Avant même d’ouvrir les yeux, Loren sut exactement où il était et trouva cela tout à fait surprenant. Après avoir dormi deux cents ans, une certaine confusion aurait été compréhensible mais il lui semblait que c’était la veille qu’il avait rédigé ses dernières notes dans le livre de bord. Et, pour autant qu’il puisse se souvenir de quoi que ce soit, il n’avait pas fait un seul rêve. Il en était reconnaissant.
Les yeux toujours fermés, il concentra sa pensée sur tous ses autres réseaux sensoriels. Il entendait un léger murmure de voix, paisiblement rassurant. Il y avait les soupirs familiers des échangeurs d’air et il sentait un courant imperceptible lui apporter d’agréables odeurs antiseptiques.
La seule sensation manquante était la pesanteur. Il leva sans effort le bras droit, qui resta en l’air, dans l’attente de l’ordre suivant.
— Bonjour, monsieur Lorenson, dit une joyeuse voix bourrue. Vous condescendez donc à nous rejoindre. Comment vous sentez-vous ?
Loren ouvrit enfin les yeux et s’efforça de voir la silhouette floue à côté de son lit.
— Bonjour … docteur. Je me sens bien. Et j’ai faim.
— C’est toujours bon signe. Vous pouvez vous habiller, mais ne bougez pas trop vite, pendant un moment. Et vous déciderez plus tard si vous voulez garder cette barbe.
Loren dirigea sa main flottante vers son menton ; il fut étonné d’y trouver tant de poils. Comme la majorité des hommes, il ne s’était jamais résolu à l’épilation définitive ; des volumes entiers de psychologie avaient été écrits à ce sujet. Peut-être était-il temps d’y penser ; il trouva amusant que de telles banalités encombrent l’esprit, dans un moment pareil.
— Nous sommes bien arrivés ?
— Naturellement, autrement vous dormiriez encore. Tout se passe comme prévu. Le vaisseau a commencé à nous réveiller il y a un mois. Maintenant, nous sommes sur orbite au-dessus de Thalassa. Les équipes d’entretien ont vérifié tous les systèmes ; c’est à vous de travailler, maintenant. Et nous avons une petite surprise pour vous.
— Agréable, j’espère ?
— Nous l’espérons aussi. Le capitaine Bey organise une conférence dans deux heures, à l’Assemblée générale. Si vous n’avez pas encore envie de bouger, vous pouvez y assister d’ici.
— J’irai à la réunion. J’aimerais faire la connaissance de tout le monde. Mais est-ce que je ne pourrais pas prendre mon petit déjeuner avant ? Ça fait longtemps …
Le capitaine Sirdar Bey avait l’air fatigué, mais heureux, en accueillant les quinze hommes et femmes qui venaient d’être réanimés ; il les présenta aux trente autres qui formaient les actuelles équipes A et B. D’après le règlement du vaisseau, l’équipe C devait dormir mais plusieurs personnes se tenaient dans le fond de la cabine de conférence, en faisant semblant de ne pas être là.
— Je suis content que vous nous ayez rejoints, dit-il aux nouveaux venus. Ça fait plaisir de voir quelques têtes nouvelles par ici. Et c’est encore meilleur de voir une planète et de savoir que notre vaisseau a accompli les deux premiers siècles du programme de la mission, sans anomalie grave. Voici Thalassa, exactement comme prévu.
Tout le monde se tourna vers l’écran d’observation occupant toute une paroi. Une grande partie était consacrée aux informations sur l’état du vaisseau mais une large section avait l’air d’une fenêtre ouverte sur l’espace. Elle était entièrement remplie par l’image superbe d’un merveilleux globe bleu-blanc, presque totalement illuminé. Toutes les personnes présentes durent remarquer sa ressemblance émouvante avec la Terre vue de très haut au-dessus du Pacifique, rien que de l’eau avec quelques terres isolées.
Et il y avait des terres, là, un groupe compact de trois îles presque entièrement cachées par un voile de nuages. Loren pensa à Hawaï, qu’il n’avait jamais vue et qui n’existait plus. Mais il y avait une différence fondamentale entre les deux planètes. L’autre hémisphère de la Terre était en grande partie couvert de continents alors que celui de Thalassa n’était que de l’océan.
— La voilà, déclara fièrement le capitaine. Exactement comme l’ont prédit les organisateurs de la mission. Mais il y a un détail qu’ils n’ont pas prévu et qui va certainement modifier nos opérations.
« Vous vous souvenez que Thalassa a été semée par un module Mark 3A de cinquante mille unités, qui a quitté la Terre en 2751 et qui est arrivé en 3109. Tout s’est bien passé et les premières transmissions ont été captées cent soixante ans plus tard. Elles ont continué par intermittences pendant près de deux siècles et se sont subitement interrompues après un bref message annonçant une importante éruption volcanique. On n’a plus jamais rien entendu et on a supposé que notre colonie sur Thalassa avait été détruite, ou tout au moins réduite à la barbarie, comme cela semble s’être produit dans plusieurs autres cas. Pour les nouveaux venus, permettez-moi de répéter ce que nous avons découvert. Naturellement, nous avons écouté sur toutes les fréquences, en entrant dans le système. Rien, pas même une fuite de radiations d’une force énergétique.
« Quand nous nous sommes approchés, nous avonscompris que cela ne prouvait rien. Thalassa a uneionosphère très dense. Là-dessous, il pourrait y avoirbeaucoup de bavardages sur ondes moyennes ou courtes et personne, au-dehors, n’en saurait rien. Les micro-ondes passeraient, bien entendu, mais peut-être n’en ont-ils pas besoin, ou alors nous n’avons pas eu la chance d’intercepter un rayon.
« Bref, il y a là en bas une civilisation bien développée. Nous avons vu les lumières de leurs villes, ou de leurs villages, dès que nous avons pu avoir un bon aperçu de la face plongée dans la nuit. Il y a beaucoup de petites industries, un peu de trafic côtier, pas de gros navires, et nous avons même repéré deux avions volant à cinq cents klicks au moins, ce qui leur permettrait d’aller n’importe où en un quart d’heure.
« Manifestement, ils n’ont pas besoin de beaucoup de transports aériens, dans une communauté aussi compacte, et ils ont un bon système routier. Mais nous n’avons toujours pas pu détecter la moindre communication. Pas de satellites non plus, pas même météorologiques, et pourtant, ils devraient en avoir besoin, semble-t-il … mais après tout, peut-être pas, puisque leurs bateaux ne perdent probablement jamais les côtes de vue. Il n’y a tout simplement pas d’autres terres où aller.
« Donc, nous y voilà. C’est une situation intéressante, et une très agréable surprise. Du moins, je l’espère. Alors, y a-t-il des questions ? Oui, monsieur Lorenson ?
— Avons-nous essayé de les contacter, capitaine ?
— Pas encore. Nous avons pensé que ce n’était pas souhaitable, tant que nous ne connaissons pas leur niveau de culture. Quoi que nous fassions, ce sera sans doute un choc considérable.
— Est-ce qu’ils savent que nous sommes ici ?
— Probablement pas.
— Mais sûrement … Notre descente … Ils ont bien dû voir ça !
C’était une question raisonnable puisqu’un ramjet quantique à pleine puissance était un des spectacles les plus extraordinaires jamais conçus par l’homme. C’était aussi flamboyant qu’une bombe atomique et durait bien plus longtemps, des mois au lieu de millièmes de seconde.
— C’est possible, mais j’en doute. Nous étions de l’autre côté du soleil quand nous avons freiné. Ils n’auraient pas pu nous voir dans l’éblouissement.
Quelqu’un posa alors la question à laquelle tout le monde pensait :
— Capitaine, comment cela va-t-il affecter notre mission ?
Sirdar Bey contempla l’interrupteur d’un air pensif.
— À ce stade, il est encore impossible de le savoir. Plusieurs centaines de milliers d’humains, ou quelle que soit leur population, pourraient bien nous faciliter les choses. Ou les rendre au moins plus plaisantes. D’autre part, si nous ne leur plaisons pas …
Le capitaine fit un geste d’ignorance expressif.
— Je viens de me rappeler un petit conseil qu’un vieil explorateur avait donné à l’un de ses collègues. Si l’on suppose que les indigènes sont amicaux, ils le sont généralement. Et vice versa. Par conséquent, jusqu’à preuve du contraire, nous devons supposer qu’ils sont amicaux. Et s’ils ne le sont pas …
L’expression du capitaine s’assombrit et sa voix devint celle d’un commandant qui venait de piloter un grand vaisseau à travers cinquante années-lumière d’espace.
— Je n’ai jamais prétendu que la force prime le droit, mais il est toujours bien réconfortant de l’avoir.
Il avait du mal à croire qu’il était bel et bien réveillé et que la vie pouvait recommencer.
Le capitaine de corvette Loren Lorenson savait que jamais il ne pourrait complètement échapper au drame qui avait assombri plus de quarante générations et avait atteint son apogée au cours de sa propre vie. Tout au long de sa première nouvelle journée, il avait éprouvé une peur constante. Même la promesse et le mystère de la belle planète-océan en suspens, là, sous le Magellan, ne réussissaient pas à chasser son inquiétude : quels rêves vais-je faire quand je fermerai les yeux ce soir pour mon premier sommeil naturel en deux cents ans ?
Il avait été témoin de scènes que personne ne pourrait jamais oublier et qui hanteraient l’humanité jusqu’à la fin des temps. Par les télescopes du vaisseau, il avait assisté à la mort du système solaire. De ses propres yeux, il avait vu les volcans de Mars entrer en éruption pour la première fois en un milliard d’années ; Vénus brièvement nue alors que son atmosphère se désintégrait dans l’espace avant qu’elle soit consumée ; les géants gazeux explosant en boules de feu incandescentes. Mais ces spectacles étaient dénués de sens, sans importance, comparés à la tragédie de la Terre.
Cela aussi, il l’avait observé grâce aux objectifs des caméras ayant survécu quelques minutes aux hommes dévoués qui avaient sacrifié à leur installation les derniers moments de leur vie. Il avait vu …
… la Grande Pyramide rougeoyer sombrement avant de s’effondrer dans une mare de pierres en fusion …
… le fond de l’Atlantique cuit et durci jusqu’à prendre la consistance de la roche avant d’être de nouveau submergé par la lave jaillissant des volcans de la grande crevasse du milieu de l’océan …
… la Lune se levant au-dessus des forêts en feu du Brésil et scintillant elle-même avec presque autant d’éclat que le Soleil à son dernier couchant, quelques minutes plus tôt …
… le continent antarctique émergeant un instant après son long ensevelissement tandis que des kilomètres d’épaisseur de glaces fondaient …
… le formidable tablier central du pont de Gibraltar coulant en fusion et tombant dans l’air brûlant …
Au cours de ce dernier siècle, la Terre était hantée par des spectres, pas les fantômes des morts mais ceux de tous les êtres qui ne naîtraient jamais. Depuis cinq cents ans, la démographie sévèrement contrôlée avait été maintenue à un niveau qui devait limiter la population humaine à quelques millions d’âmes quand la fin arriverait. Des villes entières — et même des nations — étaient abandonnées alors que l’humanité se serrait les coudes et se rassemblait pour le dernier acte de l’Histoire.
Ce fut une époque de singuliers paradoxes, de folles oscillations entre le désespoir et l’exaltation fébrile. Beaucoup de gens, naturellement, cherchaient l’oubli dans les voies traditionnelles de la drogue, du sexe et des sports dangereux ainsi que dans de véritables petites guerres, soigneusement arbitrées et livrées avec des armes convenues. Tout le spectre de la catharsis électronique était également fort populaire, allant des interminables jeux vidéo jusqu’aux psychodrames et à la stimulation directe des centres de plaisir du cerveau.
Comme il n’y avait plus aucune raison de s’inquiéter de l’avenir sur cette planète, les ressources et l’accumulation de richesses de toutes les ères de la Terre étaient gaspillées sans scrupules. Pour ce qui était des biens matériels, tous les hommes étaient milliardaires, riches au-delà des rêves les plus fous de leurs ancêtres, dont ils avaient hérité les fruits du labeur. Ils s’appelaient eux-mêmes, ironiquement mais non sans fierté, les Seigneurs des Derniers Jours.
Malgré tout, même si des myriades recherchaient l’oubli, plus nombreux encore étaient ceux qui trouvaient leur satisfaction, comme les hommes l’avaient toujours fait, en travaillant pour atteindre des buts dépassant leur propre espérance de vie. La recherche scientifique continuait, en utilisant les immenses ressources à présent libérées. Si un physicien avait besoin de cent tonnes d’or pour une expérience, ce n’était qu’un problème de logistique mineur, pas une difficulté budgétaire.
Trois thèmes dominaient. Le premier était la surveillance constante du Soleil, pas parce qu’il subsistait un doute sur son explosion prochaine mais pour en prédire le moment à l’année, au jour et à l’heure près …
En deuxième lieu venait la recherche d’intelligence extraterrestre, négligée après des siècles d’échec ; elle reprenait maintenant avec une urgence désespérée mais sans davantage de succès, même à la fin. À toutes les questions de l’homme, l’Univers donnait toujours une réponse floue et poussiéreuse.
Troisièmement, enfin, il y avait l’ensemencement des étoiles voisines, dans l’espoir que la race humaine ne périsse pas en même temps que le Soleil.
À l’aube du dernier siècle, des vaisseaux-semeurs d’une vitesse et d’une complexité sans cesse surpassées avaient été lancés vers plus de cinquante objectifs. La plupart de ces missions avaient échoué, comme on s’y attendait, mais dix avaient renvoyé par radio des nouvelles d’un succès au moins partiel. On plaçait de plus grands espoirs encore dans les derniers modèles, les plus avancés, mais qui n’atteindraient leurs buts lointains que longtemps après que la Terre aurait cessé d’exister. Le tout dernier à être lancé était capable de croiser à un vingtième de la vitesse de la lumière et devait atterrir sur une planète neuf cent cinquante ans plus tard … si tout se passait bien.
Loren se rappelait encore le lancement de l’Excalibur de son berceau de construction au point Lagrange, entre la Terre et la Lune. Il n’avait alors que cinq ans, mais il savait quand même que ce vaisseau-semeur serait le dernier de son espèce. Mais la raison pour laquelle ce programme vieux de plusieurs siècles avait été annulé juste au moment où il atteignait sa maturité technologique, il était encore trop petit pour la comprendre. Pas plus qu’il ne pouvait deviner que sa propre vie serait changée par l’étonnante découverte qui avait complètement transformé la situation et apporté à l’humanité un nouvel espoir dans les toutes dernières décennies de l’histoire terrestre.
En dépit des innombrables études théoriques, personne n’avait pu rendre plausible le cas d’un vol spatial habité, même vers l’étoile la plus rapprochée. Le facteur décisif n’était pas la durée d’un tel voyage, d’un siècle ou plus ; l’hibernation pouvait résoudre ce problème. Un singe rhésus dormait dans l’hôpital satellite Louis-Pasteur depuis près de mille ans et présentait toujours une activité cérébrale parfaitement normale. Il n’y avait aucune raison de supposer que les êtres humains ne pourraient pas en faire autant, même si le record, détenu par un malade souffrant d’une forme de cancer particulièrement déroutante, était de moins de deux siècles.
Le problème biologique ayant été résolu, c’était l’obstacle mécanique qui paraissait ensuite insurmontable. Un vaisseau capable de transporter des milliers de passagers endormis et tout ce qu’il leur fallait pour commencer une nouvelle vie sur un autre monde devrait être aussi spacieux que les anciens grands paquebots qui avaient jadis sillonné les océans de la Terre.
Ce serait assez facile de construire un tel vaisseau au-delà de l’orbite de Mars, en utilisant les abondantes ressources de la ceinture d’astéroïdes. Mais il était impossible de concevoir des moteurs pouvant le propulser jusque dans les étoiles, dans un laps de temps raisonnable.
Même à un dixième de la vitesse de la lumière, tous les objectifs les plus prometteurs étaient à plus de quatre cents ans de distance. Cette vitesse avait été atteinte par des sondes robots qui fonçaient dans les systèmes stellaires voisins et transmettaient par radio leurs observations durant les quelques heures frénétiques du transit. Mais elles étaient incapables de ralentir pour un rendez-vous ou un atterrissage ; sauf accident, elles continueraient à voler à toute vitesse à travers la galaxie, pour l’éternité.
C’était le problème fondamental des fusées, et personne n’avait jamais découvert un autre engin pour la propulsion en espace profond. C’était tout aussi difficile de perdre de la vitesse que de l’acquérir et le transport du carburant propulseur nécessaire à la décélération ne doublait pas simplement la difficulté d’une mission, il l’élevaitau carré.
Un hiber-vaisseau complet pouvait certes être construit pour atteindre un dixième de la vitesse de la lumière. Il exigerait environ un million de tonnes d’éléments quelque peu exotiques pour la propulsion ; c’était difficile mais pas impossible.
Mais afin de réduire cette vitesse à la fin du voyage, le vaisseau devait partir non plus avec un million de tonnes de propulseur mais avec un inconcevable million de millions de tonnes ! Et cela, naturellement, était tellement hors de question que pendant des siècles personne n’y avait sérieusement réfléchi.
Ce fut alors que, par une des plus grandes ironies de l’Histoire, l’humanité se vit offrir les clés de l’univers … avec un siècle à peine pour les utiliser.
Comme je suis heureux, pensait Moïse Kaldor, de n’avoir jamais succombé à cette tentation, à cet attrait séducteur que l’art et la technologie ont donnés à l’humanité il y a plus de mille ans. Si je l’avais voulu, j’aurais pu emmener avec moi en exil le fantôme électronique d’Evelyn, emprisonné dans quelques gigabytes de programmation. Elle me serait apparue, dans un des lieux que nous avons tous deux aimés, et aurait soutenu une conversation d’une manière si parfaitement convaincante qu’un étranger n’aurait jamais pu deviner que personne — rien — n’était réellement là.
Mais je l’aurais su, moi, au bout de cinq ou dix minutes à moins de m’abuser par un effort de volonté. Et cela, je ne réussirai jamais à le faire. Tout en ignorant encore pourquoi mon instinct s’y oppose, j’ai toujours refusé d’accepter la fausse consolation d’un dialogue avec les morts. Je ne possède même pas, aujourd’hui, un enregistrement de sa voix.
C’est bien mieux ainsi, de la regarder se déplacer en silence dans le petit jardin de notre dernier foyer, en sachant que ce n’est pas une illusion de fabricants d’images mais que cela s’est vraiment passé sur Terre, il y a deux cents ans.
Et la seule voix sera la mienne, ici, maintenant, parlant au souvenir qui existe toujours dans mon cerveau humain vivant.
Enregistrement privé. Brouilleur alpha. Programme auto-effaceur.
Tu avais raison, Evelyn, et j’avais tort. Même si je suis le plus vieil homme du bord, il me semble que je peux encore être utile.
Quand je me suis réveillé, le capitaine Bey était à côté de moi. J’ai été flatté … dès que j’ai pu ressentir quoi que ce soit.
— Eh bien, capitaine, ai-je dit, en voilà une surprise. Je m’attendais presque à ce que vous me larguiez dans l’espace comme une masse inutile.
Il a ri et m’a répondu :
— Cela pourrait encore arriver, Moïse ; le voyage n’est pas terminé. Mais nous avons certainement besoin de vous maintenant. Les organisateurs de la mission ont été plus habiles que vous le pensiez.
— Ils m’ont inscrit sur le manifeste du bord comme, je cite, ambassadeur-conseiller, fin de citation. Dans laquelle de ces fonctions puis-je être utile ?
— Les deux, probablement. Et peut-être aussi dans votre rôle mieux connu de …
— N’hésitez pas, si vous voulez dire meneur de croisade, même si je n’ai jamais aimé cette appellation et ne me suis jamais considéré comme le chef d’aucun mouvement. J’ai simplement essayé d’amener les gens à penser par eux-mêmes. Je n’ai jamais voulu être suivi aveuglément. L’Histoire a connu trop de chefs.
— Oui, mais tous n’ont pas été mauvais. Pensez à celui dont vous portez le nom.
— Bien surestimé, encore que je comprenne que vous l’admiriez. Après tout, vous aussi vous avez pour mission de conduire des tribus sans patrie vers une terre promise. Je suppose qu’un petit problème s’est posé ?
Le capitaine a souri.
— Je suis heureux de voir que vous êtes tout à fait éveillé. À ce stade, ce n’est même pas un problème et il n’y a pas de raison que cela en devienne un. Mais personne ne s’attendait à la situation qui se présente et vous êtes notre diplomate officiel. Vous possédez l’unique talent dont nous pensions ne jamais avoir besoin.
Permets-moi de te dire, Evelyn, que cela m’a causé un choc. Le capitaine Bey a dû fort bien deviner mes pensées quand il m’a vu rester bouche bée.
— Oh, a-t-il dit vivement, nous n’avons pas rencontré de créatures étrangères ! Mais il apparaît que la colonie humaine de Thalassa n’a pas été détruite comme nous l’imaginions. En fait, elle prospère.
C’était, naturellement, une autre surprise, mais tout à fait agréable celle-là. Thalassa — la Mer, la Mer ! — était un monde que je n’avais jamais espéré voir de mes yeux. À mon réveil, ilaurait dû être à des années-lumière et des siècles derrière moi.
— Comment sont ces gens ? Avez-vous pris contact avec eux ?
— Pas encore. C’est votre travail. Vous connaissez mieux que personne les erreurs que nous avons commises dans le passé. Nous ne voulons pas les répéter ici. Alors, si vous êtes prêt à monter sur le pont, je vous offrirai une vue à vol d’oiseau de nos cousins perdus depuis longtemps.
Cela se passait il y a une semaine, Evelyn ; quel plaisir de ne plus être pressé par le temps, après des décennies de dates limites impossibles à repousser et cela, au sens littéral du terme ! Maintenant, nous en savons aussi long que nous pouvons l’espérer sur les Thalassans, sans les avoir encore rencontrés face à face. Ce que nous ferons ce soir.
Nous avons choisi un terrain commun pour montrer que nous reconnaissons notre parenté. Le site de leur premier contact est nettement visible et a été bien conservé et entretenu, comme un parc ou peut-être un sanctuaire. C’est un très bon signe ; j’espère seulement que notre atterrissage ne sera pas considéré comme un sacrilège. Peut-être confirmera-t-il que nous sommes des dieux, ce qui nous faciliterait les choses. Si les Thalassans ont inventé les dieux … et cela, c’est une chose que je veux découvrir.
Je commence à revivre, ma chérie. Oui, oui, tu étais plus sage que moi, moi, le prétendu philosophe ! Aucun homme n’a le droit de mourir quand il peut encore aider son prochain. J’étais égoïste de le souhaiter … d’espérer reposer éternellement auprès de toi dans le lieu que nous avons choisi il y a si longtemps … si loin. Maintenant, je peux même accepter le fait que tu sois dispersée dans tout le système solaire, avec tout ce que j’ai jamais aimé sur la Terre.
Mais à présent, il y a un travail à accomplir et pendant que je parle à ton souvenir, tu es encore en vie.
Entre tous les coups psychologiques que les savants du xxe siècle eurent à subir, le plus dévastateur — et le plus inattendu — fut sans doute la découverte que rien n’était aussi encombré que le «vide» de l’espace.
La vieille doctrine aristotélicienne selon laquelle la nature a horreur du vide était absolument vraie. Même quand tous les atomes de matière apparemment solide sont retirés d’un volume donné, ce qui reste est un enfer grouillant d’énergies d’une intensité et d’une ampleur inconcevables par l’esprit humain. Comparativement, même la forme de matière la plus condensée — les cent millions au centimètre cube d’une étoile de neutron — n’est qu’un fantôme impalpable, une perturbation à peine perceptible dans la structure mousseuse mais inimaginablement dense du «superespace».
Le fait qu’il y avait beaucoup plus de choses dans l’espace que le suggérait l’intuition naïve fut d’abord révélé par les travaux classiques de Lamb et Rutherford en 1947. En étudiant le plus simple des éléments — l’atome d’hydrogène — ils découvrirent qu’il se passait quelque chose de très bizarre quand l’électron solitaire tournait autour du noyau. Loin de décrire un cercle continu, il se comportait comme s’il était constamment secoué par des vagues incessantes à une échelle sous-microscopique. Aussi difficile qu’il soit de saisir ce concept, il y avait des fluctuations dans le vide même.
Depuis l’Antiquité grecque, les philosophes ont été divisés en deux écoles : ceux qui croyaient que les opérations de la Nature s’accomplissaient sans heurts et ceux qui prétendaient que c’était une illusion, que tout se passait en réalité par secousses et bonds discrets, trop petits pour être perçus dans la vie quotidienne. L’établissement de la théorie atomique fut un triomphe pour la seconde école de pensée et quand la théorie des quanta de Planck démontra que même la lumière et l’énergie arrivent par petits paquets et non en flots continus, cela mit fin à la discussion.
En ultime analyse, le monde de la Nature était granuleux, discontinu. Même si, à l’œil nu, une cascade et une chute de briques paraissent très différentes, elles sont en réalité semblables. Les minuscules «briques» de H2O sont trop petites pour être perçues à l’œil nu mais peuvent facilement être discernées par les instruments des physiciens.
Ensuite, l’analyse fut poussée un peu plus loin. Ce qui rendait la granularité de l’espace si dure à envisager, ce n’était pas seulement son échelle sous-microscopique mais sa violence pure.
Personne ne pouvait réellement imaginer un millionième de centimètre, mais au moins le nombre en soi — mille milliers — était familier, dans certaines affaires humaines comme les budgets et les statistiques démographiques. Dire qu’il faudrait un million de virus pour franchir la distance de un centimètre, cela évoquait quand même quelque chose.
Mais un millionième de millionième de centimètre ? C’était comparable à la taille de l’électron et déjà bien au-delà de la perception visuelle. Le chiffre pouvait encore être saisi intellectuellement, peut-être, mais pas émotionnellement.
Et pourtant, l’échelle des événements dans la structure de l’espace était incroyablement plus petite que cela, au point que, par comparaison, une fourmi et un éléphant seraient virtuellement de la même taille. Si l’on imaginait l’espace comme une masse bouillonnante mousseuse (comparaison désespérément trompeuse et pourtant la meilleure approximation de la vérité), alors ces bulles auraient un diamètre de …
… un millième de millionième de millionième de millionième de millionième de millionième …
… de centimètre.
Et maintenant, imaginez-les en train d’exploser continuellement en dégageant une énergie comparable à celle de la bombe atomique, et puis réabsorbant cette énergie pour la recracher, et ainsi pour les siècles des siècles.
Voilà, sous une forme exagérément simplifiée, l’image que certains physiciens de la fin du xxe siècle avaient développée de la structure fondamentale de l’espace. Il avait dû paraître complètement ridicule, à l’époque, de croire que ces énergies intrinsèques puissent être captées.
Tout comme l’avait été, une génération plus tôt, l’idée de libérer les forces récemment découvertes du noyau atomique ; et pourtant, cela était arrivé en moins d’un demi-siècle. Mais domestiquer les «fluctuations des quanta» contenant les énergies de l’espace en elles, c’était une tâche infiniment plus difficile et, en conséquence, le résultat escompté plus précieux.
Cela donnerait à l’humanité, entre autres choses, la liberté dans l’univers. Un vaisseau spatial pourrait accélérer éternellement, puisqu’il n’aurait plus besoin de carburant. La seule limite pratique à la vitesse serait paradoxalement la même pierre d’achoppement que pour les premiers aéronefs : la friction de l’élément environnant. L’espace entre les étoiles contenait des quantités appréciables d’hydrogène et d’autres atomes, qui provoqueraient des ennuis bien avant que l’on atteigne l’ultime limite imposée par la vitesse de la lumière.
La poussée quantique aurait pu être développée à n’importe quel moment, après 2500, et l’histoire de la race humaine aurait alors été très différente. Malheureusement — comme cela s’était passé bien souvent dans l’avance en zigzag de la science —, des observations et des théories erronées retardèrent la percée finale de près de mille ans.
Les siècles fébriles des Derniers Jours produisirentbeaucoup d’œuvres d’art remarquables — bien quedécadentes — , mais peu de connaissances fondamentales nouvelles. De plus, la longue suite d’échecs avait alors convaincu presque tout le monde que l’utilisation des énergies de l’espace était, comme le mouvement perpétuel, impossible en théorie et encore plus dans la pratique. Cependant — contrairement au mouvement perpétuel — cela n’avait pas encore étéprouvéet tant que ce ne serait pas démontré sans l’ombre d’un doute, il resterait encore de l’espoir.
Cent cinquante ans seulement avant la fin, un groupe de physiciens du satellite de recherche à gravité zéro Lagrange Un annonça qu’on avait enfin trouvé l’argument définitif : il y avait des raisons fondamentales pour que l’on ne puisse jamais puiser aux immenses sources d’énergie du superespace, bien qu’elles soient assez réelles. Personne ne s’intéressa le moins du monde à ce petit époussetage d’un coin obscur de la science.
Un an plus tard, un toussotement embarrassé parvint de Lagrange Un. Une légère erreur avait été découverte dans la démonstration. C’était le genre de choses qui s’était assez souvent produit, dans le passé, mais jamais avec des conséquences aussi redoutables.
Un signe moins avait été accidentellement converti en signe plus.
Instantanément, le monde entier changea. La route des étoiles s’ouvrait … cinq minutes avant minuit.