationnelle, inexplicable à quiconque ne partageait pas la même illusion. Mais il existait d’autres éléments nettement plus faciles à définir et à expliquer logiquement. Il était utile de les connaître ; un jour (bien trop tôt !), cela l’aiderait à affronter le moment de la séparation.

Il y avait d’abord le tragique prestige de tous les Terriens ; elle n’en négligeait pas l’importance, mais Loren le partageait avec tous ses camarades. Qu’avait-il donc de si particulier qu’elle ne trouvait pas chez Brant ?

Comme amants, ils se valaient ; Loren était peut-être plus imaginatif, Brant plus passionné bien que, pensa-t-elle, il soit devenu un peu plus paresseux ces derniers temps. Elle était parfaitement heureuse avec l’un ou l’autre … Non, ce n’était pas ça.

Peut-être cherchait-elle quelque chose qui n’existait même pas. Il n’y avait pas d’élément unique mais toute une constellation de qualités. Son instinct, au-dessous du niveau de la pensée consciente, avait fait le total et Loren avait obtenu quelques points de plus que Brant. Ce n’était pas plus compliqué, semblait-il.

Par un aspect au moins, Loren éclipsait Brant. Il avait de l’énergie, de l’ambition, ce qui était très rare à Thalassa. Sans aucun doute, il avait été choisi pour ces qualités ; il en aurait besoin dans les siècles à venir.

Brant était absolument dépourvu d’ambition, tout en ne manquant pas d’esprit d’entreprise ; son projet encore inachevé de pièges à poissons en témoignait. Tout ce qu’il demandait à l’univers, c’était de lui fournir des machines intéressantes, pour jouer ; Mirissa avait parfois l’impression qu’il la classait dans cette catégorie.

Loren, en revanche, s’inscrivait dans la tradition des grands explorateurs et aventuriers. Il contribuerait à écrire l’histoire au lieu de se soumettre simplement à ses impératifs. Et pourtant, il savait se montrer — pas assez souvent mais de plus en plus fréquemment — chaleureux et humain. Alors qu’il congelait les mers de Thalassa, son cœur commençait à se dégeler.

— Qu’est-ce que tu vas faire à l’île du Nord ? demanda-t-elle à mi-voix, tenant déjà la décision pour acquise.

— Ils veulent que je les aide à gréer la Calypso. Les Nordiens ne comprennent rien à la mer.

Mirissa se sentit soulagée. Brant ne prenait pas la fuite ; il avait un travail.

Un travail qui l’aiderait à oublier … jusqu’à ce que, peut-être, le moment vienne de se souvenir.

27 Miroir du passé

Moïse Kaldor éleva le module à la lumière et regarda à l’intérieur comme s’il pouvait en lire le contenu.

— J’ai toujours l’impression que c’est un miracle, dit-il, quand je tiens un million de livres entre le pouce et l’index. Je me demande ce qu’auraient pensé Caxton et Gutenberg.

— Qui ? demanda Mirissa.

— Les premiers hommes à faire lire l’espèce humaine. Mais il y a un prix à payer, pour notre ingéniosité. Je fais quelquefois un petit cauchemar en imaginant qu’un de ces modules contient une information absolument capitale — disons le remède infaillible contre une épidémie qui fait rage — mais que la référence a été perdue. C’est sur l’une de ces pages, mais nous ne savons pas laquelle et il y en a des milliards. Comme c’est rageant d’avoir la solution au creux de sa main et de ne pouvoir la trouver !

— Je ne vois pas le problème, dit la secrétaire du capitaine, Joan Leroy, experte en stockage et récupération d’informations, qui aidait aux transferts entre les archives de Thalassa et le vaisseau. Vous connaissez les mots clés ; il vous suffit de mettre en route un programme de recherche. Même un milliard de pages peuvent être examinées en quelques secondes.

— Vous avez gâché mon cauchemar, dit Kaldor en soupirant, puis sa figure s’éclaircit. Mais bien souvent on ne connaît même pas les mots clés. Combien de fois êtes-vous tombée sur quelque chose dont vous ne pensiez pas avoir besoin … avant de le trouver ?

— C’est que vous êtes mal organisé, répliqua le lieutenant Leroy.

Ils aimaient beaucoup ces petites escarmouches ironiques et Mirissa ne savait jamais très bien quand les prendre au sérieux. Joan et Moïse ne cherchaient pas à l’exclure volontairement de leurs conversations, mais leurs domaines d’expérience étaient si différents du sien qu’il lui semblait parfois écouter un dialogue dans une langue inconnue.

— Enfin, bref, voilà qui complète le Maître Index. Nous savons mutuellement ce qu’a l’autre ; maintenant, nous devons simplement — simplement ! — estimer ce que nous voulons transférer. Ce serait malcommode, pour ne pas dire hors de prix, quand nous serons à soixante-quinze années-lumière d’écart.

— Vous me faites penser à quelque chose, dit Mirissa. Je ne sais pas si je dois vous le dire mais une délégation de l’île du Nord est venue la semaine dernière. Le président de l’Académie des sciences et deux physiciens.

— Laissez-moi deviner. La poussée quantique.

— Précisément.

— Comment ont-ils réagi ?

— Ils ont paru contents, et surpris, de voir qu’elle était réellement là. Ils ont fait une copie, naturellement.

— Grand bien leur fasse ; ils en auront besoin. Et vous pourriez leur dire ceci : quelqu’un a un jour déclaré que le dessein réel de la PQ n’était pas de permettre l’exploration de l’univers, ce n’est pas aussi insignifiant que cela. Nous aurons besoin de ses énergies, un jour, pour empêcher le cosmos de retomber dans le trou noir originel … et de commencer le cycle d’existence suivant.

Un silence respectueux et craintif s’installa ; puis Joan Leroy rompit le charme.

— Pas du vivant de cette administration-ci. Remettons-nous au travail. Nous avons encore des mégabytes à faire avant de nous endormir.


Il n’y avait pas que le travail, et parfois, Kaldor était obligé d’échapper à la bibliothèque de Premier Contact afin de se détendre. Il allait alors jusqu’au musée et faisait la visite, guidée par ordinateur, du vaisseau mère (jamais la même ; il essayait de couvrir le plus de terrain possible) ou laissait le musée le transporter en arrière dans le temps.

Il trouvait toujours une longue file de visiteurs, principalement des étudiants ou des enfants avec leurs parents, pour voir les Terramas. Il arrivait à Moïse Kaldor d’éprouver des remords, quand il utilisait sa situation privilégiée pour passer devant tout le monde, mais il se consolait en se disant que les Lassans avaient toute la vie pour profiter de ces panoramas d’un monde qu’ils n’avaient jamais connu alors qu’il n’avait lui-même que quelques mois pour revisiter son pays natal disparu.

Il avait beaucoup de mal à persuader ses nouveaux amis qu’il n’avait jamais vu les scènes qu’ils regardaient ensemble. Tout ce qu’ils admiraient s’était passé au moins huit siècles avant lui, car le vaisseau mère avait quitté la Terre en 2751, et il était né en 3541. Cependant, à l’occasion, il y avait le choc du déjà-vu et un souvenir venait s’imposer avec une force presque insoutenable.

La présentation de la «Terrasse de Café» lui semblait la plus mystérieuse et la plus évocatrice. Il était assis à une petite table, sous un store, buvant du vin ou du café tandis que la vie d’une ville passait devant lui. Tant qu’il ne se levait pas de la table, ses sens n’avaient absolument aucun moyen de distinguer le tableau de la réalité.

En microcosme, les grandes villes de la Terre ressuscitaient devant ses yeux. Rome, Paris, Londres, New York, en été et en hiver, de jour et de nuit ; il regardait les touristes, les hommes d’affaires, les étudiants, les amants aller et venir. Souvent, s’apercevant qu’ils étaient enregistrés, ils lui souriaient à travers les siècles et il lui était impossible de ne pas répondre.

D’autres dioramas ne présentaient pas du tout d’êtres humains, ni même de productions de l’homme. Moïse Kaldor revoyait, comme dans une autre vie, la fumée plongeante des chutes Victoria, la Lune se levant au-dessus du Grand Canyon du Colorado, les neiges de l’Himalaya, les falaises de glace de l’Antarctique. Contrairement aux images des villes, ces paysages n’avaient pas changé, depuis mille ans qu’ils avaient été enregistrés. Et, bien qu’ils aient existé longtemps avant l’homme, ils ne lui avaient pas survécu.

28 La forêt engloutie

Le scorp ne paraissait pas pressé ; il lui fallut dix longs jours pour parcourir cinquante kilomètres. Un détail curieux fut révélé par le sonar que l’on avait fixé, non sans difficulté, à la carapace du sujet furieux. La route qu’il suivait au fond de la mer était parfaitement droite, comme s’il savait exactement où il allait.

Quelle que soit sa destination, il parut la trouver à une profondeur de deux cent cinquante mètres. Ensuite, il continua à se déplacer mais dans un secteur très limité. Cela dura encore deux jours, puis les signaux du bip à ultrasons se turent subitement au milieu d’une pulsation.

Envisager que le scorp avait été mangé par quelque chose d’encore plus gros et plus vilain que lui paraissait trop naïf. Le bip était encastré dans un cylindre de métal très dur ; toute disposition concevable de dents, de griffes ou de tentacules aurait mis au moins plusieurs minutes à le démolir ; et il aurait encore très joyeusement fonctionné à l’intérieur de toute créature qui l’aurait avalé en entier.

Cela ne laissait que deux hypothèses et la première fut écartée avec indignation par le personnel du laboratoire sous-marin de l’île du Nord.

— Chaque élément sans exception existait en double, déclara le directeur. De plus, il y a eu une palpitation diagnostic deux secondes plus tôt seulement, tout était normal. Alors ça ne peut pas être une panne, absolument pas !

Il ne restait donc que l’explication impossible. Le bip avait été débranché. Et pour ce faire, une barre-verrou devait être enlevée.

Ça ne pouvait pas arriver accidentellement ; uniquement par tripotage de curiosité … ou avec une intention délibérée.


Le catamaran de vingt mètresCalypsoétait non seulement le plus grand mais le seul navire de recherche océanographique de Thalassa. Il était normalement mouillé à l’île du Nord et Loren s’amusa à écouter le persiflage bon enfant entre les membres de l’équipe scientifique et les passagers tarnans que les premiers feignaient de traiter comme des pêcheurs ignorants. De leur côté, les insulaires du Sud ne perdaient pas une occasion de se vanter auprès des Nordiens en disant que c’était eux qui avaient découvert le scorp. Loren ne leur rappela pas que ce n’était pas la stricte vérité.

Ce fut avec un léger choc qu’il revit Brant, mais il aurait dû s’y attendre puisque le garçon était en partie responsable du nouvel équipement de la Calypso. Ils se saluèrent avec une froide politesse, sans faire attention aux regards curieux ou amusés des autres passagers. Il y avait peu de secrets, à Thalassa ; à présent, tout le monde savait qui occupait la principale chambre d’ami de la demeure des Leonidas.

Le petit traîneau sous-marin amarré sur la plage arrière aurait paru familier à tout océanographe des derniers deux mille ans. Son châssis de métal portait trois caméras de télévision, une corbeille en fil de fer pour les spécimens récoltés par le bras téléguidé et un système de jets d’eau permettant de se déplacer dans n’importe quelle direction. Une fois en plongée, l’explorateur robot renverrait ses images et ses informations par un câble en fibre optique pas plus épais qu’une mine de crayon. La technologie datait de plusieurs siècles, et elle était toujours aussi efficace.

La côte avait maintenant complètement disparu et, pour la première fois, Loren se trouva entièrement entouré d’eau. Il se rappela son appréhension avec Brant et Kumar, alors qu’ils ne s’étaient éloignés de la plage que de un kilomètre. Cette fois, il fut ravi de découvrir qu’il se sentait bien plus à l’aise, en dépit de la présence de son rival. Peut-être était-ce parce que le bateau était beaucoup plus grand, pensa-t-il.

— C’est bizarre, dit Brant. Je n’ai jamais vu d’algues si loin à l’ouest.

Au début, Loren ne vit rien ; puis il remarqua une tache sombre à la surface, vers l’avant. Quelques minutes plus tard, le bateau fendait une masse flottante de végétation et le capitaine dut ralentir l’allure.

— Nous sommes presque arrivés, d’ailleurs, dit-il. Inutile de boucher nos orifices avec ces trucs-là. D’accord, Brant ?

Brant régla le curseur sur l’écran et fit le point.

— Oui, nous ne sommes qu’à cinquante mètres de l’endroit où nous avons perdu le bip. Profondeur deux cent dix. Balançons le poisson par-dessus bord.

— Une minute, intervint un des savants nordiens. Nous avons consacré beaucoup de temps et d’argent à cet engin et c’est le seul au monde. Et s’il allait s’enchevêtrer dans ce fichu goémon ?

Un silence tomba ; puis Kumar, qui avait été bizarrement taciturne et tranquille — peut-être était-il impressionné par les éminentes personnalités nordiennes — mit son grain de sel :

— Ça paraît bien pire d’ici. À dix mètres de fond, il n’y a presque plus de feuilles, rien que des grosses tiges, avec bien assez de place pour passer entre elles. C’est comme une forêt.

Oui, pensa Loren, une forêt sous-marine avec des poissons nageant entre les sveltes troncs sinueux. Pendant que les autres savants regardaient le principal écran vidéo et l’instrumentation complexe, il avait mis de grosses lunettes de vision totale qui excluaient tout de son champ de vision à l’exception de la scène se déroulant devant le robot qui descendait lentement. Psychologiquement, Loren n’était plus sur le pont de la Calypso. Les voix de ses compagnons semblaient lui parvenir d’un autre monde, qui n’avait aucun rapport avec lui.

Il était un explorateur pénétrant dans un univers inconnu, étranger, sans savoir ce qu’il allait rencontrer. Un univers restreint, presque monochrome ; les seules couleurs étaient des bleus et des verts doux et la vue ne portait pas à plus de trente mètres. Il voyait douze troncs élancés à la fois, soutenus à intervalles réguliers par les vessies pleines de gaz qui les faisaient flotter, s’élevant des sombres profondeurs pour disparaître dans le «ciel» lumineux au-dessus de lui. Par moments, il avait l’impression de se promener dans un bois par un temps gris et brumeux et puis tout à coup, un banc de poissons détruisait l’illusion.

— Deux cent cinquante mètres ! annonça quelqu’un. Nous devrions bientôt voir le fond. Est-ce que nous allumons ? L’image se détériore.

Loren n’avait presque pas remarqué le changement, parce que les commandes automatiques maintenaient la luminosité de la transmission. Mais il se rendait compte que, à cette profondeur, tout devait être complètement obscur et qu’un œil humain n’aurait rien vu du tout.

— Non, nous ne voulons rien troubler à moins d’y être forcés. Tant que la caméra fonctionne, contentons-nous de l’éclairage qu’il y a.

— Voilà le fond ! De la roche surtout … guère de sable.

— Naturellement. Les macrocystis thalassi ont besoin de pierres pour s’accrocher, ce n’est pas comme les sargasses flottantes.

Loren voyait ce que voulait dire le savant. Les troncs minces se terminaient par un réseau de racines, qui saisissaient si fermement les éperons rocheux qu’aucune tempête ou aucun courant de surface ne pourrait les déloger. L’analogie avec une forêt de la terre ferme était plus adéquate qu’il l’avait cru.

Très prudemment, l’explorateur robot avançait dans la forêt sous-marine en traînant son câble. Il n’y avait apparemment pas de risque qu’il s’accroche aux troncs se dressant vers la surface, car la place ne manquait pas entre ces plantes géantes. À vrai dire, elles semblaient même …

Les savants qui regardaient l’écran comprirent l’incroyable vérité quelques secondes avant Loren.

— Krakan ! souffla l’un d’eux. Ce n’est pas une forêt naturelle … C’est une plantation !

29 Le Sabra

Ils s’appelaient eux-mêmes des Sabras, comme ces pionniers qui, un millénaire et demi auparavant, avaient dominé une région sauvage tout aussi hostile, sur la Terre.

Les Sabras de Mars avaient eu de la chance dans un domaine : ils n’avaient pas eu à affronter d’ennemis humains, seulement le féroce climat, l’atmosphère presque imperceptible, les tempêtes de sable qui balayaient toute la planète. Tous ces obstacles avaient été surmontés ; et les Sabras aimaient à dire qu’ils n’avaient pas simplement survécu, ils avaient vaincu. Cette citation était empruntée, parmi d’innombrables autres, à la Terre, ce que leur farouche indépendance leur interdisait de reconnaître.

Pendant plus de mille ans, ils avaient vécu dans l’ombre d’une illusion, presque d’une religion. Et, comme toute religion, elle avait joué un rôle essentiel dans leur société ; elle leur avait offert des buts qui les dépassaient, une raison de vivre.

Jusqu’à ce que les calculs prouvent le contraire, ils avaient cru — ou du moins espéré — que Mars échapperaitpeut-être au sort de la Terre. Il s’en faudrait de peu,bien sûr ; la distance supplémentaire ne réduirait la radiation que de 50 %, mais ce serait peut-être suffisant. Protégés par les kilomètres d’ancienne glace des pôles, les Martiens survivraient peut-être alors que les Terriens ne le pourraient pas. On avait même imaginé — mais seuls les esprits romanesques y croyaient — que la fonte des calottes polaires rendrait à la planète ses océans perdus. Et alors l’atmosphère deviendrait peut-être assez dense pour que les hommes se déplacent librement en plein air, avec un équipement respiratoire tout simple et des vêtements thermiques.

Ces espérances eurent la vie dure mais finirent par être tuées par d’implacables équations. Aucun prodige d’habileté ou de volonté ne permettrait aux Sabras de se sauver. Eux aussi périraient avec la planète mère dont ils affectaient souvent de mépriser la mollesse.

Mais voilà qu’à présent, étalée sous le Magellan, une planète résumait tous les espoirs et les rêves des dernières générations de colons martiens. Alors qu’Owen Fletcher contemplait les océans infinis de Thalassa, une seule pensée s’imposait à son esprit.

D’après les sondes stellaires, Sagan Deux ressemblait beaucoup à Mars, ce qui était justement la raison pour laquelle ses compagnons et lui avaient été choisis pour ce voyage. Mais pourquoi recommencer la guerre, dans trois siècles et à soixante-quinze années-lumière, alors que la victoire était déjà là, ici et maintenant ?

Fletcher ne songeait plus simplement à déserter ; cela lui ferait abandonner trop de choses. Ce serait assez facile de se cacher à Thalassa, mais qu’éprouverait-il, quand le Magellan repartirait, avec les derniers amis et camarades de sa jeunesse ?

Il y avait douze Sabras encore en hibernation. Sur les cinq éveillés, il en avait déjà prudemment sondé deux et avait obtenu une réaction favorable. Et si les deux autres étaient d’accord aussi, il savait qu’ils pourraient parler au nom des douze endormis.

Magellan devait mettre fin à son voyage interstellaire, ici même, à Thalassa.

30 L’enfant de Krakan

Il y avait peu de conversations à bord de la Calypso, qui voguait vers Tarna à la modeste allure de vingt klicks ; ses passagers étaient perdus dans leurs pensées et songeaient aux implications de toutes ces images du fond de la mer. Et Loren était toujours coupé du monde extérieur ; il avait gardé ses lunettes de vision totale et se projetait encore une fois l’exploration du traîneau sous-marin dans la forêt engloutie.

Dévidant son câble comme une araignée mécanique, le robot avançait lentement entre les grands troncs, qui paraissaient minces à cause de leur extraordinaire hauteur mais dont l’épaisseur était celle d’un corps humain. Il était maintenant évident qu’ils étaient plantés en colonnes et rangées régulières, aussi personne ne fut vraiment surpris quand ils disparurent le long d’une ligne bien définie. Et là, vaquant à leurs affaires dans leur campement de jungle, se trouvaient les scorps.

On avait eu raison de ne pas allumer les projecteurs ; les créatures ne remarquaient absolument pas l’observateur silencieux qui flottait dans la pénombre à quelques mètres au-dessus d’elles. Loren avait vu en vidéo des fourmis, des abeilles, des termites, et le comportement des scorps lui rappelait ces insectes. À première vue, il était impossible de croire qu’une organisation aussi complexe existe sans une intelligence gouvernante, et pourtant, leur activité pourrait être totalement automatique, comme dans le cas des insectes sociaux de la Terre.

Certains scorps s’occupaient des grands troncs, qui s’élevaient vers la surface pour moissonner les rayons de l’invisible soleil ; d’autres allaient et venaient sur le fond en portant des pierres, des feuilles et — oui — de véritables filets et paniers rudimentaires. Ainsi, les scorps fabriquaient des outils ; mais cela ne prouvait quand même pas qu’il y ait de l’intelligence. Il existait des nids d’oiseaux beaucoup plus soigneusement façonnés que ces artefacts assez malcommodes, apparemment tressés avec des tiges et du feuillage de l’omniprésent goémon.

Je me fais l’effet d’un visiteur de l’espace, pensait Loren, planant au-dessus d’un village terrien à l’âge de pierre, juste au moment où l’homme découvrait l’agriculture. Est-ce que ce visiteur aurait conclu à une intelligence humaine, grâce à cette observation ? Ou son verdict aurait-il été : comportement purement instinctif ?

La sonde était maintenant si loin, dans la clairière, qu’on ne voyait plus la forêt environnante, et pourtant les troncs les plus proches n’étaient qu’à une cinquantaine de mètres. Ce fut alors qu’un bel esprit, parmi les Nordiens, prononça le nom qui resta, même dans les rapports scientifiques : «Voilà le centre de Scorpville.»

C’était apparemment un quartier — faute de meilleur mot — à la fois résidentiel et commercial. Une arête rocheuse, haute d’environ cinq mètres, serpentait en travers de cette clairière et sa face était creusée de nombreux trous sombres juste assez grands pour laisser passer un scorp. Ces petites grottes étaient irrégulièrement espacées mais d’une taille si uniforme qu’elles ne pouvaient être naturelles ; l’effet général était celui d’un immeuble locatif conçu par un architecte excentrique.

Des scorps entraient ou sortaient par ces issues, comme des employés de bureau des antiques villes, avant l’ère des télécommunications, pensa Loren. Leurs activités lui paraissaient insignifiantes et incompréhensibles, comme devait l’être pour eux le commerce des humains.

— Par exemple ! s’exclama un autre observateur de la Calypso. Qu’est-ce que c’est que ça ? Tout à fait à droite … vous pouvez vous rapprocher ?

L’interruption fit sursauter Loren ; il fut momentanément arraché du fond de la mer et brutalement ramené à la surface.

Sa vision panoramique bascula soudain, avec le changement de position de la sonde. Puis elle se redressa et dériva lentement vers une pyramide rocheuse isolée, d’approximativement dix mètres de haut à en juger par les deux scorps à sa base, et percée d’une seule entrée de caverne. Loren n’y vit tout d’abord rien d’insolite ; puis il remarqua certaines anomalies, des éléments qui juraient un peu avec le paysage, maintenant connu, de Scorpville.

Tous les autres scorps s’affairaient. Ces deux-là étaient immobiles, à part le balancement régulier de leur tête. Et il y avait autre chose …

Ces scorps étaient énormes. Il était difficile de juger de l’échelle, de loin, et ce fut seulement quand plusieurs autres animaux furent passés à côté que Loren fut tout à fait certain que ce couple était près de deux fois plus grand que la moyenne.

— Qu’est-ce qu’ils font ? chuchota quelqu’un.

— Je vais vous le dire, dit une autre voix. C’est des gardes, des sentinelles.

Une fois énoncée, cette conclusion parut tellement évidente que personne n’en douta.

— Mais qu’est-ce qu’ils gardent ?

— La reine, s’ils en ont une ? Ou la première banque de Scorpville ?

— Comment le savoir ? Le traîneau est bien trop grand pour pénétrer à l’intérieur, même s’ils nous laissent passer.

La discussion devint alors purement spéculative. La sonde robot était maintenant descendue à moins de dix mètres du sommet de la pyramide et l’opérateur donna une brève poussée à l’un des réacteurs de contrôle pour l’empêcher de descendre plus bas.

Le bruit, ou la vibration, dut alerter les sentinelles. Toutes deux se redressèrent simultanément et Loren eut soudain une vision de cauchemar d’yeux groupés, d’antennes agitées et de pinces géantes. Je suis bien content de ne pas être vraiment là, se dit-il, même si c’est tout comme. Et c’est une chance qu’ils ne puissent pas nager.

Mais s’ils ne pouvaient pas nager, ils étaient capables de remonter. À une vitesse ahurissante, les scorps grimpèrent le long de la pyramide et se retrouvèrent en quelques secondes au sommet, à quelques mètres seulement au-dessous du traîneau.

— Faut se tirer de là avant qu’ils sautent, marmonna l’opérateur. Ces pinces pourraient trancher le câble comme un bout de coton.

C’était trop tard. Un scorp se propulsa du rocher et sa pince saisit un des patins sous le châssis du traîneau.

Les réflexes humains de l’opérateur furent tout aussi rapides, bénéficiant d’une technologie supérieure. Au même instant, il passa en marche arrière et abaissa le bras robot pour l’attaque. Et, ce qui fut peut-être plus décisif, il alluma les projecteurs.

Le scorp dut être complètement aveuglé. Ses pinces s’ouvrirent, dans un geste d’étonnement presque humain, et il retomba au fond de la mer avant que le bras articulé du robot puisse engager le combat.

Pendant une fraction de seconde, Loren aussi devint presque aveugle, alors que ses lunettes s’obscurcissaient. Mais les circuits automatiques de la caméra effectuèrent la correction, pour l’intensification de la lumière, et il eut un étonnant gros plan du scorp dérouté avant que la créature disparaisse de son champ de vision.

Sans trop savoir pourquoi, il ne fut pas du tout étonné de voir qu’elle portait deux bandes de métal au-dessous de la pince droite.


Loren revoyait cette dernière scène alors que la Calypso retournait vers Tarna et toute son attention était encore concentrée sur le monde sous-marin, au point qu’il ne perçut pas la légère onde de choc qui passa rapidement à côté du bateau. Mais il entendit les cris et le désordre autour de lui, il sentit le pont basculer comme si la Calypso changeait brutalement de cap. Il arracha ses grosses lunettes et cligna des yeux au grand soleil.

Pendant un moment, il ne vit rien ; et puis ses yeux s’adaptèrent à l’éblouissement et il constata qu’ils n’étaient qu’à quelques centaines de mètres de la côte bordée de palmiers de l’île du Sud. Nous avons heurté un récif, pensa-t-il. Brant allait en entendre parler pendant longtemps !

Il remarqua alors, s’élevant au-dessus de l’horizon, à l’est, une chose qu’il n’aurait jamais pensé voir sur la paisible Thalassa. C’était le nuage en forme de champignon qui avait hanté les cauchemars des hommes pendant deux mille ans.

Que faisait donc Brant ? Il devrait mettre le cap sur la côte ! Mais, au contraire, il virait de bord, au plus serré possible, pour regagner le large. Apparemment, il avait pris la direction des événements, alors que tous les autres, bouche bée, étaient tournés vers l’est.

— Krakan ! souffla un des savants nordiens, et Loren crut d’abord qu’il émettait le vieux juron lassan.

Puis il comprit et fut envahi par un grand soulagement … qui ne dura pas.

— Non, dit Kumar, plus alarmé que Loren l’aurait cru possible. Pas Krakan … L’enfant de Krakan !

La radio de bord émettait maintenant des bips d’alerte continus, entremêlés de solennels messages d’avertissement. Loren n’avait pas eu le temps d’en enregistrer un seul quand il s’aperçut qu’il se passait quelque chose de très bizarre à l’horizon. Ce n’était pas où cela aurait dû être !

Tout était extrêmement déroutant ; la moitié de son esprit était encore en bas, au fond avec les scorps, et il devait encore cligner des yeux dans l’étincellement de la mer et du ciel. Même s’il était certain que la Calypso filait droit, ses yeux lui disaient que le bateau piquait du nez.

Non. C’était la mer qui se soulevait, avec un rugissement qui couvrait tous les autres sons. Il n’osait pas estimer la hauteur de la vague qui déferlait sur eux ; il comprenait maintenant pourquoi Brant gagnait le large et les hauts-fonds pour s’éloigner des redoutables eaux moins profondes contre lesquelles le tsunami allait déverser sa fureur.

Une main géante empoigna la Calypso et souleva sa proue vers le zénith. Loren glissa le long du pont ; il essaya de se raccrocher à une batayole, la manqua et se retrouva dans l’eau.

Rappelle-toi ton entraînement de catastrophe, se dit-il farouchement. Dans la mer comme dans l’espace, le principe était le même. Le plus grand danger, c’était la panique, il fallait donc garder son sang-froid.

Il ne risquait pas de se noyer, sa brassière de sauvetage y veillerait. Mais où était le levier de gonflage ? Il tâtonna fébrilement sur la sangle qui lui entourait la taille et malgré toute sa détermination, il fut pris d’un bref frisson glacé avant de trouver la targette de métal. Elle glissa facilement et, à son grand soulagement, la brassière se gonfla autour de lui et l’enveloppa de son étreinte rassurante.

Maintenant, le seul réel danger viendrait de la Calypso elle-même, si elle retombait sur sa tête. Où était-elle ?

Bien trop près, dans ces eaux tumultueuses, et avec une partie de ses superstructures à demi immergée. Incroyablement, presque tout l’équipage semblait être resté à bord. On le montrait du doigt, quelqu’un se préparait à lui lancer une bouée de sauvetage.

La surface était jonchée de débris — des sièges, des caisses, des pièces de matériel — et le traîneau passa en sombrant lentement dans les gerbes de bulles d’un de ses flotteurs endommagé. J’espère qu’ils pourront le sauver, pensa Loren, sinon cette excursion aura coûté cher ; et il risque de se passer pas mal de temps avant que nous puissions de nouveau étudier les scorps. Il était assez fier de pouvoir si calmement évaluer la situation, compte tenu des circonstances.

Quelque chose frôla sa jambe droite ; par un réflexe automatique, il tenta de le repousser d’une ruade. Bien que la chose lui entame sérieusement les chairs, il était plus irrité qu’alarmé. Il était à flot, hors de danger, la vague géante était passée et rien ne pouvait le blesser maintenant.

Il donna un nouveau coup de pied, plus prudemment. Au même instant, il sentit le même enchevêtrement autour de son autre jambe. Et ce n’était plus une simple caresse ; en dépit du soutien de la brassière de sauvetage, quelque chose le tirait vers le fond.

Loren Lorenson connut alors son premier moment de véritable panique car il se rappela soudain les tentacules du polype géant. Cependant, ces tentacules devaient être souples et charnus, alors qu’il s’agissait là d’une espèce de câble ou de fil de fer. Naturellement ! Le cordon ombilical du traîneau qui sombrait !

Il aurait peut-être encore pu se dégager s’il n’avait pas avalé une gorgée d’eau d’une vague inattendue. En toussant, en s’étouffant, il s’efforça de vider ses poumons sans cesser de donner des coups de pied dans le câble.

Et puis la limite vitale entre l’air et l’eau — entre la vie et la mort — fut à moins de un mètre au-dessus de lui, mais il n’avait aucun moyen de l’atteindre.

Dans un moment pareil, un homme ne pense qu’à sa propre survie. Il n’y eut pas de regards en arrière, pas de regrets de la vie passée, pas même une brève vision de Mirissa.

Quand il comprit que tout était fini, il n’éprouva aucune peur. Sa dernière pensée consciente fut la rage d’avoir voyagé pendant cinquante années-lumière, pour trouver une fin aussi stupide et peu héroïque.

Ainsi, Loren Lorenson mourut pour la seconde fois dans les eaux tièdes et peu profondes de la mer thalassane. L’expérience ne lui avait rien appris ; la première mort, deux siècles plus tôt, avait été bien plus facile.

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