QUATRIÈME PARTIE La moisson

25 Voyageur

Le garçon venait de loin.

Il avait le corps d’un gamin de douze ans, fluet mais aguerri toutefois par son long séjour sur la route, des yeux bleus, des cheveux bruns. Il portait un jean, un T-shirt blanc, tout simple et très large, et une paire de baskets neuves.

Il aimait ces baskets. Bien lacées, elles lui maintenaient fermement les chevilles.

Il roulait sur un superbe V.T.T. Nakamura trouvé dans une vitrine de magasin de sport à Wichita. Le vélo était devenu tout poussiéreux sur la route 15 qui traversait la frontière entre l’Utah et l’Idaho. La nuit précédente, dans une station Exxon, le garçon l’avait nettoyé avec un chiffon humide. Il avait huilé le dérailleur et le câble des freins, resserré la chaîne et réajusté la selle. Ce matin, le petit Nak roulait comme un charme.

L’air était frais ; le ciel d’un bleu dur, cristallin. De la couleur des billes de verre qu’il avait à une époque collectionnées.

Il traversa des plaines d’armoise qui longeaient des rivières sinueuses, et il pédalait en fredonnant, aussi insouciant qu’un oiseau. Il aimait la façon dont le vent malmenait ses cheveux et gonflait son T-shirt.

En quatre-vingts jours, il avait vu une bonne partie du pays. Il avait franchi le Mississippi à Cairo, traversé l’Arkansas jusqu’au Texas, et s’était abrité trois semaines dans la ville déserte de Dallas en attendant que les tempêtes s’apaisent. Il était passé au large de la frontière mexicaine pour remonter vers le nord le long du Rio Grande, puis de nouveau vers l’ouest, au-delà de la grande ligne de partage continentale.

Il avait pédalé dans les immenses déserts du Sud-Ouest, dans des paysages incroyablement vastes et fabuleusement lunaires. Il avait essuyé un orage en Arizona ; un orage qui avait gonflé les arroyos, transpercé les collines arides de sa foudre et qui l’avait trempé, lui, avant qu’il n’ait eu le temps de se trouver un abri. Mais il n’était jamais malade, jamais fatigué.

À présent, il attendait avec impatience d’atteindre les Salmon River, une des montagnes les plus infranchissables des États-Unis, un espace hérissé de mélèzes et de sapins, de cèdres et d’épicéas.

À midi, il s’arrêta dans un village pour déjeuner. Il brisa la vitre d’un distributeur de boissons dans une station-service et sortit deux bouteilles de jus de raisin. Il en but une sur-le-champ et garda l’autre pour plus tard. Les villes étaient toujours alimentées en électricité. Jus de fruits et sodas étaient frais, voire glacés. Dans le supermarché voisin, il trouva des plateaux-repas bien préservés dans un congélateur. Curieux. Les congélateurs, en général, ne fonctionnaient pas tout seuls. Il leur fallait un minimum d’entretien. La date de consommation des plateaux-repas était dépassée, mais pas depuis longtemps. Le garçon en ouvrit un et le glissa dans le four à micro-ondes du magasin. Il but son second jus de raisin ; ses lèvres en devinrent toutes violacées.

Il transportait quelques affaires avec lui sur le porte-bagages du vélo. Après le déjeuner, il ouvrit le sac et en sortit un couvre-chef – une casquette kaki trouvée dans une boutique de pêche. Elle était un peu grande, mais présentait au moins l’avantage de le protéger du soleil.

Enfourchant son V.T.T., il pédala sur la ligne blanche, méridien de la route déserte. Il passa devant des fermes perdues au milieu de plantations de pommes de terre à l’abandon, devant d’autres prairies d’armoise.

Aux abords du crépuscule, alors qu’il songeait à s’arrêter pour la nuit, le garçon aperçut, au détour d’un virage, plusieurs camping-cars et caravanes garés en file indienne. Autour, il distingua des mouvements. Des gens.

Le garçon se rendit compte qu’il savait qui étaient ces gens et connaissait leur destination.

Leur présence le troubla. Elle exigeait qu’il prît une décision.

Les chemins bifurquaient à cet endroit. D’un côté, les Salmon River, un dernier plaisir avant de rejoindre le Vaisseau-Home. De l’autre, un avenir plus incertain.

La présence de ces gens sur sa route n’était sûrement pas le seul fait du hasard.

Immobile, bien campé sur ses jambes, le garçon réfléchissait.

Enfin il soupira et poussa son vélo jusqu’à la première caravane.


C’était une Travelaire poussiéreuse. Une vieille femme était assise sur les marches, un livre sur les genoux. Elle portait une robe de cotonnade défraîchie et une veste matelassée. Ses cheveux étaient gris, rares. Elle lisait à la lumière du soleil couchant, les yeux plissés sur les pages fines d’une bible.

Elle releva la tête ; les roues du V.T.T. crissaient sur le gravier. Le garçon s’arrêta à un mètre.

Ils se regardèrent longuement.

— Bonjour, dit-elle enfin.

Prudemment, il répondit.

— Bonjour.

Elle posa sa bible à côté d’elle.

— Je ne t’ai encore jamais vu.

— Je viens de par là. De l’est.

— Tu voyages seul ?

Il acquiesça.

— Tu n’as pas tes parents ?

— Ils sont morts.

— Oh. C’est triste.

— C’était il y a longtemps.

— Et tu as une direction précise ?

— Non.

— Tu as faim ?

Il y avait des heures qu’il n’avait rien mangé. Il hocha la tête. Oui.

— Si tu veux, tu peux partager mon repas, dit-elle. Des œufs frais et du steak haché. J’ai une petite cuisinière pour cuire le tout. Ça te tente ?

— Je veux bien, dit le garçon.

Il la suivit à l’intérieur de la Travelaire. Elle posa une poêle sur un des feux de la cuisinière à gaz. La caravane se réchauffa sensiblement. La journée avait été ensoleillée, mais le froid régnait encore sur les nuits. Le garçon rêvait de passer une nuit au chaud.

Tandis qu’elle cuisinait, il étudia le décor. Un aménagement très sobre. Quelques livres, dont la bible aux pages cornées. Quelques vêtements. Une pile d’albums apparemment pleins de coupures de journaux, qui avaient dû, un jour, prendre la pluie. Les couvertures étaient bombées, les pages gondolées. Il s’assit à une petite table pliante.

Les œufs grésillaient dans l’huile. La femme fredonnait une mélodie que le garçon reconnut. Une vieille chanson. Unforgettable. Un grand succès de Nat King Cole.

Il y avait longtemps.

Il attendit qu’elle ait fini son bénédicité, puis se servit une portion d’œufs brouillés.

— Tiens, si tu veux du sel, dit la femme en le lui tendant. Et le poivre… Je fais chauffer de l’eau pour le café. Tu en bois ?

Il acquiesça, la bouche pleine.

— Il va falloir te présenter, dit-elle en saisissant sa fourchette. Nous voyageons à plusieurs. On se dirige vers l’est. Il y a d’autres personnes, là-bas. Nous, on vient de l’Oregon. De la côte. Il y a eu un cyclone épouvantable, et puis… Oui, enfin, c’est une longue histoire. Tu auras l’occasion de l’entendre, si tu restes avec nous. Dis-moi, tu dois être fatigué ?

— Un peu, oui.

— Tu dois venir de loin, sur cette bicyclette ?

Le garçon, encore une fois, confirma de la tête.

— Oui, reprit-elle. Je te présenterai ce soir. Il y a une réunion. Un genre de conseil municipal. Si on peut se considérer comme une ville. Je pense que les gens seront contents de te rencontrer… Mais où ai-je la tête, au fait ? Je ne t’ai même pas demandé ton nom ! Excuse mon incorrection. Je suis Miriam. Miriam Flett. Et toi ?

— William, dit-il.

— William… ?

— William. C’est tout.

— Tu as perdu ton nom de famille en route ?

Il haussa les épaules.

— Eh bien, ravi de te connaître tout de même, William.

Elle porta une petite bouchée d’œufs à ses lèvres et mangea lentement, à la manière des vieilles personnes.

— Il n’y a rien de formel, dans notre réunion, tu sais, ajouta-t-elle. Nous ne sommes que dix. Enfin, onze, avec ce colonel Tyler.

26 Élection

Beth Porter serra la main du garçon et resta un instant accrochée à son regard bleu.

Étranges yeux que les siens, pour un garçon de cet âge, songea-t-elle. Trop sereins. Sereins et sagaces.

Il avait pourtant l’air d’un brave gosse. Et les gens semblaient heureux de voir un nouveau visage. Tout le monde lui serra la main et l’accueillit avec chaleur. Même le colonel Tyler vint lui ébouriffer les cheveux. Encore que le sourire de William à cet instant parut devenir curieusement forcé. Étrange, tout de même.

Et puis Matt Wheeler annonça le début de la réunion.

Ils s’étaient rassemblés dans le salon d’une petite maison en bordure de route. Une couche de poussière grise recouvrait les meubles et la maison sentait plutôt le renfermé, mais elle était malgré tout assez confortable pour une fraîche nuit de printemps. Matt avait apporté les dix chaises pliantes qu’il transportait dans son camping-car et Tom Kindle avait branché un radiateur électrique, ce qui dégelait un peu la pièce. Parce qu’ils avaient enfin franchi les Cascades pour aboutir dans le pays des « Impérissables Prises murales ». Selon Beth, ces Serveurs vaudou n’étaient sûrement pas étrangers au fait que toutes les petites villes perdues qu’ils traversaient continuaient à être alimentées en électricité. Comme Buchanan avant le passage dévastateur du cyclone. En attendant, que demander de mieux ? Ils avaient des lampes qui fonctionnaient sans piles : le paradis. Et de l’eau chaude : le nirvâna.

Cet après-midi, ils avaient forcé la porte d’une maison et, chacun à leur tour, pris une douche chaude. Beth garderait longtemps gravée dans sa mémoire la sensation de l’eau bouillonnante sur son dos. La caresse d’un ange. Elle avait eu du mal à sortir de la cabine.

Elle s’assit sur une des chaises pliantes près d’Abby Cushman, un rang derrière Joey. En face d’elle, Matt Wheeler paraissait pâle et maigre à la lueur des lampes d’opaline. Il expédia quelques sujets à l’ordre du jour, entre autres l’acquisition d’une radio portable à Twin Falls, et proposa de continuer vers l’est le lendemain, ce qui fut accepté à l’unanimité.

Vint ensuite le vote sérieux de la soirée. Celui que Beth redoutait.

Matt accusa encore plus la fatigue en l’annonçant.

— La semaine dernière, nous avons décidé de soumettre de nouveau la position de président au vote. Nous pouvons d’ores et déjà proposer les candidatures. Quelqu’un a-t-il un nom à suggérer ?

Joey sauta sur ses pieds, renversant presque sa chaise sur Beth.

— Le colonel Tyler ! déclara-t-il avec force.

— Approuvé, renchérit Jacopetti.

Eh bien… ça ne traîne pas, songea Beth.

Abby Cushman, l’air vaguement surprise, leva la main.

— Je trouve que vous assumez parfaitement vos fonctions, Matt. Je propose que vous continuiez.

Cette fois, ce fut Miriam qui l’appuya. Nouvelle surprise.

— Deux candidats, déclara Matt. Quelqu’un d’autre ?

— Ce n’est pas assez ? demanda Jacopetti. Vous voulez qu’on se présente tous ?

— Très bien, dit Matt. Je pense que nous n’avons pas besoin de faire campagne. Vous connaissez tous les positions du colonel Tyler et de moi-même ?

Acquiescement unanime.

— Nous allons donc procéder à main levée. Le colonel Tyler et moi nous abstiendrons. Peut-être notre nouveau compagnon également, du moins jusqu’à ce qu’il soit au fait des événements.

Miriam sourit.

— Je suis sûr que William ne s’en formalisera pas.

— Parfait. Donc qui vote pour le colonel Tyler ?

Beth regarda nerveusement autour d’elle. Joey leva aussitôt la main bien haut, naturellement. Jacopetti l’imita, mais d’un geste déjà plus arrogant.

Deux, songea Beth.

Deux sur neuf.

Bob Ganish leva une main aux doigts boudinés.

Trois.

Il y eut un long moment de silence tendu.

Rien.

— Second vote. Moi-même. Qui ? demanda Matt.

Abby, sans hésiter. Ainsi que Tom Kindle et Miriam.

Trois contre trois.

— Que fait-on en cas d’égalité ? s’enquit Abby.

— Notre cas est un peu particulier. Je suggère qu’on reprocède au vote. Nous avons eu plusieurs abstentions. Peut-être ces électeurs pourront-ils se manifester au deuxième tour.

Beth se sentit devenir pivoine. Elle faisait partie des électeurs muets, de même que Chuck Makepeace et Tim Belanger.

Elle ne pouvait se prononcer pour Makepeace. Trop imprévisible. Quant à Belanger… Matt lui avait sauvé la vie pendant le cyclone. Mais il avait été notoirement proche de Tyler depuis l’arrivée de celui-ci dans leur groupe.

— Qui vote pour le colonel Tyler ? répéta Matt.

Les trois mêmes : Joey, Jacopetti, Bob Ganish… et maintenant, tiens tiens… Makepeace avait à son tour rejoint le clan du colonel.

— On va peut-être bien avoir de nouveau deux ex æquo, commenta Abby.

— Qui veut réélire le président actuel ?

Miriam, Abby, Tom Kindle.

Beth gardait les yeux obstinément baissés sur ses doigts croisés.

Quand elle les releva, la main de Belanger s’était ajoutée aux autres.

Quatre contre quatre.

Jacopetti se tourna vers elle.

— C’est le moment ou jamais de prendre parti, ma petite, décréta-t-il.

Elle songea à Matt ; fatigué et cafardeux.

Elle songea au colonel Tyler. À la façon dont il lui avait pris la main, une fois. À son sourire.

Elle ne pouvait se résoudre à regarder l’un ou l’autre candidat. Pas plus que Joey. Ou Jacopetti, cette ordure édentée.

— Tyler, murmura-t-elle.

Jacopetti se pencha vers elle.

— Pardon ?

Il eut droit à un regard noir.

— Le colonel Tyler !

La pièce fut de nouveau la proie d’un silence lourd.

Joey se tourna vers elle avec un sourire sardonique.

Matt s’éclaircit la voix.

— Colonel ?

Tyler se leva, fringant dans son uniforme immaculé.

— Oui, docteur Wheeler ?

— Je crois que ce marteau est à vous, désormais.


Beth gardait un souvenir précis de l’arrivée du colonel Tyler en ville.

C’était en ces temps troubles, après le passage du cyclone, quand ils étaient sortis des décombres de l’hôpital pour déboucher sur un monde dépourvu de repères, un monde démantelé, disloqué, où plus rien ne tenait debout, où l’on pouvait trouver un montant de lit métallique enroulé comme un trombone autour d’un capot de voiture, ou un voilier naviguant sur une marée d’arbres déracinés.

Au bout de quelques jours, Beth s’était vu confier la tâche de l’approvisionnement. Accompagnée d’Abby Cushman et de Bob Ganish, elle s’était rendue, à pied naturellement, à l’endroit où, quelques jours plus tôt, se dressait encore le grand supermarché A & P, à la périphérie de la ville. La route qu’ils empruntèrent était totalement défoncée, encombrée de blocs de béton, de gravats et de carcasses en tout genre. Trouver le magasin releva d’un véritable travail de fouilles archéologiques. Beth s’était toujours dirigée grâce aux jalons placés à cette intention par la main de l’homme – poteaux indicateurs, carrefours et signalisation urbaine. À présent, ne restaient plus comme points de repère que l’anse de la baie et l’immuable mont Buchanan surplombant une plaine de désolation.

Le cataclysme avait laissé derrière lui un ciel uniformément bleu et un vent froid. Beth grelottait dans son pull déchiré, bientôt très sale à force de patauger dans la boue et le plâtras à la recherche de boîtes de conserve qu’ils chargeaient dans de grands sacs-poubelle pour les rapporter en ville. Beth avait la sensation de sortir tout droit d’un tableau médiéval. Une paysanne en haillons, cherchant sa pitance en temps de famine.

Au beau milieu de l’après-midi, essuyant de sa manche son nez qui coulait à cause du froid, elle se redressa pour soulager son dos endolori. C’est alors qu’elle le vit.

Le colonel John Tyler.

Elle sut sans l’ombre d’un doute identifier cette silhouette inconnue. Joey lui avait déjà parlé sur les ondes. Plus récemment, Chuck Makepeace avait annoncé que le colonel était en route pour Buchanan. C’était avant le cyclone. Beth pensait que la catastrophe avait tout changé. Que tous les plans avaient été chamboulés.

Mais le colonel Tyler était venu, comme promis.

À pied. Un peu poussiéreux, d’accord, mais la tête haute, le visage fraîchement rasé, l’uniforme élimé mais propre, et Beth éprouva une bouffée de plaisir inattendu devant cette vision – fantôme d’un monde qui avait paru englouti sous les décombres.

Elle profita seule de cet instant béni, sans avertir les autres qui continuaient à fouiller les gravats, et observa la progression de l’homme vers eux. Vers elle. Et dire qu’elle n’avait même pas le temps de se refaire une beauté. Elle devait avoir l’air d’une véritable souillon, avec ses vêtements loqueteux, ses peintures de guerre sur le visage et ses cheveux emmêlés.

Et puis Abby s’était elle aussi redressée. Et elle l’avait vu.

— Mince alors… dit-elle.

Bob Ganish releva la tête, son sac-poubelle à la main, la mâchoire pendante et le ventre qui passait par-dessus la ceinture. Charmant comité d’accueil, songea Beth.

Tyler souriait. Elle se rendit compte très vite qu’il n’était plus jeune. En revanche, il semblait en excellente forme. Les cheveux gris mais bien coupés, presque ras. Et pas la moindre trace de fatigue sur le visage. Elle l’aurait juré capable de marcher ainsi sans jamais s’arrêter.

Beth, soudain gênée, tira sur son pull dépenaillé.

Ganish s’avança pour se présenter. Le colonel Tyler lui serra solennellement la main.

— Nous avons déjà communiqué une fois grâce à la radio, dit-il.

Une voix sonore, grave. Assurée.

— Heureux de vous rencontrer en personne.

Ce fut ensuite Abby.

— J’ai beaucoup entendu parler de vous, madame Cushman.

Sourires et salamalecs. Enfin ils présentèrent Beth. Elle glissa sa main froide, gercée et écorchée, dans celle du colonel. Le contact la fit fondre. C’était la main la plus intéressante qu’elle ait jamais tenue – une grosse main d’homme ferme et forte, mais douce.

— Le plus joli minois qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps, dit Tyler. Si vous me permettez ce compliment, mademoiselle Porter.

— Beth, parvint-elle à articuler.

— Beth.

Elle aima instantanément la façon dont il prononçait son nom.

Et puis ils reprirent tous quatre le chemin de la ville. Tyler se chargea d’un des sacs-poubelle, et évoqua la mauvaise condition des routes qu’il avait empruntées…

— … mais par-delà les montagnes, c’est une autre histoire.

… et le voyage qu’ils devraient prévoir vers l’est, etc. Beth ne parlait ni n’écoutait vraiment, distraite. Et puis tous les autres avaient à leur tour rencontré Tyler ; ils lui avaient montré le refuge qu’ils s’étaient aménagé dans le coin intact de l’hôpital, au sous-sol. Et Joey ne tenait plus en place, pourri de fierté chaque fois que Tyler lui adressait la parole, ce qui arrivait souvent – ils avaient fini par devenir copains, tous les deux, à force de communiquer sur les ondes. Ensuite, il avait fallu passer aux choses sérieuses. Prévoir les déplacements, envisager les moyens de transport. Pour cela, le colonel s’entretenait essentiellement avec Matt et Kindle. Depuis, elle n’avait pas vu passer les jours.

Mais elle se rappelait la douceur de sa main.

Le plus joli minois…

Beth était entrée dans sa vingt-deuxième année sur la route. Elle n’en avait parlé à personne. Et aucun n’était au courant. Mais cet anniversaire lui avait donné à réfléchir. Peut-être avait-elle depuis longtemps passé l’âge de se comporter en adolescente. Comme de rouler sur la moto de Joey et de commettre des actes de vandalisme miteux, par exemple. Elle avait vingt et un ans, maintenant. Une femme. Sans doute pas la plus belle du monde, d’accord, mais la seule à ne pas avoir franchi la fatidique frontière des quarante ans. Un fait qui rendait Joey complètement parano (bien qu’il n’eût aucun droit de l’être) et les autres vaguement nerveux. Chuck Makepeace lui avait déjà fait des propositions. Tim Belanger aussi, mais plus timidement.

Beth n’était pas tentée. Ils n’étaient pas son genre.

Et les autres ?

Joey ne l’excitait plus. Il appartenait pour elle à une époque révolue qu’elle préférait même oublier.

Elle avait par contre un faible pour Matt Wheeler.

Et pour le colonel Tyler.

Rien de surprenant à cela. Elle s’étonnait, en revanche, de pouvoir piquer leur intérêt. Et peut-être (et là résidait la vraie nouveauté), peut-être pas pour la seule raison qu’elle n’avait aucune concurrente à des kilomètres à la ronde.

Depuis Matt, depuis son expérience avec Jacopetti dans la cafétéria de l’hôpital, Beth avait beaucoup réfléchi à une idée toute neuve – l’idée qu’elle avait peut-être une tâche à accomplir dans ce nouveau monde.

Une tâche plus utile, plus noble que celle de vendre des tartes surgelées dans un 7-Eleven.

Nouveau monde, nouveau travail. Nouvelle Beth Porter renaissant des décombres comme le Phénix de ses cendres.

MINABLE, avait-elle fait tatouer sur son épaule.

À l’époque, elle jugeait le mot approprié.

Peut-être l’avait-elle été.

Peut-être ne valait-elle pas mieux, alors.

Peut-être n’était-ce plus d’actualité.


Il faudrait qu’elle s’explique avec Matt, à propos du vote.

Pour l’instant, elle regardait le colonel Tyler endosser officiellement son rôle de président. Il sourit, remercia Matt pour tout ce qu’il avait fait, remercia tous les membres du comité de la confiance qu’ils avaient placée en lui. Il promit de s’acquitter de ses nouvelles fonctions avec tout le sérieux nécessaire afin de se montrer à la hauteur de la situation.

Il jeta ensuite un coup d’œil à sa montre.

— Il est tard et je suppose que nous souhaitons tous aller dormir avant de nous remettre en route demain matin. Nous n’allons donc pas prolonger inutilement cette séance. Juste un détail ou deux… J’ai cru comprendre que certains d’entre vous trouvaient ces réunions hebdomadaires fastidieuses. Dans la mesure où nous nous voyons tous les jours, il n’est peut-être pas indispensable de nous réunir aussi souvent quand aucune raison précise ne nous y oblige. Je pense que nous pourrons adopter le rythme d’une réunion par mois, sauf affaire pressante. Y a-t-il des objections ?

Personne ne pipa, bien que Matt parût fortement contrarié.

— Très bien, dit Tyler. Autre chose… Ce soir, une sentinelle assurera notre sécurité, et je suis d’avis de faire en sorte que cette surveillance devienne régulière. Joseph et Tim se sont portés volontaires pour assurer ce rôle en alternance. En ce qui me concerne, ils peuvent être nos sentinelles attitrées, du moins jusqu’à ce qu’ils choisissent d’eux-mêmes de se faire remplacer. À moins aussi que quelqu’un n’y voie une objection.

— Quand vous parlez de sentinelles, elles sont armées ? demanda Kindle.

— De revolvers, oui, confirma Tyler.

— Est-ce vraiment nécessaire, colonel ? s’enquit Abby.

Tyler eut un sourire très doux.

— J’espère que cela s’avérera superflu, madame Cushman. Mais il serait stupide de prendre des risques inutiles. On peut toujours envisager l’agression d’un animal sauvage, sinon d’autre chose. Et il n’est pas question de laisser un homme passer la nuit dehors sans moyens de défense.

— Ben voyons, dit Kindle entre ses dents.

D’autres propositions du même cru suivirent ; aucune ne fut soumise au vote. Le colonel se contentait de s’arrêter pour laisser librement s’exprimer les objections – qui ne venaient jamais. Très efficace, songea Beth.

On évoqua la radio : Makepeace et Joey auraient désormais le monopole des communications. Quant aux contacts avec les Serveurs – il y en avait dans chacun de ces petits hameaux perdus dans les campagnes –, ils s’effectueraient strictement par l’entremise d’un représentant du comité : Tim Belanger.

— Les rapports avec ces Serveurs devraient être à mon avis réduits au minimum. C’est aux Voyageurs, ne l’oublions pas, que nous devons notre situation actuelle, et je me demande dans quelle mesure il est intelligent de placer notre confiance dans leurs émissaires, encore que je suis le premier à reconnaître qu’ils nous ont été utiles de temps à autre.

Cette motion-là, au contraire des autres, fut soumise au vote. Les mains se levèrent sans hésiter.

Kindle, au dernier rang, émit un sifflement admiratif.

— Beau travail, colonel. Vous ne perdez pas de temps.

Tyler eut du mal à cacher son agacement.

— Vous pouvez formuler votre réprobation à tout propos et à tout moment, monsieur Kindle. C’est à cela que servent ces réunions. Pour ce soir, cependant, la séance est close.


Matt était allé chercher quelques livres à l’intention de Beth dans une bibliothèque – un manuel de premiers soins de la Croix-Rouge avec un chapitre réservé aux blessures dont il avait rectifié dans la marge les explications obsolètes. Il souhaitait que, en l’espace de deux semaines, elle soit capable de manier une seringue et d’administrer quelques antibiotiques majeurs. Hormis les troubles cardiaques de Jacopetti et les douleurs rhumatismales de Miriam, blessures et dérangements alimentaires constitueraient les problèmes auxquels ils risquaient de se heurter le plus souvent. Il avait prévu un cours pour elle, ce soir.

Mais la réunion s’était terminée tard… Il n’était pas certain qu’elle vienne.

Ou qu’elle ait même envie de venir. Il faisait froid, dans son camping-car. Beaucoup dormaient dans les maisons, cette nuit. Kindle avait averti tout le monde des dangers inhérents à l’emploi abusif des vieux chauffages à gaz. D’ailleurs, depuis qu’ils avaient traversé Twin Falls, ils ne fonctionnaient plus. Sans raison apparente. Les Voyageurs, en revanche, continuaient scrupuleusement à maintenir l’électricité en état de marche. Kindle, au cours du voyage, avait récupéré des radiateurs électriques sophistiqués qu’il branchait dans une pièce, le soir, afin que les gens puissent dormir au chaud. Ainsi, pas de danger, et les vieux os arthritiques de Miriam ne souffraient pas du froid.

Mais Matt préférait son camping-car. Mi-salon personnel, mi-cabinet de consultation, il lui permettait de se raccrocher à certaines habitudes dans un monde qui avait totalement bouleversé sa routine quotidienne.

Il prit un autre livre de bibliothèque, un roman policier de Chandler dont la trame, située dans un environnement urbain, semblait si loin de la réalité présente qu’elle aurait aussi bien pu appartenir à une série de science-fiction. Il alluma une petite lampe à pétrole et s’installa sur son canapé deux places.

Le vent balançait souplement le véhicule sur ses amortisseurs. Matt avait du mal à se concentrer. Ses pensées revenaient sans cesse à Tyler, à l’élection, au garçon qui avait rejoint leur groupe dans l’après-midi…

Il bâillait quand Beth frappa à sa porte.

Elle entra sans attendre d’y être invitée. Matt regarda sa montre.

— Beth, il est tard…

— Je sais. Tout le monde dort.

Elle hésita.

— Je suis venue m’expliquer.

À propos de l’élection, c’était évident. Elle venait s’expliquer, remarqua Matt. Et non pas s’excuser.

— Ce n’est pas grave, dit-il.

— Si. Ça l’est. Je ne veux pas qu’il y ait le moindre malentendu entre nous. Matt, ce n’est pas du tout que je n’aie pas confiance en vous ou que vous ayez fait du mauvais boulot. Tout le monde est d’accord : vous vous en êtes toujours très bien sorti. Mais à vous voir là, tout à l’heure, j’ai eu l’impression que… vous aviez l’air tellement épuisé…

Épuisé ? L’était-il vraiment ?

Sans doute plus qu’il ne lui plaisait de l’admettre.

— Ça n’aurait peut-être pas été un service à vous rendre.

— Tu as fait ce que tu as cru bon, sur le moment, Beth. C’est ce qu’on te demandait, à toi comme aux autres.

— Et puis j’avais comme l’impression que vous n’aviez plus envie de continuer.

— Tu as vu juste.

— Mais vous ne vouliez pas que ce soit le colonel Tyler qui vous remplace.

— Pour être honnête… non.

— Il n’a pourtant pas l’air d’un si mauvais homme.

— Beth, son arrivée à la présidence du comité ressemble à un coup d’État en règle. Dix minutes de Tyler au pouvoir, et qu’est-ce qu’on a ? Une sentinelle armée. Accès à la radio restreint. Rapports avec les Serveurs limités.

Beth se tortilla sur sa chaise, mal à l’aise.

— À vous entendre, la situation est plutôt sinistre.

— Elle l’est.

— Il est seulement habitué à faire les choses militairement.

Le colonel Tyler avait lui-même confié qu’il avait quitté l’armée depuis pratiquement quinze ans. On ne pouvait donc pas attribuer son succès de ce soir au prestige que lui eût conféré le grade élevé d’un militaire en exercice. Non, son élection relevait d’un plan soigneusement orchestré, appuyé par deux partisans mécontents : Paul Jacopetti et Joey Commoner.

Et autre chose, aussi. Matt ressentait chez le colonel une certaine cruauté, une impatience toujours prête à exploser en violence. À plusieurs reprises, Matt l’avait surpris, seul, le pied battant la mesure de quelque musique intérieure, les yeux fixes, absents, et les poings serrés.

Mais il ne pouvait confier ces observations à Beth sans passer pour un mauvais perdant ou un paranoïaque. De toute façon, le vote de Beth n’avait pas plus compté que celui de Chuck Makepeace ou celui de Bob Ganish. C’est seulement son indécision qui l’avait placée dans la situation délicate de faire pencher le fléau de la balance.

Elle avait fait pour le mieux. En son âme et conscience.

— Je suppose que je devrais vous laisser, dit-elle.

— Seulement si tu le souhaites.

— Vous ne m’en voulez pas ? demanda-t-elle.

— Non.

C’est vrai. Il ne lui gardait aucune rancune.

Elle s’assit près de lui. Soulagée, fatiguée, elle posa la tête sur son épaule.

Il caressa ses longs cheveux ; le vent sifflait en s’engouffrant sous le camping-car. Jamais il ne pourrait s’habituer à ces plaines dénudées. L’océan lui manquait cruellement.

Il songea à Beth. À toutes les facettes de Beth Porter. L’adolescente boudeuse, insatisfaite ; celle qui avait tatoué MINABLE sur son épaule ; qui avait attisé la jalousie de Joey.

Et l’autre Beth. La jeune femme qui avait apaisé l’angoisse de Jacopetti par ses paroles assurées, réconfortantes ; qui étudiait les manuels médicaux avec un sérieux exemplaire.

Quelque chose de propre, de fort, naissait de sa vie oisive et gâchée. La rose sur le fumier.

— Joey est de surveillance, dit-elle. Il a fait un feu de camp sur la route.

— Il t’a vue venir ?

— Non. Et puis de toute façon, je m’en fous. J’en ai marre de m’occuper de lui. C’est un sale petit con.

— Qui pourrait peut-être devenir dangereux.

— Avec son canif ? Ça m’étonnerait.

— Après ce que tu lui as dit l’autre soir…

— Oui, c’était pas très malin de ma part. Mais je ne lui appartiens pas.

— Nous sommes une toute petite communauté, Beth. Je ne voudrais vraiment pas être source de problèmes. On en a assez comme ça.

— Alors, il faut que je m’en aille ?

Elle le défiait.

— Tu sais bien que rien ne t’y oblige.

— Je voudrais rester un peu plus longtemps.

— Alors reste.

Une nuit froide. Un peu de chaleur.

27 Destinations

Le cortège de caravanes et de motor-homes poussiéreux, mené par le colonel Tyler dans un 4 × 4 Ford, prit la route 84 en direction du sud, vers l’Utah.

Tyler roulait vitres ouvertes, laissant entrer un vent si froid qu’il gerçait ses lèvres. Il roulait à une allure prudente, régulière. Parfois, il se sentait entravé par le convoi derrière lui. Mais quel privilège d’être en tête. D’avoir une vue dégagée.

La route vide n’en paraissait que plus large. De temps à autre, ils passaient devant une voiture ou un camion abandonnés, et il était rassurant de savoir que, en cas de besoin, il serait possible de pomper de l’essence dans les réservoirs de ces véhicules. Mais la nécessité ne s’était jamais présentée. La plupart des stations-service étaient alimentées ; quant à Joey et à Bob Ganish, ils s’étaient jusque-là chargés de maintenir les moteurs en bon état de marche.

Tyler leur fit franchir la frontière de l’Utah, rejoignit ce qui avait quelques mois plus tôt été une portion d’autoroute toujours engorgée et, à Brigham City, reprit la I-80 vers l’est, vers des contrées où les villes devenaient plus rares.

Il lisait les cartes avec un soin méticuleux, redoutant d’avoir à traverser les Rocheuses. La I-80 contournait une bonne partie des montagnes en suivant l’autoroute du Pacifique le long du désert Rouge du Wyoming, mais les orages tardifs d’hiver ou ceux, précoces, de printemps étaient réputés pour immobiliser les voyageurs imprudents.

Ils firent halte à Emory et repartirent de bonne heure le lendemain matin. Le ciel, quand le colonel tourna sa clé de contact, était d’un bleu lumineux.

La route grimpait, redescendait sur quelques kilomètres, montait de nouveau.

Il se sentait mieux dès que la route le conduisait loin de la civilisation. Ces villes et ces villages vides l’oppressaient. Les montagnes et déserts étaient simplement éternels. Immuables. Granit, armoise, herbes folles étaient demeurés indifférents au grand bouleversement qui avait transformé le paysage terrestre.

Seul dans son Ford, le colonel Tyler ne l’était pourtant jamais tout à fait. Il avait Sissy pour lui tenir compagnie.


Sissy lui rendait de fréquentes et régulières visites depuis son séjour dans cette ville – Loftus.

Elle lui parlait, une voix portée par le vent, mais il ne l’avait pas encore vue, de ses yeux vue, jusqu’à cet après-midi-là, en plein Texas. Il roulait encore dans le Hummer, à ce moment.

En un sens, il n’était pas surpris qu’elle ait choisi le désert pour se montrer. Le désert était le royaume des mirages, des fantômes, des lacs bleu cobalt scintillant au bout de la route, là où elle basculait de l’autre côté de l’horizon. Sissy, assise à côté de lui, à la place qu’avait occupée Murdoch, avait la même fragilité, la même irréalité. Une Sissy translucide, sèche comme le désert, accoutrée comme toujours de ses nippes de quatre sous, nylon et polyester bariolés ; de vieilles frusques si sales qu’elles dégageaient une odeur rance vaguement écœurante. Le remugle d’un cadavre desséché au soleil.

La radio était une bonne chose, lui disait-elle. Il pouvait continuer à communiquer avec tous ces gens, mais sois prudent, ajoutait-elle. Ne t’approche pas de ces foules, de tous ces survivants de la côte Est, trop dangereux pour toi. Dangereux à quel égard ? Jamais elle ne s’en expliquait. Parle avec Joseph, insistait-elle. Il t’admire.

Sissy était une illusion. Il en avait pleinement conscience. Heureusement. Il n’était tout de même pas assez fou pour la croire réellement assise auprès de lui.

Elle n’était, ainsi que le définiraient sans nul doute les psychologues, qu’un fantôme personnel, un fragment de lui-même. En quelque sorte, il ne s’agissait ni plus ni moins que de Tyler donnant des conseils avisés à Tyler.

Cependant, d’une certaine manière, il ne pouvait nier que l’image assise près de lui était bien celle de Sissy. Elle avait un jour glissé de sa mémoire à la manière d’un ballon dont la ficelle glisse de la main d’un enfant. Et, comme un ballon, elle s’était élevée dans le ciel, avait flotté hors de son esprit pour venir finalement se poser, sans bruit, sur le siège du passager.

Sissy lui conseilla d’aller en Oregon, de marcher jusqu’à Buchanan après avoir abandonné le Hummer dans les montagnes environnantes, et de prendre le commandement de ce groupe de réfugiés loqueteux.

Mène-les vers l’est, dit-elle.

Vers cette Terre promise, ce nouvel éden des survivants dans la vallée de l’Ohio – du moins était-ce ce que Tyler annonçait ouvertement. Pour un temps, il y avait même cru.

Mais Sissy n’avait rien perdu de sa duplicité. Elle avait menti sur leur vraie destination.

Tyler menait le convoi sur une route encastrée entre des murs de granit, slalomant entre les rochers éboulés. Chaque fois qu’il tournait la tête sur sa droite, il rencontrait le regard de Sissy. Elle était aujourd’hui aussi lumineuse que le soleil, ses joues rondes de paysanne d’une blancheur étincelante qui obligeait Tyler à plisser les yeux pour la regarder.

Ces gens, dans l’Est, dit-elle. Ils sont entourés de Serveurs. Ils leur parlent tout le temps.

— C’est vrai, acquiesça Tyler.

Les Serveurs sont les porte-parole de cette chose dans le ciel…

— Je sais, répondit-il, las de ces affirmations ambiguës.

Les yeux de Sissy, implacables, exigeaient des réponses qu’il était incapable de fournir.

et des morts.

— Des morts ?

Ceux qui vivent sans leur corps.

Les Contactés. Les Contactés qui avaient le pouvoir de s’exprimer par l’intermédiaire des Serveurs.

— Le danger… commença Tyler.

Sissy fut plus rapide que lui.

Ils parleront de toi, John. Cette fille que tu as tuée à Loftus. Ou bien Murdoch. Qui sait s’il n’est pas passé de l’autre côté, lui aussi ? Qui d’autre encore pourrait parler ? Des témoins qui t’ont connu à Stuttgart. À eux tous, ils pourraient se rappeler tous les péchés que tu as commis.

L’idée fit grimacer Tyler.

Les gens sauront qui tu es.

— Je ne suis pas pire qu’un autre, se défendit-il, agressif.

Ils apprendront, pour Loftus. Ils te traiteront d’assassin.

Peut-être, mais il bénéficierait de circonstances atténuantes car exceptionnelles. La fille n’avait pas été humaine.

Et puis, se dit-il, je ne suis tout de même pas un assassin ordinaire. J’ai servi loyalement mon pays ; je me suis fait un nom dans le monde des affaires. J’avais mes entrées au Capitole, je déjeunais en tête à tête avec les fonctionnaires du ministère de la Défense ou les représentants de la sécurité. Bref, un homme au-dessus de tout soupçon – et des insinuations pernicieuses.

Tu rêves, dit Sissy. Pour eux, tu ne seras qu’un de ces escrocs mondains, rien de plus.

Tyler, sourcils froncés, se replongea dans cette période de sa vie : structurée, protocolaire, complexe. En ce temps-là, il savait tenir Sissy à distance. Compartiment A : l’honorable colonel Tyler. Compartiment B : les fantômes ; les pulsions.

Mais avec Contact, la frontière était devenue de plus en plus ténue. L’ennemi s’infiltrait subrepticement, se fondait, se confondait. On ne savait plus qui était qui.

Et Tyler discutait maintenant avec son spectre. Désolant. Mais quel autre choix avait-il ?

Fais attention, lui dit-elle sévèrement.

À quoi ?

Au danger ! Tu ne peux pas te permettre d’être découvert.

Pourtant, même le colonel Tyler avait fantasmé sur cette vallée verte en Ohio. Une autre vie. Un renouveau social. La sécurité.

Un piège, rétorqua Sissy.

— Mais si on ne va pas là-bas, objecta-t-il à haute voix, alors…

Au moment où il s’apprêtait à formuler la question, Sissy s’évapora.


Tyler dut à un moment ordonner une halte imprévue. Un poteau télégraphique leur barrait le chemin. Le colonel enrôla Joey Commoner et Chuck Makepeace pour fixer une chaîne autour du poteau et l’accrocher ensuite à l’arrière du 4 × 4.

Tyler fit rugir le puissant moteur du Ford. Le bois gémit, craqua et, peu à peu, le poteau commença de glisser.

Tout en manœuvrant, Tyler observait ceux qui, depuis le seuil de leur caravane ou de leur motor-home, observaient passivement le spectacle.

Kindle et Wheeler, côte à côte, regardaient en silence, maussades. Wheeler, en particulier, semblait avoir du mal à masquer ses émotions. Sa rancœur, sans doute ; il avait sûrement mal digéré d’avoir été évincé de sa position de chef.

Chez les autres, Tyler reconnut une vague curiosité – Jacopetti, Ganish –, une certaine méfiance – Abby Cushman et Miriam Flett –, ou une franche vénération – Joey Commoner.

Il se tourna pour estimer sa progression, et quand son regard se porta de nouveau sur le groupe, il fut surpris d’y découvrir une présence plus éthérée – Sissy.

Un vent froid s’engouffrait dans le passage encaissé, mais les longs cheveux sales de Sissy pendaient tristement sur ses épaules, indifférents.

Elle tendit la main et la posa sur la tête du nouveau venu, le jeune garçon, William.

Celui-ci, dit-elle. Aucun son ne sortait de ses lèvres, mais Tyler entendait distinctement les mots. Méfie-toi de celui-ci.

Il roula jusqu’au coucher du soleil.


— Beaucoup de colons sont venus par cette route, dit Kindle. Des mormons, surtout, mais aussi ceux qui se dirigeaient vers l’Oregon ou la Californie. On peut encore trouver les chemins qu’ont tracés leurs chariots dans certaines prairies, à environ une soixantaine de kilomètres plus au nord.

Matt marchait au côté de son ami, le long de la route ; ils s’éloignaient du campement.

Ils s’étaient arrêtés pour la nuit le long du désert rocailleux du Wyoming qui, aux yeux de Matt, apparaissait infiniment sec, silencieux et immense. Le dîner était terminé et les feux de camp rougeoyaient dans la nuit tombante.

— Vous venez, Matthew ? avait proposé Kindle. On va marcher un peu. J’ai des fourmis dans les jambes.

Et Matt avait intuitivement compris que le vieux solitaire avait quelque chose de difficile à lui confier.

Ni la lune ni le vaisseau n’éclairaient encore le ciel que seules les étoiles piquetaient de paillettes lumineuses.

— On l’appelait la piste du Sud, poursuivit Kindle qui se lança dans une description de tous les petits ruisseaux et passages à gué de la région.

— Vous avez l’air de connaître le coin comme votre poche, remarqua Matt.

— Je suis resté deux ans dans le Wind River Range. Je me promenais souvent dans les montagnes. Les Whiskey Mountains. Très belle contrée.

— Elle vous manque ?

Ils approchaient du petit feu de camp, là où Joey Commoner avait pris son tour de garde. Joey se leva aussitôt au son de leurs pas et se tourna vers eux, la main prête à saisir la crosse du revolver dont le colonel Tyler l’avait armé.

— Halte ! lança-t-il d’une voix rauque.

Kindle bâilla avec un air de profond ennui.

— Joey, si jamais tu pointes ton flingue sur moi, je te le fais bouffer. Ne viens pas dire que je ne t’aurai pas prévenu.

— Le colonel n’aime pas qu’on sorte du périmètre du campement la nuit.

— Le contraire m’aurait étonné. Je suppose qu’il n’aime pas non plus ma tenue débraillée, mais il faudra pourtant qu’il s’y fasse, non ?

— Je serai obligé de lui signaler que vous êtes sortis des limites autorisées.

— Très bien, dit Kindle. J’aurai peut-être droit à un coup de règle sur les doigts, si ça peut lui faire plaisir.

— Vous êtes un vrai connard, dit Joey.

Kindle le considéra quelques instants – avec tristesse, songea Matt. Puis ils reprirent leur chemin, au-delà du feu, au-delà de Joey.

Matt essaya de s’imaginer dans un chariot, traversant cette immensité de pierre et de roc. Pas de routes, pas de stations-service, pas de motels. Pas de Serveurs. Les étoiles acérées comme des aiguilles.

— Matthew… où en est-on arrivé ? Il faut qu’on passe un poste de contrôle, maintenant, pour aller se promener ?

Matt haussa les épaules.

— Joey fait seulement…

— Joey suit des ordres et se délecte à jouer au petit soldat. On ne vit plus dans une ville, mais dans une caserne. C’est pour ça que…

Kindle hésita.

— Que quoi ? demanda Matt.

— Que je m’en vais.

Non.

— Vous ne pouvez pas faire ça.

À la pâle lueur des étoiles, Kindle n’était plus qu’une massive silhouette sombre.

— Matthew…

— Pour l’amour du ciel, Tom, je sais aussi bien que vous ce qui se passe. Tyler a réussi son petit putsch, et maintenant il faut qu’on subisse sa loi. C’est dur, mais on se rapproche tous les jours de cet endroit, en Ohio, où Tyler ne sera plus qu’une petite grenouille insignifiante dans une grande mare. Une grenouille qui éclatera si elle veut se faire plus grosse qu’un bœuf. Là-bas, il y aura sûrement de vraies élections. D’après la radio…

— Depuis quand n’avez-vous pas entendu la radio, Matthew ? Le colonel en a interdit l’accès.

— Aucune importance. En Ohio, le colonel n’aura plus voix au chapitre.

— Ne le sous-estimez pas.

— En attendant, on a beaucoup plus de chances d’arriver à destination si vous êtes avec nous.

— Peut-être, mais ce n’est pas mon boulot.

Kindle se baissa, ramassa une pierre et la lança dans l’obscurité.

— De toute façon, je n’ai jamais eu envie de vivre en Ohio. Je vais vous raconter une histoire, Matthew. Il était une fois un gars qui se promenait le long de la vallée Titcom, dans la région de Wind River Range. J’avais trente-trois ans, à l’époque, et je me trouvais déjà trop vieux. L’est de la vallée est flanqué du mont Peak. Au nord, c’est le mont Sacajawea. Et en face, c’est le Gannett Peak, la plus haute montagne du Wyoming, qui dépasse largement les forêts. On aperçoit les glaciers ; ils ressemblent à des rivières bleues. C’est si beau, Matthew, que c’en est presque douloureux. J’ai campé là, une nuit. Quand je suis parti, je me suis juré de revenir, d’une façon ou d’une autre, avant de crever. De revoir toute cette beauté. Et jusqu’à présent, je n’en ai pas encore eu l’occasion.

— Tom…

— Je sais que vous ne comprenez pas, Matthew. Vous êtes heureux, avec des gens autour de vous. Vous l’êtes encore plus quand vous pouvez les aider. Je vous admire, pour ça. Mais moi, je ne peux pas. C’est dans cette vallée, tout seul, que je serai heureux. Ou dans les Tetons, ou dans les Beartooths.

— Et si vous vous cassez une jambe, qui viendra vous aider ?

— Je ne suis pas très chaud à l’idée de mourir seul, vous savez. Je suis comme tout le monde. Mais est-ce qu’on ne meurt pas tous tout seul, en définitive ?

Il haussa les épaules.

— Avant, il y avait des Shoshone et des Arapahoe, dans le coin. Qui sait ? Je serai peut-être moins seul qu’on ne le pense.

— En Ohio…

— En Ohio, il n’y a que des gens. Et des Serveurs… De deux choses l’une, Matthew : soit les Voyageurs se retirent et nous laissent nous débrouiller seuls, comme des grands – plus de Serveurs, plus d’électricité à moins qu’on ne s’en charge nous-mêmes ; et bientôt, on se retrouvera dans le même schéma. Soit ils nous construisent un paradis privé, ce qui ressemblerait davantage à ce qu’ils nous ont promis. Un endroit sûr, protégé, avec la nourriture en abondance et un genre de contrôle des naissances. Pas question de repeupler la planète pour tout redéglinguer. Et peut-être que c’est une solution qui se défend, finalement. Mais réfléchissez bien, Matthew. Ces miracles que les Voyageurs nous servent sur des plateaux depuis le départ, ça les hisse au rang des dieux, non ? À mon avis, en tout cas, oui. C’est sur ce genre de critères que se base l’humanité depuis des millénaires pour reconnaître un dieu. Mais ça vous dirait, vous, de vivre avec un dieu ? Un vrai, qui apparaît tous les soirs dans le ciel ? Un dieu qui fait tomber la pluie, qui fait pousser le maïs et qui guérit les enfants malades ? Qu’est-ce qu’on deviendrait après dix ans de ce régime – ou mille ans ? On serait peut-être pas plus humains que ces gens qui ont abandonné leurs peaux. Peut-être même moins.

— Ça ne se passera pas forcément de cette manière.

— Possible. Mais ça peut.

Matt ressentit tout le poids de la fatigue peser soudain sur ses épaules. Depuis le départ de Rachel, sa peine s’était comme engourdie, mais il s’alourdissait chaque jour un peu plus d’une lassitude pénible.

Kindle avait-il raison ? L’humanité, du moins ce qu’il en restait, se dirigeait-elle vers une sorte de domestication ? À son tour il se demanda quel serait le visage de la Terre d’ici à un siècle, mille ans. Y aurait-il deux espèces humaines ? Une indomptée et une apprivoisée ?

— Vous avez parlé à Abby de votre départ ? s’enquit-il.

— Si je lui ai annoncé ? Non. Je pensais la mettre au courant le plus tard possible. Lui dire que je m’en vais, et partir. Elle n’aura pas le temps de se faire des reproches.

— Elle ne s’en privera pas, pourtant.

— Peut-être.

— Ce sera un choc, pour elle.

— Elle en a surmonté de plus durs. Oh, bon sang, je ne compte pas à ce point pour Abby. C’est les circonstances qui ont fait que… Si elle avait quinze ans de moins, je suis sûr que vous seriez faits pour vous entendre, tous les deux. Vous avez besoin de secourir les autres. Vous êtes des âmes de bonté. Elle sera généreuse en Ohio, j’en suis certain.

— C’est aussi simple que ça ?

— Ce n’est pas simple du tout, Matthew. Abby a été généreuse, pour moi. Vous avez été généreux.

— Je crois que vous n’avez rien à nous envier sur ce plan.

Kindle leva le nez vers les étoiles et se gratta la nuque.

— On devrait rentrer avant que Joey n’appelle la cavalerie en renfort.

Ils commencèrent à rebrousser chemin.

— Je vous accompagnerai jusqu’à Laramie. Après, je ferai demi-tour.

— Sans vous, ce sera dur, dit Matt. Une voix de moins contre le colonel.

— Je vous ai prévenu, Matthew. Ce n’est pas mon boulot.

Mais, dans le bref coup d’œil de Kindle à Matt, loin de la lueur orange du feu de camp, les mots silencieux : À vous de jouer, maintenant, Matthew.


L’aube se leva sur un ciel clair, un vent frais. Les moteurs troublèrent le calme du désert ; le convoi s’ébranla, jetant des ombres effilées sur les plaines de rocaille.

Le colonel Tyler, en tête du cortège qui traversait des kilomètres de prairies, fut le premier à voir le nouveau miracle.

Un dôme bleu sur l’horizon, d’une forme trop parfaite pour être un produit de la nature. Coiffé de blanc, comme une montagne.

Quelque chose d’artificiel. Quelque chose d’insaisissable, au-delà de la compréhension. Un travail qui défiait les pouvoirs humains.

Calme et beau dans le lointain.

C’est un vaisseau, lui dit Sissy. Pour emmener les morts.

Il en avait vaguement entendu parler, en effet. Des rumeurs, sur les ondes. Et puis Contact l’avait évoqué : un espace phénoménal qui abritait les âmes émigrantes, avec une Terre en réduction à l’intérieur. Les Champs-Élysées, un monde que le Mal n’avait pas pénétré.

Il faut qu’on le voie de plus près. On va s’attarder un peu ici.

Même Sissy était excitée.

28 Clouée au sol

Rosa Perry Connor avait toujours rêvé de voler.

Elle avait grandi enchaînée dans les limites tristement terrestres d’une résidence de banlieue californienne. Curieuse de nature, Rosa avait passé son enfance à explorer les égouts, les maisons en construction et les granges des voisins. Passionnée de lecture, elle avait dévoré la collection de petits livres d’or et les aventures de Tom Sawyer avant de passer aux albums Les Pourquoi et Comment des merveilles du monde de son frère aîné, où elle découvrit un chapitre entièrement consacré à l’aviation. Ce fut le coup de foudre.

L’atmosphère du comté d’Orange était encombrée d’une foule de choses, notamment de produits pétrochimiques, mais aussi d’avions militaires, d’hélicoptères et de long-courriers. Chaque fois qu’un de ces appareils passait dans le ciel, Rosa s’immobilisait. Elle levait la tête, le cou tendu, la main en visière, tel un soldat devant son supérieur. « F-104 », annonçait-elle, ou bien : « On dirait un DC-8. » Elle apprit à les reconnaître à leurs silhouettes et aux longues queues blanches qu’ils traînaient derrière eux dans le bleu du firmament.

D’un caractère entier qui jamais ne se contentait de demi-mesures, Rosa étudia l’histoire intégrale de la conquête du ciel, depuis les premiers balbutiements des frères Montgolfier jusqu’à la technologie de pointe de l’aérospatiale.

Son obsession déconcertait ses amis. Ses parents, eux, ne s’en rendirent jamais compte. Comme tout ce qui la concernait, d’ailleurs. Son père était programmeur dans une compagnie d’électronique. Sa mère jouait au bridge avec des femmes dont la peau hâlée avait acquis la texture du vieux cuir et dont le visage, tendu comme une peau de tambour par les liftings à répétition, évoquait les masques perpétuellement figés des mannequins de vitrines. Rosa s’imaginait aux commandes d’un Fokker en train de mitrailler les barbecues et garden-parties de ses parents. Exterminées, les grosses huiles faraudes aux haleines empestant le Davidoff et le Johnny Walker ; anéanties, les nymphettes sur le retour, aux cuisses plissées sous leurs shorts pastel. Elle s’élèverait au-dessus de tout cela.

Ses parents détestaient l’avion.

Ils avaient de la famille sur la côte Est – mamy Perry dans le Wisconsin, mémé Hagstrom en Floride. Parfois, ils allaient leur rendre visite. En voiture. Ils traversaient le désert. Les mornes paysages de champs, de prairies. Rampants cloués au sol. Forcés de subir les publicités agressives des motels et des McDonald’s. Au lieu de survoler toutes ces horreurs !

Rosa, pendant dix ans – de sept à dix-sept ans –, supplia ses parents de voler, au moins une fois, un été. De laisser la voiture au garage ; il faisait si chaud, dans la voiture ; le voyage était interminable. L’avion éviterait des journées de fatigue et d’ennui. L’avion transformerait la torture en extase.

— Mais en voiture, objectait sa mère avec une patience exaspérante, on peut profiter du paysage.

Rosa avait envie de hurler. Ils le connaissaient par cœur, ce paysage ! Ils auraient pu décrire chaque tronc de chaque arbre le long de chaque route. Quelles surprises pourrait-il encore leur réserver ? Un nouveau tipi de béton ? Un nouveau cactus dans le désert ?

Pour se consoler, elle planifiait son avenir. D’abord, l’université. Elle étudierait… eh bien, tout ce qu’il faut étudier pour devenir pilote. Les maths, l’aérodynamique… Elle avait une bonne vue. Elle trouverait un job dans l’aéronautique civile. Et de là, elle arriverait bien à se hisser dans un cockpit.

Et puis, tout arrive, dix jours avant son dix-huitième anniversaire ses parents lui annoncèrent une nouvelle visite en Floride.

— Cette fois, on y va en avion.

Rosa était excitée comme une puce. Tout juste si elle put fermer l’œil jusqu’à la date prévue. Enfin, le grand jour arriva. Le voyage jusqu’à l’aéroport de Los Angeles fut en lui-même une nouveauté. Ensuite, place à l’aventure…

De la salle d’attente à la porte d’embarquement, elle put étudier en détail les robes argentées des Vanguard, des Convair, des 707. Au sol, ils semblaient massifs, pesants, hors de leur élément, comme des baleines échouées. Par la magie de la vitesse et de l’altitude, ils devenaient d’élégantes comètes traînant derrière elles leur chevelure lactée. Rosa tremblait d’excitation en les voyant prendre leur envol sur les pistes.

L’annonce de l’embarquement la fit sursauter. Après avoir attendu une éternité, le moment fatidique paraissait arriver presque trop tôt.

Leur avion était un Douglas DC-8 Super 61, une version améliorée du DC-8 classique. Rosa avait choisi une place près d’un hublot et elle eut tout le loisir d’observer avec une attention aiguisée les bagages qu’on déchargeait d’un chariot pour les empiler quelque part sous les sièges des passagers. Aucun bruit ne lui échappa : la fermeture finale des portes, le ronronnement des réacteurs, le grondement des roues quand l’appareil commença à se diriger vers la piste.

Elle put voir l’asphalte de la piste quand l’avion se mit en place pour le décollage. Un long ruban vide, étrange route pour cet engin puissant. Les hôtesses expliquèrent l’utilisation des masques à oxygène et avertirent les passagers que les coussins de leurs sièges pourraient, le cas échéant, servir de flotteurs. L’attention de Rosa dériva un instant. Des flotteurs ? Pour quoi faire ? Elle était venue pour voler, pas pour barboter.

Enfin les réacteurs se mirent à hurler. Les vibrations envahirent les moindres recoins de la carlingue : la cloison, le hublot, son siège, elle-même. L’engin amorça sa course.

Rosa n’était pas prête pour cette brutale accélération. Vu de l’extérieur, les décollages semblaient aisés, élégants. De l’intérieur, tout devenait souffrance, effort, pression. Les ailes, qui avaient l’air si solides, se balançaient et tremblaient sous la poussée de l’air. Le fuselage cliquetait comme si chaque boulon était sur le point de se dévisser.

Ce fut à ce moment que Rosa commença à se poser des questions.

Ces tonnes de ferraille pouvaient-elles vraiment être plus légères que l’air ? Cet engin fragile serait-il capable de voler à deux mille mètres au-dessus de la Terre ?

Elle avait foi en l’aviation. Elle n’était pas sûre, en revanche, d’avoir foi en l’invulnérabilité des pièces du moteur fabriquées par des hommes transpirant dans leurs bleus crasseux sur leur chaîne de montage.

Mais quand les roues quittèrent la piste…

elle volait.

Le DC-8 s’éleva avec la rapidité d’un ascenseur. Le sol parut s’enfoncer à une vitesse ahurissante sous les yeux écarquillés de Rosa.

Ses paumes devinrent moites. Elle les essuya nerveusement sur sa jupe.

Une boule s’était formée au creux de son estomac. Je vole, se dit-elle. Je vole pour de bon. Je suis dans les airs, comme un oiseau. Los Angeles s’étalait au-dessous d’elle, son quadrillage régulier s’effaçant peu à peu sous la brume jaunâtre de la pollution. L’avion vira sur l’aile au-dessus du Pacifique. Les parents de Rosa feuilletaient des magazines. Incroyable, songea Rosa. Ils n’étaient pas plus émus que s’ils attendaient leur tour dans la salle d’attente d’un dentiste ! Ils ne se rendaient même pas compte qu’ils étaient dans un cylindre de métal, en train de survoler l’océan !

L’avion continua à s’élever en décrivant une boucle avant de mettre le cap sur l’est.

Une hôtesse vint leur proposer des boissons non alcoolisées.

— Non, merci, dit Rosa.

Elle se sentait curieusement patraque, tout à coup. Chaude, étourdie. Son regard glissa vers le hublot puis revint sur ses genoux. Si elle ne regardait pas par la vitre rayée, elle ne verrait pas le sol. Elle serait moins consciente de la distance qui la séparait de la Terre. De la chute vertigineuse que l’avion accomplirait – s’il tombait.

Pourtant JE VOLE !

Non. Elle ne volait pas. Elle était simplement assise là, attachée sur son siège. Impuissante dans un cigare métallique suspendu au-dessus des montagnes de San Gabriel, grâce à la rotation poussive de quelques turboréacteurs graisseux.

Elle volait peut-être… mais au risque d’y perdre la vie.

L’avion tomba dans un trou d’air, et Rosa, le souffle coupé, s’agrippa à ses accoudoirs.

Sa mère se tourna vers elle.

— Tu es toute pâle, ma chérie. Ça ne va pas ?

— Si si…

Elle avala sa salive avec moult difficultés. Elle ne savait pas ce qui était pire : la peur, l’humiliation ou la déception. Un goût amer montait du fond de sa gorge.

— Le voyage dure combien de temps ?

— Cinq heures. Enfin, plus ou moins.

Cinq heures ? Ces moteurs tiendraient-ils le coup jusqu’au bout ? Avec l’effort qu’ils devaient fournir en permanence ? La pression qu’ils exerçaient sur le fuselage ?

Malgré elle, ses yeux se baissèrent vers les montagnes. Les nuages. Et ce vide incommensurable.

— Rosa ?

Sa mère, toujours.

— Qu’y a-t-il ? Ça ne va pas mieux ?

— Oh, bon sang, intervint son père avec le tact qui le caractérisait. Donne-lui donc le foutu sac en papier. Il est fait pour ça !


Elle échangea son billet de retour pour un voyage en car.

Un voyage interminable, déplaisant, déprimant. Chaque mètre de bitume avalé par les roues du véhicule signait l’aveu de son échec. Elle ne parla à personne, garda les yeux rivés sur l’horizon, le point de jonction entre la terre et le ciel.

Une fois rentrée, elle s’inscrivit à l’U.C.L.A. En plein premier trimestre, elle rencontra Vincent Connor, un étudiant des Beaux-Arts qui lui fit tourner la tête – et la page sur le chapitre de l’aviation.

Vince avait grandi dans une ferme. Blond, beau, bien bâti, pataud et mal dégrossi, il venait du Wyoming où son père élevait des moutons ; mais aux yeux émerveillés de Rosa, il sortait tout droit de la comédie musicale Oklahoma. À tout moment, elle s’attendait à le voir pousser la chansonnette.

Elle devint Mme Rosa Perry Connor au printemps de l’année suivante. Cinq des cousins et cousines de Vince prirent courageusement l’avion du Wyoming pour venir, avec son père veuf, assister à la cérémonie. L’église était pleine. Les nièces de Rosa, ravissantes jumelles de quatre ans, les filles de son frère, tenaient la traîne.

Après la réception, Vince emmena Rosa passer leur nuit de noces à San Francisco, dans un motel en bordure de route ; le brouillard né de l’océan s’accrochait aux pins entourant le parking. La bénédiction nuptiale redonna une nouvelle vigueur à l’acte d’amour. Elle l’appelait Cow-Boy, et ça l’excitait.

Après ça…

Elle ne vit pas le temps passer. Après avoir abandonné les Beaux-Arts, Vincent connut les désagréments des petites annonces et des agences d’emploi jusqu’à ce que son beau-père s’en mêle et le fasse engager dans sa compagnie électronique. Avant d’avoir su ce qui lui arrivait, Rosa fut catapultée dans les clubs de bridge et garden-parties qu’elle avait tant détestés plus jeune. Elle s’y sentait aussi à l’aise qu’une religieuse dans un camp de nudistes, mais Vince était encore pire qu’elle. Ses inévitables chemises à carreaux étaient devenues la risée de ces réunions. Il ne prononçait généralement pas un mot ; s’il ouvrait la bouche, c’était pour raconter quelque grivoiserie balourde dont il avait le secret. Un vrai cow-boy. Indécrottable.

Vince rêvait depuis longtemps d’ouvrir sa propre compagnie – de quoi ? elle ne l’avait jamais su – mais n’avait jamais pu économiser suffisamment d’argent. Il commença à boire. Rosa aussi. Leurs garden-parties devinrent de moins en moins protocolaires et Rosa, assise sur les marches du perron, s’abandonnait de plus en plus à son vieux fantasme du Fokker. Attention, mesdames et messieurs, voici la Baronne rouge. Des sacs en papier ont été prévus pour votre confort dans la poche du siège.

À la mort de son père, Vincent la ramena avec lui dans son Wyoming natal. Rosa eut l’impression d’avoir été transférée à son insu sur une planète lointaine et hostile. Pour son malheur, Vincent avait décidé de reprendre le ranch familial.

— Tu t’y habitueras, lui dit-il, sans prêter grande attention à ses objections. Ce n’est pas aussi terrible que tu l’imagines.

C’était pire. Le ranch trônait au centre d’une immense terre peuplée d’hommes vindicatifs et de femmes soumises. Rosa n’avait d’autre choix que de préparer les repas, d’entretenir la maison et de regarder la télé. Vince n’était pas très chaud pour fonder une famille ; elle non plus. Il lui arrivait de s’imaginer enceinte, histoire de rompre la routine, mais ces velléités de maternité n’allaient pas jusqu’à la convaincre d’oublier sa pilule quotidienne.

Pourtant, malgré cette vie assommante, mon Dieu que les années passaient vite. Des hivers sibériens, des printemps boueux, des étés si secs que ses petits parterres fleuris se rabougrissaient immanquablement avant l’automne. Saison après saison, les programmes défilaient à la télévision. Parfois, Vince l’emmenait jusqu’à Cheyenne. La belle affaire… Cheyenne, le dernier bastion du rodéo.

Son existence devint plate, aussi plate que l’horizon. Sans qu’elle s’en aperçût, la vie filait. Elle vieillissait. Elle fêta bientôt ses quarante ans. Comment était-ce arrivé ? Puis ce fut quarante-cinq. Et cinquante. Mon Dieu. Cinquante ans et toujours coincée dans un ranch à moutons au fin fond du Wyoming !

Elle avait cinquante et un ans quand le vaisseau apparut dans le ciel telle une lune d’ivoire.

Rosa n’en fut pas effrayée, pas même au début. D’après Vincent, il présageait la fin du monde. Pourquoi pas ? En attendant, Rosa aimait le voir glisser, sans effort, sur la toile sombre de la nuit. Il volait, comme elle avait un jour rêvé de voler.

Cette présence agitait de vieux souvenirs.

Elle était plus que jamais clouée au sol, enchaînée à ces immenses hectares de prairies. Enchaînée à Vince. Pour couronner le tout, elle avait pris du poids au fil des ans ; sa démarche s’était considérablement alourdie, empâtée. La vengeance de la gravité…

Et puis, l’été précédent, comme tout le monde, elle s’était alitée avec la grippe de Taiwan… et s’était réveillée avec la conscience que sa vie n’avait été qu’un prologue.

Vince accepta lui aussi la proposition de Contact sans la moindre hésitation, ce qui la surprit. Il avait paru satisfait de sa vie. Le ranch, sous sa supervision, prospérait ; il avait l’air content de son sort. Il n’avait jamais eu de rêves de vol, lui.

Cependant, il était impatient de voir venir cet âge d’or, impatient de quitter son costume de cow-boy Marlboro et de plonger dans les profondeurs fluides du Monde supérieur.

Après Contact, Rosa se sentit curieusement plus proche de Vince, mais en même temps plus distante. Elle pouvait clairement apprécier le paysage accidenté de sa vie, distinguer les sommets de la fierté et les canyons de l’ambition qui l’avaient conduit en Californie puis ramené au Wyoming. Il y avait même la butte pastel de ses sentiments et de son affection pour elle, Rosa. Agréable découverte.

Mais elle pouvait se rendre compte, aussi, que leur union était le fait de l’arbitraire, du hasard. Leur amour avait culminé dans un motel à San Francisco. Qu’en restait-il ? De la tendresse, au mieux. De l’ennui, au pire.

Elle ne s’étonna pas de voir Vince quitter très vite son corps de chair. L’hiver s’installait déjà, et Vince n’avait jamais aimé les rudes tempêtes et le vent glacé qui arrivaient du nord chaque année.

Rosa, cependant, avait conçu d’autres projets pour elle-même.

Elle avait en tête une certaine transformation, un adieu spectaculaire à la planète qui l’avait vue naître.

Il lui faudrait du temps ; elle devrait sans doute prolonger son séjour sur Terre plus longtemps que les autres. En conséquence, elle débuta sans attendre sitôt que Vince eut abandonné sa peau, frêle enveloppe que le vent d’hiver s’empressa de balayer.

Elle monta dans la chambre, s’assit un instant sur le grand lit qu’elle avait partagé des années avec Vince, puis se déshabilla pour se regarder une dernière fois dans le miroir en pied. Le reflet était celui d’une femme obèse, aux cheveux grisonnants, dont le visage flasque avait depuis peu perdu son éternelle expression morose.

Elle s’allongea sur le lit.

Les néocytes de son corps s’activèrent pour embrumer sa conscience et permettre au temps de passer plus vite. Rosa eut soudain l’impression de flotter dans l’espace.

Sa balance, le matin même, accusait cent treize kilos. Les néocytes avaient du pain sur la planche. Le tissu adipeux commença de changer. Les pores de Rosa exsudèrent une substance grise, fibreuse. En quelques jours, son corps en fut recouvert. Ses fonctions physiques ralentirent de plus en plus. Au bout d’une semaine, Rosa cessa de respirer ; son cœur s’arrêta de battre.

À l’intérieur de sa chrysalide, la métamorphose débuta.


Le pâle cocon reposa, immobile, tout l’hiver sur le lit.

Autour de lui, le monde subissait le grand bouleversement. Les tempêtes hivernales, cette année-là, furent particulièrement violentes. Pas autant que les cyclones qui ravagèrent les côtes, mais les tourmentes de neige gelèrent les canalisations et bloquèrent les routes sur lesquelles, d’ailleurs, plus personne ne circulait. En janvier, le vent fut si puissant qu’il brisa une fenêtre au rez-de-chaussée. La chambre de Rosa devint glacée et une légère couche de givre se forma sur le miroir. Mais Rosa était protégée du froid et du vent.

Vince, avant de partir, avait ouvert les barrières afin que les moutons soient libres d’aller brouter où bon leur semblait. Mais beaucoup, loin de leur abri, périrent cet hiver.

Pas très loin du ranch, de l’autre côté de la frontière du Colorado, les organismes des Voyageurs avaient entrepris la construction du nouveau vaisseau. Si Rosa s’était levée pour regarder par la fenêtre de sa chambre, elle aurait pu le voir grandir, sentir les trépidations du sol alors qu’ils puisaient au magma de la Terre, distinguer sa luminosité spectrale dans la nuit polaire.

Au printemps, tandis que le sol s’amollissait sous la neige fondante, elle aurait pu voir le Vaisseau-Home dominer l’horizon austral – une nouvelle montagne. Le voir comme A. W. Murdoch l’avait vu, le jour où il avait quitté sa peau.

Mais Rosa Perry Connor dormait toujours.


La température se réchauffait quand Rosa commença enfin à bouger dans son cocon. Les nuits étaient encore froides, mais la neige avait déserté le paysage.

Chaque jour, elle reprenait vie dans sa chrysalide.

La conscience revenait. Elle sentit le terme du processus approcher. Sentit son nouveau corps se rebeller contre son emprisonnement.

Quelques jours encore, et elle se libérerait.

Rosa ressentit le Monde supérieur, aussi, dans toute sa complexité – tant d’âmes le peuplaient déjà.

Mais elle n’était pas la seule à s’attarder sur Terre. D’autres transformations avaient eu lieu.

Beaucoup, en fait, et sur tous les continents. De nouvelles créatures mi-humaines, ex-humaines ou post-humaines.

Comme cet homme, songeait-elle à mesure que sa conscience s’élargissait… le garçon… le vieil homme qui était redevenu enfant…

… et qui la percevait, lui aussi…

… qui, d’ailleurs, était très proche.

Il réclamait son attention par l’intermédiaire du Monde supérieur.

Rosa, disait-il tandis qu’elle se débattait pour, sortir des limbes de son hibernation…

Rosa, nous sommes très près de toi…

Je t’entends, garçon, songea-t-elle. Mais j’ai encore besoin de dormir. Que veux-tu ?

Rosa, dit-il. Nous sommes tout près. Dépêche-toi, Rosa. Termine ce que tu as à terminer, hâte-toi, car nous sommes très près, et tu risques d’être en danger.

29 Je sais qui tu es

Le convoi fit halte sur une aire de repos, le long de la I-80.

Le Vaisseau-Home vira au bleu profond sitôt le soleil disparu à l’horizon. Les dernières lueurs s’accrochèrent à sa cime et empourprèrent un instant la neige qui l’encapuchonnait.

On ne devrait pas rester ici, songea William. Le Vaisseau-Home était presque fini et bientôt – d’ici à quelques jours – il s’éloignerait de la Terre. Le spectacle serait sans nul doute grandiose, mais également dangereux pour tout humain séjournant dans la région. La création du vaisseau avait ouvert une plaie profonde dans la croûte terrestre. Quand il s’élèverait, le magma suinterait de la blessure. Le soubassement tremblerait ; la Terre s’ouvrirait.

William savait tout cela par l’entremise du Monde supérieur, mais n’en parlait pas.

Il n’arrivait pas à se décider. Le devait-il ou non ?

Il s’écarta de la caravane de Miriam ; la chaleur du bitume traversait ses semelles. Assis sur le capot d’une Honda abandonnée, il ferma les yeux et laissa le vent rafraîchir sa peau juvénile.

Dans le Monde supérieur, la controverse faisait rage. Alors que le nouveau vaisseau s’apprêtait à quitter la Terre, ses habitants commençaient d’assumer certaines tâches jusqu’alors accomplies par les Voyageurs – principalement l’entretien de la planète. Ce n’était pas une mince affaire.

Les Voyageurs avaient entrepris ce travail un peu comme l’aurait fait un géant de bonne volonté mais lourdaud. En dépit de leur grande sagesse, ils n’avaient pas prévu un taux de résistance de un pour dix mille. Ils avaient ignoré les infinis visages de la psychologie humaine ; une erreur bien compréhensible. Leur propre transition d’une espèce biologique et planétaire à une épistémè interstellaire avait été autogénérée et pratiquement unanime.

Mais la question demeurait : quels rapports la collectivité humaine du Monde supérieur devait-elle entretenir avec cette minorité têtue ?

Laissons-les, disait une fraction. Ils ont choisi leur indépendance et nous nous devons de la respecter. Laissons-les accomplir leur destin. La destinée du vaisseau appartenait aux étoiles. La Terre n’avait qu’à se débrouiller seule.

Ce n’est pas humain de les abandonner, protestaient d’autres voix. Ils sont libres de choisir pour eux-mêmes, mais qu’en sera-t-il de leurs enfants ? Nous n’avons pas le droit de condamner une autre génération à la mort.

Les discussions n’avaient pas encore abouti.

Le problème de William reflétait à une échelle réduite celui du vaisseau. Il savait qui était le colonel Tyler ; il était conscient de la menace qu’il représentait pour les autres. Mais devait-il intervenir ?

Il avait pris la décision, pour ses derniers jours sur Terre, de redevenir enfant. Il avait relégué de nombreux souvenirs dans les profondeurs de sa mémoire parce qu’il avait choisi de vivre à fond cette expérience. Aussi ses fonctions à la présidence s’étaient-elles enfouies quelque part dans un passé brumeux, et il ne percevait plus que vaguement la présence du Monde supérieur lui-même.

Maintenant, cette situation de crise le forçait à interrompre son expérience pour prendre position. Mais laquelle ?

Il ne croyait pas que ses retrouvailles avec le colonel Tyler puissent être le fruit du hasard. Un lien, comme un fil invisible, s’était tissé entre eux ce jour-là, dans le parc de Washington, quand le colonel l’avait menacé de son revolver. Le garçon avait pédalé sans but à travers l’Amérique, manœuvré à son insu par l’homme en lui qui l’avait conduit à ce triste convoi. Il ignorait ce que leur réservait l’avenir, mais comprenait qu’il avait un rôle à jouer dans le dénouement de l’histoire.

Et à moins d’un kilomètre de là se dressait le ranch des Connor. Un autre problème. Rosa, répéta-t-il silencieusement, Rosa, dépêche-toi !

Miriam arrivait derrière lui. Il reconnut son pas traînant sur les graviers du parking. Elle est fatiguée, songea-t-il. Miriam avait fait preuve d’une force exceptionnelle pour son âge ; elle insistait pour conduire elle-même la voiture qui traînait sa caravane. William admirait sa résistance et son courage. Il restait que Miriam n’était plus jeune et qu’elle s’essoufflait facilement.

Elle se tenait derrière lui, regardant le vaisseau qui dominait l’horizon.

— D’une certaine manière, dit-elle, c’est plutôt beau.

Ça l’était. Le vaisseau reflétait un fabuleux camaïeu de bleus, depuis le plus tendre des pastels, à son sommet, jusqu’aux ombres indigo à sa base, en passant par une infinie variété de lavande, de turquoise et d’outremer. Quelques nuages s’accrochaient à son flanc droit.

— Tu as l’air triste, remarqua-t-elle.

— Je réfléchissais, dit-il.

— À quoi ?

Il haussa les épaules ; un geste typique pour un garçon de son âge.

— Des choses.

Un bruit de verre brisé. Ils tournèrent la tête. Le colonel Tyler venait de forcer la porte vitrée du snack-bar.

— William, dit Miriam d’une voix grave. J’ai hésité longtemps avant de le dire, mais… je crois que le moment s’y prête. William, ce n’est plus la peine de me mentir. Je sais qui tu es, tu vois.

Elle releva une mèche de ses cheveux gris balayés par le vent, sans le quitter des yeux.

— Tu es l’un d’eux.


Elle avait eu des doutes dès le début.

Rien d’étonnant à cela. Depuis des mois, le doute était un compagnon fidèle. Contact avait anéanti toutes ses certitudes.

Le non ! véhément qu’elle avait opposé à l’offre d’éternité ne l’avait pas empêchée de voir certaines choses, cette nuit-là – certaines infinitudes qui l’avaient ébranlée jusqu’au tréfonds de son être.

Elle avait repris la bible offerte par son père et l’avait relue, de la Genèse 1-1 jusqu’à l’Apocalypse 22-21. La Bible avait toujours tenu une place essentielle dans la vie de Miriam. Non pas parce qu’elle était censée tout expliquer, comme le prétendaient les évangélistes à la télévision. Au contraire. Elle croyait à la Bible pour les mystères qu’elle recelait. De même que la vie, elle était obscure, contradictoire, et résistait aux interprétations. Et encore heureux. Quel prix pourrait-on accorder à un livre de sagesse qui se laisserait comprendre au premier coup d’œil ? La sagesse, c’était une montagne. Il fallait l’escalader, hors d’haleine, étourdi, le pas mal assuré alors même qu’on approche du sommet.

Mais après Contact…

Après Contact, Dieu lui pardonne ce blasphème, mais la Sainte Bible n’avait plus été à ses yeux qu’une petite épopée provinciale.

Toutes ces préoccupations terrestres, ces histoires de rois, d’esclaves, de bergers et de patriarches…

L’espace d’un instant inoubliable, en août, Miriam avait vu l’univers lui-même – un univers dont l’origine remontait à la nuit des temps, immense au-delà de toute compréhension, et composé d’autant de mondes que l’océan de gouttes d’eau.

Et Dieu ? Où se situait-il, dans cette immensité ?

Peut-être partout, songeait-elle. Peut-être nulle part. C’était une question à laquelle les Voyageurs n’avaient pas apporté de réponse. Et de plus en plus, Miriam doutait de pouvoir jamais en apporter une par elle-même.

Non, avait-elle dit. Je ne veux pas de votre immortalité. Elle serait immortelle sous le seul regard de Dieu. Elle n’en demandait pas plus.

Mais le monde, depuis, n’avait plus jamais été le même.

Lorsque William était arrivé sur sa bicyclette, avec ses grands yeux et son prénom pour seul patronyme, Miriam avait depuis longtemps fait du doute son compagnon de chaque instant. Elle sut immédiatement que le garçon n’appartenait pas à l’espèce humaine. La vraie.

D’abord, elle l’aimait bien. Au cours des années qu’elle avait passées en qualité de secrétaire à l’école communale, des enfants, elle en avait côtoyé. Bien assez pour les prendre en grippe. Ils étaient sales, insolents, grossiers. Les enfants de ce monde sont, dans leur génération, plus sages que les enfants de lumière. Luc 12-19. Mais Miriam était prête à parier qu’il n’entrait pas dans les habitudes des enfants de Galilée de traiter leurs aînés de « grands cons ».

Il en allait de même pour William. Il était différent, et Miriam le suspectait d’avoir, à une époque, été bien plus vieux que ses douze ans. Elle s’ouvrit à lui de ses soupçons.

William balançait pensivement ses pieds contre le pare-chocs de la voiture.

— Je ne vous ai pas menti, dit-il.

— Mais tu n’es pas ce que tu parais.

— Si. Je suis bien un garçon de douze ans. Mais je suis autre chose, aussi.

— De plus vieux.

— Entre autres.

— Tu n’es pas humain.

Il haussa les épaules.

— Tu ne veux pas que les autres le sachent ?

Nouveau geste désabusé.

Miriam s’appuya contre la portière. Cette station debout prolongée lui provoquait des douleurs dans les jambes.

— Je ne leur dirai pas. Je ne pense pas que tu présentes un danger pour nous.

Un semblant de sourire apparut sur les lèvres de William.

— Je peux te demander quelque chose ? dit-elle.

— Quoi ?

— Parle-moi. Raconte-moi…

Elle ne trouvait pas les mots adéquats. Il les lui fournit.

— Le Monde supérieur ?

— Oui.

Elle ajouta, presque honteuse de cet aveu :

— Je suis curieuse…

— D’accord, acquiesça-t-il.

— Mais d’abord, on va aller dîner.

Elle croisa les bras sur sa poitrine en frissonnant.

— Les nuits sont froides, en ce moment. Je suis transie jusqu’aux os.


Le colonel avait organisé le repas dans la salle du snack-bar. Abby Cushman avait découvert une réserve de haricots rouges en boîtes. Une grande casserole chauffait sur la cuisinière du restaurant.

William leur trouva un goût de vinaigre et de fer-blanc. Mais toute assiette chaude était la bienvenue, en ces temps de froidure.

La communauté s’était scindée en plusieurs petits groupes. William observa Matt Wheeler et Tom Kindle, étrangement silencieux, partageant quelque malaise secret.

Il regarda John Tyler conférer avec son état-major : Joey Commoner, Paul Jacopetti, Bob Ganish. Messes basses et agitation. On mijotait quelque chose.

Beth Porter, debout, son bol de haricots dans les mains, jetait des coups d’œil nerveux à l’un et l’autre groupe.

Il régnait une sorte d’aigreur profondément déplaisante dans la pièce. William avait hâte de sortir de là. Il songea à Miriam ; assise à une table, seule, elle remuait distraitement sa cuillère dans son bol de potage (elle ne digérait pas les haricots). Miriam, qui avait deviné son secret.

Il songea à Rosa Perry Connor, tout près de là, se débattant pour sortir de son cocon d’hibernation.

Il songea au Monde supérieur.


De retour dans la caravane, il fit de son mieux pour répondre aux questions de la vieille dame.

Elle voulait plus qu’il ne pouvait donner. Elle voulait connaître l’architecture de l’univers. Il se sentait entravé par les mots ; mais il s’évertua à traduire en langage simple sa propre appréhension, toute récente, du temps et de l’espace.

Nous vivons dans un puits du temps, expliqua William. Faites appel à votre souvenir le plus enfoui, Miriam, le plus ancien, qui remonterait à votre plus petite enfance. À présent, songez à toutes les heures qui se sont écoulées depuis, toutes les secondes égrenées à toutes les pendules de toutes ces années. Un océan de temps. Doublez ce temps, dit-il, et doublez-le encore, et multipliez-le par cent, par mille ; malgré cela, Miriam, vous n’aurez même pas égratigné la couche superficielle du passé. Multipliez-le par un nombre si grand que la page de votre cahier ne serait pas assez large pour le contenir, et peut-être que vous pourrez atteindre le jurassique ou le paléolithique, quand la planète n’était peuplée que de monstres préhistoriques, mais cette période ne représente qu’une brève seconde dans son histoire. Multipliez-le encore et encore et, finalement, vous arriverez à l’aube des temps, puis à la naissance de la Terre, planète en fusion, puis à la formation du Soleil. Et multipliez-le encore : les éléments qui créeront le Soleil et tout le système solaire sont forgés dans l’incommensurable fonderie d’une supernova. Et malgré cela, il ne s’est pas écoulé plus d’un grain de sable dans le grand sablier du Temps lui-même.

— C’est vertigineux, murmura Miriam.

Et l’espace, poursuivit William, était un mystère ; le mystère de l’infini. La Galaxie n’était qu’un atome parmi les milliards de galaxies ; le Soleil, une étoile parmi des milliards d’étoiles…

— C’est trop, William ! Comment pouvez-vous supporter tout ça ?

La voix de Miriam était faible et triste.

— On se sent si seul.

Mais de cet amalgame de particules et de forces était née la vie. Un miracle qui impressionnait même les Voyageurs. La conscience se déployant d’un cocon d’astres et de temps. Des perles de conscience se développant dans l’obscurité du néant.

— Miriam, comment pouvez-vous parler de solitude ? demanda-t-il, sincèrement étonné. Nous étions virtuellement contenus dans l’univers dès ses prémices. Nous sommes les produits de sa loi naturelle. Comme toutes les créatures dans les profondeurs du ciel. Nous sommes l’univers qui se regarde lui-même. C’est cela, le mystère ; c’est cela, la consolation. Chacun d’entre nous est un œil de Dieu.


Elle se réveilla en pleine nuit, à 3 heures ; William, dans son sac de couchage, les bras croisés derrière la tête, veillait, les yeux grands ouverts.

Tous deux ne pouvaient trouver le sommeil. La femme âgée et le garçon sans âge.

— William, murmura-t-elle.

Il ne répondit pas mais elle le savait attentif.

— Il y a quelque chose qui me turlupine. Je pense souvent à nous, ceux du groupe. Et à ceux, en Ohio, et dans d’autres pays du monde. Qui ont tous dit non. Qui n’ont pas voulu de l’immortalité. De ce… Monde supérieur. Ça t’arrive d’y penser, toi ?

La voix presque fluette de William dans l’obscurité :

— Oui.

— Et tu te demandes pourquoi ?

— Quelquefois.

— Pourquoi certains ont préféré rester dans leur corps de mortels ?

Elle distingua vaguement son hochement de tête.

— William, y a-t-il une réponse à cette question ?

— Beaucoup de réponses.

Il marqua un temps, comme si, là aussi, il choisissait ses mots avec soin.

— Autant de réponses qu’il y a de gens. Parfois, c’est la foi religieuse. Mais moins souvent qu’on n’aurait pu le penser. Les gens prétendaient croire en tel ou tel Dieu, sans doute avec sincérité ; mais à un niveau vraiment très profond, celui sur lequel s’expriment les Voyageurs, les mots perdent leur valeur. Qu’ils aient été chrétiens, musulmans ou bouddhistes, très peu se sont en fin de compte fiés à leurs croyances au point de refuser l’immortalité.

— Et je suis au nombre de ceux-là ?

— Oui.

Du moins, se dit-elle, je l’étais.

— Et les autres ?

— Certains tiennent tellement à leur indépendance qu’ils sont prêts à mourir pour elle.

Tom Kindle, songea-t-elle.

— Et certains veulent mourir. Ils ne voudraient peut-être pas l’admettre, ils en ont même probablement peur, mais au plus profond d’eux-mêmes, c’est leur souhait le plus cher.

Oui pouvait correspondre à cette catégorie ? Le gros Bob Ganish, l’ex-vendeur de voitures ? Peut-être. Paul Jacopetti ? Vert de peur devant la mort mais l’appelant en secret ? Pourquoi pas ?

— Certains sont tellement écrasés par le poids de leur culpabilité qu’ils sont convaincus de ne pas mériter l’immortalité.

Joey Commoner.

— Ça peut aussi être une combinaison de plusieurs de ces causes.

Beth Porter.

— Peut-être, suggéra-t-elle en songeant au colonel Tyler qui ne lui inspirait que méfiance depuis le jour où elle avait posé les yeux sur lui, peut-être que certains sont simplement mauvais.

— Possible, acquiesça William. Mais la plupart de ces gens « mauvais » se sont empressés de renoncer à cet aspect d’eux-mêmes. D’autres non. D’autres… Miriam, c’est difficile à accepter, mais certaines personnes sont nées si vides qu’elles n’ont rien à défendre ou à abandonner. Elles s’inventent une personnalité à partir de n’importe quoi, tout ce qui leur tombe sous la main. Mais au centre de leur être, c’est le néant.

— Le colonel Tyler, dit-elle tout haut.

William ne répondit pas.

Mais elle avait sans hésitation reconnu la description. John Tyler, aussi creux qu’une coquille d’œuf. Aussi vide. Elle pouvait pratiquement entendre le vent siffler dans ses os.

— Mais il y a des gens comme le Dr Wheeler… ou Abby Cushman. Ils n’ont rien d’exceptionnel ?

Le vent secoua la caravane. William hésita un long moment.

— Miriam, dit-il enfin, avez-vous jamais lu Yeats ?

— Non. Qui est-ce ?

— Un poète.

Elle n’avait jamais lu un seul vers de sa vie et le lui avoua en toute simplicité.

— Yeats a écrit un vers qui est resté gravé dans ma mémoire. L’homme est amoureux, et il aime l’éphémère. Je ne pense pas que ce soit vrai, du moins pas comme l’insinue ce poète. Pas pour la plupart des gens. Mais Yeats a pu faire partie de cette catégorie. Et je pense que c’est vrai pour d’autres, aussi. Certains sont amoureux de ce qui meurt, Miriam, et ils aiment d’un amour si fort qu’ils ne supportent pas d’y renoncer.


Par quelque intervention miracle des Voyageurs, les chasses d’eau fonctionnaient toujours dans les toilettes du restaurant. Un plaisir. Miriam détestait les toilettes chimiques.

À l’aube, le nouveau vaisseau formait un pâle croissant nacré sur l’horizon quand elle quitta sa caravane pour se rendre dans les toilettes du snack, sa bible à la main.

Elle ouvrit le livre saint au hasard et commença à lire.

Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde. Matthieu 28-20.

Ce matin encore, il y avait du sang dans la cuvette.

Je suis en train de mourir, songea Miriam.

30 Feux d’artifice

Matt fut réveillé par un coup à la porte de son camping-car : Tom Kindle, en vieux jean, chemise de laine, chaussures de marche et casquette de base-ball. Son fusil à la main.

— Vous êtes prêt à aller chasser l’ours ? demanda Matt.

— Je vous offre le fusil. En souvenir.

— Vous n’en aurez pas besoin ?

— Je pourrai en trouver un à Laramie, avec des munitions. Matthew, même si ça ne vous plaît pas, vous n’êtes pas en sécurité, en ce moment. Autant que vous ayez de quoi vous défendre.

Matt prit le fusil. Il n’avait jamais chassé, jamais fait son service militaire. Pour tout dire, c’était la première fois qu’il tenait une arme entre les mains. Le fusil était plus lourd qu’il n’y paraissait. Les pièces métalliques avaient été récemment huilées.

Il n’aimait pas la sensation de cette arme, non plus qu’il n’aimait voir Kindle partir.

Il lui rendit le fusil.

— Non. Ce n’est pas mon genre de jouet.

— Matthew…

— Je suis sérieux, Tom.

— Ne soyez pas stupide.

— Ne soyez pas têtu.

— Crénom de tête de mule ! dit Kindle en reprenant le fusil.

— Vous avez parlé à Abby ?

— Pas encore. J’allais le faire. Ce ne sera pas de gaieté de cœur.

— Vous avez encore le temps de changer d’avis.

Kindle haussa les épaules.

— N’y comptez pas trop.

Il tendit la main. Matt la prit dans la sienne.

— Soyez prudent, Tom.

— Faites attention à vous, Matthew. Je me demande si vous ne serez pas plus en danger que moi, avec ce dictateur de mes fesses.


— On s’est dit que vous devriez être mis au courant, annonça la voix à la radio. Tous nos Serveurs sont frappés de mutisme.

À cette heure de la matinée, ce n’était pas un appel de routine, et Tyler écouta avec un intérêt croissant.

Joey et lui avaient installé l’appareil dans l’arrière-salle du snack-bar. Tyler en avait fait son quartier général ; il était seul au moment de l’appel.

Le micro dans la main, il appuya sur la touche d’émission.

— Pouvez-vous répéter, Ohio ?

La radio était alimentée par le courant, toujours en activité, où qu’ils se trouvent. Joey avait proposé de brancher un appareil sur la batterie d’un des véhicules ; rien de plus facile, arguait-il. Et fonctionnel. Mais Tyler l’en avait dissuadé. Il commençait d’envisager la radio comme un handicap.

— Les Serveurs ne parlent plus.

Ohio se relayait pour assurer un service radio vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tyler reconnut le léger accent hispanique de Carlos, qui assurait le service du matin.

— Je me demandais si vous aviez remarqué la même chose, de votre côté.

— Nous ne sommes pas près d’un Serveur, pour l’instant.

— À ce qu’il nous semble, les Voyageurs envisageraient de repartir. Peut-être que les Contactés prendront la relève, peut-être pas. Il est bien possible qu’on voie le vaisseau se remettre sur orbite très bientôt. Ce serait la fin d’une ère, si c’est le cas, non ?

Carlos avait manifestement envie de bavarder.

Sissy apparut dans un coin de la pièce, faiblement lumineuse et impatiente de s’exprimer.

— Donc, tous les Serveurs sont muets ? insista Tyler.

— Comme des carpes, confirma Carlos. Ils ne parlent plus, ne bougent plus. Rien.

Tyler absorba l’information et la retourna dans son esprit, cherchant à en saisir toutes les implications.

Dehors, par la vitre sale, il aperçut l’immense courbe du nouveau vaisseau encore arrimé au sol. Le vaisseau humain, de la taille d’une montagne.

— Ohio, dit-il, je vous reçois de plus en plus mal…

— Désolé, colonel… Vous avez des problèmes de temps, chez vous ?

Le ciel était d’un bleu uniforme. Encore sombre à cette heure matinale. Pas un souffle de vent.

— Je crois qu’un orage s’annonce.

— Grave ?

— Non, je ne pense pas. Mais nous risquons de ne pas pouvoir vous joindre avant quelque temps.

— Navré de l’apprendre. Recontactez-nous dès que possible.

— Comptez sur nous. Merci, Ohio.

Sissy, radieuse, approuvait en silence.

À présent, il s’agissait d’examiner l’information. D’en examiner toutes les conséquences possibles.

Si les Voyageurs s’en vont… Si les Serveurs se taisent…

Alors nous n’avons plus rien à craindre. Nos secrets resteront entre nous.

La voix de Sissy était faible mais stridente.

Ce n’est peut-être pas aussi simple, songea Tyler. On ne sait pas quelle tournure vont prendre les événements.

Alors attendons. On verra bien.

Attendre où ? Ici ?

Oui.

Jusqu’à quand ?

Jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que les Voyageurs soient partis, que les morts soient partis, que le ciel soit vide.

Les gens ne voudront pas rester ici, rétorqua Tyler. Ils veulent aller en Ohio.

Invente quelque chose. Dis-leur que l’Ohio vous a conseillé d’attendre. À cause du mauvais temps, comme tu leur as dit. Un barrage a craqué, par exemple.

Sissy n’avait jamais été en mal d’imagination.

Ça pourrait marcher, songea le colonel. Mais pas s’ils peuvent communiquer avec l’Ohio, ou l’inverse. La radio…

Tu n’es pas aussi bête, dit Sissy. Tu peux bricoler la radio, non ?


Tyler tira le store poussiéreux et coinça une chaise sous la poignée de la porte.

Le jour se levait à peine et le campement était encore silencieux. La troupe des Irréductibles, ainsi que Tyler, satisfait de son propre sens de l’humour, les avait baptisés, ne risquait pas de le déranger. Joey continuait à monter la garde – une tâche idiote qui lui allait comme un gant –, et Jacopetti dormait jusqu’à midi si personne ne le réveillait. En dehors de ces deux-là, personne ne devrait venir l’importuner avant quelque temps.

Il posa la boîte à outils de Joey sur la table, débrancha la radio et retira les petites vis qui maintenaient le boîtier en place.

À l’aide d’une pince crocodile et d’un gros fil électrique, il fabriqua une sorte de câble de démarrage dont il fixa une partie sur l’enroulement primaire cent vingt volts du transformateur, et l’autre sur le pôle positif du courant. Histoire de ne rien laisser au hasard, il tendit un fil nu sur le fusible interne.

Remets le boîtier avant de brancher, lui rappela Sissy.

Tyler suivit le conseil. Pour terminer, il appuya sur le bouton on.

Après s’être accroupi dans un coin, il brancha l’installation sur la prise murale.

Il y eut une demi-seconde de silence. Puis un son, sec comme une détonation, claqua ; le gros appareil fit un bond sur la table, cracha une étincelle aussi vive qu’un flash et grésilla sous l’effet de la surtension.

L’ampoule du plafond vacilla et s’éteignit. Court-circuit général.

Maintenant, plus de temps à perdre. Tyler débrancha et entrouvrit le store, juste ce qu’il fallait pour avoir un peu de lumière. Une fumée âcre s’échappa de l’appareil quand il en souleva le boîtier. Ignorant l’odeur qui lui piquait la gorge, Tyler se hâta d’effacer toute trace de ses préparatifs. Il retira ce qu’il restait des câbles, la pince crocodile, le fil et le fusible. Puis il reposa le boîtier et commença à remettre les vis, une à une.

La voix de Tim Belanger lui parvint de l’autre côté de la fenêtre. Tim se plaignait ; il n’y avait plus de courant. Quelqu’un savait où on changeait les plombs, ici ?

Huit vis. Quatre de chaque côté. Tyler vissa la cinquième, la sixième. La septième. Il transpirait.

Des bruits de pas dans le couloir.

Les mains tremblantes, il poussa la dernière vis dans son trou. Le tournevis refusa de trouver la fente. Quand il y parvint, la vis s’enfonça de travers.

— Merde, pesta Tyler entre ses dents.

Ne jure pas, le gronda Sissy.

On frappa à la porte.

— Colonel ?

La voix de Joey.

— Vous êtes toujours là ?

Trois tours de poignet pour fixer la dernière vis. Deux secondes pour remettre la boîte à outils sous la table. Deux de plus pour retirer la chaise de sous la poignée de la porte.

— Il fait sombre comme l’enfer, ici, dit-il. Désolé.

Il s’écarta pour laisser entrer Joey.

Joey fronça le nez, flaira.

— Qu’est-ce qui schlingue comme ça ?

— J’ai eu des petits ennuis avec la radio, dit Tyler.


— Elle est complètement foutue, déclara Joey après avoir examiné les entrailles fondues de l’appareil. Le transfo a dû provoquer un court-circuit. Encore que je me demande comment.

Il proposa de rouler jusqu’à Cheyenne et de trouver une autre radio.

— Très bien, acquiesça Tyler. Mais pas tout de suite.

Joey ne comprenait pas. Pourquoi attendre ?

— Ce soir, réunion. C’est important, et j’ai besoin de vous. Pour les votes et comme huissier appariteur.

Joey se rengorgea devant cette promotion inattendue.

— Je pourrais être rentré à temps.

— Je ne veux pas prendre de risques. N’insistez pas, monsieur Commoner. Faites-moi confiance.

Joey se plia aux volontés de l’autorité suprême.

Bon soldat, songea Tyler.


Matt, qui ignorait encore que la radio avait rendu l’âme, était en train de rédiger une liste de médicaments à transmettre en Ohio quand il entendit les cris angoissés d’Abby.

Il sortit en hâte de son camping-car. L’origine de ces protestations, il la connaissait déjà. Il les avait même guettées avec une certaine anxiété.

Tom Kindle était monté dans la cabine de son camion aménagé et faisait tousser le moteur. Abby, quant à elle, était descendue de sa caravane. En jupe de jean, chemisier blanc, une brosse à cheveux dans la main. Pieds nus et yeux rouges ; elle avait pleuré. Elle traversa le parking en courant vers le camion de Kindle.

— Vous ne pouvez pas faire ça !

Elle s’arrêta, consciente non seulement qu’il le pouvait mais qu’il le ferait.

— Ooooh non !

Rageusement, elle jeta la brosse sur le camion. Le manche de plastique cogna contre la portière.

Kindle se pencha par la vitre et lui adressa un geste désolé de la main.

— ESPÈCE DE LÂCHEUR ! VIEUX DÉGONFLÉ ! SALE ÉGOÏSTE !

Le camion s’engagea sur la route et prit rapidement de la vitesse.

Matt posa son bras sur les épaules d’Abby. Elle le repoussa et, les mains sur les hanches, le regarda avec rancœur.

— Pourquoi l’avoir laissé faire, Matt ? On a besoin de lui !

— Abby, calmez-vous… Oui, je sais. Mais je n’ai pas pu l’arrêter. Il y a longtemps qu’il était décidé. Et à mon avis, personne n’a jamais pu empêcher Tom Kindle de faire ce qui lui plaît. Vous le connaissez aussi bien que moi.

Elle s’affaissa soudain contre lui.

— Je sais, mais… Oh, flûte, Matt ! Pourquoi maintenant ?

À court de mots pour la consoler, il se contenta de la serrer dans ses bras tandis qu’elle sanglotait.

Joey Commoner arriva en courant du snack, Tyler et Jacopetti sur ses talons.

Une main en visière, il regarda s’éloigner le camion de Kindle. Puis il se tourna vers Abby. Il ne fut pas long à faire le rapport.

— Le salaud ! déclara-t-il. Il déserte !

Abby releva la tête et observa Joey comme s’il débarquait de la planète Mars.

— Du calme, voyons, lança Tyler à la cantonade.

— Mon colonel, dit Joey, il n’a demandé à personne la permission de partir !

— Taisez-vous, monsieur Commoner.

En plein soleil, avec ses cheveux argentés, le colonel en imposait. Sa haute stature lui donnait une allure presque impériale. Son regard s’attarda un instant sur Matt.

— Nous en discuterons ce soir, à la réunion.

Matt s’éclaircit la gorge.

— Je croyais que vous étiez contre les réunions.

— L’occasion est spéciale, rétorqua Tyler.


Tyler proposa sa motion avant même que tout le monde soit assis.

La séance se tenait dans la salle de restaurant sous la lumière blafarde des néons tachés de chiures de mouches. Tyler, debout devant une fenêtre, cogna son index replié contre la vitre pour réclamer l’attention.

— Un message nous est parvenu par radio, déclara-t-il. De gros orages sont annoncés à la frontière, le long du Platte. Ohio nous suggère de rester ici quelques jours, et je suis d’accord. Mais je tiens à un vote afin que ceci soit officiel.

Il s’arrêta pour attendre les réactions. Tout le monde était encore sous le choc du départ de Kindle ; la nouvelle tombait mal.

— Je croyais que la radio ne marchait plus, remarqua Matt Wheeler.

— Le message est arrivé de très bonne heure ce matin, docteur Wheeler.

— Vraiment ? Et qui l’a pris ?

— Moi-même.

— Quelqu’un d’autre était avec vous au moment de la réception ?

— Je suis navré, docteur Wheeler, mais je n’ai pas cru nécessaire d’avoir un témoin.

Jacopetti s’esclaffa, sans grande raison.

— J’aimerais avoir confirmation de ce message, colonel Tyler, insista Wheeler.

— M. Commoner a déjà proposé d’aller chercher une autre radio. Je suis certain que nous pourrons très vite nous remettre en route. En attendant, efforçons-nous de ne pas céder à la panique, voulez-vous ?

Abby leva la main.

— On ne va tout de même pas s’installer sur ce parking au beau milieu de nulle part ?

— Accordé. Dès demain matin, nous irons en reconnaissance jusqu’au ranch, à quelques kilomètres d’ici. Je suis certain que nous y serons plus à l’aise.

Tyler remarqua, sans la comprendre, la brusque inquiétude du garçon, William.

— Nous devrions peut-être continuer à avancer, persista Wheeler. Nous pourrons toujours trouver un abri si le temps nous y oblige.

Cet emmerdeur refusait de lâcher prise.

— Après ce qui s’est passé à Buchanan, répliqua Tyler, je ne pense pas qu’il soit sage de prendre des risques. Et puis, n’oublions pas qu’un des nôtres a choisi de nous quitter, aujourd’hui. Un ami à vous, docteur Wheeler. Tout bien considéré, peut-être devrions-nous rester dans la région assez longtemps pour permettre à M. Kindle de nous rejoindre, s’il lui prenait l’envie de changer d’avis. S’il décide de revenir, au moins il saura où nous trouver.

Cet argument rallia Abby Cushman à sa cause. Elle croisa les bras, convaincue.

— Que ceux qui sont d’accord pour rester lèvent la main, dit Tyler.

Accepté à la majorité. Comme une lettre à la poste.

31 Lueurs nocturnes

Ils sortirent du restaurant en silence, plongés dans leurs pensées, jusqu’à ce que Tim Belanger pointe son doigt vers le ciel.

— Hé ! Vous ne remarquez rien ?

Tyler releva la tête.

— Le vaisseau, dit-il calmement en vérifiant sa montre. Il devrait être là, à cette heure.

Mon Dieu, songea Matt. Pour une fois, ce salaud a raison. L’affreuse lune extraterrestre était absente à l’appel.

— Doux Jésus, murmura Abby. Qu’est-ce qui va nous tomber dessus, maintenant ?

Le ciel était vide. Piqueté d’étoiles, mais vide. Plus de vaisseau, à part celui encore arrimé sur l’horizon.

La Terre était de nouveau seule. Matt avait attendu cet instant depuis si longtemps, avec un désir si intense, qu’il avait fini par ne plus y croire.

Pourtant le ciel nu du Wyoming ne laissait aucune place au doute.

Trop tard, songea-t-il avec amertume. S’ils étaient partis, c’est parce que leur tâche sur Terre était achevée.

La luminosité du second vaisseau, ledit « vaisseau humain », apparaissait froide, implacable. Sa conception, sa taille, n’appartenaient pas à la nature humaine, en dépit de ceux qui le peuplaient.

— Les Voyageurs sont partis ? demanda Abby.

— Pourquoi pas ? répondit Matt, à peine audible. Nous avons nos propres extraterrestres, maintenant.

C’était un augure qu’ils ne pouvaient interpréter, un présage trop sibyllin pour eux qui allèrent se coucher sans un mot, las des phénomènes.

Tout le monde, bientôt, dormait au plus profond de cette nuit froide de printemps.

Sauf une vieille femme et un garçon sans âge.

— William ?

Il avait les yeux grands ouverts, brillants.

— Oui ?

— Tu ne dors donc jamais ?

Il sourit.

— Quelquefois.

La pendulette digitale égrenait ses chiffres verts dans l’obscurité. 3:43. 3:44. Miriam grimaça. Une douleur nouvelle se manifestait dans son ventre.

— Les Voyageurs sont partis, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais tu es toujours là.

— Nous sommes toujours là.

L’humanité. Le monde contenu dans cet immense soleil sur l’horizon : le Vaisseau-Home.

— William ?

— Oui.

— Je ne t’ai jamais montré mes albums, je crois ?

— Non.

— Ça te ferait plaisir de les voir ?

Le sourire du garçon était indéchiffrable.

— Oui, Miriam. Très plaisir.

Elle descendit de son lit et tira de leur étagère les épais albums de coupures de l’Observer. Ils avaient pris la pluie pendant le cyclone et les couvertures gondolaient pitoyablement. Mais les articles, pour la plupart, étaient encore tout à fait lisibles.

William s’assit sur son matelas et feuilleta les albums, un par un.

Quelle étrange histoire ils racontaient, songea Miriam. Elle se rappelait l’angoisse qu’avait provoquée la première apparition du vaisseau dans le ciel. Mystérieux, terrifiant. L’émissaire d’un autre monde.

D’un univers bien plus étrange en réalité qu’il ne l’avait été dans les imaginations les plus débridées.

— Vous avez pris beaucoup de peine, pour ce travail, remarqua William.

— Oui. Sur le moment, ça me semblait important.

— Et plus maintenant ?

Elle s’était battue pour protéger ces albums. Mais qu’étaient-ils, en fin de compte ? Ce soir, elle ne voyait en eux que de l’encre et du papier.

— Non. Plus maintenant.

Quand il eut terminé, William les reposa à côté de lui, avec soin.

Miriam s’arma de courage pour poser LA question. Celle qu’elle ajournait depuis si longtemps. Celle qu’elle n’osait pas formuler.

Donne-moi le courage, songea-t-elle, le cœur battant. Donne-moi la force.

— William… est-il trop tard pour moi ?

Elle tremblait d’entendre sa réponse. Elle ferma les yeux. Fort.

— Non, Miriam, dit-il doucement. Il n’est pas trop tard. Pas encore.

Un chaste baiser sur les lèvres.

Les néocytes, se dit-il, se mettraient rapidement au travail en elle.


Avant que l’aube n’éclose, quand Miriam fut finalement endormie, le garçon sortit sans bruit de la caravane.

La lune, à son dernier quartier, affleurait l’horizon. Chaque souffle formait un petit nuage blanc sitôt évaporé dans la fraîcheur de la nuit ; du givre scintillait légèrement sur la surface dure du parking.

Le vaisseau avait repris sa course depuis des heures, repris sa longue errance dans les espaces inexplorés de la Galaxie. Sa présence n’était plus nécessaire. La connaissance universelle des Voyageurs avait été stockée dans le vaisseau humain qui, bientôt, commencerait son propre voyage – une fois dissipées certaines controverses.

Le V.T.T. de William était accroché à l’arrière de la caravane de Miriam. En silence, il le détacha et l’examina.

La chaîne semblait légèrement grippée par la couche de boue qui s’était déposée au cours de son voyage. Mais il n’avait pas loin à aller.

Il enfourcha le vélo et emprunta la I-80, pédalant avec toute l’énergie de son corps juvénile.

Après avoir bifurqué sur une petite route privée, il franchit une barrière ouverte et remonta vers le ranch des Connor.

Rosa, dépêche-toi. Ils seront là tout à l’heure, dès que le jour sera levé. Ne perds plus de temps, maintenant.

32 Libération

William était avec elle aux premiers rougeoiements du soleil.

Rosa était toujours allongée sur le lit. Sous l’action conjuguée du vent et du froid, la commode avait perdu son vernis, le miroir s’était terni. La grande fenêtre donnait plein sud, là où le vaisseau occupait une portion du ciel. L’aube teintait ses flancs d’une lueur vermillon.

Une déchirure fendait le cocon gris sur toute sa longueur et les deux parties de cette gousse commençaient à s’écarter l’une de l’autre. William, sans émotion apparente, regarda la forme qui palpitait à l’intérieur.

Rosails vont arriver.

Alors aide-moi, dit-elle.

William s’approcha du lit et considéra le problème. Puis il empoigna les deux bords de la cosse dense et poreuse qu’il ouvrit d’un geste ferme.

Ça fait mal.

William formula quelques mots d’excuse muets.

Il n’y a plus le choix, maintenant, Rosa.

Il agrippa de nouveau le cocon et en écarta les bords jusqu’à ce qu’il se fende de l’autre côté – un petit son sec, fibreux, comme celui d’une noix que l’on brise.

Il sentit le soulagement de Rosa.

Lentement, il s’écarta afin de la laisser naître.

Le soleil était déjà haut sur l’horizon quand elle se dressa enfin sur le lit, ses grandes ailes translucides tremblant sous le courant d’air froid.

Rosa Perry Connor, dans son incarnation présente, pesait moins de sept kilos. Son corps n’était plus que la coque vide de ce qui, à une époque, avait été un organisme humain. Un organisme métamorphosé par les néocytes en quelque chose de beaucoup plus fragile et bien moins dense. Sa silhouette, rétrécie, était encore reconnaissable. Elle avait un beau visage, songea William. De grands yeux brillants.

Elle lui adressa un clin d’œil. Ses cordes vocales n’étaient plus qu’un souvenir. Ses pupilles, sous l’effet brutal de la lumière, étaient noires : de minuscules perles d’onyx. Ses ailes, moirées bleu et mauve, s’enroulaient en ellipses autour de son corps.

William ressentait son exaltation, son impatience. Étrange, se dit-il, le destin que chacun se réservait. Ces dernières brèves incarnations sur Terre. Ces rêves auxquels une volonté puissante avait donné une substance.

Les membranes des ailes devaient sécher avant que Rosa ne puisse les utiliser. William ne la pressa pas ; il n’y avait rien à faire qui pût accélérer le processus.

Il ouvrit les doubles rideaux, dégageant la fenêtre – la seule sortie praticable. C’était une vieille fenêtre, coulissante, avec un panneau fixe. Rosa était désormais toute menue, avec des ailes flexibles, mais elle aurait néanmoins besoin de plus d’espace pour s’envoler.

William brisa les deux vitres et, soigneusement, méticuleusement, ôta les morceaux de verre pour les jeter sur l’herbe sèche, en dessous. Puis, avec une force surprenante pour un garçon de sa taille, il arracha le châssis de bois qui partageait la fenêtre en deux.

Malgré ces précautions, quelques échardes de verre se plantèrent dans la paume de sa main. Rien de grave. De simples égratignures dont il coula un sang épais et visqueux, presque noir.


Tyler s’immobilisa alors qu’il traversait le parking, Joey Commoner sur ses talons.

— Joseph ? Vous avez entendu ?

— Mon colonel ? Entendu ?… Non, je ne crois pas.

— Comme un bruit de verre.

— Non, mon colonel.

Tyler tendit l’oreille. Les bruits portaient loin, avec cette nature paisible. Il inspira, retint son souffle. Mais ne perçut que le silence qui régnait sur les immenses prairies.

— Faites activer tout le monde, ordonna-t-il. On ne traîne plus, maintenant. Les choses sérieuses nous attendent.

— Bien, mon colonel.


William entendit les moteurs revenir à la vie, un à un, sans les voir.

Je sais, dit Rosa. Je n’en ai plus que pour quelques instants.

William s’écarta de la fenêtre. Bientôt, le grand saut dans l’espace…


Le convoi s’engagea sur la route privée, franchit la barrière de la propriété Connor et se gara en demi-lune devant le ranch.

Abby Cushman fut d’emblée séduite par cette maison de deux étages, agréable contraste avec la platitude du paysage. Elle trônait au milieu des champs et des enclos à moutons avec une dignité toute coloniale.

La porte d’entrée était ouverte. Abby pénétra dans la maison à la suite du colonel Tyler et de son état-major. L’intérieur lui plut aussi, même si une vitre brisée au rez-de-chaussée avait permis au vent de folâtrer dans la pièce.

Le grand salon avait été décoré dans un style hopi très en vogue quelques années plus tôt et qui semblait curieusement déplacé dans cette prairie du nord. Tapis indiens, murs beiges, long canapé sable et poupées kachina sur une étagère. Elle se demanda qui avait vécu là. Un exilé. Un nostalgique.

Le colonel Tyler était parti en reconnaissance dans la cuisine et la cave en quête de provisions.

— Je vais voir à l’étage, annonça-t-elle à Matt qui aidait Miriam, essoufflée, à s’installer dans un fauteuil.

Curieux. William n’était pas avec elle. La vieille dame et le garçon étaient devenus pratiquement inséparables. À bien y réfléchir, d’ailleurs, Miriam avait un comportement un peu bizarre, depuis quelque temps.

Elle faillit lui en demander la raison, mais jugea plus sage de s’abstenir. Mêlez-vous de ce qui vous regarde, Abby. Il régnait une insatisfaction notoire au sein du groupe. Mieux valait marcher sur des œufs. Ce voyage avait, s’il en était besoin, ouvert les yeux de chacun sur le dépeuplement du monde et la versatilité de la psyché humaine. L’Amérique est aussi vide qu’une vieille timbale, songea Abby, et les survivants aussi imprévisibles que ce vieux lâcheur de Tom Kindle.

Douloureuse réflexion.

Elle gravit les marches jusqu’à l’étage. Le couloir moquetté était frais et sombre. Elle avisa trois portes fermées. Les chambres, sans doute.


William entendit derrière lui le bruit de la poignée qu’on tourne.

Rosa…

Je sais, répondit-elle.

Elle avança d’un pas délicat vers la fenêtre. Il ressentait son équilibre encore fragile.

Merci, dit-elle. Quoi qu’il arrive…


Abby, habituée à trouver des campagnes vides, des villes vides, des maisons vides, eut de bonnes raisons de sursauter en découvrant la chambre occupée.

— William ! dit-elle.

Et puis son regard se porta vers la fenêtre… vers la chose qui se tenait devant la fenêtre.

C’était une silhouette fragile se découpant dans la faible luminosité de l’aurore. Abby imagina tout d’abord qu’il pouvait s’agir d’un élément de décoration – une sorte d’assemblage insolite de panneaux de cellophane destinés à accrocher la lumière en reflets irisés mauve et bleuté. Mais la chose bougea. Elle était vivante… et Abby découvrit un visage, des yeux.

William porta un doigt à ses lèvres. Chhht ! Et Abby réprima le hurlement qui montait à sa gorge.

— N’ayez pas peur, murmura-t-il.

Ce qui ne l’empêcha pas d’être terrorisée. Surtout quand elle aperçut le cocon ouvert sur le dessus-de-lit fané. Elle qui avait toujours eu une sainte horreur des insectes. Ses frères aînés avaient eu la sale manie de la tourmenter avec des chenilles. Elle ne fut pas longue à faire le rapport entre le cocon sur le lit et cette créature : un insecte humain ! Cette idée lui donna la nausée. Elle eut envie de s’enfuir ou d’appeler à l’aide.

William parut ressentir sa détresse.

— Abby, dit-il…

C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom, comme l’aurait fait un adulte.

— Cette femme s’appelle Rosa Connor. Elle ne peut pas parler. Mais elle ne vous fera aucun mal. Tout ce qu’elle souhaite, c’est s’envoler. Elle est très fragile, et j’ai peur qu’elle ne soit blessée si les autres la découvrent ici. Abby, vous me comprenez ?

Bien sûr que non. Comment pourrait-on comprendre une chose pareille ?

Mais elle sut cependant saisir la sincérité de William. Curieux enfant, se dit-elle. Les enfants, pourtant, elle connaissait. Elle avait élevé sa fille, et les deux garçons de sa fille. Contact les avait emportés. William ressemblait un peu à Cory, l’aîné de ses petits-fils. Cory ne rentrait jamais à la maison les mains vides ; chaque fois qu’il revenait de l’école, il étalait triomphalement ses trophées : cailloux, capsules de bouteille, pommes de pin – cocons. Elle s’était efforcée de partager son intérêt, de le rejoindre dans ce monde de l’enfance où tout est mystère et fascination. Peut-être William était-il fasciné par ce… cette créature.

Le cœur d’Abby cognait sourdement dans sa poitrine. Mais elle songea à Paul Jacopetti dans le sous-sol de l’hôpital, et refusa de céder à la même panique, de répéter la même erreur.

Elle ferma les yeux, avala sa salive.

— Si elle veut partir, dit-elle, pourquoi ne le fait-elle pas ?

— Abby, avez-vous déjà vu un papillon quand il vient de naître ? Les ailes sont mouillées. Elles doivent sécher avant qu’il puisse s’envoler. Sinon, il tombe.

— Oh… et combien de temps doit-elle encore attendre ?

— Quelques minutes.

— William… je ne pourrai pas les empêcher de monter.

— Mais si vous ne les appelez pas…

— Je ne dirai rien, affirma-t-elle, beaucoup plus calme. Mais le colonel Tyler est en train de fouiller la maison.

— Nous n’avons besoin que de quelques instants.

— Faites vite. Il ne va pas tarder.


Malgré la tension, William fut impressionné par la grâce de Rosa. Elle s’accrocha au chambranle de la fenêtre, tendant des bras et des doigts aussi fins que des fils de verre. Elle se leva, s’immobilisa un instant sur le rebord, puis déploya ses ailes derrière elle, les étira – larges voiles aux chamarrures d’or et de pourpre. Elle ressemblait à une énorme orchidée. Ses ailes frissonnèrent sous le vent.

J’y suis presque, dit-elle à William. Maintenant.

Abby poussa un cri étouffé quand la porte s’ouvrit brusquement derrière elle : le colonel Tyler.


Abby admira la maîtrise avec laquelle Tyler saisit la situation. Ses yeux passèrent d’Abby à William, puis de William à la femme-insecte. De toute évidence, il fut choqué. Mais pas paralysé, comme elle-même avait pu l’être. Ses mains se mirent immédiatement en mouvement.

Il sortit le revolver qu’il portait toujours sur lui.

— Non ! s’écria Abby.

Le colonel ne la regarda même pas. Il était entièrement concentré sur la créature que William avait appelée Rosa, et sa grimace exprimait un dégoût sans fond. Si Abby avait eu peur, le colonel, lui, semblait outragé.

Bien campé sur ses pieds écartés, il pointa le revolver sur Rosa.

Abby eut la sensation que le temps s’écoulait soudain au ralenti. Elle eut le loisir d’enregistrer le moindre détail de la scène. De voir l’inquiétude et la tristesse de William. De voir la femme-insecte étirer ses immenses ailes dans le ciel matinal. De voir l’arme de Tyler prête à cracher ses balles mortelles. D’entendre le râle de sa propre respiration.

Et puis William se mit en action.

Il fut rapide. D’une vivacité incroyable. Inhumaine.

Il se jeta sur Tyler. L’impact bascula le canon du revolver vers le plafond. Le coup partit. La détonation agressa cruellement les tympans.

— Nom de Dieu ! jura Tyler.

Abby se tourna vers la fenêtre. Les ailes de la femme-insecte se gonflèrent sous le vent, se ridèrent comme l’eau d’un lac sous la brise. Puis Rosa s’élança, voleta maladroitement sur quelques mètres, plana… et s’envola vers la pureté lavande du ciel.

En deux enjambées, Tyler fut devant la fenêtre. De nouveau, il pointa son arme sur Rosa.

William, aussitôt, se pendit à son bras.

Tyler le repoussa. Si brutalement qu’Abby entendit la tête du garçon heurter le mur.

— Non ! cria-t-elle.

Il n’avait pas le droit de traiter un enfant de cette manière.

William se redressa, indemne, mais c’était lui, désormais, que Tyler visait.

— Non ! répéta Abby, atterrée. Colonel, arrêtez !

William se tourna un instant vers elle. C’était absurde, mais Abby eut l’impression qu’il voulait la rassurer – elle. Lui dire qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour lui.

Pourtant, Dieu sait qu’il y avait de quoi !

Le garçon rencontra ensuite le regard du colonel et lui dit, d’une voix claire et calme :

— Je sais qui vous êtes.

Le colonel appuya sur la gâchette. La poitrine de William explosa.

— NOOOOON ! hurla Abby.

Tyler tira encore. La tête, cette fois, où les yeux restaient fixés sur lui. Abby ne put supporter le bruit, le sang. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à Cory et à son frère, Damian. À sa fille, Laura. Tous partis pour d’autres mondes. Bien que William fût un étranger, elle ne pouvait tolérer la perte d’un enfant, quel qu’il soit. Un enfant dont le seul crime avait été de s’opposer au colonel Tyler. Alors elle fit ce que William avait fait avant elle ; elle traversa la pièce, ses gestes toujours au ralenti, sachant qu’il était trop tard, consciente du sang qui éclaboussait le lit, les murs, et elle se jeta sur le colonel Tyler qui, surpris, tomba à la renverse. Animée d’une force physique qu’alimentait une haine féroce, Abby se battit pour arracher le revolver de la main de Tyler et le retourner contre lui, mais le doigt de Tyler restait fermement accroché à la gâchette. Il tira deux fois de plus ; deux coups assourdissants qui logèrent deux balles dans le mur. Et puis le courage et la force d’Abby la désertèrent. Tyler l’envoya bouler et se redressa, l’arme pointée sur elle. Tue-moi, vas-y, salaud ! songea-t-elle. Tire, tueur d’enfant ! Mais Tyler, horrifié, agita soudain son arme pour indiquer le corps du garçon.

— Abby, il n’est pas humain. Regardez !

Du bout du pied, il souleva légèrement le corps inerte.

— Ce n’est pas du sang. Bordel !… On dirait de l’huile de moteur !

Et alors ? Quelle importance ? Est-ce que ça excusait son crime ?

Sûrement pas.

Abby n’hésita pas. D’ailleurs, elle ne réfléchit même pas. Avec une précision qui la surprit, elle cracha au visage de Tyler.

Le colonel se figea.

Tout le monde, dans la chambre – ils avaient tous rappliqué, ameutés par les coups de feu : Ganish, Jacopetti, Joey – retint son souffle et attendit.

— Emmenez-la dans son motor-home, ordonna Tyler.

Le crachat dégoulinait sur sa joue ; sa voix était plus coupante qu’une lame de rasoir.

— Et qu’elle y reste. Je m’occuperai d’elle plus tard.


Rosa Perry Connor se laissa porter par les courants ascendants chauds jusqu’à ce que le ranch soit loin, très loin derrière elle.

Elle volait – non, elle nageait dans l’immensité du ciel. Un océan aux vagues mouvantes, aux courants sinueux. Un océan qui invitait à l’exploration, aux acrobaties. Elle se mit à tourner, à virer, tout en courbes gracieuses. Grisant. Enivrant.

Elle observa son ombre qui glissait sur les prairies, sur les haies qui séparaient les champs. Le soleil était chaud sur ses ailes.

Elle savait ce qui s’était passé, dans le ranch. Elle ressentit la libération prématurée de William. Comme elle, il avait voulu jusqu’au dernier moment profiter de la Terre ; vieil homme redevenu enfant. Elle transmit ses regrets vers le Monde supérieur. L’extase du vol se mêlait au chagrin. William accepta son réconfort, mais il ne faisait en fait pas grand cas des événements ; lui aussi partageait le plaisir de son vol.

Il déplorait en revanche l’éternelle tragédie du théâtre humain.

La tragédie est le thème de la vie terrestre, William. Elle est leur océan, l’air qu’ils respirent.

Il répondit par une remarque empreinte de tristesse. Tu as été humaine, toi aussi.

Oui. Elle fixa son attention sur le sommet du Vaisseau-Home, bleu porcelaine dans la lumière matinale. Je l’ai été. Mais plus maintenant.


Abby Cushman, non sans peine, fut enfermée dans son motor-home devant lequel Joey monta la garde.

Incapable de réfléchir, l’esprit engourdi par le chagrin, par l’écœurement, elle pressa son visage contre la fenêtre et regarda les ailes mordorées de Rosa rapetisser dans le ciel limpide…

33 Provocation

Les détonations tirèrent Beth de sa caravane. Alors qu’elle se dirigeait en courant vers le ranch, elle croisa Joey et Bob Ganish qui emmenaient manu militari une Abby Cushman éplorée.

À l’étage, Matt se disputait avec le colonel Tyler. Beth, au bout du couloir, n’entendait pas distinctement de quoi il s’agissait, mais elle fut choquée par la férocité du ton et la façon dont les doigts du colonel se crispaient presque convulsivement sur la crosse de son revolver.

La violence inexpliquée qui régnait lui fit tourner la tête. Ces deux hommes admirables, Matt en jean délavé, chemise au col ouvert, et le colonel dans son uniforme usé jusqu’à la corde, paraissaient l’un et l’autre débordés par leur propre colère.

Elle distingua quelques bribes. Matt parlait de meurtre. Et le colonel Tyler rétorqua avec superbe : C’était un espion.

Pas humain, dit-il encore.

Mais de qui parlaient-ils ?

Et puis Matt décréta que Tyler n’avait pas le droit de garder Abby Cushman prisonnière, et le colonel rétorqua que le docteur n’était pas en mesure de donner des ordres. Suivirent d’autres propos durs, hargneux. Matt, finalement, sortit de la chambre – Beth se cacha dans une pièce vide à son passage – et l’altercation en resta là.

Elle se surprit soudain à songer que ces deux hommes l’avaient touchée : Tyler de sa main forte et large, Matt plus intimement. D’une certaine manière, elle se sentait personnellement concernée par leur différend.

Elle remonta le couloir jusqu’au colonel Tyler.

Il la vit arriver, bien que son regard demeurât lointain.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

Derrière lui, dans la chambre, elle vit le trou béant de la fenêtre, et perçut une odeur âcre.

— C’est du sang ? s’enquit-elle en voyant des taches sombres.

Le colonel posa la main sur son épaule et la repoussa gentiment mais avec fermeté.

— Je vous expliquerai.


Le colonel expliqua, et Beth se retira dans sa caravane.

Ils avaient acquis tous ces véhicules chez un concessionnaire de la Coast Range, où le cyclone avait sévi beaucoup moins violemment qu’à Buchanan. C’était étrange de voir tout le monde vivre dans ces camping-cars et motor-homes à quarante mille dollars pièce, équipés de tout le confort moderne et imaginable. De superbes boîtes sur roues.

Des boîtes. Finalement, méditait Beth, l’homme était un véritable champion de la boîte. Une maison est une boîte, un immeuble une grosse boîte pleine de petites boîtes empilées ; la télévision, le four à micro-ondes, les cercueils. Des boîtes, des boîtes, des boîtes… Mais plus personne n’en fabriquait plus. Fini, l’âge de la boîte.

Seule, elle écouta la violence se répercuter dans le campement. Bruits de pas rageurs, portes qui claquent, éclats de voix.

La violence, elle ne connaissait pas. Ou mal. Sa mère, petite femme coquette et boulotte, avait suivi son nouveau mari à Toronto au lendemain des quinze ans de Beth. Et son père n’aurait jamais fait de mal à une mouche. Enfin, si l’on excepte quelques occasionnelles parties de chasse… Malgré ses colères fréquentes, il n’avait pas une fois levé la main sur elle. Et depuis cet incident de parcours à quatorze ans – cette brève mais mémorable visite à l’hôpital –, il ne l’avait pratiquement plus regardée. Plus personne ne la regardait, d’ailleurs, sauf pour la montrer du doigt ou se moquer d’elle. Personne sauf Joey.

Elle hiverna tout l’après-midi, n’osant sortir de sa tanière. À l’heure du dîner, elle mit enfin le nez dehors et trouva Tyler, Joey et Jacopetti en train de faire un feu derrière le ranch. À priori, personne n’avait envie de dîner dans la maison où William était mort. Le colonel l’ignora. Jacopetti l’ignora.

Joey la regarda comme à son habitude – en la suivant des yeux, sans un mot, et sans la moindre aménité. C’était ainsi qu’il la regardait depuis qu’ils avaient quitté Buchanan. Il la surveillait avec un air de propriétaire qui la mettait hors d’elle.

Elle préféra se passer de manger. Tournant les talons, elle entra dans la maison ; l’odeur âcre de poudre flottait encore un peu dans la cage d’escalier.

Miriam Flett était dans le salon, assise dans un fauteuil. Le regard perdu sur les robes colorées des petites poupées kachina. Beth s’approcha sans bruit. La vieille dame devait être horriblement triste. Elle avait aimé le garçon, c’était évident. Même s’il avait été un espion à la solde des « autres », les non-humains, ainsi que l’avait expliqué le colonel.

Miriam releva la tête à son approche. Beth la trouva plus ridée que jamais.

— Je suis désolée, dit Beth. Je ne voulais pas vous faire peur.

— Ce n’est pas grave.

Elle parlait tout bas. Presque un murmure.

— Vous devez…

Beth hésita. Que disait-on, dans ce genre de situation ?

— Vous devez avoir beaucoup de peine. Ce qui s’est passé est horrible.

— Ils vous ont dit ?

— Le colonel m’a expliqué. D’après lui, William était… euh…

— Pas tout à fait humain, oui. Mais j’étais au courant.

— Vraiment ? N’empêche que… qu’il est mort. C’est triste.

— S’il n’était pas humain, il n’est pas mort.

Beth fronça les sourcils.

— Ah oui, j’oubliais. J’ai du mal à me faire à cette idée. Miriam fit alors quelque chose d’incongru, d’impensable pour elle : elle sourit.

— Moi aussi, avoua-t-elle.


Certains suggérèrent de reprendre la route, ou au moins de retourner sur le parking du snack-bar. Mais le colonel s’y opposa ; ils resteraient sur place, du moins jusqu’au matin. Chacun pouvait dormir dans son véhicule. Rien ne pressait. Beth se rendit à ses raisons. Mais le campement, ce soir-là, marina dans un silence pesant.

La nuit n’était pas tout à fait tombée ; une lueur rose s’accrochait encore sur le sommet du vaisseau humain quand Tim Belanger détacha la caravane de son camion et fila vers l’est. Encore un qui s’évadait, songea Beth avec tristesse. Comme Tom Kindle.

Un de moins.

Plus que neuf.

Elle regretta que ce ne soit pas Joey qui soit parti.


Joey était assis près du feu à moitié éteint, derrière la maison. Il n’y avait pas d’autre source de lumière que ces flammes, dans cette prairie, et Beth trouva dommage de les voir mourir.

Il portait son vieux T-shirt avec le crâne et les roses sous son blouson de cuir. Le revolver dépassait de sa ceinture. C’était un revolver de petit calibre, mais tout de même… Beth jugeait insensé que le colonel ait pu confier une arme, quelle qu’elle soit, à Joey. C’était un miracle qu’il ne se soit pas encore tiré une balle dans le pied… ou ailleurs.

Elle n’avait pas spécifiquement cherché à le voir. Elle voulait tout bonnement s’éloigner un peu du campement et marcher, seule, dans la prairie… regarder les étoiles naître une à une et essayer de trouver un sens aux récents événements. Mais Joey lui fit signe d’approcher.

— Assieds-toi, dit-il.

— Je n’ai pas le temps, répondit-elle, aussitôt consciente de la pauvreté de son excuse.

— Ah non ? Pourquoi ? T’as peur que le film commence sans toi ? Ou que les boutiques ferment ?

Il se mit à rire.

— C’est le désert, ici. Partout où on va, c’est complètement sec, sinistre. Y a donc qu’à Buchanan qu’il pleut ?

— Il pleut en Ohio, aussi.

— L’Ohio… répéta-t-il, dédaigneux.

Il ramassa une poignée de sable, l’éparpilla sur les braises.

— Ça a bardé, ce matin, hein ?

Elle acquiesça.

— J’ai tout vu, dit-il. Deux coups.

Il replia son index sur une arme imaginaire.

— Bam, le cœur. Re-bam, la tête. Heureusement que t’étais pas là. C’était pas beau à voir. Le gosse était pas humain, ça se voyait à l’œil nu. À l’intérieur, c’était comme… je sais pas. Comme une pastèque pleine de vieille huile de friture.

— Joey !

Il haussa les épaules, content de son effet.

— C’est la vie, qu’est-ce que tu veux…

— Et Abby ? Elle est toujours enfermée ?

— Jacopetti est devant sa porte. Ça l’a pas empêchée de sortir, remarque. Je vais le relayer dès que j’aurai fini ici. De toute façon, elle peut pas aller bien loin.

— Elle pourrait s’en aller, comme Tom Kindle ou Tim Belanger.

— Non. J’ai débranché sa tête de delco.

— Le colonel est au courant ?

— Il m’a dit que je faisais preuve d’initiative.

Sourire jusqu’aux oreilles.

Beth désapprouvait l’entente qui existait entre le colonel et Joey. C’était l’influence de Joey, elle n’en doutait pas, qui occasionnait tous les problèmes. Elle se rappela la main de Tyler sur son épaule, ce matin. Une main familière. Une sensation agréable.

Le geste du colonel appartenait à sa nouvelle vie. Et Joey, lui, représentait tout ce qu’elle voulait oublier. Les deux ensemble… un amalgame difficile à supporter.

— Bam, répéta Joey, revivant la scène. Je vais te dire une bonne chose. C’est qu’il y a beaucoup moins de bordel, maintenant.

La suffisance et la bêtise de Joey lui firent voir rouge.

— La fin du monde est une bonne chose parce qu’elle t’a permis de porter un revolver pour la première fois, c’est ça ? Quelle connerie !

— Si le monde s’était pas écroulé, je porterais pas d’arme, c’est vrai. Et toi tu baiserais pas avec un toubib.

Elle se sentit devenir pivoine sous le coup de la colère.

— Tu ne sais pas avec qui je couche. T’en as pas la moindre idée.

— En tout cas, quand on se trimbale avec un écriteau « À louer » entre les jambes, on prend pas des grands airs. On s’écrase.

Elle eut l’impression d’être giflée. Les larmes montèrent à ses yeux. Après une journée aussi éprouvante, où quelqu’un était mort, se faire traiter de putain, se faire prendre de haut, tourner en dérision… tout ce qu’elle avait cru accomplir, ce personnage nouveau qu’elle pensait devenir – réduits à néant par le mépris cruel de ce petit con. Elle le haït férocement.

Joey la regardait refouler ses larmes avec difficulté. Il l’observait avec intérêt, calme et détendu, et soudain Beth se rappela un de ses vieux fantasmes…

Joey est un cheval sauvage. Elle le chevauche. Elle le mène tout en haut d’une haute falaise. Il se cabre, elle l’éperonne. Et il saute.

Tais-toi, Beth. Tiens ta langue. N’envenime pas les choses.

Elle se sentait étourdie, curieusement légère.

Cette falaise, songea-t-elle. Ce désert.

— Salaud, dit-elle. Tu ne sais pas tout ce qui se passe dans ce camp.

— Tu veux parier ?

— À ta place, je ne fanfaronnerais pas.

Elle marqua une pause, hésitant à cracher son venin. Mais l’air arrogant de Joey l’aiguillonna.

— Tu sais ce qu’il fait de ses nuits, ton colonel ?

Joey marqua le coup. Son air un instant décontenancé récompensa largement Beth qui, sans rien ajouter, lui tourna le dos et s’éloigna.

34 Précipice

Matt n’avait pas tout à fait encore basculé dans le sommeil quand on frappa discrètement à la porte de son camping-car.

Il se redressa sur sa couchette et regarda par la fenêtre. Le halo laiteux de la lune apparaissait derrière un nuage.

Beth ? Non. Il était trop tard, même pour elle.

Alors, qui ? Quel nouveau drame se préparait encore ?

Il enfila un T-shirt, son jean.

Nouveaux coups.

— Oui, c’est bon, j’arrive !

Il ouvrit la porte et resta interdit un instant.

— Matthew, dit Tom Kindle, laissez-moi entrer avant que je me gèle le cul.


Kindle n’avait pas bonne mine. Son visage trahissait l’épuisement, les tourments. Matt essaya de se souvenir quand et où il avait déjà vu ce masque sur les traits de Kindle.

Oui, bien sûr : l’hôpital, quand Tom y était arrivé avec une jambe cassée, en plein délire, avec ses histoires de monstres. Quand était-ce ? Il y avait au moins dix siècles.

Matt lui versa une tasse de café tiède de la Thermos.

— Vous n’êtes pas allé bien loin, apparemment. Pas plus loin que Laramie, je parie.

Kindle posa son fusil et haussa les épaules. Ses yeux étaient perdus dans une marée de rides grosses comme des crevasses.

— Je suis allé me balader vers le sud. Vers cette chose, là…

— Le nouveau vaisseau.

— J’avoue qu’il m’intriguait. Pas vous ? Même posé sur l’horizon, il est assez gros pour remplir la moitié du ciel.

Il avala bruyamment une longue gorgée de café.

— C’est vraiment une chose bizarre, Matthew. Fascinante, vous voyez ce que je veux dire ? Vous êtes déjà allé à Moab ? Dans la vallée des canyons ? C’est le même genre de paysage hallucinant. Le roc rouge, le ciel bleu, et tout a une dimension gigantesque. J’imagine qu’on peut facilement sombrer dans la folie, dans ce genre de démesure. J’ai regardé cette chose-là longtemps, et j’ai commencé à me demander si je pouvais m’en approcher plus près.

— Et alors ?

Kindle secoua la tête.

— Je ne suis pas allé très loin. L’air devient vite irrespirable. Ça empeste le soufre ; j’ai cru que mes poumons allaient y passer. Et puis le sol n’est pas très stable, non plus. Cette chose est ancrée à la Terre, Matthew ! Enracinée, plus exactement. On dirait qu’elle a des racines de pierre. Du grès noir ou… ou peut-être de la pierre ponce. Des racines qui auraient des kilomètres de long et larges comme des… je ne sais pas, moi… des bras de mer. Et dans l’ombre de ces racines, on voit des choses qui bougent…

— Des choses ?

— Des machines, je suppose. Ou des animaux. Ou les deux, peut-être bien. En tout cas, des trucs assez gros pour être vus à des kilomètres de là. Je les voyais flous, vous savez, comme quand il y a de la chaleur. Ils devaient être aussi gros que des dinosaures et plus hauts que larges, avec des formes différentes, comme des girafes monstrueuses, ou des araignées, ou… des grues.

Il frissonna, resserra les mains sur son café froid.

— Ils ont dû construire cet engin depuis août. Vous vous rendez compte ? Une chose grosse comme une montagne en six mois ? Crénom… Et vous savez ce que j’ai pensé, en regardant ça ? Qu’ils ne doivent pas être loin d’avoir fini leur boulot ; c’est l’impression que ça donne, en tout cas. Et c’est un vaisseau, non ? Dès qu’il sera prêt, il va se mettre en orbite. Un vaisseau de la taille d’une ville comme Delaware. Vous imaginez ? Et on est là, en train de pique-niquer juste à côté. En roulant vers le nord, ce matin, je vous ai vus encore garés là, et je ne pense pas que ce soit trop intelligent.

— Ordre de Tyler, expliqua Matt. Il prétend avoir reçu un message radio. Il y aurait paraît-il des tempêtes dans l’est. Alors on reste plantés ici.

— Tout le monde est d’accord ?

— Il y a eu un vote – à la mode du colonel…

— Il a encore couillonné tout le monde, si je comprends bien.

— En quelque sorte.

— Et d’après lui, ce serait un message radio ?

— Oui, enfin… la radio a explosé.

— Pendant qu’il l’utilisait ?

— Paraît-il.

— Il y a des témoins ?

— Aucun.

— Et vous croyez à des conneries pareilles ?

— Le colonel est un homme intelligent, Tom. Il a complètement embobiné le comité. Et du coup, je passais pour un paranoïaque.

— Un petit peu de parano n’a jamais fait de mal à personne. J’ai été prudent, pour revenir. Je me suis garé à cinq cents mètres d’ici et je me suis caché tout l’après-midi derrière la petite colline, là-bas. Je vous ai observés. J’ai rêvé ou Joey monte la garde devant le motor-home d’Abby ?

Matt lui parla de la femme-insecte, de la mort de William et de l’altercation d’Abby avec le colonel.

Kindle écoutait avec attention, les yeux écarquillés.

— Elle avait des ailes ?

— Je l’ai vue voler, Tom. Oui, elle avait des ailes. On aurait dit un immense papillon.

— Oh, Matt… dans quel monde on vit, bon sang ?

Tous deux observèrent un instant de silence songeur.

Kindle tenait toujours son fusil sur ses genoux.

— Et qu’est-ce que vous envisagez de faire ? demanda-t-il.

— Il ne peut pas garder Abby prisonnière éternellement. Tempête ou pas tempête, il va bien falloir qu’on se remette en route.

— S’il est encore temps. Je sais pas pourquoi Tyler rechigne à bouger d’ici, mais, à la limite, ça n’entre même pas en ligne de compte. Cette montagne sur l’horizon, là-bas, ne va pas nous attendre. Et c’est pas seulement sa vie, que Tyler met en jeu. Il y a Abby, et cette vieille femme, Miriam…

Et Beth, songea Matt.

— Mais Tyler tient le comité sous sa coupe.

— Il n’est plus question de voter, Matthew, mais de partir. De décamper en vitesse. Là, tout de suite. Tous ceux qui ne bouffent pas dans la main de ce colonel de mes deux. J’ai vu Belanger qui se tirait vers l’est, cet après-midi. C’est sûrement ce qu’il a fait de plus intelligent dans sa vie. Alors on va aller chercher Abby, Miriam…

— Beth…

— Et Beth, et on va foutre le camp avant que l’état-major ait le temps de comprendre ce qui se passe.

— Il faudra qu’on prenne mon camping-car, alors. Je veux avoir les médicaments avec moi.

— O.K. Il y a assez de place pour tout le monde jusqu’à ce qu’on trouve autre chose. On n’est qu’à deux jours de l’Ohio si on roule sans arrêt.

— Je croyais que vous ne vouliez pas y aller. Que vous vouliez rester dans le coin…

— Peut-être que j’ai envie de voir la chute du colonel. Et que je n’aime pas le fait qu’il ait enfermé Abby.

Kindle passa distraitement la main sur le canon de son Remington.

— Ou peut-être qu’un emmerdeur de toubib a fini par me faire renoncer à ma sacro-sainte solitude…


Beth était contente d’elle. Joey l’avait blessée, elle avait répondu. Tel qu’elle le connaissait, il devait être en train de ruminer sa colère.

Elle avait toujours aimé sa capacité à le provoquer. Tirer sur les moustaches du tigre pour voir s’il mord. Même si c’est sur elle qu’il doit se faire les dents. Surtout si c’est sur elle.

L’idée de Joey en train de macérer dans sa rogne l’excitait. Elle n’arrivait pas à trouver le sommeil.

Tu veux savoir où je passe la nuit, Joey ?

La seule évocation de ce qu’elle avait insinué lui faisait une drôle de sensation au creux du ventre.

Si elle sortait maintenant… le remarquerait-il ?

Il était de garde devant la caravane d’Abby. La joue pressée contre la vitre de sa petite fenêtre, Beth pouvait apercevoir la lueur du feu qu’il avait fait pour se tenir chaud. Joey prenait son rôle de sentinelle très au sérieux. Il ne dormait pratiquement plus. Et il ne semblait même pas en avoir besoin, en plus.

Il était accroupi, appuyé contre la porte de la caravane, en train de souffler sur ses doigts.

Si je quitte le campement par l’autre côté et que je reviens vers la maison…

Ce devait être possible.

Elle enfila son vieux jean et un chemisier, prit une longue inspiration et ouvrit la porte sur la nuit froide. Elle sortit sans bruit, pieds nus, les cheveux libres sur les épaules.

Il y avait plus de lumière qu’elle ne l’aurait souhaité. La lune venait juste de se lever. Et puis il y avait la luminosité du vaisseau. Une pulsation blême, comme s’il accumulait une sorte d’énergie particulière.

Beth se déplaçait lentement, aussi légère qu’un chat, dans la faible clarté phosphorescente.


Miriam, dans sa Travelaire, comprenait cette lueur. Allongée sur son lit, elle la sentait qui se glissait sous ses paupières closes.

Miriam était partagée entre deux endroits, désormais : le campement et le Vaisseau-Home. Les néocytes avaient brûlé les étapes. Il y avait la Miriam de là-bas, celle qui vivait sans corps, sans chair, et la Miriam d’ici – la vieille dame percluse d’arthrite, un pied dans la tombe – qui devenait plus légère, plus fragile à chaque seconde.

Tournant la tête vers la fenêtre, elle vit le vaisseau baigné dans son brouillard luminescent, aspirant les énergies qui lui permettraient de se détacher de la Terre.

Les énergies qui l’emporteraient vers les étoiles, épistémè humain palpitant dans la conscience de l’univers.

Bientôt, songea Miriam. Très bientôt.


Le colonel Tyler s’était installé dans une pièce du rez-de-chaussée de la maison. Pièce qui, quelques mois auparavant, avait été le bureau de Vince Connor. On y trouvait une grande table en bois de palissandre, des placards pleins de dossiers et un canapé assez large pour s’y étendre à son aise.

Le colonel s’assit dans le fauteuil préféré de Vince, un siège au dossier haut et droit, au rembourrage de cuir olive. Bien qu’il fût très tard, il ne dormait pas. Il n’avait pas fermé l’œil depuis trois nuits – un très mauvais signe.

Il haïssait l’obscurité. La nuit, Sissy avait tendance à disparaître. Or sa présence, pour détestable qu’elle fût, était souvent préférable à la solitude. Il voyait toujours se lever le jour avec soulagement. Le jour était le royaume du soleil, de la lumière. La nuit, les doutes revenaient le hanter.

Les doutes… et parfois la folie.

Le colonel avait la sensation que cette folie, qu’il maintenait à une époque dans une boîte bien fermée, s’était désormais infiltrée dans sa vie quotidienne. Elle se manifestait partout : avec Sissy, dont la quasi-omniprésence devenait suspecte ; dans le dérangement du monde ; dans l’envol de cette femme-insecte et dans la mort de ce pseudo-garçon, William.

Et aujourd’hui, Tim Belanger s’était enfui, et le colonel considérait cette échappée comme de très mauvais augure. C’était le symptôme d’une déliquescence qui avait tout d’abord atteint Tom Kindle pour contaminer Tim Belanger et qui s’attaquerait finalement à ses plus proches partisans : Ganish, Jacopetti, Joey. Et pourquoi pas lui-même…

— Colonel Tyler ?

Il releva la tête, surpris.

Beth Porter se tenait sur le seuil. Il ne l’avait pas entendue frapper.

Il s’éclaircit la gorge.

— Beth ?

Avec effort, il se reglissa dans la peau du colonel diurne.

Le regard de Beth s’arrêta sur le revolver qu’il avait placé sur l’accoudoir du fauteuil.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

Quand lui avait-on demandé cela, la dernière fois ? A. W. Murdoch. Dans cette petite ville de Géorgie. Loftus.

— Mais si, bien sûr.

— Je peux entrer ?

Il l’y invita d’un signe de tête. Elle s’avança dans la lueur pâlichonne de la lampe et referma la porte derrière elle. Ce n’était plus une enfant, songea Tyler, et pas tout à fait une femme. Elle avait encore les gestes et l’inexpérience de l’adolescence.

— Qu’est-ce qui vous amène si tard ? demanda-t-il.

— Je me sentais seule, c’est tout, dit-elle. Je pensais qu’il ferait plus chaud, ici.


Matt et Kindle s’approchèrent furtivement du motor-home d’Abby, s’attendant à un « Qui va là ? » réglementaire de Joey. Le véhicule était plongé dans l’obscurité, porte fermée. Mais pas de Joey.

— Il en a peut-être eu assez ; il est allé dormir quelque part, suggéra Matt. Ou il a eu besoin d’aller aux toilettes.

Kindle secoua la tête.

— Joey ne dort pas, et il va pisser dans les buissons à côté pour ne pas s’éloigner. Non, il y a quelque chose de pas normal.

Il donna deux coups discrets à la porte.

La voix d’Abby, ensommeillée, leur parvint au bout de quelques secondes.

— Qui est-ce ?

— Moi, dit Kindle. Moi et Matt. Il faut qu’on parle.

La porte s’ouvrit sur une Abby en chemise de nuit bleue, les yeux encore bouffis de sommeil et brillants d’émotion.

— Sale vieux lâcheur…

— Le vieux lâcheur est revenu, la coupa Kindle. Abby, j’ignorais qu’il allait vous mettre aux arrêts.

— Où est Joey ? s’enquit-elle.

C’est à ce moment que claqua le premier coup de feu.


— Arrêtez ! cria Kindle. Surtout, attendez !

Il empêcha Matt et Abby de se précipiter vers la maison d’où semblait provenir la détonation.

— Réfléchissez une minute. Qui est dans la maison ?

— Tyler, sans doute, dit Matt. Autrement, je ne sais pas.

— Dans quelle pièce est-il ?

— Sur le côté.

— Montrez-moi. Mais ne vous approchez pas de la baraque.

Ils contournèrent les véhicules qui s’allumaient un à un.

— C’est là.

Il indiquait une petite fenêtre sur laquelle était tiré un store vénitien.

Ils virent nettement l’éclair lumineux du second coup de feu. La troisième détonation suivit à quelques secondes.


Rosa Perry Connor n’entendit pas les coups. Elle volait loin, bien loin de là, et répondait à d’autres impératifs.

Elle était à des kilomètres du ranch. Plus portée par le vent que par sa volonté propre, elle avait dépassé le vaisseau, vers le sud, pour survoler la tache grisâtre de Denver, ville abandonnée, puis les montagnes poudreuses et les plaines. Extase silencieuse.

La durée de vie de ce corps métamorphosé n’était guère plus longue que celle d’un éphémère. La nuit tombait. Elle se rapprochait des étoiles, poussée par des courants d’air froid. Elle se sentait devenir plus légère à mesure que s’épuisaient ses ressources physiques.

Il était temps de rejoindre le vaisseau. Les appels se répercutaient dans le monde entier. Tous ces retardataires de l’air, de l’océan, de la terre. Il était temps de rentrer, à présent. Temps de partir pour le grand voyage. Mais, telle une enfant sommée d’aller se coucher, Rosa grappillait quelques minutes de sursis.

La lune se leva sur l’immensité des plaines. Un dernier battement d’ailes, songea Rosa, encore un. Fermant les yeux, elle accueillit sur son visage la caresse du vent qui éparpillerait la poussière de son corps.

35 Blessures

Joey jouait les sentinelles tous les soirs depuis qu’ils avaient traversé le Snake, et il avait appris à écouter le silence.

Chaque nuit, il faisait un feu pour se tenir chaud. Au printemps, les journées étaient souvent chaudes, mais la chaleur s’effaçait très vite devant le crépuscule naissant et le vent sec et glacial figeait les traits, engourdissait les mains.

Le feu était très important. Trop gros, il étouffait les bruits. Au début, Joey brûlait les branches, les détritus, les planches qu’il trouvait dans des granges. Mais les nœuds, dans le vieux bois, explosaient comme des coups de feu dans les flammes, et les étincelles menaçaient d’embraser les feuilles de sauge sèches qui tapissaient les sous-bois. C’est le colonel qui lui avait montré comment se servir de la tourbe, et Joey, au fil des villes qu’ils avaient traversées, s’était constitué un stock de sacs trouvés dans les jardineries. La tourbe brûlait pratiquement sans bruit, un simple murmure quand le vent agitait les flammes, mais elle offrait une source de chaleur précieuse – suffisante, en tout cas, pour dégourdir les mains. Par chance, Joey n’était pas frileux. Son blouson de cuir était un rempart efficace contre le froid.

Les véhicules étaient garés en demi-cercle devant le ranch, et Joey, accroupi devant son feu, écoutait.

Son sens auditif s’était très vite aiguisé. Le monde semblait peut-être désert, plongé dans le sommeil, mais Joey savait qu’il n’en était rien. D’abord, il y avait les animaux. Des chiens domestiques, devenus sauvages depuis le départ de leurs maîtres. Ou des loups – il en avait entendu plusieurs hurler, quelques jours plus tôt. C’était étonnant, la variété des bruits qui se manifestaient dans le calme de la nuit. Il lui arrivait même de surprendre des voix, derrière les fines cloisons des caravanes. Les gens parlaient dans leur sommeil ; ou bien ils se retournaient dans leur lit, faisant grincer les amortisseurs des véhicules. Quelqu’un se levait de temps à autre pour utiliser les toilettes de la maison, ou bien sortait simplement pour contempler les étoiles.

Ce soir, il s’efforçait d’apaiser son esprit pour être plus attentif. Mais sa rencontre avec Beth l’avait salement perturbé.

Le reproche qu’elle lui avait lancé ne tenait pas debout. Il savait parfaitement ce qui se tramait dans le campement, surtout la nuit. Et il n’ignorait rien de la façon dont Beth les passait, ces nuits : seule dans son lit, le plus souvent ; dans celui du toubib, parfois.

C’était déjà assez exaspérant comme ça. Le plus bizarre, avec Beth, c’est qu’elle pouvait autant l’exciter que le laisser froid comme un cadavre. Quelquefois, rien que de la regarder passer, moulée dans son jean, il lui prenait des envies de la culbuter sur place ; mais à d’autres moments, elle était aussi attirante qu’une tranche de jambon périmée. Des fois, il ne supportait pas de penser à elle ; des fois, il ne supportait pas de penser que quelqu’un d’autre pense à elle.

Elle devait baiser avec le toubib ; il ne pouvait pas dire que ça le laissait indifférent, ça non. Mais il commençait à se faire à cette idée.

Par contre, ce qu’elle lui avait dit ce soir… cette insinuation malveillante sur le colonel Tyler. Alors là, non. Impossible. Le colonel Tyler, aux yeux de Joey, était un ange vengeur, une force pure et puissante bien supérieure à ce minable convoi. C’est lui, le colonel Tyler, qui était arrivé dans Buchanan en ruine revêtu de son uniforme propre, un revolver sur la hanche, et qui avait demandé à parler à M. Joseph Commoner. C’est lui aussi qui avait eu suffisamment confiance en Joey pour lui confier une arme et la surveillance du campement.

L’idée que le colonel pourrait s’abaisser à sauter une moins que rien comme Beth… Non, franchement, c’était obscène. Il ne voulait pas le croire.

Mais la nuit s’étirait, et la lune se levait, et la lueur du nouveau vaisseau palpitait dans l’obscurité, et Joey entendit la porte de la caravane de Beth s’ouvrir furtivement, et il se redressa pour s’avancer sans bruit au coin de celle d’Abby, rongé de curiosité, et il vit Beth, ombre silencieuse, se diriger jusqu’à la maison, et y entrer.

Elle devait aller aux toilettes, rien de plus. Mais le poison était là, bien présent dans ses veines, et, malgré lui, il contourna la maison jusqu’à la fenêtre du bureau, là où le colonel s’était installé.

Il y avait encore de la lumière. Le store était baissé, mais Joey, le nez pratiquement collé à la vitre, put apercevoir un angle de la pièce. Le colonel Tyler était assis dans le fauteuil, le revolver posé sur l’accoudoir.

Joey, machinalement, effleura la crosse de son propre revolver, glissé dans sa ceinture. Il savait que le colonel ne pouvait pas le voir, que la vitre était un miroir sur la nuit opaque, mais il n’en devint pas moins rouge de honte. Suspecter le colonel ! Un homme justement au-dessus de tout soupçon.

Soudain, il le vit qui relevait les yeux vers la porte, vit ses lèvres bouger sans toutefois pouvoir entendre les mots.

La porte était de l’autre côté de la pièce et Joey ne pouvait voir le visiteur… mais il n’eut aucun mal à l’imaginer.

Sa respiration devint courte, saccadée.

Le colonel parla. Une pause. Il reprit la parole.

Joey enregistra les images, mais sans les interpréter. Les rouages de son esprit s’étaient comme enrayés. Il ne pouvait plus que regarder, sans penser. Spectateur passif.

Beth arriva dans son angle de vision. Habillée bien trop légèrement pour la fraîcheur de la nuit. Ses joues roses trahissaient son émotion. Elle avait l’air nerveuse et émoustillée ; ses cheveux flottaient librement sur ses épaules.

Elle s’approcha tout près du fauteuil. Tout près du colonel. Il ne bougea pas. Beth parlait. Mots inaudibles. Elle se pencha pour prendre la grande main du colonel dans la sienne et la posa sur son chemisier, sur son sein ; elle la faisait glisser sur son ventre d’une manière que Joey jugea intolérablement indécente.

Il tira son revolver de sous sa ceinture et courut jusqu’à l’entrée de la maison.


Dès que les intentions de Beth furent clairement établies, Tyler se sentit tout à fait maître de la situation.

Beth n’était somme toute pas différente des centaines de filles dont il avait, à un moment ou un autre de sa vie, loué les services, et tout bien pesé, il ne s’étonnait pas de sa présence ici ce soir. Apparemment, Matt Wheeler ne s’était pas contenté de lui léguer son marteau de président.

Elle lui avait pris la main pour la poser sur sa poitrine et il sentit dans sa paume le mamelon dur de son sein. Il prit plaisir à voir sa propre peau brune et crevassée sur le tissu clair, soyeux.

Il se leva et l’attira contre lui. Elle n’était pas très grande. La tête rejetée en arrière, les yeux mi-clos, elle attendait un baiser. Mais Tyler n’embrassait pas. Jamais. C’était une sale habitude. Il enfouit sa main dans les cheveux de Beth et tira.

Elle ouvrit grands les yeux, sa bouche s’entrouvrit. Mais il lui fit signe de se taire. Il n’aimait pas les filles bavardes.

Il pressa ses hanches contre elle et, de sa main libre, explora les dessous de son chemisier. Il tira encore sur les cheveux, jusqu’à ce que sa gorge fût totalement exposée. Une gorge blanche, lisse. Beth ne savait trop comment accepter la douleur, semblait hésiter entre l’excitation et la peur.

Une rangée de boutons fermait son jean. Tyler en avait ouvert deux quand Joey poussa la porte d’un coup de pied.


Le colonel Tyler n’avait jamais été blessé au combat – pour la bonne raison qu’il ne s’était jamais trouvé en première ligne –, et la balle qui l’atteignit le prit totalement au dépourvu.

Il éprouva une douleur, de la colère, aussi, mais, avant tout, une énorme surprise. Comme s’il s’agissait d’un acte de Dieu, une force venue d’il ne savait où qui le projetait en arrière.

Il se rattrapa au fauteuil de sa main droite. L’autre, tout le bras, en fait, ne répondait plus. Comme s’il avait à son insu été remplacé par une prothèse en caoutchouc. Du sang inondait son épaule.

Beth était toujours debout devant lui, et la balle avait dû frôler sa tête de très près. Tyler se rendit compte qu’elle hurlait, et que le son lui paraissait appartenir à un autre monde.

— Pousse-toi, ordonna Joey. Reste pas là, bordel !

Tyler se cala contre le fauteuil et tendit la main vers son arme.

Il l’avait rechargée dans la soirée. Avec la simple intention de sentir l’acier froid contre sa tempe, ou peut-être le goût du canon sur sa langue, comme il aimait à le faire. Mais pas d’appuyer sur la gâchette. Pas de danger. Sissy l’en avait toujours découragé. Mais à présent, quelqu’un d’autre avait tiré, quelqu’un d’autre l’avait pris pour cible. Joey l’avait blessé.

Ses doigts se resserrèrent sur le revolver ; il se retourna brusquement.

Cependant, son pied glissa sur le parquet verni ; il tomba par terre, assis, le dos contre le fauteuil. Joey, toujours concentré sur Beth, ne lui accorda même pas un regard. Aux yeux du colonel, Joey était grotesque, défiguré jusqu’à la caricature par la jalousie.

— Dégage, merde ! s’impatientait Joey.

Beth finit par comprendre. Elle se recula de deux pas vers la fenêtre et se tourna vers Tyler. Peut-être vit-elle le sang pour la première fois. Ses yeux s’arrondirent démesurément. Tyler se demanda si elle allait hurler, encore. Elle aussi frisait le ridicule, avec son ventre nu apparaissant entre les boutons ouverts de son pantalon.

Joey se tourna enfin vers le colonel qui lui logea une balle dans la tête.

Il n’y avait eu aucune précision, aucune élégance dans le geste. Rien que l’arme qu’on lève, le doigt qui se crispe sur la gâchette, la chute de Joey et ses mouvements convulsifs pendant trente ou quarante affreuses secondes avant qu’il s’immobilise enfin. Mort.

Beth se précipita sur Joey et s’agenouilla au-dessus de lui. Un son sourd monta de sa gorge quand elle vit sa blessure. Sa main se posa sur le revolver que Joey avait lâché près de lui. Le colonel regardait la main. Fais attention à cette main, l’avertit Sissy. Parce que Sissy venait d’apparaître, présence nébuleuse flottant au plafond, mais Tyler ne chercha même pas à la voir ; il écouta tout juste son conseil, et ne quitta pas des yeux la main de Beth sur l’arme.

Elle leva le revolver et le pointa vers Tyler.

Lui offrait-elle ? L’en menaçait-elle ? Difficile de déchiffrer l’expression de son visage que la douleur déformait. Impossible d’évaluer le danger.

Dans le doute, le colonel appuya de nouveau sur la gâchette.


Au son du troisième coup de feu, Matt courut dans son camping-car et en sortit sa sacoche.

Kindle essaya de le retenir.

— N’y allez pas, Matthew. On ne sait pas ce qui s’est passé. Matthew ! Attendez un peu, crénom de Dieu !

Matt l’ignora et se rua vers la maison aux fenêtres éteintes, soudain sinistre dans sa flaque de clarté lunaire.

36 Prophylaxie

La fille était une erreur, dit Sissy.

Le colonel Tyler, affaibli par la perte de sang, se hissa tant bien que mal sur le fauteuil et adressa un regard las au fantôme de sa mère.

Cette visite sortait de l’ordinaire à plus d’un égard. D’abord, il n’entrait pas dans les habitudes de Sissy d’apparaître la nuit. Et ensuite, sa présence était presque tangible. Ses vêtements s’empilaient sur son ventre replet ; ses yeux fous, vissés dans son visage crayeux, demeuraient fixes et attentifs. Tyler était certain de pouvoir la toucher s’il s’avançait jusqu’au coin de la pièce.

Tu n’aurais pas dû tirer sur la fille. Tu aurais pu expliquer, pour le garçon. Les autres auraient peut-être accepté. Mais pas pour la fille.

« Tu m’as dit de surveiller sa main. »

Mais pas de tirer.

« Elle avait pris le revolver ! »

Elle ne s’en serait pas servi.

Tyler s’apprêtait à répondre quand la porte s’ouvrit.

Matthew Wheeler resta planté là, sa sacoche à la main, l’air hagard, cherchant de toute évidence à comprendre ce qui avait pu se passer. Ses yeux passèrent d’un corps à l’autre – Joey, Beth – pour revenir à Tyler.

Le colonel leva son arme, un geste réflexe, et la braqua sur le médecin.

Maintenant écoute-moi bien, dit Sissy. Si tu ne fais pas exactement ce qu’il faut, tout le monde va rappliquer ici. Ils vont venir fouiller et voir ce que tu as fait. Et nous serons perdus. Alors écoute. Écoute bien.

— Colonel Tyler, dit Wheeler, je ne peux soigner personne sous la menace d’une arme. Laissez-moi entrer.

Son attention était manifestement centrée sur Beth. La respiration mouillée de la fille envahissait la pièce. Tyler avait l’impression d’entendre une baignoire qui se vidait.

Le revolver bien assuré dans sa main, il écoutait les conseils murmurés de Sissy. Puis il répondit au médecin :

— Entrez. Refermez la porte derrière vous.

— J’entrerai si vous reposez cette arme.

— Vous entrez ou je vous tue, docteur Wheeler. C’est aussi simple que ça.

Wheeler hésita, mais se décida enfin à franchir le seuil après un long regard appuyé sur Beth.

— Maintenant, fermez la porte, ordonna Tyler.

Wheeler s’exécuta. Il s’avança aussitôt vers la fille et ouvrit sa sacoche, mais Tyler l’arrêta.

— Non. Pas encore.

Wheeler ne put cacher son irritation.

— Elle a besoin de soins. Cette jeune femme est gravement blessée.

— Je le sais, c’est moi qui ai tiré. À présent, allez jusqu’à la fenêtre.

Wheeler regarda l’arme, sceptique.

— Je n’hésiterai pas à m’en servir. Vous en doutez encore ? Nous avons déjà deux cadavres, ici.

— Un seul, objecta Wheeler. Elle est en vie.

Tyler acquiesça avec impatience et suivit le nouveau conseil de Sissy : il se pencha, bien que son bras le fît souffrir, et pointa le revolver vers Beth.

— Pour l’instant. Et je suppose que vous tenez à ce qu’elle le reste. Alors allez jusqu’à la fenêtre.

Wheeler hésita encore, puis se résigna à suivre l’ordre du colonel.

— Relevez le store. Jusqu’en haut. Bien. Maintenant ouvrez la fenêtre. Parfait. Et éteignez la lampe.

— Je ne pourrai pas travailler sans lumière.

— Vous ne travaillez pas encore, docteur Wheeler. Éteignez, je vous prie.

Wheeler, une fois de plus, n’eut d’autre choix que d’obtempérer. La pièce fut plongée dans l’obscurité. Plus de lumière, sinon le clair de lune. Sinon la faible luminosité bleutée du vaisseau. Tyler se tourna vers la fenêtre ouverte. Le dernier véhicule du convoi, la grosse caravane de Bob Ganish, était garée à quelques mètres de là.

— Je veux que tout le monde vienne se mettre là où je pourrai les voir.

— Et comment suis-je censé organiser ça, colonel ?

— Avec vos dons de persuasion, docteur. Dites-leur que vous avez un revolver braqué sur vous.

Wheeler se pencha par la fenêtre et fit signe à Abby, qui attendait non loin de là, d’approcher.

Sissy fut un instant distraite par la lumière du vaisseau qui parut s’intensifier sous le regard de Tyler.

Cette montagne est peut-être bien prête à s’envoler.

Parfait, songea Tyler. Alors on pourra se mettre en route pour l’Ohio.

Et personne ne saura qui nous sommes.

Sauf ceux-là.

Qui ne doivent pas venir avec nous.

Comment les en empêcher ?

Tu le sais très bien.

Ça fait tout de même du monde à tuer, songea Tyler.

Nous ferons preuve d’intelligence, répondit Sissy. Nous trouverons bien une solution.


Matt demanda à Abby de rassembler tout le monde devant la caravane de Bob Ganish.

— Dites-leur de se mettre là où le colonel peut les voir, Abby.

Abby restait prudemment à distance, visiblement angoissée.

— Que se passe-t-il, Matt ? Il y a des blessés ?

— Je ne peux rien dire, Abby.

Elle s’avança d’un pas. Les verres de ses lunettes réfléchissaient le clair de lune. Elle avait l’air d’un hibou, songea Matt. Un hibou apeuré.

Il faillit enjamber la fenêtre et la rejoindre dehors, abandonnant le colonel à son hémorragie. Mais Beth avait besoin de lui. Chacune de ses respirations semblait un combat qu’elle menait contre la mort. Il avait hâte d’en terminer avec le jeu dangereux du colonel et d’aller lui prodiguer les soins appropriés.

Abby s’approcha suffisamment pour distinguer Tyler dans la pièce sombre et le revolver pointé vers Beth.

— Dieu du ciel, murmura-t-elle.

— Faites ce que je vous dis, Abby. Battez le rappel. Et essayez de ne pas trop vous inquiéter.

Le poing pressé contre la bouche, elle s’éloigna en toute hâte.

— Maintenant écartez-vous de la fenêtre, ordonna Tyler.

Matt obéit.

— Je peux soigner Beth ?

— Pas encore.

— Elle est peut-être en train de mourir.

— Sans doute. Mais je veux d’abord avoir tout le monde sous les yeux.

— Oh, bon sang, Tyler ! explosa Matt.

Le colonel, du canon de l’arme, indiqua le corps inerte de Beth.

— Si vous n’êtes pas plus coopératif que cela, docteur, il me sera très facile d’apporter une solution expéditive au problème.

Les yeux rivés à ceux de Tyler, Matt eut la sensation de plonger dans un cloaque. En l’espace d’une seule journée, le colonel avait tué deux personnes, et peut-être une troisième s’il persistait à retarder les soins. Matt n’eut plus de doute. Cet homme était fou.

Il était donc vital de prendre garde à ce qu’il répondait, à peser ses mots avant de les formuler.

— Ce que j’ai dans ma sacoche ne suffira pas, dit-il. Je vais avoir besoin de bandes…

— Au moment venu. Taisez-vous.

Le colonel concentra son attention sur ce qui se passait à l’extérieur. Abby avait commencé à rassembler les gens devant la caravane. Matt les compta avec impatience. Abby, Bob Ganish, Chuck Makepeace, Paul Jacopetti… il en manquait.

Kindle. Où était passé Tom Kindle ?

Mais non… Kindle n’était revenu au campement que depuis une heure. Tyler n’avait donc aucune raison de l’attendre.

La question n’en restait pas moins. Où était-il ?

— Retournez à la fenêtre, dit Tyler. Lentement. Bien. Maintenant, faites signe à Mme Cushman. Et signalez-lui qu’il manque quelqu’un.

Matt glissa un regard oblique vers Tyler. Comment avait-il su pour Kindle ?

— La vieille femme, ajouta Tyler. Miriam Flett.


Matt transmit le message à Abby.

— Je sais ! dit-elle.

Elle se tenait devant la fenêtre, les yeux fixés sur le revolver de Tyler. Pleins de haine – pour l’arme, pour Tyler.

— J’allais vous prévenir, dit-elle. Miriam est dans sa caravane, mais on ne peut pas la réveiller.

Il ne manquait plus que cela ! Comme s’il avait besoin d’un nouveau malade sur les bras… Et d’où venait cette lumière, bon sang ?

— Très bien, dit Tyler. Dites à Mme Cushman de faire monter tout le monde dans la caravane et d’en fermer la porte.

— Je vous entends très clairement, colonel Tyler, répondit Abby. Pour combien de temps ?

— Jusqu’à nouvel ordre.

— Allez-y, Abby, dit Matt. Tout se passera bien. Je vous le promets.

Il la regarda qui rejoignait les derniers survivants de Buchanan – Ganish, Makepeace, Jacopetti –, et refermait la porte de la caravane après y être montée derrière eux. Matt se sentit soudain plus seul que jamais.

Sur le point de se détourner de la fenêtre, il surprit un fugace éclair de lumière au coin de la caravane. Il se trompait peut-être, mais… il lui avait semblé distinguer le canon du Remington de Kindle.

Tyler l’avait-il vu, lui aussi ?

Apparemment non.

L’uniforme du colonel était trempé de sang. Il devait être considérablement affaibli, songea Matt. Et en état de choc. Son attitude calme n’en apparaissait que plus effrayante. Surnaturelle.

— J’ai besoin de bandes, dit Matt.

— Je ne veux pas que vous alliez retrouver ces gens.

— Je ne fais pas de miracles, colonel. Ces blessures nécessitent des bandages. La vôtre, par exemple. Il me faut au moins des linges propres.

— Vous devriez trouver ce qu’il vous faut dans la maison. Il y a un placard à linge dans le couloir de l’étage.

— Vous me faites confiance ?

— Ne soyez pas stupide. Si vous n’êtes pas de retour dans dix minutes, ou si je vous vois dehors, j’achèverai la fille. Allez chercher ce qu’il vous faut. Mais faites vite.

Le visage de Tyler était pâle et brillant de sueur.


Matt ne resta pas absent plus de cinq minutes. Il revint avec une pile de serviettes et de torchons propres, un paquet de coton hydrophile trouvé dans la salle de bains de Rosa Connor, et un plan.

Un plan dangereux, aisé à détecter, mais qui représentait le seul espoir pour lui-même et, peut-être, pour Beth.

L’ex-bureau de Vince Connor était baigné de la luminosité bleutée provenant de l’extérieur. Matt, toujours conscient de cette lumière, ne pouvait cependant perdre une seule seconde à s’interroger sur son origine. Il était totalement concentré sur sa tâche. Comme à l’époque de son internat. Parfois, à la fin d’un long service, alors qu’il dormait pratiquement debout, une urgence se présentait. Il était arrivé que son état de fatigue mette la vie du patient en danger ; mais le plus souvent, Matt parvenait à faire face par son pouvoir de concentration.

Il fixa son attention sur Tyler et Beth, sur la meilleure façon d’aborder le problème, sur la mort qui rôdait dans la pièce.

Il s’avançait vers Beth quand Tyler s’interposa :

— Pas encore. Je saigne énormément. Il n’est pas question que je perde connaissance.

— Son état est plus grave que le vôtre, colonel.

— Je le sais, répondit-il avec humeur. Je veux que vous arrêtiez cette hémorragie. Ensuite, vous pourrez vous occuper d’elle.

Matt n’argumenta pas. Concentre-toi. La moindre distraction pouvait lui être fatale.

Tyler maintint le revolver dirigé vers Beth mais laissa Matt l’approcher suffisamment pour étudier sa blessure. La clarté, plus intense semblait-il, permit à Matt de voir que la balle avait proprement traversé l’épaule de part en part.

— C’est Joey qui vous a blessé ?

— Oui. Il m’a trouvé avec la fille.

Il guetta la réaction de Matt.

— Ça vous choque ?

— Pas vraiment.

— Elle était… quel est le terme poli pour ce genre de chose ? Légère ?

Matt garda ses réflexions pour lui. Il prit le pouls du colonel. Rapide mais régulier.

— Avez-vous des nausées ? Des vertiges ?

— Non, pas particulièrement.

— La blessure est moins grave qu’elle n’y paraît.

— Je ne sens plus mon bras.

— La balle a vraisemblablement touché un nerf. Étant donné les circonstances, je ne peux rien faire. Vous comprenez ?

Tyler confirma de la tête.

Matt découpa la chemise et appliqua un gros bouchon de coton de chaque côté de la blessure avant d’improviser un bandage avec des lanières de torchon autour de l’épaule. Tyler grimaçait. La douleur commençait à entamer ses forces.

Une fois le bandage en place, Matt ouvrit sa sacoche. Il en sortit une seringue dont il ôta l’étui de plastique.

Son regard ne cessait de revenir au revolver, braqué presque négligemment sur Beth. Quelle force fallait-il pour presser la gâchette ?

Il planta l’aiguille dans le bouchon de caoutchouc d’une petite bouteille brune et en tira quelques millilitres de liquide.

Tyler l’observait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un antibiotique. Les balles ne sont pas spécifiquement propres.

— Est-ce nécessaire ?

— Tout dépend. Si vous voulez prendre le risque de la gangrène…

Tyler le considéra un long moment en silence. Curieux, songea Matt. Il semblait écouter. Quelle voix intérieure lui parlait ? Quelle présence invisible lui dictait ses actions ?

— Pouvez-vous piquer le bras blessé ? Il n’est pas question que je pose cette arme. Je ne suis pas bête à ce point.

— Alors la jambe ? suggéra Matt. La cuisse.

— Je ne retirerai pas mon pantalon.

— L’aiguille est longue. Elle franchira le tissu sans problème.

Tyler, distrait par la douleur, acquiesça d’un battement de paupières.

Matt expulsa l’air de la seringue, planta l’aiguille dans la cuisse de Tyler et injecta le liquide.

— Puis-je m’occuper de Beth, maintenant ?

— Allez-y.


Sissy, se plaignit le colonel. Je suis trop faible.

Mais non. Surtout ne dors pas. Reste éveillé !

Elle flottait toujours dans le coin de la pièce, dégageant une odeur de sang froid – à moins que ce ne fût la pièce elle-même qui empestait.

Ta blessure n’est pas grave ! Le docteur l’a dit.

Tu as confiance en lui ?

Il a fait le serment d’Hippocrate. Comme tous les médecins.

Mais je suis tellement fatigué.

Tu as toutes les cartes en main, insista Sissy. Joey est mort, la fille est fichue, Tom Kindle est parti, Tim Belanger aussi. La vieille femme n’est pas une menace. Tu peux tuer le docteur quand tu veux. Et ils ne sont que quatre dans la caravane. Dont une femme et un homme âgé. Sans armes. Tu n’auras pas de mal à te débarrasser de ces quatre-là.

Tous ces crimes, songea Tyler. Il en avait la tête qui tournait.

Il le faut, persista Sissy. Sinon les gens sauront.

Tyler jugea la chose possible. Tuer Wheeler. Aller jusqu’à la caravane. Le plus dur serait de marcher jusque-là. Ouvrir la porte et tirer, supprimer jusqu’au dernier souffle de vie.

L’opération ne présentait aucune difficulté majeure, mais son épuisement la rendait presque insurmontable.

Il leva le revolver, qui avait piqué du nez, mais l’arme lui parut peser une tonne dans sa main. Une nouvelle suspicion germa dans l’esprit du colonel.

La lumière était de plus en plus vive.

Matt s’agenouilla au-dessus de Beth. Anxieux, il déboutonna le chemisier et en écarta les pans, exposant ses seins menus, sa peau pâle éclaboussée de sang.

La balle avait perforé la poitrine et l’air s’engouffrait dans la cage thoracique ; chaque fois que Beth exhalait, des bulles de sang se formaient sur la blessure. Ses inspirations étaient laborieuses, étouffées, liquides.

À priori, la balle était restée dans le corps, peut-être déviée par un os.

Il prit le pouls carotidien qu’il trouva faible et irrégulier. Couverte de sueur, Beth n’eut aucune réaction quand il souleva sa paupière.

Il utilisa le sachet de plastique du coton pour couvrir la blessure. Il était urgent de fermer cette ouverture, et le sachet était relativement propre, relativement hermétique quand il l’appliqua avec du ruban adhésif chirurgical. Il la souleva ensuite, la redressa en position mi-assise, le corps penché sur la blessure, de sorte que sa respiration devint un peu moins malaisée. Sa tête roula sur le côté.

Il fallait qu’il l’empêche de perdre trop de sang, et qu’il la conduise dans un hôpital. Et même là, avec tout l’équipement moderne à sa disposition, il n’était pas certain de pouvoir opérer seul. Il lui faudrait sans doute extraire la balle.

Il releva les yeux vers Tyler.

Les paupières du colonel devenaient lourdes. Ses lèvres bougeaient ; il parlait, sans bruit. À qui ?

Matt regarda la main de Tyler retomber ; le revolver était désormais pointé vers le sol. Sa bouche restait béante, ses yeux clos. Matt reporta son attention sur Beth.

Il aurait besoin d’une civière de fortune, et d’un véhicule rapide pour la transporter au plus proche hôpital. Où ? À Laramie ? À Cheyenne ?

Il se tourna et s’avança vers la porte…

Il ne fut pas le seul à bouger. Sous les yeux ébahis de Matt, le colonel se leva, lui aussi. Tel Neptune émergeant des eaux tumultueuses, il sortit du vieux fauteuil de Vince Connor. Regard halluciné, pupilles dilatées. Auréolé d’un halo spectral de lumière bleutée.

— Ce n’était pas un antibiotique, dit-il.

Non. C’était de la morphine, peut-être assez pour le terrasser, en tout cas suffisamment pour l’endormir. Par quel miracle de volonté diabolique parvenait-il à résister aussi longtemps ?

La main valide de Tyler, toujours serrée sur la crosse du revolver, se souleva.

Je vais mourir ici, songea Matt. Dans cette maison inconnue. Au milieu de nulle part. Par la folie d’un homme.

Et puis une expression de surprise passa sur le visage de Tyler qui tourna soudain la tête et vomit sur le bureau de Vince Connor.

Matt s’allongea par terre. Il n’avait besoin que de quelques secondes de plus, assez pour laisser la drogue agir. Il roula dans le coin de la pièce, renversant une lampe.

Au bruit, Tyler se retourna.

Le revolver suivit le mouvement.

Au même instant, la porte s’ouvrit à toute volée.

Tom Kindle s’encadra sur le seuil, le canon de son fusil balayant la pièce.

Tyler se tourna vers lui.

Kindle tira.

Tyler tira.

Les deux détonations, dans cet espace réduit, furent assourdissantes. Même Beth, du fond de son inconscience, réagit par un léger sursaut.

Kindle poussa un cri et disparut dans le couloir.

Le colonel Tyler tomba, mais en silence, la balle de Tom Kindle logée en plein cœur.

John ! s’exclama Sissy au moment où il s’affaissait.

C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom. La première fois depuis qu’il était enfant.

Tyler la regarda alors que la vie le quittait, emportée par un puissant soupir. C’était comme s’il avait retenu son souffle depuis cinquante-deux ans ; sa respiration était sa vie, et il venait de la laisser s’échapper de ses lèvres.

John, dit-elle, d’une voix de plus en plus faible. Maintenant tu peux de nouveau venir vivre avec moi.


C’est fini, songea Matt. Les mots se répercutaient dans sa tête. Il venait de vivre des moments horribles, et il fallait désormais s’occuper de Beth, et de Kindle dans le couloir. Au moins Tyler était mort. Le responsable du carnage n’était plus.

C’est fini.

Il avait dû prononcer les mots à haute voix en se penchant sur Tom Kindle, qui avait reçu la balle dans le mollet de sa mauvaise jambe.

— Non, Matthew, dit-il à travers ses dents serrées. C’est loin d’être fini.

Matt banda sommairement la blessure.

— Que voulez-vous dire, Tom ?

— Vous êtes aveugle, ou quoi ? Il fait aussi jour qu’en plein midi, dehors. 2 heures du matin et on y voit clair ! Et le bruit ! Crénom, Matthew, vous êtes devenu sourd, en plus ?

Pas sourd. Distrait, tout au plus.

Il l’entendait, maintenant, ce bruit. Un distant grondement.

Porté par le vent. Et par la Terre. Les entrailles de la Terre.

La maison commença à trembler.

Le Vaisseau-Home quittait la planète Terre.

37 Ascension

Du seuil de la caravane de Bob Ganish, Abby pouvait voir la maison – la fenêtre sombre où le colonel Tyler tenait Matt en otage – et, au-delà, sur l’horizon, le disque du nouveau vaisseau, lumineux comme un gigantesque projecteur.

Paul Jacopetti, après avoir pris un propanolol, reposait sur la couchette. Ganish et Makepeace étaient assis, nerveux, à la table de la kitchenette. Ils avaient protesté contre cette consigne, mais pas trop fort. Après tout, l’ordre venait de Tyler, dont ils étaient les électeurs. Ils semblaient compter sur le fait que leur docilité leur vaudrait d’être dans les petits papiers du colonel une fois que tout serait terminé.

— On ne sait pas ce qui se passe réellement, argumenta Makepeace. Tout jugement serait donc prématuré.

Crétin, songea Abby.

Elle s’inquiétait pour Matt, et pour Miriam, curieusement amaigrie, et pour Tom, aussi, dissimulé dans l’ombre avec son fusil de chasse. Mais son regard ne cessait de revenir sur le vaisseau. Elle s’était habituée à sa présence au point d’en oublier son caractère extraordinaire. Elle avait un vaisseau spatial sous les yeux, rond comme une boule de billard, gros comme une montagne. Un vaisseau accroché à la Terre comme une tique sur le dos d’un chien. Qui s’était nourri de cette Terre et rempli d’humanité. Et maintenant, rassasié, il s’apprêtait à partir.

Sa luminosité devenait trop intense pour le regard.

Abby, la main en visière, se tenait sur le seuil de la caravane. Elle guettait. D’autres coups de feu, ou la libération de Matt. Ou l’arrivée du colonel Tyler. Ou la fin du monde. Avec cette étrange lumière bleue illuminant la prairie, on pouvait s’attendre à tout.

— Vous n’entendez pas quelque chose de bizarre ? demanda Bob Ganish.

L’ex-vendeur de voitures se tordait le cou pour écouter.

Chuck Makepeace, renfrogné, interrompit une seconde sa réussite.

— Non.

— On dirait un roulement de tambour, dit Ganish. Ou un gros camion qui passe. Vous n’entendez vraiment rien ?

Abby pressa sa joue contre la vitre froide et éprouva une nouvelle vague de cette peur qui ne l’avait pas quittée depuis le matin.

— Moi, j’entends, dit-elle.

Faible mais distinct, le bruit évoquait un distant orage, ou le tir d’artillerie d’une lointaine guerre.

Et puis ce fut comme si les canons se rapprochaient, comme si les engins blindés déferlaient sur les champs avoisinants. La caravane commença à se balancer, à tanguer.

Abby se plaqua contre la porte. Jacopetti, du fond de sa couchette, se mit à marmonner des mots incompréhensibles, toujours les mêmes, qu’il répétait inlassablement comme une litanie, mais qui se perdaient dans le grondement de plus en plus puissant. Abby essaya de lire sur ses lèvres. Mais il ne lui parlait pas, il ne parlait à personne en particulier. Il parlait peut-être à Dieu, songea-t-elle. Son regard était fou, paniqué. Tremblement de terre ! répétait-il.

Chuck Makepeace tomba par terre, entraînant la table dans sa chute. Les cartes virevoltèrent comme des oiseaux effarouchés. Bob Ganish promena un regard ahuri autour de lui avant de s’accroupir contre la cloison, les bras repliés sur la tête. Il avait stocké à peu près tout ce qu’il était possible de trouver, et le sol se retrouva soudain jonché de boîtes de conserve, de bouteilles, de paquets de sucre et de café.

Abby était la seule encore debout.

Elle vit le vaisseau s’élever. L’horizon avait jusque-là occulté sa partie inférieure, mais un trou, immense, véritable cratère, semblait à présent se dessiner.

Le vaisseau montait avec la légèreté inimaginable d’un ballon gonflé à l’hélium.

Une gerbe de gaz volcaniques explosa dans son sillage.

Et le tir d’artillerie, devint un grondement plus sourd, plus effrayant. Et le sol s’affaissa sous la caravane, et se souleva de nouveau, et s’effondra…

Abby, à son tour, fut projetée à terre.


Le Vaisseau-Home avait plongé ses racines au plus profond de la lithosphère. Son artère centrale, véritable cordon ombilical le reliant à la Terre, descendait sous la croûte basaltique jusqu’au magma liquide.

Le départ du vaisseau fractura le substrat sous le magma, le morcela en monolithes flottant dans la masse pâteuse en fusion, et exposa le roc liquide à l’air froid de la nuit.

Le manteau protestait par de violentes secousses. Une onde de choc tectonique se propagea par des vagues centrifuges depuis son épicentre dans le Colorado du Nord, suivie d’une seconde et, immédiatement, d’une troisième.

La cavité creusée dans le sol vomit un nuage de gaz lumineux – magnifique « nuée ardente ». Le nuage, expulsé à une vitesse incroyable et sous l’effet d’une pression intense, éclaboussa la base du vaisseau de déjections volcaniques. Il se déploya autour du cratère et incendia la prairie sur un cercle de plusieurs kilomètres de diamètre.

Le vaisseau, qui s’élevait à la crête du maelström, accéléra vers les couches supérieures de l’atmosphère, vers les étoiles.

De haut, l’éruption ressemblait à une fleur, avec ses étamines de lave en fusion et ses pétales de fumée grise bordés de flammes incandescentes.

Le Vaisseau-Home montait sans bruit au-dessus d’une nuée tourbillonnante. Sa force motrice, silencieuse, transformait ses quelques gigawatts d’énergie perdue en un sillage de photons blanc bleuté.

À l’intérieur, les déserts frissonnaient sous la chaleur rouge du soleil, les prés alpins embaumaient les fleurs sauvages printanières. Les nouveaux océans léchaient les côtes des nouveaux continents.

Au-dessous, dans l’obscurité de la nuit, le volcan exhalait de gros soupirs de cendres et le feu se répandait sur les froids plateaux du Colorado.


Le premier choc projeta Matt par terre, près de Kindle.

Sans en avoir jamais vécu, il sut avec certitude qu’il s’agissait d’un tremblement de terre. Il chercha à s’agripper quelque part. En vain. Il se sentait aussi démuni qu’une souris dans son tambour. Après avoir été chahuté pendant d’interminables minutes, il parvint enfin à s’accrocher à la poignée d’une porte et à relever la tête pour regarder autour de lui.

Le couloir était envahi de poussière. Le séisme semblait la dénicher dans les moindres recoins où elle se tapissait. Et puis, outre le grondement de la terre, Matt distingua le bruit sec des solives qui se brisaient. Combien de temps encore la maison resterait-elle debout ?

Kindle se tordait sur le sol, une main crispée sur sa jambe blessée.

Matt se traîna jusqu’à la pièce où le colonel était mort. Les secousses paraissaient diminuer de violence, bien qu’elles n’aient pas encore tout à fait cessé. Il chercha Beth des yeux. Le corps de Tyler avait roulé jusqu’à celui de Joey ; les deux cadavres semblaient unis dans une macabre étreinte. Beth était pratiquement là où il l’avait laissée ; elle avait toutefois glissé de son appui et gisait par terre, légèrement sur le côté. Sa respiration était toujours aussi laborieuse, sinon plus.

Le sol trembla encore, et Matt s’accrocha à la porte jusqu’à la fin de la secousse. Il entendit ce qui devait être l’effondrement de la grange, derrière la maison : une série de craquements, de déchirures de bois. La vitre explosa, projetant une pluie de verre sur la pelouse.

Dès qu’il le put, Matt se précipita devant le trou béant de la fenêtre et regarda dehors.

Il ne pouvait voir le vaisseau, mais le devinait qui s’élevait, de l’autre côté de la maison. Il produisait toujours cette même luminosité bleutée et projetait des ombres qui devenaient plus courtes au fil de son ascension.

La porte de la caravane s’ouvrit, et Abby s’encadra sur le seuil, apparemment meurtrie et hébétée. Elle leva la main pour protéger ses yeux de la lumière trop vive. Matt entendit quelqu’un crier à l’intérieur – Jacopetti, peut-être. Il voulut avertir Abby de ne pas s’approcher de la maison qui risquait de s’effondrer d’une minute à l’autre ; les murs se lézardaient et il était miraculeux que seule la grange se soit pour l’instant écroulée. Il lui fallait d’urgence sortir Beth et Kindle, avant la prochaine secousse.

Mais il n’eut pas le temps de faire le moindre geste. Abby ouvrit soudain la bouche en un cri d’étonnement muet et se cramponna à la porte de la caravane.

Matt supposa – bien plus tard – que la caravane avait dû être garée au-dessus d’une grotte ou d’une rivière souterraine, un couloir naturel creusé dans la croûte terrestre qui se serait ouvert sous la violence du séisme. Sous ses yeux horrifiés, la caravane bascula sur le flanc, ainsi que le camping-car voisin – le sien. Les deux véhicules se télescopèrent et versèrent dans une cuvette de deux ou trois mètres de profondeur.

Abby retomba en arrière, dans l’intérieur sombre de la caravane. Les hurlements affolés de Jacopetti se turent abruptement.

Des étincelles fusèrent de la collision des deux véhicules.

— Mon Dieu, non… murmura Matt, atterré.

L’idée ne s’était pas plus tôt formée dans son esprit que l’essence, provenant sans doute du réservoir éventré du camping-car, s’enflamma.

Les flammes, soudain, jaillirent de partout. L’incendie, inexistant quelques secondes plus tôt, se propagea à une vitesse fulgurante.

Matt enjamba le rebord de la fenêtre et courut à travers la pelouse jusqu’à la caravane. Une bouteille de gaz explosa quelque part ; des morceaux de métal sifflèrent à ses oreilles.

La cuvette était moins profonde qu’il ne le redoutait. Mais au moment où il tentait de s’approcher de la caravane, un rideau de flammes se dressa devant la porte, le forçant à reculer.

Il appela Abby. Aucune réponse ne lui parvint. Il courut à l’arrière du véhicule. Les flammes ne l’avaient pas encore atteint, mais la chaleur écaillait la peinture sur l’aluminium ; quand il essaya de s’accrocher à la fenêtre, ses paumes se meurtrirent au métal brûlant.


Matt s’éloigna en rampant jusqu’à ce que la fournaise des véhicules incendiés ne fût plus aussi douloureuse.

Le vaisseau, rétréci par l’altitude, se coucha derrière l’horizon. Sa lumière déclina.

Il laissait derrière lui la lueur des véhicules en feu, et celle, funeste, du lointain volcan, incommensurable colonne de fumée déployée en éventail à l’endroit où il s’était élevé dans le ciel nocturne.

La prairie continuait à ondoyer, parcourue par des vagues de moindre vigueur. Comme celles d’un lac sous la brise.

Matt sortit de son état de stupeur. Ce n’était pas le moment de s’endormir. Beth et Kindle l’attendaient.


Il parvint à traîner Beth hors de la maison. Après l’avoir mise en sécurité, il revint chercher Kindle, qui était parvenu à ramper jusqu’à la porte avant de perdre connaissance.

C’est alors qu’il se rappela Miriam. La vieille dame avait été trop malade pour être séquestrée avec les autres. Sa petite caravane était encore intacte. Matt força la porte légèrement bloquée par la chaleur ambiante.

Mais Miriam n’était plus là. Sur sa couchette, ne restait plus, indifférente, que sa peau vide.


Entre-temps, le soleil s’était levé.

L’horizon, au sud, disparaissait sous un écran de fumée opaque plus large que ne l’avait été le vaisseau. Le ciel devenait plus gris à chaque seconde et une cendre noirâtre, comme une neige sale, commençait à tomber.

Beth respirait toujours. Mais chaque inspiration relevait du miracle ; et chaque expiration était une victoire arrachée au destin.

Sans trop savoir comment, il réussit à hisser Beth et Kindle sur les couchettes d’un motor-home intact.

Alors débuta pour lui le plus long voyage de sa vie.

38 L’œil de Dieu

Il faisait froid, à l’ombre du nuage volcanique.

Le soleil n’était qu’une pâle tache de lumière dans le ciel sombre. Matt roulait en pleins phares.

Il se dirigeait vers Cheyenne, sur la I-80. L’endroit où le vaisseau avait été ancré à la Terre lui apparaissait de temps à autre sur sa droite. Pas le cratère lui-même, mais la lueur de distants incendies et de coulées de lave. Périodiquement, le sol tremblait sous ses roues.

La route n’était pas aisée à suivre. La cendre tombait en pluie persistante, drue. Elle s’écartait au passage du camping-car et se redéposait sur les bas-côtés en congères charbonneuses. Par moments, la route semblait tout bonnement disparaître. Matt devait se repérer aux panneaux, aux bornes kilométriques transformées en petites pierres tombales grises. Les roues dérapaient, crissaient sur le mâchefer, sur les scories rejetées par le volcan. La progression était laborieuse.

Il traversa Laramie, paysage désolé de ruines et de décombres. Aux environs de midi, il s’arrêta dans une station-service qui, en dehors de ses vitres brisées, paraissait avoir échappé au désastre. Il sortit dans le brouillard cendré, un cache-col noué sur le nez et la bouche. L’odeur de la cendre volcanique, fine poussière qui se glissait partout, évoquait vaguement celle des œufs pourris. Dans le local battu par le vent, il trouva une carte du Colorado et du Wyoming.

Le motor-home aurait eu besoin d’essence, mais les pompes ne fonctionnaient pas.

Matt frissonna ; l’air était glacé. De l’autre côté de la route, la carcasse d’un bâtiment exhalait une fumée âcre. Tout n’était que cendre, partout où son regard se portait. Cendres et brouillard.

Il était temps de voir où en était Kindle. Où en était Beth.


Il les avait laissés dans le motor-home, enveloppés dans des couvertures. Sa réserve pharmaceutique, soigneusement stockée, avait été intégralement détruite par le feu. Par chance, il avait pu leur administrer les antibiotiques qu’il transportait dans sa sacoche.

Kindle, par instants, reprenait conscience. Pas Beth ; sa respiration devenait terriblement, désespérément faible, son pouls de plus en plus rapide. Elle souffrait manifestement d’une hémorragie interne.

Il vérifia son pansement ; il n’avait pas besoin d’être changé. Matt se sentait impuissant. À part prendre garde qu’elle ne se refroidisse pas, et s’assurer qu’elle reste en position mi-assise afin de ralentir l’hémorragie, il ne pouvait lui être d’un grand secours.

Il travaillait à la lueur d’une lampe-torche. La lumière du jour, trop faible, perçait difficilement les vitres couvertes de cendre.

Il se tourna ensuite vers Kindle. Celui-ci ouvrit les yeux alors que Matt se penchait sur sa jambe blessée.

La blessure ne présentait aucun caractère de gravité, mais la balle avait peut-être touché le péroné. Or, il s’agissait de la jambe que Kindle s’était déjà brisée l’automne précédent. Il faudrait l’immobiliser avant de pouvoir procéder à un examen minutieux.

Relevant la tête, il rencontra le regard de Kindle.

— Matthew ! Vos mains…

Ses mains ?

Il les exposa à la lumière. Ah oui. Les brûlures. Il s’était brûlé en essayant de sortir Abby de la caravane en feu. Les paumes rouges, couvertes d’ampoules, pelaient, suintaient, saignaient. Il déchira deux lanières d’une des serviettes qu’il avait emportées et les enroula autour de ses mains.

— Ça doit faire un mal de chien, dit Kindle.

— J’ai des analgésiques.

— Vous avez roulé toute la nuit ?

— Mmmh mmh.

— Et vous tenez uniquement avec des analgésiques ?

— Et des amphétamines.

— Du speed ?

Matt confirma.

— Vous transportez du speed dans votre sacoche ?

— Je l’ai trouvé dans les affaires de Joey.

— Je comprends pourquoi vous avez cette mine épouvantable.

Il marmonna en tentant de changer de position sous sa couverture.

— Beth est vivante ?

— Oui.

— Où sommes-nous ?

— À quelques kilomètres de Cheyenne.

Kindle tourna la tête vers la vitre.

— Il fait toujours nuit ?

— On est en plein jour.

— Alors pourquoi… il neige ?

— C’est de la cendre.

— De la cendre ! soupira Kindle, incrédule.


Kindle avait raison. Matt veillait depuis trop longtemps. Il progressait avec une lenteur désespérante. Et cette cendre qui n’arrêtait pas de tomber. Difficile de croire que la terre pouvait en produire autant.

Il avait lu quelque part que la cendre volcanique était riche en phosphore et en oligo-éléments. La terre serait fertilisée pour les années à venir. Il se demanda ce qui pousserait, dans ces contrées abandonnées.

Le compteur plafonnait à moins de vingt kilomètres-heure.


Une pensée vint le hanter alors que l’après-midi semblait glisser à son insu dans le crépuscule : Beth allait peut-être mourir.

Depuis des heures, il repoussait cette idée. Il en avait peur. Par une sorte de superstition, il redoutait d’influencer le destin en la laissant prendre forme dans son esprit. Songer à la mort ne risquait-il pas de lui ouvrir toute grande la porte ?

Mais l’idée, patiemment, attendait. Telle une invitée sans-gêne, elle sut profiter de sa faiblesse pour s’installer.

Oui, Beth pouvait très bien mourir. C’était une éventualité qu’il ne pouvait ignorer plus longtemps. Elle pouvait mourir même s’il trouvait tout le sang nécessaire pour le lui transfuser, même s’il trouvait un hôpital encore debout et fonctionnel – ce qui lui apparaissait de plus en plus improbable.

Il devait se familiariser avec cette idée.

Après tout, il avait choisi de vivre dans ce monde. Un monde où la mort n’était pas seulement un risque mais une certitude. Le monde mortel.

Il se rappela Contact. La mémoire s’ouvrait aisément, dans ce crépuscule blafard. Il aurait pu choisir cet autre monde, celui de l’immortalité, de l’infinie connaissance… le Monde supérieur, comme ils l’appelaient.

Le monde sans crime, sans vieillesse, sans mal. Il se souvenait d’un poème que Celeste avait beaucoup aimé. Le Pays du cœur. Impossible, en revanche, de se rappeler l’auteur. Sans doute quelque romantique de l’époque victorienne. La voix de Celeste en train de lire les vers fut soudain presque tangible, comme si elle se trouvait assise à côté de lui.

Je façonnais un monde de feu et de rosée

Où la tristesse n’aura pas droit de cité,

Où rien ni personne ne pourra te faire de mal

Sans doute était-ce ce qu’ils avaient construit, là-bas, sur l’horizon, dans leur drôle de montagne : un monde de feu et de rosée…

Où la beauté jamais ne connaîtra de reflux,

Mais où la joie sera sagesse,

le temps une mélodie sans fin.

Des mots qui résumaient un désir humain de toute éternité, inscrit dans les gènes. Un rêve dont personne ne voulait se réveiller.

Un monde sans chair, mais non sans joie. Les Contactés avaient su préserver leurs plaisirs. Leur renoncement était de nature bien plus subtile.

Il avait fallu des années à Matt pour apprendre à vivre dans un monde où tout ce qu’il aimait risquait de disparaître. Et encore n’avait-il jamais pu supporter cette idée. Toutefois, il avait appris à s’y résigner. Il avait en quelque sorte passé un contrat avec elle. On ne lésine pas sur l’amour, même si ceux que l’on aime vieillissent ou s’éloignent. On sauve une vie quand on le peut, même si tout le monde est destiné à mourir. On ne gagne rien à se restreindre. Vivre au jour le jour est l’unique récompense.

Mais le prix, songea Matt. Mon Dieu, le prix.

Le chagrin. La douleur. La souffrance infligée par un univers indifférent : les blessures de l’âge, les cruautés de la maladie. Ou la souffrance qu’on s’inflige à soi-même. La mort qui tombe en pluie du ventre des bombardiers ; la mort qui s’abrite sous l’uniforme des jeunes militaires. La mort qui se tapit dans les ruelles sombres, au bout d’un couteau, ou sous des électrodes dans les sous-sols des locaux gouvernementaux. La souffrance dispensée par les salauds convaincus, par les salauds occasionnels, ou par les cerveaux vides ambulants, comme le colonel Tyler.

Alors, finalement, ils avaient peut-être eu raison, ces Voyageurs. Et Rachel, et la majorité des humains. Peut-être sommes-nous incurables, incorrigibles. Peut-être que le Monde supérieur était préférable – absence de chair, de corps ; exemption de la roue terrestre de vie et de mort.

Peut-être avait-il fait le mauvais choix.

Peut-être.


Il arriva à Cheyenne à la nuit tombante. Autant du moins qu’il pouvait en juger. Les rues étaient pour la plupart impraticables. Il quitta la I-80 et s’engagea dans ce qu’il supposait être la Seizième Rue, envisageant la possibilité de s’arrêter pour la nuit.

Mais au moment où il s’apprêtait à couper le moteur, il leva les yeux vers le ciel. C’est alors qu’il vit les étoiles. Un véritable miracle, ces étoiles.

Un vent s’était levé qui venait du nord. Un vent froid, suffisamment fort pour amasser la cendre en dangereuses congères. Mais la cendre elle-même avait cessé de tomber. La nuit s’était quelque peu éclaircie.

Il desserra ses mains du volant. Pour voir. Il ne ressentait rien. Pas de douleur. Il avait dépassé ce stade.


L’incendie avait ravagé une grosse partie de la ville.

Il traversa un paysage de murs noircis, d’étranges colonnades de brique branlantes comme des dents gâtées, de bâtiments ouverts à tous vents, sans toit, sans fenêtres. L’hôpital De Paul : des ruines fumantes.

Le centre médical, non loin de là, n’avait pas brûlé – il s’était effondré.

Une fois de plus, il se pencha sur les blessés.

Kindle sortit de son sommeil juste assez longtemps pour lui faire signe de ne pas s’inquiéter.

Beth, quant à elle…

Elle vivait encore. Mais par quel miracle, impossible à dire. Il pouvait à peine sentir son pouls. Et elle manquait d’oxygène : ses lèvres devenaient bleutées. Ses pupilles étaient longues à se dilater quand il soulevait ses paupières.

Malgré tout, elle continuait à respirer.

Ce combat était un défi qu’elle lançait à la mort. Et Matt avait la sensation qu’elle y mettait un courage et une détermination étonnants. Malgré cela, aucune inspiration ne pouvait satisfaire son besoin d’oxygène et chacune exigeait un effort considérable.

Chacune était une nouvelle montagne à gravir.

Elle n’était pas morte, non, mais elle mourait. Tout doucement.

Dans quelle ville pourrait-il trouver un centre médical intact ? Il étudia sa carte. Ses yeux ne parvenaient plus à se concentrer. Il lui faudrait franchir la barrière de cendre. Denver ? Non. Il devrait pour cela traverser le cratère lui-même. Casper, au nord ? Comment savoir ce qu’il découvrirait au terme d’un nouveau voyage long, pénible, semé d’embûches imprévisibles ?

Tout était trop loin.

Elle pouvait s’éteindre à tout moment. Dans une heure, peut-être moins.

— Dormez, dit Kindle. Je sais ce que vous éprouvez, Matthew. Mais vous ne gagnerez rien à vous épuiser. Vous allez finir par tomber raide mort de fatigue. Dormez un peu.

— Je n’ai pas le temps.

— Il y a maintenant un quart d’heure que vous avez le nez collé sur une carte. Qu’est-ce que vous cherchez ? Une ville avec un hôpital ? Et vous ne trouvez rien, je parie. De toute façon, vous ne pouvez pas rouler dans ce capharnaüm.

Il s’était redressé pour regarder par la vitre.

— On est en pleine apocalypse, ici.

Matt replia la carte et la posa sur le siège libre près de lui.

— Beth est gravement blessée.

— Je m’en suis aperçu. Sa respiration n’est pas brillante.

— Je n’ai pas ce qu’il faut pour l’aider.

— Matthew, je sais.

Sa voix se fit douce, persuasive :

— Je ne vous dis pas de renoncer, mais de regarder la réalité en face. Il ne servirait à rien de vous reprocher quoi que ce soit. Vous avez fait le maximum. Regardez-vous. Vous êtes dans un état lamentable. On se demande comment vous tenez encore debout.

Kindle avait malheureusement raison. Jamais il ne pourrait atteindre un hôpital. Autant l’admettre.

Mais une autre idée avait fait son chemin dans son esprit. Malgré lui. Malgré ses réticences.

— Il y a une autre possibilité, dit-il.


Il en fit part à Kindle et écouta ses objections, mais, craignant de perdre un temps précieux, il se remit au volant et effectua un rapide demi-tour.

Le nouveau vaisseau continuait sa course dans le ciel. Un ciel que les étoiles, une à une, désertaient. Une pluie froide s’était mise à tomber.

L’amalgame de cendre et de pluie devint une infâme gadoue glissante. Matt fut contraint de ralentir encore et, malgré cela, l’arrière du motor-home dérapait de temps à autre sur la chaussée transformée en chemin boueux.

Par chance, il n’eut pas à aller loin.

Il trouva le capitole local, du moins ce qu’il en restait, au bout d’une large avenue bordée d’arbres gainés d’une couche de cendre. La coupole était aux trois quarts démolie. Le feu couvait encore à l’intérieur, donnant à cette énorme ampoule brisée une luminosité rougeoyante.

Matt n’était pas sûr de trouver ce qu’il cherchait. Mais le capitole constituait le point central de chaque grande ville, comme la mairie à Buchanan, et c’était là, en conséquence, qu’il avait le plus de chance de découvrir un Serveur.

Il se gara, ouvrit la portière. Ses mains laissaient des traces sanglantes sur le volant, sur ses vêtements.

Ses pieds glissèrent sur la cendre boueuse. La pluie n’était pas seulement froide, elle était sale. Pleine de suie. De longues traînées noires s’inscrivaient sur sa peau. Matt se rendit compte qu’il avait oublié son blouson près de Kindle. Il retourna le chercher.

Le souffle de Beth était à peine perceptible.

— Ne faites pas ça, dit Kindle.

Matt enfila son blouson.

Kindle se redressa et lui prit le bras.

— Matthew, il y a de fortes chances pour que ça ne marche pas. Mais si ça marchait tout de même… vous y avez pensé ?

— Oui.

— Vous n’avez pas affaire à un hôpital, ni à un docteur. C’est quelque chose qui vient de l’espace et qu’on n’a jamais compris. Ça n’a rien d’humain. Comment ça pourrait l’être ? Ce que vous faites, là, c’est pas un appel au secours. C’est rien de plus qu’adresser une prière à on ne sait pas quel dieu…

— Elle va mourir, dit Matt.

— Comme si je le voyais pas ! Vous croyez que je l’entends pas qui se bat contre la mort ? Mais au moins elle meurt comme un être humain. C’est bien ce qu’on a décidé, non ? C’est ce qu’on a répondu, finalement. « Non merci, mais je préfère crever humain. » Vous, moi… même le colonel Tyler. Même Beth.

— Ce n’est pas le problème.

— Mais bien sûr que si ! Je n’en vois pas d’autre. Les Voyageurs sont partis. C’est ce qu’ils ont fait de mieux jusqu’à présent. Et ce nouveau vaisseau va sûrement suivre le même chemin. Parfait. Au moins, il nous restera un minimum de dignité humaine. Mais si vous allez là-bas prier ce colosse, j’ai bien peur qu’il ne vous aide, et qu’après il n’arrête plus d’aider, et qu’on n’ait un nouveau dieu dans le ciel. Et alors, adieu humanité, d’une manière ou d’une autre.

— Je suis le seul à le faire, objecta Matt.

— C’est peut-être largement suffisant. Je serais pas étonné qu’ils aient le pouvoir de s’occuper de mille choses à la fois.

— Il faut que j’agisse, répéta obstinément Matt, incapable d’entendre les objections de Kindle.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est mon devoir. Et mon souhait.

Il s’avança vers la porte.

— Matthew !

Matt se retourna.

— À aucun prix ne laissez cette statue s’approcher de moi, d’accord ? Même si je suis à l’article de la mort. Jurez-le-moi.

Matt acquiesça en silence.


Le Serveur, comme prévu, se dressait au pied des marches du capitole. La pluie glacée collait des plumes de cendre sur sa surface rigide et terne.

Matt se sentait fiévreux, au bord de l’épuisement. Quelle scène étrange… Debout devant cette statue extraterrestre, pataugeant dans la cendre, sous la pluie, les ruines du capitole rutilant dans la grisaille.

Il frissonna. Le frisson devint convulsion, et il se pencha, se tenant la taille, jusqu’à ce que le spasme se dissipe, priant pour ne pas s’évanouir.

La pluie ruisselait sur le Serveur en grosses gouttes noires. Matt eut l’impression que ce Serveur était moins grand, moins bien façonné que celui de Buchanan. À moins qu’une sorte d’érosion ne commence à avoir prise sur lui. Peut-être finirait-il par se dissoudre dans la terre, à moins qu’il ne termine en poussière, lui aussi, comme les peaux.

Il n’avait pas d’yeux. Il ne le regardait pas. Il demeurait impassible, indifférent à la détresse de son visiteur.

Matt lui parla de Beth. Il décrivit ses blessures. Un témoin silencieux, en lui, écoutait le son de sa propre voix et admirait la note mélancolique que ce monologue ajoutait aux larmes de la pluie et au sifflement du vent. Il eut la sensation d’être un interne en tournée exposant les symptômes d’un patient à un chef de clinique insensible. Était-ce bien nécessaire ? Il voulait le croire.

— Je sais ce que vous pouvez faire, les Voyageurs, dit-il. J’ai vu cette femme – cette femme-insecte. Si vous pouvez métamorphoser un être humain, vous êtes capable de soigner une blessure. Et j’ai vu Cindy Rhee, la petite fille avec sa tumeur au cerveau. Elle a été guérie, aussi.

Le Serveur demeurait imperturbable.

Était-il mort ? Ou simplement sourd ?

— Réponds-moi, insista Matt. Parle-moi.

Le froid le pénétrait cruellement. Il ne pourrait pas rester plus longtemps immobile sous cette pluie glacée. Il s’avança, posa les mains sur le corps du Serveur. Un contact aussi froid que le vent. Il laissa des empreintes sanglantes sur cette matière inconnue.

Le Serveur resta muet.


Il sortit Beth du motor-home.

Il était conscient de sa folie. Exposer une femme mourante au froid polaire. Mais il ne voulait, ne pouvait plus raisonner logiquement. Il entrait de plain-pied dans le monde de l’irrationnel.

Et dans celui de la panique.

Beth était lourde. Et il était surtout à bout de forces. Sa tête roula sur son épaule et sa respiration cessa. Il attendit qu’elle reprenne. Respire, lui ordonna-t-il en silence. Elle suffoqua. Une bulle de sang se forma sur ses lèvres.

Il lui dit combien il regrettait tout ce qui était arrivé. Elle ne le méritait pas. Elle n’était que la victime innocente d’une de ces tragédies imprévisibles, comme un tremblement de terre, un incendie.

Il la posa, pâle et inerte, devant la sentinelle noire. La pluie plaqua ses vêtements sur son corps maigre. Matt la recouvrit de son blouson et releva une mèche de ses cheveux collée sur son visage.

Puis il s’adressa de nouveau au Serveur.

— Voilà, dit-il. Soigne-la.

Était-ce trop péremptoire ? Peut-être. Il ne savait comment le dire autrement.

Pour toute réponse, le colosse observa une immobilité totale.

— Je sais que tu peux la soigner. Tu n’as pas d’excuse.

Le silence semblait s’éterniser. La pluie, sous les bourrasques, devenait des aiguilles sur sa peau. Le vent mugissait dans les décombres du capitole.

Le Serveur était relié au vaisseau. Du moins le supposait-il. Et le vaisseau était peuplé d’êtres qui avaient été humains.

— Vous êtes tous là ? cria-t-il à plusieurs milliards d’âmes. Vous m’entendez ?

Rien.

La tête lui tournait. Il s’appuya contre le Serveur pour combattre son vertige.

— Il y a quelqu’un ? demanda-t-il encore d’une voix éraillée. Jim ? Lillian ? Annie ? Vous m’entendez ? Rachel ?

Le silence. Le bruissement de la pluie.

— Vous n’avez aucune excuse. Vous pouvez aider cette fille. Rachel, écoute-moi ! Tu ne peux pas faire la sourde oreille. Tu n’as pas le droit de la laisser mourir, comme ça, sous la pluie.

Il ferma les yeux.

Rien n’avait changé.

Ses jambes fléchirent ; il se sentit glisser. S’agenouilla près de Beth. Il ne l’entendait plus respirer. Peut-être que son cœur avait cessé de battre. Le bourdonnement dans sa tête couvrait tout autre son.

— Si vous êtes humains, dit-il, vous devriez l’aider.

Il se démenait pour rester éveillé, mais sa conscience lui échappait, dérivait déjà. Ne restait plus en lui qu’une immense frustration.

— Si vous étiez humains, répéta-t-il. Mais vous ne l’êtes pas. Vous vous moquez de ce qu’on deviendra. Cette fille n’est pas votre problème. Elle peut bien mourir, vous vous en foutez. Vous n’êtes que des salauds. Tous autant que vous êtes.

Il voulut ouvrir les yeux. Dut y renoncer. Un temps s’écoula.

Il s’éveilla de nouveau.

— Rachel ! Viens ! Montre-toi !

Un dernier effort.

— Rachel !


Il rêva. Il rêva que Rachel répondait à son appel. Qu’elle venait à lui.

Il rêva que le Serveur n’était plus le Serveur. Qu’il avait pris la forme de sa fille, Rachel. Une Rachel taillée dans un marbre noir et mat, toute mouillée de pluie, comme si elle s’était roulée dans la rosée du matin.

Il rêva qu’elle touchait Beth, qu’elle le touchait, lui, et sentit la chaleur de cette caresse.

Il rêva qu’elle murmurait. Des mots merveilleux, réconfortants, qu’il ne put comprendre car le langage qu’elle employait n’était pas humain. Mais dont il entendait la musique. Des mots qui le berçaient.

39 Direction

Dès qu’il fut à peu près certain de pouvoir laisser Matt quelques heures seul, Tom Kindle repéra une voiture en état de marche – une Honda sur laquelle dégoulinaient des traînées de cendre délavée par la pluie et au volant de laquelle il prit la direction du nord, vers Casper.

Sa jambe le faisait horriblement souffrir. Il avait la sensation d’avoir une boule de braises incandescentes couvant dans le mollet. Au moins la blessure était-elle propre. Matt, de plus, l’avait bien bandée, et Kindle découvrit qu’il pouvait se déplacer sans trop de peine.

Une vague d’air frais, en provenance du nord, du Canada, avait chassé la pluie. Il emprunta une route – déserte, évidemment – et franchit la barrière de cendre pour entrer dans un paysage champêtre. Un peu de verdure après toute cette grisaille. Il en éprouva un plaisir inattendu. Il y avait même des fleurs le long des ruisseaux.

Moins réjouissant fut le spectacle de tous les animaux morts le long de la route et dans les prés. Le départ du vaisseau avait tué nombre d’entre eux. Le savaient-ils ? S’en souciaient-ils, ces soi-disant héritiers de l’humanité ? Kindle en doutait. Une saloperie de plus à ajouter à celles que l’homme infligeait au règne animal depuis la nuit des temps. Mais après tout, ce n’était pas pire qu’une catastrophe naturelle. Le bétail reviendrait rapidement à présent que les barrières étaient tombées.

À Casper, il trouva un émetteur-récepteur qui, il l’espérait, fonctionnerait avec une batterie de douze volts. Il ne savait trop comment la brancher, mais il n’était pas plus bête qu’un autre – il lirait le mode d’emploi.

Il aurait été tout de même plus simple d’avoir les conseils de Joey.

À la nuit tombante, il se mit en quête d’eau. Depuis que les robinets avaient cessé de couler, l’eau devenait une denrée rare. Dans un grand supermarché aux baies vitrées éclatées, il trouva une dizaine de bidons d’eau minérale.

Il les chargea dans une autre voiture pour le retour : une Buick commerciale avec le plein d’essence. Les pompes ne marchaient pas mieux que la plomberie mais, heureusement, ce n’étaient pas les véhicules qui manquaient.

Il roula de nuit, avec le chauffage et une odeur de métal chaud mêlée à des senteurs de pin synthétique. Vers le sud. Vers la lueur rouge sur l’horizon. Le cratère. Vers ce pays désolé de cendre et de boue. Vers l’enfer.


À Cheyenne, le lendemain matin, Kindle fabriqua deux croix de bois avec les planches trouvées dans une ancienne scierie.

À l’aide d’un clou, il grava une lettre dans la planche horizontale de la première croix. Travail long et difficile. Mais il persista.

L’une derrière l’autre, il aligna les lettres : A, B.

Puis il s’arrêta pour réfléchir. Aurait-elle préféré son nom complet, Abigail ? Ou son surnom ?

Il l’avait toujours connue sous le nom d’Abby, alors il se décida pour la plus simple version :

ABBY CUSHMAN

Sur la seconde croix, il inscrivit :

JOSEPH COMMONER

Il emporta ensuite les deux croix qu’il planta sur la pelouse grise devant les ruines du capitole, près de la statue d’un certain E. H. Morris. Bien entendu, Joey et Abby n’étaient pas enterrés là. Leurs corps étaient perdus, ensevelis quelque part sous les décombres, la terre et la cendre. Mais ils avaient droit à un geste commémoratif. Deux croix qui les rappelleraient au souvenir d’une humanité disparue.

Quant à Jacopetti, Ganish, Makepeace et Tyler…

Ils pouvaient pourrir sur place.


Il retourna au motor-home et reprit la garde devant les deux corps inertes de Matthew et de Beth.

Matthew semblait dormir. Ses mains, couvertes d’une substance brillante et charbonneuse, paraissaient gantées.

— Matthew ? demanda Kindle. Vous m’entendez, Matthew ?

Mais le médecin ne répondit pas. Pas plus qu’il ne l’avait fait la veille ou deux jours plus tôt.

Beth était recouverte de la même substance, mais de la taille au sommet du crâne. Kindle ne chercha même pas à lui parler. À quoi bon ? Elle avait la tête couverte. Le nez, la bouche.


Il fit un feu et regarda la fumée s’élever dans le crépuscule indigo.

Il y avait peu de chance pour que quelqu’un le repère depuis Cheyenne. La moitié de la ville fumait encore. Mais il lui faudrait se montrer prudent en rase campagne où il serait aisé de remarquer un feu de camp la nuit. Il y avait peut-être encore des irréductibles qui n’avaient pas choisi l’Ohio. Il pouvait rôder d’autres colonels Tyler.


Matt se réveilla au petit matin.

Ses gants de goudron noir avaient disparu. Kindle se demanda où. Absorbés par le corps ? Évaporés ?

— J’ai soif, dit Matt.

Kindle lui apporta de l’eau. Matt tendit les mains devant lui ; elles étaient toutes neuves.

— J’ai rêvé de Beth, dit-il. J’ai rêvé qu’ils la guérissaient.

— C’est peut-être bien vrai, acquiesça Kindle.


Matt l’aida à faire le feu pour le soir. Ils réchauffèrent le café et s’assirent près de la source de chaleur vacillante.

— Je pensais que vous étiez peut-être parti pour toujours, dit Kindle. Que vous finiriez en peau vide, comme les autres.

Matt secoua la tête. Non, ce n’était pas la décision qu’il avait prise.

Kindle laissa le silence s’installer. Rien ne pressait. Le ciel du Wyoming était étoilé, ce soir.

— J’ai parlé avec l’Ohio, dit-il enfin.

— Vous avez trouvé une radio ?

— Oui. Les Serveurs ont repris du service. Je suppose qu’ils n’ont pas dû marcher pendant un moment. Tout s’est arrêté quand le vaisseau des Voyageurs, le premier, est parti. Plus de courant. Les Voyageurs entretenaient toutes les machines, les turbines, etc. S’il y avait encore de l’électricité dans le pays, et ailleurs, je suppose, c’est grâce à eux. Maintenant, c’est revenu. Mais d’après le gars, seulement en Ohio et sur un certain périmètre autour de la nouvelle ville. Et dans quelques autres endroits du monde.

— Un périmètre ?

— Pas une barrière, bien sûr. Mais d’après ce que j’ai compris, si on s’éloigne un peu trop, on se retrouve vraiment seul. Plus de courant, plus d’eau, plus aucune sécurité.

— C’est un lieu protégé, autrement dit.

— Le paradis, ironisa Kindle. On peut pas trouver mieux, non ? Un vrai jardin d’Éden. Venez vivre ici, on s’occupe de vous. Dieu vous garde pendant toute votre vie. Dieu fait briller le soleil. Dieu fait pousser l’herbe.

— Ils ne sont pas Dieu.

— Vous voyez une différence ?

— Leur paradis ne va pas au-delà de l’Ohio. Et il durera peut-être juste le temps que le vaisseau gravite encore autour de la Terre.

— On n’est pas sûr qu’il parte. Le type d’Ohio disait que rien n’était encore décidé, d’après les Serveurs.

— La guerre au paradis ?

— Une controverse, en tout cas.

Matt se tourna vers la triste pelouse du capitole où se dressait toujours la statue du Serveur, de leur Serveur – celui à qui il avait adressé sa prière.

— Si on lui parle…

— Il est revenu à la vie un moment, Matthew, mais je crois que c’est fini. Si vous voulez encore parler à un Serveur, à mon avis, faut aller en Ohio.

Matt acquiesça. De temps à autre, il baissait les yeux sur ses mains. Ses mains roses, régénérées.

— Vous pensez que je suis responsable ?

— De quoi ? Du fait que le vaisseau reste là ?

Il haussa les épaules. Il y avait réfléchi.

— Il s’agit de la décision collective de milliards d’âmes ; je serais étonné que Matthew Wheeler ait fait pencher la balance. Mais en tout cas, vous êtes tombé en plein cœur de leurs débats, c’est sûr. Ça les a sûrement obligés à regarder un peu ce qu’ils ont laissé derrière eux. Et peut-être, en plus, que vous n’étiez pas le seul. Si ça se trouve, ce genre de petite scène s’est reproduite des milliers de fois sur la planète. Les gens les suppliaient : si vous voulez être Dieu, alors montrez un peu de compassion divine. Ou si vous êtes encore humain, un peu de compassion humaine.

— Vous m’en voulez de ce que j’ai fait ?

— Non.

— Mais ça ne vous plaît pas.

— Non.

Kindle trempa les lèvres dans son café réchauffé. Trop fort. Trop amer.

— Non, vraiment pas.


Beth se réveilla, complètement groggy, le lendemain matin. Groggy, mais guérie. Une petite reprise de peau saine et neuve avait remplacé la blessure.

Elle demanda des nouvelles de Joey et du colonel Tyler. Matt lui expliqua, plutôt brutalement parce qu’il était difficile de le dire en douceur, ce qui s’était passé.

Elle écouta attentivement mais ne parla guère par la suite.

Le soir, elle s’assit près du feu, tassée sur elle-même, sa tasse de café à la main. La discussion glissait autour de son silence, comme l’eau de la rivière autour d’une pierre.

Régulièrement, sa main remontait sur son épaule et se posait sur le blouson, là où avait été gravé le tatouage – où il était encore, d’ailleurs. Le Serveur ne l’avait pas ôté. Sans doute que certaines blessures étaient plus difficiles à soigner que d’autres.


Elle dormit ce soir-là roulée en position fœtale sur un matelas du motor-home.

Au matin, ils se mirent en route vers l’est et franchirent la frontière du Nebraska.

Tom Kindle promit de parcourir un bout de chemin avec eux. Seulement un bout.


Le Nebraska était un État mixte. Aride à l’ouest, fécond à l’est. La route 80 rejoignait le Platte à l’est du barrage de Kingsley, et le Platte fertilisait une riche vallée où poussaient en abondance blé, betteraves, et pommes de terre.

Matt conduisait presque tout le temps. Kindle était gêné par sa jambe qui, très vite, avait tendance à se crisper en crampes douloureuses. Parfois, Beth venait s’asseoir près de lui. Quand Kindle n’y était pas.

Loin des oreilles de Kindle, elle parlait plus volontiers de ce qui s’était passé – de ce qui pourrait se passer.

— Ils sont encore en nous, dit-elle. Les… comment ils les appellent, déjà ? Les néocytes.

— Ils seront avec nous encore longtemps.

— Toi aussi, tu sais ?

— Oui.

— Comme moi ? Je veux dire… personne ne t’a dit, mais tu sais, c’est ça ?

— C’est ça.

— Ils sont en nous. Mais en sommeil. Ils ne feront rien jusqu’à ce que…

— Tu peux le dire, Beth.

Elle hésita.

— Jusqu’à ce qu’on meure. Alors ils nous donneront une autre chance de dire oui. D’aller avec eux.

Matt hocha la tête.

— Comme le paradis, dit-elle.

— Si tu veux, oui.

— Et pas seulement nous. Tous ceux qui vivent dans cette ville, cette ville en Ohio.

Toutes les âmes au paradis, songea Matt.


Ils roulèrent de nuit.

Ce fut Kindle qui remarqua le premier la ligne de démarcation qui apparaissait sur le vaisseau, un équateur sombre sur le cercle lumineux.

— C’est la division, dit Kindle qui avait de nouveau communiqué avec l’Ohio. C’est ce qu’ils m’ont expliqué. Il y aura deux vaisseaux au lieu d’un. Un qui partira se promener dans les étoiles. Et un autre qui restera là.

— Comme un berger.

— Ou un dieu local, répliqua Kindle avec un regard appuyé à l’attention de Matt. Vous n’avez pas l’air plus surpris que ça.

— Non, c’est vrai.

— Vous étiez au courant ?

— Oui.

— Comment ?

Matt haussa les épaules.

Kindle se détourna. Un long moment, il regarda la route défiler.

— Vous n’êtes plus le même, dit-il enfin.

— Plus tout à fait.

— Crénom, dit Kindle.

Ce n’était adressé à personne en particulier. Pas à Matt en tout cas. C’était juste un pauvre juron qui résonna tristement dans la semi-pénombre de la cabine.

— Crénom de Dieu !

Épilogue

En dépit de leur infinie sagesse, les Voyageurs étaient venus vers la Terre avec des raisons et des opinions soumises à leur propre jugement. Et donc limitées. C’étaient des géants de bonne volonté mais patauds. Et les héritiers de l’humanité, désormais seuls en orbite, étaient malgré eux victimes de la métamorphose inachevée dont ils avaient fait l’objet.

Dans les océans, la population des organismes créés par les Voyageurs se réduisit considérablement. Toutefois, ceux qui restaient poursuivirent leur travail ; il y avait encore trop de gaz carbonique dans l’atmosphère. Mais leur tâche ne revêtait plus un caractère d’urgence. Finis les cyclones.

Il n’était plus nécessaire non plus de maintenir le courant et l’eau dans toutes les villes de la planète. Une tâche que les Voyageurs, qui n’avaient pas prévu l’entêtement incompréhensible de la race humaine à se cramponner à sa propre mortalité, avaient dû organiser au pied levé.

La race humaine s’organisa – en Ohio, en Ukraine, en Chine, au Kenya, et dans une dizaine d’autres points du globe.

Hors de ces limites résidait l’infinitude de la terre sauvage, pour ceux qui le souhaitaient.

Le vaisseau humain, lui, se divisa en deux. Le premier partit à l’aventure dans la Galaxie. L’autre resta pour chérir son propre passé, ses parents, et le berceau de sa naissance.

Après un hiver affreusement éprouvant, le printemps fleurit enfin sous un ciel paisible et dégagé.

Kindle s’arrêta à la frontière de l’Iowa et refusa d’aller plus loin.

Il disparut pendant une journée entière. Quand il revint, il chevauchait un cheval nerveux que la solitude et les rigueurs de l’hiver n’avaient pas tout à fait encore rendu à l’état sauvage. D’après lui, pendant la saison sèche, l’essence finirait par s’évaporer des réservoirs de tous ces véhicules abandonnés ; ou l’huile s’épaissirait, les moteurs rouilleraient. Enfin bref, l’espèce automobile était en voie d’extinction. Un bon cheval, en définitive, que pouvait-on rêver de mieux ?

— Vous allez vers l’ouest ? demanda Matt. Vers les Whiskey Mountains ?

— Quelque part par là, oui, confirma Kindle.


Beth, qui observait les deux hommes en train de se séparer, eut la sensation que chacun voyait en l’autre le reflet de ce qu’il aurait pu être – ce qu’il aurait dû être – mais ne serait jamais. Un regret qui allait au-delà de l’amitié, de la tristesse.

Leurs chemins divergeaient et jamais plus ne se croiseraient. L’un et l’autre en étaient conscients.

Kindle descendit rejoindre la route sous le soleil chaud de fin d’après-midi.

Matt resta longtemps immobile à le suivre des yeux.


Elle était auprès de lui le soir où le vaisseau passa au-dessus d’eux – énorme huit sur le point de se scinder. Deux parties de l’humanité.

Elle se réchauffa les mains au feu qui semblait seul, sans Kindle. Elle n’avait pas voulu qu’il parte. Mais quel choix avait-elle eu ?

— Les choses changent, dit-elle à haute voix.

Les mots résonnèrent étrangement dans le silence de l’immense plaine. N’était-ce pas ce dont tout le monde avait peur ? Du changement ? Le passé s’éloigne, s’efface, jusqu’à devenir insaisissable, étrange. Et l’avenir n’est que mystère. Et rien n’est immuable. Ni pour nous, ni pour ces gens dans le ciel. Rien n’est solide. Pas même les arbres, les montagnes, les planètes, les étoiles. Si on regarde assez longtemps, on les voit s’éteindre, disparaître. Elle l’avait vu avec l’œil de son esprit.

— C’est une danse perpétuelle, dit-elle encore.

On ne peut s’accrocher à ce qu’on aime, parce que tout bouge, tout danse. L’amour, l’amitié, les hommes, les molécules. Un ballet d’éphémères à la lueur d’une flamme.

Elle releva des yeux désespérés vers Matt. Comprenait-il ?

Elle eut la sensation que oui. Peut-être même l’avait-il compris depuis longtemps.

Son regard se tourna vers l’est, où les étoiles naissaient dans le ciel sombre.

— Le paysage est de plus en plus verdoyant, dit-elle. Et il fait plus chaud.

Les nuits n’étaient plus aussi froides qu’elles l’avaient été.

— Nous aurons peut-être un bel été, répondit-elle.

Plus chaud, plus vert, plus doux. C’était ça, l’Ohio ?

— Ce serait bien, dit-elle.

Elle eut envie de pleurer, sans raison particulière.

— Je crois que nous en aurons besoin.


FIN
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