TROISIÈME PARTIE Été indien

19 Appel à tous

Tom Kindle décida de rester à Buchanan jusqu’à la fin des championnats de base-ball. Après… l’horizon avait ma foi quelque chose d’ensorcelant, par ces pluvieuses journées automnales.

Matt Wheeler, manifestement, n’approuvait pas cette idée.

Ensemble, ils remontèrent les couloirs déserts de l’hôpital régional. Certains des néons s’étaient définitivement éteints ; d’autres vacillaient comme des bougies sous la brise. Kindle trouvait le bâtiment affreusement sinistre. Il n’y avait guère plus que Matt qui y venait encore.

— Je préférerais que vous restiez, dit Matt.

Kindle ne répondit pas. Il se concentrait sur le plaisir de marcher de nouveau. Crénom d’une pipe, c’était bon d’être sorti de ce foutu fauteuil ! Et de pouvoir poser un pied devant l’autre. Même si ça faisait un mal de chien.

Lundi il était allé jusqu’aux abords de la maternité ; aujourd’hui, il avait dépassé ce service et poussé jusqu’aux couloirs de la radiologie.

À un moment, il trébucha. Matt lui prit le bras.

— Ne forcez pas, Tom.

— Si je force pas, j’en ai encore pour des lustres.

— C’était une sale fracture. À votre âge, on ne guérit pas aussi vite.

— Merci bien, docteur.

— Vous voulez que je vous mente ?

— Une fois en passant, ça pourrait mettre du baume au cœur.

Ils marchèrent quelques instants en silence, puis Matt se tourna vers lui.

— Vous envisagez sérieusement de quitter Buchanan ?

— Oui.

Kindle serra les dents et ferma les yeux.

— O.K. Maintenant, on peut faire demi-tour.

Tout doucement, ils revinrent sur leurs pas dans les couloirs imprégnés de vieilles odeurs d’éther et d’antiseptique. Kindle portait son jean et une chemise de coton. Matt avait enfilé sa blouse sur une tenue similaire. On n’est pas si différents, songea Kindle. Il saisit leur reflet dans une vitre dégoulinante de pluie. Médecin, patient, ça ne voulait plus rien dire. Ils étaient simplement deux types avec le même genre de problèmes. Et qui auraient bien besoin d’un bon coup de rasoir.

— Vous savez déjà où vous irez ? demanda Matt.

— L’Amérique est un grand pays. J’ai encore beaucoup à voir.

En fait, il pensait plutôt au Wind River Range, les Tetons, cette région-là. Il n’était pas retourné dans le Wyoming depuis au moins vingt-cinq ans.

— Et le comité ?

— Sauver Buchanan n’a jamais été mon objectif. Je n’étais pratiquement jamais ici, avant Contact, vous savez. Le comité se passera très bien de moi.

— Vous avez promis de vous occuper de la radio.

— Oui, bon… je m’occuperai de la radio. Je ne suis pas encore parti.

— On a prévu une réunion à la fin de la semaine.

— O.K. J’y serai.

— Je veux vous parler avant votre départ, dit Matt. Je pourrai peut-être vous faire changer d’avis.

Kindle acquiesça de mauvaise grâce. Bon sang, il était libre. Il partirait quand ça lui chanterait. Ou bien il resterait ; mais de son propre chef.

C’est comme ça qu’il avait toujours mené sa barque. Pourquoi est-ce qu’il faudrait que ça change, maintenant ?

Matt le quitta. Seul dans sa chambre, Kindle alluma la télé ; mais l’écran était gris, parasité. Outre les deux heures d’informations par jour, on pouvait à présent suivre les matches de base-ball de la saison. Encore fallait-il pour ça allumer sa télé au bon moment.


La réunion du 1er novembre fut brève et maussade. Cinq personnes y assistèrent en dehors de Kindle et de Matt. Parmi eux, Joey Commoner et Beth Porter. Abby Cushman, la fermière, était absente. Ce n’était malheureusement pas le cas de Paul Jacopetti ; ce chef d’entreprise à la retraite, pessimiste et acariâtre, proféra une fois de plus ses remarques désobligeantes et alla même jusqu’à prédire que le Serveur arrivé récemment à Buchanan les assassinerait tous pendant leur sommeil. Avec des gaz toxiques, peut-être bien. Matt, sur le moment, manquait de punch pour réfuter ces prophéties imbéciles et paranoïaques, et Kindle, écœuré, jugea que la bêtise de Jacopetti ne valait même pas la salive qu’il userait pour lui répondre.

Ils procédèrent ensuite à leur première élection. Matt se porta candidat pour la présidence. Son seul adversaire fut, il fallait s’y attendre, Paul Jacopetti, selon lequel Matt ne devait pas se présenter seul…

— … même si, évidemment, toutes ces formalités ne servent strictement à rien.

Chacun leva la main et Matt remporta la victoire par six voix contre une.

— Fallait s’en douter, commenta Jacopetti.

Kindle promit d’aller dès le lendemain au magasin Causgrove Electronics pour voir s’il pouvait se procurer le matériel de radioamateur.

— Les trois quarts de ces magasins sont fermés, lui rappela Matt. Appelez d’abord. Ou téléphonez au propriétaire pour lui demander de vous ouvrir.

— Je peux aussi forcer la serrure.

Matt lui décocha un regard réprobateur.

— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’en arriver là.


Il suivit cependant les conseils de Matt. Il téléphona au magasin : pas de réponse. Il appela alors trois Causgrove sur le bottin jusqu’à ce qu’il tombe sur le propriétaire.

— En effet, monsieur Kindle, l’entrée du magasin est fermée. Je l’ai moi-même verrouillée. La force de l’habitude, je suppose. Mais vous pouvez par contre y accéder par l’arrière. C’est ouvert.

— Vous voulez me retrouver sur place ?

— Vous retrouver ? Pour quelle raison ?

— Eh bien, pour que je vous fasse un chèque. À moins que vous ne préfériez du liquide.

— Je vous en prie, ne vous inquiétez pas de cela. Allez-y et prenez ce dont vous avez besoin.

— Pardon ?

— Le magasin était bien approvisionné, la dernière fois où j’y suis allé. Si vous ne trouvez pas ce que vous voulez dans le magasin lui-même, allez voir dans la réserve. Et prenez ce qui vous est nécessaire.

— Excusez-moi. Vous… vous avez dit « prenez » ?

— Oui, monsieur.

— Alors je me sers ?

— Tout à fait.

— Comme ça ?

— Oui. Je suis heureux de savoir que ces articles serviront à quelqu’un. J’étais désolé à l’idée qu’ils finiraient tous par rouiller. Faites-moi plaisir, et prenez tout ce que vous souhaitez. Et c’est très gentil à vous d’avoir appelé, monsieur Kindle.

La communication fut interrompue ; Causgrove avait raccroché. Kindle fixa le téléphone un moment sans réagir.


Kindle ne retrouva pas son pick-up. Sans doute l’avait-on traîné jusqu’à un garage ou tout bonnement mis à la casse. Mais Matt avait laissé une petite voiture japonaise à son intention sur le parking. Il eut du mal à se tasser dedans ; il s’emberlificota avec ses longues jambes comme un adepte débutant du hatha yoga. Pire que s’il devait entrer dans une boîte aux lettres. Ses genoux cognèrent le volant jusqu’à ce qu’il découvre le moyen de reculer le siège. Tout était digital. Le tableau de bord ressemblait à celui d’un avion à réaction.

Mais de quoi se plaignait-il, finalement ? C’était une voiture, non ? Au moins il pouvait se déplacer. Plus tard, quand sa jambe le ferait moins souffrir, il pourrait envisager d’en acheter une. Les prix avaient peut-être baissé, depuis Contact. Qui sait si elles n’étaient pas gratuites, elles aussi ? Il s’imagina au volant d’un de ces bolides qu’il avait souvent repérés sur la route. Il pourrait frimer. L’idée le fit sourire.

Ce matin, un mardi, les routes étaient vides et mouillées. Il bruinait ; le pare-brise s’embua jusqu’à ce qu’il repère le chauffage.

À mesure qu’il s’éloignait de l’hôpital, Kindle fut frappé par l’immobilité de la ville. Comme si un voile de calme immuable l’enveloppait. Il croisa huit voitures en tout et pour tout ; leurs feux arrière traçaient des sillons rouges sur l’asphalte humide à chaque coup de frein. Pas de piétons. La plupart des boutiques plongées dans l’obscurité.

Une vraie ville fantôme, songea Kindle, et pourtant personne n’était parti. Alors, où étaient-ils, que faisaient-ils, tous ces gens ?

Il se gara en stationnement interdit. Hors-la-loi, anarchistes du monde, unissez-vous… Il sortit péniblement de sa boîte à sardines, pestant quand son genou heurta le levier de vitesses.

Causgrove avait raison : la porte d’entrée du magasin était fermée, mais celle donnant sur la ruelle, à l’arrière, s’ouvrit sans difficulté.

Sitôt qu’il eut appuyé sur l’interrupteur, Kindle se rendit compte qu’il ne serait pas aisé de trouver ce qu’il cherchait. Les étagères étaient surchargées de boîtes noires avec, pour toute indication, des numéros de série longs comme le bras. Dedans, des appareils et pièces de toutes sortes, de toutes marques.

— J’aurais dû me renseigner, dit-il à voix haute.

— Il suffit de savoir ce que vous cherchez.

Surpris par cette voix, il se tourna d’un geste instinctif, pivotant sur son pied gauche. Une douleur aiguë le cloua sur place.

— Bordel ! jura-t-il en s’appuyant contre un comptoir. Mais qui est là, nom de Dieu ?

C’était Joey Commoner.


Joey émergea de derrière le comptoir sombre. Il avait tout de la petite frappe, songea Kindle, sauf le côté dangereux. Le genre de gosse de banlieue qui se donne des allures de dealer mais qui ne peut pas avaler la fumée de sa cigarette sans tousser. Les mains dans les poches de son blouson de cuir, il considérait Kindle avec une expression qui se voulait mystérieuse.

— Je savais que vous viendriez, dit-il.

— Tu m’attendais ?

— C’est ce que vous avez dit à la réunion, hier…

— Eh bien ?

— Je me suis douté que vous seriez paumé, pour choisir.

Kindle releva les yeux sur les étagères. Le gosse avait vu juste.

— Alors t’es venu m’aider ou tu veux seulement te foutre de ma poire ?

— Vous avez besoin d’un émetteur-récepteur, répondit Joey.

— Montre-m’en un.

Joey s’écarta du comptoir et s’approcha d’une rangée d’étagères. Toujours plus de grosses boîtes noires. Des micros étaient accrochés sur certaines d’entre elles.

— Vous voulez mettre combien ? demanda Joey.

— Tu vois quelqu’un derrière la caisse ?

— Alors on le pique ?

— Pas tout à fait. J’ai appelé le propriétaire. Il m’a gentiment convié à prendre ce qui me ferait plaisir.

— À l’œil ?

— Pas besoin de liquide, ni de carte de crédit.

— Merde alors… C’est dément. Je savais bien que ces gens n’étaient pas humains.

Il reporta son attention sur la marchandise.

— Donc, on va prendre ce qu’il y a de mieux, non ?

Il posa un énorme appareil sur le comptoir. Un nom japonais y figurait, à côté d’une rangée de touches, de boutons et de graffitis techniques.

— C’est un émetteur-récepteur de trois cents watts. Il y en a de plus puissants, mais je pense pas que ça nous servirait.

— Tu t’y connais en radio ? demanda Kindle. Et pourquoi tu n’as rien dit à la réunion ? Ça m’aurait évité de m’emmerder.

— Je sais pas grand-chose. Je connais surtout la théorie. Je sais comment les radios marchent, mais j’ai jamais eu de licence ou de truc comme ça.

— T’es quand même plus fort que moi. Bon, qu’est-ce qu’on prend d’autre ?

— Peut-être le manuel ARRL…

— Lequel ?

— Celui qu’est sur l’étagère, là. Qu’est aussi épais qu’un bottin.

Kindle grimaça. La douleur commençait à devenir vraiment intolérable.

— Tu sais quoi ? Je vais porter le manuel et je te laisse prendre l’appareil.

— C’est un émetteur-récepteur.

— Oui, bon, si tu veux. Alors prends ce foutu émetteur-récepteur, tu veux ?

Joey sourit.

— Vous auriez dû apporter votre fauteuil roulant.

— C’est ça, fous-toi de moi, petit con.


Joey porta le tout dans le coffre de la voiture.

— Merci de ton aide, dit Kindle.

— Il vous faudra d’autres choses, encore.

— Tu crois ?

— Faites marcher vos méninges. Vous voulez installer une station. Pour ça, il faut plus qu’une boîte. Il faut aussi…

— … une antenne.

C’était évident. Il se sentit vaguement stupide.

— Et merde… Tu t’y connais, toi, en antennes ?

— Ça devrait pas être trop dur à voir ce qu’il faut.

— Ils en ont aussi, ici ?

— Oui, mais pour ça il faudrait qu’on revienne avec un camion ou je sais pas… Avec un engin de trois cents watts, c’est pas un petit modèle, qu’il nous faut. Et il faut de l’espace, pour l’installer.

— Et si tu t’en occupais pendant que je rentre chez moi ?

Joey eut un mouvement de recul.

— Je me suis pas porté volontaire pour ça.

— Non, mais… c’est pas ce que je voulais dire…

— Merde, quoi ! Si c’est pour faire votre boulot, allez vous faire foutre !

— Non, tu ne…

— Je voulais juste donner un coup de main.

— Eh bien donne-le !

Kindle referma le coffre.

— On va pas rester là à dégouliner sous cette chienlit de pluie. On reviendra avec un camion. Mais demain, ou après, d’accord ? J’ai mal à ma jambe.

Joey haussa les sourcils.

— Vous l’avez cassée ?

— Ouais.

— Comment ?

— Je suis tombé de la montagne.

— Sans blague ? Vous avez l’air trop vieux pour faire de l’escalade.

Kindle, en soupirant, sortit un bloc de sa poche.

— Écris-moi ton numéro. Je t’appellerai, pour l’antenne.

— Je vous ai prévenu : je fais pas le boulot à votre place.

— Je te demande pas de bosser, bon Dieu ! T’auras juste à me montrer ce qu’il faut prendre.

— J’aime bien l’électronique, c’est tout, dit-il.

Il inscrivit tout de même son numéro.


On pouvait suivre un match de base-ball à la télévision, ce soir-là. Il y avait eu une longue période d’interruption après Contact, puis la saison avait repris là où elle en était restée. Les championnats se poursuivraient jusqu’en hiver, mais dans les stades couverts.

Kindle regardait régulièrement tous les matches. Le reste, depuis Contact, était digne d’un festival de l’étrange. Voire d’horreur. Même les événements tels que les vols de secours à destination du tiers monde. L’intention était louable, naturellement, mais il y avait quelque chose d’angoissant dans la manière rigoureuse dont s’étaient déroulées les opérations. Ces avions militaires en formation triangulaire vous faisaient froid dans le dos, même s’ils ne transportaient que des céréales.

À présent, ces vols semblaient avoir cessé. À priori, on pouvait en conclure que les populations déshéritées du monde avaient trouvé une nouvelle façon de s’en sortir… à moins qu’elles n’aient « décorporé » pour de bon, comme on disait dans sa jeunesse. Nourrir les pauvres avait été un acte généreux ; un pont menant à ce millénium mystérieux, dont personne jamais ne parlait mais que Kindle sentait maintenant fondre sur lui à la vitesse d’une locomotive emballée.

Mais les matches se poursuivaient. Le basket n’avait pas repris, la saison du football était terminée, mais le sort du base-ball avait été décidé dans quelque colloque télépathique. Les championnats seraient joués, contre vents et marées.

Peut-être était-ce le rugby en France, et le hockey en Russie, ou bien les échecs, enfin ce qu’ils jouaient là-bas, toujours est-il que le sport continuait à tenir une place de choix dans la société. D’après Matt, les matches juniors se disputaient toujours à Buchanan ; certains gosses s’étaient même remis au football sur le terrain du lycée. Les gens devenaient peut-être des êtres bizarroïdes, mais ils aimaient encore courir et shooter dans un ballon.

Il ne s’était pas intéressé au base-ball depuis les championnats de 1978 ; après ça, il n’avait plus eu de télé. S’il avait bonne mémoire, les Yankees avaient battu les Dodgers, cette année-là. Les choses avaient changé, depuis. Il ne connaissait plus aucun nom. Mais il avait suivi le début de la saison sur son Sony, à l’hôpital, et il était déterminé à en voir la fin.

Ce soir, l’équipe de Detroit venait jouer à New York. Detroit, à son avis, avait de bonnes chances, pour le championnat. Il imaginait bien un match final Detroit/Chicago, et était prêt à parier pour Detroit.

Les Tigers rencontreraient les Cubs, et Kindle bouclerait ses valises pour prendre la route.


Il passa cette nuit-là encore à l’hôpital, mais son rétablissement ne justifiait pas qu’il y prolongeât son séjour. L’endroit manquait un peu de charme, c’est le moins que l’on puisse dire. D’un autre côté, il serait stupide de retourner vivre dans sa cabane. Il pouvait maintenant profiter de la solitude sans pour autant jouer les anachorètes dans la montagne.

Au matin, il téléphona dans une agence immobilière. Comme il s’y attendait, personne ne répondit. Il connaissait quelqu’un qui y travaillait, ou du moins qui y avait travaillé, un gars nommé Ira qui, de temps à autre, lui louait son bateau pour une partie de pêche. Kindle l’appela à son domicile et reconnut dans la voix d’Ira le même détachement, le même flottement qu’il avait déjà remarqué chez les Contactés. Après s’être présenté, Kindle alla droit au but :

— Une question, Ira. Étant donné que vous êtes dans le business, pouvez-vous me dire si les maisons sont gratuites ?

— Que voulez-vous dire ? Vous voulez en acheter une ?

— Non. J’en veux une, c’est tout. Hier, je voulais un poste de radio et je n’ai eu que la peine de me servir. Est-ce que je peux avoir une maison de la même manière ?

Il y eut un court silence à l’autre bout du fil.

— Eh bien…

Nouveau temps de réflexion.

— Je connais des maisons qui ne sont plus habitées. Si vous y emménagez, je serais surpris que quelqu’un vienne s’en plaindre.

— Vous vous foutez de moi !

— Je vous demande pardon ?

— Enfin, bon sang, ne me dites pas que vous êtes sérieux ! Je peux m’installer dans n’importe quelle baraque ?

— Du moment qu’elle est vide, je ne vois pas ce qui vous en empêcherait.

Kindle se rappela les conseils de Joey à propos de l’antenne.

— J’en veux une sur une colline. Sans rien autour. Beau panorama.

— Vue sur l’océan ?

— Aucune importance.

— Je peux vous donner quelques adresses.

Kindle sortit son stylo.


Il passa la journée à visiter les maisons. En fin d’après-midi, il avait fait son choix. Un pavillon de trois pièces, charpente de bois, dans le quartier plutôt chic de Delmar, qui surplombait Buchanan et l’extrémité nord la baie. La maison était vide. Pas de locataires. Pas de meubles.

Il emménagea avec son seul bien – l’émetteur-récepteur, toujours emballé –, et le posa par terre, au beau milieu du salon.

Il régnait une odeur de neuf. Sans doute avait-on nettoyé la moquette avant que la maison soit mise sur le marché. Il y avait des chances aussi pour que les peintures aient été refaites.

Jamais il n’avait vécu dans ce genre d’endroit, sans en éprouver d’ailleurs la moindre frustration. Au contraire. Mais un mois ou deux de ce régime devraient être supportables. Encore que, pour l’instant, il n’avait d’autre choix que de s’asseoir par terre.

Les portes du grand magasin, dans le centre commercial, étaient ouvertes mais il n’y avait bien sûr personne devant les caisses ni dans les rayons. Selon toute évidence, il pouvait se meubler à bon compte. Et choisir librement, sans regarder à la dépense. Il avait toujours couvé des yeux les canapés en cuir, par exemple. Il en essaya un sur place, dans le rayon totalement désert. Le divan l’accueillit avec un soupir moelleux. Somptueux mais vraisemblablement trop poisseux par temps chaud.

De toute façon, c’était bien gentil, mais comment pourrait-il transporter le moindre meuble sans risquer de se refaire éclater le fémur ? Déçu, il se dirigea vers le mobilier de jardin. Deux chaises pliantes et une chaise longue légères comme l’air. Exactement ce qu’il lui fallait. Il les coinça sous ses bras et les transporta jusqu’à la voiture.

Il retourna dans le magasin, et en ressortit cette fois avec un jean, une brassée de T-shirts et des sous-vêtements.

La journée avait été longue ; il commençait à fatiguer, mais il s’arrêta néanmoins au supermarché où il prit des conserves, des tranches de jambon sous cellophane et du pain de mie. La maison était équipée d’un réfrigérateur et d’une cuisinière. Tiens, à propos, il n’avait pas pensé à vérifier l’électricité. Quoi qu’il en soit, il pourrait toujours appeler la compagnie et… Ah. Encore fallait-il pour ça que la ligne de téléphone soit branchée. Et qu’il y ait bien un téléphone… Bon. Procédons par ordre. Retour au centre pour y prendre un appareil à touches.

Il arriva entre chien et loup à son nouveau domicile.

Aussitôt, il put se rendre compte que l’électricité n’était pas coupée. Le Frigidaire bourdonnait vigoureusement. Il alluma la cuisine et commença à y entreposer ses provisions.

Curieux. L’intérieur du Frigidaire était à peine froid. Intrigué, il vérifia le congélateur. Pas de glace. Pas même un semblant de givre. Avait-il affaire à un de ces modèles auto-dégivrants ? Il avait entendu parler de ce genre d’article.

En attendant, le frigo ronronnait plus fort qu’une chatte en chaleur. Pourquoi ne l’avait-il pas remarqué tout à l’heure ?

Peut-être parce qu’il ne marchait pas.

Peut-être que, cet après-midi, il n’y avait pas encore d’électricité.

Il brancha son téléphone neuf et appela Ira.

— Ira ? J’ai trouvé une maison.

— Je sais, répondit gaiement Ira. À Delmar. C’est drôle, j’étais l’agent affecté à cette propriété. Très belle vue. J’espère sincèrement que vous vous y plairez.

— Excusez-moi, Ira, mais comment savez-vous que j’ai choisi celle-là ?

Un petit silence au bout du fil.

— Les voisins vous ont vu y apporter quelques affaires. Nous avons supposé que vous aviez décidé d’y emménager.

— Parce que vous avez parlé aux voisins ?

— Oui, enfin… en quelque sorte.

Encore une histoire de téléphone vaudou, songea Kindle.

— Dites-moi… ces voisins… ils ont prévenu la compagnie d’électricité ?

— C’est-à-dire. Tom… tout le monde communique plus ou moins avec tout le monde.

— Et ça ne vous fout pas plus ou moins la trouille ?

— Non. Mais je suis navré si nous vous avons effrayé.

— Surtout que ça ne vous empêche pas de dormir.

Il raccrocha en hâte.

Puis déplia une chaise et s’assit.

Il avait oublié de prendre un poste de télé. Il y avait un match, ce soir ? Impossible de se le rappeler.

Dans la cuisine, sous la lumière vive, il déballa la radio. Plutôt disgracieux, comme appareil. Le manuel, quant à lui, était traduit dans un anglais très approximatif : « Ne permettez pas le contact avec l’humidité ou le très mouillé. » De quoi méditer un moment…

Sûrement Joey Commoner saurait-il décrypter ce charabia.


Novembre fut pluvieux ; Kindle repoussa à plus tard l’installation de l’antenne. Sa jambe commençait à le faire moins souffrir. Petit à petit, il emmagasina des provisions, craignant que les soupçons de Matt ne fussent en fin de compte fondés. Les rayons de l’alimentation maigrissaient à vue d’œil. Et si on n’était pas en peine pour trouver du cirage ou des boulons, certains articles disparaissaient à la vitesse de l’éclair. À son tour, il entreprit de stocker. Il avait par moments l’impression d’être un collectionneur de pièces rares : le dernier paquet de pop-corn. Les dernières tranches de saumon.

Il rapporta quelques affaires de sa cabane. Surtout des outils et des livres. Le Déclin de l’Empire romain, resté là où il l’avait laissé en août, devant la fenêtre ouverte, était un peu humide mais encore lisible. Un peu de soleil italien ne ferait peut-être pas de mal, pour sécher toute cette pluie glacée de novembre. Et ensuite, il passerait à Madame Bovary.

Les Tigers se qualifièrent pour les championnats à la fin du mois.

Il appela Joey quand le ciel s’éclaircit.

— J’attendais votre coup de fil, se plaignit Joey. Je suis allé chercher des pièces chez Radio Shack pour monter l’antenne. J’en ai trouvé une chez Causgrove. Mais vous étiez pas à l’hôpital.

Kindle lui donna sa nouvelle adresse.

— Tu peux transporter le tout ?

— J’ai pris une camionnette sur le parking de Ford.

Faudra que j’aille me servir aussi, un de ces quatre, songea Kindle.

— Si je comprends bien, ça va pas être un boulot de tout repos.

— N’y comptez pas, dit Joey.

— Apporte des bières.

— Elles refroidissent déjà dans le frigo depuis quinze jours.


Kindle avait monté des antennes de télévision dans les années 60, et il avait acquis suffisamment d’expérience pour tempérer l’impatience de Joey. Il utilisa une perceuse et une mèche à béton pour planter l’antenne dans l’allée qui divisait la pelouse, devant la maison. Il l’arrima au départ puis au fur et à mesure de son élévation afin de prémunir Joey d’une mauvaise chute. Matt Wheeler ne verrait sans doute pas d’un bon œil d’être appelé pour une nouvelle jambe cassée. Et encore moins pour un de ses « un sur dix mille » – même s’il s’agissait de Joey Commoner.

Au crépuscule, ils avaient fixé le pylône et stabilisé l’antenne. Joey s’était chargé de tout le travail d’équilibriste – par égard pour la jambe de Kindle, ce serait gentil, ou à cause de son âge, là ce serait franchement vexant. Kindle fut assez prudent pour ne pas le lui demander.

Joey s’écarta pour juger de l’effet.

— Ça devrait nous permettre de nous régler sur une des fréquences de la bande des vingt mètres, ce doit être la plus utilisée en ce moment. Encore qu’on ne sait jamais…

— C’est sûrement pas à moi qu’il faut poser la question.

Joey avait retiré son T-shirt pendant la phase finale de l’opération. Alors qu’ils entraient tous les deux dans la maison, Kindle lut le tatouage sur son biceps droit. En lettres bleues bien calligraphiées. MINABLE, pouvait-on lire.

— Tu y crois ? demanda Kindle.

Joey haussa les épaules et, après s’être rhabillé, commença sans perdre une minute à tripoter l’émetteur-récepteur. Kindle ouvrit une bière, guettant une réponse qui ne venait pas. L’idée lui traversa l’esprit de commander une bonne pizza ; sauf que plus personne ne livrait, désormais. Il se demanda qui, à Buchanan, avait mangé la dernière pizza livrée à domicile.

Il insista :

— C’est bizarre, tout de même, d’écrire ce genre de chose sur soi.

La tête de Joey apparut derrière le poste.

— Ça vous défrise ?

— Ne deviens pas agressif…

Kindle reporta son attention sur le dîner.

— Je pourrais peut-être faire cuire des hamburgers…

— Faites cuire ce que vous voulez. Et merde !

Le tournevis venait de déraper dans sa paume. Il ajouta quelques jurons bien sentis pour marquer le coup.

— C’est pas « minable » qu’il fallait écrire, dit Kindle. C’est « petit con maladroit et irascible ».

— Faites pas chier.

— Je croyais que ça te plaisait, l’électronique.

Joey se releva. Qu’est-ce qu’il avait sur son T-shirt ? Un crâne ? Un crâne et des roses ?

— C’est trop long.

— Hein ?

— « Petit con maladroit et irascible. » Ça m’aurait fait trop mal, pour l’écrire.

— Le petit con a de l’humour, dit Kindle.


Il fit cuire les hamburgers comme il les aimait, avec une couche impressionnante de chili. Joey rajouta une bonne rasade de ketchup et attaqua.

— Quand est-ce qu’on branche ? demanda Kindle.

— Après bouffer, je suppose.

— Y aura peut-être rien à entendre.

Joey, une fois de plus, haussa les épaules. Un geste qu’il maîtrisait à la perfection. Il avait dû suivre des cours pour ça.

— Combien, sur ces « un sur dix mille », sont équipés d’une radio ou auront eu la jugeote d’en monter une ? J’ai lu des statistiques dans un livre de bibliothèque. Peut-être qu’un sur six cents adultes américains a une licence de radioamateur. Alors après Contact, qu’est-ce que ça donne, à ton avis ? Cinquante personnes dans tous les États-Unis ?

— Qu’est-ce que j’en sais, moi ?

— Rien, pas plus que moi. Mais ça ne peut pas aller bien loin. Et combien, parmi cette poignée, seront à l’écoute au bon moment ?

— Le soir, y en a plus. La réception est censée être meilleure.

— Admettons. N’empêche que certains seront sûrement hors de portée, ou mal placés pour nous recevoir, ou je sais pas quoi encore. Et les autres auront peut-être abandonné après avoir essayé sans succès. Si ça se trouve, on aura personne. Pas un chat.

— Possible, dit Joey.

— Et alors ? T’en as rien à foutre, toi ?

Joey parut réfléchir à la question.

— Je vais déjà faire marcher l’émetteur, dit-il enfin. Ça vous fera pas de mal de parler à quelqu’un.

— Mais en ce qui te concerne, c’est pas ça qui sauvera le monde, hein ?

— Parce que c’est ça que vous espérez ?

— Non. Mais c’est peut-être bien ce que Matt Wheeler, lui, espère.

— C’est idiot, dit Joey.

— Tu crois ?

— Ils sont tous partis, déjà. Ils sont encore là, d’accord, mais ils sont quand même partis. Et y en a qui sont restés en rade. C’est comme ça, on y peut rien.

— On peut s’entraider.

— Si on était moins cons, on serait allés au paradis, comme tous les autres. Si on est encore là, c’est bien significatif. Tous les gens importants sont partis, et on est restés sur place parce que… pour tout dire… on est…

— On est quoi ?

Joey sourit.

— Minables.


Joey brancha la radio, mais la bande des vingt mètres resta muette. Kindle en eut la chair de poule. Tous ces parasites… on ignorait d’où ils venaient. Radiations interstellaires, crachotements cosmiques, pluie sur un toit ? Aussi insaisissables qu’un rêve. C’était comme écouter le sommeil mouvementé du monde.

Parce que Buchanan n’était pas la seule ville à avoir été contaminée par cet étrange virus. La planète entière était malade. Et s’il le savait, s’il le savait même depuis des mois, en fait, il ne l’avait encore jamais ressenti – avec son ventre, dans sa chair. Mais il le ressentit là, à cet instant, en écoutant le chuintement de la radio, pareil à celui des vagues s’échouant sur une plage déserte.

C’était le silence de Detroit et de Chicago, le silence de Washington, le silence de Ceylan et de Bagdad, le silence de Pékin et de Londres.

On a dû être l’espèce la plus bavarde qui soit depuis des millénaires, songea Kindle, et ce soir, la Terre était aussi silencieuse qu’une église vide.

Il crut entendre des voix mêlées aux parasites, mais quand Joey se tourna, il ne distingua plus rien.

— Essaie de lancer un appel, suggéra Kindle.

Joey prit le micro et s’éclaircit la voix.

— Appel à tous. Appel à tous, dit-il avant de couvrir le micro de sa main. Je me sens con.

— C’est ce qui arrive à tout le monde la première fois. Continue.

— Appelle bande vingt mètres. Ici…

De nouveau, il couvrit le micro.

— On n’a pas de numéro d’appel.

— Donne ton nom, ça suffira. Dis qu’on est en Oregon.

— Ici Joseph Commoner à Buchanan, Oregon. Appelle bande vingt mètres.

Joseph ?

— Si quelqu’un m’entend, qu’il réponde. Appel à tous.


Au bout de deux heures de cet exercice, Kindle annonça à Joey qu’il allait se coucher.

— Quand t’en auras marre, tu pourras prendre la chaise longue, si tu veux.

Non que Joey montrât quelque disposition à dormir. Il poursuivit ses appels, une lueur obsessionnelle dans les yeux.

Kindle se brossa les dents et s’allongea sur le matelas qu’il était allé chercher au centre commercial. La voix sourde de Joey dans l’autre pièce le berça un temps.

Il songea à l’antenne, aux messages que Joey lançait sur les ondes dans la nuit noire. Loup y es-tu ? Où es-tu ?

Cette idée lui donnait le frisson.

Kindle se leva à l’aube. Joey, dans le salon, recroquevillé en chien de fusil sur la chaise longue, dormit jusqu’à midi. Une fois debout, il rejoignit Kindle dans la cuisine, l’air suffisant.

— Alors, qu’est-ce que ça a donné, cette nuit ?

— Oh, j’ai discuté avec deux types.

Du coin de l’œil, il guetta la réaction de Kindle. Il ne fut pas déçu, le vieux sursauta.

— C’est vrai ? Qui ?

— Un type, un radioamateur, à Toronto. C’est bien au Canada, hein ?

— À moins que ça ait changé depuis la dernière fois où j’ai regardé une carte… Qu’est-ce qui se passe, à Toronto ?

— Apparemment, la situation est pratiquement la même qu’ici. On doit se rappeler ce soir. Vous pourrez lui demander vous-même. Et un autre type de Géorgie.

— Du Sud, alors ?

— Oui, enfin, il voyage pas mal, dit Joey. C’est un colonel. Il s’appelle Tyler.


Quelques nuits plus tard, Kindle suivit le match final des championnats sur sa télé couleurs.

Les Tigers contre les Cubs, exactement comme il l’avait prédit. Le match fut retransmis sans commentaires. Sinistre. Le silence n’était rompu que par le bruit de la balle rebondissant sur la batte et le murmure d’un public réduit.

Detroit remporta la victoire par 2 à 1 au onzième inning.

Le score final resta inscrit quelques secondes sur l’écran qui redevint gris, grêlé de parasites.

Le programme télévisé était terminé pour ce soir.

Pour ce soir et pour l’éternité.

Il téléphona à Matt Wheeler et lui annonça son intention de rester jusqu’à Noël.

20 Noël

Matt Wheeler ne voyait plus sa fille que de loin en loin. Elle s’absentait toujours plus à mesure que l’hiver s’installait. Et ne l’informait que rarement de ses allées et venues ou de l’endroit où elle passait la nuit. Matt le lui demandait tout aussi rarement.

Il leur arrivait toutefois de parler. Rachel faisait des efforts, il le reconnaissait, mais l’un et l’autre restaient impuissants devant le mur invisible qui s’élevait chaque jour un peu plus entre eux.

— Papa, lui dit-elle un jour, il faut que tu parles au Serveur.

Matt resta interloqué. Quoi ? Parler à ce… cette statue ?

Le Serveur s’était posté au beau milieu de la place de la mairie depuis des semaines, telle une sinistre sculpture abstraite. Et, a priori, il n’avait pas l’air plus bavard qu’un bloc de marbre.

— Si tu lui parles, dit Rachel, il te répondra.

— C’est un peu difficile à croire, non ?

— Il faut que tu lui parles, insista-t-elle. Il pourra te fournir des informations qui ne sont pas de mon ressort, et il sera toujours là quand je serai partie. C’est à ça qu’il sert.


La pluie faisait désormais partie du décor. Le jour où il ferma l’hôpital, le 2 décembre, Matt fixa une affichette sur l’entrée des urgences où son nom et son numéro de téléphone figuraient en lettres rouges sous une enveloppe de plastique. On pourrait ainsi le joindre chez lui ou dans sa voiture, dans la mesure où le service téléphonique continuerait à fonctionner. Il avait envisagé la possibilité d’organiser un service médical mobile dans une ambulance mais apparemment rien ne pressait. Le matériel hospitalier était intact et à sa disposition si le besoin s’en faisait sentir. Mais qui sait si, d’ici à quelque temps, la ville n’aurait pas épuisé ses réserves de médicaments, de seringues stériles, voire de médecins.

Songeant à ce que Rachel lui avait dit, il s’arrêta en chemin sur la place de la mairie.

Le centre du vaste rond-point avait été aménagé en jardin public, avec une superbe pelouse, une fontaine et une plaque commémorant la fondation de la ville. La bataille de Willy s’était en grande partie déroulée à cet endroit.

Le Serveur était installé là. Il avait flotté jusqu’à la ville en empruntant la route de la côte, tourné sur l’avenue Marine, glissé silencieusement devant l’immeuble Marshall où se trouvait le cabinet de Matt pour, enfin, se poser sur la pelouse de la place et ne plus en bouger.

Matt descendit de voiture et s’avança jusqu’à lui. La pluie glacée le fit frissonner.

Il s’arrêta non loin du Serveur, à une distance malgré tout prudente. Sa taille l’intimidait ; il faisait bien deux mètres vingt de haut. Et sa surface mate, aussi, sur laquelle, curieusement, la pluie ne semblait pas avoir de prise.

Ils l’appelaient Serveur. Un nom grotesque mais sans doute approprié. Un nom qui suggérait une générosité retorse, totalitaire – le geste dénué de sens d’un pouvoir dénué d’humour.

Lui parler ?

Impossible.

Il s’attarda un instant encore dans le square, écoutant la pluie tomber sur le sol détrempé, les yeux perdus sur les nuages escamotant le sommet du mont Buchanan. Puis il rebroussa chemin vers sa voiture.


Il va y avoir des temps difficiles. Rachel lança cet avertissement quelques jours plus tard.

— Les Voyageurs s’occupent de la planète, dit-elle.

Et Matt sentit la peur sourdre du tréfonds de son être. Ce n’était pas tant ce qu’elle avait dit – encore qu’en soi l’information ne prédisposât guère à la tranquillité d’esprit – que la façon dont elle s’était exprimée : sans préambule, et d’un ton qui, à lui seul, semblait annonciateur de catastrophes.

Ils étaient assis dans le salon, face à la fenêtre donnant sur une lointaine crête hérissée de Douglas drapés dans leur sombre fourrure d’hiver. C’était un de ces petits matins de décembre tristes et pluvieux.

Matt s’éclaircit la gorge et demanda à Rachel de lui fournir quelques précisions.

— Ils vont la réparer, dit-elle. La restaurer. Inverser la vapeur, si tu veux. Depuis le siècle dernier, nous avons mis en mouvement des forces que nous ne pouvions plus contrôler. Le réchauffement global de l’atmosphère, par exemple. Eh bien, les Voyageurs aspirent une partie du gaz carbonique de notre atmosphère et s’efforcent de le dissoudre dans l’océan.

Elle se tourna pour le regarder.

— C’était bien pire qu’on ne l’imaginait. Si les Voyageurs n’étaient pas venus… les temps auraient été vraiment très durs, pour nous, d’ici à un siècle, peut-être moins.

— Ils s’intéressent au sort de la Terre ?

— Ils s’y intéressent parce que nous nous y intéressons.

— Même si vous la quittez ?

— C’est là que nous sommes nés, dit-elle. C’est notre planète. Et elle ne sera pas entièrement vide.

— Restaurer l’équilibre, réfléchit-il à haute voix. Ce n’est pas si mal que ça.

— Non. Mais à court terme… Papa, je ne peux pas t’expliquer tout ce qu’ils font, mais à court terme, il faut peut-être s’attendre à un temps plutôt chaotique. Des tempêtes. De violentes tornades.

Il hocha la tête, reconnaissant qu’elle lui concède cette miette d’information désastreuse.

— Quand ?

— Je ne sais pas… peut-être assez vite. Fin de l’hiver, début du printemps.

— Il y aura des avertissements ?

— Bien sûr. C’est pour cette raison que les Serveurs sont là… enfin, une des raisons.

Son regard exprimait une tristesse désespérée.

— Papa, il faut absolument que tu parles au Serveur.


Il avait été décidé, à la réunion de novembre du comité, que les « derniers vrais êtres humains » passeraient le réveillon de Noël ensemble au nouveau domicile de Tom Kindle. Tout le monde était le bienvenu, même les Contactés, et en particulier la famille. Matt proposa à Rachel de l’accompagner, mais elle refusa.

Il se rendit à la réception sous une pluie battante qui semblait se déverser de l’enfer et emprunta des rues que le froid avait craquelées et défoncées. Si ça se trouve, il serait le seul assez fou pour avoir bravé la tempête. Mais d’autres voitures étaient garées devant la maison. Kindle lui ouvrit la porte, lui prit son manteau et l’informa que, en fait, les dix membres du comité étaient venus, mais seuls.

— Rien que nous, les êtres humains. C’est sûrement pas plus mal. Allez, venez, Matthew. Tout le monde est arrivé de bonne heure, sans doute à cause du temps. Abby est ici depuis midi pour installer ces conneries de fanfreluches, en plus du petit sapin en plastique dans le coin. Il a fallu que je mette des guirlandes dessus.

— Ce doit être joli comme tout.

— J’ai l’impression qu’elle a dévalisé le rayon entier du magasin, oui. Mais j’ai rien pu faire pour l’arrêter.

Matt se souvint de l’habit de fête que portait traditionnellement Buchanan à Noël – les clochettes d’argent suspendues en travers des rues, les rameaux de pin sur les réverbères…

— Le punch est par là, annonça Kindle, mais ne vous défoncez pas dessus. Il y a une dinde dans le four et on attend des appels radio de l’Est. Ce serait tout de même moche qu’on passe pour une bande de pochards.


Le dîner se déroula dans une excellente ambiance. Même Paul Jacopetti, pour l’occasion, avait mis de l’eau dans son vin. Matt était assis entre Chuck Makepeace, qui lança l’idée d’une visite de fin d’année aux compagnies d’eau et d’électricité, et Abby Cushman qui passait son temps à la cuisine entre deux plats.

Matt remarqua la façon dont elle papillonnait autour de Tom Kindle ; elle le servait généreusement et quémandait sans cesse son avis sur la sauce, les légumes, le pudding.

— C’est vraiment très bon, Abby, disait Kindle. Il y a longtemps que je ne me suis pas autant régalé.

Elle avait un mari et deux petits-fils, songea Matt, mais elle les avait perdus, comme lui avait perdu Rachel. Quoi d’étonnant, en conséquence, à ce qu’elle ait adopté le comité, et Tom Kindle en particulier ?

Il eut une pensée brève et sobre pour Annie Gates. Il ne lui avait pas parlé depuis des mois. Il s’était refusé à prononcer les mots évidents : Au revoir, bonne chance, je t’ai aimée à ma façon, mais tu n’es plus humaine. Le silence était bien préférable à toutes ces paroles désormais dénuées de sens.

Abby recruta Paul Jacopetti, Bob Ganish et une Beth Porter réticente pour la vaisselle. Tous les autres se retirèrent au salon. Joey Commoner s’installa devant la radio et parcourut les ondes en quête d’éventuelles présences, en attendant le rendez-vous prévu pour 20 heures, heure locale.

Kindle prit Matt à part.

— Cette Abby… c’est un véritable pot de colle. Elle est passée trois fois cette semaine. Pour bavarder, rien de plus. Et elle apporte à manger. Matthew, elle fait elle-même ses gâteaux, vous vous rendez compte !

— Elle a vraiment l’air très gentille.

— Mais oui, elle est gentille. C’est bien le problème. Elle parle de sa famille – qu’elle ne voit plus. C’est dur, pour elle, bien sûr, et elle a besoin de se raccrocher à quelqu’un. Mais je ne suis qu’un homme, moi. Il y a des lustres que je n’ai pas eu de femme autour de moi, à part quelques samedis soir en ville, et même ça, évidemment, c’est fini depuis Contact. Alors je me dis… bon, d’accord, Abby est adorable, mais… je ne peux pas lui faire ça. Ce ne serait pas juste.

— Pourquoi pas ?

— Parce que je vais partir. Le seul avantage de vieillir, c’est qu’on apprend à se connaître. J’ai déjà été marié, une fois – une petite Indienne du Canada. Notre idylle a duré six mois. On peut dire que j’ai battu mon record d’endurance. Elle est retournée dans sa réserve, et moi j’ai vite retraversé la frontière. Je ne partirai sans doute pas ce mois-ci ; je serai peut-être encore là un mois ou deux, mais de toute façon je partirai. Et Abby n’a vraiment pas besoin qu’on l’abandonne une fois de plus.

— Vous devriez lui dire franchement.

— Merci du conseil. Ce serait peut-être aussi simple et moins cruel de l’assommer d’un coup de gourdin.

— Eh bien, ne partez pas. C’est une autre solution.

— Mmmh.

— En plus, vous êtes utile, ici.

— C’est ça. Aussi utile qu’une béquille en caoutchouc. À propos, je boite toujours. C’est normal ?

— Vous boiterez encore quelque temps. Mais ne sous-estimez pas votre contribution, Tom. Le comité n’existerait pas, sans vous. Et la radio a énormément remonté le moral de tout le monde.

— C’est surtout le travail de Joey.

— Oui, eh bien justement. Joey est en train de devenir humain. Vous le traitez avec un certain respect, et c’est nouveau, pour lui.

— Vous avez vu son tatouage ?

Matt acquiesça.

— « Minable », dit Kindle. Vous pensez qu’il y croit vraiment ?

Matt avait déjà réfléchi à cette question. Il ne connaissait pas particulièrement bien Joey Commoner qui devait avoir dix-huit ans quand il s’était fait graver ce mot à l’encre sous sa peau. Mais c’est exactement ce à quoi on pouvait s’attendre de la part d’un gosse révolté de cet âge.

— Il peut très bien le croire, oui…

Kindle secoua la tête.

— Merde, il manquait plus que ça. Je n’ai pas demandé à avoir une femme, moi… et encore moins un gosse, bordel !


À 20 heures, comme prévu, Joey établit le contact avec la communauté des « survivants » de Toronto. Avec le temps pourri, la liaison était très faible. Les voix, par-delà la distance, leur parvenaient par bribes lointaines, fantomatiques. Mais l’échange avait réchauffé les cœurs. Tout le monde se regroupa autour du micro pour entonner Adeste Fidelis – ils avaient répété avant – et les Canadiens, à leur tour, chantèrent Mon beau sapin. Il neigeait, là-bas, annonça le radioamateur. Il y avait cinquante centimètres de poudreuse dans les rues et les chasse-neige, cette année, ne fonctionnaient pas. Les « survivants » fêtaient la fin de l’année dans un hôtel du centre.

— On a toutes les chambres et une salle de restaurant luxueuse à notre disposition. On ne pourrait pas être plus vernis.

Le chœur des Canadiens était plus imposant que celui de Buchanan : il y avait bien quatre-vingts personnes, presque autant que dans la communauté de Boston que Joey avait également réussi à joindre quelques jours plus tôt. Ce qui, selon Matt, permettait de penser qu’il existait bien d’autres groupes de ce genre, mais qu’ils n’avaient pas tous pensé à la radio pour communiquer.

Toronto lança un « Joyeux Noël » et termina l’émission. Joey tenta d’appeler Boston et un autre contact à Duluth, mais le temps n’était guère coopératif.

— On peut peut-être essayer de les joindre au téléphone, suggéra Kindle. Le type de Boston m’a donné son numéro.

Mais les appels longue distance n’étaient plus très fiables, dernièrement. Et de toute façon, un appel téléphonique ne présentait pas le même intérêt qu’une communication radio. Ils pourraient toujours attendre le lendemain pour se transmettre les vœux de Noël.

— Le téléphone ne passera pas l’hiver, prédit Jacopetti, oiseau de mauvais augure. Les fils cassent un peu partout avec le froid. Et je doute que quiconque les répare.

Joey continuait ses recherches. Kindle expliqua que Joey avait, à deux reprises, réussi à établir de brefs contacts avec d’autres continents – la première fois avec Costa Rica, et la seconde, mémorable, par une nuit exceptionnellement claire, avec une voix qui s’exprimait en russe, selon Joey, mais qui pouvait tout aussi bien être polonaise ou ukrainienne. La communication s’était interrompue avant qu’il ne puisse répondre.

Beth Porter avait eu une idée qui surprit agréablement Matt ; elle avait apporté un magnétoscope et deux films trouvés au magasin de location vidéo sur Ocean Avenue : White Christmas et It’s a Wonderful Life.

— Je regardais ces films au moins une fois par an, avant. Alors j’ai pensé que… que ce serait sympa.

Joey consentit à quitter sa radio le temps de brancher le magnéto. Kindle rajouta de la glace dans le punch et Miriam Flett, encore une surprise, proposa de faire du pop-corn.

Quelque part entre Bing Crosby et Jim Stewart, Matt sentit son optimisme refleurir : Mon Dieu, nous ne sommes que dix. Mais ça peut marcher. Rien n’est encore perdu. Buchanan restera peut-être une ville.


Peu après minuit, la pluie se transforma en neige fondue et les routes commencèrent à givrer. Le générique de fin de It’s a Wonderful Life défila sur l’écran et, dans le silence qui suivit, sans que rien le laissât prévoir, Paul Jacopetti fondit en larmes – des sanglots qui secouèrent convulsivement son corps massif. Beth retira le film du magnétoscope.

— Oh flûte, je suis désolée… À priori, ce n’était pas le bon choix.

— C’était très bien, dit Matt. Tu n’as pas à t’excuser.

La soirée touchait à sa fin. Kindle offrit le canapé-lit à celui ou celle qui voudrait passer la nuit. Tim Belanger, qui s’était contenté de boire du Pepsi, proposa de raccompagner ceux qui avaient choisi de faire honneur au punch. Il partit avec Bob Ganish et Paul Jacopetti, toujours éploré.

Joey s’ingéniait encore à chercher des correspondants. Beth, à plusieurs reprises, avait tenté de l’arracher à sa radio. Elle était fatiguée, et les rues devenaient plus dangereuses à mesure que la nuit s’avançait.

— Une minute, quoi ! dit Joey qui tournait le bouton avec une intensité que Matt trouvait presque maladive.

Kindle proposa à Beth une des chambres vides, si toutefois elle ne voyait pas d’inconvénient à dormir à même le sol. Mais elle secoua la tête, boudeuse.

— Je veux rentrer chez moi.

— Je peux te déposer, si tu veux, dit Matt. Si Joey est d’accord.

Joey, le dos tourné, haussa les épaules. Une voix se fit entendre sur les ondes parasitées : … t’entends, Joseph… transmission faible.

— C’est ce colonel Tyler, dit Kindle. Ma parole, ce type ne dort jamais.

— Tyler… répéta Matt. C’est le gars dans le Sud ?

— Il se déplace pas mal. C’est un loup solitaire.

Kindle raccompagna Matt à la porte et attendit d’être assez loin des oreilles de Joey pour murmurer :

— Vous devriez lui parler, un jour où la communication est moins faible. Joey a l’impression d’avoir ferré un gros poisson.

— Et ce n’est pas votre avis ?

— Eh bien… il est encore trop tôt pour faire les difficiles sur les amis qu’on rencontre, non ? Mais ce Tyler a des idées à revendre. Il dit qu’on devrait former un comité de défense ou quelque chose du genre. Il dit aussi qu’il y aurait eu du grabuge sur la route et que pas mal de gens bizarres ont refusé Contact. Il parle tout le temps d’un gros projet en cours dans le Colorado dont il aurait entendu parler… Matt, il affirme que les extraterrestres seraient en train de construire un autre vaisseau, là-bas. Vous croyez que c’est possible ?

— Pourquoi pas ? Depuis le mois d’août, je suis prêt à croire n’importe quoi. Vous pensez qu’il divague ?

— Oh non, ce n’est pas le problème, répondit Kindle en se frottant le menton. Je veux bien le croire ; c’est seulement que… disons qu’il ne m’inspire pas trop confiance.

— Il n’est pas en mesure de nous faire de mal.

— Pas pour l’instant, en tout cas.


Beth s’installa sur le siège passager et, sur la recommandation de Matt, boucla sa ceinture. Une fine couche de glace recouvrait la route et il ne faudrait pas grand-chose pour déraper dans une ornière.

Quand il mit son clignotant pour tourner sur Marina, en direction de chez Beth, elle posa la main sur son bras.

— Non, tout droit… Je n’habite plus là.

Il traversa le carrefour et se tourna vers elle, intrigué.

— Tu as quitté ta famille ?

— Ça n’a jamais vraiment été une famille, docteur Wheeler. C’était surtout mon père, et il a… vous voyez ce que je veux dire… changé.

— Je suppose que tu as du mal à lui parler.

— C’était déjà difficile avant. Mais maintenant, c’est lui qui veut parler, et d’une certaine manière, c’est pire. J’ai cru comprendre que, si on veut vivre éternellement, on doit reconnaître qu’on a été une vraie merde dans sa vie de pauvre mortel. Mon père a l’impression qu’il m’a mené la vie trop dure, et il en est tout malheureux. Il veut se faire pardonner ou en tout cas faire en sorte que ce soit mieux.

— Et ce n’est pas ce que tu veux ?

Elle secoua farouchement la tête.

— Je ne suis pas prête pour ça. Sûrement pas. J’ai vraiment du mal à rester avec lui, depuis qu’il a changé. Même physiquement, il n’est plus le même. C’était pas un petit gabarit, vous vous souvenez ? Eh bien maintenant il est presque maigre. Il flotte dans ses habits. On dirait qu’il est…

Elle chercha le mot.

— … vide.

Avec l’ongle de son index, elle traça un ovale sur sa vitre embuée. Elle y ajouta deux yeux, des cils, une bouche boudeuse. Un autoportrait, songea Matt.

— Je me suis installée au Crown Motel. Celui près des quais, après le ferry.

Matt tourna à droite au carrefour suivant, en direction d’un mur épais de brouillard et de pluie.

— Tu aurais pu trouver mieux qu’un motel. Regarde Tom Kindle…

— La chambre est assez grande pour moi. Et il y a une kitchenette ; je peux cuisiner. Je me débrouille.

La pluie virait à la neige fondue, de nouveau. Matt ralentit devant un panneau indiquant CROWN MOTEL ; la voiture dérapa sur une plaque de givre. Il s’aperçut alors qu’ils n’avaient pas rencontré d’autre voiture sur leur chemin. Pas une seule depuis qu’ils étaient partis de chez Tom Kindle.

La chambre de Beth était éclairée. Pour trouver la porte, la nuit, expliqua-t-elle.

— C’est un peu désert, sur ce grand parking.

Elle inclina la tête vers lui.

— Vous voulez voir mon chez-moi ?

— Il vaut mieux pas que je ne m’attarde pas ; l’état des routes ne va pas s’améliorer.

— Raccompagnez-moi au moins jusqu’à l’entrée.

Il accepta… encore qu’il ne semblât pas très raisonnable de quitter l’abri de la voiture.

Beth s’était installée dans une chambre du rez-de-chaussée. Au numéro 112. La porte n’était même pas fermée à clé.

— Jetez simplement un coup d’œil, dit-elle. Et dites-moi que c’est agréable. Mon Dieu, ce serait bien que quelqu’un me dise une chose comme ça.

Matt entra dans la pièce. Il y faisait chaud ; le radiateur marchait à fond. Elle avait décoré cette suite ordinaire de reproductions de tableaux bon marché – des aquarelles, des pastels de chats, de paysages. Un quilt, manifestement fait main, un peu grossier, recouvrait le lit. Elle suivit son regard.

— C’est la seule chose que j’aie emporté de la maison. Je dors avec depuis que je suis toute petite. C’est ma grand-mère qui l’a fait.

Elle s’assit sur le lit et passa doucement la main sur le quilt.

— Faut-il toujours que je vous appelle docteur Wheeler ? Tout le monde, ce soir, vous appelait Matt.

— Tu le peux aussi, bien sûr.

— Matt… Vous pouvez passer la nuit ici, si vous voulez.

Bien qu’il se soit plus ou moins attendu à cette proposition, il en fut malgré tout surpris, et même choqué.

— À cause de la pluie, ajouta-t-elle. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors.

Elle commença à déboutonner son chemisier.

— Je ne vois pratiquement plus Joey. Il passe son temps à jouer avec cette saloperie de radio chez Kindle. En soi, ce n’est pas très grave… Je veux dire, j’ai pas touché le gros lot, avec Joey. Mais c’est le seul qui m’ait jamais dit que… enfin, qui me disait que j’étais jolie.

Elle s’interrompit une seconde pour jauger sa réaction.

— Personne d’autre ne me l’a jamais dit.

Son chemisier glissa sur ses épaules. Elle avait une peau parfaite, toute lisse, toute rose, des seins petits, à peine plus gros que ceux d’une enfant. Quelques taches de rousseur descendaient jusqu’à la naissance de sa poitrine. Pourquoi ne pouvait-il rien dire ? Il avait l’impression d’avoir la bouche scellée. Il était muet.

MINABLE, proclamaient les petites lettres bleues sur son épaule.

— J’ai vingt ans, dit-elle. Je suppose que vous m’avez vue nue depuis mes dix ans. Mais vous ne m’avez jamais dit si vous me trouviez jolie. J’imagine que les docteurs ne font jamais de compliments de ce genre. Matt… Matthew… vous me trouvez jolie ?

— Beth, je ne peux pas rester ici.

Elle fit glisser la fermeture de son jean et le retira, puis se réinstalla sur le lit. Elle croisa ensuite les mains sur son ventre, dans un geste étrangement prude.

— Je ne sais pas pourquoi je joue cette connerie de numéro.

Son regard était implorant.

— C’est dur d’être toujours toute seule. La ville est vide. Ce n’est pas exactement que les gens ne sortent plus de chez eux, mais… je crois vraiment qu’ils sont absents. Et je ne comprends pas ce qu’il leur est arrivé. Et je suis allongée, là, et je pense à tout ça et ça me fait peur. Ça me rend triste et ça me fait peur. Et je ne voudrais pas être seule. Vous ne pouvez vraiment pas rester ?

— Je suis désolé.

— C’est aussi simple que ça ?

— Ce n’est pas simple.

Pas simple du tout. Elle avait vingt ans de moins que lui… mais il n’était pas vieux, et Beth n’était plus une enfant, et sa nudité ne le laissait pas indifférent, peu s’en fallait. Il n’avait partagé son lit avec personne depuis cette fameuse nuit d’août, avec Annie. Et Beth avait raison, à propos de la ville : elle était vide, c’est vrai, et il y avait de quoi avoir peur. La chaleur d’un autre être humain aurait un effet magique par une froide nuit d’hiver.

Mais elle était vulnérable, et beaucoup trop en demande. Accepter son invitation pourrait avoir des conséquences imprévisibles.

Elle eut un petit sourire embarrassé.

— Vous dites la vérité ?

Elle le regarda avec insistance, remarquant peut-être le renflement éloquent de son jean.

— Je suppose que vous dites la vérité, oui. Vous avez envie de rester mais vous pensez que ça peut être… dangereux ? C’est ça ?

Il approuva de la tête.

— C’est vrai, dit-elle. Je suis très dangereuse.

Elle s’étira sur le lit en un geste langoureux, sensuel.

— J’ai peut-être un peu trop bu…

— Je crois que tu n’es pas la seule.

— Ou peut-être que je ne suis qu’une petite traînée qui aime bien montrer son cul – comme me le disait mon père.


Les routes étaient glacées ; la pluie était glacée. C’était une nuit de glace et de ténèbres.

Une maison noire et vide l’attendait. Rachel n’était pas là.

Il espéra qu’elle dormait dans un endroit bien chaud, en cette nuit de réveillon.

Mais le réveillon était passé, songea-t-il. On était le 25 décembre depuis minuit. Noël.


À midi, la pellicule de glace qui recouvrait les rues avait presque entièrement fondu.

Matt se rendit sur la place de la mairie et se posta une fois de plus devant le Serveur.

Il portait son manteau et l’écharpe que Celeste lui avait tricotée, à une époque qui semblait désormais enfouie dans un repli de la préhistoire. L’herbe gelée, blanche de givre, craquait sous ses pieds.

Il s’approcha tout près de l’imposante statue noire. Il aurait pu la toucher. S’il en croyait Rachel, le colosse pouvait parler. Mais où était sa bouche, dans ce cas ? Pouvait-il le voir, au moins ? Avait-il seulement des yeux ? Savait-il qu’il était là, devant lui ?

Sans doute.

Il commença par l’injurier. Par le traiter de tous les noms : d’intrus, de monstre, de putasserie de monument de pierre sans cœur dédié à toute la cruauté gratuite dont la Terre avait été témoin.

Il dut se faire violence pour ne pas le frapper, parce qu’il ressentait son invulnérabilité, parce qu’il devinait l’inanité d’un tel geste. À quoi bon se meurtrir les poings contre cette surface rigide ?

Il l’insulta jusqu’à ce qu’il ne reste plus en lui qu’une haine muette.

Le silence qui suivit était presque choquant.

Il attendit de retrouver sa voix qu’il avait écorchée, cassée.

— Dis-moi, murmura-t-il. Dis-moi ce que tu sais. Dis-moi ce que nous devons faire pour survivre.

Il recula d’un pas, surpris malgré lui, quand le Serveur ouvrit les yeux, ou ce qui semblait être des yeux – deux marques noires plus brillantes sur la tête, curieusement mobiles, comme deux taches d’huile.

Et il parla. Une voix sonore, profonde, d’une résonance artificielle et terrifiante.

— Vous n’êtes plus en sécurité ici, dit-il.

21 La peau

Au début, John Tyler prit plaisir à parcourir les routes de Virginie, de Caroline du Nord, du Kentucky, du Tennessee.

Les villes étaient toutes bâties sur le même modèle. L’église, l’école, le centre commercial, et l’inévitable Serveur niché au centre du bourg comme un ver dans une pomme.

Personnellement, il en détruisit plusieurs, et son ami A. W. Murdoch en pulvérisa quelques-uns, lui aussi. Bien qu’il y répugnât, Tyler se devait de reconnaître que Murdoch était plus habile que lui aux commandes du TOW. À chacun ses qualités, se disait-il. Murdoch, lui, était un virtuose de la gâchette.

Au début, ils prirent des précautions infinies. Tyler jugeant le M998 trop voyant, ils le cachèrent avec le Hummer et son TOW à l’arrière d’un camion dix-huit roues A & P au volant duquel ils sillonnaient les routes.

Murdoch ne fut pas long à persuader Tyler que ce stratagème avait peu de chances de duper qui que ce fût. Le vaisseau était vraisemblablement aussi efficace pour surveiller le territoire que le premier satellite militaire venu, et les Contactés représentaient une source intarissable d’informations.

— Mon colonel, dit-il, voyez les choses en face. S’ils voulaient nous avoir, ils le pourraient sans problème. Leur pacifisme est notre principal atout.

Tyler se rendit aux raisons du sergent. Au bout d’une semaine, ils abandonnèrent le camion et se déplacèrent simplement dans le Hummer en empruntant les grandes routes ou des routes secondaires généralement désertes, plus ou moins en direction du sud. Personne n’avait mis Tyler au courant, pour le temps, mais il avait déjà remarqué une certaine virulence de la pluie et du vent. Il espérait trouver des conditions atmosphériques plus clémentes en descendant vers les pays du soleil.

Cette perspective, en plus de son amitié avec Murdoch, permettait de tenir le désespoir en échec. Du moins pour le moment.


Tyler eut pour la première fois la sensation que les choses avaient vraiment changé dans une petite ville de Géorgie nommée Loftus.

Ils avaient traversé des dizaines de villes du même type. Et toutes semblaient plus vides à mesure que les jours s’écoulaient. On ne voyait pratiquement jamais personne dans les rues. Les habitants étaient ailleurs ou bien claquemurés chez eux. La nuit, seules quelques lumières empêchaient l’obscurité d’engloutir totalement l’agglomération. C’était troublant. Pour ne pas dire terrifiant. Si on se laissait aller à réfléchir, cette désertion massive avait même carrément de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. Mais, d’un autre côté, les déplacements en étaient grandement facilités. Ils passaient les nuits dans des motels abandonnés. Le jour, ils roulaient sans jamais être inquiétés.

Ils arrivèrent à Loftus à midi. Les maisons, l’hôtel-restaurant de trois étages et le coiffeur avec sa publicité défraîchie pour une vieille marque de crème à raser n’avaient probablement pas changé d’un iota depuis la guerre de Corée. Naturellement, il y avait un Serveur. Il était juché sur un terre-plein au milieu de la rue principale. Murdoch tira avec le TOW et Tyler observa le feu d’artifice qui commençait à faire partie de leur train-train. Une explosion qui soufflait toutes les vitres alentour et recouvrait la chaussée de bris de verre et de poudre noire.

Murdoch traversa Loftus dans un silence maussade.

Maussade, il l’était depuis leur départ de Washington, à vrai dire. Pour des raisons qu’il avait tenu à garder pour lui.

Tyler remarqua qu’il leur faudrait trouver une nouvelle base militaire avant longtemps. Les munitions qu’ils avaient emportées avec eux de Virginie arrivaient à épuisement.

— Parce que vous croyez que ça sert à quelque chose ? répondit Murdoch avec humeur. On pisse dans un violon, si vous voulez mon avis.

Tyler le considéra d’un œil sévère. À force de manœuvrer le Hummer, Murdoch portait un uniforme déchiré et taché d’huile. Un vrai chiffon. Il avait chipé une veste dans le surplus de l’armée d’un centre commercial. Ses cheveux étaient longs et emmêlés.

— On ne viendra jamais à bout de tous ces putains de Serveurs, ajouta-t-il, et je n’ai pas du tout l’impression qu’on nuise à qui que ce soit, colonel. Et c’est peut-être pas plus mal comme ça.

— Je ne comprends pas, dit Tyler.

— Ah bon ? Cherchez bien… Après Contact, je me suis dit que tout le monde avait été transformé en zombies ; c’était comme dans un film d’horreur. Vous savez : L’Invasion des morts-vivants… et j’avais juste envie de secouer les puces à tous ces cadavres ambulants. Histoire de leur montrer que la race humaine n’était pas aussi facile à écrabouiller qu’une punaise. Vous comprenez ?

— Certainement.

— Mais ce n’est pas ça du tout. Merde, j’ai compris depuis le départ que ce n’était pas ça.

Murdoch garda une main sur le volant et, de l’autre, déboucha la Thermos de café.

— Je ne voulais pas l’admettre…

Il avala une longue lampée.

— … mais, en fin de compte, ces zombies ne sont peut-être pas si à plaindre que ça. La vie éternelle. Merde… On fait pire, comme destin, non ?

— Mon Dieu, Murdoch… Après tout ce que nous avons accompli, vous n’allez pas me dire que vous croyez à une chose pareille ?

— Pourquoi pas ? Tout à fait entre nous, mon colonel, cette nuit-là, il n’y a pas un petit morceau de vous qui avait envie d’accepter ? Même si vous avez dit non, une partie de vous-même se disait que, bon Dieu, c’était trop con de vivre et de mourir sans jamais comprendre le but de tout ça… Je me trompe ?

— Votre hypothèse ne tient pas debout.

— Ah non ?

Sans prévenir, il écrasa la pédale de frein et s’arrêta à cheval sur la ligne blanche de la route de campagne.

— Sans déconner, maintenant…

Tyler soutint son regard brûlant.

— Que croyez-vous qu’on trouverait si on faisait demi-tour pour retourner dans ce bled pourri ?

— Une preuve de notre capacité à battre notre ennemi en brèche. Vous dormiez, quand vous avez tiré, Murdoch ?

— Donc on a descendu un de leurs soldats de plomb. Désolé, colonel, mais il y a franchement pas de quoi pavoiser. Ils ne seront pas longs à le remplacer, croyez-moi. Ils peuvent sûrement en envoyer un autre d’ici à deux jours. Ou même dans quelques heures. Ils sont très forts. Plus j’y pense, et moins j’ai la foi dans ce qu’on fait. Si on s’en est toujours tirés sans problèmes, c’est qu’ils s’en foutent comme de leur première soucoupe. On est comme des puces sur le dos d’un éléphant. On peut les piquer tout ce qu’on veut, ils ne prennent même pas la peine de se gratter.

Il fit faire un brusque demi-tour au Hummer.

— Vous avez vraiment l’intention de retourner là-bas ? demanda Tyler.

— On a besoin de munitions. On aurait dû s’arrêter avant de tirer. Et je suis vraiment curieux de voir combien de temps il leur faut pour réparer les dégâts qu’on a faits.

Il gratifia Tyler d’un long regard.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, mon colonel.

Tyler y voyait beaucoup d’inconvénients, mais il les garda prudemment pour lui. Il n’était pas recommandé de s’attarder sur le lieu du crime, mais il serait peut-être plus dangereux encore de contrecarrer Murdoch. Étant donné son humeur belliqueuse, mieux valait jouer la carte de la prudence.


Sur la suggestion de Tyler, ils cachèrent le Hummer dans le garage d’une station-service. Murdoch souhaitant passer la nuit sur place, ils s’installèrent dans l’hôtel, vide, dont les fenêtres donnaient sur les débris éparpillés du Serveur. L’orage noircissait le ciel et les couloirs de l’hôtel vibraient au son du lointain tonnerre.

Murdoch partit chercher de quoi faire un repas à peu près décent et Tyler resta dans sa chambre à ruminer le problème du jeune sergent.

Sans doute aurait-il dû le prévoir. Murdoch avait été technicien dans sa vie « d’avant », et donc plus loyal envers les armes qu’il ne l’avait été envers les entités abstraites qu’il servait : le pays, l’armée, la Défense nationale. Des valeurs auxquelles il devenait de plus en plus difficile de se raccrocher. Et dernièrement, Murdoch avait sombré dans une sorte de pessimisme renfrogné.

Fallait-il s’en étonner ? Il n’y avait plus de lois à respecter. Plus de modèle auquel se conformer. Plus rien n’appartenait à personne. Le laxisme régnait en maître.

C’était une pensée glaçante. Tyler avait passé sa vie à jouer les funambules sur le fil qui séparait la santé mentale de la démence, et à apprendre ce que Sissy, dans les limbes de sa folie, avait oublié : l’importance des apparences.

Les sains d’esprit évoluaient dans un monde de commedia dell’arte. Il était de bon ton de se farder, d’entrer dans la peau de son personnage de bal masqué. Être incapable de tenir son rôle, se présenter sans costume, sans fard, revenait à être mis séance tenante au ban de la société. Et à être classé parmi les fous.

Mais maintenant… c’était comme si la pesanteur n’agissait plus, comme si toute chose solide s’était détachée de la Terre. Dans un monde vide, qui jugeait ? Où se situait la frontière entre le bien et le mal ? Comment distinguait-on la nuit du jour ?

Nous sommes nus, sur cette planète, songea le colonel. Plus de costume. Plus de fard. Dieu nous vienne en aide.

Il somnola quelque temps, allongé sur le couvre-lit, et se réveilla avec une violente migraine.

Murdoch revint, un sac plein de conserves et de bouteilles d’eau minérale dans les bras. Il posa le tout sur la table et prit une serviette dans la salle de bains pour s’éponger. Il dégoulinait de la tête aux pieds. Le ciel noir s’était déchiré.

— C’est drôle, dit-il, dans les autres villes qu’on a traversées, on rencontrait toujours au moins une ou deux personnes. Ici, on jurerait que c’est une ville fantôme. Pas un chat dans les rues. Un moment, j’ai cru entendre de la musique. Mais je n’ai pas pu découvrir d’où elle venait. Avec la pluie…

Il s’essuya vigoureusement les cheveux. La fenêtre, ouverte à l’espagnolette, laissait entrer un filet d’air froid et humide.

Du coin de l’œil, il regarda Tyler.

— À propos, colonel, vous avez vu le Serveur ?

Tyler se redressa.

— Le Serveur ? Eh bien ?

— Eh bien il fait quelque chose de bizarre.

— Nous l’avons pulvérisé. Que pourrait-il bien être en train de faire ?

— Mon colonel, le Serveur que nous avons détruit est plus ou moins en train de se reconstituer.


A. W. Murdoch précéda Tyler jusqu’à la réception où le colonel, posté rigidement devant la vitre éclatée, observa sur la route les restes du Serveur… La suie noire commençait à refluer, comme balayée par un imperceptible souffle, vers l’endroit où s’était tenu le Serveur et y formait déjà un petit tas informe et détrempé.

Murdoch n’avait pas été surpris de voir le Serveur se recomposer. La technologie des Voyageurs semblait utiliser des éléments subordonnés mais indépendants – les octaèdres, éléments du vaisseau ; les Serveurs, qui dérivaient des octaèdres… et toute cette poussière qui n’était autre que les constituants du Serveur, mobiles et suffisamment intelligents pour se restructurer dans leur agencement d’origine.

Et ces microbes qui avaient infecté tout le monde. Il y avait gros à parier qu’eux aussi étaient des machines, microscopiques mais douées d’intelligence. Il devait exister une faille, dans leur invincibilité – un niveau de désagrégation où le Serveur, par exemple, ne pourrait se reconstituer – mais ce n’était certainement pas avec un malheureux missile qu’ils pourraient l’atteindre.

Un coup d’épée dans l’eau, songea Tyler. On aurait dû se douter.

Mais Tyler ne s’était douté de rien, et Tyler était tout bonnement horrifié. Il restait là, immobile, se contentant de secouer la tête. Murdoch s’approcha prudemment de lui.

— Colonel ?

— Est-ce dangereux ? demanda Tyler. Sommes-nous en danger ? Peut-être devrions-nous partir d’ici.

— Je ne pense pas que ce soit utile. Nous ne l’avons probablement pas endommagé. Je doute même que nous l’ayons contrarié. Si ces choses étaient rancunières, il y a longtemps qu’on serait morts.

Il se sentit vaguement coupable de sa brusquerie et tenta aussitôt de compenser.

— Nous devrions remonter, mon colonel. La pluie se rabat par ici ; vous allez être mouillé. On va se préparer quelque chose de chaud. Et j’ai trouvé des bières, au supermarché.

Quand Tyler avait pris la décision de partir sur les routes, ils avaient emporté une plaque chauffante, des casseroles, une poêle et des couverts en plastique. À l’étage, Murdoch brancha la plaque et commença à faire cuire les œufs. Une odeur de beurre chaud se répandit bientôt dans la pièce.

Tyler ouvrit une bière et se planta devant la fenêtre. Son comportement était réellement singulier, par instants, songea Murdoch.

Depuis plusieurs semaines déjà, il s’était rendu compte que le moteur du colonel Tyler ne tournait pas toujours rond. Il devait y avoir un vice de fabrication quelque part. Et alors ? Il n’était pas le seul dans ce cas. Peut-être tous les sains d’esprit avaient-ils accepté la proposition de vie éternelle. Il fallait sans doute être complètement frappé pour parcourir le continent en tirant sur ces statues.

Il en était venu à comprendre que Tyler vivait dans un monde d’ordres qu’on donne, de lois auxquelles on obéit, de limites qu’on respecte – un monde aussi fragile que l’œuf qui s’étalait dans la poêle, et aussi impossible à reconstituer. Alors, bien sûr, l’adaptation était difficile.

— De sa vie, mon père ne m’a donné qu’un seul conseil, dit Murdoch. Et c’était de jouer avec les cartes qu’on m’a distribuées. Je crois qu’il avait pris ça d’une chanson. Oh dear Abby… Mais il avait raison, non ? Colonel, on a un jeu dégueulasse en main. Mais on n’est pas encore morts.

Tyler s’écarta de la fenêtre.

— Vous ne m’avez jamais parlé de votre père, monsieur Murdoch.

— Il n’y a pas grand-chose à en dire.

— Que faisait-il ?

— Il cultivait de la marijuana dans le comté de Mendocino.

— Oh ! C’est vrai ?

— Rigoureusement authentique.

— C’était un dealer ?

— Disons plutôt un bootlegger. C’est plus dans l’esprit.

Tyler demeura pensif quelques secondes.

— Il a dû vous haïr quand vous vous êtes engagé dans l’armée.

— Il n’a pas exactement sauté de joie. Mais il m’a dit que c’était ma vie, et que je me devais de commettre mes propres erreurs. Quand je suis monté dans le car, à Ukiah, il m’a dit : « Au moins, arrange-toi pour ne tuer personne ! »

Et j’ai suivi son conseil, songea Murdoch, à moins qu’on ne prenne les Serveurs en compte.

Tyler secoua la tête.

— On a souvent des surprises, avec les familles.

— Vous ne parlez pas beaucoup de la vôtre, non plus.

— Non, répondit laconiquement Tyler.

Murdoch n’insista pas.

Il servit les œufs, mais Tyler repoussa son assiette.

— Mon colonel, demanda Murdoch, vous ne vous sentez pas bien ?

Le colonel, assis sur sa chaise devant la fenêtre, redressa soudain les épaules, droit comme un i, le menton rentré dans le cou, comme aiguillonné par la question.

— Bien sûr que si.

Ils mangèrent en silence au son du chuchotement lancinant de la pluie sur les vitres.


Murdoch proposa au colonel de rester à Loftus jusqu’à ce que la pluie cesse, et Tyler le surprit en acceptant. Curieux… Le colonel était devenu à la fois très malheureux et très conciliant, depuis quelque temps.

Secrètement, Murdoch souhaitait vivement s’attarder dans cette petite ville où il espérait trouver des réponses à certaines questions qu’avait soulevées pour lui leur périple-jeu de massacre dans le Sud.

Par exemple, qu’était-il arrivé aux habitants de ces villages ? Où allaient-ils ? Ils n’étaient pas sur les routes, ça, il en avait la certitude ; elles étaient désertes. Mais les villes l’étaient également, et de plus en plus.

Tyler ne supportait pas ces questions et refusait de les discuter, mais Murdoch était quant à lui rongé de curiosité.

Au matin, il abandonna le colonel à sa mélancolie et sortit déambuler dans les rues.

Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore noir et tumultueux. Pendant la nuit, le Serveur avait refaçonné une forme approximative de lui-même. Les grains microscopiques de poussière noire grouillaient en surface, lui donnant l’apparence d’un gros animal dévoré par des insectes. Murdoch n’avait jamais rien vu de tel, mais il commençait à s’habituer au surnaturel. Il observa la scène un instant, puis haussa les épaules et s’éloigna de la rue jonchée de bris de verre.

La veille, pendant qu’il écumait les maigres rayons d’alimentation du supermarché, à cent mètres de là, il avait entendu de la musique. Elle lui était parvenue faiblement, à cause de la pluie, au point qu’il se demandait s’il ne l’avait pas imaginée ; pourtant non. C’était bien de la musique. Pas de doute.

Aujourd’hui, il s’immobilisa et écouta.

L’aboiement d’un chien, quelque part au loin. Le bruit du vent s’engouffrant dans les ruelles. Le crissement des graviers sous ses pieds.

Pas de musique.

Effrayant.

Il quitta la rue principale. Aujourd’hui, il était décidé à trouver quelqu’un – être humain ou Contacté, peu importe. Il souhaitait simplement voir un visage nouveau, poser certaines questions. La rue dans laquelle il s’engagea s’appelait rue des Ormes. Toutes ces petites villes avaient une rue des Ormes. Ou des Chênes. Voire des Pêches ou des Magnolias en descendant plus vers la Géorgie. Il décida de frapper à la première porte de la première maison.

La première maison de la rue des Ormes se trouvait être un petit pavillon avec un minuscule jardin. Il y avait un perron en bois et, sur la rambarde, cinq pots de fleurs mortes. Murdoch gravit les marches grinçantes où traînait un camion rouge de gosse. Il appuya sur la sonnette et entendit la sonnerie électrique retentir à l’intérieur.

Rien. Pas un bruit. Pas un mouvement.

Il frappa directement à la porte. Le bruit parut intensifier le silence.

— Hé ! appela-t-il. Il y a quelqu’un ?

Murdoch eut soudain conscience de l’étrangeté de la scène. De quoi avait-il l’air ? L’uniforme défraîchi, déchiré, les cheveux longs, pas rasé… Bon sang, il devait ressembler à un épouvantail. Et si quelqu’un ouvrait pour de bon ? Un seul regard sur lui et on lui claquerait la porte au nez.

Mais personne ne répondit.

Il tourna la poignée. La porte était fermée à clé.

Un regard à droite dans la rue, puis à gauche. Jamais encore il n’était entré par effraction quelque part. Oui, eh bien merde, se dit-il. Là, j’entre tout de même. Et les fantômes n’ont qu’à bien se tenir.

Il pressa son épaule contre la porte et poussa de toutes ses forces. C’était une vieille porte, au chambranle à demi rongé par les termites. Le verrou sortit du bois avec un craquement sec. Murdoch se retrouva dans une pièce obscure.

Qui avait vécu ici ? Une famille avec des enfants, à en juger par le jouet sur le perron. La pièce qu’il découvrait à présent que ses yeux s’habituaient à la semi-pénombre était poussiéreuse mais relativement ordonnée. Un canapé rouge brique était adossé au mur ; au-dessus, le soleil se couchait sur l’océan délavé d’une aquarelle. Il y avait une télévision, une chaîne stéréo, un aquarium vide ; sur la moquette, des jouets d’enfants éparpillés.

Il y avait aussi par terre…

Murdoch regarda la chose un long moment avant de l’identifier : une peau d’être humain.


Après avoir vomi tripes et boyaux par-dessus la rambarde du perron, Murdoch ramassa une longue branche de saule que le vent avait fait tomber sur la pelouse du voisin. La sensation du bois dans sa main avait quelque chose de rassurant. Il n’avait pas pris d’arme sur lui. Mais sur qui aurait-il tiré, de toute façon ?

Dans la rue mouillée, rien ne bougeait.

La branche bien assurée dans sa main, il se força à remonter les trois marches du perron, à franchir la porte et à replonger dans la terrifiante obscurité.

La peau gisait à ses pieds. Toujours à la même place.

C’était une peau. Pas d’erreur possible. Fragile, vide, presque transparente. Mais humaine. Indiscutablement humaine. Elle avait une forme difficile à définir, comme repliée sur elle-même, en accordéon. Mais un bras se détachait du reste, fin papyrus blanc, avec une main tel un gant vide et cinq doigts pâles, délicats.

Murdoch songea à la peau d’une araignée qu’il avait un jour trouvée dans un placard – si délicate qu’un souffle aurait suffi à la balayer.

Il approcha le bout de son bâton jusqu’à ce qu’il touche presque la peau, mais le retira, la révulsion l’emportant sur la curiosité.

Enjambant l’horrible chose, il s’avança plus profondément dans la maison. Laquelle se composait de quelques pièces seulement : le salon, la cuisine, deux chambres, une salle de bains. Murdoch les visita les unes après les autres, allumant les lumières là où le jour n’entrait pas.

Il trouva deux autres peaux : une dans la cuisine – plus petite, ce qui la rendait encore plus abominable –, une autre dans la chambre d’enfant.

En sortant de la chambre, il fut pris de vertige et se rendit compte seulement qu’il s’était empêché de respirer, comme si quelque chose, dans cette maison, pouvait le contaminer… pouvait lui pomper sa substance, le vider aussi méticuleusement que ces gens dont il ne restait plus que la hideuse dépouille.

Il se précipita vers la porte, mais s’arrêta net.

Il se retourna. Les doigts crispés sur le bâton, il s’approcha de nouveau de la plus proche des peaux.

Le désir de la toucher était aussi impérieux que celui de s’enfuir à toutes jambes. Son attitude était presque puérile, songea-t-il. Il se comportait comme un gosse devant la mue d’un serpent. Il tremblait d’effroi devant… mais ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Se déchirerait-elle ? Se replierait-elle ? Aurait-elle la consistance du cuir, du parchemin, ou de la cellophane ?

La pointe du bâton toucha la peau.

Il perçut un bruit infime quand il la retourna… un murmure de matière membraneuse, un chuchotement de feuilles d’automne, le souffle de la page d’un vieux grimoire que l’on tourne doucement.

Murdoch éprouva de nouveau une forte nausée. Il se tourna pour aller une fois de plus vomir sur le perron.

C’est alors qu’il vit la fille.


— Vous n’avez pas bonne mine, dit-elle.

Murdoch eut le sentiment que son cœur allait exploser. Il releva la tête de la rambarde, saisi d’une terreur paralysante.

Mais ce n’était qu’une adolescente qui, depuis le trottoir, le considérait d’un air soucieux.

Une fille du coin, d’après son accent. Elle portait un blouson trop grand pour elle sur un T-shirt jaune, un jean serré et des espadrilles. Murdoch lui donna environ dix-huit ans, mais elle pouvait en avoir plus. Ou peut-être moins. La tête inclinée, elle l’observait avec indulgence.

— Vous avez trouvé les peaux dans la maison, hein ? C’est la première fois que vous en voyez ?

Elle n’était pas laide, avec ses longs cheveux raides. Elle avait un visage ovale et des yeux intelligents.

Murdoch s’efforça de reprendre une attitude masculine.

— Oui, la toute première, dit-il. Bon Dieu… vous en avez déjà vu, vous ?

— Oui.

— Il y a de quoi faire des cauchemars pour la vie.

Elle haussa les épaules.

La nausée s’était dissipée. Murdoch se redressa et décrispa ses doigts de la rambarde.

— Vous… vous vivez ici ?

— Non, pas dans cette maison. C’étaient les Bogen qui habitaient là.

Elle montra une maison, à vingt mètres de là.

— Moi, j’habitais là. Mais j’ai déménagé. Devinez où j’habite, maintenant…

Il eut envie de la rappeler à l’ordre ; il y avait trois personnes mortes dans cette maison ; trois personnes dont il ne restait plus qu’une enveloppe vide. Le moment était mal choisi pour jouer aux devinettes.

Mais c’était un visage nouveau, exactement ce qu’il avait souhaité, et il ne tenait pas à la rabrouer.

— Aucune idée, répondit-il.

— Au Roxy, dit-elle.

Le Roxy ? Un cinéma ?

— J’ai transformé le bureau du directeur en appartement privé. Et j’ai appris toute seule à faire marcher le projecteur.

— Et vous passiez un film, hier soir ? demanda-t-il. Pendant qu’il pleuvait ?

Le visage de la fille s’illumina.

— Comment vous le savez ?

— J’ai entendu la musique.

— Je passais Quarante-Deuxième Rue. Au moment de Contact, il y avait un festival de vieux films. C’est les seuls films que j’aie pu trouver. Quarante-Deuxième Rue, Les Chercheurs d’or de 1934 et Le Faucon maltais. Je ne les regarde pas trop. Ce n’est pas facile à faire marcher, toute seule. Et puis, si on les regarde trop souvent, ça devient lassant, non ? Mais quand il fait froid, comme hier…

— Je comprends, dit Murdoch.

— Cette nuit, je chantais la chanson de Quarante-Deuxième Rue dans mon sommeil.

— Je vois. Comment vous vous appelez ?

— Soo, dit-elle. Avec deux « o ». Et ce n’est pas un diminutif. Soo Constantine.

— Moi, c’est A. W. Murdoch.

— C’est quoi, votre prénom complet ?

— Abel, mentit-il.

— Mmmh… je préfère A. W.

— Moi aussi. Dites, Soo… y a-t-il d’autres de ces… de…

— Des peaux ?

— Oui. Il y en a d’autres, en ville ?

— Pratiquement dans toutes les maisons. Mais j’espère que vous n’avez pas l’intention de les visiter toutes.

— Non, je voulais juste… J’ai vraiment été pris par surprise. Et tout le monde, en ville, est dans cet état ?

— Presque, oui. Sauf moi.

— Mais qu’est-ce qu’il leur est arrivé ? Vous le savez ?

— Ils sont partis, A. W., répondit-elle. Ils sont partis ailleurs, mais pas leurs peaux. Ils ont consumé leurs corps jusqu’au bout, et ils ont laissé leurs peaux.


— Une radio, déclara le colonel Tyler. Ce serait peut-être une bonne idée d’en avoir une.

Murdoch, qui cuisinait le dîner sur la plaque chauffante, s’interrogea sur les conséquences éventuelles d’une telle acquisition.

— Une radio, mon colonel ?

— Pour prendre contact avec d’autres personnes. D’autres êtres humains.

Tyler était assis sur la chaise qu’il occupait déjà quand Murdoch était sorti. Il ne s’était pas rasé, ce qui, de sa part, constituait un sérieux manquement à la règle. Murdoch avait défini Tyler comme le genre d’homme à se raser pendant un bombardement atomique et à stocker des caisses d’after-shave dans les abris.

— Je pense que nous avons besoin de ce contact. Pas vous, monsieur Murdoch ?

— Combien de bières avez-vous bues, mon colonel ?

Tyler regarda la canette qu’il tenait à la main et la posa sur la table.

— Que voulez-vous insinuer ?

— Rien.

— Je ne suis pas ivre.

— Non, mon colonel.

— Peut-être devriez-vous boire quelque chose vous-même.

— Plus tard, mon colonel, merci.

Murdoch servit deux portions égales de corned-beef. Tyler aimait le corned-beef, mais Murdoch avait chaque fois l’impression de manger dans la gamelle du chien.

— Sale temps, mon colonel.

La pluie était de retour et faisait rage contre les vitres ; de temps à autre, un éclair illuminait fugacement la rue sombre, suivi d’un roulement de tonnerre sourd.

Tyler prit son assiette et la tint sur ses genoux.

— Nous ne sommes rien sans un semblant de communauté, monsieur Murdoch.

— Non, mon colonel.

— Une communauté circonscrit le comportement au même titre qu’une frontière circonscrit une nation.

— Mmmh mmh.

Pâtée de chien ou pas, Murdoch avait faim, ce soir. Il s’assit face au colonel et regarda par la fenêtre. Il faisait nuit, maintenant. La nuit tombait de bonne heure, depuis quelque temps.

Tyler fronçait les sourcils.

— Des peaux, vous avez dit…

— Oui, mon colonel.

Murdoch avait parlé de ses macabres découvertes au colonel, sans toutefois mentionner Soo Constantine. Il ne pouvait s’expliquer cette réticence mais, instinctivement, il savait que c’était préférable ainsi. Soo était le fruit de ses investigations. Elle lui appartenait.

— Rien que leurs… leurs…

— Leurs peaux, oui, mon colonel.

— Affreux.

Murdoch, la bouche pleine, acquiesça de la tête.

— Et qu’est-il arrivé à leurs corps, à votre avis, monsieur Murdoch ?

— Je crois que…

Il tenait l’explication de Soo. Mieux valait se montrer prudent.

— Il est possible qu’ils se soient simplement… volatilisés. Qu’ils aient disparu de l’intérieur. N’avez-vous pas ressenti ça, avec Contact, mon colonel ? Qu’il était possible d’abandonner votre corps ?

— Je n’ai jamais pensé… pas comme un lézard abandonne sa peau, non. Je n’aurais certainement jamais imaginé quelque chose d’aussi répugnant.

Le colonel avala sans grand enthousiasme une bouchée de son corned-beef.

— Et le Serveur ?

— Il est pratiquement comme neuf.

— Je préférerais ne pas m’attarder dans cette ville, monsieur Murdoch.

— Le temps, mon colonel…

— Vous n’avez jamais eu peur de la pluie avant d’arriver à Loftus.

— C’est une pluie froide, drue. Certaines de ces routes de montagne pourraient être inondées.

— Ce n’est pas cela qui nous arrêtera.

— Non, mon colonel. Mais je préférerais malgré tout attendre la fin de la tempête.

Tyler le regarda d’un œil torve.

— Quelque chose vous retient dans cette ville ?

— Sûrement pas, mon colonel.

Murdoch commençait à transpirer.

— La communauté, insista Tyler. Une présence humaine.

— Mon colonel ?

Ce connard avait-il des dons de voyance, maintenant ?

— Nous avons besoin d’une radio pour reformer une communauté, monsieur Murdoch. Peut-être serions-nous plus efficaces si nous étions en nombre. Soyons honnêtes : la discipline entre nous n’est plus qu’un mot vide de sens. Nous gardons le langage, mais par pure habitude. Vous ne me respectez pas en tant qu’officier supérieur.

Murdoch fut pris au dépourvu.

— Ce n’est pas ce que…

— Vous n’y êtes pour rien. Sur la route, nous ne sommes que deux hommes, tout simplement. Toutes les structures se sont effondrées. J’aurais dû le comprendre quand j’ai parlé au Président. Il se promenait dans le parc Lafayette, monsieur Murdoch, le col de sa chemise ouvert. Le monde est la proie de l’anarchie. Et l’anarchie, par définition, n’a pas de structure. Croyez-vous que nous ayons perdu totalement nos structures, monsieur Murdoch ? Est-ce si grave que cela ?

— Je… je l’ignore.

— Si nous étions plus nombreux…

— Oui, mon colonel.

— C’est comme si nous avions abandonné notre peau, nous aussi. La peau des convenances. La peau de la bonne conduite. Soudain, nous sommes à nu ; nos nerfs sont à vif. À la plus petite provocation, en fait, on pourrait dire ou faire n’importe quoi.

— Oui, mon colonel.

Murdoch prit conscience à cet instant que son amitié avec le colonel Tyler se dépouillait, elle aussi ; que le vernis d’amabilité s’était dissous là, dans cette pièce, révélant une peur nauséeuse et réciproque.


Après dîner, il quitta le colonel et s’empressa de sortir dans la ville sombre. Il devait retrouver Soo et il était déjà tard.

Il n’eut aucun mal à trouver le Roxy. C’était un de ces cinémas miteux de province dont l’auvent dégouttait de pluie sur le trottoir. Murdoch passa en trombe devant le guichet vide et entra dans le hall que Soo avait éclairé.

Elle l’attendait sur le seuil de l’auditorium, toujours dans son T-shirt jaune, une main sur la hanche. Un seul regard sur elle et Murdoch se sentit brusquement faiblir.

Il y avait un sacré bout de temps qu’il n’avait pas été en compagnie féminine. Il en avait les genoux qui flageolaient ; pire qu’un adolescent à son premier rendez-vous. Soo n’était que courbes et sourires et il avait envie de la soulever dans ses bras, de la sentir contre lui. Soo… quel nom curieux. Il se le répéta. Deux fois. Trois fois. Seigneur, pria-t-il, ayez pitié d’un pauvre soldat.

— Tu t’es rasé, remarqua-t-elle.

Il hocha la tête, pivoine.

— Il n’y a plus de pop-corn dans l’appareil, mais j’ai des Cocas dans une glacière. Le film est prêt à partir. C’est Quarante-Deuxième Rue. On peut le regarder depuis la salle de projection. Allez, viens, A. W. !

Incapable de proférer le moindre son, il la suivit à l’étage.

Entre deux bobines, elle parlait d’elle-même tandis que Murdoch écoutait, fasciné, en proie à une poussée de fièvre hormonale.

— Je ne suis pas née ici. Je suis née à soixante kilomètres d’ici. À Tucum Wash, exactement. On ne peut pas vraiment dire que ce soit une ville ; à part la station-service et la poste… Il fallait faire cinquante kilomètres tous les jours pour aller à l’école. Je détestais ce patelin. Je suppose que ce n’est pas original. Tout le monde doit détester sa ville natale – surtout si on vient d’un petit bled paumé comme Tucum Wash. Aussi, quand j’ai fini le lycée, je suis venue ici pour chercher du boulot. À Loftus, absolument, et c’est pas la peine de sourire. Des lumières, la grande ville, quoi… J’imagine que tu as roulé ta bosse un peu partout. Mais je t’assure, A. W., que je n’ai jamais cherché à aller ailleurs qu’à Loftus. On n’est pas si mal, ici. Je travaillais au supermarché, à la caisse, et deux soirs par semaine au Royaume du sandwich, dans le centre commercial. Je me débrouillais pas mal, tu sais. Je me nourrissais de plateaux-repas et je m’amusais bien. J’avais un petit copain. Il s’appelait Dean Earl. Il est parti, évidemment… Pas besoin de faire cette tête, je t’assure. Dean ne comptait pas tellement, pour moi. Sauf que tous les vendredis soir ou bien le samedi, il venait au Roxy. J’adore le cinéma. Je ne regarde jamais les films en vidéo. C’est comme de regarder un timbre-poste. Et puis tu n’as pas l’odeur. Tu vois ce que je veux dire ? Est-ce que tu as jamais senti un cinéma, vraiment ? Les gens pensent que c’est le pop-corn, mais ils se trompent. En été, il y a l’air conditionné qui te tombe sur le dos ; ça sent le skaï froid et la sueur ; les gens arrivent en transpirant, leur veste sur l’épaule, ils s’essuient la figure avec des mouchoirs, et ils attendent que l’air glacé leur rafraîchisse le dos. Et quand tout le monde est bien frais, les lumières s’éteignent et le film commence. Évidemment, je ne peux pas recréer tout ça. Mais quand les gens ont commencé à partir, tu sais, à partir pour de bon, je n’ai pas pu m’empêcher de penser au Roxy et au plaisir que j’aurais d’y venir toute seule. Et c’est ce que j’ai fait. Tu penses peut-être que je suis dingue. Mais on est drôlement bien ici, crois-moi. C’est pas la même chose, mais ça me rappelle le bon temps. C’est vrai, finalement, je suis peut-être dingue. A. W., laisse-moi mettre le projecteur en route ! Tu as les mains toutes froides. Tu es encore trempé comme une soupe. Tu as pris la pluie, non ? Tu grelottes. Tu veux sécher tes habits ? Tu sais, j’avais prévu que tu serais mouillé. Je suis allée chercher des affaires au supermarché après qu’on s’est rencontrés, ce matin. Ça devrait être ta taille, à peu près. Je me suis dit : Je parie qu’A. W. va braver la pluie. Il a une tête à ça. Retire ta chemise. Pas la mienne, la tienne ! Bon, O.K. La mienne aussi, si tu veux…


Plus tard, Murdoch se sentit obligé de parler de lui, à son tour.

Ils partageaient un matelas sur le sol de ce qui avait été le bureau du directeur du cinéma Roxy. Elle était nue dans la lumière morose, assise en tailleur dans un nid de couvertures moelleuses. Murdoch la contemplait avec émerveillement. Cinq minutes plus tôt, ils avaient été unis par une passion si intense que Murdoch avait eu l’impression qu’ils fusionnaient, qu’ils se fondaient l’un en l’autre. L’osmose. À présent, elle s’était écartée de lui, un peu distante. Elle souriait, toutefois, esquissée en contre-jour par la lueur diffuse tombant d’un Velux sale rincé par la pluie. Il était minuit passé à la montre de Murdoch.

Il éprouva le besoin de se justifier.

Il lui parla de sa vie à Ukiah, de son départ de la maison, de son engagement, de son attirance pour la mécanique. Il lui expliqua comment il avait appris le fonctionnement des petites armes, leur entretien, leurs faiblesses et leurs atouts. Une arme était un mécanisme complexe sur lequel un simple geste – la pression d’une gâchette, par exemple – entraînait des conséquences d’une gravité extrême : l’expulsion d’une balle, la mort d’un homme, la victoire ou la défaite d’une bataille. Mais seulement si tout était harmonieux ; seulement si l’arme était correctement entretenue, bien sèche ici, bien huilée là. Les armes captivaient son imagination. Dans un monde où Murdoch avait souvent tendance à se perdre, elles étaient une carte sur laquelle il savait se repérer.

Soo écoutait attentivement ; quand elle commença à montrer des signes de lassitude, il s’empressa de changer de sujet.

— Et puis il y a eu Contact, et j’ai rencontré le colonel Tyler, et on s’est mis en route pour notre jeu de massacre.

— Un jeu de massacre ?

— Tu as vu le Serveur, ce qui lui est arrivé ?

— Ça, je m’en suis rendu compte. L’explosion a soufflé la vitrine du libraire et la pluie a complètement trempé le rayon des journaux. Ça vous arrive souvent, ce genre de plaisanterie ?

Il ne savait trop s’il devait s’en vanter ou s’en confesser.

— C’est déjà arrivé une vingtaine de fois, dans vingt villes différentes, depuis le mois d’octobre.

— Ce n’est pas dangereux ?

— Les Serveurs ne se sont jamais rebellés.

Ils n’en ont pas besoin, ajouta-t-il par-devers lui.

— Je veux dire, dangereux pour les gens. Les civils.

— On n’a tué personne, jusqu’à maintenant.

Elle mordilla pensivement l’ongle de son pouce.

— Je ne voudrais pas te faire de peine, A. W., mais je n’ai pas l’impression que ça serve à grand-chose. D’abord parce que le Serveur s’est remis d’aplomb tout seul.

— On vient seulement de se rendre compte qu’ils pouvaient le faire. Mais est-ce que c’est vraiment intelligent, c’est ça, ta vraie question, non ? Pour être franc, Soo, je n’en sais rien. Le colonel Tyler, lui, pense que oui.

Il portait encore le goût de sa peau, de sa bouche, sur ses lèvres. On a la même odeur, tous les deux, songea-t-il.

— Et vous comptez continuer ?

— Les tirs aux missiles ?

Il haussa les épaules.

— Peut-être pas moi. Le colonel… je ne peux pas répondre pour lui. Quelquefois, je me dis…

— Quoi ?

— Que ce n’est peut-être pas l’homme le plus équilibré qui soit.

— Tu n’avais pas particulièrement l’air équilibré non plus, toi, ce matin.

Elle le défiait d’un sourire espiègle.

Murdoch secoua la tête à l’évocation de cet épisode peu glorieux.

— Il y avait de quoi déjanter… Bon Dieu, des peaux…

— Oh, allez… c’est pas si terrible que ça.

Il lui jeta un regard oblique.

— Tu as dit que ces gens sont… se sont évaporés, comme ça ?

— Plus ou moins. Tu sais, A. W., c’est quelque chose qu’ils avaient décidé de faire. De cette manière. Peut-être qu’il y a plus de gens qui ont choisi de rester plus longtemps dans leur peau, dans les autres villes. Ici, c’est peut-être idiot, mais il n’y a vraiment pas grand-chose à faire. Tu te souviens de Contact ? Les Voyageurs ont dit que, avec le temps, les gens n’auraient peut-être plus envie d’avoir un corps de chair. Eh bien, voilà. Il ne faut pas chercher plus loin. Mme Corvallis, celle qui tenait le salon de coiffure et qui m’avait loué une chambre… je l’ai vue partir. On s’entendait bien. On discutait souvent, toutes les deux. Vers la fin, elle était… je ne sais pas comment dire… elle était très pâle. On voyait à l’œil nu qu’elle s’en allait. Elle me faisait penser à de la porcelaine de Chine. Diaphane, tu sais. Presque brillante, et aussi légère qu’un sac de plumes. Les Voyageurs l’ont maintenue entière jusqu’au bout. Tu as entendu parler des néocytes, A. W. ?

Il acquiesça. Un médecin de Quantico avait prononcé le mot en sa présence, peu après Contact.

— Eh bien, ce sont les néocytes qui la soutenaient. Jusqu’à ce qu’elle passe complètement de l’autre côté. Et puis, un matin, j’ai frappé chez elle et comme personne ne répondait, je suis entrée. Et j’ai trouvé sa peau, toute vide. Mais il n’y avait rien de dramatique. C’était son choix. Et elle en était contente.

Murdoch, cependant, ne put réprimer un frisson de dégoût.

— C’était son choix… répéta-t-il. Tu le crois sincèrement ?

— Je ne le crois pas – je le sais.

— Affreux, soupira-t-il.

— Quel est l’autre choix, A. W. ? Quand tu meurs, tu abandonnes ta peau, aussi… et bien plus que ça. On t’enterre et tu pourris, mangé par les vers. Là, au moins, c’était bien plus propre. Et ce n’était pas la mort.

Elle souriait, mais plus gentiment, presque absente.

— Comment tu as vécu Contact, toi ?

— Comme tout le monde.

Il avait murmuré… à peine audible, parce qu’un soupçon épouvantable l’avait effleuré et s’était un instant attardé avant qu’il ne puisse le dissiper.

— Non, insista-t-elle. Parle-moi de toi. Je voudrais vraiment savoir.

— Les Voyageurs sont venus par une belle nuit d’août et ont fait une proposition. Que veux-tu que je te dise de plus ?

— Tu as refusé ?

— Ça me semble évident.

— Pour une raison précise ?

— Je crois que… non, c’est idiot. Soo riva son regard au sien.

— Dis-moi, A. W.

— Quand on a quitté Los Angeles pour le comté de Mendocino, je suivais souvent mon père dans les bois. Les grandes forêts en bordure du Pacifique. J’avais neuf ou dix ans et une trouille abominable. Tu as déjà vu une forêt de séquoias ? Tu te sens minuscule, écrasé… Je me suis perdu, un jour. Peut-être pendant une demi-heure, pas plus. Je me suis assis sous un arbre jusqu’à ce que mon père me retrouve. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ces forêts qui s’étalaient sur des kilomètres, jusqu’à l’océan, un océan assez grand pour engloutir tous les endroits où j’avais vécu et que j’avais connus et tous les gens que je connaissais, et un ciel assez immense pour noyer l’océan… merde. Tu comprends ce que je veux dire ?

Elle hocha gravement la tête.

Ces confidences embarrassaient Murdoch, mais il poursuivit malgré tout, presque en dépit de lui-même :

— Après ça, je n’ai plus jamais fait confiance à rien, sauf à ce que je pouvais tenir entre mes mains ou démonter. En un sens, j’ai été très tenté par Contact, tu sais. Je n’ai pas honte de l’admettre. Mais j’ai eu l’impression de me retrouver dans cette forêt, d’un seul coup. Tout était si…

Il chercha le mot pour exprimer son sentiment.

Aucun n’était assez fort.

— … grand, se contenta-t-il de dire.

— Alors tu as dit non.

Murdoch confirma d’un hochement de tête.

— A. W… t’arrive-t-il de le regretter ?

— Tu veux dire, est-ce que je répondrais la même chose si j’avais une nouvelle chance ? Je ne sais pas.

Il songea aux peaux.

— Ça me fait encore une peur bleue, c’est sûr…

— Et s’il y avait quelqu’un avec toi ?

Il la considéra un long moment, immobile dans cette lumière pâle.

— Mais ce n’est pas possible.

— Je crois que si.

— Ils disent… enfin, les Voyageurs disent… Soo, les néocytes ne sont plus en moi.

— A. W., si tu veux une seconde chance, je pense que ça pourrait s’arranger.

Instinctivement, il se recula dans le fouillis des draps.

— Comment pourrais-tu savoir ça, hein ? Comment ?

Elle prit un air chagrin.

— Est-il possible de tomber amoureuse en moins de vingt-quatre heures ? Apparemment oui, puisque c’est ce qui m’arrive. Quelle imbécile je fais.

Elle soupira.

— Oui, c’est vrai, les néocytes ne sont plus en toi. Mais ils peuvent revenir si tu le souhaites. Ce serait aussi facile qu’une caresse, A. W. Qu’un baiser. Si tu le veux. Il n’est pas trop tard.

L’esprit de Murdoch s’embrouillait. Il attrapa son pantalon et l’enfila en toute hâte avant de s’adosser contre le mur et de la dévisager. Il chercha ses mots qui se déversèrent soudain comme un trop-plein.

— Je croyais que tu étais humaine !

— Ô mon Dieu, mais je le suis, A. W. ! Je voulais juste rester un peu plus longtemps comme ça. Il se trouve que j’aime ma peau. Il y a une peau dans la nouvelle vie, aussi, tu sais. Ce ne sont pas seulement des anges qui flottent au paradis, mais… je voulais garder ma peau humaine et rester à Loftus encore un peu.

Elle baissa la tête, curieusement honteuse, comme une petite fille surprise en train d’utiliser les fards de sa mère.

— J’aurais dû te le dire !

Il songea à ce qu’il avait vu le matin même, ces enveloppes de parchemin desséché en forme de bras, de main, de doigts. Il regarda Soo. La peau qu’il venait de toucher, de caresser. Il l’imagina vide et pendante comme une vieille défroque, peut-être balayée dans la rue par des bourrasques.

Bordel, songea-t-il. Et dire que je l’ai tenue dans mes bras… Alors que depuis le début…

… depuis le début, elle était l’une d’entre eux…

… l’une d’entre eux, sous sa peau…

— A. W., dit-elle, s’il te plaît, ne pars pas. Je t’en prie ! Laisse-moi expliquer.

Le monstre voulait s’expliquer.

Il secoua la tête, incapable d’émettre le moindre son, et se rua vers la porte, abandonnant la moitié de son uniforme. Il n’en voulait plus, de cet uniforme. Finis les costumes d’opérette. Et il voulait que la pluie froide le lave. Le nettoie de toute cette souillure.


John Tyler posa son revolver sur la table, à portée de main. Voir son arme, cet objet solide et réel, le rassurait. C’était comme un investissement, se disait-il, quelque chose qu’on garde en attendant qu’il prenne de la valeur.

La loyauté. Il méditait sur la loyauté.

Une valeur fondamentale, selon lui. La loyauté constituait l’élément moteur de la normalité. La loyauté ne laissait pas de place à l’intrigue. La loyauté était précise.

Il commençait à mettre en doute la loyauté de Murdoch.

Tyler était assis devant la fenêtre battue par la pluie, la fenêtre qui donnait sur la rue principale de Loftus, quand Murdoch était rentré à l’hôtel.

Une vision pitoyable, grotesque. Torse nu, évitant en sautillant les morceaux de verre qui jonchaient le bitume pour ne pas blesser ses pieds nus.

Pour un peu, il en aurait ri, n’étaient les implications de ce que Murdoch lui avait confié, sans compter ce qu’il ne disait pas… Les découvertes qu’il avait faites dans cette ville. Et sa loyauté douteuse envers lui, Tyler.

Il écouta les bruits en provenance de la chambre voisine. Encore qu’il n’y avait pas grand-chose à écouter. La douche avait coulé longuement avant que la pièce ne retombe dans le silence.

Tyler s’étira le dos sur sa chaise.

Il n’avait pas dormi depuis deux jours, et n’avait pas quitté cette chambre depuis que Murdoch l’avait emmené voir le Serveur se reconstituer. Il était de nouveau visité par sa folie, il en avait conscience, mais avait oublié qu’elle était aussi synonyme de lucidité. Aux prises avec sa folie, il avait la capacité de voir les choses telles qu’elles étaient réellement, de prendre des décisions qui nécessitaient un état de clairvoyance particulier.

Il était même prêt à admettre que cette folie pouvait ressembler à celle de Sissy, le seul héritage qu’elle lui aurait légué. Sissy entendait des voix ; or, ce soir, il avait lui-même perçu une confusion de voix à la limite de l’intelligibilité ; s’il écoutait attentivement, des mots pourraient peut-être jaillir de ce brouhaha indistinct. Les mêmes mots, sait-on jamais, que ceux qui avaient à la fois effrayé et exalté sa mère. Mais Tyler ne s’intéressait pas aux voix. Elles constituaient ce que les médecins nommaient un « épiphénomène », c’est-à-dire des symptômes secondaires, telle l’étrange stérilité de la lumière jaune rayonnant des ampoules électriques de la chambre, ou l’odeur âcre du tabac froid qui imprégnait le mobilier. Sissy avait pu être abusée par de telles vétilles. Mais pas lui.

Il s’intéressait en revanche à la lucidité, à la vitesse de ses pensées. Il avait la capacité de voir la toile complexe des fils qui liaient les événements entre eux.

C’était à la fois hideux et très beau.

Le colonel Tyler l’examinait, la tournait, la retournait dans son esprit, cette toile scintillante. Et le jour, en tapinois, s’apprêtait à poindre.

La pluie tombait maintenant depuis quarante-huit heures.


Murdoch frappa à sa porte tôt le lendemain matin.

Tyler se leva et ouvrit au moment où Murdoch s’apprêtait à frapper une seconde fois.

— Mon colonel, dit Murdoch, j’ai réfléchi, et je crois que vous avez raison. Nous devrions quitter cette ville au plus vite.

Tyler prit le temps d’observer le sergent des pieds à la tête.

— Vous avez une mine épouvantable, monsieur Murdoch. On dirait que vous n’avez pas fermé l’œil de la nuit.

Murdoch haussa les épaules.

— Excusez-moi, mon colonel, mais vous n’avez pas particulièrement l’air frais, non plus.

— Il pleut encore, dit Tyler, savourant la situation.

— Oui, mon colonel, mais…

— Vous m’avez convaincu, vous savez : on ne devrait pas naviguer dans ces montagnes par un temps pareil.

— Mais vous l’avez dit vous-même, mon colonel : on ne va pas se laisser intimider par une malheureuse averse. Je pense que…

— Non, non. Vous avez été très persuasif. Nous devons nous montrer prudents. Si on s’embourbe dans un fossé, aucun garagiste ne viendra nous dépanner. Nous vivons dans un nouveau monde, monsieur Murdoch.

— D’accord, mon colonel, insista pitoyablement Murdoch. Mais…

— Nous pouvons très bien rester un jour de plus.

Murdoch parut capituler. Il baissa la tête.

— Bien, mon colonel.

— Ou plus longtemps.

— Plus longtemps, mon colonel ?

— Tout dépendra du temps.


Cette menue victoire remonta le moral de Tyler. Dans l’après-midi, il se sentit suffisamment en forme pour braver la pluie. Il traversa la rue et s’engouffra dans un magasin de sport où il trouva un ciré jaune. Il l’enfila aussitôt pour aller en reconnaissance dans le voisinage de l’hôtel.

La ville n’était pas grande ; il risquait de ne pas tomber sur ce qu’il cherchait. Mais sait-on jamais ?

Il déambula dans les rues, le regard rivé sur les toits, en quête d’une antenne.

Certaines maisons étaient équipées d’antiques antennes de télévision. Ailleurs, des antennes paraboliques trônaient au centre des pelouses comme d’énormes champignons. La plupart, sans doute, captaient les chaînes câblées. Mais Tyler s’en moquait. Ce n’était pas une antenne de télévision qu’il cherchait. Il poursuivit ses recherches, étrange silhouette solitaire dans son ciré jaune, seule tache de couleur mouvante dans ces rues grises et vides.

À 17 heures, la nuit commençait déjà à tomber. Tyler s’apprêtait à rebrousser chemin quand il regarda sur sa gauche dans une des étroites rues d’un quartier plus résidentiel : une tour se profilait en flèche dans le ciel noir d’encre. Une tour de radio avec une antenne.

Un sourire éclaira le visage mouillé du colonel. Il se dirigea rapidement vers la maison concernée dont il ouvrit la porte d’un coup de pied. La lumière jaillit quand il appuya sur l’interrupteur. Étonnant, songea-t-il, que l’électricité fonctionne toujours. Étrange, même… Dans toutes ces petites villes perdues qu’ils avaient traversées, les prises continuaient à offrir du cent dix ou deux cent vingt volts aussi consciencieusement qu’auparavant. Si ce n’était pas plus… Il y avait un mystère là-dessous, mais Tyler le relégua dans un coin de son esprit. Il serait temps d’y réfléchir plus tard.

Dans la maison, il trouva deux des peaux dont Murdoch lui avait parlé. Il observa ces mues humaines avec un léger dégoût, les touchant du bout du pied. La révulsion de Murdoch était compréhensible ; les peaux sèches et reptiliennes étaient peu ragoûtantes.

Mais ce n’étaient que des choses mortes, inoffensives, et Tyler parvint aisément à les ignorer.

Au sous-sol, il découvrit enfin ce qu’il cherchait : une petite pièce décorée de cartes marines et d’antiques objets de navigation en cuivre avec une vieille table au bois patiné sur laquelle était installée une radio Kenwood d’un modèle tout récent.

Tyler alluma la radio pour s’assurer qu’elle fonctionnait. Le tuner s’éclaira ; les haut-parleurs bourdonnèrent imperceptiblement.

Qui pourrait-il capter ? Y aurait-il des voix, derrière ce murmure, ce souffle ?

Peut-être personne. Ou peut-être le peuple des survivants. Un Américain sur dix mille. Un chiffre qui représentait encore une population conséquente. Et une population qui ne saurait rien de lui. Personne ne serait au courant de l’incident de Stuttgart ou des frasques de ses longues nuits. Personne ne connaîtrait sa piteuse manœuvre d’intimidation contre le Président. Parmi ces gens, il n’aurait en somme aucun passé. Il serait comme neuf. Il pourrait passer pour l’image que lui renvoyait le miroir.

Avec un soin scrupuleux, il bougea le bouton de la radio. Tout d’abord déçu par son mutisme, il persista pendant quatre heures jusqu’à ce que, bien après que la nuit eut enveloppé la ville, il capte faiblement la voix de Joseph Commoner appelant Boston, dans le Massachusetts.


Quand Tyler analysera plus tard les événements qui suivirent, son verdict sera : Je n’aurais pas dû jouer avec ce revolver. C’est à cause du revolver que les choses avaient tourné au vinaigre.

De retour à l’hôtel, il trouva Murdoch en train de préparer des hamburgers sur la plaque. Tyler n’avait pas faim ; son mal de tête avait empiré. Après le dîner, Murdoch apporta une caisse de bières dans la chambre. Tyler s’appliqua à l’imiter, bouteille après bouteille. Une erreur tactique, étant donné les circonstances. L’alcool inhibait son jugement.

Il parla longuement et volubilement, peut-être avec un soupçon d’incohérence, des grandes valeurs qui le transportaient : la loyauté et la santé mentale.

— Au bout du compte, conclut-il, tout se résume à une chose : l’obéissance. Santé mentale et obéissance ne sont qu’une seule et même vertu. Vous n’êtes pas d’accord, monsieur Murdoch ?

Murdoch – dont les nombreuses bières n’avaient certes pas contribué à adoucir l’humeur déjà passablement nerveuse – considéra Tyler d’un œil las.

— Pour être franc, mon colonel, je n’ai strictement rien pigé à votre discours.

— Eh bien, vous n’y allez pas par quatre chemins !

Le ton de reproche de Tyler acheva de faire monter la moutarde au nez de Murdoch.

— Et pourquoi faudrait-il que je prenne des gants ? J’entrave que dalle à vos élucubrations verbeuses. Et je ne vous comprends pas non plus, vous. La moitié du temps, vous avez l’air d’un brave officier à la retraite, et l’autre moitié, j’ai l’impression d’avoir affaire à un vieux prof pédé. Je sais même pas pourquoi on continue cette mascarade. Mon colonel par-ci, mon colonel par-là… Tout ça parce que vous vous pavanez comme si vous aviez un manche à balai dans le cul. Saluez-moi, je suis fantastique. Eh ben merde. C’est pas seulement con, John, c’est malsain.

Tyler fut piqué au vif par la violence de l’algarade.

— Épictète, dit-il.

— Quoi ? fit Murdoch, exaspéré.

— Les Entretiens. « Pourquoi, dans ce cas, marchez-vous comme si vous aviez avalé une baguette en bois ? » Épictète. C’était un stoïcien, un esclave romain affranchi et éduqué. Vous ne devriez pas m’insulter, monsieur Murdoch.

— Je voulais seulement dire…

Mais l’attention de Tyler avait dérivé sur le revolver. Spontanément, dans un geste qui semblait n’appartenir qu’à ses mains, il saisit l’arme.

Les yeux de Murdoch s’écarquillèrent.

C’était un revolver de facture ancienne. Tyler l’ouvrit pour en montrer la chambre à Murdoch.

— Vide, dit-il.

Il prit alors une des balles posées à côté de l’arme et la roula une seconde entre le pouce et l’index avant de la placer dans le barillet.

Du moins fit-il semblant. En fait, il garda la balle au creux de sa paume… mais Murdoch ne s’en aperçut pas.

— Vous connaissez le jeu de la roulette russe ? demanda-t-il.

Il fit tourner le barillet sans le regarder.

Puis leva l’arme contre sa tempe. Il était coutumier du geste, mais jamais encore il ne l’avait accompli en présence d’un témoin. Il en éprouva une sensation étrange, étourdissante, et se sentait curieusement détaché de Murdoch, du monde extérieur en général.

Son regard emprisonna celui de Murdoch alors qu’il appuyait sur la gâchette. Clic.

Il fit de nouveau tourner le barillet.

— C’est l’avantage que j’ai sur vous, espèce de petit crétin dégénéré. Moi, je suis capable de jouer à ça.

Murdoch, spécialiste des armes, visualisait peut-être le mécanisme interne du revolver, la balle qui se place devant le percuteur. Ou peut-être pas.

Clic.

— Je peux le faire sans tressaillir, vous voyez. Maintenant, voyons si vous en êtes capable.

Murdoch se tassa davantage, comme maintenu sur son fauteuil par une main invisible. Sa pomme d’Adam montait et descendait le long de sa gorge sous l’œil fasciné de Tyler. C’était comme si quelque chose, en Murdoch, cherchait à se libérer, quelque chose de plus substantiel qu’un simple mot.

— Mon Dieu, murmura Murdoch d’une voix étranglée, pour l’amour du ciel, n’appuyez pas !

— Voilà pourquoi vous m’appelez « mon colonel ». Vous comprenez ?

— Oui ! Oui, mon colonel !

— Je n’en suis pas si sûr.

Clic.

— Jésus Marie Joseph, rangez ce revolver ! Par pitié, ne me faites pas ça !

Murdoch était vert de peur, paralysé sur son fauteuil aux accoudoirs duquel il s’agrippait désespérément. À la lumière crue de la chambre, sa montre digitale apparaissait clairement. Tyler suivit la progression des chiffres ; il compta trente secondes puis baissa le canon de l’arme.

Il releva les yeux vers Murdoch et sourit.

— Nous partirons demain matin, dit-il.

Murdoch ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit.

Tyler reposa le revolver sur la table.

— Peut-être devriez-vous aller préparer vos affaires, monsieur Murdoch.

Murdoch cligna des yeux, hébété, puis comprit enfin que Tyler venait de lui donner l’autorisation de se retirer. L’épreuve était terminée. Il quitta son fauteuil et s’avança vers la porte sur ses jambes flageolantes, se retourna, jeta un dernier regard ahuri à Tyler avant de sortir en tirant la porte derrière lui.

La migraine de Tyler devenait insupportable.

Plus tard, il lui vint à l’esprit de chercher la balle qu’il avait cachée dans sa paume. Or elle ne se trouvait ni sur le fauteuil, ni dans sa poche, ni sur la table. Finalement, il ouvrit le revolver et trouva la balle dans le barillet – exactement là où il avait cru faire semblant de la mettre. Ce qui le perturba un peu, tout de même. C’était une erreur bien étrange à commettre.


Murdoch, allongé sur son lit dans sa chambre fermée à double tour, passa le reste de la nuit les yeux grands ouverts. Parce que quand il les fermait, il voyait le canon du revolver de Tyler pointé sur lui.

Ou Soo Constantine, pâle et nue dans la pièce sombre.

Ou une peau humaine traînant comme un papier gras sur le perron d’une maison abandonnée.

Dieu du ciel, songea-t-il, et si Tyler l’avait tué ? Il ne serait pas une peau, lui. Il serait un cadavre. Quelque chose de bien plus dégoûtant qu’une peau, ainsi que Soo le lui avait fait remarquer.

Elle parlait des disparus comme s’ils étaient réellement partis ailleurs. Et si c’était vrai ? Après tout, les Voyageurs l’avaient promis, non ? Contact n’était plus qu’un vague souvenir dans l’esprit de Murdoch, un rêve qui pâlissait à la lumière du jour. Mais il se souvenait de la promesse d’une vie nouvelle, à la fois physique et sans forme… un concept qui, dans l’intensité du moment, avait eu un sens.

Il n’est pas trop tard, lui avait dit Soo.

Pourquoi ces mots résonnaient-ils en lui ?

Cette offre le tentait-elle réellement ? Était-ce possible ?

Mais c’est horrible, songea-t-il. Je ne veux pas devenir une peau vide dans une rue déserte, comme un sac de plastique qu’on jette dans le caniveau.

C’est un choix qu’ils ont fait.

Non. C’est des conneries, tout ça.

Pourtant, elle n’avait pas eu l’air de mentir.

Il essaya de s’imaginer de nouveau sur les routes avec Tyler, à observer le vieux en train de sombrer dans sa dinguerie, de tirer sur tout ce qui bouge, de tenter de comprendre le monde en le démantelant.

Bordel, songea Murdoch, malheureux comme une pierre, et je ne sais même pas où je suis ! Impossible de trouver cette foutue ville sur une carte. Loftus ? Dans quel pays est-ce ?

Je suis perdu.

La pluie tambourinait sur la vitre.

Il finit par s’assoupir une heure avant l’aube.


Tyler se réveilla en regrettant l’incident de la veille et prit le parti de faire comme s’il ne s’était jamais produit. Il frappa à la porte de Murdoch et lui demanda de l’aider à charger le Hummer. Murdoch acquiesça en silence – un peu penaud, lui aussi, à la lumière sobre de cette nouvelle journée ; il commença à rassembler le matériel culinaire.

Ils transportèrent leurs affaires personnelles jusqu’au garage où le Hummer avait été dissimulé. Tyler les rangea à l’arrière du véhicule et s’assura de bien les sangler. Murdoch, l’air sombre et désorienté, l’observait à quelques pas de là.

Puis Tyler s’installa sur le siège passager et attendit que Murdoch prenne place au volant. C’était un geste de réconciliation ; une main tendue. Il confiait en quelque sorte les rênes à Murdoch en guise d’excuse pour son attitude de la veille.

Mais Murdoch resta sur place.

— Mon colonel, dit-il, je crois que j’ai oublié quelque chose à l’hôtel.

Tyler sortit une paire de lunettes de soleil de sa poche et entreprit de la nettoyer.

— Quel genre de chose, sergent ?

— Le compas, marmonna Murdoch.

— Le compas ? Je crois l’avoir vu dans le sac.

— Je ne pense pas, mon colonel, objecta Murdoch sans toutefois faire le moindre geste pour vérifier.

L’air stagnant du garage empestait l’essence et l’huile rance. Tyler commença à s’y sentir mal à l’aise, oppressé.

— C’était un compas sans grande valeur, dit-il. Nous en trouverons un de meilleure qualité n’importe où.

— Il serait plus simple que je retourne le chercher, mon colonel.

— Dans la chambre d’hôtel ?

— Oui, mon colonel.

Tyler perçait aisément le mensonge à jour, ainsi que l’implication du mensonge. Et cette trahison minable le plongea dans une infinie tristesse.

— Eh bien, dans ce cas, dit-il, vous feriez mieux de vous dépêcher, sergent.

Murdoch ne put cacher son soulagement.

— Oui, mon colonel.

— Je vous attends.

— Oui, mon colonel.

Le colonel observa son jeune ami quitter le garage. Murdoch fut l’espace d’un instant auréolé de lueur matinale – la pluie avait enfin cessé – avant d’être englouti par l’ombre d’un immeuble…


Il retrouva Soo, à peine éveillée, dans le bureau du directeur du Roxy ; son sweat-shirt gris tombait presque jusqu’à ses genoux. Elle releva les yeux quand Murdoch franchit la porte.

À la lumière du jour, Murdoch découvrit une pièce différente. Le soleil entrait par le petit Velux. Le lit, posé à même les vieilles lattes lustrées du parquet, semblait ébouriffé, comme si elle non plus n’avait pas réussi à trouver le sommeil.

— Soo… commença-t-il.

— Tu n’as rien à expliquer, A. W. Je comprends.

Elle se leva.

— Je sais pourquoi tu es ici. Ne crains rien.

Jamais il n’avait éprouvé une telle peur. Pire encore que lorsque Tyler avait pointé le revolver sur lui. La raison qui l’avait impulsivement poussé à revenir ici lui parut soudain folle, vaine.

Elle s’avança vers lui.

— Tu sais, dit-il, je ne suis toujours pas certain de…

— Ça ne fait pas mal, A. W.

C’est toujours ce que sa mère lui disait quand elle l’emmenait chez le médecin pour une piqûre.

— C’est la vie, rien de plus.

Doucement, elle posa les mains sur ses épaules et inclina la tête.

— Une autre vie.

Murdoch ferma les yeux et l’embrassa.


Sans doute est-ce à cet instant que les néocytes entrèrent dans son corps. Il n’eut aucune sensation, rien de plus menaçant que ce doux baiser. Il fut rassuré de retrouver l’odeur de Soo, le goût de Soo. La peur commença à se dissiper.

S’écartant d’un pas, elle lui sourit.

— À présent nous pourrons rester ensemble, A. W. Aussi longtemps que nous le souhaiterons.

Il s’apprêtait à répondre quand trois choses se produisirent, de façon pratiquement simultanée.

La porte s’ouvrit à toute volée, heurtant Murdoch dans le dos et le projetant sur le côté…

John Tyler surgit dans la pièce, revolver au poing…

Un bruit retentit, tel le craquement d’une énorme branche ; Tyler venait de tirer et la tête de Soo Constantine éclata dans une explosion de chair et de sang.


Tyler logea trois balles de plus dans le corps inerte de la fille. Bang. Bang. Bang. Il sentit le choc du recul dans son bras et son épaule. Une sensation agréable.

Il avait sans mal tiré les conclusions qui s’imposaient des silences et des escapades nocturnes de Murdoch, de ses colères et de ses décisions impulsives de partir ou de rester. Pourtant, avait-il envie de lui dire, regardez les choses en face : elle peut mourir, après tout. Elle peut être aussi morte que n’importe quel humain.

Son sang était sombre, visqueux et bizarre, et Tyler demeura un instant fasciné par le cadavre.

Puis il se tourna, surpris de ne pas trouver Murdoch. Lequel avait fui par la porte restée ouverte.

Pas question qu’il s’échappe.

Tyler se précipita dans le hall du cinéma et sortit dans la rue.

Murdoch n’était qu’à une cinquantaine de mètres de là, s’acharnant sur les portières fermées des voitures garées le long du trottoir. Il l’avait quitté pour une fille. Qui sait si elle ne l’avait pas déjà contaminé ? Tyler avait surpris quelques mots, avant d’ouvrir la porte. À présent nous pourrons rester ensemble.

Tyler ajusta son tir. Il dut se déplacer pour éviter d’être ébloui ; le soleil se réverbérait sur les pare-chocs et les vitres des voitures.

Murdoch l’aperçut et plongea derrière une voiture. Tyler appuya sur la gâchette ; la balle ricocha sur le mur d’un magasin de chaussures. Murdoch accroupi, courut jusqu’à la voiture suivante, une vieille Ford. Tyler, d’un pas vif mais calme, remonta la rue et adopta de nouveau une position de tir.

Il commençait à presser la gâchette quand il vit la porte de la Ford s’ouvrir et Murdoch s’engouffrer dans le véhicule.

En jurant, Tyler visa de nouveau. Le revolver recula une fois de plus dans sa main.

Il vit Murdoch tressauter ; il l’avait touché – du sang jaillit de sa jambe ou de sa cuisse gauche. Puis la portière se referma ; le moteur toussa deux fois et finit par démarrer. Murdoch enclencha la vitesse et fila à tombeau ouvert sous le regard impuissant de Tyler. La Ford vira dangereusement sur l’aile dans le virage. Son pare-chocs arrière accrocha une borne d’incendie sur la gauche ; enfin rétablie, la voiture fonça vers l’ouest.

Tyler remonta la rue en courant pour récupérer le Hummer… mais le garage était au moins à deux cents mètres de là. Il perdait un temps précieux.

Il roula pendant une heure sur la route qu’avait empruntée la Ford sans la rattraper. Sans même l’apercevoir. Murdoch avait très bien pu s’engager sur une des petites routes de campagne, presque des chemins, ou s’être caché dans une grange, derrière un panneau publicitaire. Ou tout bêtement dans une des ruelles de Loftus.

Mais je l’ai blessé, songeait Tyler, content de lui. Dans un monde sans docteurs, sans soins médicaux, c’était peut-être suffisant.

C’était une question de principe, se dit-il encore. Murdoch avait renoncé à son humanité. Et Tyler, tout compte fait, avait tout à gagner de sa désertion. Murdoch n’avait déjà découvert que trop de défauts dans la fragile cuirasse de sa santé mentale. Il l’avait vu tuer la fille. C’était précisément ce genre de bagage encombrant dont Tyler préférait se délester en chemin.

Il s’arrêta sur le bas-côté de la route, bien au-delà des limites de Loftus, dans une flaque de soleil frais de novembre, et écouta le silence. Le nouveau silence de sa solitude dans ce monde toujours plus vide. L’autre voix, l’autre présence, n’était plus. Il n’y avait plus que lui, désormais, Tyler. Tyler qui parlerait à Tyler. Ou bien ces autres voix, encore ; les voix de Sissy, qui lui murmureraient leurs propos insensés par l’entremise des arbres, de la terre, du vent…


Murdoch était plus gravement blessé que le colonel ne l’avait imaginé.

La balle avait pénétré dans sa hanche, pulvérisé une partie de l’os, et laissé une vilaine plaie là où elle était ressortie. Le siège avait été immédiatement trempé de sang. Aveuglé par la douleur, Murdoch ne tenait que par le souvenir de la mort de Soo Constantine sous les balles de Tyler.

Il roula quelques centaines de mètres en écrasant l’accélérateur sous son pied, bifurqua brusquement à droite et s’enfila dans le premier garage vide qui se présenta.

La voiture n’était pas totalement dissimulée mais au moins elle n’attirerait pas l’attention, dans l’ombre. De toute façon, il n’avait pas le choix. C’était ou s’arrêter, ou perdre connaissance au volant. La voiture s’engagea trop rapidement dans l’allée ; le pied gauche de Murdoch dérapa entre les pédales d’embrayage et de frein. La Ford entra en trombe dans le garage et fonça dans l’étagère murale du fond. Murdoch s’écroula sur le volant alors qu’une paire de cisailles perforait le capot et qu’un bidon d’huile se renversait sur le pare-brise.

Il eut le réflexe de couper le moteur avant de sombrer dans l’inconscience, enivré par l’odeur chaude et salée de son propre sang.

Le Serveur répondit immédiatement à la détresse de cette âme en transit.

La mutation avait à peine débuté, mais les néocytes dans le corps de Murdoch diffusèrent la terrible nouvelle de la mort imminente de l’organisme.

Tyler venait tout juste de disparaître vers l’ouest au volant du M998 quand le Serveur reconstitué quitta sa place au centre de Loftus pour glisser vers le garage où Murdoch agonisait.

Il se posa en douceur près de la portière conducteur et n’en bougea plus. Le silence n’était troublé que par l’eau s’écoulant goutte à goutte du radiateur crevé de la Ford.

Le Serveur était une entité composée de nombreuses consciences, dont certaines humaines. L’une d’elles n’était autre que Soo Constantine, tout récemment abattue par le colonel John Tyler. Et la détresse du Serveur était la détresse de Soo.

Le Serveur contempla le corps ensanglanté de Murdoch avec douleur et compassion.

S’il mourait, et il oscillait au seuil de la mort, Murdoch perdrait la vie à jamais. Il n’avait pas eu le temps de préparer la transition, de créer un second Murdoch pour recevoir le Murdoch-essence. Seul existait ce fragile Murdoch avec ces rares néocytes éparpillés dans son organisme. Les néocytes ne s’étaient reproduits que quelques centaines de fois. Ils ne s’étaient pas encore emparés de Murdoch de manière à pouvoir exercer une action.

Mais Murdoch avait choisi. Et sa mort involontaire révoltait les Voyageurs.

Le Serveur se fabriqua un bras et le tendit vers la vitre. Le verre, pulvérisé, se dispersa en fine poussière grise. Le bras entra ensuite dans la voiture et toucha le corps meurtri de Murdoch.

Une masse noire, tel un essaim d’insectes, quitta le corps du Serveur. Des milliards de ses particules se mirent aussitôt à la tâche pour réparer les vaisseaux éclatés afin que soit de nouveau véhiculée la vie dans l’organisme.

Bientôt, Murdoch fut enveloppé dans ce qui apparaissait comme un cocon noir informe.

Le cocon ne bougeait pas ; Murdoch ne bougeait pas. Une activité fiévreuse, cependant, se déroulait à l’intérieur du corps et au-delà de toute perception humaine. En apparence, rien ne changeait.

Les jours succédèrent aux nuits, les nuits aux jours. Les nuages, au-dessus de Loftus, enténébraient le ciel.

Périodiquement, en ce mois de décembre, des orages éclatèrent. Violents et subits.


Murdoch se réveilla en janvier.

Le Serveur s’était retiré ; il était seul dans la voiture. Il ouvrit la portière et tituba légèrement dans la faible lumière du jour.

Le ciel était gris ; l’orage menaçait. Tout l’hiver, la Terre subirait d’épouvantables et dangereuses intempéries. On l’avait averti de prendre garde aux tempêtes.

Les néocytes travaillaient toujours en lui. Murdoch aurait pu choisir de partir dès maintenant pour l’autre vie, sa vie virtuelle. Mais il n’en avait pas terminé avec sa vie de chair que la balle de Tyler avait brisée net.

Il avait certaines choses à voir.

Quelles choses ? Impossible à préciser. Il avait bien failli mourir des suites de sa blessure, et l’irrigation sanguine du cerveau avait été trop longtemps interrompue. Les néocytes régénéraient les tissus, mais leur travail, qui progressait lentement, pâtissait de circonstances peu favorables. Il n’était pas aisé de reconstituer toutes les facultés mentales à partir d’éléments fragmentés. Dans l’immédiat, Murdoch n’avait pas encore recouvré l’usage de la parole et n’avait pas suffisamment confiance en la coordination de ses mouvements pour conduire ; trop de mémoires neuromusculaires attendaient d’être reconstituées.

Muet, il se mit à marcher en direction du soleil couchant.


Il marcha pendant des semaines.

Ses jambes étaient d’une force presque surnaturelle et son énergie semblait inépuisable. Le mauvais temps ne présentait qu’un obstacle mineur, et son contact constant et silencieux avec le vaisseau l’aidait à prévoir et donc à éviter les vents trop forts et les orages. Il s’abritait dans des bâtiments abandonnés, des granges, des ravines.

Il lui arriva, certaines nuits, de dormir sous la pluie. Son corps avait été transformé de l’intérieur ; la chaleur ou le froid extrêmes ne le gênaient plus. Il mangeait à peine. Il n’en avait plus besoin ; il buvait en revanche abondamment quand il trouvait un point d’eau.

Il franchit le Mississippi à Cairo et traversa de vastes plaines où les tempêtes sévissaient souvent avec violence. Une nuit, réfugié dans une conduite d’eau abandonnée en pleins travaux, il observa une tempête de neige se former à l’horizon. Le vacarme du vent était assourdissant. Tard dans la nuit, alors que la neige avait presque bloqué la conduite à chaque extrémité, un renard, trempé et pitoyable, vint s’abriter près de lui. L’animal avait presque aussi peur de Murdoch que de la tempête. Murdoch raffermit la texture de sa peau et laissa le renard lui mordiller le doigt jusqu’à ce que l’animal s’arrête de lui-même, épuisé et rassuré. Alors Murdoch le prit contre lui et le réchauffa à la chaleur de son corps. Bientôt, tous deux dormaient paisiblement.

Au matin, son compagnon était parti, mais Murdoch eut le plaisir et la surprise de constater que le nom de l’animal lui était revenu à la mémoire pendant la nuit. Renard. L’animal était un renard. Il prononça le mot à haute voix.

— Renard !

Le son lui blessa la gorge. Mais il s’en moqua. Le plaisir d’entendre sa voix le gonflait d’une joie irrépressible.

— Renard !

Il prit la direction du nord-ouest sur une route couverte d’une épaisse couche de neige blanc bleuté.

— Renard ! lançait-il de temps à autre, et le mot résonnait à travers les champs déserts, au-delà des fermes abandonnées. Renard, renard, renard !…


Au plus profond de l’hiver, il traversa le Kansas et passa la frontière du Colorado, où il comprit enfin le but de son voyage et la raison pour laquelle il avait parcouru une telle distance. Le Vaisseau-Home dont les Voyageurs lui avaient parlé.

C’était cela, l’origine de son extraordinaire énergie, de sa volonté de garder son corps de chair. Une parcelle de A. W. Murdoch avait obstinément voulu voir ce miracle de ses propres yeux.

De très loin, on aurait dit une montagne, une ample arabesque bleu et blanc presque dissoute dans la brume de l’horizon.

Murdoch pouvait se réjouir : le ciel s’était éclairci à l’est des Rocheuses. Avec un peu de chance, le temps se maintiendrait jusqu’à ce qu’il se soit rapproché. Mais les distances n’étaient pas faciles à évaluer. Combien de kilomètres devrait-il encore parcourir ? Lui faudrait-il longtemps pour parvenir à l’horizon ? Et au-delà ?

Il marcha un jour et une nuit, et un autre jour plus une autre nuit.

Son vocabulaire se reconstituait peu à peu au fil des jours. Avec des résultats parfois comiques… Murdoch s’arrêtait brusquement sur le bord d’une route déserte, pointait son index vers le ciel et annonçait d’une voix forte aux esprits qui voulaient bien l’entendre : Fenêtre ! ou bien Barrière !

Les noms propres demeuraient plus insaisissables. Il pouvait tout juste prononcer le sien. « Murdoch », disait-il, mais le son lui paraissait bizarre et grotesque. Il ne pouvait pas non plus se rappeler le nom de la fille qu’il avait rencontrée à Loftus, bien que son souvenir fût resté très vivant dans sa mémoire et qu’il ressentît souvent sa présence silencieuse auprès de lui. Un vague son lui venait parfois sur le bout de la langue, un ssss qui essayait sans succès de franchir ses lèvres. C’était exaspérant. Pourtant il s’y efforçait, jour après jour.

Le Vaisseau-Home trônait sur l’horizon, plus proche, désormais. Le regard était irrésistiblement capté par cette perle bleue coiffée de blanc – la neige. Telle une montagne, il s’élevait sur plus de quinze mille mètres dans l’air raréfié, au royaume des neiges éternelles.

Les Voyageurs lui avaient expliqué, sans mots mais de manière très vivante, comment était né le Vaisseau-Home. Bien des mois plus tôt, la veille de Contact, un unique néocyte microscopique – telle une petite graine – était venu se poser sur cette plaine de terre sèche, vallonnée, où le Colorado, fusionnait avec le Wyoming. Immédiatement, cette parcelle des Voyageurs avait commencé à se reproduire. Le néocyte en avait donné deux, les deux en avaient produit quatre, les quatre huit… en moins d’une heure, un million de néocytes en généraient deux, et les deux quatre. Les organismes se nourrissaient et croissaient grâce aux éléments contenus dans la terre, le sable, l’eau, l’air et la lumière. Quand ils furent suffisamment nombreux – inconcevablement nombreux –, ils s’organisèrent en machines, en mécanismes gigantesques.

Le Vaisseau-Home requérait d’énormes tonnages de matières premières. Les machines commencèrent par creuser le sol en forme de cratère après avoir déplacé les troupeaux d’antilopes. Mais ceci n’était qu’un modeste premier pas. À mesure qu’il approchait, Murdoch ressentait les secousses rythmiques. Sous l’impondérable substance du Vaisseau-Home, un conduit avait été ouvert jusqu’au magma terrestre lui-même.

Le temps clair persistait, mais un vent froid soufflait désormais en provenance de l’ouest. Plus Murdoch avançait, plus il faiblissait.

Il comprit qu’il ne pourrait pas s’approcher du Vaisseau-Home aussi près qu’il l’aurait souhaité. L’endroit n’était pas sans risque. Le vent, enroulé autour d’une sphère de plus de cinquante kilomètres de circonférence, créait des turbulences capables de l’emporter aussi aisément qu’une plume. De plus, des gaz mortels s’échappaient du magma, et la chaleur à la base du cratère allait bien au-delà de la tolérance humaine.

Mais il pouvait malgré tout s’en approcher encore.

— Sssoo, prononçait-il. Ssss… oo…

Ce n’était pas encore tout à fait ça.


La neige se remit à tomber cette nuit-là.

Une neige dure, granuleuse, qui entravait sa progression. Murdoch dormit dans le couloir d’un motel, loin des fenêtres brisées par les tempêtes, et reprit sa marche au matin. Son compas, qu’il avait gardé dans sa poche depuis Loftus, et sa carte l’aidaient à maintenir un cap régulier.

Mais les intempéries dissimulaient le Vaisseau-Home à ses yeux.

Le mauvais temps s’installa sans qu’il fût permis d’espérer la moindre amélioration. Trois jours durant, il marcha à l’aveuglette. Marcha jusqu’à ce qu’il fût contraint de s’arrêter en raison de violentes secousses et d’un vent si brûlant et sulfureux qu’il faisait fondre la neige tassée sur le sol.

Murdoch se sentait devenir plus léger. Quand il en aurait fini ici, plus rien ne le retiendrait dans son corps de chair, il en avait conscience. Mais il redoutait que le processus ne se déroule trop rapidement, redoutait d’être parti avant que le temps ne se soit de nouveau éclairci.

Il se réfugia sous une bâche dans l’atelier de réparations d’un garage et glissa dans un sommeil entrecoupé de moments de veille où il écoutait les flocons de neige, durs comme des grêlons, marteler le toit du bâtiment, les pompes à essence, la route vide.


Le temps passa. Il n’aurait su dire s’il avait dormi un jour, ou un mois ; il savait seulement qu’il faisait nuit quand la neige cessa.

Il s’éveilla dans le silence cotonneux, se releva, un peu raide, et s’empressa de sortir.

Les nuages s’étaient dissipés. On apercevait les étoiles, des étoiles très vives, derrière les filaments évanescents des cirrus.

Et le Vaisseau-Home.

C’était comme un disque prodigieux qui masquait le ciel. Qui le dominait. En raison de la perspective, il lui apparaissait tronqué, tel un dôme prêt à se renverser et à l’écraser. Un croissant de neige sur son sommet reflétait la clarté lunaire. La partie inférieure de la sphère n’était pas solide ; elle consistait en un réseau, un entrelacs d’étais et de mâts aussi légers, lui semblait-il, que des fils de la vierge ; mais chacun devait être immense – des colonnes aussi larges que des villes, aussi longues que des fleuves.

Il était illuminé de l’intérieur par l’incandescence du magma et la luminescence étrangement nacrée des gaz toxiques.

Périodiquement, des boules de feu bleutées semblaient rouler et rebondir sur les innombrables traverses de sa structure. Et puis, il y avait le son. Un lointain et incessant grondement de tonnerre que la neige avait jusque-là amorti, mais qui ronflait maintenant dans la nuit froide et roulait sur la plaine.

Un vent plus fort se leva, et Murdoch s’agrippa à une des pompes à essence.

C’était la chose la plus étrange et la plus belle qu’il ait jamais vue. Une reconnaissance infinie lui gonfla le cœur ; on l’avait remis sur pied et exposé aux éléments pour lui offrir cette vision. Son uniforme n’était plus qu’une loque. Il sentait sa vie terrestre, telle une mince flamme, vaciller en lui. C’était pour cet instant qu’il avait voulu vivre encore.

Il ouvrit la bouche dans l’intention d’exprimer son émerveillement, mais un son inattendu en sortit.

— Soo !

Il ressentait sa présence.

Si fort qu’il se tourna vers la gauche, vers la droite. Il était seul, bien sûr. Elle était auprès de lui, mais pas ici. Dans l’autre vie.

Il s’élevait, maintenant. Plus léger que l’air.

Murdoch regarda le Vaisseau-Home surgir de la terre, regarda cette boule incommensurable et flamboyante projeter son reflet sur les plaines enneigées.

— Soo, murmura-t-il faiblement.

Et elle l’accueillit.


Le vent souleva ce qui restait de Murdoch, balaya ses haillons, sa peau, et les emporta loin, très loin, au-delà des plaines glacées du Colorado, plus haut que les plus hautes des montagnes…

22 La chair

Par un après-midi brumeux de fin janvier, Tom Kindle trouva une peau humaine accrochée à une azalée dénudée, juste devant sa porte.

Cadeau du vent qui soufflait par rafales ce jour-là.

Elle était déchirée et incomplète, décolorée par les intempéries. Un instant, Kindle eut l’impression qu’un vieux spectre s’était endormi là, à deux pas de sa porte.

Il étudia la dépouille un moment, puis rentra chez lui pour téléphoner à Matt Wheeler.


Matt arriva chez Kindle quelque temps plus tard, armé de sa sacoche de cuir noir. Encore que, s’il avait bien compris, l’examen n’était plus vraiment de son ressort, mais plutôt de celui d’un médecin légiste.

Il examina la peau là où elle était toujours suspendue, sur l’azalée, avec une attention soutenue mais sans émotion apparente. Il se retourna ensuite vers Kindle.

— Vous auriez une pince ?

— Une pince ?

— Oui, je ne sais pas, des pincettes… quelque chose pour saisir.

— Oh… je crois qu’Abby a apporté ce qu’il faut.

Il disparut dans la maison et revint avec une paire de pinces à spaghettis. Matt s’en servit pour décrocher la peau qu’il transporta dans le garage, à l’abri du vent.

Il l’étala sur le sol de ciment taché de graisse et la déplia méticuleusement jusqu’à ce qu’elle ressemble à une sorte de combinaison en loques. Une jambe s’arrêtait au genou. Il manquait un bras. Quant à la tête… on n’en distinguait plus grand-chose.

Kindle se tenait à l’écart.

— Je me demande qui ça peut bien être ? Parce que c’est… c’est bien quelqu’un, non ? Du moins ça l’était.

Matt restait accroupi devant la peau. Elle ne l’effrayait ni ne le dégoûtait – il avait vu pire pendant son internat. Mais il prenait soin néanmoins de ne pas y toucher de ses mains nues.

— C’est la première que je vois.

— Comment ça, la première ? Parce qu’il y en a d’autres ?

— Vous auriez dû venir à la réunion, samedi. Bob Ganish en a trouvé deux chez son voisin. Et Paul Jacopetti disait que les fermes autour de chez lui sont toutes vides – à part ces… ces dépouilles.

— Nom de Dieu, Matthew ! Des peaux vides ?

Matt confirma de la tête.

— Et que sont devenus les gens qui étaient dedans ?

— Partis.

— Partis où ?

Matt haussa les épaules.

— Et tout le monde finit comme ça ?

— J’en ai l’impression. Sauf nous, bien sûr. Abby s’inquiète pour son mari et ses petits-enfants. D’après elle, ils deviennent… plus pâles. Plus minces.

— Nom de Dieu de nom de Dieu, soupira Kindle. Et ce sera la même chose pour…

Il n’alla pas au bout de sa question, mais Matt n’eut aucun mal à la terminer pour lui. Rachel. Il ne put toutefois se résoudre à y répondre. Pas même pour lui.

Kindle baissa les yeux sur la fragile enveloppe étalée sur le sol poussiéreux du garage.

— Matthew, est-ce que je dois… enfin, qu’est-ce que j’en fais ?

— Mettez-la dehors. Laissez le vent l’emporter. Elle ne durera pas longtemps. Quelques jours au soleil et elle se transformera en poussière.


Il rentra retrouver Rachel.

Elle était passée le matin et avait insinué que sa visite, ce soir, pourrait bien être la dernière. Matt avait fait le rapport, évident, entre cet adieu et la découverte des peaux dans Buchanan. Mais il refusait cette idée, il s’interdisait d’y penser. L’image de l’enveloppe vide de Rachel, sa fille, abandonnée au vent, sous la pluie – non, mon Dieu, non, ce n’était pas supportable.

Il lui expliqua ce qui avait motivé le coup de téléphone de Tom Kindle. Il décrivit la peau, d’une manière clinique, en faisant appel à l’insensibilité du « docteur machine », parce que c’était sa dernière carte, la seule qui lui restait. Et quand il eut fini, il secoua la tête, atterré par son propre récit.

— Ce n’est pas humain, Rachel. Je sais, tu m’avais prévenu. Mais ce n’est pas… des êtres humains ne feraient pas une horreur pareille.

Il s’attendait à ce qu’elle proteste. Mais elle abonda curieusement dans son sens.

— Tu as peut-être raison.

Elle était pâle, presque diaphane. Ses gestes étaient empreints d’une étrange légèreté. Tout son être devenait éthéré, aérien. Mais Matt, là encore, préférait ignorer ces détails.

— Peut-être que trop de choses ont changé, que le mot « humain » ne nous convient plus.

Elle s’exprimait d’une voix solennelle.

— Je ne me sens pas différente. Fondamentalement, je veux dire. En essence, je suis toujours Rachel Wheeler. Mais je ne suis pas que cela. Il y a d’autres plans. D’autres façons d’envisager les choses. Si j’abandonne ça…

Elle écarta les mains, baissa les yeux sur son corps.

— Suis-je Rachel ? Suis-je humaine ? Je ne sais pas.

Elle aurait tout aussi bien pu confesser une maladie, une terrible maladie dégénérative.

Rachel parut capter sa pensée. Elle semblait depuis quelque temps interpréter le moindre changement d’expression, la plus petite nuance dans son regard. Et pourtant, Dieu sait qu’il ne ménageait pas ses efforts pour cacher sa peine.

— Papa, je ne regrette rien de ce qui s’est passé. Tu es médecin, tu es au courant de toutes ces vies qui ont été sauvées. Rien qu’à l’hôpital régional, combien de cancers terminaux ont été guéris ? Combien de maladies cardiaques ? Et dans le monde, toutes les famines, la malnutrition, les handicapés…

Mais Matt ne parvenait pas à dissiper l’image de cette peau venue s’échouer sur l’azalée dénudée du jardin de Kindle.

— Rachel… tu trouves que c’est mieux ?

— Oui.

Un oui ferme. Catégorique.

— On ne pouvait pas continuer comme ça, tu sais. La planète n’aurait pas pu nous nourrir plus longtemps. On la défigurait complètement, au point qu’elle ne pouvait plus se régénérer. Il fallait que quelque chose change. Quelque chose d’humain. Tu sais qui a dit oui à Contact ? Qui a accepté l’offre de vie éternelle ? Presque tout le monde. Y compris les dictateurs, les voleurs, les meurtriers… ceux qui tuaient pour une montre ou des cartes de crédit. Ceux qui torturaient les enfants devant leurs parents. Mais l’immortalité n’était pas gratuite. Il fallait qu’ils comprennent ce que signifiait la souffrance qu’ils infligeaient aux autres. Et s’ils ne le comprenaient pas, s’ils pouvaient voir quelqu’un souffrir et ressentir dans leur chair ce qu’il vivait sans pour autant en être horrifiés, voire y prendre plaisir, alors c’était le signe qu’ils étaient défectueux, détraqués, incomplets. Donc il fallait les réparer.

— Ils ne peuvent pas choisir librement de commettre des actes de violence ?

— N’importe qui peut choisir n’importe quoi. La seule condition est d’agir en toute conscience.

— Rachel… qu’est-ce que c’est que cette pression qu’on exerce sur les gens ?

— Papa, tu me répètes depuis que je suis toute petite que rien ne peut excuser les guerres, les brutalités, les souffrances du monde.

— Rien ne peut excuser la cruauté gratuite, c’est vrai, acquiesça-t-il. Mais les criminels ne semblent pas le savoir.

— Eh bien maintenant, ils le savent.

— Tu ne peux pas transformer l’humanité, Rachel. Pas à moins de modifier ou de supprimer l’essence même de la nature humaine.

— Dans ce cas nous ne sommes pas humains. D’une certaine manière, c’est le problème auquel nous nous sommes toujours heurtés. L’humanité atteignait le point de non-retour et se retrouvait face à des difficultés que nous étions incapables de surmonter avec nos moyens humains limités – des problèmes à l’échelle mondiale, planétaire. Et nous étions les premières victimes de notre inefficacité ! Nous et nos enfants ! Ils étaient déjà en train de mourir par millions en Afrique, et nous étions trop humains pour être capables d’y remédier !

Matt baissa la tête. Elle avait raison, bien-sûr. L’action des Contactés avait été plus efficace. Du moins à court terme.

— Mais dans quel but ont-ils été sauvés, si leur humanité n’a pas été préservée ?

— Ils ne l’ont pas perdue, non plus. Elle a simplement grandi. Tu sais ce qu’on construit ? Quelqu’un t’en a parlé ? Un vaisseau. Un vaisseau pour nous. Humain. Papa, tu sais ce qu’il contient ? La Terre. Pas concrètement, bien entendu. Mais une reconstitution. Une reconstitution intégrale. Tout y est, toutes les feuilles de tous les arbres, toutes les montagnes…

Matt sentit son propre souvenir, désormais très flou, de Contact lui revenir par bribes.

— Tu veux parler d’une simulation, je suppose. Comme un programme d’ordinateur.

Ou un presse-papiers. La Terre, dans une boule de verre pleine d’eau qu’on retourne pour agiter les flocons de neige.

— Non, c’est bien plus qu’une simulation. C’est un endroit aussi réel que celui-ci, sauf qu’il n’occupe aucun espace physique. Il est animé d’une vraie vie. Avec des vents. Avec des saisons. Nous sommes encore assez humains pour avoir besoin de tout ça – l’immortalité ne nous suffit pas ; il nous faut un endroit pour vivre.

— Même si c’est une illusion ?

— Est-ce que ça l’est vraiment ? Le nombre pi est-il une illusion sous prétexte que tu ne peux pas le toucher ?

— Rachel… ce n’est pas vraiment la Terre.

— Personne ne prétend le contraire. Nous en serons parfaitement conscients. Parce qu’il y aura toujours une porte. Pas une porte physique, mais une direction, si tu veux, et en franchissant cette porte, on a accès au monde plus vaste, toute notre connaissance et celle que nous avons héritée des Voyageurs – l’épistémè, comme on l’appelle.

— On aurait pu le faire nous-mêmes, répondit Matt. Avec le temps. Si on avait pu survivre un ou deux siècles sans nous étouffer sous la pollution, sans empoisonner la planète, on aurait pu se déplacer dans l’espace. Ça paraît peut-être ridicule, maintenant, mais on a tout de même marché sur la Lune sans l’aide de personne. Avec le temps, on aurait peut-être pu rencontrer les Voyageurs sur un pied d’égalité.

Les yeux de Rachel s’arrondirent.

— Quelle horrible pensée !

— Pourquoi ?

Elle fronça les sourcils.

— Papa… J’en connais plus sur notre passé qu’avant. C’est une vraie galerie des horreurs. Infanticides, guerres, sacrifices humains… Le pire, c’est que ce ne sont pas des exceptions. Et l’histoire moderne n’est pas la plus belle. À l’école, on nous apprenait la civilisation romaine et on trouvait ça affreux. Les Romains abandonnaient les enfants non désirés sur le bord des routes, tu le savais, ça ? C’est abominable. Mais notre siècle n’a rien à leur envier. On a eu Auschwitz, Hiroshima et les Khmers rouges. Aller dans l’espace ne nous aurait pas rendus plus civilisés. Nos robots ne se seraient pas gênés pour étriper les musulmans et les communistes qu’ils auraient rencontrés sur Mars. Ne dis pas le contraire.

— C’est comme ça que les Voyageurs nous voyaient ?

— Oui. Et ça les terrifiait. Il n’existe pas de monopole sur le pouvoir ou la connaissance. Avec le temps, à supposer qu’on ait survécu à notre pollution, on aurait pu s’opposer à eux… et les détruire avant qu’ils ne soient en place pour Contact.

— En fait, leur action sur nous n’était pas gratuite. Il s’agissait purement d’un réflexe d’autodéfense.

— En partie. Mais ils auraient pu s’épargner toute cette peine, aussi. Ils avaient les moyens de nous exterminer. Et le résultat aurait été le même, s’il s’était agi uniquement d’une question de sécurité.

La froideur de la remarque l’effraya tout autant qu’elle lui fit honte.

Il regarda longuement Rachel : cette jeune femme qui avait été sa fille, qui avait été un être humain.

— Il n’y avait pas que la violence, Rachel. Les gens vivaient leur vie – des petites vies, mais souvent utiles. Ils s’entraidaient. Ils s’aimaient. Il n’y avait pas que la laideur, sur Terre. Il y avait aussi la beauté. Et même la bonté.

Le visage de Rachel s’adoucit.

— Je sais, papa. Et eux aussi, ils savent. Les Voyageurs connaissent tout de nous.

Un faible sourire.

— C’est pour cette raison qu’ils ne pouvaient pas nous exterminer.

— Mais seulement nous transformer.

— Oui. Seulement nous transformer.

Le silence s’empara de la pièce.


Rachel quitta la maison vers minuit, après que son père se fut endormi sur le canapé.

Elle aurait souhaité d’autres adieux, mais n’avait pas trouvé les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait – sa douleur, sa peur.

Peur de laisser ce père qu’elle aimait sur une planète vide… de l’abandonner à la mort.

La pluie froide s’était remise à tomber et le vent qui s’engouffrait dans la rue lui cinglait le visage. Rachel s’ajusta à la température jusqu’à ce qu’elle cesse de lui être désagréable, puis elle s’arrêta, seule parmi les maisons désertées, pour écouter le langage sibyllin des arbres. Une bourrasque souleva sa chevelure et l’agita derrière elle comme une triste banderole. Au-dessus d’elle, de lourds nuages noirs se télescopaient et plongeaient sur l’horizon.

C’était un gros orage, mais le pire restait à venir. Bien que ce fût l’hiver dans l’hémisphère boréal, les températures des océans tropicaux s’étaient élevées de façon vertigineuse ; les vents avaient tourné. Au nord et à l’est d’Hawaii, une zone de basse pression, puissant et colossal moteur météorologique, avait commencé à bouillonner au-dessus de l’océan. Un cyclone, exceptionnel, impensable à cette époque de l’année. Mais la réalité ordinaire n’avait plus cours.

Son père apprendrait bientôt, pour le cyclone, puisqu’il avait commencé à parler au Serveur.

Pourtant, songeait-elle, il était si fragile…

Pourquoi avait-il refusé l’offre d’immortalité ? Pourquoi s’en était-il trouvé, ne serait-ce qu’un seul, pour refuser ? Elle aurait pu poser la question au Monde supérieur ; elle aurait obtenu une réponse. Elle ne le fit pas. Ce soir, elle n’avait pas envie de réfléchir.

Son temps sur Terre était désormais compté, et elle ne tenait pas à gâcher les précieuses heures qu’il lui restait.

Personne ne souhaitait garder son corps de chair. Beaucoup l’avaient déjà abandonné – des villes entières, parfois, aussi grandes que Buchanan. Buchanan, dans une large proportion, avait déjà été déserté, et se vidait un peu plus chaque jour. Mais certains choisissaient de s’attarder encore. Comme ce groupe d’une quarantaine de personnes, par exemple, qui, curieusement, avaient décidé de partager tous leurs souvenirs, jusqu’au moindre détail, avant de quitter la Terre. Réunis dans le sous-sol du lycée, ils étaient assis en tailleur, immobiles, soudés par le bout des doigts, comme en transe, et s’apprêtaient, en un acte de communion suprême, à abandonner de concert leurs corps de chair unis par une chaîne invisible.

D’autres – surtout les jeunes, mais pas seulement eux – avaient envie de jouer encore un peu sur la planète… s’empiffrer de sucreries, se coucher tard et, d’une manière générale, faire tout ce qui leur avait toujours été formellement interdit.

Rachel ferma la porte au chagrin et concentra son attention sur cette nuit de janvier – la morsure de la pluie glacée sur ses mains, sur son visage, le hurlement du vent, le craquement des branches, le martèlement des gouttes sur les toits.

Elle traversa le labyrinthe des lotissements qui avaient envahi les collines avoisinant le mont Buchanan ; l’eau giclait des gouttières le long des maisons silencieuses que seules habitaient les enveloppes humaines destinées à se dissoudre en poussière. À chaque trouée lui offrant une vue de la ville en contrebas, elle s’arrêtait. Le rideau de pluie obscurcissait le paysage sombre, mais quelques lumières dans Buchanan parvenaient encore à percer l’opacité du brouillard. Et elle pouvait sentir l’océan, distinguer son immensité malmenée par les transformations climatiques.

Elle était trempée jusqu’aux os, les vêtements lourds et dégoulinants. Mais peu lui importait. Bien que glacé, le déluge lui semblait aussi caressant que la petite pluie fraîche d’été qui chasse l’insupportable chaleur de la journée.

Ses pas la menaient vers le parc de la Vieille Carrière, où d’autres, d’un accord tacite, s’étaient retrouvés pour partager le plaisir de cette nuit d’orage.

Le chemin était long, près de deux heures de marche depuis la maison, mais Rachel le parcourut sans la moindre fatigue. Elle se sentait plus légère et plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Un an plus tôt, une telle promenade l’aurait épuisée. Sans parler de la pluie et du vent. Ce soir, cependant, elle n’éprouvait pas la plus petite lassitude. Rien qu’une exaltation croissante, une joie encore diffuse qui montait en elle au fil de sa progression.

Un sentier traversait le sous-bois obscur en direction de la clairière.

Pourtant, il ne faisait pas tout à fait noir. Malgré le ciel bas, malgré l’heure avancée de cette nuit de janvier. Une faible lueur filtrait de l’épaisse couche tumultueuse des nuages. Les Douglas se balançaient en rythme, lentement, comme les mâts d’antiques voiliers. Et la pluie, présence argentée sur les lèvres et la peau, s’infiltrait partout.

Des silhouettes se déplaçaient dans la pénombre.

Ce n’est pas humain, avait dit son père, et cette réunion nocturne, sans doute unique dans les annales de Buchanan, semblait lui donner raison. Avant Contact, personne n’était venu jusqu’ici respirer l’odeur de la terre froide et mouillée, ni marcher parmi les arbres moussus et dépouillés par l’hiver. Personne n’était venu éprouver la griserie des peaux qui se touchent – du moins pas par une nuit glacée, librement, ouvertement. Non, ce n’était pas humain.

Et cependant ça l’était aux yeux de Rachel qui, récemment, avait étudié l’origine des Voyageurs. Ceux-ci, dans leur forme organique, lui semblaient relever de la plus incompréhensible étrangeté. Elle les avait perçus dans des « souvenirs » empruntés à la sagesse universelle : créatures poreuses pourvues d’antennes, sortes d’éponges mobiles, se déplaçant avec lenteur dans l’atmosphère épaisse de leur lune gelée. De même que les humains, leurs corps avaient eu une structure cellulaire, mais là s’arrêtait la ressemblance. Les Voyageurs avaient été uninucléés et génétiquement haploïdes, plus algues qu’animaux. Un Voyageur adulte se composait d’une multitude de systèmes secondaires – un peu comme si les êtres humains résultaient d’un assemblage de foies, de cœurs, de poumons et de cerveaux. Chaque partie se reproduisait indépendamment du tout. Pour les Voyageurs, la reproduction se résumait à une série d’actes accomplis en continu, sur une longue période.

À l’inverse, la sexualité humaine avait plongé les Voyageurs dans un abîme de perplexité. Cet accouplement tumultueux, accompli en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, culminant avec une sorte de transe religieuse, les laissait littéralement pantois.

La sensualité, cependant, ne leur était pas inconnue. Rachel avait puisé dans leur mémoire le souvenir de plaisirs lents et prolongés. Elle se rappelait une clairière d’éventails cristallins réchauffés par un soleil pâle et enrichis par les émanations de gaz volcaniques où un Voyageur était venu se prélasser puis s’installer. Elle se souvenait des agréables sensations procurées par le déploiement des hyphes, plénitude solitaire et érotique. Le plaisir des stérigmates éparpillés au vent en nuages scintillants.

Rachel laissa ses vêtements trempés à l’entrée du parc. Les corps se déplaçaient sur l’épais tapis d’herbe, ou bien, plus timidement, parmi les arbres. À la faveur de la faible luminosité, les silhouettes apparaissaient dorées et diffuses.

Rachel s’ouvrit au Monde supérieur et les vit, pas seulement comme des formes, mais comme des vies ; des vies complexes, colorées. Elle était impatiente de fusionner avec elles.

Elle rencontra un homme dont la forme plaisante, simple, l’attira. Il s’appelait Simon Ackroyd, et avait été, à une époque, le recteur de l’église épiscopale. Mais plus maintenant. À cet instant, il était un être, une créature nouvelle, prête à éclore, comme elle.

Infiniment légère, fragilement soudée à sa propre peau, Rachel s’unit au corps luisant de pluie de Simon à l’ombre des grands arbres, dans l’air froid de cette nuit d’hiver, sur le sol moussu du berceau terrestre.


La pluie cessa peu après la naissance du jour. Matt, allongé sur le canapé, sortit d’un sommeil agité. Il remarqua l’absence de sa fille et le silence. La pluie s’était tue.

À midi, Tom Kindle et Chuck Makepeace arrivèrent dans la Nissan de Chuck. Tous trois, au nom du comité, se rendirent au château d’eau municipal à la sortie nord-est de la ville.

Près du haut réservoir, le bassin d’épuration, vieille bâtisse blanche implantée sur une pelouse verte, évoqua à Matt le temple de quelque religion perdue.

Les trois hommes, assis dans la voiture, observaient le bâtiment. Kindle buvait de longues gorgées de Coca. À eux trois ils représentaient le sous-comité des services publics, et leur tâche consistait à faire un rapport sur la condition de l’eau et des ressources énergétiques du comté. En commençant par le château d’eau. Mais sur le moment, personne ne semblait désireux de quitter l’habitacle confortable et sécurisant de la voiture.

Chacun d’eux avait récemment été échaudé. Kindle, pas plus tard que la veille, avait trouvé une peau humaine sur l’azalée de son jardin. Makepeace avait fait une découverte similaire sur le perron de son voisin. Et Matt, encore tourmenté par la visite de Rachel, la veille, craignait de ne plus jamais la revoir. Ou, pire, de la revoir sous une apparence défiant toute identification.

Mais aucun ne souhaitait s’exprimer sur ces angoisses communes.

La pluie de la nuit avait levé une brume blanchâtre. Le bassin d’épuration attendait patiemment dans son écrin de verdure.

— Vous avez vu La Machine à remonter le temps ? demanda Kindle.

— Non, répondit Makepeace.

— Dans le film, la machine est transportée dans un vieux bâtiment où les Voyageurs du Temps ne peuvent pas la trouver. Les Morlocks la gardent. Des êtres affreux et méchants. Ils se sont enfermés dans le bâtiment.

— Où voulez-vous en venir ? s’enquit Makepeace, mal à l’aise.

Makepeace, ex-membre du conseil municipal et ex-clerc du cabinet de notaire le plus prestigieux de Buchanan, persistait à porter cravate et costume trois-pièces. Matt voyait dans cette attitude le signe d’une névrose profondément ancrée, mais, dans la mesure où personne ne lui demandait son opinion, il la gardait bien évidemment pour lui.

— Un bâtiment comme celui-ci, poursuivit Kindle en soulevant sa boîte de Coca en direction du bassin. C’est drôle, tout de même, ce qui passait dans la tête des architectes, il y a cinquante ans. On a l’impression qu’il faudrait porter une toge, pour entrer là-dedans.

— J’y suis allé, une fois, dit Matt. Avec l’école. Il y a bien vingt-cinq ans de ça.

— Ah oui ? dit Kindle. Et à quoi ça ressemble, à l’intérieur ?

— Si ma mémoire est bonne, il y a deux réservoirs d’épuration avec une allée au milieu. Je me souviens des énormes tuyaux et des valves.

— Vous avez une idée de leur fonctionnement ?

— Aucune.

Makepeace éclata d’un rire nerveux.

— Ça signe bien le ridicule de notre expédition. On ne sait même pas ce qu’on cherche et même si on le trouve, on ne saura pas quoi en faire.

— Pas nécessairement, rétorqua Kindle. Si tout a l’air de marcher normalement, on pourra annoncer aux autres qu’ils peuvent continuer à se servir de leurs robinets. Par contre, si tout est inondé et que les conduits sont foutus, on n’aura plus qu’à mettre des gamelles sur nos toits et à prier pour faire venir la pluie.

— Alors allons-y… si vous avez fini votre Coca.

Kindle avala la dernière gorgée et jeta la boîte vide sur le siège arrière.

— Hé ! protesta Makepeace. Ma voiture n’est pas une poubelle. Ça tache, le Coca !

Kindle haussa les épaules.

— Vous aurez qu’à prendre une nouvelle voiture.


Kindle avait apporté une barre de fer. Il y avait de fortes chances pour que le bassin d’épuration soit fermé et personne ne savait où étaient passées les personnes chargées de l’entretien – et encore moins les clés. Toutefois, le problème ne se posa pas ; ils trouvèrent les portes du bâtiment entrouvertes.

À l’intérieur, le noir. Comme si la nuit s’était tout entière réfugiée là.

Personne ne se porta volontaire pour ouvrir la porte toute grande. Matt n’en avait aucune envie. Le bourdonnement sourd de la machinerie lui évoquait les battements de cœur de quelque monstre vicieusement tapi dans l’ombre.

— Ça faisait déjà le même bruit ? demanda Kindle.

— Peut-être, dit Matt. Mais j’avais dix ans quand je suis venu ici. Ça a pu changer, depuis.

En son for intérieur, toutefois, sa réponse était autre. Il n’y avait pas eu de bruit ; il s’en souvenait distinctement parce qu’il avait été frappé par le silence qui régnait dans le bassin, justement.

— Je serais pas étonné de trouver des Morlocks là-dedans, remarqua Kindle.

— Oh bon sang ! s’exclama Makepeace, conjurant sa propre peur. Ouvrez cette porte, enfin !

Matt la tira vers lui. Un air humide assaillit leurs narines.

Aucune lumière ne filtrait dans la grande salle dépourvue de fenêtres. Matt se souvenait des rampes électriques au plafond. Aucune ne fonctionnait.

— J’ai une lampe-torche dans la voiture, dit Makepeace.

— Eh bien, allez la chercher, répondit Kindle.

Makepeace courut jusqu’à la Nissan tandis que Matt et Kindle effectuaient quelques pas prudents à l’intérieur. Pas un mot ne fut prononcé avant le retour de Makepeace et de sa lampe.

Le rayon lumineux sonda l’obscurité.

Matt ne reconnut pas l’endroit qu’il avait visité avec sa classe. Ce qui, à l’époque, avait été une vaste tuyauterie de cuivre se présentait désormais comme un fouillis de conduits fibreux, de canalisations aussi épaisses et emmêlées que des racines de mangrove poussant à la faveur de la chaleur et l’humidité de serre ambiante. Au sol, un dôme noir, telle une énorme pieuvre, pulsait sourdement, raccordé par un réseau d’artères métalliques aux réservoirs de filtrage.

C’était de ce dôme que provenait le battement rythmique, cardiaque, du bâtiment.

Et l’odeur qui régnait dans la salle… C’était peut-être le pire, songeait Matt. Non qu’elle eût été désagréable. Mais sa nature totalement inconnue faisait dresser les cheveux sur la tête. Aussi pénétrante que la muscade et aussi riche que l’humus d’un sous-bois humide.

Les trois hommes reprirent en silence le chemin de Buchanan.

Chuck Makepeace garda les mains crispées sur le volant, sans desserrer les dents, jusqu’au centre de Buchanan. La petite Nissan rebondissait sur les routes défoncées par les rigueurs de l’hiver.

— Je voudrais quand même bien savoir ce que ça fait là-dedans, dit finalement Kindle.

— À mon avis, répondit Matt, c’est pour filtrer et pomper l’eau. Rien de plus. Il n’y a plus assez de personnes pour s’occuper des services vitaux, et les Voyageurs ont produit cette machine pour s’en charger. Si on va voir la compagnie d’électricité, je suis prêt à parier qu’on trouvera quelque chose de similaire pour faire fonctionner le réseau local en connexion avec la centrale.

— Mais pourquoi est-ce qu’ils s’inquiètent tant de Buchanan ?

— Je ne pense pas que nous soyons les seuls concernés. S’ils s’occupent des services publics de Buchanan, ils doivent faire la même chose pour toutes les autres villes.

Le barrage de Hoover, celui de Grand Coulee, toutes les usines nucléaires, tous les petits miracles technologiques de la civilisation. Matt imaginait les machines noires tentaculaires contrôlant les énormes turbines. Personne n’était venu installer ces engins ; ils avaient tout simplement poussé, comme des champignons.

— Matthew, vous croyez que toute notre eau passe à travers cet engin ?

— Ça en a tout l’air.

— Crénom ! Et moi qui en ai bu pas plus tard que ce matin !

— Je suis pratiquement sûr qu’ils ne cherchent pas à nous empoisonner. Ils auraient pu nous tuer depuis longtemps s’ils l’avaient voulu.

Nous exterminer, même, comme l’avait dit Rachel.

— N’empêche qu’ils nous contrôlent, persista Kindle. C’est l’évidence même. S’ils peuvent nous couper l’électricité et l’eau, ils peuvent faire ce qu’ils veulent de nous… On est à leur merci.

— Vous croyez ? Vous avez toujours la possibilité de creuser un puits. Personne ne vous retient.

— D’accord, on peut toujours creuser des puits et ressortir les vieilles lampes à pétrole, mais on ne le fera pas parce que les robinets continuent à marcher et les lumières aussi. Alors à quoi attribuez-vous leur générosité, hein ? À leur haut sens civique ?

— Pourquoi pas ? dit Matt. Ils peuvent le faire, donc ils le font. Vous vous rappelez Contact ? Je n’ai jamais vu d’un bon œil la présence des Voyageurs, et encore moins l’influence qu’ils ont eue sur la Terre, mais, honnêtement, je ne pense pas que ce soit la haine qui les ait motivés.

— Vous y croyez réellement ?

Matt haussa les épaules.

— C’est ce que je ressens.

Kindle eut une moue sceptique.

— Il n’y a que les mauvais mensonges qui ne convainquent personne. Les bons menteurs, eux, vous font avaler n’importe quelle couleuvre. Et de toute façon…

Matt releva les yeux vers Kindle.

— De toute façon quoi ?

— Même si on a affaire à Jésus et Bouddha en personne, pourquoi est-ce que je devrais accepter leur aide ? Enfin quoi, Matthew… C’est aussi simple que ça ? Nos robinets marchent parce que les Voyageurs nous ont fait la grâce d’une affreuse pompe noire ? Et si on avait droit à une sécheresse, il suffirait de prier pour qu’il pleuve ?

Il secoua la tête.

— Je n’ai jamais cru en Dieu, Matthew, mais si c’était le cas, je préférerais encore celui qui fait ses miracles sans qu’on s’y attende, et quand ça lui chante. Autrement dit, on peut toujours prier pour la pluie, mais en continuant à se tartiner de crème solaire. C’est plus humain.

— Si c’est de la pluie que vous voulez, vous n’allez pas tarder à être servi, dit Makepeace en brûlant un feu rouge. J’ai entendu dire qu’un cyclone est en train de nous foncer dessus.

Kindle lui décocha un regard incrédule.

— Comment vous savez ça, vous ?


Il se trouve que Chuck Makepeace avait appris la nouvelle de la même manière que Matt : par l’entremise du Serveur.

Deux fois depuis Noël, Matt était allé rendre visite au géant d’obsidienne et l’avait interrogé sur les Voyageurs, la transformation de Rachel et l’avenir de Buchanan.

Le Serveur lui avait fourni des réponses concises de sa voix de ténor désincarné. Il s’exprimait dans un anglais correct, sans accent particulier, mais Matt ne doutait pas qu’il eût pu tout aussi bien lui répondre en portugais, en télugu ou en tyrolien.

Rachel avait été la première à évoquer les tempêtes, mais le Serveur réitéra l’avertissement en décrivant les violents cyclones qui prenaient naissance dans les mers tropicales. Matt avait gardé l’information pour lui lors de la dernière réunion du comité – ils avaient eu d’autres chats à fouetter et la menace ne paraissait pas imminente – mais il envisageait de la divulguer ce soir.

Or, Chuck Makepeace était lui aussi averti des dangers qui planaient sur Buchanan… À l’instar de Matt, il avait parlé au Serveur.

Matt, pas rasé et le ventre vide, arriva dans la salle de conférences de l’hôpital avec cinq minutes de retard. Il avait sauté le dîner. Peut-être bien aussi le déjeuner. Impossible de se souvenir. Il lui arrivait souvent de manquer des repas, dernièrement. Le temps passait sans qu’il s’en aperçoive.

Il avait espéré présider à une réunion relativement calme et annoncer en douceur le cyclone à venir. La meilleure stratégie, pour l’instant, était encore de prévoir un abri – pourquoi pas le sous-sol de l’hôpital ? – avec un stock d’eau, de provisions et de lampes-torches. C’était une opération de première importance mais qui, somme toute, ne présentait aucune difficulté.

La nouvelle, cependant, l’avait précédé. Chuck Makepeace était au courant, de même que Bob Ganish et Abby Cushman. Tous trois avaient été poussés par leurs proches à s’entretenir avec le Serveur. Et tous trois avaient reçu de lui le même avertissement : un puissant cyclone se déplaçait d’ouest en est depuis les régions reculées du Pacifique.

La nouvelle avait circulé au téléphone la veille de la réunion ; les derniers à l’ignorer avaient été mis au courant autour de la machine à café avant l’arrivée de Matt. Lequel franchit la porte de la salle au moment où Tom Kindle se demandait à voix haute s’il était le dernier humain à Buchanan à ne pas tailler des bavettes avec ce foutu robot qui prenait racine sur la place de la Mairie.

— Certainement pas, répondit Paul Jacopetti. Moi non plus, je ne lui ai pas parlé. Et il faudrait me payer très cher pour ça. Je suis cent pour cent avec vous, monsieur Kindle.

— Ça me rassure.

Matt rétablit le calme dans la salle et la séance put débuter. Les neuf participants s’assirent et braquèrent leurs yeux sur lui. Inutile de tourner autour du pot. L’ordre du jour s’imposait ; il demanda à chacun de s’exprimer sur le problème des intempéries.

Abby Cushman ne cacha pas son étonnement :

— Les Voyageurs ne ménagent pas leur peine pour nous venir en aide. D’après M. Makepeace, c’est grâce à eux si on a encore de l’eau et de l’électricité… alors pourquoi est-ce qu’ils ont provoqué un cyclone qui va peut-être nous tuer ? Je ne comprends vraiment pas.

— Je ne pense pas qu’il nous sera fatal, dit Kindle. Pas si nous nous organisons bien. Quant à la logique de l’histoire… Abby, il faut voir les choses en face : les Voyageurs sont une espèce supérieure. Ils ont bien plus de pouvoirs que nous. J’ai connu un homme en Floride, à une époque ; il avait ouvert un hôpital pour les oiseaux blessés. On lui a amené un jour un héron avec le bec cassé, et il s’est vraiment donné du mal pour le soigner. Il l’a nourri lui-même jusqu’à ce que l’oiseau soit assez fort pour reprendre sa liberté. Finalement, il l’a relâché avec une bague sur la patte. Trois mois plus tard, il a reçu la bague avec une note explicative : apparemment, le héron avait été aspiré dans le réacteur d’un 747 d’Alitalia.

Abby le regardait avec des yeux ronds.

— Je ne comprends toujours pas.

— Eh bien… le héron avait été choyé, à l’hôpital. Mais il aurait dû se méfier et savoir qu’il n’était pas toujours sans danger de fréquenter une autre espèce. En d’autres termes, le fait qu’on ait droit à l’eau et à l’électricité gratuites ne doit pas endormir notre méfiance vis-à-vis de nos « bienfaiteurs ».

— Elle est horrible et macabre, votre histoire, déclara Miriam Flett.

Kindle se tourna vers elle.

— Vous n’êtes pas d’accord ?

Elle considéra la question.

— Si, dit-elle enfin.

Matt proposa de préparer le siège dans la cafétéria, au sous-sol de l’hôpital, demanda des volontaires pour le nouveau sous-comité organisé au pied levé pour les mesures d’urgence, et suggéra de reporter le sujet en attendant plus ample information.

— Nous avons d’autres problèmes à traiter, ne l’oublions pas.

La suggestion fut acceptée, bon gré mal gré. Matt consulta son agenda.

— Bien… y a-t-il du nouveau du côté de la radio ?

Joey Commoner se leva.


— Rapport radio, annonça-t-il.

Il s’éclaircit la gorge. C’était la première fois qu’il prenait la parole au comité. D’ailleurs, il s’était mis sur son trente et un pour l’occasion : son T-shirt noir portait sobrement le logo d’une marque de sport. Rien de plus.

— Cette semaine, nous avons établi treize communications. La plupart provenaient de M. Avery Price, du groupe de Boston, et de M. Gardner Deutsch de Toronto. Plus quelques autres du colonel John Tyler. Les derniers concernaient une femme en Ohio et quelqu’un au Costa Rica que je n’ai pas réussi à comprendre.

« M. Price dit que Boston quitte la ville, et que Toronto se met aussi en route demain matin. Les deux groupes ont prévu de se retrouver en Pennsylvanie pour voyager ensemble. Il dit aussi que…

Matt l’interrompit avec le maillet de bois qu’il avait apporté pour parfaire son rôle de président.

— Joey, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Boston quitte Boston ?

Joey le gratifia d’un regard mauvais.

— Tout est écrit sur le papier. Si je peux aller jusqu’au bout…

— Excuse-moi. Vas-y. Les questions attendront que tu aies terminé.

Joey se racla une nouvelle fois la gorge.

— Les gens de Boston et de Toronto se dirigent vers un endroit le long du quarantième parallèle, sans doute en Ohio, que les Serveurs leur ont indiqué et qui, selon eux, devrait être à l’abri des cyclones. Là, ils pourront fonder une ville et un radiophare pour rallier les autres personnes. Ils disent que ça attirera les survivants de tout le continent, et ils aimeraient qu’on les rejoigne aussi vite qu’on le peut parce qu’il y a encore assez de monde en Amérique du Nord pour créer une ville de bonne taille. Ils transporteront un matériel de radio mobile et ils veulent qu’on les avertisse dès que possible du moment où on compte les rejoindre.

« D’autre part, le colonel Tyler fait route vers le nord-ouest à la recherche de survivants, et il passera par Buchanan d’ici à deux mois, à moins qu’on ne décide de rejoindre le convoi Boston-Toronto, auquel cas on pourra lui donner rendez-vous sur la route.

« Fin du rapport.

Tohu-bohu dans la salle.


Ils furent plusieurs à vouloir boucler leur valise séance tenante. Bob Ganish, l’ex-vendeur de voitures, se fit le porte-parole du groupe.

— On peut battre le cyclone de vitesse et franchir les montagnes avant qu’il nous rattrape. Et puis, ne le prenez pas mal, mais j’aime assez l’idée de voir des nouvelles têtes.

Abby leva la main.

— Nous avons tous des choses qui nous attachent encore ici, mais peut-être qu’il vaut mieux partir. Et si on mettait la décision aux voix ?

Matt était d’avis de rester encore un peu à Buchanan. D’attendre que le groupe de Boston ait au moins un plan plus élaboré, que quelqu’un d’autre que Joey ait discuté avec ce M. Price, ou M. Deutsch. Il serait toujours temps de partir après le cyclone. Ce n’était pas le genre de décision qu’on prenait à la légère.

Secrètement, l’idée de quitter Buchanan le terrifiait. Il était bien trop tôt. Rien ne pressait. Tout était encore en état de marche, fonctionnel, à part quelques dégradations, par-ci par-là.

Il y a de l’espoir, avait-il envie de proclamer. On peut encore sauver la ville. Il ne faut pas rendre les armes.

Kindle se manifesta pour demander l’ajournement du débat ; il fallait attendre d’autres précisions, dit-il.

— Je n’avais encore jamais entendu parler de ça, et je représente la moitié du comité radio, déclara-t-il avec un long regard appuyé en direction de Joey.

La proposition de renvoi fut acceptée par cinq voix contre deux.

Matt écouta sans enthousiasme les rapports de trois autres sous-comités et put enfin lever la séance à minuit.

Il avait envie de se coucher, de dormir, d’ajourner pour quelques heures ses débats personnels.

Mais Annie Gates était là qui l’attendait quand il gara sa voiture devant la maison.

Elle avait dû venir à pied. Il n’y avait aucune autre voiture dans la rue. D’ailleurs, ces gens semblaient tous avoir renoncé à conduire. Il les voyait parfois déambuler d’une démarche curieusement aérienne et pas tout à fait humaine.

Cette visite d’Annie lui glaça le sang.

Il l’avait évitée depuis des mois, car elle représentait une autre inconnue dans une équation qu’il ne pouvait résoudre… et parce qu’il l’avait aimée humaine, qu’il l’avait tenue humaine dans ses bras. Et maintenant…

Maintenant elle lui faisait peur, parce qu’elle l’attendait sur le perron, frêle silhouette éclairée par la veilleuse, vêtue bien trop légèrement pour cette nuit d’hiver, et qu’elle le regardait avec une sorte de compassion insupportable.

Insupportable car réelle, authentique.

— Rachel a rejoint le Vaisseau-Home, dit-elle. Elle n’est plus ici, Matt. Elle voulait que je vienne t’en avertir.

Annie s’exprimait d’une voix grave et horriblement triste.

— Tu lui manques énormément. Elle t’aimait, et elle regrette beaucoup de n’avoir pas pu te dire adieu.

Annie n’était plus humaine, mais Matt, néanmoins, posa la tête sur son épaule et pleura. De longs sanglots irrépressibles et depuis trop longtemps contenus.

23 Vu de haut

Cet hiver-là, les océans furent le berceau d’une vie étrange.

Les Voyageurs, percevant le déséquilibre de la planète et le désir humain d’y remédier, ensemencèrent d’organismes l’hydrosphère tumultueuse de la Terre.

Les organismes se multiplièrent dans les eaux peu profondes. De même que le phytoplancton auquel ils s’apparentaient, ils se nourrissaient de soleil, des éléments minéraux contenus dans les courants océaniques, mais aussi de l’eau elle-même, dans la mesure où ils étaient constitués d’atomes d’hydrogène et d’oxygène. L’océan était pour eux source de nourriture, et les organismes des Voyageurs se décuplaient, se propageaient à une vitesse vertigineuse.

Alors qu’ils se multipliaient, ils commencèrent à éviter les eaux côtières riches en diatomées. Leur rôle, au sein de l’écologie océanique, n’était que temporaire et il devait toujours rester suffisamment de phytoplancton pour nourrir la faune marine. Aussi les organismes se cantonnèrent-ils dans les eaux éloignées des terres et moins riches en éléments nutritifs.

Ils devinrent si nombreux cet automne-là que, par endroits, ils couvraient la surface de l’eau en nappes cristallines étendues sur des centaines de kilomètres, leurs robes opalines créant d’iridescentes arabesques d’arcs-en-ciel.

Alors ils entreprirent la mission qui leur avait été confiée : ils se mirent à absorber le carbone contenu dans l’atmosphère, comme le fait le phytoplancton, mais plus efficacement encore – avec voracité.

Les océans nettoyaient l’air de son gaz carbonique.


La population terrestre s’allégeait de jour en jour.

Dans le Monde supérieur, si la notion du mal existait encore, plus rien n’était interdit. Les inhibitions acquises au cours de milliers de générations avaient été balayées par Contact. Les derniers adorateurs de la chair célébraient leur corps alors même que celui-ci devenait pâle et aérien.

Ils dansaient au son d’une musique silencieuse dans des mosquées abandonnées, faisaient l’amour sur d’infinies variations à l’ombre des cathédrales, riaient, s’étreignaient et quittaient leurs corps à la lueur des couchers de soleil arabes, des zéniths orientaux et des aurores africaines.

Chaque jour, ils se fondaient par milliers dans le Monde supérieur. Et leurs peaux abandonnées, telles des armées fantômes, hantaient les rues de Djakarta, de Pékin, de Reykjavik et de Buenos Aires, jusqu’à ce qu’elles se délitent en une fine poussière que le vent charriait et emportait sous d’autres cieux.


Matt Wheeler prit un cahier d’écolier à la papeterie Delisle – là où Miriam Flett s’approvisionnait en colle et en cutters avant que l’Observer ne cesse ses publications – et commença la rédaction d’un journal.


D’après Rachel, tout le monde a vécu une seconde naissance au moment de Contact. Ils sont en quelque sorte entrés dans un nouvel état d’être. Ce n’est pas le Jugement dernieraucun péché n’est puni. Ce n’est pas non plus le paradis judéo-chrétien. Ça ressemblerait davantage à l’âge d’or des anciens Grecs, quand les hommes étaient à ce point religieux qu’ils fraternisaient avec les dieux.

« Tout est pardonné, disait Rachel. Rien n’est oublié. »

J’essaie de m’en convaincre. L’idée est noble. Mais que signifie-t-elle réellement ? J’ai du mal à imaginer des types avec cravates Saint-Laurent et montres Cartier en train de communier spirituellement avec des paysans du tiers monde. Ou, pire, des assassins qui battaient leurs enfants à mort jouissant maintenant de la vie éternelle. Le nirvana pour les meurtriers. Les bourreaux survivant à leurs victimespour l’éternité.

À moins qu’ils n’aient changé, ce n’est pas juste. Et s’ils ont changé de façon aussi radicale, ce n’est pas humain.

Rachel l’avait reconnu. Le bagage humain est trop infâme pour qu’on l’emporte dans une nouvelle vie.

D’après ce qu’elle disait, la vraie punition pour ces gens est de comprendre ce qu’ils ont étéde le comprendre vraiment, de tout leur être. Je suppose que c’est possible, même s’il est difficile de le concevoir. Pour elle, bien sûr, je m’efforce de m’en convaincre.


Il mordilla pensivement le bout de son stylo. Il était sans doute temps de poser les vraies questions. L’heure n’était plus à la fuite.


Et ceux qui ont décidé de rester sur Terre ? Pour quelle raison a-t-il été nécessaire ou possible pour nous de refuser l’immortalité ? Pourquoi sommes-nous ici ?

Aucun d’entre nous ne semble sortir de l’ordinaire, de quelque manière que ce soit. Ce serait plutôt le contraire, en fait.

Qu’avons-nous de plus que les autres ?

Qu’avons-nous de moins ?


Le lendemain matin, Beth Porter appela pour lui faire part de son intention d’être infirmière. Accepterait-il de l’aider ?

Il lui fit répéter sa question. Il n’avait pas beaucoup fermé l’œil de la nuit… Les nuits perturbées et les repas espacés ne favorisaient guère la lucidité d’esprit. Il avait perdu sept kilos depuis le mois de novembre. Le reflet qu’il surprenait parfois quand il passait devant un miroir le choquait. Cet homme aux yeux creux, amaigri, c’était bien lui ?

— Je pense que vous devriez m’apprendre à donner des soins, dit Beth. J’y ai beaucoup réfléchi. Vous êtes le seul docteur en ville, non ? Alors vous aurez peut-être besoin d’une assistante, un jour. Ne serait-ce que pour le cyclone qui s’annonce. Imaginons qu’il y ait beaucoup de blessés. Je pourrais au moins me rendre utile en appliquant des compresses ou en mettant des bandages.

Il ferma les yeux.

— Beth… ce souci d’autrui t’honore, mais…

— Ce n’est pas un moyen détourné pour vous draguer, Matt. J’espère que vous ne pensez pas ça de moi.

Un temps.

— Je suis sérieuse. Je me sens complètement inutile, dans ma chambre d’hôtel, à ne rien faire.

Matt se frotta la tempe et soupira.

— Tu connais la réanimation cardio-respiratoire ?

— Je l’ai déjà vu faire à la télé. Mais je ne serais pas capable de la pratiquer moi-même, non.

— Ce serait peut-être une bonne entrée en matière pour des cours pratiques.


Joey Commoner utilisa la mini-caméra vidéo qu’il avait volée chez les Newcomb pour filmer Buchanan.

Comme tout le monde, il était au courant de l’arrivée imminente du cyclone. S’il était aussi violent qu’on le prétendait, il risquait de ne plus rester grand-chose de Buchanan après son passage. Il n’avait jamais aimé ce patelin moche et triste, mais l’idée de l’immortaliser sur vidéo le séduisait. Joey Commoner, le dernier historien de la ville.

Il conduisait sa moto d’une main, et de l’autre filmait les rues de Buchanan, lentement afin d’enregistrer tous les détails.

Les images qu’il passa ensuite sur sa télévision le mirent mal à l’aise : des rues vides qui tressautaient chaque fois qu’il roulait dans une ornière, des vitrines vides, des trottoirs vides, des bâtiments vides aux façades battues par la pluie froide d’hiver. Tout était vide.

Du coup, il se sentit bizarrement seul. Le genre de sentiment qu’on peut avoir quand on passe une nuit enfermé dans un musée de cire avec les mannequins pour seule compagnie.

Il eut envie d’aller prendre son poste devant la radio chez Tom Kindle. Mais depuis que les grandes villes avaient commencé leurs migrations, il avait été évincé de la radio par Kindle, Ganish et ce connard de Chuck Makepeace. Donne-moi le micro, ce n’est plus un jeu, maintenant… Alors, merde. De toute façon, il en avait sa claque, de la radio. Il avait mieux à faire que de décrypter le charabia de gens même pas capables de causer correctement l’anglais.

Il filma quelques endroits importants : son appartement ; sa rue ; celle où Beth avait vécu ; le motel où elle s’était installée.

Dissimulé derrière un panneau publicitaire, il la filma qui montait dans une Volkswagen blanche et partait en direction du centre.

Beth n’avait pas de permis. Elle n’avait commencé à tenir un volant que depuis Contact, et sa façon spasmodique de conduire, sauts de puce et coups de frein, prêtait à rire.

Où allait-elle, à propos ?

Il regarda pensivement sa voiture disparaître au coin de la rue.

Elle allait peut-être faire des courses. Intrigué, Joey attendit quelques instants avant de la suivre sur sa Yamaha. Il jeta un coup d’œil sur le parking du centre commercial. Pas de Volkswagen en vue.

Alors ? Elle allait voir quelqu’un ?

Qui ?

Les soupçons germèrent dans l’esprit de Joey.

Non qu’il s’intéressât à ce qu’elle faisait. Il ne l’avait pas beaucoup vue, dernièrement. Il aurait même eu du mal à déterminer si elle comptait, ou si elle avait un jour compté pour lui. À part quelques bons vendredis soir…

Mais il se rappelait les lents strip-teases qu’elle lui réservait, cocktails explosifs d’audace et de timidité. Il la revoyait en train d’ôter un vieux T-shirt dans la chambre sombre et de déboutonner son jean sans le quitter des yeux. Son ventre se contracta à ce souvenir. Pas de désir, non. De peur, plutôt.

Il passa devant chez Kindle, puis devant l’affreux petit pavillon de Bob Ganish.

Pas de Volkswagen.

Il monta ensuite vers la colline où habitait Matt Wheeler.

La voiture blanche était garée devant.

Joey rangea sa moto dans un garage à cinquante mètres de là et s’approcha de la maison en longeant la haie de thuyas du voisin. Le zoom de la caméra braqué sur la maison, il chercha à espionner, mais tous les stores avaient été baissés.

Il attendit près de deux heures que Beth sorte enfin. Ses joues étaient suspicieusement roses.

Il la filma qui remontait dans sa voiture et reprenait la route en cahotant.

Salope.


Une des dernières choses que Tom Kindle descendît de sa cabane fut son fusil Remington, un modèle vieillot mais solide comme un chêne.

Il ne l’avait pas beaucoup utilisé, ces dernières années. Chasser dans les forêts avait perdu de son charme ; trop de chasseurs du dimanche envahissaient ce qui avait été à une époque un territoire relativement protégé. Tous les automnes, les bois se peuplaient d’une armée de comptables et de cadres supérieurs, veste de treillis neuve et amidonnée sur le dos, en mal d’aventure et de sensations fortes. Dangereux. Bien trop dangereux pour Kindle qui n’avait aucune envie de servir de gibier à des zigotos qui portaient leurs munitions dans un petit sac Cardin.

Mais cette histoire de cyclone et d’exode le rendait nerveux. Il était donc allé chercher son Remington et des balles pour faire quelques cartons sur le tronc mort d’un vieil orme à l’arrière de son nouveau domicile.

Les détonations claquèrent, dérangeant l’air immobile. L’écorce sèche sauta. Kindle fut plutôt satisfait de sa précision, même après toutes ces années sans entraînement. Mais le recul du fusil était plus dur qu’il ne s’en souvenait. Évidemment, ce n’était pas le fusil qui était en cause. Inutile de se cacher la tête dans le sable ; il se faisait vieux, voilà tout. Il devenait plus douillet, se couchait de bonne heure et pissait de plus en plus souvent. En un mot : vieux.

Pour tirer, il portait les lunettes qu’il avait achetées deux ans plus tôt. Mais sa légère myopie ne semblait pas s’être aggravée. Tant mieux, parce que où irait-il trouver un opticien, maintenant ? Dans leur paradis ?

Il visa un endroit du tronc dénudé, pressa sur la gâchette et manqua sa cible d’une bonne dizaine de centimètres.

— Merde de merde, grommela-t-il en massant son épaule endolorie.

Il aurait pu retourner dans la maison où Chuck Makepeace discutait sur les ondes avec Avery Price, le gars de Boston. Mais Kindle voyait d’un mauvais œil ce voyage en Ohio. Tout le monde voulait y aller, d’un seul coup. C’était la Terre promise. Pire, c’était l’endroit où les Serveurs les expédiaient. Boston et Toronto emmenaient un Serveur pour les guider, imités sans doute par une pléthore de petites villes comme Buchanan.

Pour les guider – ou pour les conduire comme un troupeau de moutons, plutôt. Les derniers survivants humains allaient être parqués au même endroit, en tout cas pour l’Amérique du Nord. Kindle supposait qu’il existait des lieux de rassemblement similaires sur les autres continents. Des réserves. Des camps.

Non, l’idée ne lui disait vraiment rien qui vaille.

Oh, il ne doutait pas un instant que les Serveurs tiendraient leurs promesses. Tout le monde serait à l’abri de la tempête ; la terre serait fertile et le ciel toujours bleu. On s’occuperait bien d’eux.

Comme on le fait du bétail.

Un bon fermier s’occupe toujours bien de ses vaches et de ses moutons.

Jusqu’au jour où il les emmène à l’abattoir.

Il logea trois autres balles dans le tronc à moitié pourri, mais dut s’arrêter. Son épaule semblait sur le point de se déboîter.

Le ciel était clair, d’un bleu lumineux zébré de quelques nuages filandreux. L’air était chargé de senteurs salées. Des brumes s’élevaient sur l’océan tous les matins depuis une semaine. Le soleil se couchait dans des camaïeux explosifs de rouges et d’ors.

Si ses vieux os avaient le pouvoir de prédire le temps, songea Kindle, alors il se préparait un sacré grain. Il y avait déjà plusieurs nuits qu’il dormait mal. Ce matin, il s’était même réveillé baigné d’une sueur froide. Son corps était tendu, comme arc-bouté contre quelque danger latent.

Plissant les yeux, il se tourna vers la baie. L’eau était un peu houleuse ; de petits nuages floconnaient au-dessus des vagues, charriés par une brise fraîche.

L’océan, songea-t-il.

Crénom de Dieu. Quelle connerie avait-on faite, là-bas ?


Les tempêtes déferlaient déjà sur la côte Est quand le président des États-Unis décida de quitter la Maison-Blanche.

Il était le seul occupant de la vaste demeure. La première dame d’Amérique avait abandonné son corps depuis déjà plusieurs semaines. Elizabeth avait dès le départ été fascinée par le Monde supérieur et avide de l’explorer ; une impatience que William comprenait parfaitement. De plus, elle n’avait jamais aimé le mauvais temps. Les éclairs l’effrayaient.

William, en revanche, avait toujours adoré les tempêtes et admiré les orages.

Il était conscient, pourtant, qu’ils seraient nombreux, parmi les derniers mortels, à trouver la mort dans ces cyclones qui avaient déjà provoqué tant de dégâts. Et ce malgré les efforts louables des Serveurs. Mais les sens demeuraient imperméables à de telles considérations. William, c’était plus fort que lui, sentait son pouls s’accélérer et l’excitation monter en lui au moindre nimbus venant occulter le soleil.

En l’occurrence, cependant, ce n’était pas pour le gros temps que William s’était attardé sur Terre, mais pour le pays – cette nation qu’il avait à une époque gouvernée.

C’était cette raison qui l’avait poussé à s’accrocher quelque temps encore à son corps de chair, même après qu’Elizabeth fut partie dans le Vaisseau-Home. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas réellement absente ; un peu moins accessible, sans plus.

Seule une petite minorité de Contactés avaient gardé leur corps et beaucoup, comme William, l’avaient transformé d’une manière ou d’une autre.

Après tout, il serait stupide de courir la campagne dans l’enveloppe fripée et décatie d’un vieillard.

En conséquence, William dormit une semaine d’affilée ; pendant son sommeil, les néocytes modifièrent certains programmes génétiques et accélérèrent la multiplication de ses cellules. Il se réveilla beaucoup plus léger qu’il ne l’avait été. Et beaucoup plus jeune.

Dans le miroir, il rencontra le visage d’un garçon qu’il n’avait pas vu depuis l’année où les Alliés étaient entrés à Berlin.

Quel âge pouvait-il avoir ? Douze ans ? Treize ?

En prévision de cette métamorphose, William s’était procuré des vêtements à sa taille avant de s’endormir. Il enfila le jean, le T-shirt et des baskets neuves – dans lesquelles il flottait un peu. Il avait surestimé la taille de ses pieds.

Mais quelle sensation fabuleuse. Il se sentait remis à neuf. Une nouvelle naissance.

Il avait envie de courir ; il avait une faim de loup. La Maison-Blanche lui apparaissait soudain plus grande et plus ridicule que jamais, et il n’eut de cesse qu’il n’ait tourné le dos à tout ce mobilier guindé et ces témoignages d’un temps révolu. Il songea aux kilomètres de routes, de champs, de forêts qui l’attendaient ; à ce continent long comme une plage déserte.

Il éclata d’un rire d’enfant et descendit en courant les marches du grand escalier.

Le ciel, ce jour-là, était lourd de nuages cendrés.


Au mois de janvier, l’albédo de la planète s’était considérablement accru.

Les organismes créés par les Voyageurs recouvraient désormais les mers tropicales. Les rayons du soleil venaient rebondir sur cette dentelle de cristal au-dessus de laquelle des coupoles d’air lourd d’humidité perçaient la troposphère. Des nuages générés par les convections, en forme de poings, s’élevaient pour s’épanouir en corolles de cirro-stratus.

De l’espace, les tropiques ressemblaient à une image fractale, un tourbillon de volutes sortant d’innombrables et invisibles lampes d’Aladin.

Des dépressions individuelles se détachèrent et, emportées par les vents dominants, se rétractèrent brusquement en pénétrant les latitudes plus froides.

Certaines empruntèrent les vents de mousson d’Inde et d’Asie.

Certaines empruntèrent les courants équatoriaux d’Australie et d’Afrique.

Certaines suivirent le Gulf Stream et longèrent les côtes baignées par l’Atlantique.

Certaines empruntèrent le courant Kurioshio en direction du Japon, puis virèrent vers l’est, reprirent de la vitesse au-dessus du Pacifique Nord réchauffé par le phytoplancton et, tels des géants lourds et paresseux, se tournèrent enfin vers la côte Ouest de l’Amérique du Nord.

24 Déluge

Le cyclone cessa progressivement d’être une menace distante pour devenir une lourde épée de Damoclès suspendue dans le ciel nuageux de Buchanan.

Matt requit l’aide des hommes pour clouer des planches sur toutes les fenêtres du rez-de-chaussée de l’hôpital et protéger les vitres au moyen de larges bandes de Scotch. Solidement campé au milieu d’un bouquet d’épicéas, le bâtiment présentait l’avantage d’être relativement neuf et équipé, au sous-sol, d’un groupe électrogène, d’une bibliothèque, d’une blanchisserie, d’une cuisine et d’une cafétéria.

Matt décida d’installer tout le monde dans la cafétéria. Un choix purement fonctionnel. La salle carrée, peinte en saumon, manquait de la plus élémentaire gaieté. Mais elle était spacieuse et éloignée des murs extérieurs. Les tables furent rassemblées dans le fond afin d’installer les matelas. D’après le Serveur, en ce premier jeudi de mars, le cyclone serait là d’ici à un jour ou deux. Matt se considérait comme prêt. L’abri était aussi sûr que possible et bien approvisionné. Chacun avait déjà commencé à apporter ses affaires, ainsi que les choses auxquelles il tenait particulièrement : photographies, souvenirs, objets précieux…

Abby Cushman servait de coordinatrice. Elle restait en étroite liaison avec les neuf membres du comité qu’elle tenait au courant des dernières informations fournies par le Serveur. D’un commun accord avec Matt, il fut décidé que tout le monde devrait être définitivement claquemuré dans la cafétéria le vendredi à 18 heures précises.

— À propos, j’ai appris, pour Rachel, Matt, dit-elle. Je suis sincèrement désolée.

Matt accepta sa sympathie. Abby avait récemment perdu son mari et ses deux petits-fils, partis vers ce que Rachel nommait le Monde supérieur. Quelque chose de doux, de réconfortant passa entre eux l’espace d’un instant, puis Matt fut sans ménagements rappelé à l’ordre par Bob Ganish qui venait de finir son rouleau de Scotch.

— Demain, à 18 heures, dit Abby. Et qu’il n’en manque pas un à l’appel !


Le cyclone fut précédé d’étranges bourrasques d’air chaud, de brusques averses et de nuages noirs filant à grande vitesse dans le ciel bas.

Matt s’était attendu à quelque chose de soudain, bref et violent comme un orage de printemps. Kindle, qui apportait les conserves de la cuisine, le détrompa : il était loin du compte. Un cyclone – qui sait si ce ne serait pas quelque chose de plus violent encore – était à l’orage de printemps ce que la bombe atomique était à l’obus de 14. Il s’agissait d’un tourbillon de plusieurs kilomètres de large, plus intense à mesure qu’on se rapprochait du centre : l’œil. Il ne leur tomberait pas dessus d’un seul coup. Mais il se manifesterait rapidement tout de même. Insidieusement.

Vendredi après-midi, Matt rassembla quelques affaires chez lui – l’album familial que Rachel avait tant chéri, les lettres de Celeste, des vêtements de rechange. Ce n’était pas grand-chose, mais ce choix se révéla plus difficile et douloureux qu’il ne l’avait imaginé. Sa montre marquait 16 h 45 quand il referma le coffre plein de la voiture pour prendre la route.

Les rafales de vent l’obligeaient à se cramponner fermement au volant. Les nuages affluaient de l’océan, et les vagues étaient couvertes d’une écume aussi épaisse qu’une couche de crème chantilly. Les branches d’arbres jonchaient déjà les routes.

Il se gara devant l’arrivée des urgences mais fut malgré tout trempé avant d’avoir pu mettre ses deux cartons d’affaires personnelles à l’abri. La pluie était glacée et le vent si fort qu’il dut s’appuyer de tout son poids pour refermer la porte.

La cafétéria, au contraire, était agréablement chaude et animée. Il se sentit curieusement réconforté par la présence des autres et le brouhaha de leurs voix. Encore une heure et quart et le couvre-feu décrété par Abby entrerait en vigueur. Une fois que tout le monde serait là, songea Matt, ils pourraient consolider la porte en y clouant au besoin quelques planches. Il chercha Abby des yeux. Elle était au téléphone. Rencontrant son regard, elle lui fit signe d’approcher.

— C’est Miriam Flett, dit-elle. Elle ne veut pas sortir de chez elle, elle a peur de conduire par ce temps. Elle affirme qu’elle sera en sécurité, dans sa maison.

Matt regarda rapidement sa montre.

— Et si on envoie quelqu’un la prendre ? Elle acceptera de venir jusqu’ici ?

— Matt, vous croyez qu’on a le temps ? Le cyclone se rapproche à toute vitesse.

— Demandez-lui si elle est d’accord.

Abby reprit l’appareil.

— Miriam ? Et si quelqu’un venait vous chercher ? Il n’est pas certain du tout que votre maison soit assez solide. Non, non, ce n’est pas seulement le vent, Miriam. On a affaire à un cyclone, c’est-à-dire que ce sera d’une violence inouïe, avec en plus des risques d’inondation. Vous n’êtes peut-être pas assez loin du fleuve. Oui, je sais, mais… bien sûr, mais… si quelqu’un vient vous prendre ?

17 h 50.

Abby couvrit le téléphone.

— Elle est d’accord, mais elle veut savoir qui viendrait.

— Dites-lui que je serai là dans dix minutes.

— Matt ? Vous êtes sûr ?

Il haussa les épaules.

— Je suis déjà trempé…

— Soyez prudent, en tout cas. On n’a pas les moyens de perdre notre seul médecin.

— Prévenez Miriam qu’elle soit fin prête.

— D’accord. On attendra votre retour pour se barricader.

— O.K. Mais si vous devez le faire avant, allez-y.


En temps normal, cinq minutes auraient suffi pour se rendre de l’hôpital à Bellfountain Avenue. Matt avait estimé qu’il lui en faudrait le double en raison du vent. Une fois dehors, il douta de son estimation. C’était peut-être bien vingt minutes qu’il mettrait pour arriver chez Miriam.

Aux alentours de Commercial Avenue, il dut s’arrêter. Un énorme Douglas, tombé en travers de la route, étalait sa robe vert sombre sur le parking désert du centre commercial. Matt n’avait pas le choix : le détour s’imposait. Court, heureusement. Il fit marche arrière, en sueur malgré le froid.

L’arbre déraciné avait rendu le danger imminent bien réel. Matt avait toujours adoré les orages. Particulièrement ceux qui éclataient en pleine nuit au-dessus du mont Buchanan, qui illuminaient ses flancs et découpaient les cimes des arbres sur un ciel tourmenté. Aussi inconscient et puéril que cela puisse paraître, il avait peut-être éprouvé le même genre d’excitation à la perspective du cyclone.

Mais cet arbre avait refroidi net son enthousiasme. Il n’était pas question d’un orage, cette fois, mais d’un vortex gros comme une montagne, avec le pouvoir d’arracher, de souffler, de renverser, de détruire. Il pourrait soulever sa voiture et la cracher dans les airs aussi aisément qu’un noyau de cerise. Il avait déjà abattu cet arbre, et la vraie tempête n’avait même pas encore débuté. Pour l’instant, ils n’avaient eu droit qu’aux hors-d’œuvre, à un aimable prélude.

Il roulait en pleins phares ; les dernières lueurs du jour avaient été englouties dans le ciel d’encre. Les réverbères essayaient vaillamment de combattre une obscurité plus épaisse à chaque minute. Toutes les maisons tournaient vers lui leurs fenêtres aveugles. Les Contactés avaient soigneusement éteint les lumières avant de partir, un souci aussi curieux que la façon dont ils s’étaient envolés.

Alors qu’il remontait la rue familière d’un quartier résidentiel, il fut surpris de voir une maison complètement éclairée, grosse tache jaune lumineuse dans la confusion ténébreuse de cette nuit prématurée. Il le fut plus encore en reconnaissant le pavillon où Jim et Lillian Bix avaient vécu depuis plus de dix ans.

Il regarda nerveusement sa montre, hésita un instant, puis s’arrêta le long du trottoir.

La maison n’était même pas protégée contre le cyclone. Aucune fenêtre n’avait été barricadée ; les volets n’étaient même pas fermés. Matt espéra que ces lumières relevaient uniquement d’un oubli. L’exception qui confirmerait la règle. Mais il saisit une ombre passant devant le rideau, un mouvement furtif qui le convainquit de quitter l’abri de sa voiture.

En soupirant, il ouvrit la portière. En deux secondes, il fut trempé jusqu’aux os ; la pluie drue transperçait son manteau, s’infiltrait dans ses bottes. Il gravit en deux bonds les quelques marches du perron et sonna. Attendit, et sonna encore.

Jim Bix ouvrit la porte.

Matt ne l’avait pas revu depuis leur discussion un peu vive à propos de la grossesse de Lillian. Jim avait expliqué que Lillian n’avait pas besoin de suivi médical, les Voyageurs s’occupaient d’elle. Et il s’était ensuite coupé la main, et Matt avait vu, horrifié, couler son sang épais et brunâtre.

À présent, il se retrouvait nez à nez avec lui. Plus grand et laid que jamais, et inhumainement pâle. Sa peau était une fine membrane transparente tendue sur des os aussi délicats que de la nacre. Ses yeux, sertis dans leurs godets de porcelaine, ressemblaient à des billes de verre poussiéreuses, comme si le bleu des iris avait déteint sur le blanc. Les pupilles restaient fixes ; deux puits sombres sans fond.

Matt songea à la peau vide qu’il avait étudiée chez Tom Kindle. Apparemment, Jim n’était pas loin de finir dans le même état.

— Merci de t’être arrêté, dit Jim.

Sa voix évoquait le bruissement du parchemin. Un murmure rauque.

— Mais ce n’était pas la peine, Matt. Tu devrais aller te mettre à l’abri.

— Toi aussi.

— Nous n’avons besoin de rien, je t’assure.

— Lillian est là ?

Jim hésita. Sa frêle silhouette empêchait Matt d’entrer.

— Lillian ? appela Matt. Vous allez bien ?

Pas de réponse. S’il y en avait eu une, les mugissements du vent l’avaient étouffée.

Lillian était normalement à trois mois du terme de sa grossesse.

— L’enfant, dit Matt. C’est pour ça que vous êtes encore ici alors que tous les autres sont partis ? Jim, pour l’amour du ciel, c’est à cause du bébé ?

L’être diaphane le fixait de ses yeux insondables sans répondre. Angoissé, Matt le bouscula pour entrer. Au passage, il ressentit son affreuse fragilité. Impression de corps creux derrière les côtes.

— Lillian ?

— Matt, dit Jim, il serait préférable que tu t’en ailles. Tu veux bien ?

— Je veux voir Lillian.

— Elle n’a pas besoin de soins médicaux.

— C’est toi qui le dis. Je ne l’ai pas examinée depuis Contact.

— Matt… tu as raison. C’est le bébé qui nous a retenus. Lillian voulait aller au bout de sa grossesse. Mais avec le cyclone, on peut difficilement s’attarder plus longtemps. Tu tombes très mal ; on a besoin d’intimité, tu comprends ? Je t’en prie, va-t’en.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Elle est en train d’accoucher ?

— Pas exactement. Nous…

— Où est-elle ?

— Matt, n’insiste pas ; tu le regretterais.

La porte d’entrée était toujours ouverte. Au loin, quelque part dans la rue, une vitre éclata sous la pression du vent.

Matt éprouva le besoin impérieux de voir Lillian, de lui parler. Ou du moins de savoir ce qu’il était advenu d’elle, de découvrir par lui-même les transformations monstrueuses qu’elle avait dû subir. Peut-être n’était-ce pas raisonnable, en effet. Tant pis. Elle était sa patiente, après tout.

— Lillian ?

Il passa la tête dans la cuisine. Personne.

— Lillian ! cria-t-il en bas de l’escalier.

Jim, trop faible pour s’opposer à Matt, le regarda avec une infinie tristesse dans ses yeux caves.

— Matt, par pitié, arrête. Elle est dans la chambre au bout du couloir.

Matt s’y précipita et ouvrit la porte à toute volée.

Lillian était sur le lit, nue.

Ses côtes saillaient de sa peau délicate, et ses yeux avaient la fixité étrange de ceux de son mari.

Ses jambes étaient écartées, en position de parturiente. Il n’y avait pas de sang, mais Matt, horrifié, s’aperçut qu’elle avait mis quelque chose au monde.

Son dégoût fut promptement balayé par une immense compassion. Lillian avait tant souhaité cet enfant. Il releva les yeux vers elle dont le visage diaphane n’exprimait rien. Pas le moindre sentiment.

— Lillian, murmura-t-il. Mon Dieu…

— Matt, répondit-elle calmement. Vous ne comprenez pas. Ce n’est pas le bébé. Ce n’est qu’une enveloppe vide. L’enfant est avec nous. Il l’est déjà depuis quelques mois. C’est un garçon. Il est vivant, Matt. Vous comprenez ?

Elle se frappa la tête du bout des doigts.

— Il vit ici.

Elle ouvrit les bras.

— Et là.

Le Monde supérieur.

Ses lèvres esquissèrent un mince sourire.

— Nous l’avons appelé Matthew.


Miriam le guettait par la fenêtre. Petite silhouette voûtée, elle lui ouvrit sitôt qu’il arriva devant sa porte. Matt, déformation professionnelle, diagnostiqua une légère ostéoporose.

— Vous êtes en retard, dit-elle sévèrement.

— J’ai eu des problèmes pour venir jusqu’ici.

— Vous êtes blanc comme un linge, docteur Wheeler. Vous êtes malade ?

— Miriam, il est possible que je le sois, mais le moment est mal choisi pour en discuter. Il faut qu’on regagne l’hôpital au plus vite.

— J’ai dit à Abby au téléphone que je ne craignais rien, ici.

Matt ne voulut rien entendre. Pas le temps de bavarder.

— Ce sont vos bagages ?

Deux valises en similicuir gris.

— Oui.

Il les souleva.

— Bon, d’accord, soupira-t-elle. Mais elles sont lourdes. Faites attention.

Il les transporta jusqu’au coffre et revint pour l’aider à enfiler un ciré jaune vif. Il lui prenait le bras pour l’entraîner dehors quand elle s’immobilisa.

— Mes albums !

— Miriam, nous n’avons plus le temps !

— On aurait eu le temps si vous n’étiez pas arrivé en retard !

Elle tapa du pied.

— Je ne partirai pas d’ici sans mes albums.

Matt leva les yeux au ciel. Combien leur faudrait-il de temps pour rejoindre l’hôpital ? Et si les routes étaient bloquées ?

— Nom de Dieu, Miriam, si on ne se…

— Ce n’est pas une raison pour blasphémer ! hurla-t-elle pour couvrir le hurlement du vent.

Il ferma les yeux, s’armant de patience.

— Où sont-ils ?

— Quoi ?

— Vos albums ! Où sont-ils ?

Elle le conduisit à la cuisine, où régnait un calme tout relatif, et montra l’étagère de classeurs bourrés de coupures de journaux, au point que leur lanière, telle une ceinture sur un ventre replet, paraissait à deux doigts de craquer.

Matt les prit tous à la fois dans les bras. Un exploit.

— Non ! s’écria Miriam. Ils vont être mouillés !

— Je peux difficilement faire cesser la pluie.

— Ne soyez pas insolent. Tenez…

Elle retira son ciré et en enveloppa les albums.

— Miriam… vous allez être trempée.

— Je sécherai.

Ils coururent jusqu’à la voiture où Matt déposa les albums aux pieds de Miriam. Elle referma aussitôt la portière pour protéger ses précieux classeurs, si vite qu’elle manqua de peu de sectionner les doigts de Matt.

Une fois derrière le volant, il lui recommanda de boucler sa ceinture.

— Vous avez appelé Abby ? demanda-t-il en démarrant. Elle doit s’inquiéter.

Les essuie-glaces s’agitaient inutilement pour combattre le déluge.

— J’ai essayé, mais le téléphone a été coupé il y a une vingtaine de minutes. Docteur Wheeler, je peux vous demander pourquoi vous êtes arrivé si en retard ?

— Croyez-moi, Miriam, il vaut bien mieux que vous restiez dans l’ignorance.

Elle l’examina un instant par-dessus le bord de ses lunettes, puis se tourna, rigide, vers la route ténébreuse.

— Vous avez peut-être raison.


Il prit une route différente pour le retour. Plus longue, mais qui évitait le port probablement inondé. La route grimpait le long du mont Buchanan et la voiture la gravit péniblement, malmenée par les rafales qui soufflaient sur le flanc de la colline avec une force démoniaque. La plupart des maisons n’avaient plus de vitres et le bitume était par endroits couvert de verre brisé. Le vent charriait une foule d’objets disparates : poubelles, cartons, branches, pots de fleurs…

Au moment où, arrivée au sommet du mont, la voiture amorçait sa descente vers le quartier de l’hôpital, la pluie s’apaisa brusquement. Matt jeta un coup d’œil vers l’ouest. Les nuages, qui filaient au-dessus d’eux à une allure étourdissante, s’étaient brièvement écartés. Il put apercevoir la marina recouverte par une onde furieuse et les coques des voiliers retournés qui se balançaient au niveau des toits. La baie ressemblait à un immense chaudron ; au loin, des vagues hautes comme des arbres s’acharnaient sur la pointe sud de l’île aux Crabes. La dernière lueur du jour semblait venir de l’ouest – peut-être du cyclone lui-même. Une luminosité pâle. Étrange.

Il reporta son attention sur la route et fit une brusque embardée pour éviter le tronc d’un jeune pin qui roulait vers lui.

— Mon Dieu ! s’exclama soudain Miriam. Regardez ça !

À contrecœur, il se tourna de nouveau vers l’ouest.

Au large, le ciel noir commençait à plonger.

D’énormes nuages d’ébène amorçaient une lente spirale vers l’océan ; derrière eux, des écharpes de fumée attendaient d’être aspirées à leur tour.

Des trombes, songea Matt. Il en dénombra cinq. La façon dont elles se mouvaient était fascinante, hypnotique. Il y avait quelque chose d’effrayant dans le mouvement rythmé de ces écharpes effilochées ; elles cinglaient le ciel comme la queue d’un chat contrarié, soulevant des masses d’eau qui retombaient en pluie diffuse. Et ces tourbillons se dirigeaient vers la source lumineuse. Vers la côte.

Un violent rideau de pluie occulta le spectacle.

— Vous feriez peut-être mieux d’accélérer un peu, suggéra Miriam.


Tout aurait été supportable, de l’avis d’Abby Cushman, n’étaient les conduits de ventilation.

Le cyclone était bien trop violent, il arrivait encore plus vite que prévu. Et Matt Wheeler qui se trouvait toujours dans la nature ; il n’était même pas arrivé chez Miriam quand la ligne de téléphone avait été coupée. Et puis les lumières avaient commencé à flancher ; Tom Kindle s’était hâté d’aller mettre le groupe électrogène en route, abandonnant Abby dans l’obscurité avec six personnes plus ou moins terrifiées. Jusque-là, elle en avait pris son parti ; mais il avait fallu que le bruit s’en mêle.

Elle n’avait bien sûr aucune idée de la façon dont fonctionnait le système d’aération de l’hôpital, si ce n’est que plusieurs conduits couraient au plafond, au-dessus des néons, conduits dans lequel le vent s’engouffrait maintenant pour jouer un air de cornemuse. Une énorme cornemuse pour géants mélomanes, produisant des sons trop fondamentaux pour l’oreille humaine et uniquement perceptibles, à l’instar de la peur, au creux de l’estomac.

Cet horrible concert avait débuté peu après 18 heures. D’abord tout doucement, presque un murmure. À mesure que le vent gagnait en vitesse et en force, une note aiguë se détacha par intermittence. Grinçante, mais encore tolérable.

Et puis le bruit s’amplifia ; ils eurent un moment l’impression d’être enfermés dans une cabine de douche, les robinets ouverts à fond. Ce furent ensuite d’autres sons, d’autres cris qui s’étiraient le long des tuyaux, particulièrement ce lugubre gémissement qui mettait Abby au supplice ; il évoquait les pleurs d’un enfant. Sans parler des crissements et grincements de toutes sortes, comme des feuilles de métal qu’on déchire, qu’on scie. Un martyre pour les tympans.

Elle supporta le tout stoïquement, et persista, quitte à se sentir un peu stupide, à servir des cafés tièdes aux six personnes recroquevillées au bout de leurs matelas, la tête rentrée dans les épaules.

Et puis Bob Ganish n’avait rien trouvé de mieux que de faire une crise de claustrophobie. La pièce était bien trop étroite, se plaignit-il d’une voix geignarde, surtout sans électricité ; avec pour seul éclairage la lueur blafarde de ces loupiotes de secours. En plus, on ne respirait plus.

Abby lui offrit de partager ses gâteaux secs avec lui et de changer de sujet. Il devait bien avoir quelques anecdotes cocasses à raconter sur sa carrière de vendeur chez Ford, non ? Et Bob de sourire nerveusement avant de se lancer dans l’histoire embrouillée d’une erreur de livraison à laquelle Abby ne comprit goutte, si ce n’est que Bob s’en sortait couvert de lauriers. Le monologue dura vingt minutes, montre en main. Avec toujours, en fond sonore, la symphonie en ut pour conduits et tuyaux, et la sensation croissante pour Abby que l’hystérie de Ganish, par un phénomène d’osmose, commençait à la gagner.

Et le Dr Wheeler qui ne revenait pas…

Après, il y eut l’affreux hurlement ; le cri qu’aurait pu pousser un brontosaure en se coinçant la queue – son petit-fils Alan avait été un passionné de l’ère préhistorique.

… et pour couronner le tout, ce fut le moment que choisit Paul Jacopetti pour faire son infarctus. C’était le bouquet !

Abby sursauta devant la soudaine agitation derrière elle. Elle se tourna brusquement, renversant son café sur le pantalon de Bob Ganish.

Jacopetti était allongé sur son matelas, les mains crispées sur son torse, le teint blafard. Il respirait rapidement, happant l’air.

Abby se précipita à son chevet.

— Paul ? Que se passe-t-il ?

— Une saloperie d’infarctus ! articula-t-il avec difficulté. Que croyez-vous que ce soit d’autre ?

Elle eut envie de le gifler. De le secouer. Pas maintenant ! Ce n’est ni le moment ni l’endroit, espèce d’idiot. Vous ferez votre infarctus un autre jour.

Elle refoula son agressivité et se contenta de demander, sur un ton qu’elle espérait amène :

— Vous avez une douleur dans la poitrine ?

— Oui. Ça fait un mal de chien.

Il ferma les yeux, le visage grimaçant.

Abby releva la tête. Tous faisaient cercle autour du matelas, leur attention fixée sur Jacopetti ou, pire, sur elle. Les tuyaux hurlaient. Abby entendit le bruit d’une vitre qui éclatait, peut-être au premier étage. Elle serra les dents ; son système nerveux était mis à rude épreuve.

— Je ne sais pas quoi faire, admit-elle à mi-voix, comme pour elle-même.

Puis, les nerfs à fleur de peau, elle répéta, plus fort :

— Je ne sais pas quoi faire ! Arrêtez de me regarder comme ça !

Une main se posa doucement sur son épaule et l’écarta du matelas. Celle de Beth Porter.

Abby, docilement, lui céda la place. Hébétée, elle regarda Beth qui s’agenouillait près de Jacopetti.

— Monsieur Jacopetti ? dit Beth. Vous m’entendez ?

Il ouvrit les yeux.

— Vous ?… Qu’est-ce que vous voulez ?

— Monsieur Jacopetti, il faut me dire ce qui ne va pas.

La douleur s’aggravait peut-être ; le ton de Jacopetti devint moins belliqueux.

— C’est ma poitrine… j’ai mal.

— Montrez-moi où.

Il leva la main et esquissa un cercle sur sa chemise, au-dessus du sternum.

— Là ? Au centre ?

Hochement de tête.

— Et votre bras ? Vous fait-il souffrir, aussi ?

— Non.

— Vous respirez bien ?

— Non. Je manque d’air.

Avec douceur, Beth repoussa la tête du malade en arrière afin de dégager le cou.

— Monsieur Jacopetti, excusez cette question personnelle, mais portez-vous un dentier ?

— Oui, répondit-il. Pourquoi ?

— Pourriez-vous le retirer ? C’est pour le cas où vous perdriez connaissance. Simple précaution.

Jacopetti ôta son dentier. Abby avait toujours plus ou moins craint cet homme – avec sa carrure de vieil athlète, sa voix de stentor, son détestable cynisme. Mais Jacopetti sans ses dents paraissait aussi inoffensif qu’un agneau. Ses joues se creusèrent soudain, son menton remonta ; il devenait un petit vieux cacochyme et pitoyable.

Jacopetti dut lire dans les pensées des témoins.

— Fous me faites fier, fulmina-t-il. Touf autant que fous êtes.

— Un peu d’air et de lumière ne nous ferait pas de mal, s’empressa de dire Beth. Si tout le monde pouvait s’asseoir…

Tout le monde s’assit. Abby resta malgré tout près de Beth, contrariée de ne pas s’être montrée à la hauteur. Mais avec ce bruit qui lui vrillait les tempes…

— Monsieur Jacopetti, reprit Beth, avez-vous des nausées ?

Oui de la tête.

— Croyez-vous que vous pourriez vomir ?

— Peut-être.

— Quelqu’un pourrait-il apporter une serviette, en prévision ?

Chuck Makepeace se rua vers les toilettes.

— Écoutez-moi bien, monsieur Jacopetti… Avez-vous déjà ressenti cette douleur auparavant ?

— Pas auffi fort.

— Mais vous avez déjà eu une attaque de ce type ?

Un battement de paupières. Oui.

— Vous avez vu un docteur ?

— Non.

— Jusqu’à présent, la douleur est partie toute seule ?

— Oui.

— Très bien. C’est bon signe. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un infarctus. Je crois plutôt que nous avons affaire à une angine de poitrine. Votre douleur passera toute seule, là aussi, si vous restez tranquille.

Joey Commoner, adossé contre le mur, la considérait avec un étonnement hostile.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Chhht, fit Abby, qui eut droit à un regard teigneux.

Bob Ganish, à la faveur des événements, en avait oublié sa claustrophobie. Et son bon sens.

— Il serait plus à sa place dans un hôpital, déclara-t-il sans réfléchir.

— Ve fuis dans un hôpital, imbéfile ! rétorqua Jacopetti.

Ganish piqua un fard.

— Je voulais dire que… qu’il a besoin de soins appropriés.

Abby prit l’ex-vendeur à part.

— Vous avez raison, Bob, mais notre responsable des soins appropriés est pour l’instant perdu quelque part dans la tourmente. On va l’attendre sans s’énerver, d’accord ?

Elle regarda sa montre. 19 h 45. Jusqu’où irait le cyclone ? Jusqu’à la destruction de la ville ? L’œil du typhon, lui avait dit le Serveur, passerait sans doute directement sur Buchanan, et ce aux environs de minuit.

— Si seulement quelqu’un pouvait arrêter cet épouvantable vacarme, murmura-t-elle.


Matt avait la sensation d’être victime d’une étrange distorsion du temps. Plus la distance entre lui et sa destination se réduisait, plus il était contraint de ralentir.

La difficulté ne venait pas uniquement du vent, ou des réflexions acerbes de Miriam Flett, mais de la visibilité. Ou, pour être plus précis, de l’absence de visibilité.

Il faisait désormais nuit noire. La pluie tombait sans relâche, serrée et dense comme un épais brouillard. Elle transportait des particules microscopiques de sel et autre chose aussi, une sorte de poussière cristalline – quelque organisme marin, supposa Matt – qui obscurcissaient si complètement sa vision qu’il prit la rue Campbell, celle qui menait directement à l’hôpital, sans la moindre certitude d’avoir bifurqué au bon moment. Les phares, qui n’éclairaient guère plus qu’à un mètre cinquante, ne lui permettaient pas de se raccrocher au plus petit repère. Il roulait en longeant le côté droit de la route, cherchant à apercevoir le panneau qui signalait l’entrée de l’hôpital, et redoutant de l’avoir déjà passé.

Une rafale particulièrement puissante souleva la voiture qui se balança dangereusement. Miriam poussa une exclamation apeurée.

— J’aurais dû rester chez moi !

— Vous seriez probablement en train de barboter, à l’heure qu’il est. Essayez de ne pas paniquer, Miriam. Nous sommes presque arrivés, et nous serons en toute sécurité, à l’hôpital.

— Vous pouvez me le garantir ?

— Sur ma vie, Miriam.

— Très drôle, docteur Wheeler.

— Ça n’était pas destiné à l’être.

En désespoir de cause, il tourna sur le premier parking qui se présenta. Il ressemblait à celui de l’hôpital, avec ses arbustes de chaque côté de l’entrée.

Mais ce n’était pas l’hôpital. Il se rendit compte que l’allée tournait vers la gauche, et non l’inverse, et reconnut finalement la vitrine brisée de la pizzeria locale.

Miriam tenait ses mains bien serrées sur ses genoux ; ses doigts arthritiques semblaient noués les uns aux autres.

— Vous avez réservé une table ? demanda-t-elle avec un humour singulièrement dénué de gaieté.

Ce n’était pas l’hôpital, mais au moins Matt pouvait désormais se repérer. Il s’ingénia à se rappeler la situation de la pizzeria par rapport à l’hôpital. Il avait effectué ce trajet au moins deux fois par semaine depuis des années, mais à présent qu’il tentait de le reconstituer dans sa tête… Voyons : la pizzeria était-elle avant ou après l’hôpital ? Avant. Oui. Tout près ? Probablement. Mais à quelle distance, exactement ? Y avait-il un autre magasin sur le chemin ? Peut-être la boutique vidéo. Il s’arrêtait si rarement dans ces magasins qu’ils demeuraient très flous dans son esprit.

Il fit demi-tour, reprit la rue Campbell.

Miriam poussa un nouveau cri étouffé quand une grosse branche surgit de la nuit pour venir heurter la vitre arrière. Le verre s’étoila mais ne se brisa pas. Miriam marmonna quelques propos inintelligibles. Matt serra les dents et se cramponna de plus belle à son volant.

Il ralentit – pour autant qu’il le pût à une aussi faible allure – devant une nouvelle entrée de parking. Il échangea un bref coup d’œil avec Miriam, puis s’engagea sur le parking. L’accès semblait interminable. Matt songea un instant qu’il avait franchi un seuil du temps et qu’il s’enfonçait toujours plus avant dans un espace de pluie, de vent, de ténèbres, sans espoir de retour. Un trou noir. Il devait se faire violence pour ne pas regarder sa montre toutes les trente secondes afin d’évaluer sa progression. Soudain, il devint conscient de l’odeur âcre qui régnait dans la voiture – de sa propre sueur mêlée à l’odeur aigre de Miriam et du tissu mouillé.

Il fut soulagé quand un mur se dressa soudain devant eux, et plus encore quand il reconnut l’hôpital.

Il s’arrêta devant l’entrée des urgences.

— Merci, mon Dieu, soupira Miriam.

Matt coupa le moteur mais laissa les phares.

— Je vais venir vous ouvrir la portière. Attendez-moi.

Il redoutait de voir Miriam emportée par le vent.

Sa propre portière lui fut arrachée des mains sitôt qu’il l’ouvrit. Le vent rendait le moindre geste périlleux. Il la referma avant de contourner la voiture, s’accrochant au rétroviseur, aux poignées, au pare-chocs, à tout ce qui pouvait lui permettre de ne pas être lui-même soulevé par les rafales. Le cocktail vent-pluie l’aveuglait. Les yeux pratiquement fermés, dégoulinants, il avait l’impression que le monde n’était plus réduit qu’à quelques éléments : le vent, la voiture, le bitume mouillé sous ses pieds.

Il parvint enfin à la portière de Miriam qu’il dut maintenir de tout son poids afin qu’elle ne claque pas dans le sens inverse.

Arc-bouté contre la portière, il tendit la main à Miriam. Mais elle se recula. Matt se pencha dans l’étroit habitacle de la voiture où il put voir son visage à la faible lueur de la veilleuse.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Mes albums ! dit-elle.

Matt la regarda, incrédule.

— Docteur Wheeler ! Vous pouvez laisser ce qui est dans le coffre, je m’en moque. Mais je veux mes albums !

Lesquels albums étaient entassés à ses pieds, toujours emballés dans leur ciré jaune. Matt se pencha par-dessus Miriam, respira l’odeur de sa jupe de laine humide – elle empestait le chien mouillé. Il noua les manches du ciré ensemble afin d’en faire une sorte de sac autour des albums. Une tâche assommante, surtout dans la position peu pratique où il se trouvait – le cul au vent, au beau milieu du plus puissant cyclone que l’Oregon ait connu depuis l’ère glaciaire –, et qui lui donna tout le loisir de méditer sur l’absurdité de la situation.

La pluie entrait dans la voiture et cinglait Miriam, mais Matt s’en souciait maintenant comme d’une guigne. Elle pouvait bien être trempée comme une soupe. Après tout, elle l’avait cherché, non ? Il ne pouvait s’empêcher de penser à ces trombes aperçues sur l’océan, s’imaginait aspiré telle une feuille morte dans un de ces entonnoirs mortels vers le ciel noir comme l’enfer.

Une fois qu’il eut fini de ficeler les albums, il se releva et, de nouveau, offrit sa main libre à Miriam. Cette fois, elle tendit la sienne pour descendre de voiture. Dès qu’elle fut sortie, il la prit par la taille et l’entraîna, la portant presque, jusqu’à l’entrée des urgences. Plus que quelques pas, se disait-il pour s’encourager. Plus que deux. Un.

La porte résista quand il tenta de l’ouvrir. Le vent ? Non. Pas seulement.

Il tambourina contre le verre. Une vitre épaisse armée d’un treillis métallique. À l’intérieur, il perçut une faible lumière. Peut-être des mouvements… Mais il ne pouvait en être certain, avec la pluie.

La panique fondit en lui, décuplant ses forces. Il tira sur la poignée une troisième fois… la porte s’ouvrit enfin.

En hâte, il poussa Miriam à l’intérieur. Elle chancela sur quelques pas, puis, après avoir repris son équilibre, elle s’empressa de décharger Matt de son paquet.

— Merci, dit-elle sans le regarder, occupée à repousser l’eau du ciré. Je ne suis pas fâchée que ça se termine.

Tom Kindle referma la porte derrière eux. Il tenait un marteau à la main ; deux planches de contre-plaqué étaient posées contre le mur.

Matt s’assit à même le carrelage pour reprendre son souffle. Des petites rigoles se formèrent autour de lui. Il releva les yeux vers Kindle.

— Vous étiez sur le point de barricader cette porte, non ?

— On ne peut rien vous cacher.

— Vous ne pouviez pas attendre ?

— Franchement, ça n’aurait pas été très prudent.

— La confiance règne.

Kindle sourit.

— Content de vous revoir, en tout cas.


Abby Cushman le retrouva en bas de l’escalier et le mit aussitôt au courant du problème de Paul Jacopetti.

— Il est plus calme, maintenant, ajouta-t-elle, mais la douleur n’a pas complètement disparu.

— Je vais le voir. Mais avant, il faut que je me change. Soyez gentille, Abby, occupez-vous de Miriam. Voyez si vous pouvez lui trouver des vêtements secs.

— Entendu.

Abby hésita avant de s’éloigner.

— Matt… il faut que je vous avoue que… j’ai bel et bien failli craquer quand Paul a eu sa crise. J’ai honte. J’aurais dû être à la hauteur de la situation et…

— Abby, vous n’avez strictement rien à vous reprocher. Sans vous, nous ne serions pas tous ici. Vous ne pouviez pas vous charger de tout. Ni vous ni personne.

— Mais j’aurais pu faire mieux, tout de même. Matt, je ne connais rien à rien aux premiers secours. À part appliquer du mercurochrome sur un genou écorché… Peut-être qu’un jour vous nous donnerez des cours ?

— Pourquoi pas ? J’aurais dû le faire depuis des mois, déjà.

— Nous étions tous trop préoccupés pour ça. D’ailleurs, à ce propos, Beth a été merveilleuse. Elle n’a rien fait de particulier – à part convaincre M. Jacopetti de retirer son dentier. Mais elle a réussi à le calmer, presque immédiatement, et on aurait pu jurer qu’elle connaissait son affaire. Ce doit être une de vos disciples !

— Je lui ai appris les rudiments de la réanimation. Et je lui ai donné un manuel à lire.

— Eh bien, vous pouvez vous vanter d’avoir une élève douée. C’est une jeune femme très intelligente.

— Quand elle le veut bien, oui.


Changé de pied en cap, et en dépit des hurlements des conduits dont l’avait averti Abby, Matt se sentait cent fois mieux que quelques instants auparavant.

Par expérience, il savait que le mauvais temps avait tendance à rétrécir une pièce. La cafétéria, pourtant spacieuse, semblait réduite à quelques îlots de lumière terne sous les lampes de secours.

Il se rendit aussitôt au chevet de Paul Jacopetti et lui prit sa tension : légèrement trop forte, mais sans excès.

— Docteur ?

Matt ôta le sphygmomanomètre du bras de Jacopetti.

— Oui, monsieur Jacopetti ?

— Est-fe que ve peux remettre ma faloperie de dentier ?

— Certainement. Beth craignait que vous ne perdiez connaissance. Mais il n’y a plus de danger, maintenant.

Matt regarda poliment ailleurs quand Jacopetti remit ses fausses dents en place.

— Tout le monde dit que ce n’est pas un infarctus, mais une angine de poitrine, déclara Jacopetti. Moi, je veux bien, mais en quoi ça m’arrange ? Sur le moment, ça me fait aussi mal qu’une crise cardiaque.

— Ce n’est pas nécessairement différent. L’angine de poitrine est une douleur que vous ressentez quand votre cœur n’est pas suffisamment irrigué par les artères coronaires. Le cœur est alors obligé de mettre les bouchées doubles pour compenser, et il se fatigue, tout simplement – de même que n’importe quel muscle quand vous lui faites subir un effort prolongé. C’est aussi un symptôme de maladie coronaire, mais, dans votre cas, le cœur lui-même semble solide. Nous pouvons traiter l’angine avec des médicaments appelés inhibiteurs β-adrénergiques qui aident le muscle à se détendre.

Jacopetti fronçait les sourcils, s’efforçant d’assimiler l’information.

— Et combien de temps je devrais prendre ces remèdes ?

Probablement jusqu’à votre dernier jour, songea Matt. Dans la mesure, bien sûr, où il sera possible de renouveler l’ordonnance. C’était un fait auquel il n’avait pu encore s’habituer. Plus de nouveaux remèdes. Finis les stylos publicitaires et les agendas gratuits des compagnies pharmaceutiques. Plus d’insuline, de pénicilline ou de vaccins anti-grippe… à moins de réquisitionner toutes les boîtes et flacons disponibles dans toutes les pharmacies et de les réfrigérer.

Il aurait dû le conseiller aux gens de Boston et de Toronto, songea-t-il. Et commencer par le faire lui-même à Buchanan.

Dans quel monde avait-il passé tous ces mois ? Il n’avait été préoccupé que de Rachel, de sa lente évolution. Mais Rachel était partie. Il était grand temps de rassembler les morceaux épars de sa vie et de reprendre les rênes.

— Sans doute quelque temps, répondit-il. Mais nous en saurons davantage après un examen clinique plus poussé. Et pour ça, évidemment, il faudra attendre que le cyclone soit passé.

— Si ça se finit un jour. En attendant… la douleur est toujours là.

— Je vais monter au laboratoire, voir si je peux trouver quelque chose pour vous soulager. Restez allongé, d’accord ? Ne faites aucun effort.

— Si vous croyez que j’ai envie de me mettre à danser la gigue… bougonna Jacopetti.


Matt alla trouver Abby avant de s’aventurer au rez-de-chaussée.

Elle avait peut-être manqué de sang-froid pour l’infarctus de Jacopetti, mais elle se débrouillait à merveille dans le rôle de mère poule. Elle avait trouvé des vêtements secs pour Miriam Flett qu’elle avait installée sur un matelas avec un café. À présent, elle envisageait de préparer un repas.

— On va attendre un peu ; si Tom arrive à faire fonctionner son groupe électrogène, on pourra peut-être se servir du four à micro-ondes. Ça réconforterait tout le monde, vous ne croyez pas ? Ah, et puis, il y en a qui voudraient s’installer dans le couloir. C’est moins bruyant et plus près des toilettes. Vous pensez que c’est possible ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, a priori du moins.

— Tout le monde s’est plus ou moins volatilisé. Je ne sais pas où est passée Beth. Ni Joey. Y a-t-il un danger à circuler dans le sous-sol ?

— Je ne pense pas. Mais, par sécurité, il vaudrait tout de même mieux convaincre les gens de rester ensemble. Et il est hors de question de monter à l’étage.

— C’est dangereux ?

— Ça pourrait le devenir. Assez vite.

— Mais vous, vous y allez.

— Rien qu’un instant, Abby.

— Matt, vous avez l’air horriblement fatigué. Vous devriez vous allonger quelques minutes.

— Bientôt. Il faut d’abord que j’aille chercher des médicaments pour Jacopetti.

— Pauvre homme. Tomber malade un soir comme celui-ci. Matt, vous savez, j’ai pensé des choses terribles, sur lui.

Elle baissa la voix.

— J’ai imaginé un moment qu’il faisait une crise cardiaque rien que pour m’embêter. Pendant quelques secondes, j’y ai vraiment cru, je vous assure ! C’est épouvantable, non ?

— Abby, si j’avais été sur place, j’aurais peut-être bien eu la même suspicion.

Elle parut à la fois soulagée et heureuse.

— C’est vrai ?

— On ne peut plus vrai.

— Vous repasserez me voir en redescendant de là-haut ?

— Promis.

À cet instant, le premier claquement de tonnerre retentit au-dessus d’eux.


L’escalier se trouvait à l’extrémité de l’aile sud. L’issue de secours du rez-de-chaussée avait été bouchée, mais le temps avait manqué pour barricader les fenêtres du premier et du second étage. L’une d’elles était brisée ; un petit filet d’eau coulait le long des marches entre les pieds de Matt.

Le tonnerre, nouveau venu, retentissait maintenant en continu. Avec le tonnerre, les éclairs. Ils illuminaient la cage d’escalier d’une lueur violacée diffuse qui vacillait sans jamais tout à fait s’éteindre.

Abby avait raison. Il était fatigué. Épuisé. Au point qu’il ne se formalisait même pas de cette nouvelle évolution de la tempête. Ce n’était même plus un cyclone, mais quelque chose de beaucoup plus puissant encore. Quelque chose de jamais vu de mémoire d’homme. La vitesse du vent, lors d’un cyclone, culminait à combien ? Trois cent cinquante kilomètres-heure ? Au maximum. Et en ce moment ? À quelle vitesse démoniaque soufflait le vent qui s’acharnait contre les flancs du mont Buchanan ? Quatre cents ? Cinq cents kilomètres-heure ? Plus ? Une force capable sans doute de soulever la ville tout entière. Et de noyer le reste sous les vagues gigantesques qui déferlaient sur la côte.

L’hôpital retentissait de portes qui claquaient, de chariots qui roulaient dans les couloirs, de vitres qui éclataient par endroits. Matt écouta aussi le son du vent lui-même. Un roulement de tambour sourd, un gémissement vivant, pénétrant. Angoissant.

Il dévorait sa ville. Il la déracinait et la dévorait.

Matt songea à Jim et à Lillian Bix, complètement transformés, êtres d’un autre monde, occupant leurs corps diaphanes assez longtemps pour accomplir quelque processus qu’il ne comprenait ni ne souhaitait comprendre – la mutation du bébé de Lillian et la mise bas, dérisoire, d’une épluchure résiduelle. Jim et Lillian avaient vraisemblablement abandonné leurs peaux, désormais. Des peaux qui, comme toutes les autres, devaient être emportées par le vent, peut-être dans les hautes strates de l’atmosphère, vers une oasis de paix au-dessus de la tempête.

Matt repoussa ces pensées troublantes et se concentra sur sa tâche.

Chaque étage bénéficiait d’une réserve disponible de médicaments. Réserves naturellement fermées à clé, mais Matt en portait une en permanence sur lui depuis le mois de septembre. Il remonta le couloir du rez-de-chaussée, pestant contre son manque de présence d’esprit : il n’avait pas pris de lampe-torche. Kindle avait mis le groupe électrogène en route au sous-sol, mais il n’alimentait que les lumières de secours, une ampoule tous les dix mètres.

La réserve pharmaceutique, une pièce guère plus large qu’un placard, était plus noire qu’une nuit sans lune. Une fois ses yeux habitués à l’obscurité, Matt scruta les étagères dans l’espoir de reconnaître les boîtes et de lire les étiquettes à la très faible lueur du couloir. Peine perdue.

Il sortit de la pièce exiguë et considéra le problème. Il y avait la solution de retourner au sous-sol chercher une lampe, mais le temps ne jouait certes pas en sa faveur. Le tonnerre enflait à chaque minute, le cyclone gagnait en force.

La salle des infirmières était au bout du couloir. Matt s’y dirigea d’un pas rapide. Pendant des années, Hazel Kirkwood avait occupé les fonctions d’infirmière en chef à l’étage. Personne n’ignorait son vice : toutes les heures, qu’il pleuve ou qu’il vente, Hazel sortait de l’hôpital pour aller fumer une cigarette en douce.

Matt fouilla dans les tiroirs de son bureau. Il trouva une abondance de stylos et de trombones ; une gomme, une agrafeuse, une calculatrice de poche, et une boîte de tampons. Enfin, tout au fond du dernier tiroir, bien cachés, un paquet de Kent filtres avec une petite boîte d’allumettes glissée sous la cellophane.

Armé de son butin, il retourna jusqu’à la réserve. Une allumette pour trouver le propanolol pour Paul Jacopetti. Une autre pour vider un carton d’abaisse-langues ; une troisième pour remplir le carton vide de tout ce qui pourrait s’avérer utile en cas de pépin : antibiotiques, analgésiques, coton… Le tout en se reprochant de ne pas avoir pensé plus tôt à prendre ces précautions élémentaires.

Une dernière allumette pour vérifier qu’il avait bien tout le nécessaire… avant de se tourner et de se trouver nez à nez avec Joey Commoner qui lui bloquait le passage.


La présence de Joey le surprit. Surtout quand il vit le couteau.

Pas un grand couteau, non, mais la lame reflétait la faible lueur des veilleuses en tremblant dans la main de Joey.

— Je veux que vous lui foutiez la paix, dit-il.

Sa voix curieusement aiguë témoignait de son manque de sang-froid, et Matt comprit que, quelles que soient ses raisons pour l’agresser, Joey avait également une peur bleue de la tempête.

— Tu ne devrais pas être ici, dit Matt. C’est dangereux.

— Je veux pas que vous lui tourniez autour, insista Joey, têtu.

— Tu ne crois pas que le moment est mal choisi pour discuter de ça ?

Le tonnerre gronda au-dessus d’eux.

— Si on s’attarde, on risque d’avoir de gros ennuis.

— D’accord. Alors dites-moi seulement que vous ne vous occuperez plus d’elle et on pourra redescendre.

Matt en eut soudain sa claque. Le cyclone, Miriam, Jacopetti, et maintenant Joey… C’était trop. Il laissa tomber le carton de remèdes et s’avança pour sortir de la réserve.

Joey, d’un geste désordonné, frappa. La lame entama l’avant-bras de Matt, déchirant sa chemise pour se planter dans la peau. Une douleur vive et immédiate.

Surpris, Matt recula contre les étagères. Les murs, trop rapprochés, l’empêchaient de bouger, et Joey, bien campé sur ses pieds, prêt à l’attaque, lui interdisait de passer.

Matt vit soudain rouge. Galvanisé par la colère, il s’avança de nouveau. Cette situation était grotesque, puérile, inopportune. L’œil rivé sur le couteau, il effectua un deuxième pas. L’essentiel était de sortir dans le couloir, où il aurait la place de bouger, d’envisager une manœuvre.

Devant sa détermination, Joey hurla :

— Ne m’obligez pas à ça, Wheeler !

La lame trancha l’air, manquant Matt d’un cheveu.

— Foutez-lui la paix, c’est tout ce que je vous demande ! C’est…

Il ne termina pas sa phrase. Une troisième présence venait de surgir derrière lui. Tom Kindle.

Avant qu’il n’ait eu le temps de se retourner, Kindle lui avait saisi le bras qu’il maintint plié derrière son dos. Joey poussa un cri et lâcha le couteau.

Matt sortit de son placard et s’écarta des deux hommes. Kindle relâcha Joey qu’il poussa contre le mur. Joey, mauvais, pivota vers Kindle qui ramassait l’arme.

— Un couteau suisse, dit-il. Génial, Joey. Après l’avoir tué, tu aurais pu lui curer les ongles.

— Faites pas chier, rétorqua Joey en se frottant le bras. Je suis pas venu ici pour tuer.

Matt pressa son bras pour arrêter l’hémorragie. La blessure était superficielle mais vilaine. Des taches de sang souillaient le lino du couloir.

Kindle secoua la tête.

— Il s’en est fallu de peu, tout de même. Avoue que c’est con, Joey. On n’est plus que dix, dans cette ville. C’est encore trop pour toi ?

Pas de réponse.

— On peut savoir tes motivations ?

— Il a baisé Beth, dit Joey.

Kindle haussa les sourcils. Puis il empocha le couteau.

— Matt ? L’accusation est-elle fondée ?

— Je lui ai donné un cours de réanimation, dit Matt. Elle voulait apprendre le B.A.-BA des premiers secours.

— C’est pas ce qu’on m’a dit, objecta Joey.

— Et qu’est-ce qu’on t’a dit ? demanda Kindle.

— Que le toubib la baisait.

— Qui t’a dit ça ?

— Beth…

Il y eut un moment de silence… si l’on peut employer ce terme, songea Matt. Avec le vent qui mugissait dans le couloir comme une vache en chaleur…

— Joey, dit finalement Kindle, une femme peut très bien dire des choses qu’elle ne pense pas. Surtout si elle considère qu’on ne s’occupe pas assez d’elle. Elle peut parfaitement s’être demandé : Qu’est-ce qui rendrait Joey vert de jalousie ? Qu’est-ce que je pourrais dire qui chatouillerait un peu l’amour-propre de ce petit connard qui ne m’a même pas fait l’aumône d’un regard depuis Noël ?

Joey parut soupeser l’idée. Peut-être même, songea Matt, que, d’une certaine manière, il tirait une certaine satisfaction de cette hypothèse.

— Je voulais juste le prévenir que…

— Le prévenir de quoi ? Que tu le descendrais s’il tournait autour de ton ex-petite copine ?

— Je t’emmerde, dit Joey.

— Tu m’emmerdes parce que je ne veux pas que le seul docteur de la ville finisse avec un couteau dans le ventre à cause d’un petit trou-du-cul jaloux ? Bon Dieu, Joey, en quoi est-ce que ça te regarde, d’abord, que Beth aille coucher avec un autre ? C’est pas ta femme, et même si elle l’était, l’adultère n’est pas un crime. T’étais furieux, et t’avais envie de remuer ton couteau sous le nez de Wheeler pour te défouler. Mais c’est complètement con ! Dans la situation où on se trouve c’est complètement débile et suicidaire ! Et ça me surprend, franchement, parce que t’es loin d’être aussi bête que les gens le pensent.

Joey releva la tête, ne sachant trop s’il devait se sentir insulté ou non.

— Je sais ce que les gens disent, poursuivit Kindle. Du moins ce qu’ils disaient. Personne ne tenait Joey Commoner en grande estime. Mais ça a changé, comme tu l’as peut-être remarqué. T’as monté la radio…

— Cet enfoiré de Makepeace m’a piqué ma place. Je peux même plus m’en occuper.

— N’empêche que, sans toi, on n’aurait rien du tout. Qui a trouvé Boston sur la fréquence vingt mètres ? Qui a trouvé Toronto ? Enfin merde, Joey, tu es le seul individu en ville capable de décrypter un circuit imprimé. Tu le sais bien, non ? Alors pourquoi faire quelque chose d’aussi con ? Venir menacer le toubib avec un canif suisse parce qu’une fille t’a agacé les roubignoles.

— Vous comprenez pas, dit Joey.

Mais une note de regret perçait dans sa voix.

— Peut-être, dit Kindle, si le toubib est d’accord – et c’est lui l’offensé, il a une entaille dans le bras – peut-être qu’on peut passer cette bêtise sous silence en redescendant. Pour pas gâcher ta réputation de type intelligent.

Joey se tint coi. Il attendait, les yeux fixés sur le bout de ses santiags.

— Je pense que c’est possible, répondit Matt.

Joey le regarda, le visage dénué d’expression.

— Vas-y, redescends, dit Kindle. Et estime-toi heureux de t’en sortir à si bon compte.

Matt suivit Joey des yeux tandis qu’il se dirigeait vers l’escalier.

Kindle se tourna vers lui.

— Je peux me permettre un conseil, docteur ? Vous devriez bander cette blessure.

Matt fixa rapidement une bande sur son bras et rabaissa la manche de sa chemise pour la dissimuler.

— Puisque vous êtes là, vous allez pouvoir m’aider à emporter quelques remèdes.

— Sûr… J’ai apporté une lampe, à propos. Abby m’a dit que vous étiez monté sans.

— Merci. Et merci aussi pour ce que vous avez dit à Joey.

— Je n’ai rien fait de plus que le remettre sur les rails.

Je me doutais qu’il ferait une connerie de ce genre. Quand il se met en pétard… y a rien qui peut l’arrêter.

— D’après lui, il n’avait pas l’intention de me tuer. Mais dans le feu de l’action, il n’y avait rien d’impossible.

— C’est pas seulement une histoire de tempérament. C’est comme une vieille blessure qui se serait jamais refermée. Il y a un bouton, chez lui, qu’il faut jamais pousser.

— Vous avez su trouver les mots exacts pour le retourner.

— Pour l’instant, oui, mais à longue échéance…

Kindle eut une moue désabusée.

— Les gens sont vraiment de la merde, Matthew.

— Quand ils le veulent, sans doute.

— Joey peut être le pire de tous, quand il s’y met. Vous tremblez encore.

— La journée a été longue. Et on n’est pas au bout de nos peines.

— Saloperie de bruit, dit Kindle.

Ils devaient presque crier pour s’entendre. Sa gorge était à vif.

— Matthew… un autre conseil d’ami : faites attention à vous.

— Nous devons tous être prudents.

— Bien sûr.

Kindle, l’air soudain vaguement embarrassé, attrapa un carton de médicaments sur une étagère.

— Qu’en pensez-vous, Matthew ? On sera encore vivants, demain matin ?

Le rugissement du cyclone avait monté d’une octave. Il évoquait des catastrophes plus tangibles que le vent : des télescopages de camions, des déraillements de trains…

— Probablement, dit Matt. Mais on devrait redescendre à la cafétéria et ne plus en bouger.

— Demain matin, remarqua Kindle, il ne restera plus grand-chose de cette ville.


Matt donna un peu de coton à Abby pour se boucher les oreilles.

— C’est moins dur pour les tympans, remarqua-t-elle. Évidemment, ça ne facilite pas les conversations. Mais personne n’a trop envie de discuter, en ce moment. Matt ? Vous êtes blessé ?

Le bandage dépassait un peu de la chemise.

— Je me suis coupé avec du verre. Rien de grave.

— Essayez de vous reposer. Si vous le pouvez !

Il promit de suivre le conseil. Après avoir donné ses médicaments à Paul Jacopetti, il se trouva un matelas et s’y allongea. Tout le monde s’était retiré dans le couloir où le bruit était déjà plus supportable. Beth et Joey, à trois matelas d’écart, se regardaient en chiens de faïence. Tom Kindle coinçait des serviettes sous la porte donnant sur l’escalier ; l’eau commençait à s’infiltrer. Tous les autres attendaient. Simplement.

Ils attendaient que le cyclone passe, songeait Matt, ou que le ciel leur tombe sur la tête. Et parce qu’on ne voyait rien de la tempête, il ne restait d’autre choix que d’écouter… d’essayer d’interpréter chaque grondement, chaque sifflement ou hurlement qui pénétrait le sous-sol.

Au bout d’un temps, Abby alla trouver Tom Kindle ; quelques minutes plus tard, grâce à l’intervention de Kindle sur le groupe électrogène, Abby distribuait des plateaux-repas réchauffés au four à micro-ondes. Elle ne s’était pas trompée sur le pouvoir réconfortant d’un plat chaud. C’était un acte de défi ; ils relevaient la tête face au cyclone, même s’ils étaient obligés de se terrer comme des rats.

Le dîner se termina par un épouvantable fracas qui parut secouer les fondations du bâtiment.

— Dieu du ciel, dit Chuck Makepeace. L’hôpital a dû s’écrouler au-dessus de nous.

Kindle, qui ramassait les plateaux vides, s’immobilisa pour regarder pensivement le plafond.

— Possible. Mais je pense plutôt que quelque chose nous a heurtés. Un de ces gros arbres du parking, par exemple.

Cette idée impressionna manifestement Jacopetti, qui ne souffrait plus mais dont le teint était encore singulièrement crayeux.

— Quelle force faut-il pour déraciner ces arbres et les soulever ? Qu’est-ce que ça peut peser, un arbre comme ça ? Quatre cents, cinq cents kilos ?

— Je n’en ai jamais pesé un, admit Kindle.

— Emporté comme une brindille, murmura Jacopetti pour lui-même.

Matt regarda sa montre. 22 h 45.


23 h 15. Beth Porter annonça qu’elle sentait une odeur de brûlé. Est-ce que ça pourrait venir du système d’aération ? Peu probable, selon Kindle, mais, par mesure de sécurité, il préféra aller éteindre le groupe électrogène.

— Gardez les torches à portée de main. L’œil du cyclone devrait bientôt être sur nous.

Le couloir paraissait plus froid, dans l’obscurité. Déjà qu’il ne faisait pas très chaud. Matt aida Abby à distribuer des couvertures.

Un nouveau fracas ébranla le couloir, immédiatement suivi d’un autre, plus puissant encore. Matt frémit. Des forces apocalyptiques se déchaînaient sur la ville. Il essaya d’imaginer ce qui se passait à l’extérieur ; un paysage où les Douglas flottaient dans le vent comme des fétus de paille.

23 h 30. Nouveau bruit assourdissant qui fit une fois de plus trembler les fondations – la vibration semblait venir du sol et remonter à travers le béton.

— On a perdu une partie de la bâtisse, c’est sûr, dit Jacopetti. Peut-être un étage entier.

— Vous avez peut-être bien raison, approuva Kindle.

Il ajouta dans l’oreille de Matt, dans la mesure où le vacarme permettait les messes basses :

— J’espère que vous n’avez pas pris trop de peine à guérir cet oiseau de malheur.

— J’ai l’impression que je vais hurler, déclara Abby.

Elle s’assit, très pâle à la lueur d’une lampe-torche fixée au mur.

— Je vous aurai prévenus…

On ne doit pas être loin de l’œil, songea Matt. Un œil aussi noir que l’enfer. Aussi mortel.

Il songea au vent s’acharnant sur les ruines de l’hôpital et s’efforçant de déloger les vies humaines qui s’y abritaient, tel un terrier creusant dans un nid de souris.

Les fondations tremblèrent encore. Matt, pour la centième fois, regarda l’heure. Comme par hasard, il avait fallu que la pile de sa montre s’arrête à cet instant. L’écran restait gris. Quand il le tapota du bout de l’ongle, un chiffre s’inscrivit : 35:92.

— Abby, vous avez l’heure ?

Il était minuit vingt-cinq quand le vent cessa brusquement.


Le rugissement se tut.

Une petite brise parut se lever dans la cafétéria. La poussière dansa dans la faible lueur des lampes.

— L’œil du cyclone, dit Kindle. Le bâtiment expire.

— Mes oreilles se sont débouchées.

— Moi, c’est pire, renchérit Bob Ganish, j’ai le nez qui saigne.

Cette accalmie subite, irréelle, semblait relever d’un rêve. Matt avait entendu dire que, dans l’œil d’un cyclone, on pouvait voir les étoiles. Une fois encore, il fit appel à son imagination pour visualiser Buchanan, ou du moins ce qu’il en restait, enfermé au cœur d’une colonne de nuages tourbillonnants… la lumière blafarde de la lune tombant sur un paysage de désolation.

Le peu de chaleur qui restait parut être aspiré hors des murs. Matt resserra sa couverture sur lui et vit les autres en faire autant.

Abby semblait hypnotisée par ce calme anormal.

— Ça va revenir, non ? Aussi fort que tout à l’heure. Peut-être même plus. Et d’un seul coup. C’est ça, hein ?

Kindle vint s’asseoir près d’elle et posa le bras sur ses épaules.

— Oui, mais on aura franchi le plus dur. Après, il n’y aura plus qu’à attendre.

— Si quelqu’un peut me passer un bout de coton, dit Ganish. Je me suis fichu du sang partout, avec mon nez.

Matt s’en occupa. Dans la faible luminosité, le sang souillait la chemise de Ganish de taches sombres comme de la rouille. Il avait les gestes mécaniques, l’esprit toujours fixé sur le clair de lune.

— Ça y est ! s’écria soudain Abby. Je l’entends… il revient.

Matt retint son souffle pour écouter. Elle avait raison. L’effroyable grondement était de retour. Il courait sur l’océan, sur la côte, se dirigeant droit sur Buchanan. Droit sur l’hôpital. Impossible de ne pas le considérer comme une entité vivante. Énorme, puissant, stupide et méchant. Le Léviathan.

— Il vaut mieux vous asseoir, Matthew, dit Kindle.


Le Serveur – ancré sur la place de ce qui avait été la mairie – fut le seul témoin de la destruction de la ville.

De sa vision puissante, sensible à toutes les ondes électromagnétiques, il scrutait les profondeurs insondables de la tempête. Il vit ce qu’aucun humain mortel n’aurait pu voir.

Il vit la progression du cyclone. Il vit l’océan recouvrir la ville basse ; il vit des tornades se détacher de la marée noire des nuages.

Il vécut le calme, au centre de l’œil, vit ce que Matt n’avait pu qu’imaginer : le clair de lune se reflétant sur des troncs brisés luisant de pluie, sur des carcasses de camions, sur les piliers rompus des ponts, sur les maisons éventrées, sur les torrents déferlant dans les rues. Sur la brume argentée du phytoplancton des Voyageurs.

Et puis le cyclone s’abattit de nouveau sur la ville. Corne noire de vent occultant la lune.

Le Serveur vit l’hôpital général de Buchanan dévoré par le cyclone.

Celui-ci avait déjà arraché le toit du bâtiment et une bonne partie du second étage. Ce nouvel impact fut plus que n’en put supporter la structure affaiblie de l’hôpital.

Des blocs de béton furent projetés dans les airs, traînant derrière eux des barres de métal rouillé, comme de sanglantes artères sauvagement arrachées.

Des êtres humains se battaient pour survivre sous les décombres. Mais même le regard puissant du Serveur ne pouvait voir ce qui se passait sous la terre.


Le bâtiment s’écroula dans un fracas effrayant, si intense que Matt ne put l’assimiler à un bruit. Il ne put que subir, totalement impuissant, ce choc qui l’anéantit momentanément.

Il vit Abby hurler mais ne put l’entendre.

Les autres se tassèrent sur leur matelas, se faisant aussi petits que possible.

Le plafond de la cafétéria s’effondra. Les ruines du mur de l’aile ouest se déversèrent dans la salle. Depuis le couloir, Matt put clairement assister à ce spectacle effarant grâce aux portes de la cafétéria ouvertes par le vent.

S’ils étaient restés là-bas, songea-t-il. S’ils s’étaient réfugiés dans la cafétéria…

Un trou s’ouvrit sous le ciel torturé. Le vent s’engouffra dans le couloir avec une violence inouïe. Tim Belanger en fut la première victime. Il avait installé son matelas près de l’entrée de la cafétéria. Grave erreur. Le vent, humide et lourd d’une épaisse poussière, l’envoya contre le mur où il se cogna la tête.

Les lampes furent arrachées de leur support, projetées au sol, brisées contre les murs. Tom Kindle parvint à en sauver une, mais le reste alla s’écraser contre la porte de l’escalier. Kindle agita sa lampe, cria quelque chose d’inaudible.

Matt lutta contre le vent pour rejoindre Tim Belanger. Il gisait la face contre le mur, inconscient. Matt inspira une bouffée de poussière de ciment et entreprit de le traîner loin de la cafétéria, vers la faible lueur de la lampe qu’agitait toujours Kindle.

Le plus dur était de respirer. Matt étouffait ; s’il pouvait seulement aspirer un peu d’oxygène dans la boue humide qui avait remplacé l’air ambiant. Chaque inspiration remplissait sa bouche de ciment et plantait une épée dans ses poumons. Il toussait, crachait, suffoquait. Le poids mort de Tim Belanger devint un fardeau insupportable, et Matt eut à plus d’une reprise envie de l’abandonner. Peut-être serait-ce plus sage. Sauver sa peau. Si ça se trouve, Belanger était déjà mort. Mais ses mains refusaient de lâcher le bras du blessé. Traîtres mains.

Il bouscula Abby, qui lui fit signe d’aller sur la gauche : une porte. Matt tira Belanger et franchit le seuil avec lui. Kindle, plaqué contre le mur, tenait sa torche dirigée vers le couloir.

— On est au complet, dit-il en avisant Belanger. Matthew, aidez-moi à fermer cette porte.

À eux deux, ils parvinrent à la repousser. Kindle toussa et cracha un jet de salive noirâtre sur le sol.

— Attrapez ce bout de planche, là ; on va la clouer. Après on verra où en sont les autres.

Kindle saisit le marteau enfilé sous sa ceinture, sortit des clous de sa poche et commença à fixer le morceau de contreplaqué que Matt maintenait de tout son poids.

À priori, ils se trouvaient dans une sorte de salle de chauffage – sol de ciment, tuyauterie, énorme chaudière. L’air était chargé de particules en suspension, mais relativement calme. Au bout d’un temps, ces scories finiraient par se déposer. Mais en attendant…

— Ceux qui ont des difficultés à respirer, essayez de vous couvrir le nez avec une serviette, ou quelque chose.

— On n’est pas dans la lingerie, objecta faiblement Jacopetti.

— Prenez un mouchoir, ou votre chemise, si vous avez la sensation d’étouffer.

Une fois la porte barricadée, Matt s’occupa des blessés. Armé de la lampe de Kindle, il appela Beth et s’approcha de Belanger. L’ex-employé de mairie commençait à reprendre conscience. Ses cheveux étaient poisseux de sang, mais la blessure ne semblait pas trop grave. Pour autant du moins que Matt pût s’en rendre compte avec les moyens précaires à sa disposition.

Miriam Flett avait du mal à recouvrer son souffle, mais ni plus ni moins que les autres. Matt l’encouragea à cracher si elle en éprouvait le besoin.

— On oubliera la bienséance, pour ce soir, Miriam.

— Je m’en suis rendu compte, articula-t-elle péniblement.

Elle tenait sous son bras un sac de plastique déchiré – les albums.

Jacopetti souffrait d’une récidive de son angine de poitrine, mais sans gravité.

— C’est normal, toubib, non ? Quand un bâtiment vous tombe sur la gueule…

— Je trouve qu’on s’en sort tous plutôt bien.

— On n’a pas de couvertures, remarqua Abby, désolée.

Elle toussa, s’étouffa, toussa encore.

— On n’a rien du tout.

— Il y a de l’eau dans le chauffe-eau, dit Kindle. J’avais déjà visité cet endroit avant le cyclone. Les gars chargés de l’entretien y venaient pendant leur pause pour fumer et jouer aux cartes. On a encore la table et une machine pleine de Crunch et de Mars.

— Vous avez de la monnaie pour vous servir ? demanda Abby.

— Non, mais j’ai un marteau.

Le vent continuait à hurler. Mais Matt avait la sensation que le cyclone perdait de sa vigueur. Ils avaient franchi le plus dur, et l’ouragan poursuivait désormais son chemin destructeur vers l’intérieur des terres. L’aube serait là d’ici à quelques heures.

Au-dessus d’eux, le vent harcelait toujours les ruines du bâtiment, mais lui aussi se fatiguait.

Tom Kindle rejoignit Matt et s’assit près de lui, les bras enroulés autour des genoux. Son visage, couvert d’un masque pâteux, trahissait la fatigue qu’il avait obstinément ignorée jusqu’alors. Ses cheveux, emmêlés, étaient gris et collés par la poussière.

— Si l’hôpital est démoli, dit-il, il ne doit plus rester grand-chose de Buchanan.

— Sans doute, acquiesça Matt.

— Connaissant l’opinion des autres, on fera sûrement route vers l’est, une fois que le temps sera redevenu normal.

— Probablement.

— Dommage, tout de même, que cette ville soit rayée de la carte.

Rayée de la carte ? Matt ne voulait pas y penser. Mais ce devait pourtant être le cas. Quelle bâtisse aurait été assez forte pour résister à cet ouragan démoniaque ? La rue commerçante ? Pas de danger. La mairie ? Aucune chance. La marina ? Engloutie sous les eaux.

Le Dos Aguilas ? Anéanti. Le parc de la Vieille Carrière ? Un terrain vague boueux et jonché d’arbres déracinés.

Et sa maison ? La maison où il avait élevé sa fille, où Celeste était morte ? Pulvérisée.

Mais…

— Ce n’est pas la ville, dit-il.

L’idée était née brusquement dans son esprit, jaillie de son épuisement et de sa tristesse.

— Les gens qui sont ici, ce sont eux, la ville. Nous sommes la ville.

— Alors peut-être que la ville a survécu, en fin de compte, dit Kindle.

Peut-être, se dit Matt. Peut-être que la ville survivrait à cette nuit d’enfer pour voir le jour se lever.

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