Peut-être aurais-je dû l’annoncer avec plus de ménagements, se dit Moïse Kaldor. Ils paraissaient tous en état de choc. Mais cela, en soi, était très instructif ; même si ces gens étaient technologiquement attardés (regardez un peu cette voiture !), ils devaient comprendre que seul un miracle de technique avait pu nous amener de la Terre à Thalassa. Ils se demanderont d’abord comment nous avons fait et ensuite, ils s’interrogeront sur le pourquoi.
Ce fut d’ailleurs la toute première question qui était venue à l’esprit du maire Waldron. Ces deux hommes dans un minuscule engin n’étaient manifestement que l’avant-garde. Là-haut sur orbite, ils devaient être des milliers, peut-être des millions. Et la population de Thalassa, grâce à une stricte réglementation, était déjà à 90 % de l’optimum écologique …
— Je m’appelle Moïse Kaldor, dit le plus âgé des deux visiteurs. Et voici le capitaine de corvette Loren Lorenson, chef mécanicien adjoint du vaisseau stellaire Magellan. Nous devons vous prier d’excuser ces combinaisons bulles, mais elles sont nécessaires à notre protection mutuelle. Nous venons en amis mais il se peut que nos bactéries aient des idées différentes.
Quelle belle voix, pensait le maire Waldron, ce qui était parfaitement justifié. Jadis, cette voix avait été la plus connue du monde alors qu’elle consolait, ou provoquait parfois, des millions d’individus dans les décennies précédant la Fin.
L’œil notoirement baladeur du maire ne s’attarda pourtant pas sur Moïse Kaldor ; il avait visiblement bien plus de soixante ans, trop vieux pour elle. L’autre, le plus jeune, lui plaisait davantage mais elle se demandait si elle pourrait jamais s’habituer à cette horrible pâleur. Loren Lorenson (quel nom charmant !) mesurait près de deux mètres et avait des cheveux si blonds qu’ils paraissaient presque argentés. Il n’était pas aussi costaud que … eh bien, Brant, mais il était indiscutablement plus beau.
Madame le maire savait fort bien juger les hommes et les femmes et elle classa très rapidement Lorenson. Il y avait là de l’intelligence, de la résolution, peut-être même un certain manque de scrupules ; elle n’aurait pas aimé l’avoir comme ennemi mais, comme ami, il l’intéresserait beaucoup. Ou mieux encore comme …
En même temps, elle était sûre que Kaldor était quelqu’un de beaucoup plus agréable. Dans son expression, dans sa voix, elle discernait déjà de la sagesse, de la compassion et aussi une profonde tristesse. Ce qui n’était pas étonnant, compte tenu de l’ombre sous laquelle il avait dû passer toute sa vie.
Tous les autres membres du comité d’accueil s’étaient maintenant approchés ; ils furent présentés à tour de rôle ; Brant, après la plus brève des politesses, alla droit à l’avion et l’examina d’un bout à l’autre.
Loren le suivit ; il reconnaissait un collègue ingénieur et comptait apprendre beaucoup à travers les réactions du Thalassan. Il devina, correctement, quelle serait la première question de Brant. Malgré tout, il fut pris de court.
— Quel est le système de propulsion ? Ces orifices de réacteurs sont ridiculement petits, si c’est bien de cela qu’il s’agit.
C’était une observation très pertinente ; ces gens n’étaient pas les sauvages technologiques dont ils avaient l’air à première vue. Mais il ne fallait surtout pas laisser voir qu’il était impressionné. Mieux valait contre-attaquer et lui balancer le paquet entre les deux yeux.
— C’est un stratoréacteur quantique allégé, adapté pour le vol atmosphérique, utilisant l’air comme carburant. Il puise dans les fluctuations de Planck, vous savez, dix à la puissance moins trente-trois centimètres. Alors, naturellement, il a un rayon d’action infini, dans l’air ou dans l’espace.
Loren était assez content de ce «naturellement».
Une fois encore, il dut tirer son chapeau à Brant ; le Lassan cligna à peine des yeux et réussit même à dire, comme s’il le pensait vraiment :
— Très intéressant. Je peux monter ?
Loren hésita. Ce serait discourtois de refuser et, après tout, ils tenaient à devenir amis le plus vite possible. Et puis, ce qui était peut-être plus important, ça montrerait exactement qui avait la maîtrise, ici.
— Bien sûr, répondit-il. Mais prenez garde de ne toucher à rien.
Brant était beaucoup trop intéressé pour remarquer l’absence d’un «s’il vous plaît».
Loren le précéda dans le petit sas de l’avion spatial. Il y avait juste assez de place pour eux deux et il fallut une gymnastique compliquée pour enfermer Brant dans la combinaison bulle de secours.
— J’espère que ce ne sera pas longtemps nécessaire, expliqua Loren, mais nous devons les porter jusqu’à ce que les examens microbiologiques soient complets. Fermez les yeux pendant que nous passons par le cycle de stérilisation.
Brant perçut une vague lueur violette et un bref sifflement de gaz. Puis la porte intérieure s’ouvrit et ils entrèrent dans le poste de contrôle.
Ils s’assirent côte à côte et la pellicule résistante mais à peine visible qui les enveloppait se plia à leurs mouvements sans trop les gêner. Elle les séparait pourtant aussi efficacement que s’ils étaient dans des mondes différents, ce qui était en quelque sorte le cas.
Brant apprenait vite, Loren dut se l’avouer. En quelques heures, il serait capable de manier cet engin, même s’il ne pouvait pas en saisir la théorie. D’ailleurs, la légende disait que seule une poignée d’hommes avaient jamais pu comprendre réellement la géodynamique du superespace, et ils étaient morts depuis des siècles.
Ils engagèrent aussitôt une conversation technique qui les absorba tellement qu’ils en oublièrent presque le monde extérieur. Soudain, une voix légèrement inquiète demanda, près du tableau de commandes :
— Loren ? Ici le vaisseau. Qu’est-ce qui se passe ? Nous n’avons rien reçu de vous depuis une demi-heure.
Loren toucha nonchalamment une manette.
— Comme vous nous observez sur six canaux vidéo et cinq audio, c’est une petite exagération, répondit-il en espérant que Brant captait le message : «Nous sommes tout à fait maîtres de la situation et nous ne prenons rien pour argent comptant.» Écoutez Moïse. Il n’y a que lui qui parle, comme d’habitude.
Par les hublots convexes, ils voyaient que Kaldor et le maire étaient toujours en grande discussion, avec le conseiller Simmons qui mettait son grain de sel de temps en temps.
Loren abaissa une autre manette et leurs voix amplifiées emplirent soudain la cabine, bien plus fortes que s’ils avaient été là, à côté d’eux.
— … notre hospitalité. Mais vous vous rendez certainement compte que ce monde est très petit, pour ce qui est de la superficie de la terre ferme. Combien dites-vous qu’il y a de personnes à bord de votre vaisseau ?
— Je ne crois pas avoir cité de chiffre, madame le maire. De toute façon, nous serons très peu nombreux à descendre sur Thalassa, si belle qu’elle soit. Je comprends parfaitement votre — euh — souci, mais ne vous inquiétez pas. Dans un an ou deux, si tout va bien, nous repartirons.
« Cependant, ce n’est pas une visite mondaine. Nous ne nous sommes jamais attendus à trouver quelqu’un ici, après tout ! Mais un vaisseau spatial n’atteint pas la moitié de la vitesse de la lumière sans avoir une très bonne raison de le faire. Vous possédez quelque chose dont nous avons besoin, et nous avons aussi quelque chose à vous donner.
— Quoi donc, si je puis me permettre de le demander ?
— De notre part, si vous les acceptez, les derniers siècles d’art et de science humains. Mais je dois vous avertir : réfléchissez à l’effet qu’un tel cadeau peut produire sur votre culture. Ce ne serait peut-être pas prudent d’accepter tout ce que nous pouvons offrir.
— J’apprécie votre franchise et votre compréhension. Vous devez détenir des trésors inestimables. Que nous est-il possible de vous offrir en échange ?
Kaldor éclata d’un beau rire sonore.
— Heureusement, cela ne pose aucun problème. Vous ne le remarqueriez même pas, si nous le prenions sans demander quoi que ce soit. Tout ce que nous voulons de Thalassa, c’est cent mille tonnes d’eau. Ou, pour être plus précis, de glace.
Le Président de Thalassa n’était en fonction que depuis deux mois et ne s’était pas encore résigné à son infortune. Mais il n’y pouvait rien, sinon faire contre mauvaise fortune bon cœur et tirer le meilleur parti d’un sale travail pendant les trois ans de son mandat. Il était inutile d’exiger qu’onrecompte ; le programme de sélection, comportant laproduction et l’intercalage de nombres de mille chiffres pris au hasard, était ce que l’ingéniosité humaine pouvait trouver de plus proche de la chance pure.
Il y avait exactement cinq manières d’éviter le danger d’être traîné au palais présidentiel (vingt pièces, dont une salle assez grande pour contenir une centaine de personnes) : avoir moins de trente ou plus de soixante-dix ans ; souffrir d’une maladie incurable ; être mentalement déficient ou avoir commis un crime grave. La seule option offerte au président Edgar Farradine était la dernière, et il y avait même réfléchi sérieusement.
Toutefois, il devait reconnaître qu’en dépit des inconvénients personnels que cela lui causait, c’était probablement la meilleure forme de gouvernement jamais imaginée par l’humanité. La planète mère avait mis quelque dix mille ans à la perfectionner, à tâtons et en commettant parfois de hideuses erreurs.
Dès que toute la population adulte avait été éduquée jusqu’aux limites de ses facultés intellectuelles (et parfois, hélas ! au-delà), l’authentique démocratie était devenue possible. La dernière phase exigeait le développement des communications personnelles instantanées, en liaison avec des ordinateurs centraux. Selon les historiens, la première véritable démocratie de la Terre avait été établie en l’an (terrestre) 2011 dans un pays appelé la Nouvelle-Zélande.
Ensuite, la sélection d’un chef d’État était relativement peu importante. Une fois qu’il fut universellement reconnu que quiconque ayant délibérément visé cette fonction serait automatiquement disqualifié, presque n’importe quel système aurait fonctionné aussi bien et la loterie était la procédure la plus simple.
— Monsieur le Président, annonça la secrétaire du cabinet, les visiteurs attendent dans la bibliothèque.
— Merci, Lisa. Et sans leur costume bulle ?
— Oui. Toutes les personnalités médicales sont d’accord, il n’y a aucun danger. Mais je dois vous avertir, Monsieur le Président. Ils … eh bien, ils sentent drôle.
— Krakan ! De quelle manière ?
La secrétaire sourit.
— Oh, ce n’est pas désagréable, du moins je ne trouve pas. Ça doit venir de ce qu’ils mangent. Au bout de mille ans, nos biochimies ont sans doute divergé. Je crois que le meilleur mot pour décrire l’odeur serait «aromatique».
Le Président ne savait pas trop ce que ça voulait dire et il y réfléchissait quand une pensée inquiétante lui vint.
— Et à votre avis, quelle odeur avons-nous, pour eux ?
À son grand soulagement, ses cinq invités ne présentèrent aucun signe évident de détresse olfactive, quand ils lui furent présentés à tour de rôle. Mais la secrétaire Elizabeth Ishihara avait eu bien raison de l’avertir ; il savait maintenant exactement ce qu’«aromatique» signifiait. Elle avait raison aussi de dire que ce n’était pas désagréable ; cette odeur lui rappelait même les épices que sa femme employait, quand c’était à son tour de faire la cuisine au palais.
En s’asseyant à l’arrondi de la table de conférence en fer à cheval, le président de Thalassa se surprit à méditer ironiquement sur le Hasard et le Destin, deux sujets dont il ne s’était jamais beaucoup occupé dans le passé. Mais le Hasard, sous sa forme la plus pure, l’avait placé dans sa situation actuelle. À présent ce Hasard — ou son frère le Destin — frappait de nouveau. Comme il était singulier que lui, fabricant sans ambition d’articles de sport, ait été choisi pour présider cette rencontre historique ! Pourtant, quelqu’un devait bien s’en charger et il reconnaissait qu’il commençait à s’amuser. En tout cas, personne ne pourrait l’empêcher de prononcer son discours de bienvenue.
C’était d’ailleurs un très bon discours, peut-être un peu trop long, même pour une telle occasion. Vers la fin, il s’aperçut que l’expression polie et attentive de ses auditeurs commençait à s’égarer un peu, alors il supprima quelques statistiques sur la productivité et sauta tout le passage sur la nouvelle centrale énergétique de l’île du Sud. Quand il se rassit, il était satisfait, certain d’avoir brossé le tableau d’une société vigoureuse, progressive, atteignant un haut niveau technologique. Même si, au premier coup d’œil, on pouvait s’y tromper, Thalassa n’était ni attardée ni décadente et respectait encore les plus belles traditions de ses grands ancêtres. Et cætera.
— Merci beaucoup, Monsieur le Président, dit alors le capitaine Bey. Ce fut pour nous, certes, une heureuse surprise de découvrir que Thalassa n’était pas seulement habitée mais florissante. Cela rendra notre séjour ici d’autant plus plaisant et nous espérons repartir en ne laissant que des amis.
— Pardonnez-moi d’être si abrupt — cela peut même paraître grossier de poser la question dès l’arrivée d’invités —, mais combien de temps comptez-vous rester ici ? Nous aimerions le savoir dès que possible, afin de prendre toutes les dispositions nécessaires.
— Je comprends très bien, Monsieur le Président. À ce stade, nous ne pouvons être très précis, parce que cela dépend en grande partie de l’aide que vous nous apporterez. En principe, je dirais au moins une de vos années, peut-être plutôt deux.
Edgar Farradine, comme tous les Lassans, dissimulait mal ses émotions et le capitaine Bey fut alarmé par son expression soudain joyeuse, et même rusée.
— J’espère, Votre Excellence, que cela ne posera pas de problèmes ? demanda-t-il avec anxiété.
— Au contraire ! répliqua le Président en se retenant de se frotter les mains. Vous ne le savez peut-être pas, mais nos deux centièmes Jeux Olympiques auront lieu dans deux ans. Quand j’étais jeune, j’ai obtenu la médaille de bronze du mille mètres, confia-t-il en toussotant avec modestie, alors j’ai été chargé de l’organisation. Un peu de concurrence de l’extérieur ne nous ferait pas de mal.
— Monsieur le Président, intervint la secrétaire du cabinet, je ne sais pas si le règlement …
— C’est ma responsabilité, interrompit fermement le Président. Capitaine, considérez cela comme une invitation, s’il vous plaît. Ou un défi, si vous préférez.
Le commandant du vaisseau spatial Magellan avait l’habitude de prendre des décisions rapides, mais pour une fois, il fut totalement pris de court. Avant qu’il trouve une réponse convenable, son premier officier médecin intervint.
— C’est extrêmement aimable de votre part, Monsieur le Président, répondit le commandant Mary Newton, mais en ma qualité de médecin, je dois vous faire observer que nous avons tous plus de trente ans, que nous sommes loin d’être en pleine forme et que la gravité de Thalassa est de 6 % plus forte que celle de la Terre, ce qui nous désavantagerait énormément. Alors, à moins que vos Jeux Olympiques comprennent des épreuves d’échecs ou de jeux de cartes …
Le Président parut déçu mais se ressaisit vite.
— Ah … Enfin … Au moins, capitaine Bey, j’aimerais vous présenter quelques-uns des prix.
— J’en serais enchanté, assura le capitaine quelque peu désorienté, sentant les événements lui échapper et bien résolu à revenir à l’ordre du jour. Puis-je expliquer ce que nous venons faire ici, Monsieur le Président ?
— Certainement.
La réponse était assez indifférente. Les pensées de Son Excellence vagabondaient. Peut-être revivait-il les victoires de sa jeunesse. Finalement, avec un effort évident, il força son attention à revenir sur le présent.
— Nous sommes flattés de votre visite, mais un peu perplexes. Je ne vois pas très bien ce que notre monde peut vous offrir. On me dit qu’il a été question de glace, mais c’était sûrement une plaisanterie.
— Non, Monsieur le Président, nous sommes tout à fait sérieux. C’est tout ce que nous attendons de Thalassa, encore que, maintenant que nous avons goûté certains de vos produits alimentaires — je pense surtout aux fromages et au vin qu’on nous a servis à déjeuner —, nous puissions augmenter considérablement nos demandes. Mais la glace est essentielle ; permettez-moi de vous expliquer. Première image, s’il vous plaît.
Le vaisseau Magellan, long de deux mètres, flotta devant le Président. Cela paraissait si réel qu’il eut envie d’avancer la main pour le toucher et il l’aurait certainement fait s’il n’y avait pas eu de spectateurs pour observer un comportement aussi naïf.
— Vous constatez que le vaisseau est plus ou moins cylindrique, long de quatre kilomètres, large d’un. Comme notre système de propulsion puise les énergies de l’espace lui-même, il n’y a aucune limite théorique à sa rapidité, jusqu’à la vitesse de la lumière. Mais dans la pratique, nous avons eu des ennuis à environ un cinquième de cette vitesse, à cause de la poussière et des gaz interstellaires. Tout ténu qu’il soit, un objet se déplaçant à soixante mille kilomètres seconde ou plus se heurte à une étonnante quantité de choses et, à cette vitesse, même un seul atome d’hydrogène peut provoquer des dégâts.
« Par conséquent, le Magellan, tout comme les premiers vaisseaux spatiaux primitifs, porte à l’avant un bouclier d’ablation. Presque n’importe quelle matière fait l’affaire, du moment que nous en utilisons assez. Et à la température au-dessous de zéro qui règne entre les étoiles, il est difficile de trouver mieux que la glace. C’est bon marché, facile à travailler et étonnamment solide ! Ce cône émoussé ressemble à ce qu’était notre petit iceberg quand nous avons quitté le système solaire il y a deux cents ans. Et regardez ce qu’il est devenu !
L’image clignota et reparut. Le vaisseau était inchangé mais le cône flottant à l’avant n’était plus qu’un disque mince.
— Voilà le résultat du forage d’un trou long de cinquante années-lumière à travers ce secteur plutôt poussiéreux de la galaxie. Je suis heureux de dire que le degré d’ablation reste dans les 5 % de l’estimation, ce qui fait que nous n’avons jamais été en danger, bien que naturellement il y ait toujours la lointaine possibilité de heurter quelque chose de vraiment important. Aucun bouclier ne pourrait nous protéger contre cela, qu’il soit fait de glace ou du meilleur acier blindé. Nous sommes encore parés pour dix autres années-lumière, mais ce n’est pas suffisant. Notre destination finale est la planète Sagan Deux, encore à soixante-quinze années-lumière.
« Vous comprenez maintenant, Monsieur le Président, pourquoi nous avons fait escale à Thalassa. Nous aimerions emprunter … ou plutôt, mendier, puisque nous ne pouvons guère promettre de les rendre, cent mille tonnes d’eau environ. Nous devons fabriquer un autre iceberg, là-haut sur orbite, pour balayer la route devant nous quand nous poursuivrons notre chemin vers les étoiles.
— Mais comment diable pouvons-nous vous aider ? Techniquement, vous devez avoir des siècles d’avance sur nous.
— J’en doute, à l’exception de la poussée quantique. Le capitaine adjoint Malina pourrait peut-être donner une idée de notre projet, soumis à votre approbation, bien entendu.
— Je vous en prie.
— Tout d’abord, nous devons trouver un site pour notre usine de congélation. Il y a de nombreuses possibilités. Cela pourrait être dans n’importe quelle région isolée de vos côtes. Cela ne causera absolument aucun bouleversement écologique mais, si vous le désirez, nous pourrons l’installer dans l’île de l’Est, en espérant que le Krakan n’entrera pas en éruption avant que nous ayons fini !
« Le plan de l’usine est presque terminé, il ne nécessite plus que quelques modifications mineures pour s’adapter au site que nous choisirons. La plupart des principaux éléments peuvent commencer tout de suite la production. Ils sont tous très simples, des pompes, des systèmes de réfrigération, des échangeurs d’air, des grues, de la bonne vieille technologie du deuxième millénaire !
« Si tout se passe bien, nous devrions avoir notre première glace dans quatre-vingt-dix jours. Nous comptons fabriquer des blocs standard, pesant chacun six cents tonnes, en plaques hexagonales plates. Quelqu’un les a baptisées «flocons de neige» et le nom est resté.
« Quand la production aura commencé, nous emporterons un flocon de neige par jour. Ils seront assemblés sur orbite et imbriqués pour construire le bouclier. De la première ascension aux dernières vérifications de structure, nous devrions en avoir pour deux cent cinquante jours. Ensuite, nous serons prêts à repartir.
Quand le capitaine adjoint eut fini, le président Farradine resta un moment silencieux, le regard lointain. Puis il murmura, presque révérencieusement :
— De la glace … Je n’en ai jamais vu, sauf au fond d’un verre …
Alors qu’il serrait la main à ses visiteurs qui prenaient congé de lui, le président Farradine fit une singulière constatation. Leur odeur aromatique était maintenant à peine perceptible.
S’y était-il déjà habitué, ou avait-il perdu le sens de l’odorat ?
Bien que les deux réponses soient exactes, quand vint minuit, il n’acceptait plus que la seconde. Il se réveilla, les yeux larmoyants et le nez si bouché qu’il avait du mal à respirer.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon chéri ? demanda anxieusement sa femme.
— Appelle le — atchoum — médecin. Le nôtre et aussi celui du vaisseau. Je ne crois pas qu’ils puissent y faire grand-chose, mais j’aurais — atchoum — deux mots à leur dire ! Et j’espère bien que tu ne l’as pas attrapé aussi !
La femme du Président voulut le rassurer mais elle fut interrompue par un éternuement.
Tous deux se dressèrent dans leur lit et se regardèrent tristement.
— Je crois qu’il fallait sept jours pour s’en remettre, dit en reniflant le Président. Mais la science médicale a pu faire des progrès, lors des derniers siècles.
Son espoir fut confirmé, mais tout juste. Grâce à des efforts héroïques et sans pertes de vies, l’épidémie fut jugulée, en six misérables jours.
Ce n’était pas un heureux début pour le premier contactentre cousins perdus dans les étoiles, depuis près de mille ans.
Nous sommes ici depuis deux semaines, Evelyn, mais ça semble moins long puisque cela ne fait que onze jours de Thalassa. Tôt ou tard, nous devrons abandonner l’ancien calendrier mais mon cœur battra toujours au rythme antique de la Terre.
Nous avons été très occupés et, dans l’ensemble, agréablement. Le seul vrai problème était médical ; en dépit de toutes les précautions, nous avons interrompu la quarantaine trop tôt et environ 20 % des Lassans ont attrapé une espèce de virus. Pour nous rendre encore plus coupables, aucun de nous n’a présenté le moindre symptôme. Heureusement, personne n’est mort, mais je crains que nous ne puissions en remercier les médecins locaux. La science médicale est nettement en retard, ici ; ils ont fini par tant dépendre de systèmes automatisés qu’ils sont dépassés par tout ce qui sort de l’ordinaire.
Mais nous sommes pardonnés ; les Lassans sont de très braves gens, faciles à vivre. Ils ont eu une chance incroyable — peut-être trop — avec leur planète ; cela rend le contraste avec Sagan Deux encore plus sombre.
Leur seul véritable handicap est le manque de terres et ils ont eu la sagesse de maintenir la population bien au-dessous du maximum souhaitable. Si jamais ils étaient tentés de le dépasser, dans les archives des banlieues surpeuplées et des taudis de la Terre, ils trouveraient un terrible avertissement.
Comme c’est un peuple très beau et charmant, la tentation est grande de l’aider au lieu de le laisser développer sa propre culture à sa façon. Dans un sens, ils sont nos enfants et tous les parents ont du mal à accepter que tôt ou tard, ils doivent cesser d’intervenir.
Dans une certaine mesure, naturellement, nous ne pouvons éviter de le faire ; notre seule présence est déjà une intervention. Nous sommes des invités inattendus — mais heureusement bien accueillis — sur leur planète. Et ils n’oublient jamais que le Magellan est sur orbite, au-dessus de l’atmosphère, le dernier émissaire du monde de leurs ancêtres.
J’ai revisité Premier Contact — leur lieu de naissance — et j’ai fait le tour que tout Lassan fait au moins une fois dans sa vie. C’est à la fois un musée et un sanctuaire, le seul endroit de la planète où le mot «sacré» puisse s’appliquer. Rien n’a changé en sept cents ans. Le vaisseau-semeur, qui pourtant n’est plus qu’une coque vide, a l’air d’avoir atterri à l’instant. Il est entouré d’appareils silencieux, les excavatrices, les machines de construction, les usines de produits chimiques avec leurs ouvriers robots. Et, naturellement, les crèches et les écoles de la Première Génération.
Il n’y a presque pas d’archives de ces premières décennies ; peut-être est-ce volontaire. Malgré toutes les précautions et l’habileté des organisateurs, il s’est sûrement produit des accidents biologiques, éliminés sans scrupule du programme général. Et l’époque où ceux qui n’avaient pas de parents organiques cédaient la place à ceux qui en avaient a dû être fertile en traumatismes psychologiques.
Mais le drame et la tristesse des décennies de la genèse sont maintenant passés depuis des siècles. Comme les tombes de tous les pionniers, ils ont été oubliés par les bâtisseurs de la nouvelle société.
Je serais heureux de finir mes jours ici ; il y a de quoi faire, sur Thalassa, pour toute une armée d’anthropologues, de psychologues et de chercheurs sociaux. Surtout, comme j’aimerais rencontrer quelques-uns de mes collègues morts depuis longtemps et leur faire savoir que beaucoup de nos interminables discussions ont finalement trouvé une solution !
Il est possible de créer une culture rationnelle et humaine, totalement libérée de la menace des contraintes surnaturelles. Bien qu’en principe je sois opposé à toute censure, il semble que ceux qui se sont occupés des archives de la colonie thalassane aient réussi une tâche quasi impossible. Ils ont annihilé dix mille ans d’histoire et de littérature et le résultat justifie leurs efforts. Nous devons être très prudents avant de remplacer ce qui a été perdu, si belle, si émouvante, que soit une œuvre d’art.
Les Thalassans n’ont jamais été empoisonnés par les scories des religions mortes, et en sept cents ans aucun prophète n’est apparu ici pour prêcher une nouvelle foi. Le simple nom de «Dieu» a presque disparu de leur vocabulaire et ils sont très surpris — et amusés — quand nous le prononçons.
Mes amis savants aiment à répéter qu’un exemple ne fait pas une statistique, alors je me demande si l’absence totale de religion dans cette société prouve quelque chose. Nous savons que les Thalassans ont aussi été très soigneusement sélectionnés, génétiquement, pour éliminer le plus grand nombre de traits de caractère indésirables. Oui, oui, je sais que 15 % seulement du comportement humain est déterminé par les gènes, mais cette fraction est très importante ! Les Lassans me semblent remarquablement dépourvus de défauts aussi déplaisants que l’envie, l’intolérance, la jalousie, la colère. Est-ce uniquement le résultat d’un conditionnement culturel ?
Comme j’aimerais savoir ce qui est arrivé aux vaisseaux-semeurs lancés par des groupes religieux au xxvie siècle ! L’Arche d’Alliance des mormons, L’Épée du Prophète, il y en avait six ou sept. Je me demande si l’un d’eux a réussi et, dans ce cas, quel rôle a joué la religion dans leur réussite ou leur échec. Un jour peut-être, quand le réseau de communications local sera établi, nous découvrirons ce que sont devenus ces premiers pionniers.
L’athéisme total des Lassans se manifeste par une sérieuse pénurie de jurons. Quand un Lassan laisse tomber quelque chose sur son pied, il est à court de mots. Même l’allusion habituelle aux fonctions corporelles n’est pas d’un grand secours car elles sont toutes jugées très … naturelles. Le seul juron à tout faire est «Krakan !» et ce mot est bien usé. Mais il montre bien quelle impression le mont Krakan a produite quand il est entré en éruption il y a quatre cents ans ; j’espère que j’aurai l’occasion d’aller le voir avant que nous partions.
Ce départ est encore à de nombreux mois dans l’avenir et pourtant je le redoute déjà. Non pas à cause du danger possible, car s’il arrive quelque chose au vaisseau, je ne le saurai jamais. Mais parce que cela signifiera qu’un autre lien avec la Terre a été rompu et, mon amour, un lien avec toi.
— Ça ne va pas plaire au Président, dit avec satisfaction le maire Waldron. Il est bien décidé à vous envoyer sur l’île du Nord.
— Je sais, répondit le capitaine adjoint Malina. Et nous serons navrés de le décevoir, il a été très serviable. Mais l’île du Nord est beaucoup trop rocheuse ; les seules régions côtières qui conviendraient sont déjà utilisées. En revanche, il y a une baie complètement déserte, avec une plage en pente douce, à neuf kilomètres seulement de Tarna. Ce serait parfait.
— Ça me paraît trop beau pour être vrai. Pourquoi est-ce désert, Brant ?
— C’était le projet Palétuvier. Tous les arbres sont morts, nous ne savons pas pourquoi, et personne n’a eu le courage de déblayer tout ça. C’est horrible et ça empeste.
— Donc, c’est déjà une zone sinistrée écologiquement parlant. Grand bien vous fasse, capitaine ! Vous ne pouvez qu’arranger les choses.
— Je puis vous assurer que notre usine sera très jolie et ne détériorera absolument pas l’environnement. Et, naturellement, nous la détruirons avant de partir, à moins que vous vouliez la garder.
— Merci, mais je ne vois pas ce que nous ferions de plusieurs centaines de tonnes de glace par jour. En attendant, quelles facilités Tarna peut-il vous offrir, en ce qui concerne le logement, l’alimentation, les transports ? Nous, nous ne demandons qu’à vous aider. Je suppose que vous serez très nombreux à venir travailler ici.
— Une centaine, probablement, et nous apprécions votre offre d’hospitalité. Mais j’ai peur que nous soyons des invités bien désagréables. Nous serons en conférence avec le vaisseau à toute heure du jour ou de la nuit. Nous devons donc rester ensemble et dès que nous aurons assemblé notre petit village préfabriqué, nous nous y installerons avec tout notre matériel. Je regrette que cela paraisse ingrat mais tout autre arrangement ne serait pas du tout pratique.
— Vous avez sans doute raison, reconnut le maire en soupirant.
Elle s’était demandé comment elle pourrait faire une entorse au protocole et offrir ce qui passait pour l’appartement des hôtes à Lorenson, l’impressionnant capitaine de corvette, et non au capitaine adjoint Malina. Le problème lui avait semblé insoluble et maintenant il ne se posait même plus.
Son découragement était tel qu’elle était presque tentée d’appeler l’île du Nord et de faire revenir son dernier compagnon officiel, pour des vacances. Mais ce vaurien la repousserait probablement une fois de plus, et cela, elle était incapable de le supporter.
Même lorsqu’elle fut devenue une très vieille femme, Mirissa Leonidas pouvait encore se rappeler l’instant exact où elle avait vu Loren pour la première fois. Ce n’était vrai de personne d’autre, pas même de Brant.
La nouveauté n’avait rien à voir dans l’affaire ; elle avait déjà fait la connaissance de plusieurs Terriens avant de rencontrer Loren et ils ne l’avaient pas particulièrement marquée. La plupart auraient pu passer pour des Lassans, s’ils avaient été laissés quelques jours au soleil.
Mais pas Loren : sa peau ne bronzait jamais et ses étonnants cheveux devenaient, si possible, encore plus argentés. Ce fut indiscutablement ce qui attira son attention quand elle le vit sortir du bureau du maire avec deux de ses camarades ; ils avaient tous cet air un peu dépité, résultant généralement d’un affrontement avec la bureaucratie léthargique et bien retranchée de Tarna.
Leurs regards se croisèrent, mais un instant seulement. Mirissa fit encore quelques pas ; puis, sans le vouloir, elle s’arrêta, se retourna … et vit que le visiteur la regardait fixement. Déjà, tous deux savaient que leur vie venait de changer irrévocablement. Cette nuit-là, après l’amour, elle demanda à Brant :
— Est-ce qu’ils ont dit combien de temps ils restaient ?
— Tu choisis bien ton moment, grommela-t-il d’une voix ensommeillée. Au moins un an. Peut-être deux. Re-bonne nuit !
Elle jugea préférable de ne plus poser de questions, même si elle était encore bien réveillée. Pendant un long moment elle resta allongée, les yeux grands ouverts, à regarder les ombres fugaces de la lune intérieure glisser sur le plancher tandis que le corps aimé, à côté d’elle, sombrait dans le sommeil.
Elle avait connu plusieurs hommes avant Brant mais depuis qu’ils étaient ensemble, les autres lui étaient totalement indifférents. Alors, pourquoi cet intérêt subit — elle prétendait encore que ce n’était que cela — pour un homme qu’elle avait à peine entrevu quelques secondes et dont elle ignorait tout, même son nom ? (Mais ce serait certainement sa première priorité du lendemain.)
Mirissa se flattait d’être honnête et d’avoir les idées claires ; elle méprisait un peu les femmes — ou les hommes — qui se laissaient gouverner par leurs sentiments. Elle était sûre qu’une partie de l’attrait était la nouveauté, le prestige de vastes horizons nouveaux. Pouvoir parler à quelqu’un qui avait réellement marché dans les villes de la Terre — qui avait été témoin des dernières heures du système solaire — et qui était maintenant en route vers des soleils inconnus, c’était une merveille dépassant ses rêves les plus fous.
Cela lui faisait prendre plus fortement conscience de son insatisfaction, de son agacement du rythme paisible de la vie thalassane, en dépit de son bonheur avec Brant.
Ou bien était-ce simplement du contentement, et non du bonheur ? Que voulait-elle réellement ? Elle ne savait s’il lui serait possible de le trouver avec ces inconnus venus des étoiles, mais elle avait bien l’intention d’essayer, avant qu’ils quittent Thalassa à jamais.
Ce même matin, Brant rendit visite au maire, qui l’accueillit avec un peu moins d’empressement que d’habitude ; il jeta sur son bureau les fragments de son piège à poissons.
— Je sais que vous êtes occupée par des affaires plus importantes, dit-il, mais qu’est-ce que vous comptez faire pour ça ?
Elle examina sans enthousiasme l’amas de câbles enchevêtrés. Après l’enivrante agitation de la politique interstellaire, il lui était difficile de retomber dans la routine quotidienne.
— Que s’est-il passé, à votre avis ? demanda-t-elle.
— C’est manifestement voulu ! Regardez comme ce fil a été tordu jusqu’à ce qu’il casse. Non seulement la grille a été endommagée mais des parties ont été emportées. Je suis certain que personne, dans l’île du Sud, ne ferait une chose pareille. Quel mobile aurait-on ? Et je finirai fatalement par le découvrir tôt ou tard …
Le lourd silence de Brant ne laissa guère de doute sur ce qui se passerait alors.
— Qui soupçonnez-vous ?
— Depuis que j’ai commencé à faire des expériences avec les pièges électriques, j’ai eu à lutter non seulement contre les Conserveurs mais contre tous ces cinglés qui croient que toute l’alimentation doit être synthétique parce que c’est mal de manger des créatures vivantes, comme les animaux, ou même les plantes.
— Les Conserveurs, au moins, ont une raison valable. Si votre piège est aussi efficace que vous le prétendez, il risque de bouleverser l’équilibre écologique dont ils ne cessent de parler.
— Le recensement périodique du récif nous avertirait si cela se produisait, et nous nous interromprions un moment, c’est tout. D’ailleurs, ce sont les pélagiques que je cherche ; mon champ d’action semble les attirer à trois ou quatre kilomètres à la ronde. Et même si tout le monde, aux Trois Îles, ne mangeait que du poisson, nous ne pourrions pas faire un seul accroc à la population océanique.
— Je suis sûre que vous avez raison, du moins en ce qui concerne les pseudo-poissons indigènes. Et grand bien nous fasse puisque la plupart sont trop toxiques pour valoir la peine d’être traités. Vous êtes sûr que le stock terrien s’est bien établi et acclimaté ? Vous pourriez être la dernière goutte, comme dit le vieux dicton.
Brant considéra le maire avec respect ; elle le surprenait constamment, avec des questions intelligentes comme celle-là. L’idée ne lui était jamais venue qu’elle n’occuperait pas ses fonctions depuis si longtemps si elle n’était pas beaucoup plus avisée qu’elle en avait l’air.
— J’ai peur que les thons ne survivent pas : il faudra attendre quelques milliards d’années avant que les océans soient assez salés pour eux. Mais la truite et le saumon vont très bien.
— Et ils sont délicieux. Avec eux, les synthésistes pourraient même oublier leurs scrupules. Notez, je ne dis pas que j’accepte votre intéressante hypothèse. Ces gens parlent beaucoup mais ils ne font rien.
— Il y a deux ans, ils ont lâché tout un troupeau de bétail de cette ferme expérimentale.
— Vous voulez dire qu’ils ont essayé. Les vaches sont aussitôt retournées chez elles. Tout le monde en a tellement ri qu’ils ont annulé leurs autres manifestations. Je ne peux vraiment pas imaginer qu’ils se donnent tout ce mal, déclara le maire en désignant le piège cassé.
— Ce n’est pas bien difficile. Un petit bateau la nuit, deux plongeurs … il n’y a que vingt mètres de fond.
— Très bien, je vais me renseigner. En attendant, je veux que vous fassiez deux choses.
— Quoi donc ? demanda Brant en s’efforçant de ne pas paraître méfiant mais sans y parvenir.
— Réparez le piège. TechStock vous donnera tout ce qu’il vous faut. Et cessez de porter des accusations tant que vous ne serez pas certain à 100 %. Si vous vous trompez vous aurez l’air idiot et risquerez de devoir faire des excuses. Si vous avez raison, vous ferez peur aux coupables avant que nous puissions les arrêter. C’est compris ?
Brant fut quelque peu suffoqué ; jamais il n’avait vu le maire d’humeur aussi cassante. Il ramassa la pièce à conviction et s’en alla sans mot dire.
Il aurait été encore plus étonné — ou peut-être simplement amusé — d’apprendre que madame le maire Waldron n’était plus tout à fait aussi amoureuse de lui.
Le chef mécanicien adjoint Loren Lorenson avait impressionné plus d’une habitante de Tarna.
Personne n’osait avouer la paternité de ce nom Terra Nova, donné au cantonnement, qui rappelait un peu trop la Terre. Mais, plus prestigieux que «camp de base», il fut pourtant rapidement adopté.
Le complexe de baraquements préfabriqués avait poussé avec une rapidité ahurissante, littéralement du jour au lendemain. C’était pour Tarna la première démonstration des Terriens — ou plutôt des robots de la Terre — passés à l’action et les villageois étaient fortement impressionnés. Même Brant, qui avait toujours considéré que les robots causaient plus d’ennuis qu’autre chose, sauf pour les travaux risqués ou monotones, commençait à revenir sur sa façon de penser. Il y avait un élégant constructeur mobile à tout faire qui fonctionnait à une vitesse si éblouissante qu’il était souvent impossible de suivre ses mouvements. Partout où il allait, il était suivi d’une cohorte de petits Lassans admiratifs. S’ils se mettaient en travers de son chemin, il s’arrêtait poliment et attendait que la voie soit libre. Brant se dit que c’était exactement le genre d’assistant dont il avait besoin ; peut-être y aurait-il un moyen de persuader les visiteurs …
À la fin de la semaine, Terra Nova était un microcosme parfaitement opérationnel du grand vaisseau tournant sur orbite au-delà de l’atmosphère. Il y avait des logements simples mais confortables pour cent hommes, avec tous les équipements dont ils avaient besoin pour vivre ainsi qu’une bibliothèque, un gymnase, une piscine et un cinéma. Les Lassans appréciaient beaucoup tout cela et en profitaient pleinement. Ainsi le village, initialement prévu pour cent personnes, voyait-il très souvent doubler sa population.
La plupart des Tarnans — invités ou non — ne demandaient qu’à aider et à rendre le séjour de leurs visiteurs le plus confortable possible. Tant de gentillesse, tout en étant bienvenue et extrêmement appréciée, était parfois embarrassante. Les Lassans étaient d’une insatiable curiosité et le concept d’intimité leur était totalement inconnu. Une pancarte «Prière de ne pas déranger» était considérée comme un défi à relever et cela aboutissait à d’intéressantes complications …
— Vous êtes tous des officiers chevronnés et des adultes hautement intelligents, déclara le capitaine Bey à la dernière conférence d’état-major à bord du vaisseau. Alors, il ne devrait pas être nécessaire de vous dire ceci. Essayez de ne pas être mêlés à des … enfin, de ne pas vous lier … euh … trop intimement, avant que nous sachions exactement quel est le point de vue des Lassans sur cette question. Ils ont l’air très faciles à vivre mais on ne sait jamais. Vous n’êtes pas d’accord, professeur Kaldor ?
— Je n’ai pas la prétention de faire autorité sur les mœurs des Lassans, après une aussi brève période d’étude, mais on peut faire certains parallèles historiques intéressants, avec l’époque où les anciens navires à voile de la Terre arrivaient au port après un long voyage en mer. Je suppose que beaucoup d’entre vous ont vu cet antique classique vidéo, Les Mutinés du Bounty ?
— J’espère, docteur Kaldor, que vous ne me comparez pas au capitaine Cook … non, je veux dire Bligh.
— Ce ne serait pas une insulte. Bligh était un marin remarquable qui a été odieusement calomnié. À ce stade, tout ce qu’il nous faut, c’est du bon sens, de bonnes manières et, comme vous l’avez indiqué, de la prudence.
Loren se demanda si Kaldor avait regardé de son côté en faisant cette dernière réflexion. Ce n’était tout de même pas déjà aussi évident.
Après tout, ses tâches officielles le mettaient en contact dix fois par jour avec Brant Falconer. Il ne pouvait éviter de rencontrer Mirissa … même si telle avait été son intention.
Ils n’avaient jamais été seuls ensemble et n’avaient encore échangé que quelques mots polis. Pourtant, déjà, il était inutile d’en dire plus.
— Ça s’appelle un bébé, dit Mirissa, et en dépit des apparences, un jour ça grandira et deviendra un être humain parfaitement normal.
Elle souriait mais il y avait de la buée dans ses yeux. L’idée ne lui était jamais venue, avant de remarquer la fascination de Loren, qu’il y avait probablement plus d’enfants dans le petit village de Tarna qu’il y en avait eu sur toute la planète Terre durant les dernières décennies de naissances zéro.
— Il … il est à vous ? demanda-t-il doucement.
— C’est le neveu de Brant, Lester. Nous le gardons pendant que ses parents sont dans l’île du Nord.
— Il est beau. Je peux le tenir ?
Comme pour lui répondre, Lester se mit à hurler.
— Ce ne serait pas une bonne idée, pouffa Mirissa en se hâtant de prendre le bébé pour le porter à la salle de bains. Je reconnais les symptômes. Dites à Brant ou à Kumar de vous faire visiter, en attendant les autres invités.
Les Lassans adoraient les réceptions et ne manquaient aucune occasion d’en organiser. L’arrivée duMagellanétait, très littéralement, une occasion unique, la chance d’une vie et même de plusieurs vies. Si les visiteurs avaient été assez téméraires pour accepter toutes les invitations, ils auraient passé tous les instants de la journée à se rendre d’un pas nonchalant d’une réception, officielle ou non, à une autre. Très vite, et ce ne fut pas trop tôt, le capitaine diffusa une de ses assez rares mais implacables directives — les «coups de tonnerre de Bey», les appelait-on ironiquement, ou plus simplement les «Beytonnerres» —, rationnant ses officiers à un maximum d’une réception en cinq jours. Certains estimèrent que, compte tenu du temps qu’il fallait pour se remettre de l’hospitalité lassane, c’était encore beaucoup trop généreux.
La demeure des Leonidas, actuellement occupée par Mirissa, Kumar et Brant, était un grand bâtiment en forme d’anneau, la maison de la famille depuis six générations. De plain-pied (il y avait peu d’étages à Tarna), elle entourait un patio gazonné de trente mètres de diamètre. Au centre se trouvait un bassin avec une petite île, accessible au moyen d’un pittoresque pont de bois, où poussait un platane solitaire qui ne paraissait pas en excellente santé.
— Ils doivent tout le temps le remplacer, expliqua Brant comme s’il s’excusait. Certaines plantes terriennes poussent très bien ici, d’autres s’étiolent en dépit de tous les engrais chimiques. On a le même problème avec les poissons que nous avons tenté d’introduire. Les élevages en eau douce marchent bien, naturellement, mais nous n’avons pas assez de place pour eux. C’est exaspérant de penser que nous disposerions d’un million de fois plus d’océan, si seulement nous savions bien l’utiliser.
Loren trouvait Brant très ennuyeux quand il se mettait à parler de la mer. Il devait cependant reconnaître que c’était un sujet de conversation beaucoup moins épineux que Mirissa, qui avait réussi à se débarrasser de Lester et qui accueillait maintenant les invités.
Aurait-il pu jamais rêver, se demandait Loren, qu’il se trouverait un jour dans une situation comme celle-ci ? Il avait déjà été amoureux, mais les souvenirs — même les noms — avaient été miséricordieusement chassés par le programme d’effacement qu’ils avaient tous subi avant de quitter le système solaire. Il ne voulait même pas tenter de les retrouver ; pourquoi se tourmenter avec des images d’un passé qui avait été radicalement détruit ?
Même la figure de Kitani devenait floue, et pourtant, il l’avait vue dans l’Hibernaculum la semaine précédente. Elle faisait partie d’un avenir qu’ils avaient prévu mais ne partageraient peut-être jamais : Mirissa était là, maintenant, pleine de vie et de rires et pas congelée pour un sommeil d’un demi-millénaire. Grâce à elle, il éprouvait le sentiment d’être de nouveau entier, heureux de voir que les tensions et les fatigues des Derniers Jours ne l’avaient pas privé de sa jeunesse.
Chaque fois qu’ils étaient ensemble, il ressentait lapression qui lui disait qu’il était encore un homme ; tant qu’il n’en serait pas soulagé, il ne connaîtrait guère de paix et ne pourrait peut-être même pas travailler efficacement. Il y avait des moments où il voyait le visage de Mirissa en surimpression sur les plans de la baie des Palétuviers, et il était forcé de donner à l’ordinateur l’ordre «pause» avant qu’ils puissent poursuivre leur conversation mentale. C’était une singulière torture de passer deux heures à quelques mètres d’elle, sans pouvoir échanger autre chose que des banalités polies.
Loren se sentit soulagé quand Brant s’excusa et partit précipitamment. Il comprit vite pourquoi.
— Capitaine Lorenson ! s’exclama madame le maire. J’espère que Tarna vous traite bien.
Loren gémit à part lui. Il savait qu’il devait se montrer courtois envers le maire, mais les mondanités n’avaient jamais été son fort.
— Très bien, je vous remercie. Je ne crois pas que vous connaissiez encore ces messieurs …
Il parlait beaucoup plus fort qu’il le fallait en faisant signe à un groupe de camarades qui venaient d’arriver dans le patio. Par bonheur, ils étaient tous lieutenants ; même en dehors du service, le rang donnait des privilèges et Loren n’hésitait jamais à en profiter.
— Madame le maire Waldron, je vous présente le lieutenant Fletcher. C’est la première fois que vous descendez, n’est-ce pas, Owen ? Le lieutenant Werner Ng, le lieutenant Ranjit Winson, le lieutenant Karl Bosley …
Exactement comme des Martiens grégaires, pensa-t-il, toujours ensemble. Eh bien, cela faisait d’eux un splendide objectif et ils étaient tous d’aimables et charmants jeunes gens. Il pensa que le maire ne remarquerait pas son repli stratégique.
Doreen Chang aurait préféré parler au capitaine mais il avait fait une apparition extrêmement rapide, juste pour la forme, bu un seul verre et présenté ses excuses à ses hôtes avant de s’esquiver.
— Pourquoi est-ce qu’il ne me permet pas de l’interviewer ? demanda-t-elle à Kaldor qui n’avait aucune de ces inhibitions et avait déjà à son actif plusieurs fois vingt-quatre heures d’enregistrement sur magnétophone et vidéo.
— Le capitaine Sirdar Bey, répondit-il, est dans une situation privilégiée. Contrairement à nous tous, il n’a pas à donner d’explications ni à s’excuser.
— Je détecte dans votre voix une nuance de sarcasme, dit la commentatrice vedette de la Thalassa Broadcasting Corporation.
— Ce n’était pas voulu. J’admire énormément le capitaine et j’accepte même ce qu’il pense de moi, avec des réserves, bien entendu. Euh … Est-ce que vous enregistrez ?
— Pas en ce moment. Il y a trop de bruits de fond.
— Heureusement pour vous, je suis très confiant, alors qu’il me serait impossible de savoir si vous enregistrez.
— Tout à fait entre nous, Moïse, que pense-t-il de vous ?
— Il est heureux d’avoir mon opinion, mon expérience, mais il ne me prend pas très au sérieux. Je ne sais pas très bien pourquoi. Un jour, il m’a dit : «Moïse, vous aimez le pouvoir mais pas la responsabilité. J’aime les deux.» C’était unedéduction très astucieuse ; elle résume la différence entre nous.
— Qu’avez-vous répondu ?
— Que pouvais-je dire ? C’était parfaitement vrai. La seule fois où je me suis mêlé de politique pratique, ç’a été … non, pas précisément un désastre, mais je n’ai pas du tout apprécié.
— La Croisade Kaldor ?
— Ah ? Vous avez entendu parler de ça ? Un nom stupide, qui m’irritait. Et c’était un autre sujet de désaccord entre le capitaine et moi. Il pensait — il pense encore, j’en suis sûr — que la directive nous ordonnant d’éviter toutes les planètes ayant un potentiel de vie n’est qu’une niaiserie sentimentale. Une autre citation du bon capitaine : «La loi, je comprends. La métaloi est de la co … euh … de l’ânerie.»
— C’est fascinant. Un jour, vous devrez me laisser enregistrer tout cela.
— Certainement pas. Qu’est-ce qui se passe là-bas ?
Doreen Chang était persévérante mais elle savait quand renoncer.
— C’est une des sculptures gazeuses préférées de Mirissa. Vous en aviez certainement sur Terre.
— Naturellement. Et puisque c’est toujours strictement entre nous, je ne trouve pas que ce soit de l’art. Mais c’est amusant.
Les principales lumières venaient d’être éteintes dans une partie du patio et une dizaine d’invités faisaient cercle autour d’une espèce de bulle de savon géante, de près de un mètre de diamètre. Alors que Chang et Kaldor se dirigeaient dans cette direction, les premiers tourbillons de couleurs se formèrent à l’intérieur, un peu comme la naissance d’une nébuleuse en spirale.
— Ça s’appelle La Vie, expliqua Doreen, et c’est dans la famille de Mirissa depuis deux cents ans. Mais le gaz commence à fuir. Je me la rappelle quand elle était beaucoup plus brillante.
Malgré tout, c’était impressionnant. La batterie de canons à électrons et de lasers, à la base, avait été programmée par un artiste patient, mort depuis longtemps, afin de créer une série de formes géométriques évoluant lentement en structures organiques. Des formes encore plus complexes apparurent au centre de la sphère et se déployèrent avant de disparaître pour être remplacées par d’autres. Au cours d’une séquence pleine d’esprit, on voyait des créatures unicellulaires monter par un escalier en colimaçon, reconnaissable immédiatement comme une représentation de la molécule d’ADN. À chaque pas, quelque chose de nouveau était ajouté ; en quelques minutes, le tableau engloba l’odyssée de quatre milliards d’années, de l’amibe à l’homme.
Ensuite, l’artiste avait tenté d’aller au-delà et Kaldor ne suivit plus. Les contorsions du gaz fluorescent devenaient trop complexes et trop abstraites. Il se dit que peut-être … s’il regardait ce déploiement quelques fois encore, un schéma se dégagerait …
— Qu’est devenu le son ? demanda Doreen quand le tourbillon de couleurs s’éteignit subitement dans la bulle. Dans le temps, il y avait de la très bonne musique, surtout à la fin.
— J’avais peur que quelqu’un pose cette question, dit Mirissa avec un sourire navré. Nous ne savons pas si ça vient du mécanisme de play-back ou du programme en soi.
— Vous avez sûrement une copie ?
— Oui, naturellement. Mais le module de rechange est quelque part dans la chambre de Kumar, probablement enfoui sous des bouts de sa pirogue. Tant que vous n’avez pas vu son antre, vous ne pouvez comprendre ce que veut dire entropie.
— Ce n’est pas une pirogue, c’est un kayak, protesta Kumar qui venait d’arriver avec une jolie fille du village à chaque bras. Et qu’est-ce que c’est, l’entropie ?
Un des jeunes Martiens eut la sottise de tenter une explication en versant deux breuvages de couleurs différentes dans le même verre. Avant qu’il aille bien loin, sa voix fut couverte par un tonnerre de musique provenant de la sculpture gazeuse.
— Vous voyez ! glapit Kumar dans le tintamarre, avec une fierté évidente. Brant peut arranger n’importe quoi !
N’importe quoi ? pensa Loren. Je me demande … Je me demande …
«De : Capitaine
À : Tout l’équipage
CHRONOLOGIE
Comme il y a déjà eu beaucoup de confusion inutile, je tiens à préciser les points suivants :
1. Tous les horaires et documents du vaisseau demeureront à l’heure de la Terre — modifiée pour nécessité de réalisme — jusqu’à la fin du voyage. Toutes les pendules et horloges, tous les systèmes d’horlogerie du bord continueront à marquer l’HT.
2. Pour des raisons de commodité, les équipes au sol observeront au besoin l’heure locale (HL) mais tiendront les registres et rédigeront tous documents en HT avec HL entre parenthèses.
3. Rappel :
La durée du jour solaire moyen de Thalassa est de 29,4325 heures HT.
Il y a 313,1561 jours dans l’année sidérale thalassane, qui est divisée en 11 mois de 28 jours. Le mois de janvier est omis du calendrier mais les cinq jours supplémentaires, pour composer le total de 313, suivent immédiatement le dernier jour de décembre (28). Des journées bissextiles sont intercalées tous les six ans mais il n’y en aura pas pendant notre séjour.
4. Comme la journée thalassane est de 22 % plus longue que celle de la Terre, et qu’il y a 14 % de jours en moins dans son année, la durée réelle de l’année thalassane n’est que d’environ 5 % plus longue que celle de la Terre. Comme vous le voyez tous, cela a une commodité, pour les anniversaires. L’âge chronologique est à peu près le même sur Thalassa que sur Terre. Une personne thalassane de vingt et un ans a vécu aussi longtemps qu’un Terrien de vingt ans. Le calendrier lassan commence à Premier Contact, c’est-à-dire en 3109 HT. L’année actuelle est 718 HL, c’est-à-dire 754 années terriennes plus tard.
5. Finalement — et nous pouvons en être reconnaissants — il n’y a qu’une zone horaire sur Thalassa.
Sirdar Bey (capt)
27/2/3827, 21 h 30 HT
2/00/718, 15 h 00 HL»
— Qui aurait pu imaginer que des choses aussi simples soient aussi compliquées ? s’exclama Mirissa en riant, après avoir parcouru l’affichette épinglée sur le tableau de service de Terra Nova. Je suppose que c’est un des fameux Beytonnerres ? Comment est le capitaine ? Quel genre d’homme ? Je n’ai encore jamais eu l’occasion de m’entretenir réellement avec lui.
— Il n’est pas facile à connaître, répondit Moïse Kaldor. Je ne crois pas lui avoir parlé en particulier plus d’une dizaine de fois. Et c’est le seul homme à bord à qui l’on donne toujours son grade, toujours. Il n’y a que le capitaine adjoint Malina qui peut se permettre de ne pas le faire quand ils ne sont que tous les deux ensemble … Par hasard, cette note de service n’est pas un authentique Beytonnerre, c’est trop technique. Elle a dû être rédigée par l’officier scientifique Varley et le secrétaire Leroy. Le capitaine Bey maîtrise remarquablement les principes de mécanique — bien mieux que moi — mais c’est avant tout un administrateur. Et, à l’occasion, quand il le faut, un commandant en chef.
— Je n’aimerais pas du tout cette responsabilité.
— Quelqu’un doit se charger de ce travail. Les problèmes de routine peuvent généralement se résoudre en consultant les officiers supérieurs et les mémoires d’ordinateurs. Mais parfois, une décision doit être prise par un seul individu, qui a l’autorité pour la faire exécuter. C’est pourquoi on a besoin d’un capitaine. Une commission ne peut pas commander un vaisseau, du moins pas en permanence.
— Je crois que c’est ainsi que nous dirigeons Thalassa. Pouvez-vous imaginer le président Farradine capitaine de quoi que ce soit ?
— Ces pêches sont délicieuses, dit Kaldor avec tact et il en prit une autre tout en sachant parfaitement qu’elles étaient destinées à Loren. Mais vous avez eu de la chance, vous n’avez pas eu une seule vraie crise en sept cents ans ! Est-ce que ce n’est pas un de vos compatriotes qui a dit : «Thalassa n’a pas d’histoire, rien que des statistiques» ?
— Oh, ce n’est pas vrai ! Et le mont Krakan, alors ?
— C’était une catastrophe naturelle, et même pas un cataclysme. Je faisais naturellement allusion aux crises politiques, à des émeutes, ce genre de choses.
— Nous pouvons remercier la Terre pour ça. Vous nous avez donné une constitution Jefferson Mark Trois, que quelqu’un a appelée «l’utopie dans deux mégabytes», et elle a extraordinairement bien fonctionné. Le programme n’a pas été modifié depuis trois cents ans et nous n’en sommes encore qu’à notre sixième amendement.
— Et je vous souhaite d’en rester là longtemps, dit Kaldor avec ferveur. Je ne voudrais pas que nous soyons responsables d’un septième.
— Si jamais cela arrive, il sera d’abord étudié par les mémoires des archives. Quand allez-vous revenir nous voir ? Il y a tant de choses que je veux vous montrer !
— Il y en a encore plus que je veux voir. Vous devez avoir bien des choses qui nous seraient utiles sur Sagan Deux, même si c’est un monde d’un genre très différent.
Et infiniment moins séduisant, se dit Kaldor.
Pendant cette conversation, Loren était arrivé discrètement dans l’aire de réception, en allant évidemment de la salle des jeux aux douches. Il portait un short extrêmement court et une serviette drapée sur ses épaules nues. Sa vue fit nettement flageoler Mirissa sur ses jambes.
— Et vous avez battu tout le monde, comme d’habitude ? ironisa Kaldor. Est-ce que ça ne devient pas ennuyeux ?
Loren rit un peu.
— Certains de ces jeunes Lassans promettent. Il y en a un qui vient de me prendre trois points. Mais naturellement, je jouais de la main gauche.
— Au cas, extrêmement improbable, où il ne vous l’aurait pas dit, confia Kaldor à Mirissa, Loren a été champion du monde de tennis de table, sur Terre.
— N’exagérez pas, Moïse ! Je n’étais que cinquième et vers la fin, le niveau était terriblement bas. N’importe quel joueur chinois du troisième millénaire m’aurait pulvérisé.
— Vous n’avez pas songé à initier Brant à ce jeu ? demanda malicieusement Kaldor. Ce devrait être intéressant.
Il y eut un bref silence, puis Loren répondit, d’un air satisfait mais à juste titre :
— Ce ne serait pas juste.
— Pourtant, intervint Mirissa, justement, Brant a quelque chose à vous montrer, à vous.
— Ah ?
— Vous dites que vous n’êtes jamais allé en bateau.
— C’est vrai.
— Eh bien, vous êtes invité à rejoindre Brant et Kumar à la Jetée Trois, demain matin à 8 h 30.
Loren regarda Kaldor.
— Croyez-vous que je puisse y aller sans danger ? demanda-t-il avec une fausse gravité. Je ne sais pas nager.
— Ne vous inquiétez donc pas, répondit aimablement Kaldor. S’ils n’ont prévu pour vous qu’un aller simple, ça n’y changera rien du tout.
Un seul drame avait assombri les dix-huit années de vie de Kumar Leonidas : il resterait petit, il aurait toujours dix centimètres de moins que ce qu’il rêvait. Ce n’était pas surprenant qu’il ait été surnommé «le petit lion», mais très peu osaient l’appeler ainsi en sa présence.
Pour compenser sa courte taille, il avait travaillé assidûment à se développer en largeur et en force. Bien souvent, Mirissa lui disait, avec une exaspération amusée :
— Kumar ! Si tu consacrais autant de temps à développer ton cerveau que tes muscles, tu serais le plus grand génie de Thalassa !
Ce qu’elle ne lui avait jamais dit — et s’avouait à peine à elle-même —, c’était que le spectacle de ses exercices matinaux quotidiens éveillait souvent en elle des sentiments fort peu fraternels et même, une certaine jalousie à l’égard de tous les autres admirateurs qui s’assemblaient pour le regarder. Et à un moment ou un autre, la plupart des jeunes gens de la génération de Kumar s’étaient retrouvés là. Bien que la rumeur envieuse prétendant qu’il avait fait l’amour avec toutes les filles et la moitié des garçons de Tarna soit un peu exagérée, elle contenait néanmoins une part de vérité non négligeable.
Mais Kumar, en dépit du gouffre intellectuel qui le séparait de sa sœur, n’était pas un crétin tout en muscles. Si quelque chose l’intéressait vraiment, il n’était pas satisfait tant qu’il ne l’avait pas maîtrisé, quel que soit le temps qu’il devait y consacrer. C’était un remarquable marin et, depuis plus de deux ans et avec l’aide de Brant, il construisait un superbe kayak de quatre mètres. La coque était terminée mais il n’avait pas encore travaillé au pont.
Un jour, jurait-il, il le lancerait et tous les rires se tairaient. En attendant, l’expression «le kayak de Kumar» servait désormais à désigner tout travail inachevé, à Tarna, et ils étaient nombreux.
À part cette tendance générale des Lassans à tout remettre au lendemain, Kumar avait aussi, et c’étaient là ses principaux défauts, un caractère aventureux et un goût quelque peu immodéré pour les farces assez osées. De l’avis de tous, cela ne manquerait pas de lui causer un jour de graves ennuis.
Mais il était impossible de se fâcher contre ses frasques les plus scandaleuses, car elles étaient toutes sans malice. Il était tout à fait franc, transparent même ; personne ne l’imaginait capable d’un mensonge. Alors, on pouvait beaucoup lui pardonner.
Naturellement, l’arrivée des visiteurs était l’événement le plus important de sa vie. Il était fasciné par leur matériel, le son, la vidéo, les enregistrements sensoriels qu’ils apportaient, les histoires qu’ils racontaient, enfin tout. Et comme il voyait plus souvent Loren que les autres, il n’était pas étonnant qu’il s’attache à lui.
Ce n’était pas précisément du goût de Loren. S’il y avait une chose plus importune qu’un conjoint gênant, c’était ce traditionnel rabat-joie, un petit frère collant.
— Je n’arrive pas à le croire, Loren, dit Brant Falconer. Vous n’avez jamais mis les pieds dans un bateau ?
— Il me semble me rappeler avoir pagayé dans un canot pneumatique, à travers une petite mare. Ça devait être quand j’avais cinq ans.
— Alors, ça va vous plaire. Pas même une risée pour vous troubler l’estomac. Nous pourrons peut-être vous persuader de plonger avec nous.
— Non, merci ! Je n’accepte qu’une expérience nouvelle à la fois. Et j’ai appris à ne jamais gêner ceux qui ont du travail.
Brant avait raison. Loren commençait à aimer la promenade, alors que les hydroréacteurs poussaient le petit trimaran presque sans bruit vers le récif. Pourtant, après être monté à bord et avoir vu s’éloigner rapidement la sécurité de la terre ferme, il avait éprouvé un moment de panique.
Seul le sens du ridicule l’avait retenu de se donner en spectacle. Il avait voyagé pendant cinquante années-lumière — le plus long voyage jamais effectué par des êtres humains — pour arriver là. Et maintenant, il s’inquiétait de quelques centaines de mètres le séparant de la côte la plus proche !
Il lui était cependant impossible de ne pas relever le défi. Alors qu’il était assis, l’air détendu, à l’arrière et observait Falconer à la barre (comment avait-il acquis cette cicatrice blanche en travers des épaules ? … ah oui, il avait vaguement parlé d’une chute en microplaneur, des années auparavant …), il se demandait ce qui se passait au juste dans la tête du Lassan.
C’était difficile de croire qu’une société humaine, même la plus éclairée et la plus tolérante, puisse être totalement dépourvue de jalousie ou d’une forme quelconque de possession sexuelle. Encore que — jusqu’à présent, hélas ! — Brant n’ait pas grande raison d’être jaloux.
Loren ne pensait pas avoir adressé plus de cent mots à Mirissa, et la plupart l’avaient été en présence de son mari. Rectification : à Thalassa, les mots de mari et femme n’étaient pas utilisés avant la naissance du premier enfant. Quand un fils était choisi, la mère prenait en général — mais pas toujours — le nom du père. Si le premier-né était une fille, toutes deux gardaient le nom de la mère, tout au moins jusqu’à la naissance du second et dernier enfant.
Fort peu de choses, en vérité, choquaient les Lassans. Mais la cruauté, particulièrement envers les enfants, en faisait partie, ainsi qu’une troisième grossesse, dans ce monde où il n’y avait que vingt mille kilomètres carrés de terres.
La mortalité infantile était si rare que les naissances multiples suffisaient à maintenir une démographie constante. Il y avait eu le cas célèbre — le seul dans toute l’histoire de Thalassa — d’une famille qui avait été bénie, ou affligée, par la venue de quintuplés, à deux reprises. La pauvre mère ne pouvait guère être blâmée, mais son souvenir était maintenant entouré de cette aura de délicieuse dépravation qui avait jadis environné Lucrèce Borgia, Messaline ou Fausta.
Il va falloir que je joue mon jeu très prudemment, se disait Loren. Il savait déjà qu’il plaisait à Mirissa. Il le devinait à son expression et au ton de sa voix. Et il en avait une preuve encore plus concluante grâce aux contacts accidentels de la main ou du corps, qui duraient plus longtemps qu’il était nécessaire.
Ils savaient tous deux que ce n’était qu’une question de temps. Brant aussi, Loren en était absolument certain. Cependant, en dépit de la tension entre eux, ils gardaient encore des rapports assez amicaux.
La pulsation des réacteurs se tut et le bateau s’arrêta en dérivant près d’une grande bouée de verre qui dansait doucement à la surface de la mer.
— C’est notre source d’énergie, expliqua Brant. Nous n’avons besoin que de quelques centaines de watts, alors nous pouvons nous débrouiller avec des piles solaires. C’est un avantage des mers d’eau douce ; ça ne marcherait pas sur Terre. Vos océans étaient beaucoup trop salés, ils auraient dévoré kilowatt sur kilowatt.
— Vous êtes sûr de ne pas vouloir changer d’idée, oncle ? demanda Kumar en riant.
Loren secoua la tête. Il avait d’abord été étonné et puis il s’était habitué à cette appellation universelle employée par les jeunes Lassans. C’était même assez agréable d’avoir subitement des dizaines de neveux et de nièces.
— Non, merci. Je peux rester là et regarder par le hublot sous-marin, au cas où vous seriez mangés par des requins.
— Des requins ! s’exclama Kumar d’un air nostalgique. De merveilleux animaux, vraiment. J’aimerais bien qu’il y en ait ici. Ça rendrait la plongée bien plus excitante.
Loren observa avec l’intérêt d’un technicien quand Brant et Kumar endossèrent leur équipement. À côté de celui que l’on avait besoin de porter dans l’espace, c’était remarquablement simple ; la bouteille d’air comprimé était un tout petit objet qui tenait dans le creux de la main.
— Cette bouteille d’oxygène, dit-il. J’aurais pensé qu’elle ne pouvait pas durer plus de deux minutes.
Brant et Kumar le regardèrent d’un air de reproche.
— De l’oxygène ! s’exclama Brant. C’est un poison mortel au-dessous de vingt mètres. Cette bouteille contient de l’air, et c’est seulement la provision de secours, bonne pour un quart d’heure.
Il indiqua l’espèce de grille sur le paquetage à dos que portait déjà Kumar.
— Tout l’oxygène dont on a besoin est dissous dans l’eau de mer, si on peut l’extraire. Mais pour que ce soit possible, il faut de l’énergie, alors on doit avoir une pile pour faire marcher les pompes et les filtres. Avec ça, je pourrais rester dans le fond pendant une semaine, si je le voulais.
Il tapota la fluorescence verte d’un petit écran d’ordinateur à son poignet gauche.
— Ce truc donne toute l’information qu’il me faut, la profondeur, l’état de la pile, le temps de remontée, les paliers de décompression …
Loren hasarda une nouvelle question idiote :
— Pourquoi portez-vous un masque et pas Kumar ?
— Mais j’en ai un ! répliqua Kumar avec un grand sourire. Regardez de plus près.
— Hein … ? Ah, je vois ! Très astucieux.
— Mais agaçant, dit Brant, à moins qu’on passe sa vie dans l’eau, comme Kumar. J’ai essayé les contacts une fois, mais ça me fait mal aux yeux. Alors je m’en tiens au bon vieux masque, c’est bien plus commode. Prêt ?
— Prêt, capitaine.
Ils plongèrent simultanément à bâbord et à tribord, avec des mouvements tellement bien synchronisés que l’embarcation roula à peine. À travers le panneau de verre épais au fond de la coque, Loren les regarda descendre sans effort sur le récif qui était, il le savait, à plus de vingt mètres de profondeur tout en paraissant bien plus près.
Des outils et du câblage y avaient déjà été lancés et les deux plongeurs se mirent rapidement au travail pour réparer les pièges endommagés. De temps en temps, ils échangeaient d’énigmatiques interjections, mais la plupart du temps ils travaillaient en silence. Chacun savait ce qu’il avait à faire, ils n’avaient donc pas besoin de parler.
Le temps passa très vite pour Loren ; il avait l’impression de contempler un monde nouveau, ce qui, en somme, était vrai. Il avait beau avoir vu d’innombrables enregistrements vidéo tournés au cœur des océans terrestres, toute cette vie qui s’agitait au-dessous de lui était totalement inconnue. Il y avait des disques tourbillonnants et des gélatines palpitantes, des tapis ondulants et des spirales en tire-bouchon, mais très peu de créatures qui, même avec la plus folle imagination, pouvaient être qualifiées de poissons. Une fois seulement, du coin de l’œil, il surprit une espèce de torpille rapide qu’il fut presque certain de reconnaître. S’il ne se trompait pas, elle aussi était une exilée de la Terre.
Il croyait que Brant et Kumar l’avaient oublié quand un message lui parvint par l’interphone sous-marin et le fit sursauter.
— Nous remontons. Nous serons avec vous dans vingt minutes. Tout va bien ?
— Très bien, répondit Loren. Est-ce que c’est un poisson de la Terre que je viens de voir ?
— Je n’ai rien remarqué.
— Oncle a raison, Brant. Une truite mutante de vingt kilos est passée il y a cinq minutes. Ta lampe à souder lui a fait peur.
Ils avaient maintenant quitté le fond de la mer et montaient lentement le long de l’élégante caténaire du câble d’ancre. À environ cinq mètres de la surface, ils s’arrêtèrent.
— C’est la partie la plus ennuyeuse de toute plongée, dit Brant. Nous devons attendre ici pendant un quart d’heure. Canal deux, s’il vous plaît … Merci, mais pas aussi fort …
La musique de décompression avait été choisie par Kumar ; son rythme syncopé ne semblait guère approprié à la paix du paysage sous-marin. Loren fut très heureux de ne pas y être immergé et ravi d’arrêter la musique quand les deux plongeurs reprirent leur remontée.
— Voilà une bonne matinée de travail, déclara Brant en se hissant à bord. Voltage et courant normaux. Maintenant, nous pouvons rentrer.
Les efforts malhabiles de Loren, pour les aider à se débarrasser de leur matériel, furent acceptés avec reconnaissance. Les deux garçons étaient fatigués, ils avaient froid, mais ils furent vite ranimés par quelques tasses de ce breuvage chaud et sucré que les Lassans appelaient du «thé» mais qui ressemblait fort peu à toute boisson terrienne de ce nom.
Kumar mit le moteur en marche et le bateau repartit tandis que Brant fouillait dans le matériel qui traînait en désordre au fond de l’embarcation et y pêchait une petite boîte multicolore.
— Non, merci, dit Loren quand Brant lui offrit un des comprimés de drogue douce. Je ne tiens pas à acquérir des habitudes locales qui ne seraient pas faciles à abandonner.
Il regretta aussitôt cette réflexion ; elle devait avoir été inspirée par quelque impulsion perverse du subconscient, ou peut-être par son remords. Mais Brant n’y avait sans doute pas décelé de signification plus profonde et s’était allongé, les mains derrière la tête, les yeux fixés sur le ciel sans nuages.
— On peut voir le Magellan dans la journée, dit Loren pour changer de conversation, si l’on sait exactement où regarder. Mais je n’ai jamais cherché moi-même.
— Mirissa l’a vu, souvent, dit Kumar. Et elle m’a montré comment. On n’a qu’à appeler Astronet pour avoir l’heure de passage et puis on s’allonge sur le dos, dehors. C’est comme une étoile brillante, juste au-dessus, et ça n’a pas l’air de bouger du tout. Mais si on se détourne seulement une seconde, on l’a perdu.
Brusquement, Kumar coupa le moteur, dériva quelques minutes et arrêta complètement le bateau. Loren regarda de tous côtés pour s’orienter ; il fut surpris de voir qu’ils étaient maintenant à au moins un kilomètre de la côte. Il y avait là une autre bouée qui se balançait à côté d’eux, portant une grande lettre P et surmontée d’un fanion rouge.
— Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda-t-il.
Kumar rit et vida par-dessus bord un petit seau. Heureusement, il avait été bien fermé jusqu’à présent ; le contenu ressemblait à du sang mais l’odeur était bien plus épouvantable. Loren s’écarta le plus possible, dans l’espace limité de l’embarcation.
— Simple visite à une vieille amie, murmura Brant. Ne bougez pas, ne faites pas de bruit. Elle est très peureuse.
Elle ? pensa Loren. Que se passait-il ?
Pendant au moins cinq minutes, il ne se passa rien du tout ; Loren n’aurait jamais cru que Kumar soit capable de rester immobile si longtemps. Enfin, il remarqua une longue bande recourbée de couleur foncée, à quelques mètres, juste au-dessous de la surface. Il la suivit des yeux et constata qu’elle formait un cercle complet qui les entourait.
Il s’aperçut au même moment que Brant et Kumar ne regardaient pas la chose mais l’observaient, lui. Tiens, ils cherchent à me faire une surprise, pensa-t-il ; eh bien, c’est ce que nous allons voir.
Malgré tout, Loren eut besoin de toute sa volonté pour retenir un cri de terreur pure quand une espèce de mur de chair rose vif — non, putride — s’éleva hors de la mer. Cela monta en ruisselant, à peu près à la moitié de la taille d’un homme et forma autour d’eux une barrière uniforme. Et, horreur finale, le dessus était complètement recouvert de serpents grouillants rouge et bleu vif.
Une gigantesque bouche frangée de tentacules était remontée des profondeurs et s’apprêtait à les engloutir …
Pourtant, il était évident qu’il n’y avait pas de danger, c’était visible à l’expression amusée de ses compagnons.
— Au nom de Dieu, de Krakan, qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il en s’efforçant de maîtriser sa voix.
— Vous avez très bien réagi, approuva Brant. Il y en a qui se cachent dans le fond du bateau. C’est Polly, diminutif de polype. Jolie Polly. Invertébré colonial, des milliards de cellules spécialisées qui collaborent toutes. Vous aviez des animaux très semblables, sur Terre, mais je ne crois pas qu’ils étaient aussi grands.
— Je suis bien certain que non ! Et, si je puis me permettre de le demander, comment sortons-nous d’ici ?
Brant fit signe à Kumar qui remit en marche les moteurs, à pleine puissance. Avec une rapidité stupéfiante pour une chose aussi gigantesque, le mur vivant replongea dans les profondeurs marines, ne laissant qu’à peine une risée à la surface.
— Les vibrations lui ont fait peur, expliqua Brant. Regardez par le hublot. Maintenant, vous verrez toute la bête.
Au-dessous d’eux, quelque chose comme un tronc d’arbre de dix mètres d’épaisseur battait en retraite vers le fond. Loren comprit que les «serpents» qu’il avait vus grouiller sur le dessus étaient de minces tentacules ; revenus dans leur élément, ils ondulaient sans effort à la recherche de ce qu’ils pourraient dévorer.
— Quel monstre ! murmura-t-il.
Il se détendit enfin, après plusieurs minutes. Une chaude sensation de fierté — et même d’exaltation — l’envahit. Il savait qu’il venait de passer un nouvel examen et qu’il avait gagné l’approbation de Brant et de Kumar. Il l’acceptait avec reconnaissance.
— Ce n’est pas dangereux ? demanda-t-il.
— Bien sûr que si ! C’est pourquoi nous avons la bouée d’avertissement.
— Franchement, je serais tenté de la tuer.
— Pourquoi ? s’exclama Brant, sincèrement choqué. Quel mal fait-elle ?
— Eh bien … Une créature de cette taille doit attraper un nombre considérable de poissons.
— Oui, mais seulement des poissons lassans, pas le poisson que nous mangeons. Et voilà le plus intéressant. Pendant longtemps, nous nous sommes demandé comment elle pouvait persuader les poissons — même les idiots d’ici — de nager dans sa gueule. Nous avons fini par découvrir qu’elle sécrète une sorte d’appât chimique, et c’est ce qui m’a fait penser aux pièges électriques. Ce qui me rappelle …
Brant prit son compack.
— Tarna Trois appelle Autodocu Tarna, ici Brant. Nous avons réparé le piège. Tout fonctionne normalement. Pas besoin d’accuser réception. Fin de message.
Mais, à la surprise de tous, il y eut une réponse immédiate, par une voix familière.
— Salut, Brant, salut, docteur Lorenson. Je suis heureuse de l’apprendre. Et j’ai des nouvelles intéressantes pour vous. Vous voulez les écouter ?
— Bien sûr, madame le maire, marmonna Brant en échangeant un regard amusé avec Loren. Allez-y.
— Archives centrales a déniché quelque chose de vraiment surprenant. Tout cela est déjà arrivé. Il y a deux cent cinquante ans, on a essayé de construire un récif au départ de l’île du Nord, par électroprécipitation, une technique qui a donné de bons résultats sur Terre. Mais au bout de quelques semaines, les câbles sous-marins étaient cassés, quelques-uns volés. On n’a jamais poursuivi l’enquête parce que, par ailleurs, l’expérience était un échec total. Pas assez de minéraux dans l’eau pour que ce soit rentable. Alors, vous voyez. Vous ne pouvez accuser les Conserveurs. Ils n’existaient pas à cette époque.
Brant avait l’air tellement ahuri que Loren éclata de rire.
— Et vous avez voulu me surprendre, moi ! dit-il. Ma foi, vous avez indiscutablement prouvé qu’il y a des choses dans la mer que je n’avais jamais imaginées. Mais à présent, on dirait qu’il y en a que vous-même n’avez jamais imaginées non plus !
Les Tarnans trouvaient cela désopilant et feignaient de ne pas croire Loren.
— D’abord, vous n’étiez jamais monté sur un bateau, et maintenant, vous dites que vous ne savez pas faire de la bicyclette !
— Vous devriez avoir honte ! le gourmanda Mirissa, l’œil pétillant. Le moyen de transport le plus pratique qu’on ait jamais inventé ! Et vous ne l’avez pas essayé !
— On n’en a guère besoin dans un vaisseau spatial et c’est trop dangereux en ville, marmonna Loren. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il y a à apprendre ?
Il découvrit bientôt que ce n’était pas rien ; la bicyclette était bien moins simple qu’elle en avait l’air. Bien qu’il faille un réel talent pour tomber de ces engins à petites roues et au centre de gravité bas (il y parvint quand même plusieurs fois), ses premières tentatives furent décourageantes. Il n’aurait pas persévéré si Mirissa ne lui avait assuré que c’était le meilleur moyen de découvrir l’île … et s’il n’avait espéré que ce serait aussi le meilleur moyen de découvrir Mirissa.
Après quelques chutes supplémentaires, il comprit que le truc, c’était d’ignorer complètement le problème et de laisser faire les réflexes de son corps. C’était assez logique ; si l’on devait réfléchir à chaque pas que l’on fait, la simple marche deviendrait impossible. Loren acceptait cela, intellectuellement, mais il mit tout de même un moment à se fier à son instinct. Une fois qu’il eut franchi cet obstacle, il progressa très rapidement. Et finalement, comme il l’avait espéré, Mirissa proposa de lui faire visiter les coins les plus reculés de l’île.
Il était facile de croire qu’ils étaient seuls au monde, et pourtant ils ne devaient pas être à plus de cinq kilomètres du village. Ils avaient certainement pédalé beaucoup plus loin, mais l’étroite piste cyclable avait été étudiée pour emprunter le chemin le plus pittoresque, qui était également le plus long. Loren avait la possibilité de s’orienter en un instant, grâce au chercheur de position de son compack, mais il ne prenait pas cette peine. C’était plus amusant de prétendre qu’on était perdu.
Mirissa aurait été plus heureuse s’il avait laissé le compack au village.
— Pourquoi faut-il que vous transportiez ça ? demanda-t-elle en montrant le brassard constellé de boutons, sur son bras gauche. C’est parfois plaisant d’échapper aux gens.
— Entièrement d’accord mais les règlements du vaisseau sont très stricts. Si le capitaine Bey a besoin de moi en vitesse et si je ne réponds pas …
— Eh bien ? Qu’est-ce qu’il ferait ? Il vous mettrait aux fers ?
— J’aimerais mieux ça que l’inévitable sermon. D’ailleurs, je me suis branché sur sommeil. Si le combord passait outre, alors il s’agirait d’un véritable cas d’urgence, et je voudrais certainement être en contact.
Comme la majorité des Terriens depuis plus de mille ans, Loren était beaucoup plus à l’aise sans vêtements que sans compack. L’histoire de la Terre abondait en récits terrifiants d’individus négligents ou téméraires qui étaient morts — parfois à quelques mètres de la sécurité — parce qu’ils n’avaient pu atteindre le bouton rouge d’urgence.
Indiscutablement, la piste cyclable avait été conçue à l’économie et non pour une circulation dense. Ellene faisait pas un mètre de large et, au début, Loreneut l’impression de rouler sur la corde raide. Il devait concentrer son attention sur le dos de Mirissa (ce qui n’était pas du tout désagréable) pour éviter de tomber. Mais au bout de quelques kilomètres, il prit de l’assurance et put profiter aussi des beautés du paysage. Si jamais ils rencontraient quelqu’un venant en sens inverse, toutle monde devrait mettre pied à terre ; la pensée d’unecollision à cinquante klicks à l’heure ou plus était trop horrible. Et ce serait bien long de rentrer à pied, en portantles bicyclettes cassées.
La plupart du temps, ils roulaient dans un silence parfait, rompu uniquement lorsque Mirissa lui indiquait un arbre insolite ou quelque point de vue exceptionnel. Ce silence aussi était une grande nouveauté pour Loren ; sur Terre, il avait toujours été environné de bruit et, à bord, la vie devenait toute une symphonie de bourdonnements et de cliquetis mécaniques, avec, à l’occasion, l’effroi d’un système d’alarme.
Les arbres tissaient autour d’eux un invisible voile insonorisant, si bien que chaque mot semblait aspiré dans le silence, à l’instant où il était émis. Au début, l’originalité de la sensation la rendait plaisante, mais à présent, Loren commençait à rêver que quelque chose vienne remplir ce vide acoustique. Il fut même tenté de réclamer un peu de musique de fond à son compack, mais il était certain que Mirissa n’approuverait pas.
Ce fut donc avec un grand étonnement qu’il entendit les accents maintenant familiers d’une musique de danse thalassane, s’échappant d’entre les arbres, devant eux. Comme le sentier étroit n’avait pas de lignes droites de plus de deux ou trois cents mètres, il ne vit la source de cette musique qu’au débouché d’un virage, en se trouvant face à face avec un monstre mécanique mélodieux occupant toute la largeur de la chaussée et avançant lentement vers eux. Il ressemblait assez à une chenille robot. Quand ils mirent pied à terre pour le laisser passer, Loren s’aperçut que c’était un repaveur automatique. Il avait remarqué quelques passages défoncés et même des nids-de-poule et s’était demandé quand le service des ponts et chaussées de l’île du Sud se déciderait à s’en occuper.
— Pourquoi la musique ? demanda-t-il. Ça ne m’a pas du tout l’air du genre de machine capable de l’apprécier.
À peine avait-il fait sa petite plaisanterie que le robot s’adressa à lui sévèrement :
— Vous êtes prié de ne pas rouler sur la surface de cette route à moins de cent mètres de moi, le revêtement n’a pas encore durci. Vous êtes prié de ne pas rouler sur la surface de cette route à moins de cent mètres de moi, le revêtement n’a pas encore durci … Merci.
Mirissa rit de la mine ahurie de Loren.
— Vous avez raison, naturellement, il n’est pas très intelligent. La musique sert d’avertissement aux promeneurs.
— Est-ce qu’une espèce de sirène ou de klaxon ne serait pas plus efficace ?
— Si, mais tellement … moins amical !
Ils poussèrent les bicyclettes sur le bas-côté et attendirent que passe le cortège de chars articulés, d’unités de contrôle et de mécanismes de repavage. Loren ne put se retenir de toucher le revêtement fraîchement étalé ; c’était tiède, un peu mou et d’aspect humide bien que parfaitement sec au toucher. Mais en quelques secondes, la substance devint dure comme de la pierre ; Loren remarqua la légère impression de ses doigts et se dit : J’ai laissé ma marque sur Thalassa, au moins jusqu’au prochain passage du robot.
Le chemin montait à présent dans les collines et Loren se découvrait des muscles inconnus, dans les cuisses et les mollets, qui réclamaient son attention. Un petit moteur auxiliaire aurait été le bienvenu mais Mirissa méprisait les nouveaux modèles électriques. Elle ne ralentissait absolument pas son allure et Loren fut contraint de respirer à fond et de faire des efforts pour ne pas être distancé.
Tout à coup, il se demanda quel était ce singulier grondement lointain. Il était impossible que quelqu’un essaie des moteurs de fusée à l’intérieur de l’île du Sud ! Le bruit devint de plus en plus fort à mesure qu’ils pédalaient ; Loren l’identifia quelques secondes seulement avant que la source apparaisse.
Selon les normes de la Terre, la cascade n’était pas très impressionnante, peut-être cent mètres de haut et vingt de large. Un petit pont métallique luisant d’embruns enjambait le bassin bouillonnant où tombait le torrent.
Au grand soulagement de Loren, Mirissa descendit de sa bicyclette et le regarda d’un air assez malicieux.
— Vous ne remarquez rien de … bizarre ? demanda-t-elle en embrassant d’un geste le paysage.
— Dans quel sens, bizarre ?
Il cherchait une indication. Tout ce qu’il voyait, c’étaient des arbres, de la végétation, et le chemin qui continuait à serpenter de l’autre côté de la cascade.
— Les arbres … Les arbres !
— Et alors ? Vous savez, je ne suis pas botaniste.
— Moi non plus, mais ça devrait être évident. Regardez-les bien.
Il regarda, toujours aussi perplexe. Finalement il comprit, parce qu’un arbre est en quelque sorte une construction technique naturelle, et il était ingénieur.
Un constructeur d’un genre différent avait œuvré de l’autre côté du torrent. Tout en étant incapable de nommer les arbres au milieu desquels il se trouvait, et qui lui semblaient vaguement familiers, il était sûr qu’ils venaient de la Terre … Oui, celui-là était certainement un chêne et quelque part, il y avait bien longtemps, il avait vu les belles fleurs jaunes de cet arbuste.
Au-delà du pont, un autre monde commençait. Les arbres — était-ce réellement des arbres ? — paraissaient rudimentaires, inachevés. Certains avaient un tronc court en forme de barrique d’où partaient quelques branches maigres ; d’autres ressemblaient à d’immenses fougères ; d’autres encore à des doigts squelettiques de géants, avec des épines brillantes aux articulations. Et il n’y avait pas de fleurs.
— Maintenant, je comprends. C’est la propre végétation de Thalassa.
— Oui … À peine quelques millions d’années hors de la mer. Nous appelons cet endroit la ligne de démarcation. Mais c’est plutôt un champ de bataille entre deux armées, et personne ne sait quel camp sortira vainqueur. Ni l’un ni l’autre, si nous y pouvons quelque chose ! La végétation de la Terre est plus avancée, mais l’indigène est mieux adaptée à la chimie. De temps en temps, un côté envahit l’autre, alors nous intervenons avec des pelles avant que s’établisse une tête de pont.
Comme c’est curieux, pensa Loren alors qu’ils poussaient leurs bicyclettes sur le pont léger. Pour la première fois depuis mon arrivée à Thalassa, j’ai vraiment l’impression d’être dans un autre monde.
Ces arbres lourdauds et ces fougères grossières étaient peut-être les matières premières des gisements de charbon qui avaient alimenté la révolution industrielle, juste à temps pour sauver l’espèce humaine. Il n’aurait pas été étonné de voir un dinosaure surgir d’un fourré ; puis il se souvint que les terribles sauriens étaient apparus cent millions d’années après que de telles plantes eurent poussé sur Terre …
Ils se remettaient en selle, quand Loren s’exclama :
— Krakan et damnation !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il tomba sur ce qui, providentiellement, ressemblait à un épais matelas de mousse élastique.
— Une crampe, marmonna-t-il entre ses dents, une main serrée autour des muscles durs et noués de son mollet.
— Laissez-moi faire, dit Mirissa d’une voix soucieuse mais confiante.
Sous l’effet de son agréable massage, quelque peu amateur, les spasmes se calmèrent.
— Merci, dit Loren au bout d’un moment. Ça va beaucoup mieux. Mais je vous en prie, ne vous arrêtez pas.
— Vous pensiez donc que j’allais le faire ? murmura-t-elle.
Et bientôt, entre deux mondes, ils ne firent plus qu’un.