VIII LES CHANTS DE LA TERRE LOINTAINE

50 Le bouclier de glace

Le soulèvement du dernier flocon de neige aurait dû être un moment heureux ; mais l’événement ne fit naître qu’une sombre satisfaction. À trente mille kilomètres au-dessus de Thalassa, le dernier hexagone de glace fut mis en place et le bouclier fut terminé.

Pour la première fois depuis près de deux ans, la poussée quantique fut activée, mais à la puissance minimale. Le Magellan quitta son orbite stationnaire, accéléra pour tester l’équilibre et l’intégrité de l’iceberg artificiel qu’il devait porter vers les étoiles. Pas de problème ; le travail avait été bien fait. Ce fut un grand soulagement pour le capitaine Bey, qui n’avait pu oublier qu’Owen Fletcher (à présent sous assez stricte surveillance dans l’île du Nord) avait été un des principaux architectes du bouclier. Et il se demanda ce que Fletcher et les autres Sabras exilés avaient pensé en assistant à la cérémonie d’inauguration.

Elle avait commencé par une rétrospective vidéo de la construction de l’usine de congélation et du soulèvement du premier flocon de neige. Ensuite, venaient les images défilant à vive allure d’un fascinant ballet spatial montrant les immenses blocs de glace manœuvrés et soudés, une fois en place, sur le bouclier qui grandissait à vue d’œil. Cela avait débuté en temps réel, mais très vite le rythme s’était accéléré jusqu’à ce que les derniers éléments s’ajoutent à une cadence d’un toutes les quelques secondes. Le plus grand compositeur de Thalassa avait créé une musique de fond spirituelle débutant par une lente pavane qui culminait dans une rapide polka pour redescendre vers un andante final au moment où le dernier bloc de glace était mis en position.

Le relais avait alors été pris par une caméra diffusant en direct qui planait dans l’espace à un kilomètre devant le Magellan en suivant son orbite dans l’ombre de la planète. Le grand écran solaire qui protégeait la glace pendant la journée avait été écarté et l’on voyait maintenant pour la première fois le bouclier tout entier.

Le gigantesque disque blanc verdâtre brillait froidement sous les projecteurs ; bientôt il serait encore plus froid quand il partirait dans la glaciale nuit galactique. Là, il ne serait chauffé que par le scintillement des étoiles, les fuites de radiations du vaisseau et, à l’occasion, les rares explosions d’énergie de quelque impact de poussière.

La caméra s’attarda sur l’iceberg artificiel, au son de la voix bien reconnaissable de Moïse Kaldor.

— Peuple de Thalassa, nous vous remercions de votre cadeau. Derrière ce bouclier de glace, nous espérons voyager en sécurité vers le monde qui nous attend, à soixante-quinze années-lumière, dans trois cents ans.

« Si tout se passe bien, nous transporterons encore vingt mille tonnes de glace lorsque nous atteindrons Sagan Deux. Nous la laisserons alors tomber sur la planète, et la chaleur de son entrée la métamorphosera en pluie, la première que ce monde glacial aura jamais connue. Pendant un moment, avant de geler de nouveau, elle préfigurera les océans à naître.

« Et un jour, nos descendants connaîtront des mers comme les vôtres, bien que moins vastes et moins profondes. Les eaux de nos deux mondes se mêleront, apportant la vie dans notre nouvelle patrie. Et nous nous souviendrons de vous avec amour et reconnaissance.

51 La relique

— Que c’est beau ! s’exclama respectueusement Mirissa. Je comprends pourquoi l’or était tellement recherché sur la Terre.

— L’or est le moins important, répondit Kaldor en retirant la cloche étincelante de son coffret doublé de velours. Est-ce que vous pouvez deviner ce que c’est ?

— C’est manifestement une œuvre d’art. Mais ce doit être beaucoup plus, pour vous, pour que vous le transportiez à travers cinquante années-lumière.

— Vous avez raison, bien sûr. C’est une maquette exacte d’un grand temple, de plus de cent mètres de haut. À l’origine, il y avait sept de ces coffrets, tous de forme identique, s’encastrant les uns dans les autres. Celui-ci était le dernier, celui du centre, contenant la relique elle-même. Il m’a été donné par de vieux et chers amis, au cours de ma toute dernière nuit sur la Terre. «Tout est éphémère, m’ont-ils rappelé, mais nous avons gardé ceci pendant plus de quatre mille ans. Emportez-le avec vous dans les étoiles, avec notre bénédiction.» Même si je ne partageais pas leur foi, comment pouvais-je refuser une offrande aussi précieuse ? Et maintenant, je vais la laisser ici, en ce lieu où les hommes sont arrivés pour la première fois sur cette planète. Ce sera un autre cadeau de la Terre, peut-être le dernier.

— Ne dites pas cela ! Vous nous en avez tant laissé ! Jamais nous ne pourrons tous les compter.

Kaldor sourit tristement et resta un moment silencieux, en contemplant la vue familière par la fenêtre de la bibliothèque. Il avait été heureux, là, en apprenant l’histoire de Thalassa et tant de choses qui seraient probablement d’une valeur inestimable quand la nouvelle colonie serait installée à Sagan Deux.

Adieu, vieux vaisseau mère, pensa-t-il. Tu as bien rempli ta mission. Nous avons encore un long chemin à parcourir ; puisse le Magellan nous servir aussi fidèlement que tu as servi le peuple que nous avons appris à aimer.

— Je suis sûr que mes amis m’auraient approuvé. J’ai fait mon devoir. La relique sera plus en sécurité ici, dans le musée de la Terre, qu’à bord du vaisseau. Après tout, rien ne dit que nous atteindrons Sagan Deux.

— Mais si, vous y arriverez, voyons ! Mais vous ne m’avez pas dit ce qu’il y a à l’intérieur de la septième cassette.

— Tout ce qui reste d’un des plus grands hommes qui aient jamais vécu ; il a fondé l’unique religion qui n’ait jamais été souillée de sang. Je suis certain que ça l’aurait bien amusé de savoir que, quarante siècles après sa mort, une de ses dents serait transportée dans les étoiles.

52 Les chants de la Terre lointaine

C’était maintenant un moment de transition, d’adieux, de séparations aussi irrévocables que la mort. Cependant, en dépit de toutes les larmes versées — à Thalassa et à bord — , il y avait aussi un grand sentiment de soulagement. Bien sûr, les choses ne seraient plus jamais pareilles, mais maintenant la vie pouvait redevenir normale. Les visiteurs étaient comme des invités qui s’incrustent un peu trop longtemps, il était temps de partir.

Même le président Farradine l’acceptait et renonçait à son rêve de Jeux Olympiques interstellaires. Il avait d’amples consolations ; les unités de réfrigération de la baie des Palétuviers étaient en cours de transfert à l’île du Nord, et la première patinoire de Thalassa serait prête pour les Jeux. Quant à savoir si des concurrents seraient prêts aussi, c’était une autre affaire, mais de nombreux jeunes Lassans passaient des heures à s’émerveiller des exploits de quelques grands champions du passé.

En attendant, tout le monde pensait qu’une cérémonie d’adieux devait être organisée pour marquer le départ du Magellan. Malheureusement, personne n’était d’accord sur la forme qu’elle devait prendre. Il y avait d’innombrables réceptions privées — causant à toutes les personnes concernées de grandes fatigues mentales et physiques — mais aucune officielle, publique.

Madame le maire Waldron, réclamant la priorité au nom de Tarna, estimait que la cérémonie devait se dérouler à Premier Contact. Edgar Farradine répliquait que le palais présidentiel, malgré ses proportions modestes, était plus approprié. Un bel esprit suggéra Krakan, comme compromis, en faisant observer que ses célèbres vignobles seraient parfaits pour les toasts d’adieu. La question était encore en suspens quand la Thalassan Broadcasting Corporation — un des services publics les plus entreprenants de la planète — prit tranquillement toute l’affaire à son compte.

Le grand concert allait être inoubliable et souvent rejoué pour les futures générations. Il n’y avait pas de vidéo pour distraire les sens, rien que la musique et le plus bref des commentaires. L’héritage de deux mille ans fut pillé pour rappeler le passé et donner de l’espoir pour l’avenir. Ce ne fut pas seulement un requiem mais aussi une berceuse.

Cela paraissait quand même miraculeux qu’après que leur art eut atteint la perfection technologique, les compositeurs de musique trouvent encore quelque chose de nouveau à dire. Depuis deux mille ans, l’électronique leur permettait de maîtriser totalement tous les sons audibles par l’oreille humaine et on aurait pu croire que toutes les possibilités avaient été explorées et épuisées depuis longtemps.

Il y avait eu, certes, environ un siècle de pépiements, de grincements et d’électro-éructations avant que les compositeurs deviennent maîtres d’une gamme désormais infinie et recommencent à associer avec bonheur art et technologie. Personne n’avait jamais surpassé Bach ni Beethoven ; mais quelques-uns s’en étaient approchés.

Pour des légions d’auditeurs, le concert était un rappel de choses qu’ils n’avaient jamais connues, qui appartenaient à la Terre seule. Le lent battement de puissantes cloches, montant comme une fumée invisible des clochers des cathédrales ; la chanson de pêcheurs patients, dans des langues maintenant perdues à jamais, ramant contre la marée dans les dernières lueurs du jour pour rentrer au port ; les chants des armées marchant à la bataille, que le temps avait privées de leurs souffrances et de leurs maux ; le murmure de dix millions de voix alors que les grandes métropoles de l’humanité s’éveillaient pour saluer l’aube ; la froide danse des aurores boréales sur des mers de glace infinies ; le rugissement des puissants moteurs poussant des engins sur la route des étoiles. Tout cela les auditeurs l’entendaient dans la musique surgissant de la nuit … les chants de la Terre lointaine, transportés à travers les années-lumière …

Comme conclusion, les producteurs avaient choisi la dernière grande œuvre dans la tradition symphonique. Composée durant les années où Thalassa avait perdu le contact avec la Terre, elle était nouvelle pour l’assistance. Pourtant, son thème océanique convenait parfaitement à l’occasion et son impact sur les auditeurs aurait fait le bonheur du compositeur, mort depuis longtemps.


« … Quand j’ai écrit la Lamentation pour l’Atlantide, il y a près de trente ans, je n’avais pas d’images particulières en tête ; je ne m’intéressais qu’aux réactions émotionnelles, pas à des scènes précises ; je voulais que la musique transmette une sensation de mystère, de tristesse, de perte irréparable. Je n’essayais pas de brosser un paysage musical de villes en ruine pleines de poissons. Mais aujourd’hui, il se passe quelque chose de bizarre chaque fois que j’entends le lento lugubre, comme je l’écoute dans ma tête en ce moment même.

« Il commence à la mesure 136, quand la suite d’accords tombant du registre le plus bas de l’orgue rencontre l’aria sans paroles de la soprano s’élevant de plus en plus haut hors des profondeurs … Vous savez, naturellement, que j’ai basé ce thème sur les chansons des grands cétacés, ces puissants ménestrels de la mer avec qui nous avons fait la paix trop tard, trop tard … Je l’ai écrit pour Olga Kondrachine et personne d’autre n’aurait pu chanter ces passages sans soutien électronique.

« Quand la partie vocale commence, c’est comme si je voyais quelque chose qui existe réellement. Je suis au milieu d’une grande place, presque aussi grande que celles de Saint-Pierre et de Saint-Marc. Tout autour de moi, il y a des bâtiments en ruines, comme des temples grecs, des statues renversées drapées d’algues marines, de grandes palmes vertes qui s’agitent lentement. Tout est en partie recouvert d’une épaisse couche de limon.

« Au début, la place semble déserte ; puis je remarque quelque chose de … troublant. Ne me demandez pas pourquoi c’est toujours une surprise, pourquoi je vois toujours cela pour la première fois.

« C’est un monticule bas, au centre de la place, avec un motif de lignes qui en irradient. Je me demande si elles sont des murs écroulés, enfouis dans la vase. Mais la disposition n’a aucun sens ; et puis je vois que le monticule … palpite.

« Et au bout d’un moment, je remarque deux grands yeux qui me regardent sans ciller.

« C’est tout ; il ne se passe rien. Il ne s’est rien passé là depuis six mille ans, depuis cette nuit où la barrière de terre a cédé et où la mer s’est déversée entre les Colonnes d’Hercule.

« Le lento est mon mouvement préféré mais je ne pouvais terminer la symphonie sur une telle note de tragédie et de désespoir. D’où le finale, la «Résurgence».

« Je sais, naturellement, que l’Atlantide de Platon n’a jamais réellement existé. Et pour cette même raison, elle ne peut jamais mourir. Elle sera toujours un idéal, un rêve de perfection, un but qui inspirera les hommes au cours de tous les siècles à venir. C’est pourquoi la symphonie se termine par une marche triomphale dans l’avenir.

« Je sais que l’interprétation populaire de la marche est une Nouvelle Atlantide émergeant des vagues. C’est un peu trop littéral ; pour moi, le finale décrit la conquête de l’espace. Une fois que je l’ai trouvé et noté, il m’a fallu des mois pour me débarrasser de ce thème final. Ces fichues quinze notes tambourinaient dans mon cerveau nuit et jour.

« Maintenant, la Lamentation existe tout à fait indépendamment de moi ; elle a assumé une vie propre. Même quand la Terre sera partie, elle foncera vers la galaxie d’Andromède, poussée par les cinquante mille mégawatts de l’émetteur d’Espace Profond dans le cratère de Tsiolkovski.

« Un jour, dans des siècles ou des millénaires, elle sera retrouvée … et comprise.»


Mémoires parlés, Sergei di Pietro (3411–3509).

53 Le masque d’or

— Nous avons toujours fait comme s’il n’existait pas, dit Mirissa. Mais maintenant, j’aimerais le voir, rien qu’une fois.

Loren resta un moment silencieux. Puis il répondit :

— Tu sais que le capitaine Bey n’a jamais autorisé la moindre visite.

Elle le savait, naturellement ; elle comprenait aussi les raisons de ce refus. Au début il y avait eu du ressentiment, mais maintenant tout le monde, sur Thalassa, comprenait que le petit équipage du Magellan était bien trop occupé pour servir de guides — ou de bonnes d’enfants — aux imprévisibles 15 % qui auraient des nausées dans les sections à gravité zéro du vaisseau. Même le président Farradine avait été éconduit avec tact.

— J’ai parlé à Moïse et il a parlé au capitaine. Tout est arrangé. Mais ça doit rester secret jusqu’après le départ du vaisseau.

Loren la regarda avec stupéfaction ; puis il sourit. Mirissa le surprenait constamment ; ça faisait partie de son charme. Et il comprenait, avec une certaine tristesse, que personne sur Thalassa ne méritait plus qu’elle ce privilège ; son frère était le seul autre Lassan à avoir fait l’ascension. Le capitaine Bey était un homme juste, capable de contourner le règlement quand c’était nécessaire. Et une fois que le vaisseau serait parti, dans trois jours, cela n’aurait aucune importance.

— Et si tu as le mal de l’espace …

— Je n’ai jamais eu le mal de mer.

— Ça ne prouve rien.

— Et j’ai vu le commandant Newton. Elle m’a attribué une note de quatre-vingt-quinze sur cent. Et elle conseille la navette de minuit, quand il n’y aura pas de villageois dehors.

— Tu as pensé à tout, on dirait ! s’exclama Loren avec une franche admiration. Je te retrouverai à l’appontement numéro deux, un quart d’heure avant minuit.

Il marqua une pause, puis il confia, avec difficulté :

— Je ne redescendrai plus. S’il te plaît, dis adieu à Brant de ma part.

C’était une épreuve qu’il ne pouvait affronter. Il n’avait d’ailleurs plus remis les pieds chez les Leonidas depuis le dernier voyage de Kumar, depuis que Brant était revenu pour consoler Mirissa. Déjà, c’était presque comme si Loren n’était jamais intervenu dans leur vie.

Et il la quittait inexorablement, car maintenant il était capable de regarder Mirissa avec amour mais sans désir. Une émotion plus profonde — une des pires douleurs qu’il ait connues — emplissait maintenant son cœur.

Il avait souhaité, il avait espéré voir son propre enfant, mais le nouvel horaire duMagellanrendait cela impossible. Il avait entendu les battements de cœur de son fils, mêlés à ceux de sa mère, mais jamais il ne le tiendrait dans ses bras.


La navette effectuait son rendez-vous du côté éclairé de la planète, le Magellan était alors à encore près de cent kilomètres quand Mirissa le vit pour la première fois. Elle connaissait bien sa taille réelle mais elle trouva qu’il avait l’air d’un jouet, scintillant là-haut au soleil.

À dix kilomètres, il ne parut pas plus grand. Son cerveau et ses yeux lui répétaient que ces cercles foncés autour de la section centrale n’étaient que des hublots. Ce fut seulement lorsque la coque arrondie, infinie, du vaisseau se profila à côté d’eux que son esprit voulut bien admettre que ce n’était pas des hublots mais de grands sas de chargement et de débarquement, et que la navette allait pénétrer par l’un d’eux.

Loren regarda anxieusement Mirissa quand elle déboucla sa ceinture de sécurité ; c’était le moment dangereux quand, pour la première fois libre de toute restriction, le passager trop confiant s’apercevait soudain que la gravité zéro n’était pas aussi plaisante qu’elle en avait l’air. Mais Mirissa parut parfaitement à l’aise alors qu’elle flottait dans le sas, propulsée par quelques légères poussées de Loren.

— Heureusement qu’il ne sera pas nécessaire d’aller dans une des sections un-G, tu n’auras donc pas à te réadapter. Tu ne vas plus avoir à t’inquiéter de la gravité avant d’être redescendue au sol.

Cela aurait été intéressant, pensait-elle, de visiter les quartiers d’habitation dans la section pivotante du vaisseau, mais cela les aurait entraînés dans d’interminables conversations polies et contacts personnels, dont elle n’avait vraiment que faire pour le moment. Elle était plutôt contente que le capitaine Bey soit encore en bas à Thalassa ; elle n’avait même pas besoin de lui rendre une visite de remerciements courtoise.

En sortant du sas, ils se trouvèrent dans un couloir tubulaire qui semblait s’étirer sur toute la longueur du vaisseau. D’un côté, c’était une échelle ; de l’autre, deux rangées d’anneaux flexibles, commodes pour les mains ou les pieds, glissaient lentement dans une direction et l’autre, le long de rails encastrés parallèles.

— Ce n’est pas l’endroit où il faut être quand nous accélérons, dit Loren. Ça devient un puits vertical, profond de deux kilomètres. Alors là, on a vraiment besoin de l’échelle et des courroies. Tu n’as qu’à saisir cette boucle et la laisser faire tout le travail.

Ils furent entraînés sans effort sur plusieurs centaines de mètres puis ils tournèrent à angle droit dans un autre corridor.

— Lâche la boucle, dit Loren quand ils eurent parcouru quelques dizaines de mètres. Je veux te montrer quelque chose.

Mirissa suivit son conseil et ils planèrent vers une longue fenêtre étroite dans le flanc de la galerie. Elle regarda, à travers le verre épais, une immense caverne de métal brillamment illuminée. Elle était totalement désorientée, mais devinait que cette vaste salle cylindrique occupait toute la largeur du vaisseau et que, par conséquent, cette barre centrale devait être dans son axe.

— La poussée quantique, annonça fièrement Loren.

Il ne tenta même pas de nommer les appareils de métal et de cristal, les arcs-boutants aux formes bizarres faisant saillie le long des parois, les centaines de lumières clignotantes, la sphère de noirceur absolue qui, même si rien de précis ne l’indiquait, semblait tourner. Mais au bout d’un moment, il ajouta :

— La plus grandiose réussite du génie humain, le dernier cadeau de la Terre à ses enfants. Un jour, cela nous rendra maîtres de la galaxie.

Il y avait dans ces paroles une arrogance qui blessa un peu Mirissa. C’était l’ancien Loren qui parlait, celui qui n’avait pas encore été adouci par Thalassa. En bien ou en mal, une partie de cet homme avait changé à jamais.

— Est-ce que tu crois, demanda-t-elle avec douceur, que la galaxie le remarquera ?

Cependant, elle était impressionnée et elle contempla pendant un long moment les énormes masses mystérieuses qui lui avaient apporté Loren à travers les années-lumière. Elle ne savait si elle devait les bénir pour ce qu’elles lui avaient donné ou les maudire pour ce qu’elles allaient emporter.

Loren la conduisit dans le labyrinthe, jusque dans le cœur duMagellan. Ils ne rencontrèrent personne ; cela rappelait la taille du vaisseau et le nombre restreint de son équipage.

— Nous y sommes presque, annonça Loren d’une voix basse et solennelle. Et voici le gardien !

Prise totalement par surprise, Mirissa se laissa dériver vers le visage doré qui la regardait du fond d’une alcôve, jusqu’à le toucher. Elle sentit sous sa main du métal froid. Ainsi, c’était réel et non, comme elle l’avait d’abord pensé, un hologramme.

— Qu’est-ce … qui est-ce ? souffla-t-elle.

— Nous avons à bord quelques-uns des plus grands trésors de la Terre, répondit Loren avec un sombre orgueil. Celui-ci était l’un des plus célèbres. C’était un roi mort très jeune, encore enfant …

La voix de Loren s’estompa alors que la même pensée leur venait. Mirissa dut battre des paupières sur ses larmes avant de pouvoir lire l’inscription sous le masque.

«Toutânkhamon

1361–1343 av. J.-C.

(Vallée des Rois, Égypte, 1922)»


Oui, il avait eu presque exactement l’âge de Kumar. La figure dorée les contemplait à travers les millénaires et les années-lumière … la figure d’un jeune dieu frappé dans la fleur de l’âge. Il y avait de la puissance et de l’assurance, là, mais pas encore l’arrogance ou la cruauté qu’auraient données les années perdues.

— Pourquoi ici ? demanda Mirissa en devinant à demi la réponse.

— Il nous semblait être un symbole approprié. Les Égyptiens croyaient que s’ils procédaient à certaines cérémonies, les morts existeraient de nouveau dans une espèce d’au-delà. Pure superstition, bien sûr … et pourtant, nous en avons fait une réalité.

Mais pas comme je l’aurais souhaité, pensa tristement Mirissa. En regardant l’enfant-roi et ses yeux d’un noir de jais qui la contemplaient dans ce masque d’or incorruptible, il était difficile de croire que ce n’était qu’une superbe œuvre d’art et non une personne vivante.

Elle ne pouvait se détacher de ce calme regard hypnotique du fond des siècles. De nouveau, elle tendit la main et caressa la joue dorée. Le métal précieux lui rappela soudain un poème qu’elle avait découvert dans les archives de Premier Contact, un jour qu’elle avait programmé l’ordinateur pour rechercher dans la littérature du passé des paroles de réconfort. La plupart des centaines de lignes avaient été inappropriées mais ces vers («Auteur inconnu — ? 1800–2100») convenaient à la perfection :

«Ils rapportent brillante au frappeur la monnaie de l’homme

Les garçons qui meurent dans leur gloire et ne seront jamais vieux.»


Loren attendit patiemment que se terminent les réflexions de Mirissa, puis il glissa une carte dans une fente presque invisible à côté du masque mortuaire. Une porte circulaire s’ouvrit sans bruit.

C’était incongru de découvrir un vestiaire plein d’épaisses fourrures, à l’intérieur d’un vaisseau spatial, mais Mirissa comprenait qu’on en ait besoin. Déjà, la température avait sérieusement baissé et elle grelottait dans un froid inaccoutumé.

Loren l’aida à enfiler la combinaison thermique — non sans difficulté en gravité zéro — puis ils flottèrent vers un cercle de verre dépoli encastré dans la paroi du fond. La trappe de cristal bascula vers eux comme un verre de montre, laissant passer un tourbillon d’air glacé, tel que Mirissa n’en avait jamais imaginé et encore moins senti. De petits lambeaux d’humidité se condensaient dans ce froid et dansaient autour d’elle comme des fantômes. Elle regarda Loren comme pour dire : «Tu n’espères tout de même pas me faire aller là-dedans !»

Il lui prit le bras, l’air rassurant.

— Ne t’inquiète pas. La combinaison te protégera et au bout de quelques minutes, tu ne remarqueras même pas le froid sur ta figure.

Elle eut du mal à le croire mais il avait raison. En le suivant par la trappe, elle commença par respirer avec précaution mais fut étonnée de constater que ce n’était pas du tout désagréable. Au contraire, c’était même stimulant ; pour la première fois, elle comprenait que des gens soient allés volontiers visiter les régions polaires de la Terre.

Elle imaginait aisément qu’elle y était elle-même car il lui semblait flotter dans un univers d’un blanc de neige, glacial. Tout autour d’elle, il y avait des alvéoles étincelants qui auraient pu être en glace, formant des milliers de cellules hexagonales. C’était presque une version réduite du bouclier duMagellan, à la différence près qu’ici les unités n’avaient que un mètre de large et qu’elles étaient rassemblées par des groupes de tuyaux et des masses de fils électriques.

Ainsi, ils étaient là, dormant tout autour d’elle, les centaines de milliers de colons pour qui la Terre était encore, dans un sens littéral, un souvenir d’hier. À quoi rêvaient-ils, se demanda-t-elle, à mi-chemin de leur sommeil de cinq cents ans ? Est-ce que le cerveau rêvait d’ailleurs, dans cette pénombre des limbes entre la vie et la mort ? Non, d’après Loren, mais comment pouvait-il en être sûr ?

Mirissa avait vu des vidéos d’abeilles vaquant rapidement à leurs mystérieuses affaires à l’intérieur d’une ruche ; elle se faisait l’effet d’une abeille humaine en suivant Loren, main sur main, le long du treillis de rails quadrillant la face de l’immense dortoir. Elle était maintenant tout à fait à son aise en gravité zéro et ne sentait même plus le froid terrible. D’ailleurs elle percevait à peine son corps et devait parfois se persuader que tout cela n’était pas un rêve dont elle allait se réveiller.

Les cellules ne portaient pas de noms mais étaient identifiées par un code alphanumérique ; Loren alla tout droit à la H-354. Quand il toucha un bouton, un berceau hexagonal en verre et métal glissa sur des rails télescopiques pour révéler la femme endormie.

Elle n’était pas belle, mais peut-être était-ce injuste de juger une femme privée de la glorieuse couronne de ses cheveux. Sa peau était d’une couleur que Mirissa n’avait jamais vue et qu’elle savait devenue très rare sur la Terre, un noir si profond qu’il avait des reflets bleus. Et elle était d’une telle perfection que Mirissa ne put réprimer un sentiment d’envie ; une image passa dans son esprit, la vision de corps enlacés, d’ébène et d’ivoire, une image qui, elle en était sûre, la hanterait pendant des années.

Elle regarda de nouveau le visage. Même dans son repos séculaire, il exprimait de la détermination et de l’intelligence. Aurions-nous été amies ? se demanda-t-elle. J’en doute ; nous sommes trop semblables. Ainsi, tu es Kitani, et tu portes le premier enfant de Loren vers les étoiles. Mais sera-t-il vraiment le premier, puisqu’il naîtra des siècles après le mien ? Premier ou second, je lui souhaite du bonheur …

Mirissa était encore engourdie, et pas seulement de froid, quand la porte de cristal se referma derrière eux. Loren la pilota par le long couloir et ils passèrent à côté du gardien.

Elle caressa la joue de l’enfant doré immortel et en éprouva un léger choc : la figure était tiède. Mais elle comprit vite que c’était son corps qui n’avait pas fini de s’adapter à la température ambiante.

Il n’y en avait que pour quelques minutes mais combien de temps faudrait-il, se demanda-t-elle, pour que la glace fonde autour de son cœur ?

54 Adieux

Je te parle pour la dernière fois, Evelyn, avant de plonger dans mon plus long sommeil. Je suis encore à Thalassa mais la navette va décoller pour le Magellan dans quelques minutes ; je n’ai plus rien à faire, jusqu’à l’atterrissage dans trois cents ans …

J’éprouve une grande tristesse, parce que je viens de dire adieu à ma plus chère amie d’ici, Mirissa Leonidas. Comme tu aurais aimé la connaître ! Elle est sans doute la personne la plus intelligente que j’aie connue à Thalassa et nous avons eu de longues conversations … je crains d’ailleurs qu’elles aient plutôt été de ces monologues que tu critiquais si souvent !

Elle m’a interrogé sur Dieu, naturellement, mais à la question la plus pertinente qu’elle m’ait posée, je fus sans doute tout à fait incapable de répondre.

Peu de temps après la mort de son frère bien-aimé, elle m’a demandé : «Quelle est l’utilité du chagrin ? Est-ce qu’il exerce une fonction biologique ?»

Comme c’est singulier que je n’aie jamais réfléchi sérieusement à cela ! On peut imaginer une espèce intelligente qui fonctionnerait parfaitement si elle se rappelait les morts sans émotion, si toutefois elle se les rappelait. Ce serait une société absolument inhumaine, mais elle serait au moins aussi réussie que les termites et les fourmis l’étaient sur la Terre.

Le chagrin serait-il un sous-produit accidentel — voire même pathologique — de l’amour qui a, bien entendu, une fonction biologique indiscutable ? C’est une pensée bizarre et troublante. C’est cependant nos émotions qui font de nous des humains ; qui voudrait y renoncer, même en sachant que chaque nouvel amour est encore un otage entre les mains de ces terroristes jumeaux, le Temps et le Destin ?

Elle me parlait souvent de toi, Evelyn. Elle était surprise qu’un homme ne puisse aimer qu’une femme dans sa vie et ne pas en chercher une autre lorsqu’elle était partie. Une fois, je l’ai taquinée en lui disant que la fidélité était presque aussi étrangère aux Lassans que la jalousie ; elle m’a répliqué qu’ils avaient eu de la chance de perdre les deux.

On m’appelle ; la navette attend. Maintenant, je dois dire adieu pour toujours à Thalassa. Et ton image commence aussi à s’estomper. Je sais très bien donner des conseils aux autres mais peut-être me suis-je cramponné trop longtemps à mon propre chagrin, et cela ne rend pas service à ta mémoire.

Thalassa a contribué à me guérir. Maintenant je puis me réjouir de t’avoir connue plutôt que de pleurer de t’avoir perdue.

Un calme étrange m’envahit. Pour la première fois, je sens que je comprends réellement les concepts de détachement de mes vieux amis bouddhistes, même leur nirvana …

Et si je ne me réveille pas à Sagan Deux, ainsi soit-il. Mon travail est terminé et j’en suis satisfait.

55 Le départ

Le trimaran arriva au bord du lit d’algues peu avant minuit et Brant mouilla l’ancre dans trente mètres de fond. Il devait commencer à immerger les espiobals à l’aube, avant que la barrière soit installée entre Scorpville et l’île du Sud. Ensuite, toutes les allées et venues seraient observées. Si les scorps trouvaient un des espiobals et le traînaient chez eux comme un trophée, tant mieux. L’appareil continuerait à fonctionner, en fournissant certainement des renseignements encore plus utiles qu’en pleine mer.

Maintenant, il n’y avait plus rien à faire qu’à rester allongé dans le bateau qui se balançait doucement, en écoutant la musique légère de Radio Tarna, étonnamment discrète cette nuit. De temps en temps, la station diffusait une information, un message de bon voyage ou un poème en l’honneur des visiteurs. Peu de gens devaient dormir ce soir, dans les deux îles. Mirissa se demanda vaguement quelles pensées passaient par la tête d’Owen Fletcher et de ses compagnons exilés, abandonnés dans un monde étranger jusqu’à la fin de leurs jours. La dernière fois qu’elle les avait vus dans une émission vidéo nordienne, ils n’avaient pas paru tristes du tout et avaient discuté gaiement des possibilités commerciales locales.

Brant était tellement silencieux qu’elle aurait pu croire qu’il dormait s’il ne lui avait pas serré si fermement la main alors qu’ils étaient étendus côte à côte, les yeux tournés vers les étoiles. Il avait changé, peut-être plus qu’elle. Il était moins impatient, plus prévenant. Surtout, il avait déjà accepté l’enfant, avec des mots d’une telle douceur qu’elle en avait eu les larmes aux yeux : «Il aura deux pères.»

Radio Tarna entamait maintenant le dernier et tout à fait inutile compte à rebours du lancement, le premier que les Lassans entendaient à l’exception des enregistrements historiques du passé. Mirissa se demanda s’ils verraient quelque chose. LeMagellanest de l’autre côté du monde, se dit-elle, planant au zénith au-dessus d’un hémisphère d’océan. Nous avons toute l’épaisseur de la planète entre nous …

— … zéro, annonça Radio Tarna.

Instantanément, le son fut couvert par un monstrueux grondement. Brant tendit vivement la main vers le bouton du son et il l’avait à peine coupé quand le ciel entra en éruption.

Tout l’horizon fut frangé de feu. Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, il n’y avait aucune différence. De longues écharpes de flammes jaillirent de l’océan presque jusqu’au zénith, dans un déploiement d’aurore boréale comme Thalassa n’en avait jamais vu et n’en reverrait plus.

C’était beau mais impressionnant. Mirissa comprenait maintenant pourquoi le Magellan s’était placé de l’autre côté du monde ; ce n’était cependant pas la poussée quantique elle-même mais simplement l’échappement des énergies qui s’en dégageaient, inoffensivement absorbées par l’ionosphère. Loren lui avait un peu parlé, d’une manière plutôt incompréhensible, des ondes de choc du superespace, en ajoutant que les inventeurs de la poussée eux-mêmes n’avaient jamais compris le phénomène.

Elle se demanda, brièvement, ce que les scorps penseraient de cette céleste pyrotechnie ; une trace quelconque de cette fureur actinique devait bien filtrer à travers la forêt de goémon pour illuminer les ruelles de leurs cités englouties.

Peut-être n’était-ce qu’une illusion, mais les rayons multicolores formant la couronne de lumière semblaient se répandre lentement en travers du ciel. La source de leur énergie prenait de la vitesse, accélérait le long de son orbite alors qu’elle quittait à jamais Thalassa. De nombreuses minutes s’écoulèrent avant que Mirissa soit certaine du mouvement ; en même temps, l’intensité du déploiement diminuait ostensiblement.

Brusquement, tout cessa. Radio Tarna revint sur les ondes. La voix était légèrement haletante :

— … tout se déroule comme prévu … le vaisseau est réorienté en ce moment … d’autres déploiements plus tard mais pas aussi spectaculaires … tous les stades du lancement proprement dit se passeront de l’autre côté du monde, mais nous pourrons voir directement le Magellan dans trois jours, quand il quittera le système …

Mirissa entendit à peine les paroles alors qu’elle contemplait le ciel où les étoiles réapparaissaient, des étoiles qu’elle ne pourrait jamais revoir sans penser à Loren. Elle était à présent vidée de toute émotion ; les larmes viendraient plus tard, si elle en avait encore.

Elle sentit les bras de Brant autour d’elle et apprécia leur réconfort, leur protection contre la solitude de l’espace. Sa place était ici ; jamais plus son cœur ne s’égarerait. Car elle comprenait enfin ; elle avait aimé Loren pour sa force mais elle aimait Brant pour sa faiblesse.

Adieu, Loren, murmura-t-elle, puisses-tu être heureux dans ce monde lointain que toi et tes enfants allez conquérir pour l’humanité. Mais pense quelquefois à moi, à trois cents ans derrière toi sur la route de la Terre.

Tandis que Brant lui caressait les cheveux avec une tendre maladresse, il cherchait des mots pour la consoler tout en sachant que le silence valait mieux que tout. Il ne ressentait aucune sensation de victoire ; si Mirissa était de nouveau à lui, leur ancienne camaraderie sans souci avait disparu à jamais. Brant savait que, tous les jours de sa vie, le spectre de Loren resterait entre eux, le fantôme d’un homme qui n’aurait pas vieilli d’un jour alors qu’eux-mêmes ne seraient que poussière dans le vent.

Quand, trois jours plus tard, le Magellan s’éleva au-dessus de l’horizon à l’est, il n’était plus qu’une étoile trop éblouissante pour être regardée à l’œil nu, même si la poussée quantique avait été soigneusement réglée pour que ses fuites de radiations passent au large de Thalassa.

Semaine après semaine, mois après mois, elle se ternit lentement, mais même lorsque le vaisseau apparaissait dans le ciel de la journée, il était encore facile à trouver si l’on savait exactement où le chercher. Et la nuit, pendant des années, il fut souvent la plus brillante des étoiles.

Mirissa le vit une dernière fois, juste avant de perdre la vue. Pendant quelques jours, la poussée quantique — maintenant rendue faible et inoffensive par la distance — avait dû être dirigée directement vers Thalassa.

Il était alors à quinze années-lumière mais les petits-enfants de Mirissa n’auraient aucun mal à montrer du doigt l’étoile bleue de troisième importance, brillant au-dessus des tours de guet du rempart électrifié des scorps.

56 Au-dessous de l’interface

Ils n’étaient pas encore intelligents mais ils avaient de la curiosité, ce qui était le premier pas sur la route infinie.

Comme beaucoup de crustacés qui avaient jadis peuplé les mers de la Terre, ils pouvaient survivre en dehors de l’eau pendant d’assez longues périodes. Jusqu’à ces derniers siècles, cependant, ils n’avaient eu aucune raison de le faire ; les grandes forêts de goémon suffisaient à tous leurs besoins. Les longues feuilles sveltes fournissaient l’alimentation ; les tiges résistantes étaient la matière première de leurs artefacts primitifs.

Ils n’avaient que deux ennemis naturels. Le premier était un énorme poisson très rare, de grande profondeur, guère plus qu’une paire de mâchoires dévorantes attachées à un estomac jamais satisfait. L’autre était une gelée vénéneuse palpitante — la forme mobile des polypes géants — qui jonchait parfois de morts le fond de la mer, laissant dans son sillage un désert blanchi.

À part quelques excursions sporadiques à travers l’interface air-eau, les scorps auraient pu passer toute leur existence dans la mer, parfaitement adaptés à leur environnement. Mais — contrairement aux fourmis et aux termites — ils ne s’étaient encore aventurés dans aucune des impasses de l’évolution. Ils pouvaient encore réagir au changement.

Et le changement, même s’il n’était intervenu qu’à une très petite échelle, s’était pourtant bel et bien produit dans ce monde océanique. Des choses merveilleuses étaient tombées du ciel. Là d’où elles étaient venues, il devait y en avoir bien plus. Quand ils seraient prêts, les scorps iraient à leur recherche.

Rien ne pressait dans le monde hors du temps de la mer thalassane ; il faudrait encore de nombreuses années avant qu’ils lancent leur premier assaut contre l’élément étranger sur lequel leurs éclaireurs avaient ramené de si singuliers rapports.

Jamais ils ne pourraient deviner ce que d’autres éclaireurs rapportaient sur eux. Et quand, finalement, ils passeraient à l’action, leur moment serait bien mal choisi.

Ils auraient la malchance d’émerger sur la terre ferme durant le second mandat, tout à fait inconstitutionnel mais extrêmement compétent, du président Owen Fletcher.

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