La situation de crise continue, à l’approche des élections, de préoccuper le Congrès et l’administration.
Nous l’appelons « Contact » mais, comme l’a pertinemment remarqué le sénateur républicain Russel Welland de l’Iowa la semaine dernière, le contact fait cruellement défaut dans cette affaire. Le vaisseau spatial – s’il s’agit bien de cela – tourne autour de la Terre depuis plus d’un an sans émettre le moindre signal. La seule fois où il s’est manifesté – en envoyant ces monolithes qui occupent nos grandes villes comme autant de monuments à l’impuissance de notre défense aérienne –, personne n’a été en mesure d’interpréter l’événement. C’est comme si nous avions été envahis par une troupe de mimes extraterrestres, détraqués mais très puissants.
Du moins est-ce ce dont la croyance populaire aimerait nous persuader. Mais de récentes rencontres au sommet – et certains voyages en catimini du secrétaire d’État – ont fait naître la suspicion qu’un authentique « contact » pourrait être imminent. D’après des sources officieuses de la Maison-Blanche, les lignes téléphoniques avec l’Allemagne, la Russie et la Chine – entre autres – sont constamment occupées depuis au moins une semaine. Coïncidence ?
Qui sait ? De toute évidence, il y a anguille sous roche.
Au Congrès, les leaders des deux partis exigent d’être mis dans le secret.
Un peu plus d’un an après l’arrivée de l’énorme engin spatial en orbite autour de la Terre, Matt Wheeler passa un après-midi entier à se demander comment inviter Annie Gates à la soirée qu’il organisait chez lui le vendredi suivant.
La question n’était pas de savoir s’il l’inviterait – le problème ne se posait même pas – mais comment. Pour être plus précis, qu’est-ce qu’une telle invitation suggérerait quant à leur relation ? Et que voulait-il qu’elle suggère ?
La question toujours en tête, il se lava les mains et s’apprêta à voir les deux derniers patients de la journée.
Dans une ville de la taille de Buchanan, un médecin finit par traiter les gens qu’il rencontre au supermarché ou autour d’un barbecue dans le jardin du voisin. Ses dernières patientes étaient Beth Porter, la fille de Billy, un patient occasionnel ; et Lillian Bix, la femme de son ami Jim.
Les deux femmes, Beth et Lillian, tels deux presse-livres dépareillés, occupaient chacune une extrémité du canapé de la salle d’attente. Lillian feuilletait un Reader’s Digest et se tamponnait le nez de son mouchoir. Beth gardait les yeux fixés sur le mur du fond, dissoute dans la musique qui filtrait des écouteurs de son Walkman. Encore quelques années de ce régime, songea Matt, et il soignerait sa surdité.
L’adolescente venait en tête de liste.
— Beth, dit-il.
Elle continua de fixer le vide.
— Beth. Beth !
Elle releva la tête avec l’air contrarié de quelqu’un qu’on réveille en plein rêve. Son irritation disparut quand elle reconnut Matt. Elle pressa une touche de son Walkman et ôta les écouteurs de ses oreilles.
— C’est à toi, dit-il.
Il se tourna au moment où Annie Gates, un dossier à la main, sortait de son cabinet de consultation. Elle jeta un coup d’œil vers Beth, le regarda : Bon courage ! Matt répondit d’un sourire.
Annie Gates portait une blouse blanche et un stéthoscope autour du cou. Contrairement à Beth et à Lillian, Annie et Matt étaient en parfaite harmonie. Une équipe professionnelle. Il était plus ou moins amoureux d’elle. Il y avait maintenant presque dix ans qu’il était plus ou moins amoureux d’elle.
Matt Wheeler occupait les fonctions de généraliste dans ce bâtiment depuis une quinzaine d’années. Il avait grandi à Buchanan, découvert sa « vocation médicale » à Buchanan et, après avoir effectué son internat dans un hôpital de Seattle et obtenu ses différents diplômes, il était revenu dare-dare dans sa ville natale pour y ouvrir un cabinet privé. Il avait à l’époque un associé, Bob Scott, avec qui il avait fait son internat. Originaire de Denver, Scott était un garçon brun monté sur des ressorts. Ensemble, ils avaient loué ce local, une salle d’attente et trois cabinets de consultation au septième étage du Marshall Building, un bâtiment de grès hérité de l’ère Hoover et fermement planté à l’intersection des avenues Marina et Grove.
Matt et son associé avaient vite compris les risques inhérents à l’exercice de la médecine familiale, ou du moins le pensaient-ils. C’était dans la spécialisation, les petites interventions, qu’on moissonnait les gains intéressants ; la médecine de famille ne récoltait que les ennuis. Pas seulement au niveau des clients – ces ennuis-là, ils avaient été formés pour. Mais les ennuis d’assurances, de mutuelles, de paperasses… Au bout du compte, on se retrouvait enfoui, paralysé, sous une montagne de frais généraux.
Le Dr Scott, en mal d’effervescence urbaine, revendit sa part et s’envola pour Los Angeles en 1992. Aux dernières nouvelles, il travaillait dans une sorte de société coopérative médicale, parfois baptisée « Soins en boîte ». Adieu ennuis. Adieu indépendance.
Matt persévéra et revint à ses premières amours : la médecine familiale. Il ne pouvait envisager de vivre ailleurs qu’à Buchanan, ne pouvait imaginer carrière plus satisfaisante que la sienne. Celeste était morte à peu près à l’époque du départ de Bob pour la Californie, et le surcroît de travail qui lui échut alors avait été une véritable bénédiction.
La remplaçante de Bob arriva au mois de juin de cette même année : Annie Gates, une jeune spécialiste des maladies organiques. Matt n’aurait pas cru que cette association pût intéresser une femme, et encore moins une jeune blonde en jupe droite à qui les lunettes cerclées de noir donnaient un regard disproportionné, un regard de hibou sévère. Il ne lui cacha rien des contraintes qui l’attendaient : horaires astreignants, visites à domicile, disponibilité permanente pour les urgences locales, le tout pour une rétribution qui n’avait franchement rien de spectaculaire.
— On n’est pas à la ville, ici, conclut-il, songeant au départ de Bob.
Annie Gates lui expliqua alors qu’elle avait grandi dans une petite ville perdue au fin fond du Manitoba ; elle connaissait la vie rurale et Buchanan ne lui apparaissait pas aussi petit que cela, et tout à fait convenable. Elle sortait d’un internat dans un hôpital urbain où le service des urgences voyait défiler des patients blessés par balle, poignardés, ou des cas d’overdose. Cette épreuve n’avait pu toutefois venir à bout de sa foi ; elle croyait toujours dur comme fer aux vertus de la médecine générale. Quant aux rétributions, elle s’estimerait heureuse de vivre loin des cafards, de bénéficier de plus de cinq heures de sommeil par semaine et de traiter l’occasionnel patient qui saurait se présenter autrement qu’en vomissant son déjeuner sur sa blouse.
Dès lors, Matt Wheeler sut qu’il avait une nouvelle associée.
Ils travaillaient ensemble depuis près d’un an quand ils commencèrent à porter l’un sur l’autre un regard autre que professionnel. Il se remettait lentement de la mort de Celeste et, en cette époque douloureuse, Annie Gates l’intéressait particulièrement pour, entre autres, sa remarquable habileté en sigmoïdoscopie fibroscopique, une intervention qu’il détestait tout autant qu’il la redoutait. Ils s’échangeaient les patients en fonction de leurs forces et de leurs faiblesses réciproques ; Anne se retrouva ainsi avec un bon nombre de ses patients âgés, et il la déchargea d’une partie de sa clientèle en pédiatrie.
Mais Annie était aussi une femme – célibataire de surcroît – et Matt était veuf ; il y avait des jours où la résultante de cette équation pouvait difficilement lui échapper. Au soir du premier anniversaire de l’arrivée d’Annie à Buchanan, il l’emmena dîner au Fishin’ Boat, un restaurant sur la marina. Crabe au beurre d’échalotes et margaritas ; conversation professionnelle formellement proscrite. À la fin de la soirée, il l’appelait Annie. Ils passèrent leur première nuit ensemble trois jours plus tard.
Leur passion dura presque toute l’année. L’année suivante, ils s’écartèrent insensiblement l’un de l’autre. Pas de disputes, non, mais moins de rendez-vous, moins de nuits ensemble. Puis un nouveau rapprochement pendant six mois. Suivi d’un autre hiatus.
Ils n’en parlèrent jamais. Matt n’aurait su dire si ces hauts et bas venaient de lui ou d’elle. Ou s’il fallait même les déplorer. Il savait en revanche qu’ils se conformaient à un scénario bien établi. Près de dix ans s’étaient écoulés depuis qu’Annie Gates avait franchi le seuil du cabinet médical pour la première fois. Les tempes de Matt avaient blanchi et son front s’était quelque peu dégarni ; Annie, elle, voyait des pattes-d’oie se dessiner autour de ses yeux. Mais ces dix ans étaient passés en un clin d’œil, en fait, et à aucun moment ils n’avaient été ni tout à fait séparés ni tout à fait ensemble.
Ils étaient en plein interlude, dernièrement, et Matt se demandait comment elle interpréterait sa proposition pour vendredi. Comme une simple courtoisie ? Ou comme une invitation à passer la nuit avec lui ?
Et que préférait-il ?
La question resta en suspens.
Il introduisit Beth Porter dans son cabinet, voisin de celui d’Annie, au fond du couloir.
C’était son enclave, son espace de création. Le joyau en était un superbe meuble médical, en chêne, époque victorienne ; il l’avait acheté à une vente aux enchères rurale en 1985. Derrière son bureau se trouvait un fauteuil de cuir craquelé dans lequel était moulée la forme exacte de son postérieur. De la fenêtre, il voyait, par-delà la ville, la marina écrasée de chaleur et l’océan indigo.
Beth Porter prit place sur la chaise tandis que Matt tirait les rideaux pour escamoter le soleil de l’après-midi. Annie avait récemment équipé son bureau de stores vénitiens, ce qui, aux yeux de Matt, apparaissait comme une entorse aux usages. Son bureau à lui annonçait : Tradition. Celui d’Annie répondait : Progrès. Peut-être était-ce la main invisible qui s’évertuait à les séparer.
Décidément, elle assiégeait son esprit, aujourd’hui.
Il prit place dans son fauteuil et reporta son attention sur Beth Porter.
Il avait étudié son dossier avant de l’introduire dans le cabinet. Matt était le médecin traitant de Beth depuis le jour de son onzième anniversaire, quand sa mère l’avait traînée jusqu’à la salle d’attente. Gamine renfrognée, elle portait une casquette en carton sur un visage bouffi comme un ballon de foot. Entre deux parts de gâteau et de glaces, Beth avait trouvé le moyen d’aller déranger un nid de frelons dans le cerisier du jardin. La réaction histaminique qui en avait résulté avait été si intense et soudaine que sa mère n’avait même pas tenté de lui ôter sa casquette. L’élastique était comme enchâssé dans la chair gonflée sous le menton.
C’était il y a neuf ans. Par la suite, il l’avait revue sporadiquement, et plus du tout depuis ses quinze ans. Encore un petit jeu du temps : Beth n’était plus une enfant. C’était une jeune fille de vingt ans, dépourvue de finesse mais non de certains charmes dont elle jouait de façon provocante. Elle portait un jean et un T-shirt moulants, et Matt remarqua une trace bleue qui apparaissait quand le T-shirt glissait sur l’épaule gauche. Grand Dieu, songea-t-il, un tatouage…
— Qu’est-ce qui t’amène aujourd’hui, Beth ?
— Un rhume, dit-elle.
Matt fit mine de prendre note. Des années d’expérience lui avaient enseigné que les gens préféraient se confier à un homme tenant un stylo à la main. La blouse blanche rendait bien service, aussi.
— Un mauvais rhume ?
— Oui, enfin… pas particulièrement.
— Tu sais, tu n’es pas vraiment la seule dans ce cas. Je crois bien que toute la ville est enrhumée.
C’était vrai. Annie était arrivée le matin en reniflant. Lillian Bix, dans la salle d’attente, faisait de son mieux pour essuyer discrètement son nez qui coulait. Et Matt lui-même avait avalé un cachet au déjeuner.
— On ne peut pas faire grand-chose contre un rhume. Tu as les poumons pris ?
Elle hésita, puis hocha la tête.
— Un peu.
— On va voir ça.
Beth se tint raide sur sa chaise tandis qu’il posait le stéthoscope sur son dos. Pas de congestion notoire, mais Matt était persuadé que Beth n’était pas venue le voir pour un rhume. Le rituel du stéthoscope permettait simplement d’établir la relation médecin-patient. Et une certaine intimité médicale. Il palpa la gorge et découvrit les ganglions lymphatiques sensiblement gonflés – cailloux durs sous la peau – ce qui le conforta dans sa suspicion.
Il s’appuya contre le bord de son bureau.
— Je ne vois rien d’alarmant.
Beth étudia le sol un instant ; elle ne semblait pas étonnée du diagnostic.
— Peut-être n’est-ce pas un rhume qui t’amène, Beth ? Je me trompe ?
— Je crois que j’ai une blennorragie, annonça-t-elle.
Matt prit note.
Elle le surprit en énumérant les symptômes sans rougir.
— J’ai regardé dans un livre de médecine. Ça ressemble à une blennorragie, ce qui a l’air assez grave. Alors j’ai pris rendez-vous. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Ton diagnostic paraît sensé. Tu devrais peut-être envisager de faire médecine.
Elle sourit.
— On en saura plus quand on aura les résultats des analyses.
Le sourire disparut.
— Les analyses ?
Annie vint distraire Beth tandis que Matt effectuait un prélèvement vaginal. On eut droit à la plaisanterie habituelle : Pourquoi Matt rangeait-il son spéculum dans le congélateur ? Puis Beth bavarda avec Annie de son travail : elle vendait des pizzas et des tartes congelées au 7-Eleven. Rasoir au possible.
Matt étiqueta le frottis. Beth descendit de la table ; Annie retourna chez elle.
— Dans combien de temps est-ce que j’aurai les résultats ? demanda Beth.
— Sans doute demain après-midi, à moins que le laboratoire ne soit débordé. Je t’appellerai, si tu veux.
— Chez moi ?
Matt saisit le sens de la question.
Beth vivait toujours avec son père, un homme qu’il avait soigné pour une infection de la prostate à répétition. S’il n’était pas un mauvais homme, Bill Porter, réservé et vieux jeu, n’avait jamais donné à Matt l’impression d’avoir l’esprit particulièrement ouvert.
— Je peux t’appeler à ton travail, si tu me laisses ton numéro.
— Et si moi je téléphone ici ?
— Très bien. Demain vers 16 heures ? Je préviendrai la réceptionniste de me passer la communication.
Beth parut rassurée. Elle acquiesça puis les questions fusèrent : Et si c’était une blennorragie ? Combien de temps devrait-elle rester sous antibiotiques ? Faudrait-il qu’elle prévienne son… enfin, il comprenait, son ami ?
Elle écouta attentivement les réponses. À présent qu’elle avait retiré le casque de son Walkman, Beth Porter lui apparaissait comme une jeune femme plutôt vive et intelligente.
Intelligente mais perturbée. En pleine crise. Et fatiguée de l’être, à en juger par la lassitude qui transparaissait parfois dans ses yeux.
Elle avait vingt ans, songea Matt, et semblait à la fois bien plus âgée et bien plus jeune.
— Si tu as besoin de parler… commença-t-il.
— Ne me demandez pas de parler. Enfin, merci, mais… Je prendrai les médicaments, et le reste. Je ferai ce qu’il faut. Mais je n’ai pas envie d’en discuter.
Inflexible, quand elle voulait.
— Comme tu veux. Mais n’oublie pas d’appeler demain. Il faudra probablement que tu reviennes chercher l’ordonnance. Et on devra se revoir quand tu arriveras au bout du traitement.
Elle comprit.
— Merci, docteur.
Il data la fiche et la rangea dans son dossier. Puis, après s’être lavé les mains, il fit entrer Lillian Bix, sa dernière patiente de la journée.
Lillian n’avait pas eu ses règles et pensait être enceinte. Peut-être.
À trente-neuf ans, elle était la femme du meilleur ami de Matt. La conversation fut cordiale, bien qu’un peu gauche en raison de la timidité de Lillian. Elle en vint enfin au fait ; Matt lui donna un gobelet stérile et lui indiqua les toilettes. Lillian devint cramoisie mais suivit les instructions. Quand elle revint, il étiqueta l’échantillon pour l’analyse d’urine.
Lillian, assise face à lui, tenait son petit sac sur ses genoux. Matt avait souvent eu l’impression que tout, en elle, était petit : son sac, sa taille, sa présence dans la pièce. Peut-être était-ce pour compenser cette discrétion naturelle qu’elle avait épousé Jim Bix, un homme corpulent et exubérant.
Ils n’avaient jamais eu d’enfants, et Matt n’avait jamais évoqué le sujet, pas plus avec l’un qu’avec l’autre. À présent, armé de sa blouse blanche, il demanda à Lillian si cette hypothétique grossesse était intentionnelle.
— Plus ou moins.
Elle s’exprimait avec une concentration extrême.
— En fait… c’est plus la faute de Jim que la mienne. C’est toujours lui qui s’est occupé de… vous voyez ce que je veux dire. De la contraception.
— Et vous n’y étiez pas opposée ?
— Non.
— Mais on sait que les systèmes de contraception ne sont pas infaillibles.
— Oui.
— Que ressentez-vous face à une éventuelle grossesse ?
— Je suis ravie.
Son sourire, à défaut d’être énergique, semblait sincère.
— Il y a longtemps que j’y pense.
— Que vous y pensez vraiment ? Avec les couches, les biberons de nuit, les genoux couronnés et les vergetures ?
— Ça n’est jamais vraiment réel tant que ce n’est pas là. Je sais, Matt. Mais oui, je l’ai souvent imaginé.
— Vous en avez parlé à Jim ?
— Je n’ai même pas évoqué la possibilité. Je ne veux rien lui dire tant qu’il n’y a rien de sûr.
Un pli soucieux s’était dessiné sur son front quand elle regarda Matt.
— Vous ne lui direz rien, n’est-ce pas ?
— Je ne peux pas à moins que vous ne me le demandiez. Secret professionnel.
— Même entre médecins ?
— Code d’honneur de la profession.
Elle eut de nouveau ce sourire fugace. Disparu sitôt apparu.
— Mais vous déjeunez toujours ensemble.
Jim était pathologiste à l’hôpital. Matt et lui avaient suivi ensemble leur année préparatoire de médecine. Ils aimaient se retrouver pour déjeuner dans un petit restaurant chinois, à cent mètres de là, sur Grove.
— Je serai peut-être dans mes petits souliers, c’est vrai. Mais pas longtemps. On devrait être fixés rapidement.
Il affecta d’inscrire quelques notes sur sa fiche.
— Vous savez, Lillian, parfois, chez une femme approchant de la quarantaine, il peut y avoir certaines complications…
— Je sais. J’en suis parfaitement consciente. Mais j’ai entendu dire qu’il y avait des procédés pour découvrir certaines choses à l’avance.
Comprenant son angoisse, Matt s’efforça de l’apaiser.
— Si vous êtes enceinte, on surveillera attentivement votre grossesse. Il est inutile que vous anticipiez les problèmes.
Il n’y avait pas que cela… mais, sur l’instant, Lillian n’avait pas besoin d’en savoir davantage.
— Très bien, dit-elle.
Mais le pli soucieux était réapparu. Elle n’était pas tranquille. Pas heureuse, non plus. Loin s’en fallait. Il hésitait : devait-il lui tendre la perche pour qu’elle se confie davantage ou, par discrétion, ignorer son anxiété ?
Finalement, il reposa son stylo.
— Quelque chose vous tracasse ?
— Eh bien… Oui, trois choses, en réalité.
Elle rangea son mouchoir dans son sac.
— D’abord, ce dont nous venons de parler. Mon âge. Je suis inquiète. Et puis Jim, bien sûr. J’ignore quelle sera sa réaction. J’ai peur qu’il n’ait l’impression de… je ne sais pas. De perdre sa jeunesse, peut-être. Je ne suis pas certaine qu’il ait envie de ce genre de responsabilité.
— Peut-être pas. Mais Jim est tout à fait capable de s’adapter à la situation. Il adore choquer et s’amuser, c’est vrai, mais il prend son travail très au sérieux. C’est l’attitude de quelqu’un de responsable, non ?
Lillian acquiesça en silence et parut quelque peu réconfortée à cette idée.
— Et la troisième ? demanda Matt.
— Pardon ?
— Vous avez dit que trois choses vous perturbaient. Votre âge. Jim. Et… quoi d’autre ?
— C’est évident, non ?
Elle le regarda sans ciller.
— Quelquefois, la nuit, j’ouvre la fenêtre… et je vois cette chose dans le ciel. Ça m’effraie. Et puis ces gros blocs qu’ils ont mis dans les villes ; ces constructions bizarres, on ne sait même pas ce que c’est… Je les ai vus à la télévision. Ça n’a pas de sens, Matt. Comment appelle-t-on ça ? Un octaèdre. Un mot qu’on ne devrait jamais avoir à utiliser une fois qu’on a quitté l’école. Un octaèdre de la taille d’un paquebot posé en plein Central Park. Je ne peux plus allumer la télé sans voir ça. Et personne n’en connaît la signification. Tout ce qu’ils savent faire, ces journalistes, ces hommes politiques, c’est user leur salive pour en parler sans arrêt, mais tous ces discours ne mènent à rien. Alors bien sûr, on se pose des questions. Enfin, qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? Peut-être qu’être enceinte serait une manière de conjurer le mauvais sort. Ou une nouvelle raison de paniquer.
Elle se redressa, son sac toujours sur les genoux, et riva son regard farouche au sien.
— Vous êtes un père, Matt. Vous devez comprendre ce que je veux dire.
Oh oui, il comprenait. On retrouvait les mêmes questions dans la façon qu’avait Beth Porter de se dissoudre dans son Walkman, dans celle qu’avait Rachel de s’asseoir après l’école devant les informations télévisées, les genoux remontés sous le menton.
Il renvoya Lillian Bix chez elle avec des paroles de réconfort, et fit un peu de rangement pendant qu’Annie recevait son dernier patient. Puis il ouvrit les rideaux et laissa le soleil se déverser à flots dans la pièce ; un long rayon doré s’imprima sur le carrelage, sur le meuble de chêne. Il regarda la ville.
Depuis le septième étage du Marshall Building, Buchanan apparaissait comme une grosse éclaboussure dans une anfractuosité bleue de l’océan. C’était encore un petit port relativement paisible, plus aussi petit toutefois qu’il l’avait été quinze ans plus tôt, quand Matt avait ouvert son cabinet. Le bourg avait beaucoup changé, depuis. Il y a quinze ans, Matt était tout frais émoulu de l’internat. Rachel marchait à quatre pattes, Celeste était encore de ce monde, et la communauté de Buchanan comptait quelque mille âmes de moins.
Le temps, cruel enfant de salaud, avait tout bouleversé. Matt avait fêté son quarantième anniversaire trois mois plus tôt, sa fille s’intéressait de près aux brochures universitaires, Celeste reposait depuis dix ans dans sa tombe du cimetière de Brookside… et un vaisseau spatial couleur de béton froid gravitait autour de la Terre depuis plus d’un an.
Matt songea, une fois de plus, qu’il détestait cette hideuse épée de Damoclès suspendue dans le ciel nocturne.
Il aimait toujours profondément cette ville. En fait, il avait dû l’aimer depuis le début, depuis le jour où il avait pour la première fois ouvert les yeux sur le monde. C’était drôle, tout de même. Certaines personnes ne se sentaient chez elles nulle part ; elles pouvaient se garer sur le parking d’un motel et se sentir autant chez elles qu’ailleurs. D’autres, comme beaucoup parmi ses amis, avaient grandi en haïssant la vie provinciale de Buchanan. Mais pour lui, Buchanan était tout simplement vital.
Il avait été un enfant unique, souvent seul, et avait appris les secrets intimes de la marina, de la rue principale et de la rivière du Petit Duncan bien avant d’avoir connu ses premiers copains à l’école primaire. Cette ville, avec ses routes grêlées de nids-de-poule, ses Douglas, ses hivers brumeux et son vieux quartier riche en vestiges de la ruée vers l’or, faisait intégralement partie de lui.
Sa femme y était enterrée. Celeste reposait dans la terre de Brookside, à un jet de pierre de l’estuaire du Petit Duncan où carillonnaient les cloches de l’église tous les dimanches midi. Ses parents y étaient également enterrés.
Il avait toujours cru que, un jour, lui aussi serait enterré ici ; il en était moins sûr aujourd’hui.
Il avait fleuri la tombe de Celeste pas plus tard que la semaine précédente et, alors qu’il franchissait les grilles du cimetière, il éprouva soudain la triste certitude que le souffle de la destinée le transporterait ailleurs, et qu’il mourrait sous d’autres cieux.
Comme Lillian Bix – comme tout le monde –, Matt était désormais sujet aux prémonitions.
Cet horrible vaisseau fantôme blafard flottait au cœur des nuits claires…
Évidemment, Lillian avait peur. Qui n’avait pas peur ?
Mais tu continues, songea Matt. Tu fais ce que tu fais, et tu continues. Il n’y avait pas d’autre choix.
Il entendit Annie prendre congé de son dernier patient et s’apprêtait à aller la trouver quand le téléphone sonna : un appel de Jim Bix qui ne contribua en rien à dissiper son malaise.
— Il faut qu’on se voie, dit-il.
La première idée de Matt fut que ce coup de fil était directement lié à la visite de Lillian.
— Il y a un problème ? demanda-t-il prudemment.
— Je ne veux pas en parler au téléphone. Tu peux passer à l’hôpital quand tu as fini ?
Ce n’était pas à propos de Lillian. Jim avait l’air trop préoccupé pour ça. Et ce n’était pas une préoccupation d’éventuel futur père. Il y avait une note sombre, trop grave, dans sa voix.
Matt jeta un coup d’œil à sa montre.
— Rachel doit être rentrée de l’école et elle avait prévu de préparer le dîner. Tu ne veux pas qu’on déjeune ensemble demain, plutôt ?
— Je préférerais ce soir.
Un temps.
— Je suis de garde, mais ça t’ennuierait si je m’arrêtais chez toi en rentrant, ce soir ?
— Tard ?
— Vers 23 heures, 23 h 30.
— C’est important ?
— Oui.
Pas « Un peu », ou « Je crois ». Un « Oui » ferme. Sans appel. Qui fit presque dresser les cheveux sur la tête de Matt.
— Bon, d’accord, répondit-il. Je t’attendrai.
— Parfait, dit Jim qui raccrocha aussitôt.
Il rattrapa Annie au moment où elle sortait.
Quand il lui parla de la soirée de vendredi, elle sourit et promit d’y venir. C’était le sourire qu’il connaissait bien. Elle le remercia, posa brièvement la main sur son bras. Il la raccompagna jusqu’au parking.
Dieu du ciel, songea Matt. Leur relation cyclothymique semblait une fois de plus prête à se réveiller de son sommeil léthargique.
Le plaisir qu’il ressentit à cette idée le surprit.
Annie l’étreignit fugacement avant de monter dans sa Honda. Ce contact eut un effet thérapeutique. Il ne faisait pas bon être seul quand le monde prenait un tour si étrange.
En décembre 1843, alors que l’explorateur John Fremont dressait la carte de ce qui devait devenir l’État d’Oregon, il descendit des Cascades où sévissait une tempête de neige pour arriver, le même jour, aux abords d’un lac festonné d’herbe verte et grasse – passant ainsi sans transition de l’hiver à l’été. Il nomma son point de départ Winter Rim, et Summer Lake l’endroit où son équipe fit halte pour la nuit.
Un siècle et demi plus tard, la géographie de l’État était toujours telle qu’il l’avait définie. La vallée de la Willamette, cœur et grenier de l’État, courait entre les Cascades et Coast Range sur près de trois cents kilomètres au sud de Portland. À l’est des Cascades s’étendait un désert froid, brûlé. À l’ouest de Coast Range s’étirait l’Oregon côtier, quatre cents kilomètres sur quarante de pays fermier, de forêts et de petits ports de pêche isolés.
Buchanan, port situé dans une large baie, était la plus grande de ces villes côtières. Avec l’usine de papeterie Dunsmuir fondée aux environs de 1895, la ville avait atteint une population de près de quarante mille âmes à la fin du XXe siècle. Ses docks accueillaient un trafic maritime tout à fait honorable et sa flottille de pêche était la plus importante au sud d’Astoria.
Buchanan avait insensiblement franchi la frontière qui, désormais, faisait d’elle non plus un gros village mais une ville, avec les possibilités et les problèmes qui allaient de pair : emplois, anonymat, délinquance… Mais la municipalité continuait à organiser son festival de pêche tous les ans en juillet, et la station de radio locale proposait toujours les horaires des marées et les bulletins sur les migrations des saumons.
À l’instar de toutes les villes de la côte, Buchanan était régulièrement et copieusement arrosée. Chaque hiver, l’océan semblait tout entier s’évaporer dans l’atmosphère. Ce n’était pas seulement la pluie, mais un mélange complexe de brume, de crachin, de brouillard, de fumée et de nuages rampants. L’hiver était une saison morte, l’hiver engendrait la mélancolie.
Or il arrivait que même Buchanan ait droit au ciel bleu, et cet été avait été plus sec que jamais. Depuis le jour de l’indépendance, le 4 Juillet, la ville rissolait sous une voûte limpide. Les réserves d’eau étaient au plus bas, la municipalité se tenait sur le qui-vive pour prévenir tout incendie dans les profondes forêts côtières et les criquets rebondissaient sur les pelouses roussies.
Les après-midi s’étiraient en de longues soirées estivales.
Matt Wheeler avait pensé au cimetière de Brookside, dans la journée. Comme ça, en passant. Ce soir, cependant, il s’assit devant son steak avec un problème bien plus d’actualité en tête : le troublant coup de fil de Jim Bix. Brookside était loin de ses préoccupations.
D’autres y pensaient pour lui.
Miriam Flett, notamment.
Beth Porter et Joey Commoner aussi.
DISCOURS PROMIS SUR LE VAISSEAU SPATIAL
annonçait la une du Buchanan Observer.
Miriam Flett étala la première page sur la table de la cuisine et l’attaqua avec le rasoir de poche qu’elle avait acheté le matin même à la papeterie Delisle dans le centre commercial de Ferry Park.
Miriam affectionnait ces petits cutters jetables, langues d’acier inoxydable qui jaillissaient d’une gangue de plastique ronde quand on pressait le bouton latéral. On les trouvait à cinquante-neuf cents pièce dans une corbeille sur le comptoir de Delisle, en diverses couleurs. Miriam en achetait un toutes les semaines. Cette semaine, elle avait choisi le bleu, une couleur rassurante.
La lame, loin d’être rassurante, elle, était acérée comme la serre d’un rapace.
Miriam attaqua donc le journal. Quatre balafres bien nettes isolèrent le DISCOURS PROMIS des autres titres, plus petits : INTOXICATION PAR LES CRUSTACÉS et L’INDUSTRIE DU BOIS EN PLEINE RÉCESSION.
Elle étudia le coin inférieur droit de l’article à la recherche d’un suite page 6 ou quelque chose du genre – les renvois étaient toujours empoisonnants. Mais elle n’en trouva pas.
Parfait, songea-t-elle. Un bon signe.
Miriam ne comprenait pas tout à fait la nature du travail qu’elle avait entrepris, mais deux choses au moins apparaissaient clairement. Une : la nécessité de cette tâche. Et deux : le caractère essentiel du travail soigné.
Si Beth Porter et Joey Commoner étaient venus pétarader le long de l’avenue Bellfountain sur la Yamaha de Joey – ce qui ne fut pas le cas, enfin pas tout de suite – ils auraient peut-être aperçu Miriam par la fenêtre de sa petite maison, en train de taillader les journaux : silhouette compacte aux cheveux gris penchée sur une table de cuisine salement martyrisée.
À cinquante-neuf ans, Miriam n’avait jamais quitté Buchanan. Et elle avait passé près de la moitié de ce temps à la réception de l’école publique James Buchanan. L’année précédente, elle avait été rappelée à l’ordre alors qu’elle distribuait des tracts religieux aux enfants attendant d’être sermonnés par M. Clay, le directeur. Clay (que ses parents avaient eu la malencontreuse idée de prénommer Marion, et qui priait chaque jour pour que les élèves ne découvrent jamais ce qui se cachait derrière le « M » de M. Jonathan Clay) avait laissé entendre à Miriam qu’une retraite anticipée ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. Miriam Flett ne se le fit pas dire deux fois.
À une époque, elle se serait sans doute cramponnée à son travail. Elle avait toujours eu une sainte horreur du changement. Mais elle avait idée que la Miriam qui ne supportait ni le temps ni le changement avait rendu l’âme l’année précédente, quand l’Œil de Dieu était apparu dans le ciel.
Le message de cet avènement avait été on ne pouvait plus clair.
Les lieux changent. Les gens meurent. Le monde, avec le temps, finit par devenir inhabitable.
La foi perdure.
Elle n’allait que rarement à l’église. Selon elle, les églises locales – même la Vérité baptiste, considérée comme une Église fondamentaliste – trahissaient la Bible. Miriam croyait en Dieu mais elle n’entretenait pas ce que les évangélistes de la télévision appelaient une « relation personnelle » avec Lui. L’idée même la terrifiait. Les églises faisaient grand cas de la rédemption et du pardon, mais Miriam avait lu trois fois la Bible de bout en bout sans y voir se profiler l’image d’un Dieu aimant. Miséricordieux, peut-être. À l’occasion. Mais elle croyait plus volontiers au Dieu effrayant d’Abraham et d’Isaac, le Dieu qui exigeait des sacrifices sanglants et se montrait impitoyable avec l’humanité quand elle Le contrariait, à la façon dont un fermier arrose son champ de pesticide pour se débarrasser d’une invasion importune de charançons.
Elle réfléchissait vaguement à tout ceci quand ses yeux tombèrent sur un article.
La Maison-Blanche a annoncé aujourd’hui que le Président s’adresserait à la nation pour éclaircir certaines rumeurs croissantes concernant un rebondissement dans les tentatives de communication avec le vaisseau spatial gravitant autour de la Terre.
Des annonces similaires ont été faites par différents hommes politiques au niveau international, dont le président Yudenich de l’ex-U.R.S.S. et M. Walker, Premier ministre britannique.
Ces annonces ont donné lieu à des accusations : on conspirerait en haut lieu pour taire les informations. Dans un discours adressé au Congrès, le leader républicain Robert Mayhew a accusé le Président d’avoir…
Miriam repoussa l’article en soupirant. Ce soir, elle ne prenait aucun plaisir aux nouvelles, et particulièrement aux nouvelles politiques. Elle reposa ses verres à double foyer sur la table et se frotta les yeux.
La table de la cuisine avait beaucoup souffert du travail de Miriam. En l’espace d’un an, les lames de rasoir, mordant un peu trop fort dans un article ou un autre, avaient fait sauter des lamelles de Formica. Elle en était venue à ressembler à un billot de boucher ; c’était regrettable. La cuisine, autrement, respirait l’ordre. Miriam avait toujours professé les mérites d’une cuisine ordonnée.
Elle reprit ses lunettes, rapprocha son album d’articles. C’était le volume en cours, le numéro dix. Les neuf précédents s’alignaient sur un vaisselier, au-dessus de la table. L’étagère supérieure était réservée aux épices et aux livres de cuisine ; celle du dessous à son travail.
C’était peu de temps après qu’elle eut quitté son emploi à l’école – peu après l’apparition de l’Œil de Dieu – que Miriam avait commencé à prendre conscience de sa solitude ; elle n’avait pas d’amis à Buchanan où elle était de plus considérée comme une excentrique, même dans le milieu paroissial. De sa famille, seul son père était resté en vie – tout juste. Il avait végété dans un hospice de Mount Bailiwick, incontinent et débile, mais Miriam, qui lui avait rendu quotidiennement visite, avait persisté à lui parler, malgré ses pupilles dilatées par une indifférence brumeuse. Elle lui avait confié ses projets.
— J’ai commencé à découper les journaux, dit-elle un jour.
Elle s’était arrêtée pour guetter attentivement une réaction, si mince soit-elle, de surprise ou de reproche. En vain. Assis dans son lit, pas rasé, il avait considéré sa fille avec le même regard inexpressif qu’il posait sur l’écran de la télévision avant son arrivée.
Enhardie, elle avait poursuivi :
— Je crois que c’est ce qu’on attend de moi. Je ne peux pas expliquer comment, mais je le sais. Je ne pense pas qu’on me l’ait dit. En attendant, je collectionne tous les articles sur l’Œil de Dieu et je les rassemble dans des albums. Quand tout ça sera fini, on pourra toujours savoir ce qui s’est passé. Je ne connais pas la fin de cette histoire, et je ne sais pas non plus si quelqu’un aura besoin de savoir ce qui s’est passé. N’empêche que c’est ce que je vais faire.
À une époque, papa aurait donné son avis. Il avait toujours beaucoup à dire sur les projets de Miriam ; des commentaires en général désobligeants. Miriam n’avait jamais été à la hauteur des espérances de son père.
Depuis son attaque, toutefois, papa n’avait plus d’espérances du tout. Miriam pouvait dire et faire ce qui lui chantait.
Elle avait décidé de démissionner quand M. Clay l’avait accusée de fanatisme. Et elle l’avait fait. Elle avait décidé de compiler ses articles. Elle l’avait fait aussi.
Elle descendit le volume un de l’étagère. Il avait un tout petit peu plus d’un an, pas plus, mais les articles avaient déjà commencé à jaunir.
Ils avaient tous été découpés dans l’Observer, et provenaient généralement de l’U.P.I. – United Press International – ou de l’agence Reuters. Miriam en aurait eu davantage si elle avait pris un journal de Portland ou si elle était descendue acheter le New York Times chez Duffy. Mais il ne s’agissait pas d’en avoir plus. Il s’agissait d’en avoir suffisamment.
LA N.A.S.A. PERPLEXE DEVANT UN OVNI
Le premier, dont elle se souvenait non sans une certaine émotion. Elle tourna la page.
« L’OVNI N’EST PAS NÉCESSAIREMENT HOSTILE, DÉCLARE LE PORTE-PAROLE DE L’O.N.U. »
« LE MONDE A PEUR »
« À JORDAN, ANGOLA, LES ÉMEUTIERS RENVERSENT LE GOUVERNEMENT »
Miriam tourna plusieurs pages à la fois.
NEW YORK DÉCLARE LA FIN DU COUVRE-FEU ; SELON LE MAIRE, LA PANIQUE S’APAISE
Quelle tranche d’histoire palpitante rassemblée dans ces albums ! Elle passa au volume trois. Les gros titres se faisaient déjà plus discrets, plus rares. Les coupures étaient pour la plupart des articles de fond. Diverses personnalités donnaient leur avis. Lesquels, d’après Miriam, ne valaient pas tripette. Elle les avait néanmoins pieusement collectés.
SAGAN : LA VIE DANS L’UNIVERS EST INÉVITABLE
Astrophysicien et écrivain renommé, Carl Sagan déclare que les événements des six derniers mois étaient « inéluctables, d’une manière ou d’une autre, étant donné les possibilités écrasantes en faveur d’une vie possible ailleurs que sur notre planète. Nous devrions nous réjouir de pouvoir les vivre ».
Sagan ne considère pas ce vaisseau comme une menace : « Il est vrai que rien n’a été tenté de la part de ces visiteurs pour établir un contact avec nous. Mais n’oubliez pas que tout voyage intergalactique dure fatalement un temps inimaginable. Les entités responsables doivent être en mesure d’exercer une patience infinie. Nous devrions nous efforcer de suivre leur exemple. »
Mais Miriam connaissait la chanson : une berceuse, fredonnée dans l’obscurité. À force d’éplucher l’Observer, elle avait fini par se lasser de Sagan et de toutes ces autres sommités pontifiantes que les médias avaient immédiatement assiégées. En définitive, ils étaient aussi ignorants que le premier venu. Et tout aussi mal informés.
C’était un Œil, Miriam n’en doutait pas une seconde. L’Œil de Dieu, bien évidemment. Et derrière l’Œil se cachait une Main : celle du Jugement.
Volume six.
Avril et mai de cette année. Un volume vraiment très épais.
DES MONOLITHES EXTRATERRESTRES DANS LES GRANDES VILLES
Les photographies étaient éloquentes. Cette vue télescopique du vaisseau, par exemple, avec ces taches brillantes, telles des éclaboussures, qui en jaillissaient comme autant de confettis ou de flocons – quelque deux cents flocons dispersés régulièrement à travers le monde. Et puis, dans des clichés postérieurs, plus de flocons, mais des blocs d’obsidienne suspendus au-dessus des ruches les plus actives de la planète : New York, Los Angeles, Londres ; et Moscou, et Mexico, et Amsterdam ; et Johannesburg et Bagdad et Jérusalem et beaucoup d’autres encore, toutes signalées sur une carte du monde dans un journal daté du 16 avril. De gros pavés octaédriques sinistres. D’une perfection inhumaine. Ils ne volaient pas, ne tournaient pas, ne bondissaient pas, ne tressautaient pas, ne glissaient pas. Ils étaient simplement tombés du ciel comme de grosses bulles téléguidées et avaient atterri avec une délicatesse de papillon dans des espaces ouverts. Une fois posés, ils n’avaient plus bougé. Aucun visiteur n’en avait émergé. Depuis, les octaèdres se contentaient de jeter leur ombre immense autour d’eux. Ni plus ni moins.
Miriam supposa que M. Sagan continuait à conseiller la patience.
Ce n’était pas l’Œil mais ces Doigts de Dieu qui semblaient avoir affecté la population de Buchanan. Miriam savait que l’Œil, pour ces gens, commençait à faire partie des meubles. Son immobilité finissait par endormir la méfiance. Mais les Doigts, eux, étaient un message. Un message qui disait : Oui, je suis venu avec un but. Non, je n’en ai pas fini avec vous. Et aussi : J’avance lentement mais inexorablement, et je vous interdis de vous rebeller contre moi. Cette vérité gâtait la jovialité idiote de ses voisins, elle courbait le dos des fiers et corrodait la suffisance des puissants. La ville de Buchanan semblait enfin se rendre compte qu’elle vivait la fin des temps, ou quelque chose d’approchant, et que l’avenir relèverait à jamais du domaine de l’insondable.
Miriam ouvrit le volume dix à la première page blanche et, après y avoir appliqué quelques points de colle – un bâton acheté lui aussi chez Delisle –, y fixa le DISCOURS PROMIS SUR LE VAISSEAU SPATIAL.
Elle priait pour qu’il n’y ait pas d’autre article dans l’Observer ce soir. Elle était fatiguée. Elle avait fait ses courses pour la semaine et se sentait vidée, peut-être même un peu fiévreuse. Avec de légers vertiges. La caissière, chez Delisle, avait éternué trois fois dans son mouchoir pendant que Miriam achetait son cutter, aujourd’hui. Miriam avait payé avec un billet d’un dollar et espérait que la caissière ne lui avait pas donné la grippe en même temps que sa monnaie. Comment l’appelaient-ils, déjà ? La grippe de Taiwan ? Comme si elle avait besoin de ça… avec les temps difficiles qui l’attendaient.
Mais Miriam, femme de devoir, n’alla pas directement se coucher. Elle continua à tourner les pages de l’Observer, fronçant les sourcils à chaque article, derrière ses lunettes bifocales. Il n’y avait rien de plus pour elle dans la première partie du journal. Elle remarqua avec plaisir que Perdy, le grand magasin du centre commercial, avait cessé de faire paraître ses « FOLIES DE NOUVELLE LUNE », une annonce publicitaire pour soldes avec un dessin grotesque de l’Œil de Dieu rayonnant sur une machine à laver. Peut-être avait-on convaincu les publicistes de Perdy de renoncer à ce sacrilège. Peut-être encore étaient-ils tout simplement nerveux, comme tout un chacun.
Dans la deuxième partie, Miriam fut surprise par une chose à laquelle elle ne s’attendait pas :
La notice nécrologique de son père.
C’était idiot d’être surprise. Elle avait tout organisé elle-même. Papa avait été un professeur technique respecté au collège local, et Miriam avait jugé que sa mort méritait d’être signalée dans l’Observer.
Mais la publication imminente de l’avis de décès, comme tant d’autres détails entourant la mort de papa, avait glissé de l’esprit de Miriam telle une goutte de rosée glisse d’une feuille.
La notice lui rafraîchit la mémoire. Elle avait tout indiqué sur son agenda : un rendez-vous avec le révérend Ackroyd pour organiser les détails du service religieux. Une visite au directeur des pompes funèbres de Brookside. Les faire-part aux amis et collègues de papa, dont il ne restait plus qu’une poignée encore en vie.
Il était mort dans la nuit de lundi, pendant son sommeil. Le médecin de l’hospice avait dit que son cœur s’était tout bonnement arrêté, comme un soldat fatigué qui rend les armes. Mais, n’ayant pas assisté à sa mort, elle ne pouvait encore tout à fait se faire à l’idée de son absence.
Désormais, plus de silencieuses et douloureuses visites à l’hospice. Fini ce sentiment affreux que, depuis l’attaque, il n’y avait plus rien dans le corps de papa ; rien qu’un appareil respiratoire.
Papa ne prononcerait plus jamais son nom, non plus. Pas la moindre chance. Plus d’odeur de savon à barbe, plus de cols de chemise empesés et immaculés.
Plus de Essaie de faire mieux, aujourd’hui, Miriam, alors qu’elle franchissait la porte pour se rendre à l’école, enfant puis adulte.
Après son attaque, papa n’avait plus été qu’un spectre couché dans ses draps blancs. En rendant l’âme, il avait évolué. Quand l’homme avait appelé de l’hospice de Mount Bailiwick pour lui annoncer le décès, Miriam avait été surprise par les souvenirs inattendus qui l’avaient assaillie : la maison sur l’avenue Cameron où elle avait vécu si longtemps, sa chambre, son dessus-de-lit et ses livres, le gonflement des rideaux de dentelle quand elle ouvrait les fenêtres par les chaudes nuits d’été.
Des choses auxquelles elle n’avait pas songé depuis une trentaine d’années.
En mourant, papa était retourné dans le monde de toutes ces choses perdues.
Douloureusement regretté par sa fille Miriam, disait la notice nécrologique. Une vérité incomplète. Toutes ces attentes insatisfaites qui l’avaient tenaillée, même dans la chambre de l’hospice – elles aussi étaient parties. Elle avait pleuré le soir de sa mort… mais, en son for intérieur, elle avait également éprouvé un soulagement et une jubilation enfantine, secrète.
Elle gardait ces sentiments par-devers elle.
Mais l’Œil, lui, naturellement, pouvait voir.
Elle rassembla les lambeaux du journal éviscéré pour les jeter à la poubelle, et rangea le volume dix à sa place sur l’étagère.
Elle se prépara ensuite une tasse de thé. Le soleil avait presque rejoint l’horizon. Le ciel était d’un bleu d’encre transparent, et l’Œil la surveillait déjà par la grande fenêtre.
Miriam tira les doubles rideaux.
Elle alluma la télévision et regarda les informations de 22 heures, un programme câblé de Portland. Mais les présentateurs, un homme et une femme, avaient à ses yeux l’air de deux gosses. Des gosses qui jouaient à se comporter comme des grands. Où étaient passés les adultes ? Morts, sans doute.
Elle se toucha le front du revers de la main.
J’ai vraiment de la fièvre, songea-t-elle. Au moins un soupçon.
Elle éteignit, vérifia que la porte d’entrée était bien fermée, et alla se coucher.
Le sommeil l’engloutit sitôt qu’elle eut tiré l’édredon sur ses épaules.
Elle ne bougea qu’une fois – après minuit, quand la moto de Joey Commoner passa à fond de train devant la maison, le rire de Beth Porter se mêlant au rugissement rageur de l’engin.
Miriam se retourna un peu nerveusement dans son lit et sombra de nouveau dans le sommeil dès que le bruit se fondit dans la nuit.
Elle rêva du cimetière de Brookside.
Au coucher du soleil, alors que Miriam Flett passait pensivement ses nombreux volumes en revue, Beth Porter, sur le parking du centre commercial de Ferry Park, se mouchait en attendant l’arrivée de Joey Commoner.
Elle s’interrogeait en fait sur la sagesse de sa présence en ce lieu. Elle avait chaud et se sentait ridicule avec son blouson de cuir. Elle aurait sans doute dû rester couchée chez elle. C’est vrai, elle était malade, après tout. Le Dr Wheeler le lui avait confirmé, non ?
Le parking était vide – vaste espace désert sous les dernières lueurs bleutées du jour.
L’air était encore chaud, mais le ciel avait cette profondeur, cette paix annonciatrices de la brise qui, vers minuit, soufflerait de l’océan.
Beth regarda sa montre. Il était en retard, bien entendu. Joey Commoner ! songea-t-elle. Petit con ! Radine-toi.
Mais elle ne savait toujours pas quelle attitude adopter à son arrivée.
L’envoyer se faire foutre ?
Peut-être.
Et lui tenir compagnie ?
Pourquoi pas ?
À Brookside ? Dans le noir, avec une moto et cette bombe de peinture qu’elle avait achetée pour la bonne raison qu’il lui avait demandé de le faire ?
Finalement… oui, peut-être.
Dix minutes plus tard, elle reconnut le bruit de sa moto qui quittait la route.
Il traversa le parking en effectuant d’intrépides virages, penché au point qu’il paraissait érafler ses coudes sur le bitume.
Il portait un casque et un T-shirt noirs. Le T-shirt venait de chez Larry, « Cadeaux et bibelots », sur la marina. Larry avait été ce qu’on appelait à l’époque une « boutique hippie » jusqu’à ce que, quelques années plus tôt, ils retirent tout l’attirail de drogue de la vente publique. Plus de pipes à eau, plus de manuels pour faire pousser son hasch sur son balcon. Larry s’était reconverti dans les pantalons de cuir, les T-shirts aux effigies voyantes des groupes de hard rock, et quelques boucles de ceinturon en forme de feuilles de marijuana.
Le T-shirt de Joey Commoner arborait un crâne bleu fluorescent sur un lit de roses rouge sang. Beth ne se rappelait plus quel groupe l’image était censée représenter. Elle ne s’intéressait pas vraiment au hard rock. Joey non plus, d’ailleurs. Elle était prête à parier qu’il avait choisi ce T-shirt rien que pour l’image. Il adorait ce genre de provocation.
Il s’arrêta à un mètre d’elle ; son engin vrombissait et se cabrait. Le plus bizarre, aux yeux de Beth, était la combinaison du T-shirt et du casque. Un casque noir brillant muni d’une visière-miroir. Joey avait l’air d’un insecte. N’ayant aucun visage sur lequel se fixer, on n’avait d’autre choix que de regarder le T-shirt. Donc le crâne.
Enfin il ôta son casque et Beth se détendit. Elle le retrouvait. Ses longs cheveux, emprisonnés par le casque, se libérèrent sous un souffle de brise et se répandirent sur ses épaules. À dix-neuf ans, il en faisait quinze. Surtout avec des joues rondes et une acné tenace. Beth était sûre que Joey aurait tout donné pour avoir l’air dangereux. Mais la nature n’avait guère coopéré. Joey en colère n’avait pas l’air plus menaçant qu’un sale gosse boudeur.
Il resta là, à cheval sur sa moto, le soleil couchant dans le dos, attendant qu’elle dise quelque chose.
Beth sentait son cœur battre la chamade. Comme si elle avait bu trop de café. Elle se sentait étourdie. Nerveuse.
Le silence menaçait de s’éterniser. Joey prit l’initiative de le rompre :
— Tu avais l’air furieuse, au téléphone.
Beth se répéta toutes les virulentes accusations qu’elle avait ressassées depuis la seconde où elle avait quitté le cabinet du Dr Wheeler. L’éloquence la fuyait. Elle plongea dans le vif du sujet.
— Tu m’as filé la chtouille, espèce de connard !
La nouvelle le fit sourire. Incroyable…
— Sans blague ?
— Ouais, sans blague. Je suis malade à cause de toi, sans blague !
Il digéra l’information en silence, avec toujours ce petit sourire vaguement insolent.
— Tu sais, je me demande…
— Tu te demandes… ?
— Eh ben, quand j’y pense, ça fait un peu mal…
— Qu’est-ce qui fait mal ?
À ce moment, il avait l’air d’avoir douze ans, pas plus.
— Quand je pisse.
Beth leva les yeux au ciel. C’était vraiment un cas désespéré, ce type. Ça fait mal quand je pisse. Merde alors ! Il fallait peut-être qu’elle le plaigne, en plus ?
— Qui t’es allé baiser, Joey ?
Air offusqué :
— Personne !
— Personne ? Une chaude-pisse, ça s’attrape pas comme ça !
Il réfléchit.
— L’année dernière, dit-il. Mon cousin m’a emmené avec lui à Tacoma.
— Où ça, à Tacoma ? Dans un bordel ?
— Je suppose.
— Un bordel à Tacoma ?
— Ouais, je crois bien. Il faut vraiment qu’on en parle ?
Décidément, c’était à se taper la tête contre les murs.
Elle faillit hurler, mais se contenta de rassembler ce qui lui restait de calme.
— Joey, tu as baisé une pute à Tacoma et tu m’as donné une blennorragie. Tu crois que ça me fait plaisir ?
— C’était avant que je te rencontre, dit-il.
Et d’ajouter – à contrecœur, pour autant qu’elle pût s’en rendre compte :
— Je m’excuse.
— C’est pas les excuses qui paieront les antibiotiques.
Elle détourna la tête.
— C’est humiliant.
— Je m’excuse, d’accord ? Qu’est-ce que tu veux que je dise de plus ? Je m’excuse.
Il s’avança sur le siège de sa Yamaha.
— Monte.
Non, elle voulait lui dire. Ce n’est pas aussi simple. Tu ne vas pas t’en tirer avec un malheureux Je m’excuse.
Mais, en fin de compte, il était bien capable de s’en tirer parfaitement avec ça.
Elle eut la sensation qu’un pavé lui tombait au creux de l’estomac.
— T’as la peinture ? demanda-t-il.
Le poids de son sac la trahissait. Elle le leva pour le lui montrer.
— Super.
Il appuya sur le démarreur jusqu’à ce que le moteur démarre et hurle. Il replaça le casque sur sa tête. Il y en avait un second fixé à la moto. Beth s’en coiffa et remonta ses cheveux dessous.
En enfourchant la moto, elle ressentit une soudaine exaltation. Oui, le plaisir mystérieux, étourdissant, de faire quelque chose qu’elle savait être mal. Commettre une grave erreur, et la commettre en toute conscience.
— Magne-toi.
La voix de Joey lui parvenait étouffée par sa visière et le vacarme du moteur.
— Il fait presque nuit.
Elle serra l’engin entre ses cuisses et enroula les bras autour de la taille de Joey.
Il sentait le cuir, la graisse, la sueur et le vent.
Beth se rappelait les bavardages animés entre lycéennes, les discussions passionnées au téléphone, et l’inévitable question : Est-ce que tu l’aimes ? La même question se répercutait dans sa tête à cet instant, puérile et embarrassante : Mais est-ce que tu l’aimes, tu l’aimes, tu l’aimes ?
Elle trouva tout d’abord que l’idée même en était ridicule, à la limite du choquant. Aimer Joey Commoner ? Non, franchement, il y avait de quoi rire. Pour Beth, Joey représentait quelque chose de totalement impossible à aimer, au même titre qu’un… qu’un serpent à sonnettes, par exemple, ou une boîte à outils, ou un bidon d’huile.
Mais la réponse était incomplète. Si la question lui avait été réellement posée, Beth, en son âme et conscience, aurait répondu quelque chose comme : Oui, je l’aime… mais parfois, je me demande pourquoi.
Elle l’avait rencontré l’année précédente, alors qu’elle travaillait depuis un mois à peine au 7-Eleven, un peu plus haut sur la route. Pour Beth, la clientèle se divisait en cinq catégories de base : les mouflets, les lycéens, les familles, les motards, et les « malabars » comme elle les appelait, ces types qui conduisaient des pick-up bizarrement harnachés, arceaux de sécurité et phares éblouissants, et qui portaient des casquettes de jour comme de nuit. Joey n’entrait dans aucune de ces catégories, pas même celle des motards. Il roulait sur une petite cylindrée et ne faisait pas partie de la bande. Il arrivait toujours seul et achetait le plus souvent des glaces et des tartes congelées, en général le vendredi soir. Elle avait appris à guetter son arrivée.
Un vendredi, il eut des démêlés avec un malabar qui avait garé son char pratiquement sur la Yamaha de Joey. Il n’y avait pas eu la moindre éraflure, si ce n’est sur la dignité de Joey qui, du coup, en avait perdu tout sens de la mesure. Il avait traité le type de « trou-du-cul bigleux » et avait craché les mots si distinctement, si fielleusement, que Beth avait pu clairement les entendre depuis l’autre bout de la salle. La réponse du malabar avait été inaudible mais de toute évidence de nature à salement écorcher les oreilles délicates.
Intriguée et sidérée, elle avait regardé Joey se jeter sur le type qui devait avoir deux fois son âge et pas loin de deux fois son poids. Un suicide, songea-t-elle. Il est complètement frappé. Mais le gars était un vrai tourbillon.
Au moment où elle s’apprêtait à appeler le gérant de nuit, la bagarre était finie.
Joey, il va sans dire, avait eu le dessous.
Quand elle termina son service, à minuit, il était toujours assis sur le trottoir craquelé, juste devant. Sa lèvre supérieure fendue pissait le sang sur le bitume poussiéreux. La lueur verte et blanche du néon 7-Eleven donnait aux éclaboussures un aspect à la fois effrayant et irréel.
Elle n’aurait su dire pourquoi elle s’était arrêtée pour lui parler. Même sur le moment, elle n’avait pas trouvé l’idée géniale.
Mais, comme beaucoup de mauvaises idées, celle-ci possédait un puissant dynamisme intrinsèque. À son corps défendant, Beth sentit ses pieds s’immobiliser et sa bouche s’ouvrir.
— Pas de glaces, ce soir, mmmh ?
Il leva vers elle des yeux battus.
— T’as vu ce type ?
Elle acquiesça.
— Il était gras, dit-il avec une moue dégoûtée.
Elle apprit plus tard que Joey avait une sainte horreur des obèses.
— Ça oui, approuva-t-elle.
Elle connaissait ce type ; c’était un client régulier. Elle avait déjà remarqué la façon dont son jean bâillait au-dessus de son cul bouffi.
— Un gros dégueulasse, renchérit-elle.
Elle eut droit à un regard de gratitude méfiante.
Plus tard, Beth se rendrait compte qu’elle avait vu les deux facettes de Joey Commoner, ce soir-là. Joey, le vrai dur : celui qui avait traité cette montagne de chair de « trou-du-cul bigleux » et qui l’avait attaquée avec l’inconscience d’un ouistiti chargeant un rhinocéros. Joey n’avait été que dents, ongles et genoux pointus à tel point que Beth avait tout d’abord eu peur pour le malabar.
Et puis Joey le vulnérable, le petit garçon. Joey qui saignait sur le trottoir.
Elle avait eu envie de le materner, envie de s’offrir à lui. Des pulsions contradictoires qui lui avaient donné l’impression que le sol se mettait à tourner.
— Et si tu me ramenais chez moi ? dit-elle.
— Quoi ?
— Ramène-moi chez moi et je m’occuperai de ta lèvre. J’ai des pansements et ce qu’il faut. Je m’appelle Beth Porter.
Il monta sur sa moto.
— Je sais. On m’a parlé de toi.
Allons bon. Toujours la même chanson. Elle pouvait dire adieu à ses espoirs de maternage et autres.
Il fit vrombir le moteur.
— Allez monte !
Elle s’exécuta sans hésiter, trop heureuse de l’aubaine. Ses cuisses pressèrent le siège de cuir.
— Joey Commoner, annonça-t-il.
— Salut, Joey.
Rugissement du moteur.
Ce soir, ils franchirent le pont qui enjambait le Petit Duncan et, après avoir quitté la route, ils traversèrent un lotissement désert pour rejoindre la rive. Beth sauta de la moto. Joey coupa le moteur et poussa la Yamaha jusqu’à la berge derrière les piles du pont.
Il régnait une atmosphère de paix. Les criquets, le long de la rive, se turent abruptement. Beth écouta le silence.
Le Petit Duncan suivait son lit de pierres jusqu’à l’océan. Au sud, par-delà les champs, par-delà l’usine hydroélectrique, les lumières des habitations semblaient lointaines, inaccessibles – derniers vestiges de civilisation. Au nord, sur l’autre rive, on n’apercevait que les mauvaises herbes et les parkings crasseux de la zone industrielle tassée en bordure de route. À l’est : le Duncan sinuant au pied du mont Buchanan. À l’ouest : le cimetière.
Joey savait ce que tout lycéen de Buchanan savait : en suivant le Petit Duncan jusqu’au-delà de ces contreforts de pierre, au-delà des marécages, on pouvait pénétrer clandestinement dans le cimetière de Brookside après la fermeture des portes.
Joey sortit la bombe de peinture rouge cerise du sac qu’il froissa en boule avant de le jeter dans l’eau ruisselante de clarté lunaire, et la coinça sous sa ceinture afin de garder les mains libres.
Beth lui emboîta le pas le long de la berge. Elle connaissait suffisamment Joey pour deviner qu’il n’était plus question de parler, pour l’instant. Plus de mots ; place à l’action.
Joey lui donnait parfois l’impression de penser uniquement avec son corps. Elle dut crapahuter pour se maintenir à son rythme alors qu’il progressait dans les buissons et les rochers jusqu’aux abords herbeux du cimetière. Il avançait avec une agilité fiévreuse. Si ses gestes étaient des idées, songeait Beth, elles seraient étranges – vives, délirantes, inattendues.
Peut-être seraient-elles des rêves. La nuit commençait à prendre un tour presque irréel, même pour Beth. Le vaisseau était accroché dans le ciel comme une grosse lune. Il paraissait légèrement jaune, ce soir, couleur pleine lune d’équinoxe. Beth, comme tout le monde, avait peur du vaisseau, mais il lui procurait aussi une étrange exaltation. Suspendu dans le ciel au-dessus d’elle, projetant sa clarté sur le gazon et les pierres tombales, il interdisait tout sentiment de confort, de sécurité. Selon Beth, les gens menaient des petites vies stupides dans des petites maisons stupides, mais cette nouvelle lune était venue leur rappeler qu’ils vivaient au bord d’un précipice. Elle redonnait une dimension vertigineuse à la vie de chaque jour. C’était pour cette raison que les gens la haïssaient.
Joey avançait plus vite qu’elle. Il progressait dans l’ombre des arbres, montant vers les trois mausolées de pierre où les plus éminentes familles de Buchanan avaient à une époque entreposé leurs morts. Trop bons pour l’inhumation, les corps avaient été enfermés dans ces boîtes de pierre. Beth trouvait ça doublement macabre. Une fois, par un doux après-midi printanier, elle avait regardé par la mince ouverture grillagée, elle avait espionné l’obscurité d’un de ces tombeaux, un édifice de la taille d’un garage érigé à la mémoire de la famille Jorgenson. L’air hivernal stagnait encore dans le mausolée glacé. Elle le sentit sur son visage, comme un souffle. Ce devait être l’hiver perpétuel, là-dedans, songea-t-elle avant d’avoir un mouvement de recul instinctif mêlé de crainte et de respect.
Un respect que ne partageait manifestement pas Joey. Il approcha la bombe de peinture rouge cerise du tombeau et commença d’appuyer sur le diffuseur.
Il travaillait vite. Beth, à l’écart, l’observait. Il couvrit un des murs du mausolée avec une collection de mots et de symboles pittoresques, à la vitesse d’une machine imprimant quelque indéchiffrable code. Les symboles n’avaient rien d’original mais Joey les faisait siens. Toutes sortes de croix : gammées, christiques, de David et ansées, et autres têtes de mort ou symboles de paix. Elle n’arrivait pas à saisir la signification que tout cela pouvait avoir pour lui. Peut-être aucune. C’était un acte de profanation pure, vide de sens. Le sifflement du spray évoquait le bruit des feuilles malmenées par le vent nocturne.
Il se tourna ensuite vers les tombes, se déplaçant si vite à flanc de coteau qu’elle avait du mal à le suivre. Il pulvérisait des X rouges sur les noms et les dates. De temps à autre, il s’arrêtait le temps de dessiner un svastika ou un point d’interrogation. À la lumière du vaisseau, la peinture rouge paraissait plus sombre, presque brune, voire noire, sur ces froides pierres blanches.
Ce devait être comme une pulsion sexuelle pour lui, songea-t-elle. Tous ces gestes frénétiques. Une éjaculation de peinture.
L’idée prêtait à rire, mais elle était pourtant plus proche de la vérité que Beth ne l’imaginait. Une fois la bombe vide, Joey la jeta vers le ciel – au vaisseau, peut-être. Elle monta très haut et retomba bruyamment parmi les tombes. Beth s’approcha de lui, et alors qu’il se retournait elle distingua son jean tendu par son érection. Elle en éprouva un frisson à la fois d’attirance et de répulsion.
Il la renversa – et elle se laissa culbuter – dans l’herbe haute, à l’orée du bois. Il était tard, ils étaient seuls, et l’air était chargé d’électricité propre à glacer le sang. Un vent frais soufflait de l’océan, porteur d’odeurs de nuit et de sel. Elle se souleva pour l’aider quand il lui retira son slip. Sa respiration était saccadée, âpre. Son sexe était aussi dur et froid que la nuit. Elle eut mal une seconde. Pas plus…
Était-ce ce qu’elle attendait de lui ? Était-ce pour cette raison qu’elle avait adopté Joey Commoner à la façon dont un alcoolique adopte la bouteille ?
Non. Pas seulement. Pas seulement pour ce va-et-vient brutal, ce bref moment d’oubli et cet épilogue poisseux.
Joey était dangereux.
Elle le voulait non pas en dépit, mais à cause de ça.
C’était une pensée inconvenante et troublante, uniquement permise dans le calme neutre qui succédait à l’orgasme.
Il remonta son pantalon et s’assit près d’elle. Soudain gênée par sa propre nudité, Beth rabaissa sa jupe. Baiser dans un cimetière, songea-t-elle. Dieu du ciel.
Elle suivit le regard de Joey dans la nuit. De la colline, elle pouvait voir les lumières du centre de Buchanan et le scintillement nocturne de l’océan.
— Un jour, on fera quelque chose de grand, déclara Joey.
Il lui arrivait souvent de prononcer cette déclaration solennelle. Beth comprenait à quoi il faisait allusion. À quelque chose de vraiment dangereux. De vraiment odieux.
Il posa le bras sur ses épaules.
— Toi et moi, dit-il.
Il était comme un animal indompté, se dit-elle. Un cheval, peut-être. Un cheval sauvage dont on arrive à gagner la confiance et qui se laisse monter. Monter la nuit. Jusqu’à quelque endroit perdu. Au bord d’une falaise. Elle ferma les yeux et visualisa la scène. Se vit en train de chevaucher Joey le cheval sauvage et s’arrêter à la lisière d’une falaise crayeuse. Longue envolée jusqu’à la terre du désert. Une nuit étoilée comme ce soir. Rien que Beth et son cheval sauvage et cet abîme béant, sans fond.
Et elle l’éperonna avec ses talons.
Et il bondit.
Plus tard, ils aperçurent les phares du petit kart de golf que le gardien promenait tous les soirs dans le cimetière ; ils dévalèrent la colline à travers les tombes, traversèrent les marécages et atteignirent la ravine sombre où coulait la rivière.
Beth crut entendre les exclamations outrées du gardien qui découvrait l’acte de vandalisme, mais ce n’était probablement dû qu’à un excès de zèle de son imagination. Pourtant, l’idée l’amusa. Elle éclata de rire.
Joey fonçait dans les petites rues de Buchanan, le long des maisons où sommeillaient les gens honnêtes. Ils passèrent devant celle de Miriam Flett, qui se retourna dans son lit, brièvement réveillée par le vacarme de l’engin et le rire un peu fou de Beth Porter, et qui songea dans son sommeil que la ville, décidément, filait un très mauvais coton.
Jim Bix était laid, de cette même laideur qu’on avait attribuée à Lincoln : pénétrante, remarquable.
Il avait le visage long et grêlé. Ses yeux, quand ils dardaient sur vous le rayon de son exceptionnel pouvoir de concentration, ressemblaient à deux œufs pochés sertis dans des coquetiers de chair et d’os. Ses cheveux, coupés en brosse, mettaient bien ses oreilles en évidence ; des oreilles qui n’évoquaient pas seulement les anses d’une amphore – c’était la première image qui venait à l’esprit – mais plus précisément celles d’une amphore façonnée par des petites mains malhabiles dans une maternelle, ou bien ratée par un potier atteint de la maladie de Parkinson.
C’était aussi un visage aux émotions transparentes. Quand Jim Bix souriait, il vous donnait envie de sourire avec lui. Quand il riait, vous ne pouviez pas ne pas l’imiter. Cette honnêteté forcée ne jouait pas toujours en sa faveur. Les tables de poker lui étaient bien sûr interdites. Et s’il lui arrivait de mentir, personne n’était dupe. Matt avait un jour été témoin d’une de ses tentatives malheureuses : Jim s’était accusé d’avoir brisé un joli petit vase en pâte de verre afin de couvrir le responsable, le chien de la maison que Lillian ne supportait pas. Le mensonge avait été si mal ficelé et si manifestement forgé de toutes pièces que tous ceux présents avaient éclaté de rire – y compris Lillian. Jim, lui, avait piqué un fard et serré les dents.
Jim Bix, en d’autres termes, était un témoin dont on ne pouvait mettre la bonne foi en doute. Et Matt en avait pleinement conscience tandis qu’il écoutait les confidences de son ami. De la part d’un autre, Matt n’aurait pu le croire. C’était absurde. Énorme. Mais venant de Jim…
Matt ouvrit la porte quinze minutes avant minuit, ce soir d’août, et accueillit en cet homme laid et transparent un ami fidèle qui se trouvait également être le meilleur et le plus scrupuleux des pathologistes que Matt ait jamais connus. Jim accepta le café que lui proposait Matt et s’installa pesamment sur le canapé du salon. Il faisait un mètre quatre-vingt-huit, brosse comprise, mais ce soir, aux yeux de Matt, il paraissait plus petit ; ses épaules semblaient affaissées et ses sourcils tirés vers le bas par des poids invisibles. Il prit son café sans un mot et tint la tasse au creux de ses mains.
Matt attribua cette attitude à la fatigue. Six mois plus tôt, l’hôpital général de Buchanan avait été classé centre régional de traumatologie. C’est dire si l’administration se frottait les mains ; cette nomination entraînait inévitablement un prestige accru et un financement plus fiable. Au sein du personnel, les réactions étaient mitigées. On leur permit de commander le matériel dont ils avaient besoin – respirateurs, bronchoscopes ou autres – et de créer une nouvelle unité de soins intensifs en pédiatrie. Mais ils héritèrent aussi d’un bon nombre de cas difficiles qui auraient, d’ordinaire, été transférés à Portland. Quant au service de pathologie, ce changement avait signifié une surcharge de travail sans même que fût envisagé de personnel supplémentaire. Jim travaillait tous les soirs depuis pratiquement deux mois. Bien évidemment, il était épuisé.
Rachel était allée se coucher et un certain malaise se dégageait du silence de la maison fermée sur l’obscurité de la nuit. Jim s’éclaircit la gorge.
— Comment va Lillian ? demanda Matt, sans dire qu’il l’avait vue l’après-midi même.
— Bien, répondit Jim. Un peu… distante.
Il passa une main large dans ses cheveux fauchés.
— On ne vous voit plus beaucoup, toi et Annie, dernièrement.
— On n’a pas trop le temps de chômer, nous non plus. J’espère que tu pourras venir, vendredi.
— Vendredi ?
— Vendredi soir. Une petite réunion. Je t’ai appelé pour t’en parler, cette semaine.
— Ah oui, c’est vrai. Désolé, Matt. Oui, on essaiera de venir.
— On dirait presque que tu t’es descendu une bouteille.
Pas de réaction.
— C’est si grave que ça ?
Jim hocha la tête. Oui.
— Alors tu ferais mieux de m’en parler. Et bois ton café avant qu’il ne soit complètement froid.
— Quelque chose déconne, à l’hôpital, dit Jim. Et personne ne veut m’écouter.
Tout s’était passé très vite, expliqua-t-il.
Au début de la semaine, des médecins de l’hôpital s’étaient plaints que les résultats d’analyses, en hématologie, présentaient des anomalies. Des analyses classiques : numération de globules rouges, numération de globules blancs. Des patients à la limite de l’anémie présentaient par exemple des V.G.M. excessivement bas.
On reprit un nouvel échantillon de sang, de nouvelles analyses furent ordonnées, et Jim promit de superviser personnellement les résultats.
— Tout a été fait dans les normes. Je m’en suis assuré. Mais les résultats… c’était encore pire.
— À ce point-là ?
— Je ne pouvais pas remettre ces chiffres. Qu’est-ce que j’étais censé dire ? Je suis navré, docteur, mais d’après le labo votre patient est mort. Alors que le patient en question est assis dans la salle télé en train de regarder Les Jours de notre vie. Et le pire, c’est qu’il ne s’agit plus de quelques cas isolés – maintenant tous les résultats sont sabotés. Hématologie, hémostase, réponse immunitaire, groupes sanguins… D’un seul coup, on ne peut plus faire la moindre analyse sans obtenir des chiffres complètement farfelus.
— C’est un problème de labo, dit Matt.
— Parce que tu peux concevoir un problème qui foutrait tous les résultats en l’air, toi ? Pas moi. Mais j’y ai réfléchi. J’ai parlé au chef de clinique, et on est tombés d’accord pour envoyer les analyses les plus urgentes à d’autres labos jusqu’à ce qu’on repère le problème. Bon, c’est ce qu’on a fait. C’était il y a deux-trois jours. On a commencé à tout passer au peigne fin, à tout envisager. Une contamination bizarre qui viendrait des conduites d’aération. Une mauvaise stérilisation. Des à-coups dans le courant. On a tout nettoyé. On a sorti un échantillon de sang du freezer pour faire des analyses de base. Et les résultats étaient à peu près raisonnables.
— Jusque-là, donc, c’est bon.
— Oui. Mais je n’étais pas entièrement convaincu. Alors on a prélevé du sang frais sur un donneur sain, et on a procédé à la numération cellulaire, à la numération hémoglobinique, à la numération de réticulocytes, à une fibrinogène plasmatique, à la numération des plaquettes, aux méthodes en un temps…
— Et tout déconnait, devina Matt.
— Non seulement ça déconnait, mais ça déconnait au point qu’on aurait aussi bien pu faire ces analyses sur un verre d’eau croupie.
Matt eut peur. Une peur hésitante, comme si une main glacée se posait sur sa nuque.
S’il existait une nouvelle pathologie, maintenant, et si elle était répandue au point de se manifester dans tous les prélèvements de sang de Jim… alors pourquoi personne d’autre ne s’en était-il aperçu ?
— Et ces analyses que vous avez envoyées ailleurs ?
— On n’a pas encore les résultats. Mais on a téléphoné aux labos privés. Ils sont désolés, mais les résultats ne semblent pas… très plausibles. Ils veulent savoir si les échantillons ont été endommagés d’une manière ou d’une autre, peut-être contaminés pendant le transport. Et pendant ce temps-là, le chef de clinique recevait un appel de l’hôpital d’Astoria. Est-ce que par hasard on aurait des problèmes de labo ? Parce que eux, oui. Et Portland aussi.
— Nom de Dieu…
— Voilà où on en était ce matin. C’est de la dinguerie, évidemment. Le standard du centre épidémiologique est en train de sauter. Cet après-midi, j’ai pris un échantillon de sang frais et je l’ai mis sous le microscope. Quelque chose a changé ? Eh bien oui. Il y a des corps étrangers, maintenant. Comme on n’en a encore jamais vu.
Matt reposa son café qui avait refroidi entre ses mains.
— Des corps étrangers ? Mais quoi ? Des virus ? Des bactéries ?
— Sur une lame, ils ressemblent à des plaquettes. Ils sont grosso modo de la même dimension.
— Et tu es sûr que ce ne sont pas des plaquettes ? Peut-être déformées d’une manière ou d’une autre ?
— Je ne suis pas bête à ce point-là. Ils ne s’agglomèrent pas. Ils se colorent différemment…
— Je ne remets pas ta compétence en cause.
— Ne te gêne surtout pas. À ta place, je n’hésiterais pas. Le plus bizarre, c’est que ces organismes n’étaient pas là la veille. Tu te rends compte ? Ils se reproduisent donc aussi vite que ça ? Ou bien est-ce qu’ils se cachaient ?
— C’est vraiment curieux, ton histoire. Si encore tu examinais du sang provenant de patients plus ou moins malades, d’accord, mais là… les patients sont en bonne santé ?
— Pour autant que je puisse en juger, ça ne rend personne particulièrement malade.
— Comment ça se fait ? Les globules blancs sont insuffisants ?
— Les globules blancs sont inexistants.
— C’est ridicule.
— Je ne te le fais pas dire ! On ne s’est pas gêné pour me le rappeler. Si tu attends que je t’explique ce qui se passe, tu perds ton temps. Je n’en sais foutrement rien.
— Mais c’est inoffensif ?
— Je ne dis pas ça. Je ne dis pas ça du tout. C’est une situation évolutive. Et ça me fout une trouille de tous les diables, si tu veux savoir. Tu sais ce que j’ai remarqué ? Je ne rencontre que des gens qui reniflent, en ce moment. Tu t’en es rendu compte aussi, je suppose, Matt ? Rien de sérieux. Mais ça frappe tout le monde. Va voir dans les pharmacies. C’est la ruée sur toutes les pastilles et remèdes contre le rhume. Mon pharmacien m’a confié qu’il était dévalisé en aspirine. Coïncidence, à ton avis ?
— Bon Dieu, dit Matt. J’ai à moitié vidé mon flacon de Dristan en un après-midi.
— Te frappe pas, acquiesça Jim. Moi aussi.
Annie avait été à demi enrhumée, aujourd’hui. Lillian aussi, d’ailleurs. Et Beth Porter.
Et Rachel. Mon Dieu, songea-t-il. Rachel.
Les deux hommes se regardèrent dans le brusque silence d’effroi partagé.
— Qu’est-ce que tu veux, Jim ? demanda Matt.
— Parler, c’est tout. Tous ceux à qui je m’adresse à l’hôpital veulent être rapidement fixés, sans détails, ou alors ils ne veulent même pas savoir. Et j’aimerais bien qu’on boive quelque chose. Et pas ce putain de café, non plus.
— Je vais chercher une bouteille.
— Merci.
Jim parut se détendre une minute.
— Tu sais pourquoi je suis venu te voir, en fait ?
— Non. Pourquoi ?
— Parce qu’il y a très peu de personnes saines, sur cette planète. Et que tu es justement l’une d’elles.
— Tu ne m’as pas attendu pour boire, on dirait.
— Je ne plaisante pas. Ça a toujours été mon opinion, à ton sujet. Matt Wheeler, un individu sain. Je ne te l’ai jamais dit, encore. Pourquoi attendre ?
Pourquoi attendre ? Une question qui en disait beaucoup plus que Jim n’en avait peut-être eu l’intention. Matt ne s’arrêta pas en s’avançant vers le bar, mais il demanda, aussi naturellement que possible :
— Tu crois qu’on est tous en train de crever ?
— C’est une éventualité, répondit Jim.
Ils discutèrent deux heures durant. La bouteille se vidait régulièrement. Toujours le même sujet. Ils n’arrivaient à aucune conclusion, et mettaient peut-être tout simplement la crédulité de l’autre à l’épreuve. Ce fut Jim, ivre d’alcool et de fatigue, qui utilisa le premier le mot « machines ».
Matt crut avoir mal compris.
— Des machines ?
— Tu as entendu parler de nanotechnologie ? Ils jouent avec les atomes, ils fabriquent des petits mécanismes, des petits leviers et un tas de choses ? On peut faire ça, maintenant.
— Et tu as des raisons de penser que c’est à ça que tu as affaire ?
— Qui sait ? Ça ne ressemble pas à une machine, mais ça ne ressemble pas à une cellule, non plus. On dirait des roulements à billes noirs et hérissés de pointes. Il n’y a pas de noyau, pas de mitochondrie, pas de structure interne visible avec le matériel de l’hôpital. Je serais curieux de savoir ce qu’un bon labo découvrirait s’il en disséquait un.
Un mince sourire se dessina sur ses lèvres.
— Des dispositifs et des leviers. Bordel ! Ou des petits ordinateurs. Comme des circuits intégrés subatomiques. Qui dirigent des algorithmes ou des nucléotides. Ou quelque chose qu’on ne peut même pas voir. Des circuits plus petits que l’orbite d’un électron. Des machines faites de neutrinos.
Il sourit encore, mais d’un sourire dénué de joie.
— C’est ce qu’on appelle des divagations éthyliques, remarqua Matt.
— Il y a deux avantages à être soûl. Tu peux dire tout ce qui te passe par la tête. Et tu peux dire l’évidence.
— C’est quoi, l’évidence ?
— Que cette saloperie d’engin dans le ciel n’est pas forcément étrangère à cette histoire.
Peut-être bien, songea Matt. Mais on incriminait le vaisseau de tant de choses, depuis la chaleur jusqu’aux érythèmes fessiers des bébés, qu’il se méfiait de ce genre de rapport hâtivement établi.
— Rien ne prouve que…
— Je sais à quoi ressemblent les maladies organiques. Là, on a affaire à quelque chose de fondamentalement différent. Ça n’est pas arrivé petit à petit, sur un mois, Matt. Mais en quelques jours. En quelques heures, presque. Les bactéries peuvent se reproduire très vite, aussi. Mais si c’étaient des bactéries, on serait déjà tous morts.
Cependant, si l’hypothèse de Jim était fondée…
— Non, dit Matt. Je ne veux pas penser à ça.
— Tu réagis comme le reste du monde.
— Non, c’est vrai. C’est beaucoup trop effrayant.
Son regard plongea au fond du verre.
— Je veux bien admettre ce que tu me dis. Mais si c’est en rapport avec le vaisseau – si ces choses sont déjà en nous –, alors la partie est perdue, non ? Quoi qu’ils cherchent, ils l’ont trouvé. On est foutus.
Un silence. Puis Jim reposa son verre sur la table basse et se redressa sur le canapé.
— Je suis navré, Matt. Je me suis comporté comme un salaud. Je suis venu là pour déverser mes problèmes sur toi. C’est injuste.
— Je préfère avoir peur que de ne rien savoir.
Il était tard. Ils avaient franchi les limites de la conversation productive. Matt n’osait pas regarder sa montre ; il commençait tôt, demain. Peste ou pas peste.
— Il faut que je dorme un peu.
— Je vais te laisser.
— Tu peux dormir sur le canapé. Lillian t’attend ?
— Je l’ai prévenue que je risquais de passer la nuit à l’hôpital.
— Arrange-toi pour passer un peu de temps avec elle, demain.
Jim acquiesça.
Matt lui donna une couverture qu’il sortit du placard de l’entrée.
— On est dans la merde jusqu’au cou, non ?
— Ça y ressemble.
Jim s’étira sur le canapé. Il posa ses lunettes sur la table et ferma les yeux. Son visage dépourvu de grâce pâlit.
— Matt ?
— Mmmh ?
— Le sang que j’ai étudié. Tu sais, l’échantillon frais ? Celui que j’ai observé sous le microscope ?
— Eh bien ?
— C’était le mien.
Matt savoura un long moment de sommeil nébuleux, alors que les révélations de Jim flottaient encore aux confins de sa conscience, comme une menace présente mais floue. Puis il se réveilla avec une sale migraine face à une réalité affreusement angoissante.
La matinée était belle, ensoleillée. Il se força à prendre une douche et à s’habiller ; ses vêtements lui donnèrent l’impression d’être taillés dans du papier de verre. Rachel préparait le petit déjeuner dans la cuisine. Des œufs au plat. Matt regarda son assiette, mais n’y toucha pas.
— Tu es malade ? demanda sa fille.
— Non.
À moins que nous ne le soyons tous.
Elle renifla.
— Le Dr Bix dort sur le canapé.
— Il prend son service à midi, seulement. On va le laisser dormir. Il en a besoin.
Elle lui décocha un regard intrigué puis abandonna le sujet.
Rachel croyait aux vertus d’un petit déjeuner maison, et insistait pour le faire elle-même. L’habitude s’était implantée pendant la maladie de Celeste et perpétuée après sa mort. Ce rituel quotidien avait sans doute constitué, pour Rachel, un exutoire à son chagrin. À présent, il ne s’agissait plus que d’une routine. Mais elle accomplissait sa tâche solennellement, comme elle l’avait toujours fait. Plus que solennellement. Tristement.
Depuis l’année précédente, elle semblait contaminée par le virus d’une mélancolie tenace et insidieuse ; Matt le remarquait à sa façon de s’habiller, de marcher, aux disques cafardeux qu’elle écoutait sur la chaîne qu’il lui avait offerte pour Noël. Pour ses dernières années de lycée, elle avait tout juste obtenu la moyenne – ses dons pour les études s’émoussaient sous le coup d’une dépression croissante.
Il chipota sur ses œufs tandis qu’elle allait s’habiller. Il la revit alors qu’elle s’apprêtait à sortir pour retrouver des amis au centre commercial. Il eut droit à un baiser distant.
— Comme d’habitude, pour dîner, ce soir ?
— Peut-être qu’on sortira, dit-il. Au Dos Aguilas. Ou au Golden Lotus.
Elle sourit, inquiète. Les choses sont-elles aussi graves que ça ?
Matt essaya de sourire en retour. Sans conviction. Oui, Rachel. Très graves.
LA TENTATIVE DE COUP D’ÉTAT : UN FAUX BRUIT
Une déclaration nous est aujourd’hui parvenue de la Maison-Blanche et du porte-parole des chefs de l’état-major démentant la préparation d’un coup d’État militaire.
Des manœuvres inhabituelles de divisions aériennes et d’infanterie autour de Washington avaient éveillé les soupçons dans certains milieux. La publication dans le Washington Post d’un document soi-disant issu clandestinement du bureau du général Robert Osmond de l’armée de l’air avait alimenté les rumeurs en début de semaine.
À la question de savoir si le Président évoquerait les faits dans son discours de vendredi à la nation, le porte-parole de la Maison-Blanche a répondu que le sujet n’appelait pas d’autres commentaires.
VANDALISME À BROOKSIDE
La police enquête sur les actes de vandalisme perpétrés la nuit dernière au cimetière de Brookside.
Les vandales, qui se sont apparemment introduits dans le cimetière après la fermeture des portes, ont profané plusieurs tombes à l’aide d’une bombe de peinture. Croix gammées et têtes de mort figurent parmi les symboles grossiers dessinés sur les tombes.
M. William Spung, le directeur du cimetière, a déclaré à l’Observer que le nettoyage des tombes demandera au moins une semaine d’efforts et occasionnera des frais importants.
Le chef de la police, M. Terence McKenna, reconnaît que ce genre d’affaire est souvent difficile à résoudre. « De tels actes sont en général commis par des adolescents », a déclaré M. McKenna. La police envisage la mise au point d’un programme pour les écoles locales destiné à éveiller le sens civique chez les jeunes.
Le motif du délit reste à définir.
LA GRIPPE DE TAIWAN EN MARS
D’après le centre de contrôle de santé d’Atlanta, la nation est victime d’une épidémie de grippe.
Des cas de « grippe de Taiwan » ont été signalés dans tout le pays.
La maladie ne serait, paraît-il, pas dangereuse. « Il est conseillé de faire provision de Kleenex », a déclaré, non sans humour, un responsable du C.C.S.A.
Le Président avait adopté une attitude tranquille – coudes sur le bureau, mains en flèche sous le menton – pour accueillir le secrétaire de la Défense dans le bureau ovale.
— Vous avez l’air en forme, Charlie, dit-il.
— Vous aussi, monsieur, répondit Charles Atwater Boyle.
Peut-être, songea le Président, avec un soupçon de scepticisme.
En vérité, Charlie Boyle était loin d’avoir une mine resplendissante. Des taches rouges apparaissaient sur ses joues, comme s’il était légèrement fiévreux ; ce qui était vraisemblablement le cas. Et ce rendez-vous semblait le mettre dans ses petits souliers – rendez-vous auquel le Président l’avait convoqué sans explication.
Formé à bonne école – l’armée et l’industrie bancaire –, Charles Boyle était passé maître dans l’art de l’impassibilité.
Toutefois, son masque de froideur impénétrable était en lui-même un indice du conflit qui faisait rage en lui. Ses célèbres yeux bleus glacés se tournaient régulièrement vers la gauche, comme s’il consultait quelque présence invisible.
La question, songea le Président, est de savoir de qui il a peur. De moi – ou de ses douteux complices ?
— Charlie, commença le Président, je voudrais vous parler de votre coup d’État.
Le secrétaire de la Défense ne cilla même pas. Une attitude tout à son honneur.
— Asseyez-vous, l’invita le Président.
Charlie s’assit.
— Je ne devrais pas l’appeler votre coup d’État, n’est-ce pas ? Je sais que votre position est équivoque. Et je n’attends pas que vous admettiez votre complicité dans un complot visant à renverser le gouvernement civil. C’est le général Chafee, n’est-ce pas, qui a suggéré que vous pourriez assurer l’intérim de la présidence ? Un membre du cabinet ministériel, un civil, donc un homme de paille idéal. Vous leur conféreriez une certaine légitimité dans un pays où les mots « junte militaire » ont encore une très mauvaise presse.
Le Président posa ses mains bien à plat sur le bureau et se pencha vers Charlie. Le geste, il en avait conscience, était agressif, autoritaire.
— En toute honnêteté, Charlie, mes informateurs ignorent la façon dont vous avez répondu à l’offre ; ils savent seulement qu’elle a été faite. Et que le général Chafee souriait en vous serrant la main.
— Il va de soi, dit Charlie Boyle, que je nie tout cela.
— C’est noté. Cependant la question n’est pas là. Incidemment, votre loyauté est mise en cause, mais nous n’en tiendrons pas compte non plus.
Le secrétaire de la Défense fronça les sourcils. Il n’arrive pas à déterminer s’il a été insulté ou non, songea le Président. Et il est intrigué, aussi.
— Dans ce cas, dit sèchement Charlie, quel est l’objet de cette rencontre ?
— Il est tard, reconnut le Président. Vous souhaitez probablement aller retrouver Evelyn et les enfants. Je comprends parfaitement. Mais en ces moments de trouble, je pense qu’elle vous pardonnera quelques heures supplémentaires.
Il martela le bureau du bout de son stylo-plume tandis que Charlie se tortillait imperceptiblement sur sa chaise.
— Je vous connais depuis cinq ans et j’ai bien suivi votre carrière, poursuivit le Président. Votre nomination au cabinet ministériel est celle dont j’ai été le plus fier, Charlie, le saviez-vous ? Je ne prétends pas que vous soyez une fripouille. Seulement que votre loyauté est peut-être partagée. Suis-je loin du compte ?
— Vous me demandez une déclaration que je ne suis pas en mesure de faire. D’un point de vue officiel, je déplore vivement l’insinuation.
— Laissons tomber l’officiel. Il s’agit d’une rencontre privée.
— Suis-je censé le croire ?
— Vous êtes censé écouter.
Le Président avait délibérément laissé percer une certaine irritation dans sa voix. L’autorité était un des pivots du psychisme de Charlie Boyle : il la reconnaissait, il la respectait, il l’acquérait. Je te connais, songea le Président, je connais ton enfance miséreuse, et je sais ce que l’armée a dû signifier pour l’enfant déraciné que tu as été. Bien plus qu’une étape vers la respectabilité civile, encore qu’elle fût cela, aussi.
Le pouvoir magique des vieux totems avait la vie dure. Aux yeux de Charlie, l’homme qui exerçait les fonctions présidentielles n’était sans doute pas irremplaçable, mais les fonctions elles-mêmes, l’idée de ces fonctions, le commandement suprême, portaient encore en elles un poids symbolique très lourd. Un poids dont, sur le moment, le Président comptait bien tirer profit.
Il choisit ses mots avec soin.
— J’aimerais que vous considériez le fait que cette tentative se révélera peut-être stérile. Pire, même : condamnée d’avance. J’aimerais que vous considériez le fait que les dignitaires proposés par les chefs d’état-major ne sont pas les seules autorités influentes du pays, militaires ou civiles. Les représentants du gouvernement exercent toujours un puissant ascendant. Votre soulèvement se heurterait inévitablement à une opposition, et le sang coulerait. Cela n’en vaudrait pas la peine.
Charlie Boyle s’abîma dans un long silence pesant. Quand il en sortit enfin, ce fut pour s’exprimer avec circonspection.
— Les gens prétendent que vous êtes en contact avec le vaisseau. On dit que vous savez quelque chose que vous gardez pour vous. Et on parle aussi d’une sorte de maladie. Le centre épidémiologique ne répond plus depuis la semaine dernière. Tout le monde se tait.
— Peut-être suis-je au courant de certaines choses, en effet. Peut-être est-ce que je me prépare à communiquer certaines informations à mon heure. C’est mon privilège, non ?
— Vous n’avez même pas dit un seul putain de mot au cabinet. Même vos propres conseillers, le Conseil de sécurité nationale…
— Étant donné le climat qui règne actuellement, est-ce vraiment surprenant ?
— Les gens veulent savoir qui gouverne le pays.
— Bon Dieu, Charlie, je gouverne !
— Les gens n’en sont plus certains. On chuchote que vous êtes peut-être bien passé à l’ennemi.
— Les gens assoiffés de pouvoir sont prêts à dire n’importe quoi. Les campagnes politiques reposent sur des mensonges. Les coups d’État militaires aussi.
— Vous pourriez faire taire les rumeurs.
— Je m’adresse à la nation dans deux jours. N’est-ce pas suffisant ?
— Peut-être pas.
Charlie se tenait raide sur sa chaise, en puritain offensé. Il n’avait déjà reconnu que trop de choses malgré lui, fût-ce tacitement.
— Vous admettez que vous savez quelque chose.
— Exactement. Je sais reconnaître l’insubordination. Et je sais comment y répondre.
Charlie marqua le coup mais ne se départit pas de son regard hostile.
— Vous n’avez aucun allié, monsieur.
— Seriez-vous prêt à en mettre votre tête à couper ?
La question demeura sans réponse.
— Dites-leur que je suis au courant de ce qui se passe, reprit le Président. C’est votre rôle, Charlie. Dites au général Chafee, au général Weismann et aux autres fauteurs de désordre qu’ils sont sous étroite surveillance depuis quelque temps déjà. Dites-leur qu’ils n’obtiendront pas ce qu’ils convoitent sans verser beaucoup de sang.
Le Président fixa le secrétaire de la Défense, et le tint prisonnier de son regard.
— Vous avez fidèlement servi ce pays presque toute votre vie. Souhaitez-vous réellement le voir basculer dans la guerre civile ? Souhaitez-vous réellement être un nouveau Jefferson Davis – et finir comme lui ?
Charlie Boyle ouvrit la bouche mais la referma aussitôt.
— Dites au général Chafee…
C’était le plus difficile à dire.
— Dites-lui que je ne suis pas hostile aux négociations. Mais la violence générera la violence. Et puis… Charlie ?
— Monsieur ?
— Merci d’avoir pris le temps de m’écouter.
Le personnel des services secrets avait été doublé dans les couloirs de la Maison-Blanche. Le Président s’interrogeait sur la pertinence de cette décision. Trop de visages étrangers en circulation. Le système de protection devenait un risque en lui-même, et entretenait en outre une atmosphère de crise. Mais peut-être était-ce inévitable. Il avait bien fallu des tireurs d’élite autour du Capitole pour protéger Lincoln le jour de son investiture. Les temps étaient durs, mais ils avaient connu pire. Encore que, il était vrai, les temps n’avaient jamais été plus étranges.
La partie qu’il avait jouée avec Charlie Boyle tenait pour une grande part de l’esbroufe, et les généraux ne seraient pas dupes ; mais cela suffirait peut-être à semer le trouble dans certains milieux. Il ne cherchait même pas à déjouer l’intrigue, mais à gagner du temps. Les jours à venir allaient être d’une importance capitale. Il serait tragique que des querelles intestines de ce type fassent couler du sang inutile, parce que ces vies… eh bien, ces vies seraient définitivement perdues.
S’il le fallait, le Président était prêt à donner les ordres nécessaires et à renoncer à ses fonctions, afin de minimiser les dégâts. Mais il s’en trouverait toujours pour se battre, avec les meilleures raisons du monde. Pour trouver la mort, sans espoir de retour.
Les crises que nous affrontons sont rarement celles que nous imaginions, songea le Président.
Il ne se considérait pas comme un homme particulièrement bien équipé pour affronter celle-ci. Sa carrière avait connu une réussite exceptionnelle, certes, mais sans jamais sortir des sentiers battus. Héritier d’une famille politique de la Nouvelle-Angleterre, poussé depuis l’enfance vers le service public, il était sorti de Harvard avec un diplôme de droit en poche, des relations influentes et de l’ambition à revendre. Mais une ambition qu’il avait su mettre en réserve ; il connaissait la patience. Il avait souplement gravi les échelons du parti démocrate et su se faire plus d’amis que d’ennemis. Il avait pour la première fois postulé aux fonctions publiques dans son État natal, et si puissamment écrasé le républicain sortant que le parti avait sérieusement commencé d’envisager ses chances d’accéder à la présidence. Là encore, il avait pris son temps, cultivant des amitiés au sein du parti et parmi les grands pontes des milieux pétroliers, juridiques et industriels.
La présidence lui avait échappé de très peu à l’issue de sa première campagne, mais il l’avait remportée haut la main quatre ans plus tard. Les compagnies pétrolières, jusqu’alors acquises au parti républicain, avaient cette année-là retourné leur veste pour préserver leurs intérêts, et le Sud, ébranlé par l’exode industriel en direction du Mexique, était venu se réfugier sous l’aile du parti démocrate.
Les personnalités des candidats n’avaient sans doute pas non plus été étrangères aux résultats des élections. Le Président était un homme de grande taille, avec de l’entregent, de l’enthousiasme et une bonne dose d’humour. Son adversaire avait été d’une maigreur proche de la consomption, compassé et bien trop aisément désarçonné. Les débats télévisés se soldèrent par une véritable débâcle pour les républicains qui tentèrent vainement de se soustraire à la dernière des trois rencontres.
Il n’y eut aucun suspense le soir des élections, rien que le plaisir de voir les présentateurs, à la télévision, se relayer pour annoncer régulièrement l’information primordiale, à savoir que la longue lignée républicaine avait quitté la Maison-Blanche.
Puis le vaisseau était apparu et plus rien n’avait compté hormis la menace que présentait cet événement incompréhensible. Le Président avait passé pratiquement tout son temps, depuis sa nomination aux fonctions de chef d’État, à se débattre avec ce problème. À coups d’épée dans l’eau, bien sûr. C’était une crise qu’on ne pouvait combattre.
En revanche, on pouvait lutter contre les effets secondaires qu’elle engendrait – l’instabilité politique, l’angoisse de la nation. À cet égard, il avait le sentiment d’avoir eu une action salutaire. De toute façon, il n’avait eu d’autre choix que de prendre le taureau par les cornes.
Il était encore possible de sauver des vies ; et peut-être cette discussion avec Charlie Boyle y aurait-elle contribué. Les jours à venir seraient critiques. Nous verrons, songea-t-il.
Après cela…
— On entrait dans un monde neuf, non ?
Il pouvait se forger une idée de l’avenir, bien que très floue. Il avait le pressentiment qu’il n’y aurait plus de place pour les rois, les conquérants, les aristocrates ; pas même pour les parlements, les congrès, les présidents…
Elizabeth lisait quand il entra dans la chambre. Elle releva des yeux fatigués vers lui.
— Comment ça s’est passé ?
Le Président commença à se dévêtir.
— Tu connais Charlie. Têtu comme une mule. Un peu borné, même. L’instinct de conservation avant tout. Mais je pense qu’il sera plus prudent, maintenant.
— Crois-tu que ce soit suffisant ?
Il haussa les épaules.
— C’est déjà bien. De là à être suffisant…
— Pauvre Charlie. Il ne comprend pas.
— Nous sommes privilégiés, lui rappela le Président. Nous avons été abordés en premier. Nous sommes parmi les rares élus.
Une étrange pensée lui traversa l’esprit.
— Les derniers aristocrates que le monde connaîtra.
— Sans doute. Mais si nous avions aussi Charlie, et le général Chafee…
— Ça viendra. Encore que je ne compterais pas trop sur Chafee. J’ai l’impression que c’est le genre de type à refuser.
— Quel dommage que tout n’aille pas plus vite.
— Chaque chose en son temps. J’espère seulement que personne ne perdra la vie. Même les généraux le regretteraient, je crois.
— Ils ne savent pas contre quoi ils se battent. La mort de la Mort.
Le Président se glissa sous les draps près de sa femme. Il avait apporté un dossier, son courrier confidentiel du matin, avec l’intention de le lire. Mais à quoi bon ? Il prit la main de sa femme et éteignit la lampe de chevet.
Il avait épousé en Elizabeth Bonner une jeune femme mince, jolie, issue d’une famille influente de la côte Est. En trente ans, elle était devenue affreusement obèse. Des plaisanteries avaient circulé pendant la campagne électorale – des quolibets cruels, méchants. Mais Elizabeth avait placidement opposé l’indifférence à la malveillance – elle était trop fière pour s’occuper de telles vétilles.
Et le Président n’avait somme toute été que légèrement contrarié. Contrarié parce qu’il l’aimait, et non en raison de son monstrueux tour de taille. Il possédait la clé du secret : si Elizabeth avait gagné en poids, elle avait surtout gagné en sagesse. Là résidait le substrat de leur mariage, une union bien ancrée et solide.
Les draps étaient agréablement frais.
— La mort de la Mort, répéta-t-il. Quelle étrange pensée.
— Ce n’est pourtant rien d’autre, dit Elizabeth.
L’idée était réconfortante. Et vraie, naturellement.
Comme toujours, on pouvait lui faire confiance pour trouver la formule appropriée.
Et la Mort en aura fini d’exercer sa tyrannie. Était-ce la Bible ? Ou Tennyson ? Il ne se souvenait plus.
Quoi qu’il en soit, songea le Président, les temps sont venus.
Matt s’était orienté vers la médecine pour l’amour de la guérison.
Une dizaine de feuilletons télévisés et quelques films l’avaient convaincu que l’essence de la pratique médicale résidait dans l’acte de guérison. Il parvint à entretenir cette idée fragile pendant ses années d’études, mais elle ne survécut pas à l’internat au cours duquel il prit conscience que le propos d’un médecin est inextricablement lié à la mort – à son ajournement, au mieux ; à son adoucissement, souvent ; à son inéluctabilité, toujours. La mort était l’éminence grise cachée derrière le caducée.
Contrairement au mythe, les diplômes médicaux ne conféraient aucune invulnérabilité émotionnelle. Les docteurs n’étaient pas les derniers à redouter la mort – même les plus renommés. Ils la redoutaient et l’évitaient. Parfois de façon tout à fait névrotique. Pendant son internat, Matt avait travaillé avec un oncologue qui détestait ses patients. Il s’agissait par ailleurs d’un excellent médecin, irréprochablement professionnel, mais dans un bar ou une cafétéria, entre collègues, il expliquait complaisamment ce que les malades représentaient pour lui.
— Ils sont les artisans de leurs tumeurs. Ils sont fainéants, ou obèses, ou bien ils fument, ou encore ils s’imbibent d’alcool ou se bronzent au soleil sans protection. Et ensuite, ils m’amènent leur corps maltraité. « Guérissez-moi, docteur, s’il vous plaît. » Écœurant…
— Et s’ils jouaient seulement de malchance ? avait hasardé Matt. Certains, tout du moins.
— Plus longtemps vous resterez dans mon service, docteur Wheeler, plus vite vous perdrez ce genre d’illusions.
Possible, songea Matt. Le mépris était sans doute malvenu, mais il répondait à un besoin. Il maintenait la mort à distance. Ouvrez la porte à la compassion, même un tout petit peu, et vous prenez le risque que le chagrin s’engouffre avec.
Cette attitude, toutefois, n’était pas celle que préconisait Matt, qui, après le départ de Scott, s’était résolument tourné vers la médecine familiale. Ses journées étaient jalonnées d’oreillons, de rougeoles, de points de suture et d’infections anéanties à coups d’antibiotiques. Autrement dit, il guérissait. De petits actes de bonté. Il jouait un rôle mineur dans les drames mineurs de la vie ; le rôle du gentil, et non l’ange de la mort, gardien de la porte de l’oubli.
Rarement, en tout cas.
Mais Cindy Rhee s’éteignait doucement, et il n’était pas en son pouvoir de l’en empêcher.
Il avait prévenu les Rhee qu’il passerait voir leur fille vendredi matin.
David Rhee travaillait à l’usine, au sud de la ville, où il conduisait un chariot de levage. Ses parents, des immigrants coréens, vivaient à Portland. David avait épousé une jolie fille de Buchanan, Ellen Drew qui, douze ans plus tôt, lui avait donné une fille, Cindy.
Cindy était une fillette délicate et fine, avec le teint légèrement coloré de son père et de grands yeux bruns, mystérieux. Elle souffrait d’un neuroblastome, un cancer du système nerveux.
Un matin d’automne, elle tomba en se rendant à l’école. Elle se releva, ôta les feuilles mortes de son manteau, et reprit son chemin. La semaine suivante, elle tomba de nouveau. Et la semaine d’après. Puis ce fut deux fois en une semaine. Et deux fois en un jour. Finalement, sa mère l’amena voir Matt.
Il découvrit de grosses anomalies dans ses réflexes et un œdème papillaire prononcé. Après avoir expliqué à Mme Rhee qu’il n’était pas en mesure d’établir un diagnostic, Matt l’adressa à un neurologue de l’hôpital. Mais il redoutait le pire. Une tumeur du cerveau, bénigne et opérable, était ce que la fillette pouvait espérer de mieux. Il existait malheureusement d’autres possibilités, encore moins plaisantes.
Il l’accompagna quand elle fut admise à l’hôpital pour y subir des tests. Cindy était d’une patience infinie, presque surnaturelle, face à cette injustice révoltante. Matt en vint même à se demander d’où venaient ces gens, ces âmes belles et nobles qui enduraient les cruautés de la vie sans se plaindre et provoquaient les larmes des infirmières pourtant aguerries.
Il était auprès du couple quand le neurologue leur expliqua que leur fille souffrait d’un neuroblastome. David et Ellen Rhee écoutèrent avec une concentration extrême le spécialiste leur décrire les inconvénients et les avantages, les plus et les moins, de la chimiothérapie. David fut le premier à parler :
— Mais est-ce que ça la guérira ?
— La thérapie pourra peut-être prolonger sa vie. Il y aura peut-être une rémission de la maladie. Mais on ne peut malheureusement pas parler de guérison. Nous devrons la surveiller de très près même dans le meilleur des cas.
David Rhee hocha la tête – un geste d’acquiescement mais surtout de résignation désespérée. Sa fille ne guérirait peut-être pas. Sa fille allait peut-être mourir.
J’aurais dû être plombier, songea Matt. Électricien, comptable. N’importe quoi, mon Dieu, pour ne pas être dans cette pièce à cet instant. Il ne put se résoudre à rencontrer le regard d’Ellen quand elle sortit avec son mari. Il craignait qu’elle ne lise dans ses yeux l’expression de sa méprisable impuissance.
Cindy répondit favorablement à la chimiothérapie. Elle perdit ses cheveux mais recouvra son sens de l’équilibre ; elle quitta l’hôpital maigrichonne mais optimiste.
Elle y revint six mois plus tard. Sa tumeur, inopérable, s’était disséminée. Son élocution devenait pâteuse et son champ de vision se rétrécissait. Matt interrogea les spécialistes de l’hôpital. Ne pouvait-on vraiment envisager une opération ? Mais la malignité avait trop profondément investi le cerveau. Les radiographies étaient éloquentes, impitoyables. L’opération, si tant est que quelqu’un eût été assez fou pour la tenter, aurait privé la fillette de sa voix, de sa vue, et probablement de son âme.
Elle était à présent rentrée chez elle pour y mourir. Les Rhee l’avaient compris. D’une certaine façon, la maladie se montrait clémente. L’organisme de Cindy était encore suffisamment fonctionnel pour lui permettre de quitter l’hôpital ; avec un peu de chance, elle ne finirait pas dans quelque salle blanche aseptisée d’un de ces mouroirs occidentaux. Cindy était désormais aveugle et ne pouvait articuler que quelques mots rudimentaires, mais Ellen Rhee continuait à s’occuper d’elle avec un héroïsme inébranlable qui constituait, aux yeux de Matt, une remarquable leçon d’humilité.
Il avait promis de passer ce matin, mais n’envisageait pas cette tâche de gaieté de cœur. Il était difficile de ne pas aimer Cindy, difficile de ne pas haïr la maladie qui la torturait et l’entraînait vers la mort. Matt avait parfois recours à cet état d’esprit qu’il nommait « machine-à-soigner » et qui lui permettait de museler momentanément ses émotions. Mais cette position n’était pas aisée à observer, même au mieux de sa forme ; or, ce matin, il se sentait fiévreux et désorienté. Il avala un décongestionnant et, l’humeur sombre, se rendit chez les Rhee.
Et puis il y avait aussi ce que Jim Bix lui avait raconté. Cette histoire lui pesait comme une pierre, un fardeau trop lourd qu’il ne pouvait ni ignorer ni supporter. La sincérité de Jim n’excluait pas le fait qu’il pouvait être dans l’erreur. Ou fou. À moins que ce ne soit réellement le commencement de la fin… auquel cas, si révoltante que puisse être l’idée, peut-être le sort de Cindy Rhee était-il enviable.
Il se gara devant la modeste maison des Rhee. Ellen lui ouvrit. Elle portait une blouse jaune et les cheveux noués sur la nuque. Un vieil aspirateur trônait au centre de la moquette. Par expérience, Matt avait remarqué que, dans les foyers des mourants, le ménage était accompli religieusement, ou pas du tout. Ellen Rhee avait pris le parti du ménage frénétique. Au cours des derniers mois, il l’avait rarement vue sans sa blouse.
Mais elle souriait. Curieux, songea Matt. Et la radio allumée diffusait une musique enjouée, populaire.
— Entrez, docteur, dit-elle.
La maison n’était pas aussi sombre que d’habitude ; Ellen avait remonté les stores et ouvert les doubles rideaux. Une brise d’été matinale balayait les odeurs d’antiseptiques et laissait entrer celles, plus subtiles, des roses du jardin.
— Je suis désolée, dit-elle. La maison est plutôt en désordre. Je suis en plein ménage. J’avais plus ou moins oublié que vous deviez passer.
Elle éternua et se moucha dans un Kleenex. La grippe de Taiwan n’épargnait personne.
— Je peux revenir une autre fois, suggéra-t-il.
— Non. Restez, je vous en prie.
Elle ne s’était pas départie de son sourire.
Le terme clinique pour ce genre de comportement se nommait « refus ». Une façon de faire face à la situation. Continuer comme si de rien n’était, sourire, recevoir l’invité. Une nouvelle facette de sa lutte contre sa propre douleur. Pourtant, Matt eut la sensation qu’Ellen était différente. Comme soulagée d’un certain poids. Était-ce possible ?
— David est là ? demanda-t-il.
— Non. Il a pris son service de bonne heure à l’usine. Voulez-vous un café ?
— Non, merci, Ellen.
Il tourna la tête vers la chambre de Cindy.
— Comment va-t-elle ?
— Mieux.
Matt ne put cacher sa surprise.
— C’est vrai ! insista Ellen. Elle se sent bien mieux. Vous pouvez le lui demander vous-même.
La plaisanterie tournait au macabre.
— Ellen…
Le sourire d’Ellen s’adoucit. Elle posa la main sur son bras.
— Allez la voir, Matt. Allez-y.
Cindy était assise dans son lit, ce qui, en soi, constituait déjà un petit miracle. Matt fut contraint de reconnaître que, à première vue, elle paraissait en effet beaucoup mieux. Elle était encore horriblement maigre – l’émaciation délicate du cancéreux en phase terminale. Mais ses yeux grands ouverts semblaient tout à fait lucides. La dernière fois qu’il était passé la voir, elle n’avait pas paru le reconnaître.
Matt posa sa sacoche sur la table de chevet et la salua. Il prenait toujours soin de lui parler, même si le neurologue lui avait assuré qu’elle ne comprenait plus. Elle pouvait peut-être trouver quelque réconfort dans le ton de sa voix.
— Je suis venu voir comment tu allais, aujourd’hui.
Cindy cligna des yeux.
— Merci, docteur Wheeler, dit-elle. Je vais bien.
— On dirait que vous avez rencontré un fantôme, dit Ellen quand il ressortit de la chambre de Cindy. Venez, asseyez-vous.
Il s’assit à la table de la cuisine et accepta le verre de citronnade que lui offrit Ellen.
— Elle se sent vraiment mieux, dit-elle. Je vous avais prévenu.
Matt s’efforça d’éclaircir ses pensées embrouillées.
— Elle m’a parlé, dit-il. Elle était lucide. Elle a compris ce que je lui ai dit. Elle est faible et un peu fiévreuse, mais j’ai l’impression qu’elle a même repris un peu de poids.
Il releva les yeux vers Ellen.
— Rien de tout ça ne devrait être possible.
— C’est un miracle, répondit fermement Ellen. Du moins, c’est mon opinion.
Elle se mit à rire.
— C’est moi qui suis malade, maintenant ! Je suis un peu fiévreuse.
— Ellen, écoutez. Je suis heureux de ce qui arrive. Je ne pourrais pas être plus heureux. Mais je n’y comprends rien.
C’était vraiment l’incompréhension totale. Oui, bien sûr, la rémission existait. Il avait vu un jour une tumeur du poumon diminuer de façon dite « miraculeuse ». Mais le cas de Cindy était d’une tout autre nature. Le tissu cérébral avait été détruit. Même si les tumeurs avaient disparu, elle n’aurait pas dû être en mesure de parler. Cette partie du cerveau n’existait plus. Et même sans les tumeurs, elle aurait dû être dans la position d’un malade ayant subi une grave attaque. Certaines facultés pouvaient à la rigueur être recouvrées ; mais une guérison complète était hors de question. Ce dont il venait d’être témoin dans la chambre relevait de l’impossible.
Il ne dit rien de tout cela à Ellen.
— Je voudrais être sûr, Ellen, dit-il. Je veux que l’hôpital la voie.
Elle eut une expression soucieuse.
— Peut-être quand elle sera plus forte, Matt. Mais je ne sais même pas… Je ne supporte pas l’idée de lui faire subir tout cela de nouveau.
— Je ne voudrais pas que nous nous bercions de fausses illusions.
— Vous croyez qu’elle peut rechuter ?
Elle secoua la tête.
— Ce ne sera pas le cas. Je ne peux pas vous dire comment je le sais. Mais c’est un fait. La maladie est partie, docteur Wheeler.
Matt ne put se résoudre à la contrarier.
— Je souhaite que vous ayez raison. Cindy m’a dit quelque chose du même genre.
— Vraiment ?
La fillette s’était exprimée avec effort, comme si la formulation des mots exigeait encore une concentration considérable, mais de façon très claire.
— Pauvre docteur Wheeler, lui avait dit cette enfant émaciée. Vous n’aurez bientôt plus de travail.
L’incident était pour le moins étrange, mais plus étrange encore fut le fait que Matt n’y accorda pas plus d’attention que cela après avoir quitté Ellen Rhee.
Il longea la baie sur Promenade Street. Il y avait très peu de circulation. La route était plaisante, l’océan calme et bleu sous le lavis turquoise du ciel. Un midi d’août brûlant où rien ne bouge.
Il se sentait aussi bizarrement paisible que Buchanan. Il avait tout d’abord rendu la fièvre responsable de ce calme vide – le sien, celui de la ville –, mais il se prit à réfléchir.
Peut-être que Jim avait raison, finalement. Nous sommes tous infectés. Avec des machines dans le sang. Un genre de peste. La grippe de Taiwan…
Mais ces pensées, elles aussi, glissèrent sur la surface lisse de la journée.
Jill, la réceptionniste, n’était pas à son poste – elle avait appelé pour prévenir qu’elle ne se sentait pas bien – mais Annie occupait sa place à la réception et répondait aux appels, pour la plupart des annulations de rendez-vous. Elle raccrocha et brancha le répondeur afin de déjeuner tranquille. Matt remonta des sandwiches au jambon et des salades de la cafétéria du premier étage – qui manquait elle aussi de personnel. Annie mangea du bout des dents, les yeux dans le vague.
— Curieuse journée, dit-elle.
Matt lui parla de Cindy Rhee, mais son récit avait une résonance lointaine, étrangement immatérielle.
Le front d’Annie se plissa. L’effort qu’elle fournissait pour comprendre se heurtait à quelque résistance interne.
— C’est peut-être pour ça qu’ils annulent leurs rendez-vous. Ils se sentent tous… mieux.
Pauvre docteur Wheeler. Vous n’aurez bientôt plus de travail.
Matt eut une moue dubitative. Mieux… ou plus malades.
Il expliqua aussi à Annie ce que Jim Bix lui avait confié quant aux corps étrangers découverts dans les échantillons de sang. Il n’avait pas eu l’intention de lui parler de cela, du moins pas encore, par crainte de l’inquiéter inutilement. Mais elle accueillit de nouveau ses propos avec placidité.
— J’en ai entendu parler à l’hôpital. J’ai déjeuné l’autre jour avec une infirmière du labo. Elle était complètement paniquée. Et moi aussi, après. Alors j’ai appelé le chef du service hématologique de l’hôpital de Dallas où j’ai fait mon internat. Il ne voulait pas en parler, mais quand je lui ai dit ce que je savais, il m’a plus ou moins confirmé les faits.
Ainsi, chacun gardait ses informations pour soi, songea Matt. Combien de personnes encore étaient dans le secret ?
— On peut donc en conclure que ce n’est pas uniquement local.
— Ça te surprend ?
— Non.
— Le centre épidémiologique devait le savoir au moins depuis aussi longtemps que Jim Bix.
Elle but une gorgée de Pepsi.
— À priori, le secret a été respecté. Il n’y a pas eu la moindre fuite dans les journaux. Je suppose que c’est dans l’intérêt des gens. Pourquoi les inquiéter ? Une maladie sans symptômes, insaisissable, dont tout le monde est déjà atteint… Est-ce que ça vaut la peine de déclencher la panique, franchement ?
— Ils ne vont sûrement pas pouvoir garder le secret bien longtemps.
— Ce sera peut-être inutile.
Il avait la sensation de se trouver sous une cloche de tranquillité cotonneuse. Une partie de lui-même menait cette conversation tout à fait raisonnablement ; et l’autre était comme emprisonnée, silencieuse, mais effrayée par ce que venait de dire Annie. Ces réflexions, il n’avait pas encore osé se les autoriser.
La voix d’Annie devint vaguement rêveuse.
— Si cette infection a un but, comme je le suppose, nous devrions bientôt tous savoir lequel.
Matt braqua sur elle un regard inquisiteur.
— Qu’est-ce qui te fait dire qu’elle a un but ?
— Une intuition.
Elle haussa les épaules.
— Ce n’est pas ton impression ?
Une question à laquelle il n’avait pas envie de répondre.
— Annie, je peux te demander quelque chose ? Tu as dit tout à l’heure que tu avais eu peur quand ton amie t’a parlé de ça.
— Oui.
— Mais plus maintenant ?
Le pli sur le front d’Annie se creusa davantage.
— Non… plus maintenant. Je n’ai plus peur.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas, Matt.
Elle le regarda gravement par-dessus les reliefs de leur déjeuner.
— Franchement, je ne sais pas.
Il passa l’après-midi à mettre des paperasses à jour, ne s’interrompant que pour recevoir son unique patient de la journée : une femme d’une trentaine d’années qui venait faire vérifier sa tension artérielle. Oui, elle suivait son régime à la lettre. Oui, elle prenait bien ses remèdes.
Sa tension était tout à fait normale en dépit d’un soupçon de fièvre. Elle semblait distraite mais lui sourit en partant. Merci, docteur Wheeler.
Matt tira sa chaise devant la fenêtre et observa l’ombre grignoter peu à peu la lumière de la rue en contrebas.
On nous a administré un sédatif.
La ville vivait au ralenti. Chaque mouvement semblait isolé, comme si toute chose se mouvait indépendamment du reste. Une voiture se traînait sur le ruban de bitume noir. Un vieil homme, le col ouvert et la veste posée sur l’épaule, sortit de chez le coiffeur et s’arrêta pour passer lentement une main osseuse sur sa tête à demi rasée. Le soleil se reflétait sur les pare-brise, amollissait le goudron et provoquait une légère brume de chaleur sur la surface distante de l’océan.
Je devrais être terrifié, songea Matt. Et je ne le suis pas. Et le fait de ne pas l’être devrait en lui-même me terrifier. Et pourtant, ce n’était pas le cas.
Sédation. Quel autre nom donner à cette sérénité clinique ? On devrait hurler. On devrait s’indigner. On devrait se sentir violés. Parce qu’il s’agissait de…
De quoi ?
De la fin du monde ?
Oui, songea Matt. La fin du monde. C’était probablement ce qui se passait. Rien de moins.
À 15 heures, un employé du laboratoire privé du troisième étage vint lui apporter une enveloppe contenant des résultats d’analyses. Les analyses de sang étaient sans doute faussées, mais il avait malgré tout été possible de repérer de la gonadotrophine dans l’échantillon d’urine. Matt survola rapidement le dossier. Puis il décrocha le téléphone pour annoncer à Lillian Bix qu’elle était enceinte.
Ils fermèrent le cabinet à 16 heures.
— Je suis venue à pied, dit Annie. Tu peux me ramener chez toi ?
Matt la regarda sans comprendre.
— Tu as oublié que tu recevais, ce soir ?
Il faillit éclater de rire. L’idée était grotesque. Comment était-il censé divertir des invités ? En servant des cacahuètes salées et en jouant Plus près de Toi, mon Dieu sur son harmonica ?
Annie sourit.
— Ne t’en fais pas, Matt. Plusieurs personnes ont appelé pour décommander, ce matin. C’est noté sur ton agenda. Et tu en auras sans doute d’autres sur ton répondeur, chez toi. Tu peux annuler, si tu veux… Je prendrai le bus pour rentrer.
Il refusa d’un signe de tête.
— Non, Annie. Je veux que tu viennes à la maison avec moi. Mais tu risques d’être la seule invitée.
— Je sais.
— Et on n’aura rien à fêter.
— Je sais, Matt. On peut toujours prendre un verre. Et regarder les étoiles.
Elle avait raison, bien sûr. Tout le monde avait annulé – la plupart invoquant la grippe – sauf Jim et Lillian Bix, qui arrivèrent avec une bouteille de vin.
L’atmosphère n’était pas aux festivités, bien que Lillian eût annoncé sa grossesse à Jim et que Jim en eût informé Annie. Il était manifeste, à leurs expressions vaguement hébétées, que, à l’instar de Matt, ils se sentaient exclus de la réelle signification de tous ces événements étranges. « Comme un patient éthérisé sur une table » – T.S. Eliot, si Matt avait bonne mémoire. L’expression résonnait dans sa tête tandis qu’ils s’activaient tous les quatre dans la cuisine, improvisant un repas.
Rachel suivait les informations à la télévision dans la pièce voisine. Le Président, dit-elle, avait annulé son discours prévu pour le soir même. Mais autrement, tout était calme à Washington.
Plus tard, les adultes se retirèrent sur la terrasse à l’arrière de la maison. Fauteuils de jardin, longs verres à pied emplis de vin. Les premières étoiles naissaient dans le clair-obscur du crépuscule. La brise berçait les grands Douglas et Matt écoutait le doux gémissement de leurs branches dans la semi-pénombre, doux comme le froissement d’une jupe de femme.
— Mon Dieu, dit-il. C’est… si calme.
Jim avait l’air perplexe.
— Comment dit-on, dans les films ? Trop calme.
— Non, je suis sérieux, dit Matt. Écoute. On distingue le bruissement des arbres.
Tous inclinèrent la tête, attentifs aux sons nocturnes.
— J’entends les grenouilles, s’étonna Annie. Depuis le fleuve, je suppose. Depuis tout en bas de la vallée, vous vous rendez compte ?
— Et ce tintement, dit Lillian. Je sais ce que c’est ! C’est le mât de l’école primaire. Je passe devant, des fois, le matin. La corde cogne contre le bois quand il y a du vent. Ça me fait toujours penser à une cloche.
Un glas lointain, indistinct. Matt l’entendit, lui aussi.
— Est-ce si bizarre ? demanda Jim.
— Vendredi soir, répondit Matt. La route longe le fleuve. Généralement, on entend les voitures. Et rien d’autre. Les gens qui vont au cinéma, les jeunes qui sortent dans les bars, les camions qui transportent le bois. C’est le genre de bruit auquel on ne fait même plus attention, mais qu’on remarque quand il est absent, il y a toujours du bruit, même après minuit. Le sifflement d’un train. Une sirène. Ou bien…
— La télé, dit Annie. Tous les gens, normalement, ont leur télé allumée. Et un soir d’été ? Avec les fenêtres ouvertes ?
Elle frissonna, imperceptiblement. Matt le sentit quand il lui prit la main.
— Je suppose qu’il n’y a pas grand monde devant sa télé, ce soir.
Matt se retourna vers le salon. Rachel avait éteint la télévision et se tenait devant la fenêtre de sa chambre éclairée, en contre-jour, les yeux perdus sur les dernières lueurs du ciel.
— C’est donc que tout le monde est allé se coucher de bonne heure, conclut Jim. La grippe.
Lillian se sentit offensée. Elle se redressa sur son fauteuil.
— Tu n’as pas besoin de me protéger. Je sais ce qui se passe.
Matt et Jim échangèrent un regard.
— Si vous savez ce qui se passe, Lillian, dit Matt, vous en savez plus que nous.
Elle avait la voix écorchée, le regard triste.
— Tout est en train de changer. C’est ça, qui se passe. C’est pourquoi il n’y a personne d’autre que nous ici ce soir.
Seul le silence lui répondit, ce que Matt interpréta comme un acquiescement de l’univers. Puis Jim leva son verre.
— À nous, alors. Aux rares audacieux.
Lillian but pour montrer qu’elle n’était pas fâchée.
— Mais je ne devrais pas, dit-elle. Le vin me fait dormir. Oh, et puis le bébé. Ce n’est pas bon, dans mon état, non ? Mais je suppose qu’une malheureuse gorgée…
Ding, deling, répondit le lointain mât.
Matt s’arrêta pour dire bonsoir à Rachel et la trouva déjà endormie, enfouie sous sa couverture rose, la fenêtre ouverte sur le souffle frais de la nuit.
Il tira une chaise près du lit, indifférent à son craquement de protestation quand il s’y assit.
Rachel n’avait pratiquement pas touché à la décoration de sa chambre depuis la mort de sa mère. C’était encore, à beaucoup d’égards, une chambre d’enfant. Rideaux imprimés à la fenêtre et animaux en peluche sur la commode. Matt savait qu’elle avait encore tous ses vieux jouets : un coffre plein de petits livres d’images, de cuisinières et de Frigidaire miniatures, de dînettes ; une poupée Barbie et sa garde-robe complète soigneusement pliée. Elle n’ouvrait que rarement le coffre, mais Matt supposait qu’il était à ses yeux une sorte de sanctuaire – dédié à sa mère, ou tout simplement à la sécurité de l’enfance. Le royaume des choses perdues.
Il regarda sa fille, et la pensée de ce coffre à jouets fit monter en lui une tristesse soudaine, infinie.
Je te redonnerais tout si je le pouvais, Rachel. Tout ce que le monde t’a volé.
Tout ce que le monde vole.
Elle roula sur le côté et ouvrit les yeux.
— Papa ?
— Oui, Rachel ?
— Je t’ai entendu entrer.
— Je voulais juste te dire bonsoir.
— Annie reste ici ?
— Je crois.
— Tant mieux. J’aime bien quand elle est là, le matin.
Elle bâilla. Matt posa la main sur son front. Elle était légèrement fiévreuse, elle aussi.
Quelque chose parut la troubler un instant.
— Papa ? Tu crois que tout ira bien ?
Mens. Mens et fais en sorte quelle y croie.
— Oui, Rachel, affirma-t-il.
Rassurée, elle ferma les yeux.
— C’est bien ce que je pensais.
Il ouvrit le canapé-lit dans la chambre d’ami pour Jim et Lillian, tous deux légèrement ivres, à moins qu’ils n’aient été « éthérisés ». Pas en état, quoi qu’il en soit, de reprendre la voiture.
Je sais ce qu’ils éprouvent, songea Matt. L’impression d’être dans une prison de coton. Vaguement euphoriques mais somnolents. Pendant ses années d’études, il lui était arrivé de fumer de la marijuana avec un copain. C’était un peu la même sensation qu’il avait ressentie. Enfermé dans un brouillard protecteur et luminescent, il s’était laissé dériver sur l’ondoiement berceur de son lit.
Ce soir, Annie était déjà couchée quand il la rejoignit.
Il y avait un bon moment qu’ils n’avaient pas dormi ensemble, et il se demanda soudain pourquoi. Sa présence lui avait manqué, sa chaleur, sa personnalité.
C’était une femme petite, aux énergies de vie intimement liées à ses silences énigmatiques. Elle bascula sur le côté mais se pelotonna contre lui. Il s’enroula autour d’elle.
La première fois où il avait amené Annie à la maison, Matt avait été pétri de culpabilité. Cette maison était encore celle de Celeste et il redoutait qu’Annie n’y soit autre qu’une intruse, une insulte à sa mémoire. Et puis il craignait la réaction de Rachel. Craignait de voir s’installer une rivalité entre Annie et sa fille.
Mais Rachel avait adopté Annie d’emblée et accepté sa présence sans poser de questions.
— Parce qu’elle a fait son deuil de sa mère, suggéra plus tard Annie. Et, d’une certaine manière, elle la pleure encore, mais elle ne se le cache pas. Elle lâche prise. Elle sait que j’ai le droit d’être ici parce que Celeste ne reviendra pas.
Matt tiqua.
— Mais toi, Matt, tu ne veux pas lâcher prise. Tu es un collectionneur. Tu amasses les choses. Ton enfance. Cette ville. Ton idéalisme. Ton mariage. Tu ne supportes pas l’idée de te séparer de quoi que ce soit.
C’était à la fois vrai et exaspérant.
— J’ai renoncé, pour Celeste, dit-il. Je n’avais pas le choix.
— Ce n’est pas aussi simple. D’une certaine manière, tu ne devrais pas renoncer à elle ; elle fait partie de toi, après tout. Et puis il y a le renoncement qui s’est fait malgré toi, c’est-à-dire sa mort. Entre les deux, il y a un espace. Il n’est pas très grand, pour l’instant. Mais c’est dans cet espace que je me glisse.
Annie tout contre lui, Matt se demanda ce qui avait éveillé ce vieux souvenir.
Tu es un collectionneur. Tu ne veux pas lâcher prise.
Elle avait sans doute raison.
Il s’accrochait à Annie, maintenant. Il s’accrochait à Rachel. Il s’accrochait à Jim et à Lillian, et à son cabinet de médecine, et à la ville de Buchanan.
Tout est en train de changer, avait dit Lillian.
Lâcher prise ? C’était trop d’effort…
Un souffle d’air frais effleura la peau nue de son épaule ; Matt tira le drap et ferma les yeux sur la nuit d’été. Alors, comme Annie, comme Rachel, comme Jim et Lillian et comme tout un chacun à Buchanan et dans le reste du monde, il glissa dans le rêve…
Une vague de sommeil, telle l’ombre du soleil, traversa le globe quelques heures seulement après que le monde eut franchi la frontière de la nuit.
C’était le sommeil le plus profond que la planète ait jamais connu depuis que l’espèce humaine avait émigré des confins du continent africain. Il déferla d’est en ouest sur l’Amérique du Nord depuis la pointe du Labrador, et s’empara indistinctement de tous les êtres peuplant la surface de la Terre : il s’empara des ouvriers, des insomniaques, des riches et des déshérités ; il s’empara des alcooliques et des drogués.
Il s’empara des fermiers, des pêcheurs, des détenus dans les prisons et des gardiens de ces mêmes prisons. Il s’empara des routiers saturés de méthrédine qui durent s’arrêter sur le bas-côté de routes désertées pour dormir dans leur cabine ; il s’empara des pilotes d’avion qui atterrirent avec leurs 747 sur les pistes d’aéroports assoupis sous la direction de contrôleurs du ciel qui, méthodiquement, évacuèrent le ciel avant de sombrer à leur tour.
Il y eut quelques exceptions isolées et éphémères. Les urgences médicales étaient rares, mais une dizaine d’employés assurèrent quelque temps les dernières liaisons téléphoniques (ne s’endormant que plus tard) ; des ambulances transportèrent des blessés jusqu’aux hôpitaux où une poignée d’internes, fonctionnant comme des automates sans s’interroger sur ces événements qui les inféodaient, soignèrent les blessures de ces quelques patients endormis. Lesquelles blessures, d’ailleurs, semblaient se refermer d’elles-mêmes, sans grand besoin de soins. Les pompiers demeurèrent sur le qui-vive, bien que curieusement ralentis. Ils ne s’endormirent qu’après avoir paré – de manière purement mécanique – aux risques évidents : éteindre les cigarettes, les fours et les feux de cheminée.
Les incendies qui, malgré tout, éclatèrent furent le fait du hasard, et non de la négligence. À Chicago, Aggie Langois, une mère célibataire sans revenus, fut arrachée à un rêve puissant – qui n’était pas un rêve – par les flammes qui sortaient de sa prise murale vétuste et léchaient les rideaux de la chambre. Elle prit son bébé endormi et son fils de trois ans, réveillé mais très calme, et descendit hâtivement jusque dans la rue, un étage plus bas. Là, elle eut la surprise de voir les autres locataires de l’immeuble sortir posément derrière elle. Le petit dealer de crack du troisième portait le cul-de-jatte du quatrième ; et la bête noire personnelle d’Aggie, sa voisine, une serveuse de bar qui avait la sale manie de faire la bringue à des heures indues, quand les enfants essayaient de dormir, avait apporté plusieurs couvertures ; elle en tendit trois à Aggie sans dire un mot.
Quelqu’un avait pris le temps de composer le 911. Les pompiers arrivèrent, rapidement, mais dans un silence angoissant. La brigade déroula des lances avec une aisance et une économie de mouvements remarquable. C’était comme s’ils n’étaient qu’en partie éveillés : ne fonctionnait que la fraction d’eux-mêmes nécessaire pour effectuer le travail, et l’effectuer avec efficacité. Un locataire du bâtiment voisin – qu’elle ne connaissait pas – proposa son canapé à Aggie et un petit lit pour les enfants. Elle accepta.
— C’est une nuit bizarre, dit-il, et Aggie hocha la tête en silence, trop hébétée pour parler.
En moins d’une heure, l’incendie avait été maîtrisé et les locataires de l’immeuble disséminés dans de nouveaux quartiers, le tout dans un silence étrange et digne. En sécurité, ses enfants sains et saufs près d’elle, Aggie se remit à rêver.
En dehors des échanges téléphoniques, communications locales et programmes internationaux s’appauvrirent. En quelques heures, les fréquences terrestres radiophoniques s’étaient très sensiblement réduites. La nuit fondit sur les villes occidentales de Lima, Los Angeles et Anchorage, et commença à encrer l’océan, tandis que les Israéliens voyaient leur programme par satellite C.N.N. s’interrompre brusquement en raison d’une « défection imprévue du personnel », selon le commentaire fatigué d’un présentateur d’Atlanta. Devant leur écran désormais vide et parasité, les abonnés de la chaîne câblée se tournèrent vers l’horizon, pressentant quelque chose d’anormal, de très anormal ; et c’était étrange, ce calme qu’ils ressentaient ; et puis cette somnolence qui se saisissait d’eux, doucement, tout doucement. Vraiment étrange…
Certains résistèrent plus longtemps que d’autres. Par quelque fantaisie de volonté ou de constitution, des individus purent s’affranchir de leur somnolence, ou du moins la retarder quelques instants, quelques heures.
Un représentant d’une marque de chaussures d’Abbotsford, dans le Michigan, au volant d’une Chrysler de location au nord de Denver, réfléchissait au véritable miracle dont il venait de bénéficier. Il était attendu à l’hôtel Marriott à Fort Collins pour participer à un congrès de marchands de chaussures, débutant par un « buffet de réception » à 7 heures, nom de Dieu, du matin. Le miracle tenait au fait qu’un désastre inexplicable lui avait épargné la contrainte des œufs brouillés et du bacon avec un bataillon de commerçants ensommeillés.
Ce miracle avait, semble-t-il, débuté peu après le coucher du soleil, quand son avion avait atterri à Stapleton. L’aéroport était presque vide bien qu’encombré d’avions immobilisés au sol. Au moins la moitié des passagers, sur son vol, étaient restés à bord, roulés en chien de fusil sur leurs sièges. En transit, supposa-t-il. Tout de même, il trouva le fait curieux. Le terminal lui-même paraissait immense, vide et étrangement silencieux. Ses bagages mirent une éternité à arriver et l’employée du comptoir Hertz était si distraite qu’il eut du mal à capter son attention suffisamment longtemps pour qu’elle rédige le contrat de location. Ensuite, sur la route, en direction du nord, il fut surpris par la fluidité de la circulation. Les voitures s’arrêtaient sur la bande d’urgence, une à une, jusqu’à ce qu’il fût le dernier à rouler. Il fredonnait machinalement en écoutant une chanson d’Eurythmics qui semblait rebondir dans sa tête comme une boule de loto dans son panier. Puis la station des vieux tubes se tut abruptement et il tenta de trouver autre chose ; seule une station de musique country répondit mais, à son tour, elle ne tarda pas à devenir muette. Pas normal, se dit-il. Pire que ça, même. La situation avait largement dépassé le stade du « pas normal », et aurait dû lui inspirer une véritable terreur.
Il s’arrêta sur la bande d’urgence, comme tout le monde, et sortit de sa voiture. Puis il grimpa sur le toit et s’y assit, balançant ses talons contre la porte passager, parce que… pourquoi pas, après tout ? Parce qu’il comprit, en un éclair fiévreux, qu’il vivait la fin du monde. Un monde qui finissait de façon inattendue, singulièrement somnolente, mais qui finissait bel et bien, et lui, il était encore vivant, jusqu’au bout, assis sur le toit de sa Chrysler couleur bouse de vache dans un costume bon marché, percevant pour la première fois le calme d’une nuit abandonnée de tous, une nuit sans bruits humains. Le balancement de ses pieds sur la voiture résonnait étrangement fort, et le vent murmurait à travers les champs de céréales, et l’odeur des engrais se mêlait à celles de son moteur brûlant et de sa propre sueur âcre, et un chien aboya quelque part, et les étoiles brillaient comme des gemmes dans le ciel… et tout cela participait du même phénomène, le calme, comme il le nomma, et c’était impressionnant, effrayant. Il pensa à sa femme, à son fils de sept ans. Il était certain – encore une certitude qui lui venait d’il ne savait où – qu’eux aussi étaient victimes de cette chose, quelle qu’elle fût. Ce qui lui permit plus aisément d’accepter l’inévitable. Il fut soudain pris de vertige ; il était trop seul sur cet immense plateau. Alors il descendit de son perchoir pour rentrer dans le cocon de sa voiture, où le silence hurlait plus fort encore. Là, il s’allongea sur la banquette en similicuir et obéit à un tardif et impérieux besoin de dormir.
Entre autres choses, il rêva qu’une montagne commençait à naître dans le champ non loin de sa voiture – une montagne aussi grosse que n’importe quelle montagne de la Terre, et aussi parfaitement ronde qu’une bille.
Quelque mille huit cents kilomètres plus bas, Maria Montoya, une hôtesse privée de luxe, ainsi qu’elle aimait à se définir elle-même – ou une pute, ainsi que ses clients étaient occasionnellement assez maladroits pour le lui chuchoter, ou le lui hurler sous l’empire de leurs transports passionnels –, s’efforçait d’honorer un rendez-vous avec un homme d’affaires allemand qu’elle devait retrouver dans un des hôtels touristiques sur l’avenue Juárez dans le quartier Zócalo de Mexico.
Respecter cet engagement, pure routine pour Maria, releva mystérieusement du tour de force. D’abord, impossible de trouver un taxi, ce soir-là. Une belle vacherie. Elle qui ne se déplaçait qu’en taxi. Elle avait même un arrangement avec une compagnie, Taxi Metro : elle laissait la carte de la compagnie sur la table de chevet du client en échange de quoi elle bénéficiait d’une réduction de dix pour cent sur ses déplacements. Mais ce soir, pas de taxis ; le standard de la compagnie ne répondait même pas. Et de toute façon, les rues étaient encombrées de véhicules garés le long des trottoirs comme des caillots de sang agglutinés dans une vieille artère. Toute la ville semblait frappée de paralysie. Pire qu’un tremblement de terre ! Bien sûr, il n’y avait eu ni tremblement de terre ni désastre d’aucune sorte, en apparence tout du moins. L’origine de cette confusion générale était de nature bien plus mystérieuse… mais Maria n’avait que faire des détails. Elle se sentait fiévreuse, hébétée, mal à l’aise. Obstinément, elle se concentrait sur son rendez-vous avec son client. Un industriel plein aux as. Un nabab du presse-purée et de la râpe à fromage. Elle essaya de téléphoner pour le prévenir de son retard ; les téléphones marchaient, a priori, mais le standard de l’hôtel ne répondait pas. En désespoir de cause, Maria quitta sa chambre en jurant et sortit dans la nuit désagréablement chaude, poisseuse et stagnante ; elle marcha un bon kilomètre jusqu’au quartier des hôtels le long de toutes ces voitures en panne. Non, même pas en panne, car les conducteurs s’étaient garés sur le côté, parfois directement sur le trottoir, laissant une voie libre au milieu de la chaussée ; ils avaient aussi pris soin d’éteindre les phares et le moteur. Les voitures n’étaient plus que de sombres cavernes et, par les vitres, ouvertes pour la plupart, Maria distinguait les silhouettes affaissées des passagers endormis. Pas morts – ce qui l’aurait perturbée –, simplement endormis. Comment le savait-elle ? Impossible à dire. Mais la certitude était là, en elle.
Sa promenade forcée fut éreintante. À plusieurs reprises, elle faillit littéralement tomber de sommeil. Elle se trompa de direction et se trouva près du Palacio National, avec son horrible tezontle dominant la place paralysée et une centaine de voitures stationnées. Ses escarpins claquaient sur le trottoir et résonnaient bizarrement dans la ville assoupie.
Elle arriva à l’hôtel avec une heure de retard et un talon cassé. Sa détermination avait quelque peu fléchi pendant cette interminable marche et elle avait elle aussi envie de dormir. Mais elle prit néanmoins l’ascenseur jusqu’au quatorzième étage, remonta le couloir climatisé et parfumé aux effluves de pin jusqu’à la chambre 1413, frappa, puis, n’obtenant pas de réponse, ouvrit la porte.
Son client était dans la chambre, profondément endormi, naturellement. Un Allemand gras, en caleçon, ronflant sur le couvre-lit, la peau blanche comme un œuf et désagréablement velue. Maria fut prise d’une nausée soudaine – un risque du métier – qu’elle réprima aussitôt. De toute évidence, on n’avait pas besoin d’elle. Elle n’avait pas la moindre chance de réveiller cet homme qui avait pourtant fait un foin épouvantable pour qu’elle arrive à l’heure. Elle ferait mieux de rentrer chez elle… mais l’idée de refaire le trajet en sens inverse acheva de l’épuiser.
Consciencieuse jusqu’au bout, Maria posa une carte de Taxi Metro sur la table de chevet et s’allongea près de cet Allemand assoupi qu’elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, auprès duquel elle dormit fort chastement, et dont elle partagea le rêve.
Le rêve progressa vers l’ouest. Le rêve traversa les îles Aléoutiennes de l’Alaska à la Sibérie. Le rêve descendit sur les antiques cités d’Asie : Hanoi, Hong Kong, Bangkok. Tokyo sombra dans un sommeil si concentré, si généralisé, que Hiroshi Michio, le dernier agent de la circulation à fermer les yeux sur les enseignes lumineuses de Akihabara, eut la sensation que tant de sommeil, tel un brouillard, finirait par s’élever pour obscurcir les étoiles.
Le sommeil fondit avec la nuit sur les steppes de Russie, traversa l’Oural et le Caucase ; telle une armée, il avança vers l’Ouest, franchit la frontière finlandaise, investit l’Ukraine et la Roumanie, puis la Pologne, sans rencontrer d’autre opposition que celle de la fraîcheur de la nuit.
Le sommeil conquit la Chine et déferla au Tibet, au Pakistan, en Inde, de Calcutta à Hyderabad.
Le sommeil s’empara de l’Afrique en quelques heures. Il progressa en direction du golfe d’Aden vers l’arrière-pays, enleva les enfants aux gros ventres qui basculèrent docilement dans son obscurité ; il suivit l’équateur à travers les jungles et les savanes et absorba les déserts pierreux d’Égypte, de Libye, d’Algérie ; il saisit sa dernière victime dans une poissonnerie de Dakar.
Le rêve pacifia les villes d’Europe, coupant court à la bande sonore de vacarme humain qui se déroulait sans répit depuis la fondation de Rome. Le rêve réduisit Berlin et Leipzig au silence ; bâillonna Naples et Milan ; fit taire le bourdonnement persistant de Paris et d’Amsterdam ; enjamba la Manche pour, enfin, conquérir Londres où quelques personnes affolées avaient capté l’extinction systématique du monde sur les ondes courtes de leurs radios désormais murées dans le silence, mais qui finirent par s’endormir comme tout le monde, et qui rêvèrent, comme tout le monde.
Le rêve fut le même pour chacun. Un rêve complexe, mais qui, dans son essence profonde, consistait en une seule question, une question qui se posa dans six milliards de cerveaux humains et dans plus de trois mille langues.
Voulez-vous vivre ?