Simon Ackroyd, docteur en théologie et recteur de l’église épiscopale de St. James depuis sa nomination à Buchanan en 1987, sortit d’un long sommeil en songeant aux Aztèques.
À la fin du XVe siècle, l’empire aztèque avait hissé la pratique du sacrifice rituel à un degré d’efficacité tel que, en 1487, huit mille individus – des prisonniers de guerre – furent en une seule fois systématiquement tués, le cœur arraché de la poitrine avec un poignard d’obsidienne. Les victimes s’alignaient sur des kilomètres. Ils avaient été enfermés, engraissés et drogués au moyen d’une plante nommée toloatzin afin de pouvoir supporter ce cauchemar sans se révolter.
Les Aztèques, à l’époque où Simon se documenta sur leur civilisation à l’université, avaient pour la première fois mis ses convictions religieuses à l’épreuve. Il avait été élevé dans le giron de ce qu’il reconnaissait à présent comme un christianisme largement expurgé, un catéchisme pastel dans lequel un doux Jésus sauvait l’humanité de l’adoration d’idoles païennes tout aussi « pastellisées » – cultes rendus dans les clairières à Athéna ou son demi-frère Dionysos. Le problème du Mal, dans ce tableau bucolique, n’apparaissait qu’en filigrane et de façon totalement abstraite.
Il y avait eu l’holocauste, bien sûr, mais Simon était parvenu à le rationaliser et à le considérer comme une abominable aberration, la face horrible d’un monde dans lequel le Christ ordonnait mais ne contraignait pas.
Les Aztèques, cependant… les Aztèques s’étaient logés dans son esprit. Sujet brûlant et douloureux comme une braise.
Il ne pouvait dissiper l’horrible et tenace vision de ces enfilades de prisonniers serpentant au milieu de colonnades de pierres anguleuses jusqu’au temple de Tenochtitlán. Une vision qui suggérait des mondes entiers payant toujours le poids de leurs péchés ; des siècles d’histoire insondable, sans Sauveur, et d’une cruauté inconcevable. Il imaginait les victimes des sacrifices et songeait : c’étaient des hommes. C’étaient des êtres humains. C’était leur vie, différente, terrible, et éphémère.
Et puis, une nuit, au séminaire épiscopal, il s’était vu en rêve parler à un prêtre aztèque – un homme maigre, au teint mat, avec une coiffe de plumes, qui avait interprété son effroi comme une crainte révérentielle, donc comme un compliment auquel il s’était efforcé de répondre. Nos couteaux sont accessoires, avait-il dit. Regardez ce que votre peuple a accompli. Vos roquettes, vos bombes sophistiquées… Chacune d’entre elles est un poignard d’obsidienne pointé sur le cœur de dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ; chaque silo, chaque bombardier est un temple, soigné, ingénieux, résultat du travail conjugué d’une armée de techniciens, d’entrepreneurs, de politiciens, de contribuables. Votre peuple n’a rien à envier au nôtre, avait conclu le prêtre aztèque.
Et Simon s’était réveillé avec la suspicion glacée que sa propre vie, sa propre culture, tout ce qui l’entourait, tout ce qu’il affectionnait, pouvait, en essence, être aussi retors et cruel que les autels de pierre et les déités kaléidoscopiques des Aztèques.
Sa foi le soutint pendant ses années d’études, jusqu’à son diplôme de théologie, jusqu’à sa nomination à la paroisse. Simon était un chrétien réfléchi, et, dans ses bons jours, il soupçonnait ses doutes de le rendre plus fort. À d’autres occasions – quand les brouillards d’hiver enveloppaient Buchanan, ou lors de nuits sans lune, quand les pins semblaient prendre l’aspect hérissé de Tlaloc, le dieu de la Pluie aztèque, sur l’odieuse fresque du palais de Tepantitla –, il regrettait que ces mêmes doutes ne puissent être déracinés de son esprit, annihilés à la lumière d’une foi si intense qu’elle supprimerait tous les replis obscurs de sa conscience.
Et puis, cette nuit, il avait fait un rêve très différent.
Il s’éveilla avec circonspection, comme s’il explorait un monde transformé et imprévisible.
Et Simon sentit ce monde s’éveiller lui aussi autour de lui. S’éveiller d’un sommeil très grave et très particulier.
Mais le monde immédiat, son monde à lui, n’avait pas changé : même lit, même chambre, même plancher grinçant.
Le beau temps était toujours là, aussi. Simon ouvrit les doubles rideaux de sa chambre. Le presbytère était une maison de bois construite juste après la Seconde Guerre mondiale, près de l’église, dans le vieux quartier de Buchanan qui s’étageait à flanc de colline depuis la baie. Une maison modeste : son seul luxe était la vue qu’elle offrait. Le ciel matinal, lumineux, se noyait dans l’océan. Le vent léchait l’écume sur la crête des vagues.
Simon savait que c’était un monde transformé, mais pas neuf. Ou plutôt, c’était dans le paysage humain que se situait la transformation.
Ils œuvrent à l’intérieur de nous, maintenant.
Il se rasa et étudia pensivement son visage dans le miroir de la salle de bains. Il avait sous les yeux un homme émacié de quarante-cinq ans, au front dégarni et à la barbe grisonnante, très ordinaire. Mais ne sommes-nous pas tous devenus remarquables en dedans ? songea-t-il. Après s’être habillé, il descendit pieds nus au rez-de-chaussée. Une petite privauté qu’il s’autorisait dans la maison par belle matinée estivale. Sa bonne, Mary Park, condamnait cet écart de conduite. Elle avait pour ses pieds le regard outré qu’elle aurait réservé à quelque chose d’obscène ou de fort mauvais goût, et secouait la tête avec réprobation. Pour être franc, Simon s’autorisait une certaine admiration pour ses pieds. Des pieds on ne pouvait plus banals, dépourvus d’artifice et de beauté. En accord avec son rigorisme protestant.
Après avoir frappé, Mme Park entra alors que Simon allumait sa petite télévision dans le salon – en réalité la télévision de l’église, généralement réquisitionnée le dimanche pour les séances vidéo du catéchisme. Le presbytère recevait la chaîne câblée depuis juin dernier aux frais de Simon et dans le but avoué de satisfaire sa passion des informations. Ce matin, il regarda le journal de C.N.N. où une présentatrice passablement ahurie brossait un tableau confus de la situation générale des trente-deux dernières heures. Apparemment, l’Asie dormait encore. Simon, un instant, imagina la Terre comme un animal, un ours, peut-être, groggy au sortir de son hibernation et titubant vers la lumière.
Mme Park lui adressa un « bonjour » distrait. Elle ignora ses pieds nus et entreprit de préparer le petit déjeuner : deux œufs, du bacon et des toasts beurrés – un péché cholestérolique auquel il n’avait jamais pu renoncer. En tout cas, il avait une faim de loup, ce matin. Il avait dormi une nuit, une journée, et une autre nuit. Il songea avec quelque angoisse au matin qu’il avait manqué, au silencieux après-midi que personne n’avait vu.
Mme Park semblait suivre les informations depuis le seuil de la cuisine. Simon força le son à son intention.
« On ne peut nier l’évidence de ce sommeil forcé, disait la présentatrice. Curieusement, aucun accident n’a été signalé. Il a été suggéré en revanche que cette expérience procédait d’un contact direct, presque télépathique, avec le vaisseau. »
Etc. Simon se demanda combien de temps encore durerait ce simulacre d’objectivité. Comme s’ils n’étaient pas tous conscients de cela, grand Dieu.
Personne ne voulait mettre un nom sur ce qui les attendait. Élysée, songea-t-il. Le séjour des bienheureux. Jérusalem. Illud Tempus.
Sur l’ordre de Mme Park, il se replia dans la cuisine. Le petit déjeuner avait-il jamais senti aussi bon ? À moins que ce ne fût son corps qui soit déjà différent ?
Elle tournait autour de lui.
— Mon père…
— Oui, Mary ?
— Vous avez rêvé ?
— Nous avons tous rêvé, Mary.
La bonne confessa :
— Je leur ai dit… je leur ai dit oui.
— Oui, Mary. Moi aussi.
Elle fut manifestement surprise.
— Vous, mon père ? Pourtant vous êtes religieux !
— Mais je le suis toujours, Mary. Je pense toujours l’être, du moins.
— Mais alors, comment avez-vous pu leur répondre oui ? Si je peux me permettre de demander, bien sûr.
Il considéra la question. Une question très épineuse. Beaucoup de ses croyances avaient été remises en cause au cours des trente dernières heures. Certaines avaient même purement et simplement disparu. Avait-il été tenté ? Avait-il succombé à la tentation ?
Il visualisa le temple de Tenochtitlán, vit l’arc décrit par les poignards d’obsidienne.
— À cause des Aztèques, répondit-il.
— Pardon ?
— Parce qu’il n’y aura plus d’Aztèques de par le monde, répéta le recteur. Ce temps est bel et bien révolu, désormais.
La question avait été posée sur un mode démocratique et il devenait rapidement évident que les oui étaient infiniment plus nombreux que les non.
Mary Park avait répondu oui, et Ira, son mari, également. Et chacun avait su la réponse de l’autre quand, sitôt réveillés, ils avaient échangé un regard sur le traversin. Ira avait soixante ans, sept ans de plus que Mary. Il était resté tout le printemps et tout l’été cloîtré à la maison à cause de son emphysème. Faible comme un gosse, il passait des journées interminables partagées entre les jeux télévisés du matin, les films de l’après-midi, et les revues de sport auxquelles il était abonné. Ce matin, il s’assit dans le lit et inspira profondément, pour voir… Il toussa, mais pas aussi douloureusement que la veille. L’air sentait bon. Un petit air doux de matinée d’été, plus frais que l’oxygène de l’hôpital. C’était comme un souvenir longtemps enfoui qui affleurait soudain la conscience. Voulez-vous vivre ? Oh oui, bon sang ! Ce matin, il avait une furieuse envie de vivre. Même s’il lui fallait, au bout du compte, le payer d’une certaine étrangeté.
Allongé dans son lit, Ira Park envisagea brièvement la possibilité de retourner chez Harvest, la quincaillerie où il avait, vingt-cinq ans durant, travaillé derrière le comptoir. Et puis il se dit que non. Vingt-cinq ans à jouer les vendeurs, c’était largement suffisant pour une seule vie. Il pourrait trouver d’autres occasions pour les vingt-cinq ans à venir. Ou les vingt-cinq siècles.
Ira avait été remplacé au magasin par Ted Keening, dix-huit ans, que le conseiller d’orientation, au lycée (en plaisantant dans la salle des professeurs), avait défini comme « inapte aux études : trop bête pour obtenir une bourse, trop gros pour se tourner vers le sport, et trop pauvre pour s’acheter une carrière ».
Ted, un drogué de télévision, avait encore une dizaine de kilos de trop à son goût, même s’il avait déjà perdu du poids depuis ses débuts chez Harvest. Il fallait se remuer physiquement, comme remonter le matériel du sous-sol, par exemple, ou grimper sur l’échelle pour atteindre les étagères du haut. Mais Ted commençait à se rendre compte que son avenir ne s’arrêterait pas là. Plus question de mesurer des tasseaux ou de peser des boulons ad vitam æternam. Il s’était réveillé ce matin en sachant qu’il n’était plus obligé de mourir et que, bientôt, personne n’aurait plus à le traiter de gros lard ou d’idiot.
Et il acceptait ce nouvel état d’esprit sans sentiment de triomphe ni de vantardise, mais simplement de… d’étonnement. C’était le terme le plus approprié. Car il ne comprenait pas tout à fait ce qui se passait. C’était bien trop énorme à comprendre. Mais il ressentait l’avenir. Son propre avenir. Et celui du monde. L’avenir devenait quelque chose d’étrange et de merveilleux. Il scintillait sur l’horizon tel un mirage, aussi insaisissable, aussi douloureusement éblouissant. Mais bien plus réel.
Il annonça à son patron qu’il ne viendrait peut-être plus travailler à Harvest. M. Webster, qui avait lui aussi répondu par l’affirmative à la question durant son long sommeil, lui assura qu’il comprenait et que, pour autant qu’il sache, il n’existerait peut-être même plus de quincaillerie dans le futur. Ce qui, somme toute, serait tout de même dommage, étant donné le temps et l’argent qu’il avait investis dans ce magasin.
— Mais qu’est-ce que ça fiche, après tout ? J’ai soixante-cinq ans. Il faudrait bien que je renonce à ce magasin, d’une manière ou d’une autre. Je préfère mettre la clé sous la porte plutôt que de me retrouver cloué entre quatre planches. Ted, je crois bien qu’on est tous dans la même galère, mais je n’ai pas la moindre idée de sa destination. C’est la chose la plus bizarre que j’aie jamais connue, et vous êtes sûrement du même avis que moi. Mais à moins que vous n’en ayez déjà terminé avec nous, ça vous ennuierait de préparer ces articles pour M. Porter ?
Billy Porter, le père de Beth, était un client relativement régulier. Il venait généralement chercher des pièces détachées au rayon automobile. On le trouvait souvent le nez sous le capot de sa vieille Subaru, une voiture qui calait aux carrefours bien qu’il fût aux petits soins pour elle ; il avait déjà remplacé le starter, les bougies et d’autres pièces sur lesquelles il avait pu mettre la main. Il lui arrivait aussi de venir acheter des cartouches pour son fusil de chasse qu’il utilisait à l’occasion, chaque fois que ses amis lui offraient de l’emmener dans les montagnes. Aujourd’hui, il avait poussé jusqu’à la caisse un caddie plein d’outils de jardin, ce qui fit vaguement sourire M. Webster. Il imaginait déjà Billy à quatre pattes au milieu de ses plates-bandes, en train de planter des tulipes, pourquoi pas ?
En définitive, ce n’était peut-être pas si risible que cela.
— Becky mettait toujours un point d’honneur à entretenir le jardin, expliqua Billy. J’ai honte de ne pas m’en occuper. Après tout, un petit effort, ce n’est pas la mer à boire.
— Vous prenez votre journée ? s’enquit M. Webster.
— Je vais ralentir un peu le rythme, en tout cas. Je ne sais pas s’ils auront encore besoin de moi longtemps, à l’usine.
Billy, lui aussi, avait dit oui.
Tous n’avaient pas accepté.
La fille de Billy, Beth, avait répondu Non ! Elle avait compris l’offre mais l’avait rejetée. Pourquoi ? Elle ne le savait pas vraiment. Peut-être, paradoxalement, était-ce une sorte d’instinct de conservation qui l’avait poussée à se rebeller contre ce contact étranger. Non, pas moi. Vous ne me volerez pas ma mort.
Mais elle se réveilla avec la pleine conscience de ce qu’elle avait refusé, et cette pensée l’attrista quelque peu. La vraie question était : Que va-t-il se passer, maintenant ? Quelles menaces, quelles possibilités offrait ce qui deviendrait bientôt le nouveau monde ?
Elle se rendit à pied au centre commercial et appela Joey Commoner d’une cabine publique.
Joey refusa d’en parler, mais à travers ses réponses laconiques Beth devina que Joey, lui aussi, avait dit non.
Étonnant, non ? Qui se ressemble s’assemble, songea Beth. Les derniers vrais humains.
Les derniers Aztèques, aurait pu dire le recteur Ackroyd.
Il y en avait d’autres.
Miriam Flett, qui s’éveilla ce matin-là avec les mêmes angoisses, les mêmes vertus, mais à qui Celui dont la Main l’avait touchée pendant la nuit apparaissait désormais sous un tout autre visage.
Tom Kindle, qui vivait sur les pentes du mont Buchanan depuis cinq ans dans une masure sans électricité. Il descendait en ville pendant les week-ends d’été pour se mettre à la barre de son ferry privé et faire la navette entre Buchanan et les îles, mais passait ses hivers en solitaire. C’est ainsi qu’il concevait la vie. Hors des sentiers battus. Alors évidemment, il avait fait très mauvais accueil à la proposition des extraterrestres. Un avenir de rat, songeait-il. Pas la moindre intimité.
Un membre du conseil municipal et un employé administratif.
Un vendeur du concessionnaire Ford.
Matt Wheeler.
La première pensée de Matt, à son réveil, fut qu’il n’avait plus de fièvre. Il se sentait lucide et alerte ; rien ne subsistait de la somnolence de la veille. Mais quelque chose clochait.
Il roula sur le côté et tendit la main vers Annie, mais ne rencontra que des draps vides.
Comme tout le monde, il avait passé la nuit à rêver. Un rêve qui lui avait paru d’une réalité presque palpable. Mais Matt, déterminé à refuser cette réalité, étouffait férocement toute pensée vagabonde et dissidente. Un rêve, se convainquait-il, n’était qu’un rêve. Rien de plus.
La maison embaumait le bacon et les toasts grillés. Matt enfila un jean et un sweat-shirt, sa tenue de week-end, et se dirigea vers la cuisine. Un rayon de soleil tranchait la mosaïque du carrelage. La brise matinale entrait par la fenêtre ouverte et gonflait les rideaux.
Annie et Rachel, de concert, préparaient le petit déjeuner. Matt s’attarda un instant sur le seuil sans qu’elles le remarquent. Elles pouffaient en se racontant il ne savait quoi, penchées l’une vers l’autre, Rachel en short et vieux T-shirt kaki, Annie encore en chemise de nuit. Elles cassaient des œufs dans un saladier en plastique bleu.
Ce fut Annie qui, la première, se tourna vers lui. Son sourire ne disparut pas exactement. Mais il se teinta d’une pointe d’incertitude.
— Petit déjeuner prêt incessamment sous peu, annonça-t-elle. Pour les lève-tard. Jim et Lillian sont partis de bonne heure, à propos. Ils te remercient pour la soirée, mais n’ont pas voulu t’attendre. Il fallait qu’ils passent au supermarché pour se ravitailler.
— Comme soirée, on a vu mieux, dit Matt.
— Du vin, des amis. Qu’est-ce que tu veux de plus ? Annie le poussa vers la table.
— Allez, Matt, assieds-toi. Si tu essaies de nous aider, tu vas être dans nos jambes.
Il la regarda évoluer dans la cuisine, les cheveux en désordre, adorable dans sa chemise de nuit. Ils n’avaient pas fait l’amour, cette nuit. À cause de la grippe de Taiwan. Mais ça faisait longtemps, bien trop longtemps. À cinq reprises, au moins, Matt avait été à deux doigts de la demander en mariage, et chaque fois il avait éludé le problème, se retranchant derrière quelque vestige de culpabilité ou simplement la peur de perturber le statu quo. J’aurais dû le lui proposer, songea-t-il. On aurait eu plus de matinées comme celles-ci, plus de nuits ensemble.
Rachel était étrangement gaie, en servant les œufs brouillés. C’était un rare plaisir, de la voir sourire. Quand elle était petite, encore bébé, ce sourire était contagieux. Celeste l’emmenait en courses et les gens, des inconnus, la complimentaient : « Il a l’air si heureux, votre bébé. » Heureux bébé, heureuse fillette. Il avait fallu la mort de Celeste pour effacer ce sourire, et Matt s’étonnait de l’intensité de sa propre réaction à présent qu’il le voyait réapparaître. Depuis quand n’avait-elle pas souri ainsi ? Pas un sourire forcé ou tiède, non. Le vrai grand sourire de Rachel.
Mais c’était une pensée à la fois triste et dangereuse que Matt s’empressa de réprimer en fixant son regard sur la surface vernie de la table.
Rachel vint le rejoindre. Pas Annie.
— Tu ne manges pas ? demanda-t-il.
— C’est déjà fait. Il faut que je m’habille. Prenez votre temps, tous les deux.
Elle quitta la pièce, mais Matt remarqua le coup d’œil complice qu’elle échangea avec Rachel avant de franchir la porte.
Il regarda sa montre ; la date avait sauté un jour. Comment était-ce possible ? Dans son rêve, il avait eu l’impression de dormir bien trop longtemps. Mais ce n’était qu’un rêve. Concentre-toi, songea-t-il. Un instant, il eut peur que le monde ne se dissolve soudain autour de lui, que les murs de la réalité ne s’effondrent pour révéler… le néant.
— Tu veux écouter la radio ? proposa Rachel.
Sûrement pas.
— Non… je t’en prie.
Pour des raisons qu’il refusait d’admettre, il redoutait ce qu’il pourrait entendre à la radio.
Elle eut un léger mouvement de recul.
— Excuse-moi, papa.
— Ce n’est pas grave.
Elle chipota sur ses œufs. Le silence de la pièce devint soudain pesant ; Rachel ne souriait plus.
— Papa, dit-elle. Je vais bien, je t’assure.
— Mais évidemment, que tu vas bien.
— Tu t’inquiètes pour moi, je le sens, mais ça va. Franchement… Papa ?
Son regard était intense.
— Papa, tu as rêvé, cette nuit ?
Cette question… Insupportable. Il réprima une furieuse envie de fermer les yeux et de se boucher les oreilles. Il détourna la tête et répondit, la voix lourde d’une honte coupable :
— Non, ma chérie. Je n’ai pas rêvé. Pas rêvé du tout.
Il raccompagna Annie par la route de la côte.
Le calme régnait sur Buchanan, aujourd’hui. Un calme normal de samedi, et non pas celui, bizarre et angoissant, de la veille. Les gens profitaient de la fraîcheur matinale pour tondre leur pelouse, biner leur jardin ou faire leurs courses. Matt s’abandonna quelques instants au plaisir de cette paix provinciale.
Une brume bleutée s’accrochait à flanc de montagne. L’air riche d’odeurs de résine et d’asphalte chaud entrait par les vitres ouvertes. La route sinuait paresseusement devant les docks où un chalutier se reposait dans sa robe rouille ; elle traversait ensuite le quartier commercial et grimpait au-delà de la falaise, jusqu’à la cité où habitait Annie.
Il n’avait jamais compris pourquoi elle avait choisi de vivre dans ce quartier plutôt miteux de la ville, dans un vieil immeuble sans ascenseur aux murs de carton. Elle ne s’en était jamais expliquée. Il y avait beaucoup de choses, encore, qu’Annie n’avait jamais expliquées. Où disparaissait-elle tous les seconds samedis du mois, par exemple ? Ou bien pourquoi n’avait-elle jamais remplacé son mobilier, correct mais très défraîchi ?
Elle l’invita à monter, et il accepta son invitation. En dépit de cet apparent dénuement, l’appartement correspondait exactement à ce qu’on pouvait attendre d’elle : une chambre et un grand living surplombant la baie, à peine meublés, des planchers bien entretenus, la vieille chatte tigrée, Beulah, assoupie dans une flaque de soleil. Le décor était aussi parcimonieux que dans une maison japonaise ; chaque détail avait son importance.
Annie versa le café dans le filtre. Beulah avait le ventre plein ; les voisins s’étaient occupés d’elle. Les bruits de la cuisine la laissaient indifférente. La cafetière commença à gargouiller.
— Il faut qu’on parle, Matt, dit Annie.
Une proposition annonciatrice de débordements émotionnels imminents. Il se sentit pris au piège. Campé devant la fenêtre, il regarda l’océan étirer le bleu et le calme ondoyant jusqu’à l’horizon. Fallait-il vraiment qu’ils parlent ? Le silence n’était-il plus d’or ?
— Matt ? Tu as rêvé, cette nuit ?
Il l’aurait presque haïe pour cette question.
— Rachel m’a demandé la même chose.
— Ah bon ? Et que lui as-tu répondu ?
— Que non.
— Je ne pense pas qu’elle t’ait cru.
— Elle ne l’a pas dit.
— Moi, je ne te crois pas.
Il quitta à contrecœur l’océan ensoleillé pour se tourner vers elle.
— Où veux-tu en venir, Annie ?
— J’ai rêvé, dit-elle. Rachel a rêvé. Je suppose que chaque être humain sur la Terre a rêvé. Même toi.
Il avait l’envie irrépressible de fuir. Il transpirait, son corps était tendu comme celui d’un boxeur prêt à l’attaque ; malgré lui, il se formula le diagnostic évident : Déni de la réalité. Tu nies ce que tu ne veux pas voir.
Il s’assit à la table de pin laqué d’Annie et ferma les yeux. Beulah se frotta contre ses jambes. Il la prit sur ses genoux ; elle se mit aussitôt à ronronner.
— D’accord, dit-il, décidé. Raconte-moi ton rêve.
Mais ce n’était pas un rêve, dit Annie. C’était une visitation, et les agents de cette visitation avaient été les microorganismes – ou les machines – dont Jim Bix lui avait parlé.
(— Non, Matt, ne me demande pas comment je suis au courant de ces choses. Je le sais, c’est tout. Laisse-moi finir.)
Ces microbes n’étaient ni des organismes vivants ni des robots, expliqua Annie ; ils relevaient des deux à la fois, et de bien d’autres choses encore. Ils pouvaient se reproduire et étaient même, à leur manière, doués d’intelligence. Ils avaient été semés dans l’atmosphère par milliards de milliards, disséminés jusqu’aux confins de la planète et, fin juillet, ils avaient colonisé absolument tous les organismes humains de la Terre. La semaine précédente, ils avaient commencé à se reproduire ; leur croissance et leur activité étaient responsables des résultats alarmants en hématologie.
Leur rôle consistait à être les porte-parole du vaisseau. Autrement dit, les Voyageurs.
Annie les appelait les « Voyageurs » parce que c’était ainsi qu’ils se définissaient eux-mêmes. À l’instar des microbes qu’ils créaient, ils n’étaient pas de nature organique. Mais au contraire de leurs créations, ils l’avaient été, à une époque reculée. Ils avaient été à la fois organiques, et assujettis à la planète : créatures tenant de l’éponge itinérante, agglomérées dans les cuvettes riches en méthane abandonnées par la marée, sur une lune grosse comme la Terre gravitant autour d’une étoile inconcevablement lointaine.
Leur monde était devenu invivable, pour eux. Ils l’avaient empoisonné avec leurs déchets organiques et industriels, et n’avaient évité la catastrophe qu’au prix du sacrifice de leurs propres organismes et de leur monde mécanisé. À la suite de cette crise, ils étaient devenus des Voyageurs : sans planète, sans corps.
Le vaisseau constituait désormais leur seul univers. Ils l’habitaient, bien plus nombreux que les êtres humains sur la Terre, mais seuls quelques-uns d’entre eux s’incarnaient à leur gré dans un corps physique, et uniquement dans le but de réparer et d’assurer la maintenance du vaisseau.
Il ne s’agissait, dit-elle à Matt, ni d’une ruche, ni d’un ordinateur, ni rien de ces choses qu’on peut aisément imaginer ; les Voyageurs étaient des créatures distinctes, des individus uniques, à qui leur immatérialité conférait de prodigieuses possibilités. Ils étaient capables de veilles ou de sommeils illimités ; capables de supporter les longs voyages entre les étoiles sans jamais connaître l’ennui ; capables de s’instruire sans discontinuer. Leur espérance de vie était infinie, éternelle. Ils avaient acquis une sorte d’immortalité.
Ils voyageaient, poursuivit Annie – qui, comme Matt, découvrait cette histoire au fil de son récit – depuis des temps immémoriaux, quand la Terre n’était encore qu’un tourbillon de poussière et le Soleil une jeune étoile en fusion, et n’avaient rien oublié de ce qu’ils avaient vu durant ces millénaires. Insondables puits d’une sagesse incroyablement ancienne, ils étaient arrivés aux abords de la Terre à un moment particulièrement critique pour elle parce que, dit Annie, nous sommes ce qu’ils ont été : intelligents et assujettis à la planète que nous empoisonnons avec nos déchets.
La raison pour laquelle ils n’avaient pas communiqué avec les gouvernements ou les leaders mondiaux était évidente, ajouta-t-elle. Ils avaient des moyens de communication bien plus sophistiqués, bien plus efficaces : les microbes cybernétiques, une sorte de prolongement d’eux-mêmes, comme un bras, avec lequel ils pouvaient toucher chaque être humain individuellement. Ce contact plus intime constituait pour eux la seule communication valant la peine d’être envisagée. Les microbes, qu’on pouvait appeler des néocytes, se connectaient au tissu nerveux, mais sans le modifier.
Au moment de Contact, ils avaient apaisé la population affolée – en ayant recours à la sédation, c’est vrai, mais juste ce qu’il fallait pour prévenir toute panique. Ils avaient alors provoqué un genre de sommeil prolongé, profond, pendant lequel ils s’étaient exprimés.
Ils avaient parlé à six milliards d’êtres humains pendant une trentaine d’heures, communiquant au moyen d’un amalgame complexe de concepts, bien plus profond et pénétrant que ne pourrait jamais être le langage. Et ils avaient expliqué tout ceci et bien plus, bien plus encore qu’Annie ne pouvait le dire.
Mais, Matt, dit-elle, tu dois l’avoir ressenti : toutes ces possibilités… les possibilités littéralement infinies… la vie qu’ils mènent… et leur univers, le vaisseau, comme une conque, pas mort comme on pouvait l’imaginer, mais grouillant d’une multitude de vies incroyablement étranges et variées. Ils ont dû te le montrer.
Ils ont dû te l’offrir, insista Annie. Parce qu’ils me l’ont offert, à moi.
Ils ont dit que moi aussi, je pouvais vivre cela.
Voulez-vous vivre ? avaient-ils demandé. Vivre sans mourir ? Vivre, réellement, pour l’éternité ?
Et Annie avait dit oui.
Voulez-vous vivre, avaient-ils demandé, même si vous changez ? Même si vous devenez, avec le temps, quelque chose qui ne sera plus tout à fait humain ?
Là, elle avait réfléchi ; mais elle avait une fois de plus envisagé leur vie longue, complexe, passionnante. Elle avait compris que tout change, que la mort elle-même était une sorte de mutation, que bien sûr on ne pouvait vivre éternellement sans changer. Le changement était inévitable.
Et de nouveau elle avait dit oui.
Elle versa une tasse de café devant Matt. Il examina sa tasse. C’était un objet solide, agréablement réel. Un objet familier.
Beulah bâilla et sauta de ses genoux. Apparemment, elle préférait sa flaque de soleil.
Annie posa la main sur son épaule.
— Que leur as-tu répondu, Matt ?
Il se déroba à ce contact.
— Je leur ai dit non.
Le Président, de son prénom William, fit ce qu’il n’avait pas fait depuis des années : une promenade.
Il quitta la Maison-Blanche par la grande porte et traversa Pennsylvania Avenue en direction du Lafayette Square. Seul.
C’était une belle matinée de septembre. L’air était frais, mais un doux soleil d’automne caressait son visage et ses mains. Le Président s’arrêta au moment de franchir le seuil du parc. Puis, en souriant, il ôta sa veste, déboutonna son col de chemise et retira sa cravate de soie noire qu’il plia avec soin avant de la glisser dans sa poche.
Pas d’étiquette dans le nouveau monde, songea-t-il.
Il se rappela une anecdote à propos de Calvin Coolidge ; le Président avait scandalisé ses distingués convives venus prendre leur petit déjeuner à la Maison-Blanche en versant son café noyé de lait crémeux dans sa soucoupe. Protocole oblige, les convives choqués avaient fait de même et attendu, les yeux écarquillés, que le Président boive sa première gorgée. À ce moment, Coolidge avait pris la soucoupe et s’était penché pour la présenter au chat de la Maison-Blanche.
L’histoire était drôle, mais William lui trouvait aussi un côté grinçant ; elle évoquait trop l’ancienne politique de domination et de soumission. Après tout, pourquoi un président devrait-il inspirer une telle crainte ? Il n’était qu’un titre, rien d’autre. Un costume – pas particulièrement confortable, en plus.
Il avait honte de s’être laissé aller, à l’occasion, à se confondre avec son titre – à s’identifier à une sorte d’icône, plus emblème qu’homme. C’était sans doute ce qu’avaient éprouvé les empereurs romains, consacrés par les dieux ; ou leurs homologues chinois régnant sous le Mandat du Ciel. Ce sont des noms de rêve qu’on se donne, songea-t-il. D’ailleurs, sa vie elle-même lui apparaissait comme un rêve, un rêve qu’il rêvait trop profondément et depuis trop longtemps.
Un rêve dont il avait été réveillé par un rêve.
Il se sentait rajeunir sous la brise matinale. Il se souvint d’un été que sa famille avait passé dans une station balnéaire, dans le Maine. Pas les vacances près de la rivière qu’il avait évoquées dans ce lointain discours à la nation ; ce fameux mois de juillet dans un coin isolé des Adirondacks, largement embelli pour les besoins de la cause. Non, le lieu de villégiature familial des douze ans de William avait été une fabuleuse résidence érigée pendant l’âge d’or et superbement préservée des nuisances du sel et du progrès. Elle offrait les plaisirs d’un linge délicat, d’une cuisine européenne, et trois kilomètres de plage sauvage sur l’Atlantique. La mère de William avait admiré la finesse des nappes. William avait été conquis par la plage.
Il avait été autorisé à explorer seul le rivage à condition de ne pas s’approcher de l’eau qui, de toute façon, était bien trop froide et tumultueuse à son goût. Il aimait l’océan ; à distance respectueuse, certes, mais l’aimait malgré tout. Durant tout l’été, chaque matin, il avalait en hâte son petit déjeuner et s’élançait hors de l’hôtel tel un cheval fou franchissant la barrière de leur enclos. Il courait sur le sable serré et dur, courait jusqu’à ressentir une douleur au côté, jusqu’à avoir les poumons à vif. Et quand il ne pouvait plus courir, il ôtait ses chaussures et s’aventurait sur la lisière humide de la plage, là où l’eau bouillonnait entre ses orteils et où une vie étrange s’agitait dans les rochers et dans les flaques abandonnées par la marée.
Enfin il s’asseyait dans l’herbe haute et observait, parfois pendant plus d’une heure, cette ligne où l’Océan rencontre le ciel. L’Angleterre était de l’autre côté de cet océan. L’Angleterre, où les pilotes américains étaient partis se joindre à la lutte contre la Luftwaffe. Au-delà de l’Angleterre : Vichy, la France. L’Europe sous le talon nazi ; Stalingrad assiégée.
Il observait les sublimes nuages ondoyer sur l’extrême bord de l’Océan, des nuages qui auraient pu venir de cette lointaine Europe déchirée, mais qui venaient plus vraisemblablement des tropiques, de mers qui, quand il lisait leurs noms sur une carte, gardaient encore pour lui l’empreinte de Joseph Conrad et H. Rider Haggard : l’océan Indien, la mer d’Arabie, la baie du Bengale… Il rêvassait ainsi longuement, puis avalait son déjeuner : rosbif froid et Thermos de thé glacé.
J’ai été aussi vivant que cela.
Quels contes de fées que nos vies, songea William. N’était-il pas étrange que cet enfant ait eu l’ambition de diriger les États-Unis ? Qu’il ait poursuivi cette ambition avec acharnement au point d’en devenir dur et patricien ? Il lui semblait, avec le recul, être tombé dans une sorte de transe, encore qu’il ne pût dire précisément à quel moment. Pendant ses études de droit ? Pendant sa première campagne ? Il avait laissé sa carrière étouffer peu à peu son besoin de s’évader sur une plage d’été brûlante. Quel dommage.
Il s’assoupit sur un banc ensoleillé, près de la statue de Rochambeau… mais le contact froid d’un canon de revolver sur sa gorge le réveilla instantanément.
Le canon d’acier était pressé à quelques centimètres de son oreille gauche et glissait légèrement le long de sa veine jugulaire.
William tourna prudemment la tête et releva les yeux.
Il ne reconnut pas immédiatement le personnage qui tenait le revolver. Un homme grand, cheveux blancs en brosse. Fort, mais pas jeune – la soixantaine, estima le Président. Il portait un costume trois-pièces d’excellente facture, avec la veste ouverte. William enregistra tous ces détails en un clin d’œil.
Le visage était d’une beauté austère. Et vaguement familier.
Il fouilla dans sa mémoire.
— Ah, dit-il enfin. Colonel Tyler.
John Tyler restait pressé contre l’arme afin de la dérober au regard des rares promeneurs flânant dans le parc. Le canon effleura la clavicule de William puis se posa sur son ventre alors que Tyler s’asseyait près de lui sur le banc.
Le nom de John Tyler avait régulièrement figuré dans le National Intelligence Daily ou dans les rapports confidentiels du Président. Tyler avait joué un rôle secondaire dans le complot qui avait été éventé, bien sûr, par Contact. Il faisait partie de ces ex-militaires qui poursuivaient d’obscures carrières dans le lobby de la défense, ledit Triangle de Fer, et entretenait des contacts avec le Pentagone, Langley, et certaines banques. Tyler, personnage cultivé et orateur convaincant, aurait sans doute pu se prévaloir de brillantes perspectives d’avenir n’était ce léger scandale – pour comportement sexuel inconvenant, si le Président avait bonne mémoire – qui avait mis un point final à sa carrière militaire.
William détenait une autre information, sur John Tyler. Un petit renseignement lâché par un général loyaliste de l’Air Force. Les artisans du complot avaient réservé un rôle particulier au colonel Tyler : au cas où William aurait refusé de prendre docilement une retraite anticipée à la campagne, c’est à John Tyler qu’aurait échu la tâche de lui loger une balle dans la tête.
— Je vous ai observé, dit Tyler.
L’amertume perçait dans sa voix calme.
— Je vous ai regardé quitter la Maison-Blanche. C’est réellement stupéfiant de voir un président en public sans ses gardes du corps. Vous pensiez donc que tout était fini ? Que vous n’aviez plus besoin de protection ?
— C’est fini. Les gardes sont tous rentrés chez eux, colonel.
Il baissa les yeux sur l’arme de Tyler. Un engin hideux.
— Est-ce que cela fait partie de votre révolution ? Je croyais qu’elle aussi était finie.
— Ne vous y fiez pas. Je pourrais vous tuer dans la seconde.
— Est-ce votre intention ?
— Très probablement.
— Quel serait l’intérêt d’un tel crime, colonel ?
— L’intérêt, monsieur le Président, est qu’un président mort est préférable à un traître vivant.
— Je vois.
En fait, William comprenait plusieurs choses à travers ce court échange :
Il comprenait que le complot appartenait au passé ; que le colonel Tyler était venu en son nom, et en celui de personne d’autre.
Il comprenait que Tyler avait dit non aux Voyageurs et qu’il commençait tout juste à saisir la signification de Contact.
Et il comprenait que, sous son apparent sang-froid, le colonel oscillait entre la panique et la folie. Tyler le tuerait-il ? Peut-être. Peut-être pas. La question restait entière. Tout pouvait se jouer sur un coup de tête. Il y avait lieu d’être prudent. Le choix des mots serait déterminant.
— Vous aviez des amis, dit-il, mais ils ont changé d’avis. Ils se sont rendu compte à leur réveil que le monde n’était plus le même. Pas vous, colonel ?
— Ne comptez pas trop là-dessus.
— C’était il y a une semaine. Avez-vous attendu tout ce temps pour me voir ?
William, d’un mouvement de tête, indiqua la Maison-Blanche derrière sa barrière.
— Vous auriez pu entrer par la porte principale, colonel. Personne ne vous en aurait empêché.
— J’ai parlé avec votre ami Charlie Boyle, hier. Il m’a dit la même chose. Je ne l’ai pas cru.
Il haussa les épaules.
— Il avait peut-être raison, finalement. Si vous sortez vous promener comme ça…
Charlie Boyle n’est mon ami que depuis qu’il s’est réveillé immortel, songea William. Mais c’est vrai, Charlie n’avait pas menti. La Maison-Blanche était ouverte au public. Comme n’importe quel musée.
Tyler pinça légèrement les lèvres, discrète manifestation d’impatience. William prit une lente inspiration.
— Colonel Tyler, vous ne pouvez pas ignorer ce qui se passe. Même si vous ne voulez pas y participer. Même si vous avez répondu non. Nous n’avons pas affaire à une invasion ennemie. Aucune soucoupe volante n’a atterri. La Terre n’est pas assiégée par des forces militaires hostiles. Regardez autour de vous.
Le pli sur le front de Tyler se creusa et, l’espace d’une seconde, son doigt se crispa sur la gâchette. William sentit le canon de l’arme battre sur sa peau au rythme du cœur de Tyler.
La mort rôdait autour du banc comme une troisième présence.
Je ne devrais plus en avoir peur, songea William. Et pourtant si ; elle m’effraie toujours.
— À mon avis, dit Tyler, tout le monde a été victime d’une hallucination. Ils s’imaginent qu’on peut vivre éternellement. Qu’on peut cohabiter comme l’agneau et le lion d’un livre de psaumes baptiste. J’ai l’impression que la plupart des gens ont contracté ce virus. Mais certains d’entre nous y ont échappé. Certains d’entre nous ont guéri. Je pense être un homme sain, monsieur le Président. Et je pense que vous êtes très malade.
— Je ne suis donc pas un traître ? Mon crime serait d’être simplement tombé malade ?
— Peut-être les deux. Vous avez collaboré – pour quelque raison que ce soit. Vous n’êtes pas qualifié pour occuper plus longtemps les fonctions de Président.
— Est-ce vraiment moi qui suis malade ? C’est vous qui tenez une arme, colonel Tyler.
— Une arme entre de bonnes mains n’a jamais constitué un symptôme de maladie.
Bizarre, tout de même, cette conversation par un si beau jour. William se détourna du colonel Tyler et aperçut un garçon d’une dizaine d’années qui tentait de faire voler un cerf-volant au pied de la statue d’Andrew Jackson. La brise était capricieuse. Le cerf-volant voleta sur quelques mètres et piqua du nez. La peau brune du garçon luisait au soleil. William admira le cerf-volant. Une aile noir et jaune.
Un instant, le regard du garçon accrocha le sien. Un éclair de complicité, de compréhension. La détermination de ne pas plier devant la difficulté.
Je peux encore me sortir de ce mauvais pas, songea William.
— Colonel Tyler, supposons que j’admette ne pas être qualifié pour m’acquitter plus longtemps de mes fonctions de président des États-Unis.
— J’ai une arme pointée sur vous. Vous pourriez admettre n’importe quoi.
— Il n’empêche que je l’admets spontanément. Je ne suis pas qualifié. Je le dis sans arrière-pensée, et je persisterai à le dire quand vous ne me tiendrez plus en joue. Je signerai même un papier, si vous le souhaitez. Colonel, voudriez-vous m’aider à nommer un successeur ?
Pour la première fois, Tyler parut perdre pied.
— Je suis tout à fait sincère, poursuivit William. J’aimerais avoir votre avis. Qui aviez-vous en tête ? Charlie Boyle ? Mais il n’est plus qualifié non plus, n’est-ce pas ? Il est « malade ». Alors ? Le vice-président ? C’est la même chose, j’en ai bien peur. Le speaker ?
— C’est de la connerie pure et simple, déclara Tyler.
Il avait l’air soudain pitoyable et distrait.
— Colonel Tyler, je ne serais pas surpris que vous soyez le mieux placé parmi les officiers « sains » – c’est-à-dire ceux qui ne sont pas sous l’influence de ce que vous appelez une maladie. J’ignore comment opère la voie hiérarchique dans un cas comme celui-ci. C’est une situation que la Constitution n’avait pas prévue. Mais si vous souhaitez le poste…
— Vous êtes complètement cinglé ! dit Tyler.
Le revolver était moins assuré dans sa main.
— C’est une question d’électorat. Là réside la clé de voûte du problème. Colonel, savez-vous combien de personnes ont refusé la possibilité de vivre éternellement ? À peu près une sur dix mille.
— Je ne vois pas comment vous pourriez le savoir.
— Admettons que je le sache. La population terrestre est approximativement de six milliards d’âmes, ce qui implique que six cent mille individus ne sont pas, comme vous le dites, malades. C’est beaucoup. Mais tous ne sont pas américains – loin s’en faut. Colonel Tyler, vous souvenez-vous des chiffres du dernier recensement de la population américaine ? Je n’en ai qu’une très vague idée. Quelque chose de l’ordre de trois cents millions. Ce qui vous donnerait un électoral d’environ trente mille personnes. La population d’une grande ville. Une bonne taille, très maniable dans le cadre d’une démocratie, à mon avis. Dans l’idéal, vous pourriez établir un gouvernement représentatif direct… si tant est que vous souhaitiez perpétuer le système électoral.
Le regard du colonel Tyler commençait à devenir trouble.
— Je n’accepte pas. Je…
— Qu’est-ce que vous n’acceptez pas ? Mon hypothèse ? Ou la présidence ?
— Vous ne pouvez pas me donner la présidence ! Ça ne se décerne pas comme un prix d’excellence !
— Pourtant, vous étiez prêts à vous en emparer par les armes – vous et vos alliés.
— C’est différent !
— Croyez-vous ? Ce n’est pas exactement un procédé légitime.
— Je ne suis pas le Président ! C’est vous, le putain de Président !
— Vous pouvez me tuer si vous voulez, colonel Tyler.
Prenant un risque calculé, William se leva et s’exprima d’une voix impérieuse. Une fois encore, puisqu’il le fallait, il endossa le rôle de président des États-Unis.
— Si vous tirez une fois ou deux, je pourrai peut-être survivre. Mon organisme est, paraît-il, plus solide qu’il ne l’était. Mais si vous tirez plusieurs fois, mon corps ne pourra plus être réparé. Remarquez, il serait dommage d’encombrer le parc d’un cadavre par une si belle matinée.
Le colonel Tyler se leva à son tour, son revolver toujours appuyé sur le ventre de William.
— Si vous pouvez mourir, c’est que vous n’êtes pas immortel.
— Le corps est mortel. Pas moi. Une partie du vaisseau contient mon… je suppose qu’on peut dire mon essence, à défaut d’un autre terme. Je suis autant là-bas qu’ici. Je suis éveillé ici, colonel, et endormi là-bas… Mais si vous appuyez sur la gâchette, vous renversez l’équation.
Le vent se leva. À une dizaine de mètres de là, le cerf-volant du garçon hésitait à prendre son envol pour de bon. Tire, songea William. Actionne la ficelle.
Le cerf-volant s’envola soudain, grand oiseau jaune et noir dans le bleu du ciel.
— Marchons un peu, colonel, dit William. J’ai des crampes dans les jambes si je ne les détends pas de temps à autre.
Ils empruntèrent la Dix-Septième Rue en direction du parc Potomac, passèrent devant la galerie d’art Corcoran et les locaux de l’Organization of American States, témoignage loufoque de l’architecture locale.
Les bâtiments les plus représentatifs de la ville étaient encore ses monuments, songea William. Le mémorial Lincoln, le mémorial Jefferson. Une idée américaine d’une idée britannique d’une idée romaine de l’architecture urbaine grecque. Mais c’était dans l’agora que siégeait l’assemblée du peuple athénien. Nous aurions dû copier leurs marchés, et non leurs temples. Aménager des étals de fruits. Prendre un ou deux vendeurs de tapis à demeure. Tenir les séances du Congrès au milieu des marchands de cacahuètes sur l’avenue de la Constitution.
Il avait à une époque beaucoup aimé l’idée de la démocratie. Il l’avait aimée comme il avait aimé sa plage, dans le Maine. Et cet amour de la démocratie s’était envolé quelque part sur le long chemin menant à la Maison-Blanche. Comme sa plage.
Oh oui, le mot avait figuré dans ses discours. Mais dépourvu de tout son suc.
Il se demanda si le colonel Tyler avait jamais aimé la démocratie. Il le soupçonnait fort, en tout cas, de ne jamais avoir aimé une plage.
— Vous avez renoncé à tout ça, disait Tyler. Sans même vous battre. Sans même lever le poing, monsieur le Président. C’est un crime qui mérite bien une balle, vous ne croyez pas ?
L’arme avait regagné son étui sous la veste du colonel, mais William gardait une conscience aiguë de sa présence.
— À quoi ai-je renoncé, selon vous, colonel ?
— À l’Amérique. À la nation. À sa souveraineté.
— Il aurait fallu qu’elle m’appartienne pour que je puisse y renoncer.
— Mais vous avez collaboré.
— Seulement dans l’optique où nous aurions été victimes d’une invasion. Bon. Admettons que, d’une certaine manière, j’aie vraiment collaboré.
Il était vrai que le rêve du Président s’était manifesté quelques nuits avant le grand sommeil. Les contacts précoces avaient été de deux ordres : les grands malades et les très puissants. Les malades, afin que leur maladie ne les emporte pas à la dernière minute. Les puissants, afin que soit évitée toute erreur fatale.
— Je me l’exprime en termes de coopération, et non de collaboration.
— Je me l’exprime en termes de trahison, décréta Tyler.
— Vraiment ? Quel choix avais-je ? Existait-il une façon de résister ? La panique aurait-elle changé quoi que ce soit ?
— On ne le saura jamais.
— Non, sans doute. Mais, colonel, le procédé a été très démocratique. Reconnaissez-le. La question – la question de vie éternelle et de tout ce qu’elle implique – a été posée à tous. Vous pensez que j’aurais dû m’exprimer au nom de l’Amérique ? Mais je ne le pouvais pas, et je n’ai pas eu à le faire. L’Amérique s’est exprimée pour elle-même. Colonel, il est évident que vous avez été en mesure de refuser l’offre. Et tout le monde avait la possibilité de faire le même choix. Dans la grande majorité des cas, ils ne l’ont pas fait.
— Absurde, dit Tyler. Vous y croyez vraiment ? Pensez-vous que des créatures qui peuvent envahir votre métabolisme et occuper votre esprit ne sont pas capables de mentir ?
— Mais l’ont-elles fait ? Vous avez été aussi « envahi » que tout un chacun, colonel. Et pourtant, nous sommes là.
Ils s’installèrent sur un banc des jardins de la Constitution ; devant eux, les pigeons furetaient dans l’herbe. William se demanda ce que tous les bouleversements de l’épistémè du genre humain leur avaient apporté. Moins de touristes, sans doute. Mais ceux qui restaient se montraient plus généreux.
Il aurait dû apporter quelque chose pour les nourrir.
— Réfléchissez un peu à ce que vous affirmez, reprit Tyler. Ils ont pris contact avec tout le monde, selon vous ? Avec tous les êtres humains vivant sur Terre ? Y compris les bébés ? Les infirmes séniles des hospices ? Les criminels ? Les faibles d’esprit ?
— On m’a laissé entendre, colonel, que les enfants disent toujours oui. Ils ne croient pas à la mort, à mon avis. Un bébé ne maîtrise peut-être pas le langage, mais la question n’a pas été tout à fait posée sous forme de langage. Les bébés et les séniles ont en commun le désir de vivre, même s’ils ne peuvent le formuler. De même que les malades mentaux. Il existe une parcelle du soi qui comprend et répond. Et même les criminels, colonel – encore qu’ils ne soient pas au bout de leur peine, même s’ils acceptent ce don, car c’est un privilège qui n’est pas tout à fait gratuit : avec lui viennent la compréhension, la lucidité, et il y a beaucoup de choses terribles qu’ils n’ont peut-être pas envie de savoir sur eux-mêmes. Certains, parmi les pires d’entre eux, auront peut-être refusé l’offre.
Le colonel s’esclaffa ; un rire sonore et déplaisant.
— Vous avez conscience de ce que vous dites ? Si je vous comprends bien, je serais le président non élu d’une nation d’assassins.
— Pas tout à fait, colonel. Il existe d’autres raisons de refuser l’immortalité. La vôtre, par exemple.
Le colonel fronça les sourcils. Le terrain devenait glissant, songea William. Il inspira longuement et persista malgré tout :
— C’est comme de se regarder dans un miroir, n’est-ce pas ? Quand les Voyageurs parlent, ils parlent à ce qu’il y a de plus profond en vous. Non pas à l’image que vous avez de vous-même. Mais au cœur. À l’âme. Au soi qui représente tout ce que vous avez fait, tout ce que vous vouliez faire et vous êtes empêché de faire. Le vrai soi n’est pas toujours quelque chose de plaisant à voir, n’est-ce pas, colonel ? Le mien n’avait certes rien de flatteur.
Pour toute réponse, le colonel Tyler exhala un soupir défait.
Un soupir qui déplut aux pigeons ; ils s’envolèrent en nuage pour se poser de nouveau à quelques mètres de là, près de l’étang dont la surface fripée par la brise reflétait le ciel limpide.
Depuis une semaine, la circulation à l’intérieur de la Beltway demeurait fluide. Le Washington officiel avait commencé à fermer boutique, d’un accord tacite qui se passait de commentaires. Capitol Hill n’était plus qu’une ville fantôme. Pas plus tard que la veille, William était entré dans la rotonde où il avait écouté l’écho de ses pas se réverbérer dans le dôme qui coiffait le monument. Mais on remarquait encore des touristes, si tant est qu’on pût encore nommer ainsi ces gens qui venaient voir une dernière fois l’appareil ministériel d’une nation.
Certains longeaient calmement la grande allée du parc. William ne se sentait pas déplacé, parmi eux, mais ils semblaient en revanche mettre le colonel Tyler mal à l’aise.
— Je voudrais vous poser une question, dit Tyler.
— Prenez garde. Je suis un politique, colonel. Nous sommes réputés pour éluder les plus difficiles.
— Vous ne prenez pas les choses assez au sérieux, monsieur le Président.
Presque distraitement, Tyler effleura la crosse de son arme. Son regard demeurait vague. Et William songea que la folie du colonel n’était peut-être pas récente ; peut-être s’agissait-il d’une vieille folie que Contact avait simplement réveillée et libérée. La moindre provocation pouvait avoir des conséquences imprévisibles.
— Je suis désolé, je ne voulais pas être insolent. Continuez, je vous prie.
— Que se passe-t-il ensuite ? D’après votre scénario, s’entend.
William médita sa réponse quelques secondes.
— Colonel, ne connaissez-vous personne d’autre à qui poser cette question ? Une femme, une amie ? Un parent ? Je n’ai aucun titre officiel pour répondre ; les informations du premier venu valent les miennes.
— Je ne suis pas marié, répondit Tyler. Et je n’ai plus de famille.
Encore une pièce à ajouter à l’énigme Tyler : une solitude ancienne et cruelle. Tyler était un solitaire qui avait dû prendre Contact pour une exclusion définitive du genre humain.
Pensée terrible et glaçante.
— Sérieusement, colonel, c’est une question très difficile. Inutile de préciser que tout est déjà en train de changer. Des besoins neufs se créent, d’anciens disparaissent – et nous en sommes encore au stade où nous devons accepter ce bouleversement. Je crois que… avec le temps, ces corps de chair encombrants n’auront plus lieu d’être. Mais ce n’est pas pour tout de suite.
C’était une réponse honnête.
Tyler fixa sur lui un regard terrible où la peur se teintait d’indignation, de mépris.
— Et après ?
— Je l’ignore. Il faudra prendre une décision – une décision collective. Mais quelque chose me dit que notre planète martyrisée a besoin d’un renouveau. Et je pense que, très bientôt, elle y aura droit.
Ils avaient fermé une boucle et se retrouvaient à présent devant les grilles de la Maison-Blanche. Midi approchait ; la journée devenait chaude.
En dépit de la menace qui planait, William était las de ce duel verbal avec Tyler. Il éprouvait l’impatience d’un gamin trop longtemps enfermé.
— Eh bien, colonel ?
Il regarda Tyler dans les yeux.
— Avez-vous décidé de me tuer ?
— Je le ferais si je pensais que ça puisse être utile. Si j’étais convaincu que cette exécution permette de reconquérir un pouce de ce pays, Dieu m’est témoin que je vous tuerais sans la moindre hésitation.
Tyler porta la main à son cou et se massa distraitement la nuque.
— Mais vous n’êtes pas franchement dangereux. Pour un collabo, vous seriez même plutôt pitoyable.
William réprima un soupir de soulagement. Immortel, peut-être. Mais il n’en avait pas terminé avec cette incarnation.
En outre, comment aurait-il expliqué sa mort à Elizabeth ? Elle l’aurait accusé de maladresse – à raison, peut-être bien.
— Vous pensez que ce conflit est terminé, dit Tyler. Je ne suis pas d’accord. Certains d’entre nous sont encore prêts à se battre pour notre pays.
Pourquoi se battre ? songea William. Le pays est à vous ! Prenez-le, colonel Tyler !
Il garda cependant ces pensées par-devers lui.
— J’espère seulement, conclut Tyler en se détournant, que tous les autres châtrés sont aussi dociles que vous.
William regarda le colonel s’éloigner.
Tyler se tenait au bord d’un horrible précipice, songea-t-il. Seul dans la vie, solitaire dans sa lutte, il portait en outre un effroyable fardeau de vieux péchés. Le monde dans lequel il vivait s’égarait au-delà des limites de sa compréhension.
Et tout cela n’avait rien eu d’inéluctable. Peut-être était-ce le plus désolant.
Vous auriez pu dire oui, colonel. Et vous le savez très bien, que vous l’admettiez ou non.
William rangea ce triste épisode dans sa mémoire, tout comme il avait rangé sa cravate dans sa poche.
Il entendrait peut-être encore parler du colonel Tyler, mais ce souci appartenait à demain.
Aujourd’hui, il faisait beau et frais. Il avait encore un quart d’heure à perdre avant le déjeuner. Et personne ne l’avait tué.
Il observa la pelouse de la Maison-Blanche. Théâtre d’innombrables quêtes d’œufs de Pâques, de photographies diplomatiques, de remises de récompenses. L’avait-il jamais bien regardée ? Les jardiniers accomplissaient un excellent travail. La rosée matinale miroitait encore sur l’herbe verdoyante.
Il se demanda ce qu’il éprouverait s’il délaçait ses chaussures, retirait ses chaussettes et marchait pieds nus sur cette mer verte et douce.
Le temps, se dit-il, était venu de le découvrir.
Pour Tom Kindle, le sens du rêve coulait de source : il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une invitation à s’immerger dans une immortalité confortable et collective. Malgré l’aversion que lui inspirait cette idée, Kindle n’avait aucun mal à deviner la fascination qu’elle pourrait exercer sur ses semblables.
En conséquence de quoi, depuis cette nuit particulière, il y avait de cela maintenant deux semaines et quelque, Kindle n’avait pas mis les pieds en ville. Il ne savait trop à quoi ressemblerait Buchanan quand il y retournerait. Et n’était pas certain de vouloir le savoir.
Il avait souhaité repousser aussi longtemps que possible tout déplacement en ville, mais il lui fallut bon gré mal gré renoncer à cet espoir quand, sur le versant ouest du mont Buchanan, il glissa sur un sentier boueux et atterrit sans douceur quelque six mètres plus bas avec une jambe fracturée.
Sans doute n’aurait-il jamais dû se trouver sur ce chemin. Rien ne l’avait poussé à s’y rendre. Il avait encore de quoi tenir un siège prolongé et de la lecture pour plusieurs mois. Pour l’instant, il lisait laborieusement Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, de Gibbons. L’ouvrage ne le distrayait guère plus que la vaisselle de la veille, mais il appartenait à sa collection de classiques de la littérature occidentale, et Kindle tenait à en avoir pour son argent.
Ce n’était pas non plus la claustrophobie qui l’avait incité à quitter sa cabane. Celle-ci était suffisamment spacieuse. Il avait acheté ce lopin de terre, à quelques kilomètres de Buchanan par la vieille route des bûcherons, en 1990. Il avait construit la baraque – un kit – avec l’aide de trois amis, dont un, entrepreneur en travaux publics, avait fourni des outils de qualité. Depuis, chaque penny qui ne passait pas dans l’entretien de son bateau ou dans l’approvisionnement servait à améliorer son habitat.
Il payait l’eau de la ville dans la mesure où la municipalité l’avait fait installer jusque là-haut lors du boom immobilier des années 80. L’électricité, en revanche, provenait du groupe électrogène remisé sous l’appentis. Les hivers étaient parfois durs, la neige épaisse, mais la cabane était bien isolée et équipée d’un poêle à bois.
Trop petite pour avoir droit au nom de « maison », cette cabane offrait néanmoins tout le confort dont Kindle pouvait rêver, et en aucun cas il n’avait eu besoin de s’aérer. Cette promenade sur ces sentiers isolés n’avait été rien d’autre qu’un coup de tête. Un coup de tête idiot, de toute évidence. La sécheresse avait brusquement cessé la semaine précédente ; il avait plu des hallebardes trois jours d’affilée et les chemins, on s’en doute, étaient boueux. Ils étaient aussi, par endroits, très raides.
Et Kindle, bien qu’il répugnât à l’admettre, n’était plus de la prime jeunesse. À ceux qui lui demandaient son âge, il répondait « la cinquantaine ». En fait, il n’y accordait qu’une importance mineure et avait horreur de faire le calcul. Quand on vit seul et qu’on travaille seul, pourquoi devrait-on se tracasser avec les anniversaires ?
N’empêche qu’il venait d’avoir cinquante-trois ans en janvier et n’était plus aussi souple qu’il l’avait été. Aussi, quand il glissa dans le trou profond et boueux creusé par un pin déraciné, il n’eut ni l’agilité ni la présence d’esprit nécessaires pour se rattraper à une racine ou un jeune arbre ; sa botte dérapa et le monde bascula soudain à la verticale.
Il perdit conscience quand l’os se brisa.
Il reprit lentement connaissance. Sans qu’il sût pourquoi, il s’interdit de bouger. Instinct de conservation ? Peut-être bien. Il se contenta de remuer les yeux et s’aperçut ainsi que le ciel était encombré de conifères trempés. Apparemment, quelque chose clochait. Clochait même terriblement.
Il se sentit comme saisi de vertige et n’éprouva aucune honte à parler seul – il n’en avait d’ailleurs jamais éprouvé.
— Tu es tombé.
L’évidence même.
— Tu as glissé du sentier, connard.
Tournant la tête, il repéra la trajectoire de la dégringolade grâce aux jeunes pins brisés et à la terre labourée. Une bonne chute. Pour atterrir là, dans une sorte de ravine à flanc de colline, le cul dans l’eau froide d’un ruisseau et les jambes pliées au pied d’un vieux sapin moussu.
Son regard tomba sur quelque chose qui ne lui dit rien qui vaille : l’angle très bizarre que son genou gauche avait formé en pivotant.
— Oh, merde ! s’exclama-t-il.
Devant sa jambe cassée, sa réaction fut double : la peur et la colère.
Il éructa quelques jurons éloquents d’une voix forte ; quand il eut fini, la forêt se mura dans le silence – peut-être rougissait-elle. Et puis, que ça lui plaise ou non, il lui fallut affronter la question primordiale : « Tom Kindle, as-tu condamné ta petite personne imbécile à crever comme un chien dans la gadoue ? »
Peut-être bien que oui. La cabane était à cinq cents mètres plus bas, soit pas loin de deux kilomètres par le sentier. Et même à supposer qu’il arrive à retourner chez lui… il n’avait pas le téléphone. Il ne pourrait trouver de l’aide qu’à Buchanan, ou, dans le meilleur des cas, auprès de son plus proche voisin – soit près de six kilomètres en descendant par un chemin de terre et de gravier.
Et rien ne garantissait qu’il puisse se traîner jusqu’au premier arbre sans tourner de l’œil de nouveau.
À titre d’expérience, il tenta de bouger et faillit bien s’évanouir, en effet. La douleur qui se manifestait au moindre mouvement était une sensation totalement nouvelle, un tisonnier brûlant planté dans sa jambe et qui remontait jusqu’au creux de ses reins. Il poussa un cri qui fit fuir les oiseaux alentour. S’il se tenait immobile, la douleur s’apaisait mais sans toutefois disparaître ; elle se concentrait entre la hanche et le genou gauches. Du genou au pied, la jambe donnait l’impression d’être engourdie.
Il lui fallait une attelle. S’il ne fixait pas sa jambe, il était tout simplement cloué sur place.
Levant la tête, il inspecta la blessure. À priori, il n’y avait pas de sang, pas de fracture ouverte. Au moins une bonne nouvelle. Kindle avait une fois travaillé sur un chantier forestier en Colombie britannique, et il avait vu un homme souffrir le martyre avec une fracture ouverte où l’on pouvait voir le fémur sortir de la cuisse comme un morceau de craie sanglant de quinze centimètres.
La mauvaise nouvelle, en revanche, c’était que la fracture risquait de se compliquer d’un problème de genou. S’il se rappelait correctement ses leçons de premiers secours, on ne doit jamais tenter de réaligner une fracture articulaire. On l’immobilise et on la « confie aux médecins ».
Regardant autour de lui, il repéra le bâton de noyer qu’il emportait toujours dans ses promenades. Sacré vieux bâton. Une présence, un ami. Assez robuste pour servir d’attelle à une mauvaise fracture. Il ferait l’affaire. Mais il était à un bon mètre de sa main tendue.
Il se traîna jusque-là en hurlant.
Il brailla sans discontinuer pendant qu’il liait sa jambe, une tâche qu’il accomplit par vagues. Des vagues de douleur, et quand elles atteignaient leur force maximum – quand il sentait sa conscience glisser de nouveau –, il s’allongeait, sans bouger, haletant et sonné, jusqu’à ce que sa vision s’éclaircisse ; alors il recommençait à façonner son attelle.
Au bout du compte, après ce qui lui parut une éternité, sa jambe se retrouva ficelée sur le bâton de noyer grâce à sa chemise qu’il avait découpée en lanières. Un travail qu’il admira comme une œuvre d’artiste.
Et s’il bougeait ?
L’attelle maintenait la jambe plus ou moins immobile et minimisait la douleur. Kindle rampa sur une courte distance, le long du ruisseau. Ce n’était qu’un filet sur quelques centimètres de profondeur, mais très froid. Pas désagréable, par un bel après-midi comme celui-ci… Mais l’après-midi était déjà bien avancé, et, parfois, les nuits de fin d’été devenaient très fraîches quand le ciel était aussi clair et haut qu’aujourd’hui. Et à ce moment-là, il aurait froid. Avec ses vêtements mouillés, en plus…
— Hypothermie, dit-il à voix haute.
Sans parler du choc. Peut-être était-il déjà en état de choc, d’ailleurs. Il transpirait et tremblait tout à la fois.
Il rampa donc péniblement le long du ruisseau qui, quelques mètres plus bas, croisait un sentier. Il pourrait alors être au sec. Mais pas avant. Jamais il ne pourrait traîner sa jambe douloureuse et impotente dans la végétation de cette forêt touffue.
Alors qu’il progressait laborieusement, il lui vint à l’esprit que s’il avait accepté l’offre des extraterrestres, il ne se serait peut-être pas retrouvé dans cette situation. Il serait immortel. Il y aurait une « place pour lui au paradis », ainsi que le disait sa mère. Sa mère avait été très pieuse. Baptiste du Dakota. Sa philosophie, très simple, avait des relents de masochisme. « Le chemin du Seigneur est pavé de taloches », proclamait-elle avec conviction en tendant religieusement la joue. Le père de Kindle était mort d’une crise cardiaque en conduisant un chasse-neige pour la municipalité ; deux ans plus tard, sa mère se remariait avec un poseur de moquette qui se soûlait tous les samedis soir. Il s’appelait Oscar. Par le plus froid samedi soir d’un rigoureux hiver dakotien, Oscar – que l’anecdote avait propulsé au rang des célébrités locales – avait été vu en train d’uriner depuis la fenêtre du second étage tout en beuglant la chanson de Hank Williams J’entendais ce lointain sifflement. Jusque-là, Kindle n’y voyait rien à redire, mais il se trouve qu’Oscar avait malheureusement le vin méchant et qu’il usa et abusa à plus d’une reprise de ses poings sur sa femme. Ce n’est pas grave, disait-elle, le mariage est toujours une route cahoteuse et difficile et, de toute façon, il existait une place pour elle là-haut.
Kindle, alors âgé de quinze ans, supporta six mois de ce régime avant de décider que s’il y avait une place pour lui, ce n’était sûrement pas dans cette ville pourrie. Il se rendit à New York dans un car Greyhound, tricha sur son âge et fit son apprentissage dans la marine marchande. Cinq ans plus tard, il revint au bercail. Oscar, sans travail, affalé sur les marches de l’arsenal, imbibé de tokay, ne valait même pas qu’on s’esquinte les poings sur lui, fût-ce pour la froide satisfaction de la vengeance. Sa mère était partie depuis longtemps sans laisser d’adresse. Une excellente initiative de sa part.
Kindle, désormais seul, pressentait qu’aucune place ne l’attendait dans l’éden chimérique de sa mère ; une suspicion que les trente-trois années à venir contribueraient à fortifier. Il ne croyait pas au paradis, et l’avait refusé quand on le lui avait offert. À présent, toutefois, il se demandait s’il n’avait pas péché par précipitation.
Une place pour lui, où que ce soit, serait peut-être préférable à cette forêt humide que le crépuscule n’allait pas tarder à envahir.
Le ciel avait viré au bleu profond, lumineux. Et le soleil ? Il avait déjà basculé de l’autre côté ? Oui, mais tout juste. Les vieux sapins étaient lourds d’ombre.
Il était sur le sentier, maintenant, avançant à une allure de limace sur la terre visqueuse, maculé de boue.
Sa gorge était à vif à force de hurler, encore qu’il n’eût aucun souvenir de l’avoir fait. Il ne criait plus, maintenant. Il gémissait, plutôt. Comme s’il fredonnait un air presque mélodieux qui n’était pas sans lui rappeler la chanson des singes volants dans Le Magicien d’Oz.
Cette pensée le ragaillardit. Il releva les yeux vers les étoiles – parce qu’il y en avait, à présent – et se demanda s’il pourrait chanter une vraie chanson. Il avait beau avoir un mal de chien, il n’avait pas pour autant perdu son sens de l’humour. La situation était franchement désopilante. Et chanter parachèverait l’effet comique.
Le problème, c’est que son répertoire n’avait jamais été très étendu. Hormis l’aria éthylique d’Oscar… Il avait bien appris Jésus m’aime au catéchisme baptiste, mais il faudrait le payer cher pour psalmodier une chanson de calotin. Autrement, il connaissait Les Rues de Laredo, mais seulement un couplet. Ça suffirait peut-être.
— Alors que je me promenais dans les rues de Laredo…
En fait, il n’aurait jamais dû aller se promener.
— Alors que je me promenais dans Laredo, un jour…
Il ne faisait plus jour, mais nuit.
— J’ai rencontré un jeune cow-boy tout de blanc vêtu…
La direction que prenait la chanson, soudain, lui parut douteuse.
— Tout de blanc vêtu et froid comme le marbre.
Non. Décidément, mauvais choix.
Il continua à la chanter malgré tout, et son sentiment d’euphorie l’abandonna, et le cafard fondit sur lui qui n’était même pas capable de choisir une chanson pour se donner du cœur au ventre.
Le vaisseau se levait à l’ouest quand il arriva en vue de sa cabane.
Comme une sorte de lune, il projetait une légère clarté. Une chance. Mais ce halo blafard revêtait pour Kindle un aspect effrayant.
Il ne pouvait pas dire qu’il haïssait le vaisseau. Pour quelle raison l’aurait-il dû ? Mais il s’en était toujours défié. Comme tout le monde, en fait. Cependant, Kindle se jugeait plus lucide que ses concitoyens. La plupart des gens voyaient en ce vaisseau spatial un instrument de fin du monde, ou du moins de guerre interplanétaire. Pas Kindle. Par expérience, il savait que la tournure des événements correspondait rarement à ce qu’on attendait. Quoi que ce vaisseau nous réserve, s’était-il dit, ça ne serait certainement pas le scénario-catastrophe que tout le monde redoutait. Ce serait quelque chose qui ne serait sûrement pas mieux, mais en tout cas différent, nouveau, inattendu.
Or, les événements ne lui avaient-ils pas donné raison ? Personne n’avait imaginé cette visitation nocturne, cette promesse de vie éternelle susurrée dans le creux de l’oreille.
Kindle n’aurait certes jamais deviné que des machines microscopiques incrustées dans son tissu nerveux lui proposeraient d’abandonner son corps et certaines habitudes mentales pour dépasser son ego étriqué et devenir une sorte de super-Kindle qui serait à la fois Kindle et bien plus que Kindle.
Il avait répondu sans hésiter. Non, mon Dieu non. Il s’était cramponné à son corps vieillissant et son ego intempérant toutes ces années et n’avait aucune intention d’y renoncer. L’idée de mêler son âme à celles des autres lui donnait des boutons. Il était seul par choix et par nature, et souhaitait le rester.
Mais il voulait vivre, aussi. Ce n’était pas par amour de la mort qu’il avait refusé la proposition. Il souhaitait vivre. Désespérément, furieusement. VIVRE. Mais à ses propres conditions.
Et c’était bien cet instinct de conservation acharné qui l’avait conduit jusque-là, devant la portière de son vieux pick-up Ford de treize ans, et qui lui donnait encore la force de chanter Les Rues de Laredo d’une voix faible et rauque tout en se demandant comment bon Dieu il allait supporter l’étape suivante.
On entre généralement debout dans un véhicule.
Même un unijambiste peut se tenir debout, songea Kindle.
À moins que la douleur ne l’en empêche.
À moins que le fait de s’accrocher à la poignée d’un vieux pick-up pour se lever ne provoque un frottement des os déchiquetés et ne le contraigne à interrompre sa chanson pour hurler.
À moins qu’il ne perde conscience.
Mais Kindle resta conscient même quand le paysage pirouetta dangereusement autour de l’axe de sa colonne vertébrale.
Sa jambe impotente, liée et tordue au genou comme la patte d’une mouche morte, cogna mollement contre la portière de la camionnette.
— La clé ! hurla Kindle.
Il portait toujours ses clés sur lui. S’arc-boutant sur son coude droit, il fouilla sa poche de sa main libre. Sans doute était-il stupide de fermer son pick-up alors qu’il vivait si loin de toute civilisation. Qui serait assez bête pour venir jusqu’ici voler cette épave ? Mais c’était une habitude à lui de fermer tout ce qui lui appartenait : sa camionnette, son bateau, sa cabane.
Il trouva la clé et parvint miraculeusement à la glisser dans la serrure sans bouger le reste du corps.
Alors il prit une longue inspiration, s’écarta de la portière et l’entrouvrit.
Bon travail.
Mais sa jambe était ficelée au bâton, auquel il n’osait pas toucher. Alors comment était-il censé s’installer au volant ?
Et puis même une fois au volant, comment comptait-il procéder ?
Il retira la clé de la serrure et la tint serrée au creux de sa paume.
— Tom, dit-il d’une voix voilée, on arrive à la partie ardue. Jusque-là, c’était du billard. Maintenant, on attaque le plus dur.
Il serait encore plus facile de se coucher et de dormir. De conduire le lendemain matin.
Ou de mourir avant l’aube.
Des deux, la seconde proposition était la plus séduisante. Mourir serait bien plus facile que tout. Peut-être qu’il pourrait même se traîner jusqu’à la cabane pour y mourir sur le canapé, ce qui conférerait au moins une certaine dignité à l’événement. Au bout d’un temps, les gens finiraient par le trouver. On découvrirait peut-être son empreinte de rampant menant de la montagne à sa cabane. Nom de Dieu ! diraient-ils. Regardez ce que ce type a accompli. Cet homme dont la dépouille mortelle repose sur le canapé était réellement admirable !
Qu’est-ce qu’il sentait, sous ses doigts ? Le velours de son canapé ? Non. De la moleskine. Il était affalé de tout son long sur la banquette de son vieux pick-up.
Ces absences étaient réellement troublantes ; il avait en outre l’impression d’entendre l’écho de ses propres cris rebondir sur le versant de la colline quand il en émergeait.
Il se redressa, le dos contre la portière et les deux jambes allongées sur le siège. Il pouvait voir par-dessus le tableau de bord, d’accord. Mais quant à mettre les pieds sur les pédales, c’était une autre paire de manches.
En tout cas, il était à l’abri du vent. Ce qui n’était pas une mince victoire.
Il chercha autour de lui le moyen de manœuvrer les pédales.
Maigres ressources. À portée de main, il avait un gobelet vide, une raclette à neige et un exemplaire de Armes et munitions. Il n’irait pas loin, avec tout ça.
Ah, il y avait encore autre chose. Le bâton qu’il avait utilisé en guise d’attelle.
La jambe avait énormément enflé. De l’aine au genou, elle ressemblait à un gros saucisson. Les bouts de tissu avec lesquels il avait ficelé l’attelle s’enfonçaient profondément dans la chair ; les nœuds étaient tendus au maximum.
Ne m’oblige pas à faire ça, songea Kindle. Non, c’est trop. Je ne peux pas, c’est au-dessus de mes forces.
Mais déjà ses traîtres mains descendaient en tâtonnant sur la chair fiévreuse…
Quand il reprit conscience, il trouva le bâton dans sa main tremblante.
Il faisait encore nuit, bien que le vaisseau fût redescendu sur l’horizon. L’aube n’était peut-être pas loin. Kindle ne pouvait pas le savoir ; il ne portait pas de montre. Le ciel semblait piqueté d’étoiles du matin.
Il tremblait comme un chien malade. Et ces tremblements ne lui facilitaient pas la tâche. Il avait du mal à maintenir le bout large du bâton sur les pédales. Et ce serait encore plus difficile quand il roulerait.
Il inséra la clé de contact, appuya deux fois sur l’accélérateur et tourna la clé.
Le moteur toussa mais ne démarra pas.
Normal. Kindle était habitué aux hoquets capricieux de sa vieille guimbarde. Elle allait s’emballer puis caler. Ou presque ; elle regimberait, cracherait, et s’étoufferait un temps avant de trouver son souffle régulier.
— Allez, espèce de tas de ferraille, murmura Kindle. Montre-moi de quoi t’es capable, vieille feignante.
Le moteur démarra enfin et bondit ; toute la carcasse du pick-up fut secouée de soubresauts. Kindle hurla. Sa jambe cassée était coincée contre le siège, mais plus rien ne la maintenait et ne l’empêchait d’être horriblement ballottée.
Kindle essaya de chanter Les Rues de Laredo tandis qu’il passait la vitesse, appuyait sur l’accélérateur – avec pour conséquence un affreux entrechat de la camionnette –, et quittait le chemin de terre pour rejoindre la route.
Il alluma les phares. Les ombres des pins tassés sur les bas-côtés s’entremêlaient pour tisser de lugubres guipures.
Il était assis de travers et un peu bas. Peu habitué à tenir le volant de la main gauche, il avait le réflexe lent ; il parvint malgré tout à maintenir la Ford au milieu de ces colonnes fantomatiques. Dieu garde l’imprudent qui viendrait en sens inverse. Mais qui serait assez fou pour cela, à cette heure ?
De là jusqu’aux abords de Buchanan, la route descendait presque régulièrement, et Kindle n’eut pratiquement pas besoin d’actionner l’accélérateur. Une chance ; il avait déjà assez de mal à freiner pour empêcher le pick-up de prendre de la vitesse. Il lui vint à l’esprit qu’il risquait d’avoir un sérieux problème s’il s’évanouissait de nouveau. Mieux valait attendre l’hôpital pour roupiller. Il passa devant deux autres cabanes – les tanières d’autres loups solitaires – mais ne s’arrêta pas. Il n’était pas sûr de trouver quelqu’un. Et la perspective de devoir redémarrer le pick-up n’avait rien de réjouissant. Autant rouler aussi loin que possible vers Buchanan, ou du moins jusqu’aux premières rues éclairées.
C’est alors que l’effroi s’abattit soudain sur lui, inattendu. Il avait oublié que Buchanan ne serait peut-être pas le Buchanan qu’il connaissait.
La semaine dernière, les monstres avaient envahi la ville.
Ces bizarres éponges ambulantes qui avaient contaminé le sang de tout le monde.
Était-ce vraiment ce qui était arrivé ou bien nageait-il en plein délire traumatique ? Non, il était pratiquement certain de ne rien inventer.
Mais tout de même… des monstres ?
Et si c’était vrai…
Les images surgirent sans qu’il les y ait conviées : des monstres sortant tout droit de bandes dessinées, des créatures pleines de tentacules rampant hors de leur soucoupe volante ; ou bien des eunuques aux yeux de zombies, esclaves des maîtres du monde et affamés de chair humaine. Ils avaient une place prête pour lui sur leur barbecue collectif.
Kindle secoua la tête, incapable de choisir entre le rire ou l’épouvante. Après tout, il aurait peut-être tout intérêt à s’arrêter là, et à mourir dans la pénombre de cette montagne.
Il appuya en fait sérieusement sur la pédale de frein parce que le Ford s’était peu à peu emballé sans qu’il le remarque.
Non, se dit-il fermement. Mort interdite. Va chercher de l’aide. Tu suis ton plan jusqu’au bout.
Et jette-toi dans la gueule des monstres s’il le faut.
Le pick-up continua sa course brinquebalante.
Il arrivait tout juste en lisière de la ville, venait in extremis de franchir le panneau indicateur de celle-ci quand la douleur et la fatigue atteignirent leur apogée ; le pick-up buta contre un talus et s’immobilisa, les phares pointés vers Orion.
L’impact projeta Kindle contre le volant ; le klaxon couina. Il se laissa ensuite retomber contre le siège, à moitié dans les pommes. Le moteur continuait de tourner.
Le coup de klaxon et le moteur asthmatique réveillèrent un enquêteur d’assurances de trente ans qui, bien qu’immortel depuis peu, prenait encore plaisir à profiter d’une bonne nuit de sommeil. Il se mit à la fenêtre de son pavillon et considéra avec un étonnement ensommeillé le Ford à moitié vertical, le nez planté dans un talus sur le parking désert. Il composa alors le 911 avant de prendre une couverture et de se précipiter sur le lieu de l’accident où il se rendit très vite compte qu’il ne pouvait rien faire pour aider le blessé – un pauvre mortel mal en point qui hurla et roula des yeux effrayés quand il apparut dans son champ de vision.
Les monstres, songea Kindle – une pensée trouble, quand il arrivait encore à penser.
Les monstres le lorgnaient d’un œil mauvais.
Il brailla de plus belle. Jusqu’à l’extinction de voix.
Après un laps de temps ténébreux, il promena son regard sur les murs blancs d’un couloir d’hôpital et comprit, en un éclair de lucidité, qu’il était allongé sur un chariot et pris en charge par des infirmiers affairés autour de lui.
Kindle avisa un visage austère à proximité. Se redressant avec ce qui lui restait de force, il agrippa l’homme par le col de sa blouse.
— Allez me chercher un docteur humain, dit-il.
— Détendez-vous, répondit l’entité. Je suis humain.
— Vous savez très bien ce que je veux dire, espèce d’extraterrestre de mes deux ! Allez me chercher un docteur humain, sale monstre !
Kindle retomba sur le chariot, haletant.
L’homme se détourna.
— Si on peut mettre le patient sous sédatif… il est en pleine hystérie. Et que quelqu’un prévienne Matt Wheeler.
Rassuré, Kindle s’autorisa enfin à sombrer dans un sommeil qui durerait quarante-huit heures non-stop.
Vertiges et brouillard.
Kindle s’éveilla une fois de plus.
Dans un lit. Sa jambe était bandée et en extension. Il avait mal, mais la douleur était supportable. On avait dû le mettre sous calmant ; pour un temps au moins, il ne dérouillerait pas trop.
Il avait même l’impression de flotter sur un coussin d’air, par moments. C’était à se demander s’ils n’avaient pas mis de l’opium, dans ce goutte-à-goutte.
L’essentiel restait tout de même qu’il était arrivé jusqu’à l’hôpital. Il avait toutes les raisons de pavoiser. Sa mémoire était un peu embrumée, mais il se rappelait que le voyage avait été long et plutôt atroce.
Un homme en blouse blanche s’avançait vers lui. Kindle observa le processus d’approche avec un intérêt nébuleux.
— Vous devez être le docteur, parvint-il à articuler.
— Exactement, monsieur Kindle.
— J’ai demandé un docteur humain.
— Vous en avez un devant vous. Je m’appelle Matt Wheeler.
Matthew Wheeler était un homme d’aspect ordinaire avec un visage abattu. Il est trop jeune pour avoir toutes ces rides, songea distraitement Kindle.
— Vous êtes humain, docteur Wheeler ?
— Au même titre que vous, monsieur Kindle.
— Vous n’êtes pas l’un d’eux ?
— Non. Mais ils peuvent vous soigner aussi bien que moi. Vous n’avez aucune inquiétude à avoir.
— Possible, dit Kindle. La ville a beaucoup changé ? Je suis resté dans les collines depuis… Comment appelait-on l’opération, déjà ? Ah oui : Contact.
— Pas beaucoup.
Le Dr Wheeler ne semblait pas à l’aise.
— Pas encore, ajouta-t-il.
— Comment va ma jambe ?
— Elle devrait guérir relativement bien. Je peux vous demander comment c’est arrivé ?
— Je revenais chez moi, après une balade. J’ai glissé dans cette putain de bouillasse.
— Et comment êtes-vous descendu en ville ?
— Je me suis traîné jusqu’à mon pick-up.
Son esprit devenait un peu moins brumeux.
— Et je me suis mis au volant, conclut-il en haussant les épaules.
— C’est remarquable. Ça relève de l’exploit.
Kindle était assez éveillé pour saisir le compliment.
— Je suppose que j’ai la peau dure, non ?
— Je le suppose aussi. Vous étiez plutôt mal en point quand l’ambulance vous a amené, d’après ce qu’on m’a rapporté. Votre jambe guérira, monsieur Kindle, mais vous allez rester parmi nous quelque temps.
Le médecin nota quelque chose sur son clipboard.
— Je comprends votre attitude envers les… êtres humains. Mais je ne peux pas rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre auprès de vous. Vous devrez donc coopérer avec le personnel de l’hôpital. Pouvez-vous me rendre ce service ?
— Mais vous passerez me voir, tout de même ?
— Je passerai, je vous en fais le serment.
Kindle promit de se montrer raisonnable.
— Je vous laisse dormir ; vous en avez encore besoin.
Le médecin s’apprêta à quitter la chambre.
Kindle ferma les yeux mais les rouvrit aussitôt.
— Docteur Wheeler ?
— Oui, monsieur Kindle ?
— Combien sommes-nous, ici ? Je veux dire… il y en à d’autres à part nous, en ville, n’est-ce pas ?
Le médecin parut encore plus las.
— Quelques-uns. Je voudrais que nous nous rencontrions tous d’ici à une quinzaine de jours. Un genre de réunion locale. Peut-être pourrez-vous y assister. Si vous restez allongé et que vous permettez à cette fracture de se réduire.
Kindle acquiesça, mais vaguement ; il avait déjà oublié sa question et glissait sans retenue dans le sommeil.
Pour le service funèbre, Miriam sortit ce qu’elle nommait toujours sa tenue d’église – bien qu’elle n’eût pas mis les pieds depuis des années dans la maison de Dieu. Robe noire, chapeau, gants blancs et chaussures à semelles orthopédiques au cuir comme neuf.
Elle ajusta une dernière fois le chapeau sur sa tête devant le miroir de l’entrée, puis sortit dans cette matinée d’été brumeuse.
Plus de deux semaines s’étaient écoulées depuis la nuit où elle avait été touchée par la Chose.
Plus question d’Œil de Dieu – quelle erreur elle avait commise ! C’était encore, du moins le supposait-elle, l’instrument de Dieu, mais au même titre qu’une nuée de sauterelles ou une épidémie de choléra. Un messager extraterrestre, insinuant, fallacieux et tout à fait impie dans sa proposition d’absolution inconditionnelle. Miriam était pratiquement certaine de pouvoir reconnaître Dieu sans trop de difficulté le jour où elle L’aurait en face d’elle : Dieu était justice et portait une épée. La Chose, au contraire, avait usé de la voix profonde et intime d’un amant pour s’exprimer. Elle offrait trop et ne haïssait pas assez.
Mais le monde, depuis son avènement, avait changé. En l’espace de deux semaines, Miriam avait pu se rendre compte des transformations à l’œil nu.
Les informations, par exemple. Elles ne valaient même plus le papier sur lequel elles étaient imprimées. En quelques jours, le Buchanan Observer avait rétréci comme une peau de chagrin ; il ne restait plus que quelques pages – pour la plupart des rubriques de cuisine ou de jardinage. Les événements exceptionnels n’avaient bénéficié que de titres mineurs, comme le cessez-le-feu tacite mais universellement respecté dans tous les pays en guerre. Présidents et grands de ce monde n’avaient même pas daigné se prononcer publiquement. Miriam était écœurée. Selon elle, ils feraient mieux d’annoncer franchement la couleur : ON NE NOUS DIT PLUS RIEN. ET TOUT LE MONDE S’EN FICHE.
Au moins le service funèbre avait-il été maintenu. Le corps de son père avait été mis en terre la veille de Contact, mais la cérémonie avait été repoussée afin de permettre à l’oncle de Miriam, un homme qu’elle n’avait jamais rencontré, d’arriver de Norvège pour y assister. Naturellement, le vol avait été annulé – on avait vaguement signalé, dans les journaux, que les avions civils avaient été réquisitionnés pour assurer les secours dans les zones africaines sinistrées. La cérémonie se déroulerait donc cet après-midi avec ou sans l’oncle Edward.
Du moins l’espérait-elle. Pouvait-on avoir une quelconque certitude, en ces temps troubles ?
Le père Ackroyd avait accepté de se charger du service religieux ; pourtant, lui aussi avait avoué être l’un d’eux. Le prêtre était victime de la transformation qui avait fondu sur le reste du monde, et Miriam n’était pas certaine qu’elle pourrait être en communion d’idées avec lui. Et réciproquement. Il n’était pas garanti non plus qu’elle sortirait indemne de l’étrange évolution du monde.
Elle ne se considérait pas comme une épiscopale, mais son père s’était défini ainsi, bien qu’il n’eût que rarement assisté aux services religieux. Elle le soupçonnait d’avoir choisi les épiscopaux parce qu’ils appartenaient au gratin de la ville, après les catholiques, qui n’étaient, selon papa, qu’une bande de fanatiques à mettre dans le même panier que les chiites ou les communistes.
L’église épiscopale, accroupie comme un gros bouledogue de pierre sur ses quatre mille mètres carrés de pelouse, surplombait une imbrication de toits disparates descendant en pente douce jusqu’à l’océan. Miriam se gara et gravit les marches de la paroisse. Le père Ackroyd lui avait demandé de l’y rejoindre afin qu’ils se rendent ensemble au cimetière de Brookside.
Le prêtre l’attendait dans son bureau ; une expression soucieuse assombrissait son visage banal.
— Asseyez-vous, Miriam, dit-il.
Elle l’écouta expliquer les détails du service religieux, alors qu’ils avaient tout arrangé ensemble auparavant. La croyait-il sénile ? À moins que son ministère ne lui ait donné un regard pessimiste sur le monde. Peut-être n’avait-il affaire qu’à des idiots.
La cérémonie, simple et brève, aurait lieu à l’extérieur, près de la tombe. Miriam la souhaitait surtout brève. Elle avait une sainte horreur de toutes ces fadaises marmonnées à propos du défunt et n’aurait jamais consenti à cette cérémonie n’était l’insistance de l’oncle Edward, ce sale lâcheur.
— Je connaissais mal votre père, disait le prêtre, mais certains de mes paroissiens m’ont rapporté que c’était un brave homme. Il n’est jamais aisé de perdre un proche. Je comprends que vous viviez des temps difficiles, Miriam – pour cette raison entre autres. Et je tiens à vous assurer que je suis à l’écoute si vous éprouvez le besoin de parler.
Miriam trouva la proposition à la fois risible et incongrue. Sa réponse fut spontanée :
— Tout ce que j’aimerais savoir, c’est… comment pouvez-vous continuer comme si de rien n’était ?
— Pardon ?
— Après ce qui est arrivé cette nuit-là. Vous savez très bien ce que je veux dire.
Il eut un mouvement de recul.
— C’est ma tâche. Elle n’a pas changé.
— Vous avez été contacté par la Chose.
Les yeux du prêtre s’arrondirent.
— Vous parlez de Contact ?
— Personne n’appelle plus rien par son vrai nom. Aucune importance. Je suis chrétienne, mon père. Quand la Chose m’a contactée, j’ai su qu’en tant que chrétienne je n’étais pas concernée, et j’ai donné une réponse chrétienne. Qu’est-ce que l’immortalité si elle ne se situe pas dans le royaume de Dieu ? Mais vous… Vous avez signé le pacte, n’est-ce pas ? Et pourtant, vous êtes toujours à cette place. Prêt à lire les Évangiles sur le corps défunt de mon père. Comment pouvez-vous avoir bonne conscience ?
Le père Ackroyd parut décontenancé. Il mûrit longuement sa réponse.
— Miriam, dit-il enfin, vous avez peut-être raison.
Il s’interrompit comme pour rassembler ses pensées.
— Je ne suis pas certain de savoir ce qu’est un chrétien. J’y ai beaucoup réfléchi depuis Contact. Plus je cherche la chrétienté, Miriam, et plus elle se délite sous mes yeux. Est-ce Martin Luther ou Johann Eck ? Est-ce Augustin ou Jean Chrysostome ? Est-ce Constantin ? Est-ce Matthieu, Marc ou Luc, et ont-ils vraiment écrit ces Évangiles auxquels on a donné leur nom ? Ou bien la chrétienté a-t-elle été enterrée avec l’apocryphe de Nag Hammadi ?
Ce fut au tour de Miriam d’être déroutée.
— Je ne sais tout simplement pas, avoua l’homme de Dieu. Je crois même ne l’avoir jamais su. Je pense qu’il existe dans le vaisseau quelque chose de presque aussi riche et étrange que toutes nos religions terrestres réunies. Presque. Quand j’ai parlé aux Voyageurs, je leur ai posé quelques-unes de ces questions. Je crois comprendre en partie de quoi relève leur spiritualité… et je pense qu’elle n’est pas forcément incompatible avec la nôtre. Ils ne prétendent pas avoir la clé de tous les mystères. En vérité, ils avouent leur ignorance avec une grande humilité. Ils pensent que la conscience pourrait être d’une certaine manière liée à l’ordre caché de l’univers, et pourrait même perdurer après la mort absolue. Je ne sais trop s’il faut appeler cela religion ou cosmologie. Mais ils reconnaissent que le fonctionnement des étoiles et du temps ne serait pas étranger à une certaine subtilité de l’esprit.
« Ils ne m’ont pas demandé de renoncer à ma chrétienté, Miriam. C’est seulement que je me dois d’être plus honnête quant aux choses que je connais et celles que j’ignore. La divinité du Christ, la nature intrinsèque de Dieu… peut-être n’en ai-je jamais été totalement convaincu. Je souhaitais peut-être simplement le croire.
« Alors vous avez raison, Miriam. Je ne pense pas avoir plus longtemps droit au titre de chrétien. Mais je peux encore assurer la cérémonie religieuse. Je peux vous aider à faire vos adieux à votre père, je peux étudier le mystère de la mort, et je peux l’honorer, avec peut-être plus de sincérité que jamais. Je serai heureux de célébrer cet office pour vous. Mais si vous jugez que je ne suis vraiment pas qualifié pour le faire, je m’en abstiendrai. Peut-être pourrons-nous trouver quelqu’un d’autre, même dans cette ville.
Miriam, sidérée, fixa le prêtre un moment avant de secouer la tête.
— Non, c’est… c’est très bien. Faites-le.
— Merci, Miriam.
— Ce n’est pas une question de confiance. Peu importe celui qui prononce les mots. S’il y a un paradis, il est au-delà de vos sermons, et s’il y a un enfer, ce ne sont pas vos prières qui nous en garderont.
Elle baissa les yeux sur sa montre.
— L’heure passe… On devrait y aller.
La voiture franchit les grilles du cimetière de Brookside et grimpa la route qui serpentait jusqu’aux tombes. Miriam avait souhaité que la cérémonie ait lieu dehors. Elle détestait les chapelles qui empestaient la lavande pourrissante, comme celle des petits sachets qu’on oublie entre deux paires de draps.
La brume s’attardait encore dans la vallée et sur la rivière, mais le soleil avait déjà brûlé le ciel. Le mont Buchanan se profilait derrière le cimetière comme les épaules d’un colosse de granit vert. Étagées à flanc de coteau, les tombes descendaient jusqu’à l’entrée principale qui rejoignait la route.
De là-haut, Miriam eut tout le loisir de voir la foule envahir peu à peu le cimetière.
Elle avait averti les quelques amis de papa encore en vie, pour la plupart des retraités du collège technique et des membres du club de bridge dont il avait apprécié la compagnie avant son attaque. Aussi elle s’étonna de la moyenne d’âge relativement basse de l’assistance – trop d’étrangers, trop de visages qu’elle ne reconnaissait pas – et de son importance.
Les voitures encombraient le parking de la chapelle au pied de la colline, et d’autres avaient commencé à se garer le long de la route, jusqu’au carrefour et au-delà.
Troublée et vaguement effrayée, Miriam se tourna vers le père Ackroyd.
— Papa ne connaissait pas tous ces gens.
— La cérémonie a été annoncée dans l’Observer.
Ça, elle le savait ; elle avait même découpé l’annonce.
— Mais que font-ils ici ? Pourquoi ?
— C’est une occasion solennelle, Miriam. Votre père est le dernier homme à Buchanan à être mort avant Contact. Comprenez-vous la signification de ceci ? Il a été le dernier à mourir involontairement dans cette ville.
Ce raisonnement, sans qu’elle pût s’en expliquer la raison, éveilla l’hostilité de Miriam.
— Je ne veux pas d’étrangers ici.
— Je suis navré que vous le preniez ainsi. Mais ce n’est pas une plaisanterie. Ces gens sont sincères. Leurs sentiments ne sont pas surfaits.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
— Je le sais, dit simplement le prêtre.
Miriam fronça les sourcils mais acquiesça en silence. Les événements de la matinée commençaient à lui engourdir l’esprit. Le père Ackroyd lut un passage des Évangiles et Miriam écouta d’une oreille distraite, incapable de raccorder cette cérémonie à son père ; il devenait intangible, souvenir évanescent d’un temps plus heureux. Je suis ici pour le pleurer, se rappela-t-elle sévèrement. Et les autres ?
La colline était noire de monde. Tous silencieux et attentifs, même ceux trop éloignés pour entendre le père Ackroyd.
La moitié de Buchanan devait être là, songea Miriam.
Peut-être eux aussi étaient-ils là pour pleurer, après tout.
Mais pas son père, non. Quelque chose qu’ils avaient perdu ou abandonné. Quelque chose qu’ils ne pouvaient plus recouvrer.
Une façon de vivre.
La ville, le pays – la planète…
Quand Lillian refusa de le voir pour subir un examen médical – en dépit de ses encouragements, de son insistance et, finalement, de sa colère mal contenue – Matt décida de prendre le taureau par les cornes. Le mysticisme extraterrestre, d’accord ; mais ce n’était pas une raison pour mettre en péril sa santé et celle de l’enfant à venir.
Il arrangea un déjeuner avec Jim pour tenter d’attaquer le problème par un autre flanc.
Quelques semaines plus tôt, il aurait sans doute eu du mal à se libérer pour déjeuner. Maintenant, il avait du temps libre à revendre. Il n’avait plus que de rares consultations à son cabinet et passait le plus clair de ses journées à l’hôpital à remplacer les internes absents ; journées dont la majeure partie était consacrée à Tom Kindle tandis qu’il s’efforçait de le convaincre d’accepter ses soins. Il n’avait pas reçu de nouveaux patients, et pas plus qu’une poignée d’habitués, depuis ce que tout le monde commençait à nommer « Contact ».
Il n’avait pas non plus beaucoup vu Jim Bix. Jim, comme Lillian, comme Annie Gates, comme tant d’autres, avait accepté la promesse d’immortalité, cette fameuse nuit d’août.
Matt n’avait pas encore conçu de stratégie pour parler à ces gens-là.
Jim avait été son ami le plus intime. Contact avait fait de lui un étranger.
Ils se retrouvèrent à la cafétéria du personnel, une pièce en sous-sol de la taille d’un terrain de foot et ce jour-là pratiquement déserte. Les ventilateurs bourdonnaient comme des moines tibétains et brassaient un air parfumé au chou.
Jim, assis à une table en coin, déjeunait d’une salade et d’un riz pilaf. Matt tira une chaise et dévisagea son ami. Il n’avait pas changé d’un poil ; toujours aussi laid.
La conversation, cependant, eut du mal à démarrer et se traîna comme une vieille guimbarde un jour de grand froid.
— Tu n’as pas l’air de dormir beaucoup, remarqua Jim.
Doux euphémisme. Il ne dormait pas du tout. Trop de sujets de réflexion. Trop de questions auxquelles il ne voulait pas réfléchir. Ses journées étaient soit mornes, soit franchement bousculées, ses nuits souvent aussi blanches que ce satané vaisseau. Mais il ne tenait pas à l’avouer.
— Je ne suis pas là pour me plaindre. En fait, je voulais te parler de Lillian. Elle ne veut pas venir pour les examens de contrôle, et je me demandais si tu étais au courant. Non que j’envisage des complications, mais je ne pense pas que ce soit raisonnable.
Jim écouta avec attention. Puis il passa sa serviette en papier sur ses lèvres et haussa les épaules.
— Si elle juge inutile de venir te voir et qu’il n’y a pas de problème particulier, autant ne pas insister.
— Il n’y a pas de problème pour l’instant. Mais elle est enceinte, et à quarante ans, ce n’est pas toujours un parcours sans faute. Tu le sais très bien, Jim. Si elle veut changer de médecin, pour quelque raison que ce soit, parfait. On l’adressera à un spécialiste. Mais il faut qu’elle voie quelqu’un.
— Tu crois ?
— Enfin quoi, Jim !
Son exclamation se répercuta sur les murs verdâtres de la salle vide.
— J’essaie seulement de te dire, Matt, qu’elle peut plus facilement savoir où elle en est physiquement qu’avant. Ça peut paraître bizarre, mais c’est un fait. Elle sait des choses auxquelles tu ne t’attendrais pas de sa part.
— Excuse-moi, mais je reste sceptique.
— À ta place, je le serais sûrement aussi. Je ne sais pas comment je pourrais te convaincre. J’ignore si ça signifie quelque chose pour toi, mais moi je suis convaincu.
— Convaincu de quoi ? Que Lillian n’a pas besoin d’être suivie par un médecin ?
— Qu’elle sait parfaitement si elle en a besoin ou non. Si elle devait voir quelqu’un, Matt, je suis certain qu’elle s’adresserait à toi.
Il replia sa serviette.
— Tu nous manques, tu sais. Pourquoi tu ne passerais pas à la maison, un de ces jours ? Tu pourrais lui parler toi-même. Ça lui ferait plaisir.
— Est-ce qu’elle peut se faire une échographie ? Est-ce qu’elle peut diagnostiquer une grossesse extra-utérine ?
— Je crois que oui.
Matt leva les yeux au ciel.
— Bordel, c’est pas vrai !
— Matt, calme-toi. Je peux t’expliquer… si tu ne prends pas le mors aux dents.
Matt hésita. Il serait peut-être préférable de quitter la table. Mais Jim était son ami. Ou du moins l’avait été. Au nom de cette vieille amitié, il s’obligea à faire preuve de patience pour écouter ses explications.
— J’ai l’impression qu’il y a un siècle qu’on a discuté de ça. Ce soir-là, chez toi. Tu te souviens ? Juste avant Contact. On a fini une bouteille de scotch.
— Tu parlais de machines dans le sang.
— Des néocytes.
— C’est comme ça que tu les appelles ?
— C’est leur nom.
Matt n’insista pas.
— Eh bien ces néocytes sont toujours là. Pas chez toi. Tu les as renvoyés. Tu as retrouvé ton sang d’origine – et je suppose que tu le sais…
Vrai. Les Voyageurs, comme les appelait Annie, avaient prévenu Matt qu’ils quitteraient son corps, et il l’avait cru, sans jamais se poser de questions. Sans jamais avoir besoin de preuves tangibles.
— Mais ces néocytes sont toujours présents chez les autres, poursuivit Jim, et ils travaillent. Rien qui ne paraisse encore. Mais prends Lillian, par exemple. Si elle faisait une grossesse extra-utérine, ou une pré-éclampsie, ou quoi que ce soit du genre, les néocytes s’en occuperaient. Ou bien ils l’avertiraient de sorte qu’elle pourrait prendre ses dispositions. Je ne suis pas en train de dire que Lillian ne devrait pas être suivie. En fait, elle est suivie. Bien mieux que toi ou moi pourrions le faire, et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Et toi, tu…
Matt ne put cacher sa révulsion.
— … tu trouves ça bien ?
— C’est un processus complètement inoffensif, Matt. Il n’y a pas de quoi s’affoler.
— Je ne comprends pas… Vraiment, je ne comprends pas. Et le fœtus ? C’est de ton gosse, qu’il s’agit. Ils travaillent dessus, aussi ? Cet enfant est bourré de… de néocytes ?
— Oui, tout à fait.
Matt se leva trop précipitamment. La table tangua et un verre vide éclata sur le sol.
Jim se baissa pour ramasser les morceaux. Il posa deux tessons tranchants comme des rasoirs sur le bord de la table.
— Désolé, dit-il. Je ne voulais pas t’alarmer.
— Tu saignes.
Il s’était coupé la main. Matt regarda le sang suinter de la blessure. Un sang épais, sirupeux et brunâtre comme de la mélasse.
Plus tard, cet après-midi-là, il passa voir Tom Kindle.
Le cauchemar des infirmières. Une vraie plaie. Mais qui, encore heureux, prenait son mal en patience et non sans une certaine dose d’humour. Kindle, qui vivait seul sur les pentes du mont Buchanan depuis plusieurs années, semblait s’adapter relativement bien à sa nouvelle situation – son invalidité, Contact… Sa misanthropie, somme toute, lui avait été un atout précieux ; jouer les outsiders, pour lui, ne datait pas de la veille.
Kindle regardait la télé quand Matt entra dans la chambre. Dès qu’il s’aperçut de sa présence, il coupa le son sur sa manette de contrôle.
— Ils ont apporté la télé et un magnéto ce matin. Je les ai prévenus que je ne voulais pas payer et ils m’ont dit que c’était pas utile. Personne d’autre n’en veut. Ça fait des années que j’ai pas regardé la télé.
Il secoua la tête.
— Et maintenant que j’en ai l’occasion, y a rien à voir. Rien que les infos.
— La dernière fois que je l’ai allumée, dit Matt, il n’y avait même pas d’informations. En tout cas, pas celles auxquelles j’étais habitué. Tous les militaires sont rentrés chez eux et personne n’a braqué l’épicerie du quartier.
— Je crois que c’est ça, les nouvelles, en fait.
— On dirait bien que le monde est plus pacifique.
— Mon cul, oui. Y a que le cimetière qu’est pacifique.
Kindle reporta son attention sur l’écran.
— Vous avez vu ça ?
Matt suivit son regard. Sur l’écran apparaissait l’octaèdre de Central Park. Le logo de C.N.N. était visible dans le coin gauche inférieur de l’image.
— Oui, ils l’ont déjà montré.
Il se souvenait de l’apparition de ces octaèdres, au printemps précédent. Toutes ces formes sombres et menaçantes descendues du ciel. Il revoyait Rachel passer et repasser l’enregistrement vidéo, jusqu’à l’obsession. Une vague d’angoisse s’était abattue sur le monde avec ces monolithes qui, pour autant qu’il sache, n’avaient eu d’autre fonction que d’orner les parcs ou, au pire, de faire diversion. La vraie guerre avait été invisible à l’œil nu. Pourquoi envahir la Terre quand on peut envahir les voies sanguines ? Une simple question d’échelle.
— Moi aussi j’ai vu ces putains de trucs au moins une dizaine de fois, répondit Kindle. C’est pas ça qu’est intéressant. Tenez, regardez !
De mauvaise grâce, Matt reporta de nouveau son attention sur la télévision.
C’était aussi une retransmission, mais récente.
Kindle avoua l’avoir regardée toute la journée, inlassablement.
Matt, interdit, regarda sans comprendre l’octaèdre – cette énorme forme noire et lisse, aussi haute qu’une tour de dix étages – qui, on ne sait comment, se déployait.
Il était difficile de saisir l’action, même au ralenti. Matt songea à une fleur printanière déroulant ses pétales. C’était ce genre de mouvement, mais multidimensionnel et effroyablement rapide.
Un processus qui n’avait rien d’humain et qui lui évoquait la brusque fermeture d’un piège, un tir de canon, l’attaque d’un crotale – des actions expéditives et mortelles.
Il fixait l’écran, yeux écarquillés, bouche bée.
Kindle s’esclaffa.
— Étonnant, non ?
Non. Effrayant. Matt en avait la nausée.
L’octaèdre ouvert vomit une multitude de petits engins. Grâce à un zoom de la caméra, Matt put se rendre compte que tous ces engins étaient construits sur le même modèle : une soucoupe bulbeuse montée sur un cône tronqué. Peut-être de la taille d’une personne, encore qu’il fût difficile d’en juger. Il n’arrivait pas à voir si ces engins touchaient le sol ou lévitaient juste au-dessus.
— Il y en a des milliers, dit Kindle. Plus, même.
Les engins commencèrent à se déplacer, rayonnant à partir de leur base vers les arbres et le long des pistes cyclables comme une foule hideuse, une armée odieuse de touristes en vadrouille.
Comme des fourmis se déversant soudain hors de leur fourmilière en péril, songea Matt.
— Il y en a un pour toutes les villes, tous les patelins de l’Amérique du Nord, dit Kindle.
— Comment savez-vous ça ?
— Le type des infos l’a annoncé. Par contre, ne me demandez pas comment il le sait, lui.
— Et qu’est-ce qu’ils font ?
Kindle haussa les épaules.
— Ce sont des « Serveurs », d’après la télé.
— Des Serveurs ?
— C’est le nom que le journaliste leur a donné. Me regardez pas comme ça, j’y suis pour rien. C’est pas moi qui fais les infos.
Matt se tourna de nouveau vers l’écran. Un Serveur apparut en gros plan. C’était un objet noir mat, sans rien de particulier et qui semblait aussi serviable qu’une massue, une torpille ou une emboutisseuse.
— Asseyez-vous, Matthew, dit gentiment Kindle. Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.
Plus tard, une fois remis du choc, Matt répéta à Kindle ce que Jim Bix lui avait expliqué quant aux « néocytes » et aux possibilités de transformations physiques du corps.
Kindle resta un instant songeur.
— Matthew, dit-il enfin, avez-vous jamais entendu parler des « nourrices à bois » ?
Matt répondit que non – était-ce quelque chose qu’on trouvait dans les crèches ?
— Non, rien à voir. Dans les années 80, j’ai travaillé un temps au Canada, sur un chantier forestier près de Vancouver. On trouve des forêts incroyables, là-bas. Elles n’ont pas connu d’incendie depuis des lustres, et certains cèdres ont plus de huit cents ans. C’est des arbres étonnants. Et comme il pleut sans arrêt la moitié de l’année, on trouve aussi ce qu’ils appellent des forêts humides, comme des forêts tropicales. De la végétation très dense, luxuriante.
« Dans ce genre d’endroit, tout finit par pourrir. Et chaque fois qu’un de ces énormes sapins, cèdres ou séquoias, tombe, ce n’est pas seulement un arbre mort. C’est de la nourriture. Il devient ce qu’on appelle une nourrice à bois, parce que, entre autres, il nourrit de nouveaux arbres qui poussent. Quand il pourrit, ce tronc peut contenir plus d’organismes qu’il y a de gens sur la surface de la Terre. Il est tellement plein de vie qu’il chauffe – ça va jusqu’à cinq ou six degrés de plus que l’air ambiant.
— C’est très intéressant, dit Matt, mais…
— J’ai presque fini. Bon sang, ce que les docteurs peuvent être impatients ! Je veux seulement dire que je me demande si la Terre n’est pas devenue une nourrice à bois. On n’arrête pas de parler de la pollution, du réchauffement de l’atmosphère, etc. Les gens s’interrogent de plus en plus : est-ce qu’on est en train de tuer la Terre ? Moi j’ai une théorie, et c’est qu’on l’a déjà tuée. Elle est morte. Comme une nourrice à bois. Et tous ces organismes se jettent sur la pourriture. Peut-être bien que l’humanité constitue déjà le premier stade du pourrissement, comme des champignons qui rongent l’écorce. Ensuite, c’est les insectes qui arrivent pour manger le bois en putréfaction, et les oiseaux mangent les insectes…
— C’est dégoûtant, dit Matt.
— Un peu, oui. C’est pourtant comme ça que fonctionne la nature. Pourquoi est-ce que ça devrait être différent quand on parle de la planète ? Ces engins de l’espace, le vaisseau, les octaèdres, les Serveurs…
Kindle, une fois de plus, haussa les épaules.
— Ils ont flairé la pourriture, c’est tout.
Les hypothèses de Kindle n’étaient pas particulièrement euphorisantes, et Matt quitta la chambre en proie à une déprime sourde. Il était près de 18 heures, et il avait gâché un après-midi à regarder des horreurs à la télévision avec Kindle. Il était temps de rentrer.
De dîner avec Rachel. Une nouvelle soirée pesante en perspective.
Il en était venu à redouter ces fins de journée.
Et ce soir, en plus, la théorie de Kindle, son analogie avec la forêt humide, l’obsédait. Et si la Terre était vraiment une nourrice à bois ? Et si ce vieil ours atrabilaire avait raison ?
Mais il pensa à Jim Bix, à son sourire figé, à son sang couleur de vieille huile de moteur.
Et une pensée plus horrible encore lui traversa l’esprit : et si Jim était lui-même une nourrice à bois ?
Un organisme tout neuf poussait dans la coque vide de son corps.
Peut-être Lillian était-elle une nourrice à bois.
Peut-être l’étaient-ils tous.
Habituée à voir le vaisseau spatial suspendu dans le ciel clair, Beth Porter n’y pensait que rarement. C’était un sujet de débats à la télé, au même titre que la guerre ou l’économie. Rien de plus. Or il n’y avait jamais eu de conflit à Buchanan, et l’économie se résumait à la mise à pied, ou non, des employés de l’usine. Le vaisseau, somme toute, ne représentait guère plus qu’un point lumineux dans le ciel, pas plus menaçant qu’un réverbère.
Du moins le pensait-elle jusqu’alors.
Mais aujourd’hui, force lui était de reconnaître que le monde changeait. Il commençait même à devenir passablement angoissant.
Elle passa la soirée de vendredi chez Joey Commoner. C’est là qu’ils décidèrent de faire leur casse.
Joey habitait chez son père, lequel, divorcé, travaillait à mi-temps dans les travaux publics. Il était parti en juillet passer deux ou trois mois à Seattle, sur un chantier ; il vivait avec sa petite amie, une linotypiste d’origine canadienne qui avait été secrétaire dans une entreprise de cartonnage à Buchanan. Joey avait donc la maison pour lui tout seul pendant l’été.
La fête du Travail, le premier lundi de septembre, était passée, et Joey ne savait toujours pas quand son vieux comptait revenir. Le père avait téléphoné trois fois depuis Contact, mais Joey se fermait comme une huître dès que Beth lui demandait ce qu’il avait dit. De toute évidence, Joey, lui non plus, n’était pas rassuré du tout par les événements survenus depuis ce fiévreux vendredi soir.
Alors ils étaient assis là, au sous-sol, dans l’appartement privé de Joey, une chambre avec une salle de bains particulière et même une kitchenette. Et ils regardaient un film vidéo en fumant un joint.
Joey était un drogué prudent. Il se méfiait de la dope et se bornait à une soirée par semaine de fumette effrénée, généralement le vendredi. C’est pourquoi on le voyait toujours le vendredi soir au 7-Eleven où il achetait des tartes surgelées et des glaces. Car Joey Commoner avait trois vices : la marijuana, les tartes aux cerises et la glace à la vanille. Une fois qu’il la connut bien, il invita Beth à se joindre au rituel. Ce qu’elle fit dès qu’elle fut de service de jour.
Elle-même se défiait de la drogue. Contrairement à la réputation calomnieuse qui l’avait cramponnée pendant ses années de lycée, elle n’était pas chaude pour enfreindre la loi… en tout cas, pas à cette époque.
Toutefois, elle ne fut pas longue à découvrir que cette débauche de tartes et de joints du vendredi soir n’était pas le travers le plus inquiétant de Joey. D’une certaine manière, cette innocente manie avait même ses bons côtés. Joey Commoner complètement shooté était accessible, voire un peu plus humain. Il se tapait les cuisses en hurlant de rire devant les pitreries de Mel Brooks ou un vieux Laurel et Hardy, puis ils bâfraient la tarte aux cerises et la glace jusqu’à en avoir les lèvres rouge pompier, et, tôt ou tard, ils faisaient l’amour. Parce que, shooté, Joey lui faisait l’amour. Les autres fois, il se contentait de la baiser.
Aussi Beth en vint-elle rapidement à guetter ces vendredis avec impatience. Elle aurait apprécié celui-ci comme les autres, n’était ce qu’elle vit ce soir-là à la télévision.
Une fois le film vidéo terminé, Joey rembobina la bande ; au moment où il appuyait sur la touche rewind, les informations occupèrent l’écran. Un octaèdre s’ouvrait, quelque part en Europe.
Beth reposa sa part de tarte aux cerises, et Joey sa glace à moitié fondue ; tous deux fixèrent l’écran, ahuris, la mâchoire pendante.
— Bon Dieu de merde… murmura Joey, avec un mélange de stupeur et de profond malaise.
Beth, complètement stoned, fut surtout impressionnée par un gros plan fixe de ce que le présentateur appelait un Serveur. Elle se rappela ses cours de biologie en dernière année de lycée, quand elle collait son œil sur le microscope pour étudier, sur de la moisissure de mie de pain, des petits bâtonnets noirs en forme d’épingles nommés « sporangiophores » – un mot qui lui avait échappé le jour de l’examen mais qui lui revenait à présent avec l’étrange lucidité propre à ce genre de trip. C’est à ça que ressemblaient ces Serveurs. Une foule de sporangiophores se déversant sur le paysage. Très bientôt dans votre ville, si elle avait bien compris le commentaire.
Cette fois, ils charriaient. Joey éteignit la télé et lui tourna le dos.
Joey avait fait sienne la philosophie de l’autruche. Il s’intéressait par exemple à l’électronique ; il construisait même des chaînes hi-fi, des radios et d’autres choses encore, ce qui, au début, avait fasciné Beth. Parce que, comme tout le monde, elle avait un moment soupçonné Joey d’avoir un cerveau à peine plus grand qu’un dé à coudre. Il décryptait en fait les circuits imprimés mieux qu’il ne lisait l’anglais. On trouvait toujours des fils et des pièces détachées traînant dans un coin et, souvent, il flottait une odeur de soudure dans la pièce. Jusque-là, rien à redire. Mais Beth s’était rendu compte que l’électronique n’était pas seulement pour Joey une expression de sa créativité ; c’était un mur, un fossé, une forteresse. Il s’en servait pour repousser tout ce qui l’effrayait. Même Beth.
À présent, angoissé par ce qu’il venait de voir aux informations, il commençait à ne plus tenir en place. Comme s’il attendait que Beth décampe pour se jeter sur ses diodes et ses transistors. Merde, pas ce soir, se dit-elle. Elle n’avait pas envie de se retrouver seule.
C’est alors que l’idée du casse germa dans son esprit.
Pour elle, il s’agissait de forcer son attention, rien de plus. Au début, l’attention de Joey, elle s’en moquait comme de l’an 40. Mais plus maintenant. Elle en avait soudain désespérément besoin. Non qu’elle eût des rivales ; Joey ne s’était jamais vraiment intéressé aux femmes, à l’exception peut-être de la prostituée de Tacoma. C’est contre la forêt épaisse qui envahissait la tête de Joey qu’elle se battait. Là où il aimait à se perdre. Là où elle ne pouvait le rejoindre.
Mais l’acte de vandalisme dans le cimetière, le mois dernier, avait eu l’air de lui fouetter le sang. Alors pourquoi ne pas remettre ça ? Quelque chose d’analogue, mais en plus audacieux encore. Pourquoi pas un casse ?
Elle posa la question. Joey demeura songeur.
— Où ? s’enquit-il.
— Chez les Newcomb, improvisa-t-elle. Tu connais ? C’est la maison sur View Ridge avec deux statues de faux marbre sur la pelouse. Bob Newcomb était le patron de mon père, à l’usine. Il est en vacances depuis le 1er août. Quelque part au Mexique. Mon père prétend que tous ceux qui vont au Mexique en août sont des cons.
— Les grandes vacances, dit Joey.
— Si ça se trouve, ils ne reviendront même jamais.
À cause de Contact. Mais elle le garda pour elle.
— Deux statues et un jardin avec un cadran solaire ? dit-il.
— Ouais, c’est bien ça.
— Elle est moche à faire pleurer, cette baraque, Beth.
— Il y a peut-être quelque chose d’intéressant à l’intérieur.
Il haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’on cherche ?
— J’en sais rien, moi !
— On pourra rien revendre. Tu sais comment on revend des trucs volés ?
Elle n’en avait pas la moindre idée.
— On pourrait juste tout foutre en l’air. Ou piquer ce qui nous fait envie. La chaîne, par exemple.
— Ou des appareils photo, dit Joey que l’idée commençait à exciter. Ou même une caméra vidéo ou un truc dans le genre. Sauf que s’ils sont en vacances, ils les ont sûrement emportés.
Soudain, il était accroché. Allumé comme une ampoule.
Il y avait en Joey une violence congénitale qui ne demandait qu’à jaillir, et Beth avait ouvert le robinet. Étrange talent que celui de pousser Joey Commoner au crime. Un talent dont elle ne tirait qu’une gloire incertaine.
La dope, la délinquance…
Dangereux, Beth.
Souhaitait-elle vraiment faire ce casse ? Peut-être cette idée n’avait-elle de sens qu’au regard d’une logique embrumée de marijuana. Une de ces idées en rond de fumée, sans début, sans fin. Ou bien une impulsion aussi bête qu’éphémère.
De toute façon, il était trop tard pour faire machine arrière. Joey enfilait déjà son blouson de cuir.
Il roula vers le nord, le long de la côte mouillée d’une petite pluie fine.
La nuit avait fraîchi. La moto franchissait des chapelets de nappes de brouillard ; Beth avait baissé sa visière. Le crachin bleuissait tout. La lumière des réverbères s’estompait sous cet écran opaque qui gommait la ligne blanche.
La route était déserte. Depuis Contact, les gens ne sortaient pratiquement plus. Ils restaient chez eux, surtout les jours de mauvais temps.
Les organismes qui habitaient leur esprit les rendaient prudents. Plutôt même doux et humbles, de l’avis de Beth. Trop dociles.
Joey n’avait rien de doux, lui. Le rugissement de sa moto, tel un présage d’apocalypse, perturbait le silence de ces collines détrempées. Il roulait comme un fou, défiant toute prudence.
Elle resserra les bras sur sa taille et coinça la selle entre ses cuisses. Visages mouillés, cheveux mouillés, blousons mouillés et glissants sous la pluie.
Il grimpa jusqu’en haut de View Ridge et coupa le moteur.
Beth, toujours shootée, s’absorba soudain dans la contemplation du panorama : les nuages agglutinés au-dessus de l’océan brumeux au pied de la colline, à l’ouest. Le tout baigné dans les ombres grises ou bleu nuit, trouées par le pâle halo des lampadaires grésillants. La brise soulevait un papier épingle sur le poteau téléphonique, une photocopie mouillée annonçant la réunion des humains « normaux » à l’hôpital, le mercredi soir suivant ; réunion présidée par le Dr Matthew Wheeler. Beth l’avait déjà noté sur son agenda. Elle avait plus ou moins l’intention d’y assister, avec Joey, pourquoi pas, pour voir combien ils étaient, à eux tous. Et qui.
Mais c’était un plan diurne pour le monde diurne.
Joey poussa sa moto sur le trottoir luisant de pluie, sans bruit, sans dire un mot. Beth se sentait tour à tour trop voyante ou totalement fondue dans le brouillard, paranoïaque ou excitée comme une puce. Apparemment, personne ne les surveillait. Seules quelques fenêtres éclairaient les façades de ces grandes maisons. Mais on n’avait plus affaire à des maisons normales, désormais, ou au moins à des foyers normaux. Les gens qui y habitaient n’étaient pas normaux. Peut-être, songea Beth, qu’ils peuvent nous voir avec une sorte de troisième œil. Peut-être qu’ils n’ont même pas besoin de regarder.
Joey poussa la Yamaha jusqu’à l’entrée de la maison et la gara dans l’ombre, derrière le garage. Une lumière brûlait chez les Newcomb, aussi, le genre de lumière que les gens laissent allumée quand ils sont absents, et censée effrayer les cambrioleurs – censés, eux, tomber bêtement dans le panneau. Beth suivit Joey dans le jardin. Rien que des ombres et de l’herbe mouillée, ici. Des odeurs de pelouse, de terreau, de pluie.
La paranoïa de Beth montait en flèche. Le problème, quand on est shooté, c’est qu’on a parfois des moments d’intense lucidité, comme une fenêtre qui s’ouvre. Beth abhorrait et redoutait ces excès de clairvoyance. Ce qu’elle découvrait était rarement de nature plaisante.
Ce soir, elle se vit seule. Elle se sentit seule sur cette pelouse noire et seule sur la planète, plus seule qu’elle ne l’avait jamais été.
La solitude, elle connaissait. Elle connaissait depuis son quatorzième anniversaire, quand sa mère l’avait envoyée dans une clinique de Portland pour désamorcer une bombe à retardement déposée dans ses ovaires par Martin Blair, son petit copain du moment, quinze ans, absous par le statut social de sa famille, citadelle de l’immobilier régional, Blair Realty Blairs, Martin qui avait pavoisé auprès de ses copains : il avait mis une fille enceinte… Seule sur la table pour l’intervention, et seule quand elle était revenue à l’école, la plus jeune traînée de Buchanan – merci, Martin. Seule à sa table, dans la cafétéria. Seule mais cible des regards, des rires étouffés dans les couloirs, des propositions malhabiles des ados acnéiques poussés par leurs pulsions testiculaires. Seule et en proie à une honte si intense qu’après un temps elle avait perdu l’habitude de rougir.
Mais la solitude d’alors n’était pas la même que celle d’aujourd’hui.
Toutes ces maisons, songeait-elle… Elles n’abritaient pas de familles, pas d’individus ; elles abritaient quelque chose d’autre, quelque chose qui n’avait plus d’humain que l’apparence.
Joey brisa la vitre de la porte de derrière et passa la main pour atteindre le verrou. Beth rentra la tête dans les épaules ; le bruit lui fit l’effet d’un coup de cymbales retentissant.
Brusquement, ce casse ne l’amusait plus. Plus du tout.
Peut-être qu’elle avait envie d’une vie normale, de choses normales, après tout… elle ne s’était jamais autorisée à l’imaginer. Ne serait-ce que l’imaginer. Mais ce serait de toute façon préférable à cambrioler une maison vide par une nuit pluvieuse. Préférable à rouler à moto avec Joey Commoner sur une route sombre. Préférable à l’avenir effroyable qu’elle pouvait envisager à présent que ces monstres avaient envahi le monde.
Il traînait des odeurs de bombe désodorisante et de vieille cuisine. Beth se sentit rejetée, criminelle.
Joey, lui, semblait au contraire complètement émoustillé par la situation. Ses yeux brillaient ; il se déplaçait à petits pas souples. C’était la chambre du rez-de-chaussée que les Newcomb avaient laissée allumée ; la lumière projetait des ombres allongées dans le couloir. Joey s’y dirigea en premier ; il ouvrit les tiroirs de la commode et renversa leur contenu par terre, ramassant au passage une poignée de billets de vingt dollars, sans doute l’argent de poche de Mme Newcomb, et un porte-clés Volvo. Beth était muette, paralysée par sa présence coupable dans une chambre qui n’était pas la sienne. Ses yeux enregistraient des détails qu’elle essayait aussitôt d’oublier : le dessin japonais du dessus-de-lit, frêles oiseaux en traits de plume ; les brûlures de cigarettes sur la commode de chêne. Enfin, pire que tout, les chemises de nuit de Mme Newcomb et les caleçons de son mari entassés par terre et baignant dans le parfum capiteux que Joey venait de déverser sur eux. C’est en cela que consistait le vrai crime, songea Beth : voir.
— C’est trop con, dit-elle. Ça ne me plaît pas.
— C’est toi qui as eu l’idée.
— Je sais, mais…
Peine perdue. De toute façon, il n’écoutait pas. Il était déjà parti, dissous dans la lumière diffuse du couloir, et Beth fut contrainte de courir derrière lui pour ne pas se retrouver seule, avec sa conscience pour unique compagnie.
Le pire était encore à venir.
Elle perdit toute notion de temps tandis que Joey fourrageait dans la maison. Il naviguait avec aisance dans l’obscurité, comme guidé par un instinct purement animal. Il prenait possession de la maison plus qu’il ne la cambriolait, songea Beth. Il la violait. Partout il laissait son empreinte : tables renversées, portes ouvertes, placards éventrés. Elle le suivait, hébétée, incapable de réagir, priant pour qu’il en finisse, pour qu’ils s’en aillent enfin.
Dans le placard d’un couloir, Joey décrocha le gros lot, une caméra – depuis quand s’intéressait-il à la vidéo ? – pas plus grande qu’une boîte à savon. Assez petite pour être glissée dans son blouson. Prends-la, songea-t-elle. Et puis tirons-nous d’ici !
Elle se détourna. Et vit la lueur rouge projeter l’ombre des larmes de pluie contre le mur… une lueur clignotante Lugubre et menaçante.
La terreur la paralysa avant même qu’elle n’ait pu mettre un nom dessus. Elle tira Joey par le bras, si brutalement qu’il trébucha.
— Joey ! La police… une voiture de police…
La prenant par le poignet, il l’écarta de la fenêtre. Tout allait trop vite, maintenant. Plus le temps de réfléchir. Elle suivit Joey qui l’entraîna vers la porte de derrière, dans le jardin trempé. Il longea le mur jusqu’au coin du garage. Elle gardait une main accrochée à son blouson.
On va être arrêtés, songea-t-elle. Jugés. Envoyés en prison.
Ou bien…
Ou bien quelque chose de pire.
Quelque chose de nouveau.
Par pitié, que ce soit la prison, se dit-elle. Pas un sévice inhumain, comme des petites bêtes dans le cerveau, une sorte de châtiment extraterrestre.
Elle se sentait sur le point de fondre en larmes. Mais Joey la tira brusquement par la main. Plus le temps de pleurer non plus.
Il enfourcha sa moto et démarra tandis que Beth sautait derrière lui.
De là, dissimulée dans l’ombre du garage, Beth put clairement voir la voiture. Une voiture noir et blanc de la police de Buchanan. Garée au coin de la rue, elle ne bloquait pas l’accès de la maison. Il n’y avait aucun bruit. Rien que ce gyrophare clignotant qui éclairait la rue par intermittence. Lumière rouge sous les gouttières dégoulinantes, lumière rouge grimpant le long des troncs et disparaissant dans le feuillage. Personne n’était sorti pour assister au spectacle – pas de voisins sur le pas de leur porte ou à leur fenêtre. Peut-être savent-ils déjà ce qui se passe, songea Beth. Peut-être n’ont-ils pas besoin de regarder pour être au courant.
La Yamaha vrombit ; Beth se cramponna désespérément à Joey et à la selle tandis qu’ils fonçaient dans l’allée. Beth pouvait maintenant voir l’homme assis dans la voiture, du moins l’ombre de son visage alors qu’il se tournait pour les suivre des yeux. La voiture était silencieuse, moteur coupé. Beth s’attendit à entendre hurler la sirène, rugir le moteur, crisser les pneus ; s’attendit à ce qu’ils soient pris en chasse, une poursuite dangereuse dans ces rues raides et glissantes.
Mais la voiture resta sur place, silencieuse. Joey déboucha sur la rue, prêt à se pencher pour amorcer le virage ; mais il s’arrêta net, un pied sur le macadam, le moteur au ralenti. Mais qu’est-ce qu’il fout ? Vas-y !
Alors elle saisit l’échange entre Joey et le flic.
Devant l’expression austère mais placide du flic derrière sa vitre, Beth comprit qu’il ne se passerait rien de plus que ça. Pas de poursuite, pas de procès, pas de prison.
Rien que ce regard ténébreux… cette observation.
On vous connaît. On sait ce que vous étiez en train de faire.
Beth en fut glacée jusqu’aux os.
Arrêtez-nous ! Elle darda son regard sur le flic, le suppliant de l’entendre. Sortez vos flingues ! Menacez-nous !
Mais, hormis le ralenti de la Yamaha, le silence demeura total.
Puis Joey mit les gaz et la moto s’enfonça dans la nuit, par les rues mouillées de la colline.
Crime et châtiment dans le nouveau monde.
Matt trouva Tom Kindle qui l’attendait patiemment dans la salle de conférences déserte de l’hôpital. Il s’était installé près de la fenêtre, maigre et résigné dans son fauteuil roulant.
— Vous êtes en avance, dit-il.
— Vous aussi, répondit Matt.
— L’infirmière m’a poussé jusqu’ici avant de finir son service. Il n’y a presque plus de personnel, dans cet hôpital. Vous avez remarqué, Matthew ? Une vraie ville fantôme à cette heure-ci. Ça fait froid dans le dos. On se demande ce qu’ils font de leur temps, tous ces gens. Ils doivent regarder des rediffusions de Dallas en s’empiffrant de pop-corn, j’imagine.
Matt n’était pas d’humeur à plaisanter. Il sortit un bloc de son attaché-case et le posa sur la table, ouvert à la page où étaient énumérés tous les scénarios-catastrophe (une liste non exhaustive, peu s’en fallait) qu’il avait imaginés depuis un mois. Il regarda la pendule murale : 19 h 30. La réunion était prévue pour 20 heures.
Kindle suivit son regard.
— Il est presque l’heure… en supposant que quelqu’un vienne.
— Il y a nous, c’est déjà ça.
— Mmmh… Vous savez, j’ai demandé à l’infirmière, miss Jefferson, combien de gens… enfin, combien avaient pris la même décision qu’elle. Elle m’a répondu : « Presque tout le monde. » Alors, j’ai dit : « Dans ce cas, disons plutôt : qui a répondu autrement ? » Et elle a dit : « À peu près un sur dix mille. »
— Ah oui ? Et comment miss Jefferson pourrait-elle le savoir ?
— Oh, bon sang, Matthew, vous savez comme moi qu’ils sont mieux renseignés les uns que les autres ! À mon avis, ils sont tous branchés sur la même banque de données. Ou c’est leur sixième sens qui s’est développé, je ne sais pas ; je ne suis qu’un humain, moi. Hier soir, j’ai posé la même question au gars qui lavait le couloir. Combien de personnes ont refusé cette merveilleuse proposition de vie éternelle ? Il s’est appuyé sur son balai et m’a dit : « Oh, à peu près un sur dix mille. »
— Tom, l’homme de service affecté à votre étage s’appelle Eddy Lovejoy. Il est muet et pratiquement sourd.
— Tiens ?… Eh bien il ne l’est plus.
Ils échangèrent un long regard.
— Matthew, vous attendez quoi de cette réunion, au juste ? demanda Kindle. Un sur dix mille… On devrait se retrouver à cinq si toutes les personnes concernées se présentent. Peut-être six ou sept si l’annonce a atteint Coos Bay ou Pistol River. Une malheureuse poignée, autrement dit. Alors, c’est quoi, le but ?
— Le but, répondit Matt, c’est de sauver Buchanan.
Kindle se tortilla en grimaçant sur son fauteuil.
— Le monde a été piraté, Matthew. Ce putain de monde tout entier. Vous vous proposez de faire comment pour sauver ce bled paumé ?
— Je ne sais pas encore, dit Matt. Mais je suis déterminé à le faire.
L’estimation de Kindle avait été pessimiste, mais malgré tout proche de la réalité. À 20 h 15, huit personnes étaient arrivées. Six de Buchanan, deux de fermes environnantes.
Un sur dix mille ? Était-ce vraiment possible ?
En attendant, si l’estimation était correcte, ce résultat couronnait les efforts de Matt : annonces dans l’Observer, envois de circulaires, et même court message sur la station de radio locale, une initiative qui ne s’était pas réalisée sans un certain malaise dans la mesure où personne n’avait de terme courtois à proposer pour différencier les humains de l’audience des récents immortels.
— Enfin, docteur Wheeler, nous sommes tous humains, avait insisté le directeur de la station.
Après tout, pourquoi pas ? En attendant, personne ne se risquait à évoquer Contact aux informations locales ; le phénomène était encore trop nouveau, trop lourd d’implications – à moins qu’ils ne le considèrent d’une manière globale. Sixième sens, comme l’avait dit Kindle. Perception extra-sensorielle.
Le journaliste de la station opta pour de laborieuses circonlocutions. « Les personnes demeurées sceptiques devant l’expérience que tant de nous ont partagée le dernier vendredi du mois d’août sont conviées à une réunion qui se tiendra dans la salle 106 de l’hôpital régional de Buchanan, le 28 septembre à 20 heures. Pour tout renseignement, prenez contact avec le Dr Matthew Wheeler. » Suivaient les numéros de téléphone de son bureau et de son domicile, auxquels succédèrent dix secondes de silence et un bulletin météorologique.
Matt se félicitait de cette annonce, mais l’expérience semblait augurer d’innombrables négociations et malentendus – exactement ce qu’il espérait anticiper et même prévenir.
Pour le bien de Buchanan.
Pour son bien à lui, sans doute, et celui de Tom Kindle. Pour le bien de ces huit âmes vaguement méfiantes attendant qu’il prenne la parole.
Il s’éclaircit la voix et se présenta. Il ne se sentait pas du tout dans son élément, perché sur son estrade. Sa vie avait été jalonnée de réunions – combien de remises de diplômes, de briefings du conseil d’administration, de réunions du personnel ? Beaucoup trop. Il n’avait jamais pu s’y faire. Pour lui, elles n’étaient que l’occasion de boire du café et de fuir l’angoisse du vrai travail. Pourtant, il était là, sur son podium. Il avait même apporté la grosse machine à café de la cafétéria, dont Tom Kindle était en train de se servir. Kindle qui lui jeta un coup d’œil vaguement amusé – À toi de jouer, don Quichotte.
Il commença par les remercier tous d’être venus.
— Nous sommes ici pour parler de l’avenir, dit-il. Je pense que nous avons certains intérêts communs et que nous serons amenés à affronter les mêmes problèmes. Peut-être qu’en nous serrant les coudes dès maintenant il nous sera plus facile d’envisager des solutions. Mais étant donné notre nombre restreint, je pense qu’il serait approprié que nous nous présentions. Commençons par le premier rang, si vous le voulez bien.
Matt nota chaque nom sur son bloc au fil des présentations.
Miriam Flett. Premier rang à gauche. Pas loin de la soixantaine. Pas d’infirmité, mais maigre comme un clou. Elle portait une épingle de cravate argentée en forme de croix et annonça son nom sur un ton belliqueux. Elle se rassit immédiatement, lèvres pincées, et croisa les bras sur sa poitrine.
Bob Ganish. À deux chaises de Miriam. Vendeur chez le concessionnaire Ford. Un homme rondouillard, la cinquantaine, en tenue de golf.
— Je suis d’accord avec vous pour reconnaître que nous nous trouvons devant une foule de problèmes, docteur Wheeler. Comment y remédier, c’est une autre paire de manches, mais il est tout de même agréable de savoir qu’on n’est pas seul à s’en soucier.
Ganish se rassit.
Beth Porter et Joey Commoner.
Inutile de relever ces noms. Beth avait fait un effort vestimentaire, ce soir – une chemise aux manches longues dissimulait son tatouage. Mais Joey, que Matt suivait aussi médicalement depuis plus de quinze ans et qui avalait ses antibiotiques du jour où Beth l’avait traîné de force à son cabinet, Joey était assis sur sa chaise, l’air maussade, les bras croisés sur son T-shirt noir.
Ensuite, à droite de Beth :
Chuck Makepeace, un membre du conseil municipal. Ce qui pourrait toujours être utile, songea Matt. Trente-cinq ans, costume trois-pièces, front dégarni, petites lunettes cerclées d’argent.
— Si nous renouvelons cette expérience, docteur Wheeler, nous devrions élire un président et établir un règlement… mais je vais peut-être trop vite en besogne.
— Excellente suggestion, monsieur Makepeace, répondit Matt. Mais apprenons déjà à nous connaître.
Tim Belanger. L’âge de Joey, à peu de chose près. Blond, poupin et très désireux de coopérer.
— Je travaille à la mairie, moi aussi. Je suis archiviste. Ou du moins je l’étais. Depuis la fameuse nuit, plus personne ne vient travailler.
Abigail Cushman, qui était venue de Surrey Heights où son mari et elle avaient une ferme.
— J’ai mis une heure avec le vieux camion. Avant, Buddy ne voulait pas que je le prenne, mais aujourd’hui il m’a donné les clés sans broncher. Passez-moi l’expression, mais il se fout royalement de ce que je fais, maintenant.
Elle portait un pull sur une robe bon marché et des verres épais aux montures masculines scotchées sur le côté. Elle devait avoir quelque chose comme la cinquantaine, selon Matt.
— Buddy s’occupe des gosses. Nos petits-enfants. Notre fille et son mari sont morts l’année dernière, alors on a pris les deux garçons. Ils sont à la maison. Ils n’ont pas voulu venir. Je suis la seule qui… enfin, ils ne sont pas…
Les mots la fuyaient. Elle s’arrêta et regarda autour d’elle comme si elle avait brusquement oublié le motif de sa présence en ce lieu. Bob Ganish toussota derrière sa main.
— Enfin bref, conclut-elle, appelez-moi Abby.
Abby s’assit.
Paul Jacopetti. Grand, des épaules de déménageur, bronzé, soixante-cinq ans, directeur à la retraite d’une compagnie d’outillage à Corvallis, propriétaire d’une ferme restaurée non loin de Lake Roads.
— Je reste sceptique sur l’utilité de notre présence ici, dit-il. On peut discuter autant qu’on veut, mais j’ai l’impression que les dés sont jetés depuis déjà un bout de temps.
Tom Kindle, après s’être présenté depuis son fauteuil roulant, se tourna vers l’estrade.
— M. Jacopetti n’a pas tort, Matthew. C’est bien gentil, cette réunion, mais c’est quoi, votre but ? Thérapie ou stratégie ?
— Stratégie, répondit Matt. Encore qu’une petite thérapie serait sans doute la bienvenue.
Il remarqua quelques sourires nerveux dans l’assistance.
— Le problème majeur qui nous attend, dit-il en tournant une page de son bloc, sera de maintenir une économie nationale dans la mesure où les gens semblent de moins en moins enclins à travailler. Jusqu’à présent, a priori, tout va bien. Les magasins d’alimentation sont ouverts, les camions assurent les approvisionnements, l’eau courante continue de couler au robinet et l’électricité fonctionne. Parfait. Mais vous avez tous remarqué les changements. M. Belanger nous a signalé que le personnel de la mairie ne venait plus au bureau. Je suppose que personne ne se préoccupe de savoir si les impôts sont bien payés.
De nouveau, quelques sourires. Très peu. Certains, comme Mme Cushman, n’avaient de toute évidence pas poussé la réflexion aussi loin.
— Mais il est certains services dont on ne peut se passer, et si ces gens cessent de travailler, nous pourrions nous retrouver à court terme dans une très fâcheuse situation. L’hôpital, par exemple. Je reconnais qu’on n’a pas beaucoup fait appel à nous dernièrement, mais il n’empêche que je ne peux assurer seul un service d’urgence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je ne suis pas le seul médecin disponible, mais nous sommes chaque jour moins nombreux. L’Administration m’assure que l’hôpital ne fermera pas complètement… du moins pas encore. C’est ce « pas encore » qui m’inquiète. Je l’entends trop souvent. Les gens se montrent évasifs quant à l’avenir ; peut-être l’avez-vous remarqué, vous aussi. J’ai l’impression qu’ils ne savent pas plus que nous ce qui va se passer. Mais ils semblent attendre quelque chose. Comme un changement radical. Un bouleversement.
— Il n’y a pas besoin d’être extralucide pour s’en rendre compte, intervint Jacopetti. Il y a le feu dans la baraque, si vous voulez mon avis.
— Pas forcément, répondit Abby Cushman. Ça pourrait être le feu, mais ça pourrait être aussi une inondation ou un tremblement de terre. On ne connaît pas la nature du problème… n’est-ce pas ce que vous vouliez dire, docteur Wheeler ?
— Exactement. Le mieux que nous puissions faire est d’envisager certains plans d’action. Il va sans dire que nous souhaiterons maintenir autant que faire se peut une certaine qualité de vie à Buchanan, et je pense que nous devrons nous préparer à une éventuelle cessation d’activité de la compagnie de téléphone ou à une interruption de l’approvisionnement alimentaire, entre autres.
Makepeace, le conseiller municipal, parut sceptique.
— Et en quoi cela relève-t-il de notre responsabilité ? Ça n’a pas de sens. Si les… les « autres » ne peuvent assurer les services de base, n’en souffriront-ils pas avec nous ?
Tom Kindle leva la main.
— Faites appel à votre imagination, monsieur… Makepeace, c’est ça ? Ce n’est pas comme si ces gens s’étaient tous brusquement convertis à une nouvelle religion – encore que c’est peut-être le cas aussi. Ils sont physiquement différents. Ils ont des trucs qui vivent en eux. Allez comprendre ce que ça veut dire. D’ici à l’été prochain, ils seront peut-être tous transformés en pierre, ou bien ils se nourriront d’air et de soleil, ou ils émigreront au Canada, qui sait ?
— Et puis n’oublions pas ces choses, dit Miriam Flett.
Sa voix, songea Matt, était aussi grinçante qu’une fausse note de violon, et forçait la même attention.
— Oui, ces choses qu’on a vues à la télévision. Les Serveurs, comme ils disent, même s’ils ressemblent à des robots morts, pour moi… L’un d’eux va sans doute venir à Buchanan.
— Mon Dieu, ne m’en parlez pas, dit Abby Cushman. J’en ai la chair de poule rien que d’y penser. J’ai eu un coup de fil de mon cousin, à New York. Il en a vu un sur la I-90, qui se dirigeait vers Utica à environ soixante à l’heure. Il glissait à trente centimètres au-dessus de la route, on aurait dit un as de pique de deux mètres cinquante, d’après lui, et les voitures s’écartaient comme la mer Rouge autour de lui.
— Tom a raison, dit Matt, s’efforçant de remettre la conversation sur ses rails. Tout peut arriver, et je crois indispensable que nous établissions une sorte de plan d’urgence. Voici les domaines qui me préoccupent en priorité.
La salle était équipée d’un tableau vert. Matt y inscrivit quatre catégories :
Alimentation
Soins médicaux
Eaux & services publics
Communications
Tout le monde fixa un bon moment le tableau. Abby Cushman fut la première à rompre le silence :
— Vierge Marie, docteur Wheeler, nous devrions nous occuper de tout ça ?
Jacopetti eut un rire méprisant.
— C’est grotesque. Nous sommes dix, dans cette pièce, Wheeler. Dont deux, je dirai, de plus de soixante ans. Et trois adolescents – ou tout juste sortis de l’adolescence. Aucun d’entre nous ne semble très qualifié, encore que nous ayons un médecin parmi nous. Si toutes ces choses inscrites sur le tableau flanchent, autant jeter l’éponge. On ne pourrait pas aller en camion se ravitailler à Portland – à supposer qu’il y ait de quoi manger là-bas, ce qui serait peu probable –, ni faire fonctionner l’électricité ou pomper l’eau du réservoir.
Kindle parut stimulé par la discussion.
— Notre nombre pourrait jouer en notre faveur, pourtant. Dix personnes ne peuvent pas faire marcher une ville, bien sûr, mais elles peuvent plus facilement survivre – s’il s’agit d’une question de survie. S’il n’y a plus d’électricité, on peut mettre des générateurs en route, du moins tant qu’on a de l’essence, ce qui devrait nous mener assez loin si on a accès à toutes les stations d’essence entre ici et Portland. La même chose pour l’eau. On n’a pas besoin de tous les robinets de la ville. Un ou deux suffisent…
— Vous ne serez peut-être même plus dix, dit Bob Ganish. J’ai de la famille à Seattle. Je suppose qu’ils doivent être… différents, aussi. Mais je vais peut-être quand même aller les voir. Dans le genre de situation d’urgence que vous évoquez, pourquoi rester là ?
— Mais pourquoi partir ?
Un pli sévère barrait le front de Tim Belanger, le conseiller municipal.
— La situation serait la même n’importe où, j’imagine.
— On peut le supposer, répondit Matt. Mais il y a autre chose. Nous sommes peut-être les seuls êtres humains à Buchanan, mais il ne faut pas oublier tout le Nord-Ouest. Si nous sommes bien en place, nous pourrions accueillir des réfugiés de Portland, d’Astoria, ou même de plus loin. Une petite ville est plus facile à faire tourner. Buchanan pourrait devenir une sorte de refuge.
— On n’a pas de chambres pour eux, objecta Jacopetti.
— Pas si la population d’origine est toujours là. Mais elle peut très bien être partie. C’est une éventualité, en tout cas.
— Et les communications ? dit Kindle. Si on transforme Buchanan en camp de réfugiés, il faut que les gens soient au courant.
— Sans téléphone, sans courrier, sans journaux… dit Makepeace, c’est difficile à imaginer. Il y a bien la station de radio, mais je ne pense pas qu’on puisse la faire fonctionner nous-mêmes.
— Les radioamateurs ! s’exclama Kindle. Tous les radioamateurs qui ne sont pas vendus à l’ennemi doivent se frotter les mains. Ils adorent ce genre de situation merdique. Seulement, là, ils n’ont personne pour échanger.
— On devrait s’intéresser à cette possibilité sans perdre de temps, approuva Matt. Y aurait-il un radioamateur parmi nous ?
Pas de réponse.
— O.K. Je sais que nous n’avons pas encore élu de président, mais quelqu’un verrait-il une objection à ce que Tom Kindle s’occupe de notre service radio ?
Personne ne pipa.
— Tom, vous devriez être sur pied d’ici à la fin du mois. Il serait bien que vous vous informiez du prix d’une bonne radio. Il y a un magasin d’électronique sur la marina, si j’ai bonne mémoire. En attendant, je peux vous trouver des livres sur ce sujet.
— D’accord… mais je n’ai pas de permis, Matt.
— Parce que vous pensez que les autorités compétentes s’intéressent encore à ça ?
Le visage de Kindle se fendit d’un sourire.
— Y a des chances que non.
Miriam Flett leva la main.
— Docteur Wheeler… devrons-nous payer, en plus, pour cette histoire de radio ?
— Nous devrions envisager de constituer un fonds. Mais je suis prêt à prendre les frais de la radio à mon compte dans un premier temps.
Makepeace et Ganish offrirent tous deux de participer. Matt promit de leur faire signe au moment venu ; rien ne serait entrepris financièrement avant la semaine suivante.
— Il y a une cinquième catégorie, dit Jacopetti. Vous en avez oublié une dans votre liste.
Matt jeta un œil sur le tableau.
— Laquelle, monsieur Jacopetti ?
— Notre défense.
La température de la salle parut tomber de plusieurs degrés. Joey Commoner eut un rire bref et moqueur.
— Nous comprenons, monsieur Jacopetti, dit Kindle, mais comme vous l’avez vous-même fait remarquer, nous sommes légèrement en sous-nombre. Si c’est un Fort Alamo que vous envisagez, je ne vois même pas l’intérêt de cette réunion.
Jacopetti croisa les mains sur son ventre.
— Tout à fait d’accord. À mon avis, c’est ce qui nous pend au nez. Nous n’avons pas de place dans leur monde. Dès qu’ils en auront assez, ils se débarrasseront de nous.
— Pas mes enfants, se révolta faiblement Abby Cushman. Ils ne me feraient pas ça… pas mes petits-enfants.
Jacopetti la considéra sans le moindre émoi.
— À votre place, je ne m’y fierais pas. Il faut qu’on se prépare – n’est-ce pas pour cette raison que nous sommes réunis, docteur Wheeler ?
— Je ne crois pas que le danger soit aussi évident que vous le dites, monsieur Jacopetti. Personne ne nous a encore menacés.
— Et personne ne le fera.
Une nouvelle voix. Les têtes se tournèrent vers la porte. Une fragile présence sur le seuil. Celle de Cindy Rhee.
Malgré lui, Matt pensa que la fillette aurait dû « normalement » être morte, à ce jour.
Il eut l’image fugace d’Ellen Rhee essuyant un filet de bave sur le menton de sa fille dont le regard flottait, imprécis, vitreux.
C’était avant l’intervention des néocytes et de leur cure miracle. À présent, Cindy Rhee marchait – d’une démarche un peu rigide, il est vrai – et parlait, bien que ses paroles eussent une résonance curieusement solennelle et apprêtée.
— C’est l’une d’entre eux, déclara Miriam Flett. Elle n’a rien à faire ici.
La fillette se tourna vers Miriam avant que Matt ait pu concocter une réponse.
— Je m’en irai si vous le souhaitez, miss Flett. Je suis venue parler au nom des nôtres.
Elle porta son attention sur Matt.
— Docteur Wheeler, ce que vous faites ici est sans doute sensé. Mais M. Jacopetti a tort. Nous ne sommes pas une menace, pour vous.
— Cindy, répondit Matt, t’exprimes-tu au nom de tous ? De tous les Contactés ?
Elle ne bougeait pas, frêle silhouette sur le seuil.
— Oui.
— Comment est-ce possible ?
Elle haussa les épaules pour toute réponse.
— Cindy, si tu sais ce qui va se passer – le mois prochain, l’année prochaine – j’aimerais que tu nous en fasses part.
— Je ne peux pas. Aucune décision n’a encore été prise, docteur Wheeler.
Paul Jacopetti avait viré au rouge brique ; Matt diagnostiqua machinalement une poussée d’hypertension.
— Qui est cette gamine ? Et comment se fait-il qu’elle connaisse mon nom ? Qu’est-ce que tu fais là, à écouter aux portes ? demanda-t-il directement à Cindy.
— C’est une de mes patientes, intervint Matt. Elle…
— Ils savent tout, le coupa Miriam. Vous n’avez pas encore compris ? Personne n’a de secret pour eux.
Jacopetti se leva.
— J’exige qu’elle soit renvoyée d’ici. C’est une espionne, ça va de soi.
— Je m’en vais, dit Cindy.
— Non, dit Matt. Attends.
N’ayant pas de marteau pour clore la séance, il referma son bloc.
— J’étais sur le point de proposer une pause-café. Cindy, s’il te plaît, reste jusqu’à ce que nous reprenions nos débats. D’ici à vingt minutes.
Il fit asseoir Cindy sur une des chaises de la salle et en tira une pour lui, face à elle. Il voulait profiter de cette occasion pour examiner la fillette, encore qu’il n’aurait su dire ce qui le poussait à le faire – la compassion, la curiosité, la peur… Sortant un stylo-lampe de sa poche, il l’alluma devant les yeux de Cindy.
Les autres s’étaient regroupés autour de la machine à café et discutaient à voix basse en leur jetant d’occasionnels coups d’œil. Matt espéra ne pas avoir perdu sa crédibilité à leurs yeux en s’entretenant avec Cindy.
Tom Kindle, pensif, était resté dans son fauteuil, à l’écart.
Si les pupilles de Cindy semblaient avoir encore un peu de mal à se rétracter normalement, ses yeux suivaient en revanche sans difficulté les mouvements du stylo que Matt déplaçait vers la gauche, vers la droite, en haut, en bas.
Il posa un doigt sur son front ; la peau était fraîche.
— Je vous remercie de votre attention, docteur Wheeler. Je vais bien.
— J’en suis heureux, Cindy. Ça me fait plaisir de te voir marcher.
— Mais vous trouvez cela bizarre.
— Je m’en réjouis. Mais oui, c’est vrai, je trouve ça un peu bizarre.
C’était peu dire. Matt se demandait à quel genre de miracle il avait affaire. Qu’y avait-il dans la boîte crânienne de Cindy, à présent ? Un tissu cérébral normal, régénéré ? Ou bien autre chose ? Quelque chose alimenté par un sang épais et sombre comme de la mélasse ?
Elle parut saisir cette pensée.
— Ils ont travaillé sur moi avant Contact, docteur Wheeler, parce que j’étais très malade. Alors j’ai un peu d’avance sur la plupart des gens.
— Est-ce pour cette raison que tu es venue ici ?
— En partie. Et en partie parce que même M. Jacopetti ne peut pas être trop effrayé par une petite fille de douze ans.
Elle réprima un sourire. Un vrai sourire. Matt se souvenait l’avoir vue sourire ainsi l’année précédente, avant que le neuroblastome n’ait effacé toute gaieté de son visage.
— Nous ne présentons aucun danger pour vous. Il est important de comprendre ça. Vous avez raison, pour l’avenir ; ce sera peut-être difficile. Mais le danger ne viendra pas de nous.
Elle était encore horriblement maigre.
— Tu veux nous aider, dit Matt. Je te suis reconnaissant. Mais il serait préférable que tu ne restes pas.
— Je sais. Merci pour l’examen.
Elle se leva mais, sur le point de partir, son visage devint soucieux. Elle tira sur la manche de Matt.
— Docteur Wheeler ?
— Oui ?
— Pour votre fille…
Il se figea.
— Rachel ? Eh bien ?
— Vous devriez lui parler. Vous n’avez pas vraiment parlé ensemble depuis Contact. Vous lui manquez.
— Comment sais-tu ça ?
C’était devenu LA question. Celle à laquelle on n’obtenait jamais de réponse. Cindy se contenta de hausser les épaules.
— Parlez avec Rachel, docteur Wheeler.
À la suite de cette interruption, la réunion se traîna quelque peu. Chuck Makepeace suggéra que le groupe devrait acheter des ouvrages traitant d’organisation et de stratégie, et élire un président dès leur prochaine rencontre. Matt approuva. Tim Belanger se proposa pour prendre des notes et faire office de secrétaire. Abby Cushman déclara qu’il leur faudrait un nom.
— On ne peut pas former un comité sans le nommer.
Quelqu’un avait-il une idée ? Quant à elle, elle proposait le « comité des derniers vrais êtres humains ».
— Trop provocant, objecta Makepeace. Ce n’est pas notre propos.
Jacopetti leva la main.
— Comité des causes perdues.
Matt, de son côté, suggéra qu’on pourrait provisoirement lui donner le nom de « comité d’urgence ». Tout le monde acquiesça ; Abby paraissait cependant déçue.
Il était 22 heures passées et tous avaient hâte de partir. Matt leur demanda encore d’inscrire leur nom, adresse et numéro de téléphone sur un papier, qu’il photocopierait le lendemain et distribuerait à chacun avec la date de la prochaine réunion. La séance fut levée. Beth et Joey Commoner furent les premiers dehors. Miriam Flett la dernière. Matt, par la fenêtre, regarda les voitures quitter le parking.
Tom Kindle roula son fauteuil jusqu’à la porte.
— Vous pourriez me pousser jusqu’à l’ascenseur ? Quelle saleté, ce fauteuil…
— Vous n’en aurez bientôt plus besoin.
Matt le poussa dans le couloir obscur. Le vert pâle des murs était censé avoir un effet apaisant, mais à la lueur des quelques néons du plafond, le couloir devenait franchement sinistre. Kindle ne serait pas seul dans ce bâtiment ténébreux – une maigre fraction du personnel s’acquittait encore de la surveillance de nuit – mais, sur un autre plan, il serait très isolé. Matt le plaignait sincèrement.
— Alors, dit Kindle, vous allez suivre le conseil de la petite ?
— Vous avez entendu ?
— Vaguement. C’est pas mes oignons, c’est sûr. Je ne savais même pas que vous aviez une fille.
— J’avais une fille, oui.
Matt pressa le bouton de l’ascenseur et s’efforça de réprimer l’amertume de sa voix.
— Je ne suis pas certain d’en avoir encore une.
John Tyler s’interrogeait : les armées étaient rentrées chez elles, les usines avaient fermé leurs portes et toutes les séances du Congrès avaient été définitivement levées. Et lui, dans tout cela ? Où se situait-il ?
Sur la touche. Abandonné. Mais pas exclu pour autant.
Tyler vivait dans une maison géorgienne d’un étage à Arlington, en Virginie. Il avait équipé la chambre d’ami d’un étonnant arsenal d’appareils de remise en forme où, après sa stérile discussion avec le Président, il consacra de longues heures à travailler sa musculature.
Tyler n’était qu’à un mois de son cinquante-deuxième anniversaire, et, bien que dans une condition physique tout à fait honorable, il voulait plus. Il voulait être en forme pour combattre. À son âge, le défi était de taille. Mais pas insurmontable. Le prix à payer, toutefois, était lourd. La douleur. D’abord la douleur physique, évidente, due aux efforts qu’il fournissait ; celle qu’il poussait jusqu’à la limite du supportable. Et puis la douleur sournoise qui s’insinuait pendant la nuit – les tendons enflammés, le dos meurtri, les courbatures humiliantes qui l’envoyaient à la pharmacie en quête de Tylenol ou autre analgésique qui lui permettrait de dormir, qui lui permettrait de soulager son ventre paresseux.
Mais vint un jour où il put enfin se regarder dans la glace en pied de la chambre sans rougir. Torse ferme, ventre plat sous la ceinture du caleçon, jambes robustes. Brosse grise et courte sur la tête, duvet gris sur le torse et les membres. Tyler eut le sentiment d’avoir accompli quelque chose de bien, de très bien. Un reflet de lui-même dont il pouvait s’enorgueillir. Les apparences avaient toujours tenu une place de choix dans la vie de Tyler.
Mais plus important que tout, il se sentait prêt pour reprendre le service.
Un service bien particulier…
Au matin du second lundi d’octobre, il sortit sa vieille veste militaire de la naphtaline, lui trouva fort belle allure avec une chemise blanche immaculée et un pantalon noir, et sauta dans sa voiture en direction de la base militaire navale de Quantico.
La Virginie se prélassait sous le soleil caressant d’un automne suave. Ciel bleu et embrasement des forêts. Tyler avait la route pratiquement pour lui seul ; presque plus personne ne circulait, maintenant.
Il avait beaucoup réfléchi à la crise qu’affrontait le pays, et une fois de plus la bande magnétique de son raisonnement se déroula dans son esprit. Le problème, se répéta-t-il, résidait dans la dissolution des armées. Car comment pouvait-on combattre l’ennemi sans armée ?
La guérilla constituait la réponse logique et évidente face à une force d’occupation de puissance supérieure. Il n’en fallait pas moins une infanterie, une milice, un support politique. « Le révolutionnaire évolue parmi le peuple comme le poisson dans la mer. » Mao Tsé-toung. Mais le « peuple » avait été docilement inféodé. Le poisson avait le ventre en l’air. Tyler avait vu des reportages sur les armées d’Afrique, d’Amérique centrale, d’Asie, d’Europe et même sur les armées israélienne et américaine, armées de fortune ou d’élite… toutes, sans exception, rendaient les armes, abandonnaient tanks, tranchées et uniformes comme les accessoires d’une panoplie d’enfant désormais trop grand pour jouer. Une vague de démobilisation qui s’était répandue de l’Éthiopie au Liban, du Turkestan à l’Amérique latine.
Mais cette défaite, dans l’esprit de Tyler, pouvait jouer en sa faveur. Les armes qui rouillaient dans un champ ne pourraient se retourner contre des insurgés. Il pouvait évoluer au sein de cette population pacifique, non comme un poisson dans la mer, mais plutôt comme, disons, un requin parmi le fretin.
Mais pas seul.
Un sur dix mille, lui avait dit le Président.
Tyler n’avait aucun moyen de vérifier cette statistique. En attendant, elle n’était guère encourageante. Cependant, l’armée, avant Contact, avait été un des premiers employeurs du pays, et même si la situation était aussi désespérée qu’il y paraissait, Tyler ne devrait pas avoir trop de mal à mettre la main sur un ou deux hommes sûrs.
Peut-être avait-il attendu trop longtemps. Peut-être le plan qu’il avait mis au point ne fonctionnerait pas… mais qu’avait-il à perdre ?
Quantico le déçut.
Le mois précédent, cette base militaire était encore une véritable ruche. Les informations locales avaient montré l’incessant relais d’avions Hercule sur la piste dans le cadre de l’opération de ravitaillement des pays victimes de la famine.
Le relais aérien désormais terminé, l’énorme base de Quantico apparaissait totalement déserte. Il roula parmi les bâtiments de brique rouge et les terrains de manœuvre envahis d’herbe trop haute en klaxonnant jusqu’à ce que ses tympans à vif protestent.
Il revint à l’entrée principale, s’arrêta et ouvrit le coffre. Le soleil lui réchauffait le cou et étincelait sur l’énorme statue du porte-drapeau. Du coffre, il déroula dix mètres de nylon orange et indéchirable sur lesquels il avait inscrit, laborieusement, à la peinture acrylique résistant à l’eau :
Tout membre des forces armées encore en service est prié de se mettre dès que possible en rapport avec le colonel John Tyler (202) 212-5555 ou d’écrire au 731 Portage Street, Arlington.
Dieu bénisse les États-Unis d’Amérique
Il accrocha aux poteaux les cordes de nylon qu’il avait cousues dans le tissu de façon que la bannière fût tendue en travers de la route.
L’étendard pendait un peu dans l’air immobile, mais le message était néanmoins tout à fait lisible.
Pendant une bonne dizaine de jours, Tyler fabriqua d’autres bannières similaires à celle-ci et les exposa dans diverses bases militaires de moindre importance de Baltimore à Richmond. Tous les soirs, il vérifiait son répondeur téléphonique. Jusque-là : R.A.S.
Au cours de ses voyages, Tyler fut à même de juger de l’évolution du nouveau monde. En surface, peu de changements. La circulation était sensiblement plus fluide, surtout d’un État à l’autre. Tyler remarqua que les gens se déplaçaient plus volontiers à pied, et que beaucoup avaient déserté leur lieu de travail. De nombreux petits commerces (coiffeurs, librairies…) étaient fermés ou à l’abandon. Les magasins d’alimentation, en revanche, fonctionnaient toujours, avec personnel et clients, mais pour combien de temps encore ? Impossible à dire. D’ailleurs, on pouvait aussi se demander comment plusieurs centaines de milliers de militaires et de fonctionnaires survivaient sans chèque de paie.
Cette idée le tarabustait au point qu’il eut envie de tenter une expérience. Il se rendit dans un supermarché des environs d’Arlington, suffisamment loin de son quartier, et remplit un caddie de conserves et d’eau minérale. Arrivé à la caisse, il se campa devant l’employée.
— Je n’ai plus d’argent. Je travaillais pour le ministère de l’Urbanisme.
Il s’attendait à ce qu’elle appelle le responsable de la sécurité. Au lieu de cela, la caissière – une petite rousse du nom de Sally, comme l’indiquait son badge – sourit et lui fit signe de passer.
Alors pourquoi s’en trouvait-il encore pour payer ? Tyler s’attarda devant la sortie du magasin et observa les caisses quelques instants. D’après ce qu’il put voir, la proportion était de cinquante-cinquante. Une moitié réglait ses achats, l’autre non. Ceux qui payaient semblaient le faire par pure habitude. Tyler supposa que payer en contrepartie d’un achat était un réflexe profondément ancré dans la psyché américaine – et difficile à déraciner. L’usage se pérennisait, quoi qu’il arrive. Malgré tout, le système monétaire du pays paraissait à deux doigts de basculer dans le chaos.
Du parfait communisme, songea-t-il. Tel qu’appliqué par de parfaits robots.
Tyler entendit une voix en lui : Tu es entouré de monstres.
La voix de Sissy. Un vieux, un triste fantôme. Tyler redressa les épaules et l’ignora. Depuis sa plus tendre enfance, Sissy lui répétait qu’il vivait entouré de monstres.
Au fil des ans, il n’avait plus gardé de Sissy que l’image qui lui apparaissait dans ses rêves : une femme d’une cinquantaine d’années au visage de bohémienne rouge et brillant, emmaillotée dans une jupe de nylon et un pull feutré boutonné sur une poitrine généreuse, en train de pousser une voiture d’enfant pleine de vieux journaux sur un trottoir.
Une clocharde, comme on dirait maintenant.
Sa mère.
Son père avait été représentant dans une compagnie qui vendait des verres fantaisie en plastique sur lesquels certaines sociétés faisaient inscrire leur raison sociale en lettres dorées. Celui dans lequel Tyler but jusqu’à l’âge de sept ans portait le nom de FLETCHER, TAXIDERMISTE, 33 CINQIÈME RUE, CINCINNATI. Quand Tyler apprit à lire – ce qu’il fit par lui-même dès l’âge de quatre ans – il découvrit que le mot CINQUIÈME avait été mal orthographié. Ce qui, sans qu’il puisse réellement s’en expliquer le pourquoi, le fit éclater en sanglots. Son père était alors parti depuis belle lurette.
Sa mère (qui insista pour qu’il l’appelle Sissy) vivait dans un immeuble lépreux de deux étages, dans une rue en pente située au cœur d’un quartier en pleine décrépitude et en passe de devenir une zone. L’immeuble lui appartenait. Une tante de Pittsburgh lui avait légué de l’argent ; à l’époque, Sissy était encore jeune, sans enfant et, peut-être, songeait Tyler, consciente de sa folie sous-jacente. Elle avait immédiatement acheté l’immeuble et constitué, avec l’argent restant, un fonds géré par fidéicommis qui lui assurait une petite pension mensuelle.
Le père de Tyler avait traversé l’existence de Sissy sans avoir pu mettre la main sur cet argent. Sissy, d’une nature prudente, avait gardé les cordons de sa bourse bien serrés alors même que le monde autour d’elle s’enfonçait lentement dans le brouillard de son insanité croissante.
Tyler n’aurait su déterminer à quelle époque il avait compris la dégénérescence mentale de Sissy. Sans doute d’autres enfants s’étaient-ils gentiment chargés de lui ouvrir les yeux. Hé, Tyler, elle trouve ses fringues dans les poubelles, ta mère ? Tyler, ta maison pue la merde !
Il apprit très vite que la meilleure réponse était un Va te faire foutre ferme et sans équivoque. Ce qui lui valut d’être rossé plus souvent qu’à son tour. Au bout du compte, outre de bonnes volées et des poings écorchés, il y gagna aussi la paix. Et une amère philosophie de la vie : les autres sont source de peur ou de haine. Il n’existe pas d’autre choix. Le reste n’est qu’un piège… une tentation aboutissant irrémédiablement à la désillusion.
Sissy relevait des deux catégories : il la haïssait tout autant qu’il la redoutait. Mais elle était aussi l’exception à la règle. Bien que folle, elle restait malgré tout sa mère. Elle le nourrissait, sporadiquement ; elle l’habillait, excentriquement. Elle était censée s’occuper de lui, et savait le blesser par son indifférence.
Il pouvait supporter l’indifférence des autres. De tous les autres. Mais pas celle de Sissy.
C’est pourquoi, quand il était arrivé à l’école pour la première fois – avec cinq jours de retard et en compagnie d’un fonctionnaire chargé de faire respecter la scolarisation –, il avait fondu en larmes quand ses camarades s’étaient moqués de son pantalon déchiré, de sa chemise pleine de taches.
Pourquoi, Sissy ?
N’avait-elle même pas conscience de cela ?
De toute évidence, non. Sissy s’était retirée dans un monde où la raison et les usages avaient fait place à de terrifiants éclairs d’invisible lumière, et de redoutables révélations trop intimes pour être partagées. Sissy, Tyler l’avait compris plus tard, était schizophrène. Elle avait défendu sa maison en y entassant ce qu’elle dégotait dans les poubelles, et Tyler trouvait miraculeux qu’elle ait même pensé à lui mettre quelque chose sur le dos.
Sissy était morte depuis longtemps. Mais elle rendait de fréquentes visites à son fils et n’avait pas sa langue dans sa poche pour lui faire entendre ses opinions.
Le téléphone sonna alors qu’il regardait la télévision.
Tyler avait installé une antenne parabolique sur le toit et un décodeur illégal dans son salon avec lequel il pouvait décrypter n’importe quoi, y compris les émissions militaires – désormais inexistantes.
En fait, depuis la mi-octobre, la télévision ne fonctionnait plus que deux heures par jour en moyenne – pour diffuser des reportages sur le désarmement mondial et l’interminable déploiement des octaèdres.
C’était ce second sujet qui intéressait Tyler. Ce matin – encore une belle journée d’automne qui s’annonçait, la brise caressait les rideaux de la fenêtre ouverte –, son Coca de régime à la main, il suivait les images d’un Serveur isolé glissant sur une route déserte près d’Atlanta.
Ce spectacle le fascinait. Une menace informe, d’un noir mat, de plus de deux mètres de haut. Un « Serveur » ! Et puis quoi, encore ? Pour servir qui ? Tous les gogos qui étaient tombés dans le panneau de leurs promesses fallacieuses ?
Ces choses bizarres sortaient en flot régulier des octaèdres de New York et de Los Angeles, formant un réseau dans toute l’Amérique – dans le monde – dans un but encore mystérieux. Ils pouvaient les appeler Serveurs si ça leur chantait, songea Tyler, mais lui, il savait reconnaître une armée d’occupation quand il en voyait une.
Que faudrait-il pour venir à bout d’une de ces espèces de cuirassé ?
Alors voyons… se dit-il.
C’est à cet instant que, comme en réponse à sa question, la sonnerie du téléphone retentit.
Il bondit de son fauteuil, le sang battant à ses tempes. Bordel ! Depuis quand n’avait-il pas entendu ce son ?
Il avait été sur le point d’abandonner tout espoir.
Il éteignit la télé et décrocha.
— Allô !
Sûrement un faux numéro. Un Contacté avait dû composer un 5 au lieu d’un 6. Encore que… Étaient-ils toujours à la merci de ce genre d’erreur humaine ?
— Colonel Tyler ? demanda une voix masculine.
— Lui-même.
— J’ai vu votre annonce, mon colonel. À Quantico.
Un temps.
— Une des ficelles s’était défaite mais je l’ai raccrochée.
— Je vous en remercie. Vous êtes de la marine ?
Il en était. Depuis peu. Vingt et un ans, spécialisé dans les armes.
— Mon nom est A. W. Murdoch.
— Que veut dire le A ?
— Alphonse, navré de le dire.
— Navré de l’entendre. Je ne vous demanderai pas la signification du W. Dois-je comprendre que vous avez refusé l’invitation à la vie éternelle ?
— Oui, mon colonel.
— Eh bien, nous devrions nous rencontrer.
— Absolument. Euh, colonel Tyler… Si j’ai bien compris, vous proposez de faire un peu de résistance ? Ne le prenez pas mal, mais je ne cherche pas la compagnie pour le seul plaisir de faire la causette. J’ai Cru comprendre, d’après votre banderole, que l’envie vous démangeait de botter quelques fesses ennemies ?
Jeune mais déjà rebelle, songea Tyler. Parfait. Ils étaient faits pour s’entendre.
— Cette déduction me paraît assez proche de la vérité. Quand puis-je vous voir ?
— Tout de suite si vous regardez par la fenêtre, mon colonel.
Tyler s’approcha de la baie vitrée de l’étage et put apercevoir…
… garé dans l’avenue Arlington ensoleillée et bordée de catalpas…
… un Hummer M998, brun camouflage, véhicule d’une tonne soixante-quinze qui avait remplacé la Jeep des jeunes années de Tyler, un engin robuste à usages multiples…
… dont le toit était surmonté d’un lance-missiles M-109 TOW, le fin du fin des dispositifs antichars, d’une forme évoquant vaguement le pistolet laser des vieux films de science-fiction…
… et au volant duquel se trouvait un grand blond dégingandé en uniforme, dont la coupe de cheveux avait depuis quelque temps déjà cessé d’être réglementaire, et qui tenait à la main un téléphone portatif.
Sûrement un petit trou-du-cul prétentieux, mais un trou-du-cul avec les bras chargés de cadeaux.
Murdoch salua, les yeux plissés par le soleil.
— Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire, déclara Tyler.
— Je monte tout de suite, mon colonel.
— Non. Je descends tout de suite.
Tyler avait appris à établir un certain ton dans les conversations, une certaine hiérarchie. Dans le cadre du système militaire, les règles de conduite étaient implicites. Dans le civil, le problème se posait de manière plus subtile ; il était donc essentiel de mettre son interlocuteur au pas, et de le faire d’entrée de jeu. Son incapacité de maîtriser la discussion avec le Président l’avait horriblement frustré, et le frustrait encore chaque fois qu’il l’évoquait. Il s’était retrouvé en porte à faux, inférieur. Ce petit numéro d’intimidation à la Maison-Blanche avait été ridicule. Jamais il n’aurait dû s’écouter.
Là, les circonstances jouaient en sa faveur.
A.W. Murdoch avait le grade de sergent. John Tyler était un officier à la retraite, donc un civil, et seule la courtoisie lui conférait encore le titre d’officier supérieur. Mais leur relation avait débuté d’un bon pied ; Murdoch lui donnait du « mon colonel » et, à partir de là, Tyler pouvait prendre la direction des opérations.
Assis à l’avant du Hummer, ils se livrèrent à quelques commentaires sur l’invasion en préambule à une discussion plus sérieuse.
Murdoch, originaire de San Diego, avait compté parmi ces jeunes paumés que la Californie si souvent engendrait, jusqu’à ce que ses errances le conduisissent à l’armée où il découvrit enfin un but à sa vie. Ce but était la maintenance des armes et l’instruction des recrues appelées à s’en servir, et constituait, semble-t-il, l’unique préoccupation du jeune sergent. Quand Contact transforma Quantico en base fantôme, Murdoch sombra dans le désespoir. Il ne cessait d’y revenir, tous les deux ou trois jours, comme un oiseau revient obstinément au nid saccagé.
Et puis il avait un jour vu la bannière de Tyler et avait de nouveau osé espérer en l’avenir.
Tyler, en réponse à ces confidences, retraça pour lui les récents événements de sa vie. Il lui était difficile de définir les fonctions qu’il avait exercées dans le civil, en raison des nombreux domaines concernés – le Congrès, l’armement, la finance. Sa tâche avait été de connaître les gens, en gardant ses distances ; de dire des choses, en restant évasif. En fait, cette vie-là s’enfonçait déjà dans une sorte de passé diffus, brumeux. Les intrigues, les conspirations complexes qui l’avaient à une époque tenu en haleine lui semblaient aujourd’hui aussi vaines que les parades amoureuses d’une espèce en voie de disparition.
Il ne traduisit pas aussi clairement ses sentiments à Murdoch. Il évoqua cependant le coup d’État que Contact avait fait avorter. Murdoch était fasciné ; il avait été conscient de l’état d’alerte qui couvait ce soir-là, en août, des mouvements clandestins des troupes.
— C’était exaltant, dit-il. On se serait cru en pleine guerre de Sécession. Prêts à tirer sur le fort Sumter. Je n’ai jamais eu une grande sympathie pour cette vieille taupe verbeuse de la Maison-Blanche.
Enhardi par cet aveu, le colonel lui fit part de son dernier entretien avec le Président – une version tout de même quelque peu édulcorée.
Murdoch l’écoutait, médusé.
— Vous le menaciez vraiment d’un revolver ?
— Oui.
— Vous auriez pu le tuer.
Tyler confirma de la tête.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
— Ça n’aurait servi à rien. Et je ne voyais pas l’utilité d’attirer l’attention. De toute façon, il était… trop malléable. Trop complaisant. Vous comprenez, Murdoch ?
— Tout à fait. Quand je vois les gens… des gens que je connaissais, même. Ils sont devenus si gentils. Trop gentils. Il y a quelque chose d’angoissant, dans leur attitude, mais on ne peut tout de même pas les haïr pour ça. Et encore moins les tuer. Ce serait comme de descendre un lapin shooté.
Tyler acquiesça.
Murdoch sortit deux boîtes de bière d’une glacière à l’arrière du véhicule. Il en offrit une à Tyler, qui l’ouvrit et écouta le bref sifflement du gaz emprisonné.
— Non, dit Murdoch, ce ne sont pas eux, les ennemis. Ces choses sur la route, par contre…
— Les Serveurs, dit Tyler.
— Exact. Eh bien, pour moi, l’ennemi à abattre, ce serait plutôt eux.
— Je suis de votre avis.
— Vous avez réfléchi à ce qu’on peut faire, pour remédier à ça ?
— C’est évident, dit Tyler. Mais pourquoi ne me donneriez-vous pas votre point de vue, d’abord ?
— Eh bien, voyez-vous… il y a tout ce matériel, cette technologie, à portée de main. Il n’y a qu’à se baisser pour se servir. Mais dans la majorité des cas, on ne peut rien faire seul – ni même à deux. Ce serait peut-être drôle de faire du rase-mottes au-dessus des arbres avec un A-10, par exemple, mais merde, je ne sais pas piloter. Et vous, mon colonel ?
— J’ai cent heures de vol sur un Piper Cub.
— Vous ne pourriez même pas décoller avec un A-10. Il faut donc qu’on se tourne vers des armes de terrain. Pas un char, ni un Howitzer autopropulsé : trop lourds. C’est vrai, après tout, on ne sait pas bien contre quoi on doit se battre. Alors, il nous faut quelque chose de maniable. Un Dragon, un AT-4. Et ça, on peut en avoir autant qu’on en veut. Le monde entier est devenu une armurerie, O.K. ? Avec opération portes ouvertes. Mais pour une première rencontre, mes deux mots clés sont puissance et mobilité. Tire et tire-toi.
— Le Hummer, résuma Tyler.
— Exact. Le Hummer, et plus spécifiquement ce TOW sur le toit. D’après moi, si on voit un Serveur sur la route, on peut le pulvériser et disparaître avant que la cavalerie arrive.
Tyler buvait sa bière à petites gorgées, affectant une profonde réflexion.
— Monsieur Murdoch, dit-il, nous ignorons le système défensif de ces… choses.
— À mon avis, la meilleure façon de le savoir est d’attaquer.
— Ce peut être dangereux.
Murdoch entendit comme un amusement dans la voix de Tyler, une sorte d’espièglerie mal réprimée. Il sourit.
— En effet, mon colonel. Mais c’est une si belle journée pour attaquer, vous ne croyez pas ?
— Pas d’emballement. Vous devez d’abord m’apprendre le maniement du TOW.
Tyler leva les yeux vers le ciel cyanosé.
— C’est aussi une belle journée pour faire quelques cartons sur un champ de tir.
Le visage de Murdoch s’allongea.
— J’avais espéré faire fonctionner le TOW moi-même au moment venu.
— Le grade a ses privilèges, monsieur Murdoch. J’imagine que nous aurons tous deux l’occasion de le faire.
— Bien, mon colonel.
La première semaine d’entraînement sur le champ de tir de Quantico leur permit de se connaître mieux. Murdoch enseigna à Tyler la manipulation du TOW et de quelques lance-fusées de moindre importance. Il se développa même entre eux une certaine amitié, l’étrangeté de la situation battant en brèche la rigidité de la hiérarchie. Il arrivait à Tyler de se confier, comme on le fait avec un ami. Mais il était des secrets qu’il ne pourrait jamais partager, qu’il n’avait jamais partagés avec quiconque. Comme l’histoire de sa folie, par exemple.
Folie. Un mot trop fort, mais Tyler savait qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de dépression, ou d’apitoiement sur soi-même ; mais d’une présence plus sombre et bien plus intense qui, de temps à autre, semblait s’emparer de lui.
Depuis la mort de Sissy.
Les souvenirs revenaient la nuit.
Faits clés durant sa douzième année : il avait obtenu des résultats tout à fait honorables à l’école et bien au-dessus de la moyenne lors d’un test d’intelligence fait sous l’autorité du conseil des professeurs, et s’était évanoui deux fois, la première en cours de gymnastique, la seconde en salle de classe. L’infirmière de l’établissement lui demanda de quoi, en général, se composaient ses repas, et la réponse de Tyler fut on ne pouvait plus dépouillée : « Des corn flakes. » Il aimait l’image du tigre sur la boîte. Et c’était lui qui, en général, s’occupait des courses… Il n’achetait jamais de légumes frais pour la bonne raison qu’il ignorait la marche à suivre ; on les mettait dans des sacs en plastique, on les pesait… Beaucoup trop compliqué. Et puis il craignait de dépasser les trois ou quatre dollars que Sissy lui donnait.
Quant aux légumes en conserve, il avait essayé, une fois. Des petits pois ; ils étaient tout pâles et flétris, rien à voir avec l’image de l’étiquette. Sissy avait trouvé qu’ils avaient un goût de mort-aux-rats. Il avait déjà vu un rat mourir ? Sissy, elle, en avait vu. Et elle lui décrivit l’agonie. Gros ventre et yeux exorbités. « Tu veux donc me faire crever pareil ? »
Tyler jugea plus simple de s’en tenir aux corn flakes.
L’infirmière et son professeur se concertèrent, ce qui aboutit à la visite chez eux d’une assistante sociale. À la suite de laquelle, non sans un grave traumatisme, Tyler fut confié à une famille d’adoption et Sissy placée d’office dans un bâtiment blanc à la périphérie de la ville, où elle mourut dix mois plus tard des suites d’un « accident survenu pendant son bain ». Tyler avait vu les gardiens du bâtiment : des hommes au torse large, au front bas. Stupides et mauvais. Sissy leur crachait dessus. Aussi Tyler ne fut-il pas convaincu par le terme « accident ». En attendant, Sissy était morte. Cela, il ne pouvait le nier.
Il ne sut jamais ce qu’il était advenu de l’immeuble de Sissy ni de son argent. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec tout cela. La mort de Sissy l’avait soulagé ; la vie sans elle était bien plus belle.
Pourtant, quand il surprit les mêmes mots dans la bouche d’une assistante sociale – « Il sera bien plus heureux sans elle, ce petit » –, il se jeta sur elle pour tenter de lui planter sa pointe Bic dans la gorge.
Le coup ne fit qu’une simple estafilade sur la joue de la femme, mais il espéra secrètement que l’encre avait pénétré sous la peau pour y faire une sorte de tatouage, un rappel indélébile qu’il ne lui appartenait pas de conjecturer à sa place.
Cette agression lui valut d’être étiqueté « dangereux », retiré de sa famille d’adoption et placé dans une pension sinistre (sans doute pas si différente du bâtiment blanc dans lequel Sissy était morte en crachant sur ses geôliers) où Tyler était malmené, agressé, humilié, parfois brutalisé ; au mieux, on l’ignorait. Il fut tiré de ces oubliettes quand une enquête légale sur la famille permit de découvrir un parent de Sissy disposé à prendre légalement le garçon en charge.
Tyler ne rencontra jamais ce parent qui préféra garder de prudentes distances ; d’après ce qu’il put apprendre, il s’agissait d’un avocat à la retraite qui paya pour lui les frais d’une institution militaire jouissant d’une bonne réputation. Le garçon était intelligent, tout le monde s’accordait à le dire. Parfois fantasque. Souvent triste. Toujours solitaire. Mais d’un esprit particulièrement vif.
Il s’engagea dans l’armée avec de bonnes perspectives d’avenir, gagna ses galons de lieutenant et obtint une licence aux frais du gouvernement ; une brillante carrière d’officier s’ouvrait à lui.
Quelques taches ternirent cependant ses états de service. Pendant ses classes dans l’infanterie, il avait été à deux doigts de tuer un homme, un souvenir qui le perturbait encore. Il avait cédé à l’impulsion ; il n’y avait pas d’autre terme pour décrire ce geste inconsidéré. Il démontait tranquillement une arme quand, soudain, il s’était jeté sur un homme pour l’étrangler. Une grande perche du nom de Delgado, qui se trouvait être plus ou moins un ami à lui. Mais ces détails n’avaient aucune importance. Ce qui comptait, c’était ce désir violent et soudain de faire mal, de graver son nom dans la vie d’autrui aussi douloureusement que les autres avaient gravé leurs noms dans la sienne. De plus, il en eut une érection.
Trois hommes l’avaient arraché à Delgado qui suffoquait déjà. La victime n’en avait heureusement gardé aucune séquelle, et, au vu des excellents états de service de Tyler, le fait avait été classé comme simple lubie. Une phrase qui deviendrait un véritable leitmotiv : Au vu des excellents états de service de ce militaire… introduisait toute une série de griefs. Pas d’insubordination ; cela, jamais. Ébriété, bagarres, négligence vestimentaire, excès de vitesse dans les rues de Saigon… Mais seulement par intermittence, lors des passages sombres de sa vie, quand il entendait trop souvent la voix de Sissy dans sa tête – c’est-à-dire seulement pendant ses accès de démence.
Ces fausses notes avaient freiné son accession aux grades supérieurs. Tyler s’était rendu compte que, à partir d’un certain rang, vie privée et carrière deviennent indissociables. On commençait à vous voir aux réceptions de l’ambassade – dans un rôle de figuration, pour faire danser les épouses des ambassadeurs et les filles des diplomates ; vous fréquentiez des gens qui projetaient sur vous l’image d’un petit frère en uniforme ou d’un valeureux centurion américain avec une jolie petite femme et peut-être un gamin de trois ans criblé de taches de son quelque part dans une résidence militaire. Ces mêmes personnes ne voulaient pas vous voir frayer avec des prostituées asiatiques, à moins d’être très discret, et voyaient d’un très mauvais œil vos escapades dans les quartiers où racolaient les jeunes garçons du pays.
Il avait la passion de la jeunesse, d’une certaine beauté androgyne ; elle lui inspirait un désir violent qu’il ne pouvait s’expliquer. Il allait voir les jeunes Asiatiques, garçons et filles, se persuadant qu’il s’agissait là d’un simple caprice à satisfaire, et les quittait plein de haine pour leur grâce, leur impudeur, leurs yeux de biche, leur consentement docile.
Il apprit la discrétion. Elle lui fut une alliée fidèle pendant plusieurs années, jusqu’à son affectation en Allemagne de l’Ouest, dernière étape de sa carrière militaire. Il avait découvert un bordel à Stuttgart, dans un joli petit bâtiment près d’un joli petit bar à bière dans un quartier peu fréquenté par les Américains. Il avait choisi une immigrée turque qui affirmait n’avoir que treize ans et qui, apparemment, ne trichait même pas. Et il était dans la chambre avec elle, la fille nue, en train de supplier bitte, bitte, la bouche pleine de son pénis dur, tandis qu’il maintenait le canon de son revolver sur sa tempe en caressant la gâchette, doucement, sans aucune intention de tirer – quand la maquerelle avait déboulé dans la pièce en gueulant comme un putois.
À priori, il entrait dans ses habitudes de surveiller ses employées par des trous pratiqués dans les cloisons de carton ; elle avait vu Tyler mettre son arme sur la tempe de la petite – ce n’était pourtant rien de plus qu’un jeu ; était-ce si difficile à comprendre ? – et l’avait cru sur le point de commettre un meurtre.
L’arrivée inopinée de la maquerelle avait surpris Tyler qui, du coup, avait réellement appuyé sur la gâchette ; la petite avait reçu la balle dans son bras maigre. C’était une faute, à rajouter sur un parcours déjà loin d’en être dépourvu.
L’ambulance arriva, la police aussi. Il fut arrêté et interrogé par un homme au visage rougeaud qui le sermonna : « On est pas au Far West, ici ! On vient pas chez nous pour baiser et jouer avec son pétard ! »
Il ne fut jamais condamné. Mais on le garda trois jours sous les verrous et l’incident fut rapporté à ses supérieurs. Il y eut enquête et un vent de scandale se leva sur la base militaire. Les gens commencèrent à le regarder d’un autre œil. C’était ça, le plus dur. Les gens savaient. Ils avaient désormais pour lui le regard que d’autres avaient eu pour Sissy.
Il démissionna de l’année. Il avait par chance suffisamment d’amis pour adoucir la transition à la vie civile, mais l’épreuve n’en fut pas moins raide. L’incident de Stuttgart semblait lui coller aux semelles, comme un chien perdu et puant.
Ça s’effacera, disait Sissy. La mémoire s’efface. Tout le monde oublie tout. C’est la règle.
Mais les nuits étaient longues. Certaines même trop longues, et ces nuits-là, il prenait sa deuxième voiture, une berline couleur de l’ombre dans laquelle elle se fondait, et empruntait des rues obscures où tapinaient des filles, généralement des Noires ou des Sud-Américaines ; il montait dans leur chambre d’hôtel bon marché qui empestait l’insecticide et la sueur, et où, quelquefois, même après Stuttgart, il réitérait le petit jeu du revolver avec elles.
Ensuite, une fois rentré chez lui, juste avant l’aube, seul, il s’amusait avec son arme ; il la prenait, la reposait, la pointait sur sa tempe, éprouvait la sensation familière de l’acier froid sur sa peau, respirait l’odeur rassurante de la graisse. Sissy arrivait toujours à le dissuader d’appuyer sur la gâchette. La Sissy qui vivait dans sa tête. Triste fantôme. Reste en vie et sois comme moi.
Avec le temps, sa vie diurne devint insupportable. Il était digne de confiance, il était discret – il connaissait la discrétion sur le bout des ongles – et intelligent. Il évoluait parmi les militaires, les fournisseurs du ministère de la Défense et dans les milieux sénatoriaux avec une aisance croissante. Sa tâche consistait à dire ouvertement ce que ses employeurs ne pouvaient qu’insinuer, et à insinuer ce que ses employeurs niaient publiquement.
Et sa folie montait et refluait telle une marée capricieuse, complètement imprévisible, totalement irrésistible. Et les années s’écoulaient.
Sa rencontre avec A. W. Murdoch et son entraînement intensif sur le champ de tir avaient tenu la folie à distance respectueuse. Mais elle reviendrait, c’était évident. Elle revenait toujours.
Quand il sut manier le TOW, il se rendit avec Murdoch sur un tronçon vide de la route U.S. 95 et se gara sur une aire de repos à l’ombre d’un bouquet d’érables.
La veille, Murdoch avait sillonné cette autoroute à péage dans une voiture de sport – réquisitionnée pour les besoins de la cause – afin de prendre des notes sur la position des Serveurs. Lesquels se déversaient sur la 95 depuis désormais plusieurs semaines, voyageant toujours à la vitesse de soixante kilomètres-heure et respectant des intervalles réguliers. Certains bifurquaient vers l’ouest, sur la 70, ou s’installaient dans des villes le long de la route, telles Columbia ou Wheaton ; la plupart continuaient vers le sud. L’un d’eux s’était installé sur la pelouse de la Maison-Blanche.
Tyler n’en avait quant à lui encore jamais vu de ses propres yeux. Seulement à la télévision. Ils étaient encore pires « en vrai », avait expliqué Murdoch.
— Ils ne sont pas seulement noirs : ils ne brillent pas du tout au soleil. Ils sont plus noirs que leurs propres ombres. Et quand ils circulent, mon colonel, ils ne vibrent pas, ils ne rebondissent pas. Ils glissent. Vous avez déjà joué à des jeux électroniques, mon colonel ? Vous avez vu comment les choses se déplacent sur un écran vidéo ? Eh bien, ces choses-là bougent de la même manière.
Essayer d’en arrêter un dans sa course, avoua Murdoch, l’exaltait, d’accord, mais… pour tout dire, ça l’effrayait un peu aussi.
— Vous êtes prêt à tenter l’expérience tout de même ?
— Et comment ! Je suis impatient de passer à l’action, mon colonel.
Alors ils étaient donc là, stationnés sur ce bout de route, en lisière d’un champ à vaches où passaient quelques Holstein, à moins que ce ne fussent des Guernesey, Tyler n’avait jamais su les distinguer. En tout cas, c’étaient des vaches laitières. Les criquets chantaient dans l’herbe haute et de légers stratus marbraient l’horizon. Il ne faisait pas chaud ; encore un jour, et octobre cédait le pas à novembre.
— D’une minute à l’autre, maintenant, mon colonel, déclara Murdoch, l’œil rivé sur sa montre.
Tyler concentra son attention sur la route, sur le point où, à quelque deux mille mètres de là, elle formait une sorte de crête que le Serveur franchirait bientôt. À portée de tir. Pour l’instant, cependant, rien ne bougeait. Il n’y avait même pas de circulation. Les routes étaient rarement empruntées, dorénavant.
Murdoch ouvrit brusquement un Coca. La mini-détonation fit sursauter Tyler.
— Pour l’amour du ciel…
— Désolé, mon colonel.
Tyler avait la bouche sèche. Il convoitait avidement le Coca bien frais que Murdoch venait de sortir de la glacière. Mais il devait se tenir prêt à actionner le TOW. Sans doute Murdoch se vengeait-il ainsi de ne pas tirer le premier sur le Serveur. Tant pis, songea Tyler. La boisson fraîche attendra.
— Mon colonel, je crois que vous avez une cible.
Tyler se leva sur la plate-forme de tir et arma l’engin.
Le TOW sortait des usines Hughes, une compagnie avec laquelle Tyler avait plus ou moins travaillé. C’était une arme téléguidée, d’une conception affreusement complexe, mais très fiable. Il était conçu pour défoncer les lourdes carapaces blindées et rendre inutilisables les chars les plus sophistiqués, autrement dit en faire de la bouillie.
Le Serveur apparut dans le viseur du TOW.
Noir linceul, il ressemblait à une boule surmontée d’un cône – les extraterrestres semblaient affectionner ce genre de formes euclidiennes – et voyageait le long de la voie lente à une vitesse largement inférieure à la limite autorisée. L’image tremblait légèrement sous l’effet de la chaleur montant de l’asphalte.
Les vaches levèrent la tête, comme alertées par cette présence.
Tyler se sentit soudain nerveux, catapulté dans un vrai combat. Mais pas question de laisser l’anxiété entraver son action. Il garda le Serveur dans sa ligne de mire jusqu’à ce qu’il ait franchi la crête. Il voulait être sûr de son coup.
— Mon colonel, remarqua nerveusement Murdoch, nous sommes un peu exposés, ici.
— Ce n’est pas le moment de flancher, monsieur Murdoch.
Un long silence, puis :
— Mon colonel ?
Tyler appuya sur la détente.
Le TOW effectua une série de tâches complexes en un clin d’œil. Le doigt de Tyler sur le bouton actionna le moteur qui propulsa le missile hors de sa gangue. Le projectile déploya ses quatre ailes et partit dans un bruit assourdissant à une vitesse de neuf cents pieds-seconde.
Les yeux de Tyler ne quittaient pas le Serveur.
Le missile traînait derrière lui deux filins fixés au lanceur. Tyler, à l’aide du viseur et d’une manette, dirigeait le projectile. Un constant sujet d’étonnement pour lui ; il avait l’impression d’être en plein jeu vidéo. Il guida le missile sur une trajectoire qui lui parut aussi longue qu’un jour sans pain. Le centre de la mire restait braqué sur le Serveur.
Le projectile approcha de sa cible à plus de trois cents kilomètres-heure.
La première ogive explosa à trente centimètres de la cible ; la seconde, la principale, une fraction de seconde plus tard.
Une sacrée explosion, songea Tyler, les oreilles bourdonnantes.
— Bordel de merde ! hurla Murdoch, triomphant.
Les vaches et les criquets s’étaient tus.
Tyler, une fois, avait vu La Guerre des mondes, un film très librement adapté à partir d’un roman de H. G. Wells.
Les Martiens atterrissaient en Californie et construisaient de monstrueuses machines à tuer.
Face à elles, les armes conventionnelles demeuraient inopérantes. En désespoir de cause, l’Air Force lâcha une bombe nucléaire.
Explosion. Champignon. Les observateurs, anxieux, attendaient que le brouillard atomique se dissipe. Le brasier s’apaise ; les nuages de fumée, de poussière, s’estompent…
La machine des Martiens est toujours là.
Tyler, pressé contre la masse chaude du lanceur, fixait intensément l’endroit, sur la route, où avait explosé le missile.
La fumée tourbillonna et s’évapora sous le souffle de la brise…
La route était totalement vide.
Murdoch ne put s’empêcher de se rendre sur le lieu de l’explosion, bien que, d’instinct, Tyler souhaitât disparaître aussi vite que possible.
Il ne restait plus rien du Serveur. Rien qu’une poussière fine, noire de suie, en arc de cercle sur la route.
— Beau coup, dit Murdoch.
— Merci.
— Je suppose que vous avez raison, mon colonel. On devrait mettre les bouts très vite.
— Mettons-les sans tarder, répondit Tyler.
C’était un modeste début. Mais c’était aussi, dans l’esprit de Tyler, la première victoire humaine venant après une longue humiliation. Il ferma les yeux alors que Murdoch conduisait le Hummer à un train d’enfer dans l’air frais d’octobre. Ils avaient eu un bel automne, songea Murdoch. Un très bel automne.
Au bout d’un temps, les criquets se remirent à chanter.
L’automne fit irruption le 3 octobre sur la côte de l’Oregon. Le ciel s’assombrit, l’humidité tomba en crachins et bruines, le crépuscule commença à grisailler le paysage tôt dans l’après-midi.
Matt craignait de ne plus revoir le soleil avant le mois d’avril. Il fut heureux de s’être trompé. Cinq jours avant la fête d’Halloween, les nuages s’écartèrent. Une dernière bouffée d’air chaud, en provenance d’Hawaii, vint stagner au-dessus de Buchanan. La rosée sécha sur les aiguilles des pins et l’herbe hésita à pousser de nouveau.
Au petit déjeuner, Matt se rappela le conseil de Cindy Rhee.
Parlez à votre fille.
La petite avait raison, bien sûr.
Il avait à peine parlé à Rachel, depuis Contact. Il avait été occupé – les visites à l’hôpital, le service des urgences, le comité…
Mais même lorsqu’il était avec elle durant ces interminables soirées en tête à tête, quand le soleil déclinait et que le vaisseau jetait sa lumière blafarde, ou que la pluie chuchotait sur le toit… même là, il ne pouvait se résoudre à franchir ce mur de silence.
Ces non-dits qui le minaient restaient coincés dans sa gorge.
Il avait trop conscience des changements qui s’opéraient en elle ; des néocytes, comme on les appelait, à l’œuvre dans son cerveau.
Qui la transformaient. Qui l’emportaient loin de lui.
En parler était ouvrir la porte à la douleur, et il ne le souhaitait pas. La douleur, il ne l’avait déjà que trop côtoyée dans sa vie. Il n’en voulait plus.
Mais peut-être le moment était-il venu.
Il la trouva assise à la table de la cuisine devant un bol de céréales ; pas coiffée, en chemise de nuit. Elle lisait un livre emprunté à la bibliothèque qu’elle maintenait debout contre la boîte de corn flakes : L’Idiot, de Dostoïevski ; Matt eut l’impression qu’elle tournait les pages un peu rapidement. Mais mieux valait ne pas trop s’interroger sur ce détail. Elle releva vers lui des yeux à la fois pleins d’espoir et méfiants.
Devant le comptoir, Matt commença à se préparer un café. Ses mains tremblaient imperceptiblement.
— Tu es occupée, aujourd’hui, Rachel ?
— Non.
— Ça te dirait d’aller te promener ? Je pensais qu’on pourrait monter au parc de la Vieille Carrière. C’est peut-être bien le dernier beau jour de l’année.
— Il y a longtemps qu’on n’y est pas allés, dit-elle.
— Ça te tente ?
Elle acquiesça de la tête.
Rachel comprenait que son père souhaitait parler, jeter quelque lumière sur les récents bouleversements. Et elle savait les difficultés que cela représentait pour lui.
Elle voulait l’aider, mais comment ?
Tandis que la voiture gravissait le mont Buchanan vers le parc, Rachel regardait, tapie dans la baie, la ville que la pluie avait rendue chatoyante comme un cristal. La cheminée de l’usine Dunsmuir ne fumait plus. Il y avait plus de deux semaines qu’elle était éteinte.
La voiture emprunta une petite route latérale juste près du château d’eau, et Rachel comprit subitement où ce détour les conduisait.
— La vieille maison !
Elle sourit, heureuse, tout à coup.
Ils l’avaient toujours appelée « la vieille maison ». C’était là que son père avait grandi. Avant, quand sa mère était encore là, ils y venaient de temps à autre. Deux ou trois fois l’an, quand Matt était d’humeur nostalgique. Ils passaient devant la vieille maison, et il leur racontait la ville, « sa » ville – Buchanan telle qu’elle avait été de nombreuses années auparavant. Et Rachel l’imaginait enfant, aussi bizarre que ça puisse être : son père, gosse de dix ans en jean et T-shirt sale, coupant à travers bois pour se rendre à l’école, ou, par de belles journées comme aujourd’hui, emportant ses sandwiches au beurre de cacahuète sur les falaises.
Il avait grandi dans la Floral Avenue, une appellation un peu pompeuse pour le cul-de-sac où s’entassaient une dizaine de pavillons des années 50, le dos tourné à la baie. Rachel reconnut immédiatement la vieille maison, bien que rien ne la distinguât des autres. Toit de tuiles et revêtement mural en crépi brun. Le numéro 7 était inscrit en chiffres dorés sur la boîte aux lettres. Son père ne connaissait pas les nouveaux locataires. Des étrangers. Il avait lui-même quitté la maison depuis plus de vingt ans.
Il n’y avait aucune autre voiture dans l’impasse. Matt s’arrêta, laissa tourner le moteur au ralenti.
— Mon grand-père est mort ici, dit-il.
Il regardait la maison, pas sa fille.
— J’avais dix ans. Il a vécu avec nous les trois dernières semaines de sa vie. Il est mort d’un cancer des os juste avant Noël. Mais il aimait parler, et il est resté lucide jusqu’à son dernier jour. Je lui tenais compagnie dans la chambre pour qu’il ait quelqu’un à qui parler. Il était né en 1899, un an avant le XXe siècle, tu te rends compte ? Il avait vingt ans au moment des mouvements ouvriers de 1919. C’était un sujet qui lui tenait à cœur. Seattle était la capitale du nord-ouest des IWW, les Ouvriers du monde, mais il y avait beaucoup de remous à Buchanan, aussi. À l’époque, Buchanan vivait surtout de l’industrie du bois. Quelques bars, un hôtel, la mairie, le port, des bûcherons qui venaient le week-end boire et se défouler… Les Wobblies s’étaient organisés à l’usine Dunsmuir. En 1919, ils ont lancé un ordre de grève générale à Seattle. Buchanan, par sympathie, a suivi. Et, comme à Seattle, la grève a été brisée à coups de matraque par la police. Ton arrière-grand-père – Willy, du côté Hurst de la famille – travaillait à Dunsmuir. Il a participé à la manifestation. Ils étaient deux cents à défiler dans Buchanan avec des bannières rouges. À l’époque, le maire était un certain Bill Gunderson, à la solde de la famille Dunsmuir ; il a fait appel à l’armée et les soldats ont chargé la manifestation avec des baïonnettes. Trois personnes ont trouvé la mort avant que le combat soit même terminé. Ils sont tous rentrés en sang chez eux. D’après Willy, le drapeau était le véritable enjeu de la bataille. Tout le monde hurlait : « Protégez le drapeau ! » Deux gars ont été blessés en voulant le défendre, l’un d’eux a perdu la vue ; le drapeau est tombé, mais Willy et un autre gars l’ont ramassé et emporté sur la colline, derrière la mairie, où ils l’ont planté dans le jardin municipal. Il y est resté dix minutes avant que les troupes viennent le piétiner.
Il se tourna pour regarder Rachel.
— C’était sa victoire. Ce drapeau sanglant. Dix minutes. Et il voulait me le raconter avant de mourir. Il voulait que je sache qu’il n’était pas seulement un vieux bonhomme cloué au lit par la maladie. Il était Willy Hurst, et il avait sauvé le drapeau en l’arrachant aux mains des soldats.
— Tu ne m’avais jamais raconté tout ça, dit Rachel.
— C’est la première fois que j’ai vraiment compris que cette ville avait une histoire… comme les gens. Une ville est quelque chose qui vit, Rachel. Elle a une mémoire.
— Oui.
— Je ne peux pas la quitter. Pas sans avoir essayé de la sauver.
Rachel acquiesça tristement.
— Je sais.
— C’est comme ça que je vis les choses.
Il enclencha la vitesse et s’éloigna de la vieille maison pour reprendre la route en direction du parc de la Vieille Carrière. Le soleil matinal chauffait à travers les vitres.
— Maintenant, à ton tour, dit-il. Je veux savoir ce qui se passe pour toi.
Le parc de la Vieille Carrière était une crête boisée courant du flanc nord du mont Buchanan à l’océan, à un kilomètre de la carrière de pierre abandonnée qui lui avait donné son nom. Des sentiers de randonnée serpentaient entre les grands sapins ; le centre du parc avait été aménagé dans les années 70. Il y avait un kiosque à musique, un terrain de base-ball, un bac à sable. Pendant sa petite enfance, Rachel était régulièrement venue y jouer tous les étés.
Une fois, il y avait très longtemps, elle s’était blessée au front en tombant sur le bord du tourniquet. Matt avait nettoyé la plaie, avait mis un pansement. Elle se rappelait ses mains, de grandes mains chaudes. Des mains de médecin. Elle se rappelait leurs gestes assurés.
Ces souvenirs remontaient à sa mémoire, dernièrement. Normal. Cela faisait partie du changement.
Il marchait à côté d’elle tandis qu’ils traversaient l’aire de pique-nique ombragée, et son profil soucieux se superposait à l’image qu’elle gardait de lui. Il semblait avoir vieilli de plusieurs années en quelques semaines.
Ils s’assirent à une table qui leur permettait de voir le miroitement de l’océan à travers les arbres. Le soleil était très haut. Un couple de geais se chamaillait au-dessus d’eux.
Je veux savoir ce qui se passe pour toi. En fille obéissante, Rachel comptait fournir une réponse à son père. Mais ce n’était pas si simple.
Il y avait tant à dire.
— Papa, tu as ressenti ce qu’était Contact. Tu dois t’en souvenir, même si tu as refusé l’offre. Cette impression de portes qui s’ouvrent… cette promesse de lumière, d’espace… Ce sentiment d’être quelque chose qui ne se contente pas de vivre et de mourir mais qui perdure, qui change tout le temps, qui ne s’arrête pas.
— Je m’en souviens, oui, dit-il sobrement.
Il avait le visage figé, dénué d’expression, pâle sous le soleil.
— Ça ne t’a pas fait peur ?
— Pas quand j’ai compris ce que ça signifiait. Au début, j’ai eu du mal à accepter d’être aussi… transparente. Ils te parlent, mais de l’intérieur de toi. À ton âme, je suppose. Et ton âme leur répond. C’est effrayant, tu sais. Tu ne peux pas avoir de secrets, tu ne peux rien garder pour toi. Mais finalement tu comprends que tu ne passes pas devant un tribunal, que ce n’est pas saint Pierre à la porte du paradis. Ils ne t’offrent même pas le pardon, ce n’est pas leur problème – leur problème, c’est la conscience. Et alors tu commences à te rendre compte de leur grandeur. Ils sont grands grâce à la sagesse qu’ils ont acquise au cours des siècles. Tu sais, c’est un peu comme un superbe coquillage qui devient plus complexe et plus coloré si tu le regardes assez longtemps, chaque cavité renfermant d’autres cavités, avec l’écho des vagues qui chante dans l’albâtre…
Les yeux fermés, elle glissait dans l’extase, exaltée par ce souvenir puissant. Toutefois, elle s’aperçut à temps qu’elle risquait d’effrayer son père.
Elle se tourna vers lui, remarqua ses lèvres pincées.
— Je n’ai pas pu dire non, conclut-elle maladroitement.
— Malgré toutes les choses auxquelles tu dois renoncer ?
— Quelles choses ?
— La vie. Une vie normale. Une famille. La vie qu’ont menée les êtres humains depuis qu’ils sont descendus de leurs arbres.
— Mais je n’ai pas renoncé à tout ça. La vie continue comme avant. Les gens n’ont pas changé, papa. Chacun est unique et on a toujours des choses à partager avec les autres. Les gens continuent à se faire des amis, à tomber amoureux. Peut-être qu’on ne se marie plus à l’église, mais nous ne sommes certainement pas devenus des monstres incapables d’amour.
— J’ai du mal à le croire.
— Je ne sais pas comment te convaincre, dit-elle.
— Ce qui me gêne, c’est ce mécanisme qui modifie ton cerveau. Qui le transforme physiquement. Rachel, c’est là que se trouve l’amour. La loyauté, la confiance… même la façon dont on perçoit la vérité. J’essaie de me dire que tout ça relève d’un acte volontaire de ta part, qu’on n’est pas en train de te jeter de la poudre aux yeux… mais j’ai vu des chirurgiens provoquer un état de béatitude rien qu’avec une électrode dans le cortex cérébral.
— Ai-je changé, papa ?
— Oui. Tu ne t’exprimes plus de la même manière. Tu ne t’en rends pas compte ?
— Si, je sais. Mais moi. Tout ce qui constitue Rachel. Est-ce que ça, c’est différent ?
Il garda le silence un long instant. Finalement il détourna le regard ; la douleur dans ses yeux était presque insoutenable.
— Je ne sais pas, Rachel. Honnêtement, je ne sais pas.
Elle se sentit au bord des larmes. Elle ne demandait pas à être comprise. Elle voulait simplement qu’il l’étreigne. Qu’il la prenne dans ses bras et lui murmure que tout allait bien, qu’il l’aimait toujours.
La voix tremblante, indignée, elle ne put que protester :
— Je ne suis pas différente.
Pas en elle. Pas dans l’essence même de son être.
Le jour des quatre ans de Rachel, Matt l’avait surprise en train d’écrire sur le mur du salon avec les crayons offerts pour son anniversaire – de superbes gribouillis artistiques vert pomme et orange. Le mur avait été repeint deux semaines plus tôt et, aux yeux de Rachel, il devait avoir ressemblé à une grande feuille de papier blanc n’attendant que ses savantes arabesques.
Matt avait dû régler la facture des travaux la même semaine où l’assurance de la voiture venait à échéance. La famille Wheeler tirait le diable par la queue. Les repas de Celeste étaient à base de pâtes et de pommes de terre ; pas de viande pendant un temps. Le tricycle de Rachel, qu’elle n’avait même pas daigné regarder depuis le matin, avait épuisé les dernières réserves de leur carte Visa.
Le gribouillage, en conséquence, l’avait passablement fait sortir de ses gonds.
Il lui avait arraché le crayon de la main et l’avait écartée du mur.
— Méchante, Rachel ! avait-il dit. Mal ! Mal !
Elle s’était assise par terre, son petit visage tourmenté.
La colère de Matt avait presque instantanément fait place au remords. Rachel, à travers ses larmes, balbutiait :
— Rachel… pas méchante !
Il trouva la remarque tout à fait pertinente. Et eut envie de se tirer une balle dans la tête.
Il souleva sa fille dans ses bras.
— Tu as raison, Rachel. Tu n’es pas méchante. Mais il ne fallait pas écrire sur le mur. Même les gens bien font des erreurs, quelquefois, tu sais. C’est ce que je voulais dire. Ce n’est pas bien d’écrire sur le mur. Mais ce n’est pas pour ça que tu es méchante, c’est vrai.
C’est la façon dont elle avait exprimé son désaccord dans le parc de la Vieille Carrière qui convainquit Matt : il avait toujours une fille – du moins pour le temps présent.
Je ne suis PAS différente.
Il sentit ses yeux s’emplir de larmes.
— Ah, Rachel, soupira-t-il. Je ne sais plus très bien où j’en suis, dans cette histoire…
Elle contourna la table. Matt se leva et se cogna le genou sur le bord du plateau de pin brut. Les gestes étaient empruntés, mais l’étreinte dura longtemps. Très longtemps.
Un peu plus tard, elle s’assit sur une balançoire et lui demanda de la pousser. Comme au bon vieux temps, songea Matt. Peut-être avait-elle besoin d’avoir dix ans de nouveau. L’espace de quelques minutes. Peut-être qu’il en avait besoin, lui aussi.
Il la poussa, et elle riait, et le ciel était bleu.
Ils se promenèrent ensuite dans le bois, mais le sentier était encore un peu boueux après la pluie.
— On aurait dû se préparer des sandwiches, dit-elle quand ils émergèrent au soleil.
— J’ai une meilleure idée. On va déjeuner au Dos Aguilas.
— C’est vrai ?
— Je t’invite. Si c’est ouvert…
— Je crois que ça l’est, dit-elle.
Il se demanda comment elle pouvait le savoir.
Le Dos Aguilas était un restaurant mexicain, sur le port. Matt se souvenait que Celeste l’avait classé dans la catégorie « nappes blanches » contrairement aux restaurants du centre commercial – Formica et skaï. Il y avait même un vrai cuisinier, une denrée de plus en plus rare, dans cette société de consommation forcenée.
Le restaurant avait ouvert ses portes en 1963. Arturo, le propriétaire, l’avait hérité de son père. Il était toujours ouvert. Vide, mais ouvert.
Arturo les accueillit avec affabilité, mais Matt comprit au regard qu’il échangea avec Rachel que tous deux étaient de la même famille ; Matt faisait désormais figure d’outsider.
Il choisit une table près de la fenêtre d’où ils pourraient voir les vagues laper la jetée.
— Ça veut dire Deux Aigles, dit Matt.
Rachel ouvrit son menu.
— Quoi ?
— Dos Aguilas. Ça veut dire Deux Aigles. La légende veut qu’un couple d’aigles ait installé son nid ici. Parfois, on peut les voir tourner au-dessus des bateaux et plonger pour prendre des poissons.
— Oh ? C’est vrai ?
Elle tourna les yeux vers l’océan.
— Tu les as déjà vus ?
— Non. Et je ne connais personne qui les ait vus non plus. L’histoire a plus d’un siècle, tu sais. Mais les gens continuent à guetter.
Rachel inclina la tête en souriant à cette idée.
Arturo vint prendre leur commande et repartit vers la cuisine, traversant un décor touffu de sombreros, de ceinturons, de poteries et de parchemins colorés.
— Tu savais que le restaurant serait ouvert, dit Matt.
Elle acquiesça.
— Tu sais des choses. Pas seulement toi ; les autres aussi.
Il lui parla du chiffre que Tom Kindle lui avait rapporté : un sur dix mille.
— Rachel, comment pourrait-on décemment le savoir ?
Elle parut réfléchir.
— C’est à peu de chose près le bon chiffre.
— D’accord. Mais comment le sais-tu ?
— Oh, je… je me mets sur la bonne fréquence.
— Pardon ?
— C’est comme ça que je me l’exprime.
Un temps.
— Papa, tu veux que je te raconte tout en détail ?
— Oui.
— C’est bizarre, je te préviens.
— Qu’est-ce qui ne l’est pas, depuis quelque temps, Rachel ?
Il lut la résignation dans son regard. D’accord… puisque tu insistes.
— Tu as entendu parler des néocytes, commença-t-elle. Un de leurs rôles est de servir de connecteurs. C’est comme s’ils créaient des lignes invisibles entre les gens, et aussi entre les gens et le vaisseau.
— Une sorte de télépathie ?
— Un peu, oui. Mais c’est insuffisant, comme comparaison. Ce sont des ondes de connaissance, qu’ils créent. Les Voyageurs sont d’avis qu’il ne devrait pas exister de barrières pour accéder à la connaissance. La vie de chacun reste privée, s’il souhaite qu’elle le soit, mais la connaissance, elle, doit être universellement partagée.
— Quel genre de connaissance ?
— Tout ce que tu peux imaginer.
— Donne-moi un exemple.
— Eh bien… supposons que je veuille me rendre à Chicago. Avant, j’aurais dû prendre une carte pour étudier la route. Maintenant, je peux tout simplement m’en souvenir.
— Rachel, tu n’y es jamais allée.
— Ce n’est pas dans ma mémoire que je puise, mais dans celle de quelqu’un d’autre. De tous ceux qui ont étudié cette carte routière. Ce n’est pas ma connaissance, mais je peux y avoir accès si j’en ai besoin.
— Et ce n’est rien de plus ? Un souvenir ?
— C’est beaucoup plus que ça, mais c’est l’impression que ça donne. Je suppose qu’on serait plus proche de la vérité en évoquant une banque de données ou un système électronique. N’empêche qu’on a la sensation de se souvenir. Il faut tout de même fournir un effort mental, réfléchir à fond. Te mettre sur la fréquence. Et puis ça vient, tu… tu te rappelles, tout simplement.
— Et s’il s’agit de quelque chose de compliqué ? La théorie des quanta, par exemple ? Ou la neurochirurgie ?
Elle fronça les sourcils, et Matt se demanda si elle était en train de se mettre sur la fréquence, là, alors même qu’ils discutaient.
— C’est possible, dit-elle. Mais il faut que ce soit fait de façon méthodique. Dans le monde des Voyageurs, la connaissance est universellement disponible, mais elle respecte une certaine hiérarchie. Tu dois procéder par paliers. À quoi te servirait-il de savoir par exemple que tu peux déduire la probabilité classique à partir du carré du module de l’amplitude complexe des quanta si tu ne sais pas ce qu’est un module ou une amplitude en termes de physique ? La connaissance est accessible, mais si tu veux la comprendre, il faut tout de même que tu l’ingurgites petit peu par petit peu. Comme cette salade. Merci, Arturo.
— Qu’avez-vous choisi, comme boisson ?
— Un Coca, dit-elle.
— Et monsieur ?
— Donnez-moi… je ne sais pas. Un grand verre d’eau.
Il avait la bouche terriblement sèche.
— Je ne voulais pas te faire peur, dit-elle.
— Non, mais… je ne m’y attendais pas, c’est tout.
— Je me surprends moi-même, quelquefois.
Le repas se déroula dans un silence pesant. Matt remarqua que Rachel jetait de fréquents coups d’œil vers l’océan. Elle guettait les aigles, sans doute ; ça devenait vite une obsession.
— Tu as encore l’air triste, dit-elle quand Arturo apporta le café de Matt.
— Vraiment ?
— Tu as été heureux un moment parce qu’on a parlé. Mais seulement un moment. À cause de ce qui se passe.
— Parce qu’on t’enlève à moi, Rachel. Tu as raison, j’ai été très heureux que nous parlions. Mais qu’est-ce que ça change, au fond ? Tu t’en vas quelque part où je ne peux pas te suivre.
— N’est-ce pas ce qui serait arrivé, de toute façon ? Je serais allée à l’université, ou bien…
— On peut difficilement comparer. Je sais bien que tu ne serais pas éternellement restée adolescente. Tu aurais fait tes études, tu te serais peut-être mariée, tu aurais embrassé une carrière. Bien sûr. Mais bon Dieu, ça n’a rien à voir. À l’université, j’aurais pu t’appeler tous les week-ends, venir te voir. Mais l’année prochaine… peux-tu me garantir qu’on parlera encore le même langage ?
Elle détourna le regard.
— Alors qu’est-ce qu’il nous reste ? demanda-t-il. Quelques mois ?
Les yeux toujours sur le port, elle considéra la question avant d’y répondre :
— Peut-être quelques mois. Peut-être moins.
— Alors, c’est bien ça, tu t’en vas ?
— Oui.
— Avec tous les autres ?
— Oui.
— Où ? Quand ?
— Ce n’est pas… pas très clair, encore.
Rageusement, il jeta sa serviette sur la table.
— Papa, dit-elle, c’est à double tranchant, tu sais. Toi aussi, tu as fait un choix. J’ai des raisons de t’en vouloir, au même titre que toi.
— Ah oui ?
— Oui. Parce que tu vas mourir. Et pas moi. Et que ce n’était pas inéluctable.
Ils rentrèrent par la route de la côte.
— Tu connais mon intention de sauver cette ville, dit-il à sa fille.
— C’est ce que tu m’as dit, oui.
— Tu ne penses pas que ce soit possible ?
— Je… je ne suis pas sûre.
— Rachel, écoute-moi. Si tu sais quoi que ce soit de ce qui doit arriver à cette ville, à la planète… je te demande instamment de me le dire. Parce qu’on ne peut rien prévoir contre quelque chose qu’on ne peut même pas imaginer.
Elle demeura un long moment silencieuse au fond de son siège.
— Les choses continueront comme maintenant, dit-elle enfin. Du moins pour un temps. Peut-être jusqu’à l’hiver. Après… les gens commenceront à disparaître.
— À disparaître ?
— À abandonner leur corps physique. Oh, je sais que ça doit te sembler épouvantable… Mais ça ne l’est pas. Je t’assure que ça ne l’est pas.
— Si tu le dis, Rachel… Et qu’est-ce qui arrivera à ces gens ?
— Dans un premier temps, ils iront dans le vaisseau.
— Pourquoi « dans un premier temps » ? Ils n’y resteront pas ?
— Nous aurons un endroit à nous avant longtemps.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Un vaisseau pour humains ?
— En quelque sorte.
— Mais… dans quel but ? Pour quitter la Terre ?
— Peut-être. Papa, ces décisions n’ont pas encore été arrêtées. Mais la Terre fait l’objet de sérieuses études. On l’a vraiment martyrisée. Les Voyageurs ont déjà commencé à la nettoyer. À refermer certaines blessures que nous lui avons infligées. Ils purifient l’air de son excès de gaz carbonique…
— Parce qu’ils peuvent faire une chose pareille ?
— Oui.
— Admettons.
Il soupira.
— Donc les gens disparaissent. Donc Buchanan est vide.
— Nous ne disparaîtrons pas tous. Du moins pas tous en même temps… Comment appelle-t-on un jour comme aujourd’hui ? L’été indien ? Le dernier beau jour de l’année. La dernière occasion d’aller se baigner, peut-être, ou de se promener. Eh bien, je crois que les quatre ou cinq mois à venir seront comme un été indien pour beaucoup d’entre nous. Notre dernière chance de porter un corps humain et de profiter de la Terre.
— Une dernière chance avant l’hiver.
— Une dernière chance avant quelque chose de mieux. Mais même si tu quittais une vieille cabane pour un palais des Mille et Une Nuits, tu aurais tout de même envie de jeter un dernier coup d’œil sur ta cabane avant d’en fermer définitivement la porte.
Son regard était devenu vague, sa voix toute faible.
— C’est le berceau du genre humain. Et il n’est pas toujours facile de quitter le berceau.
Étrange, songea Matt, comme un jour si ensoleillé pouvait être aussi froid.
Le soir, après le dîner, elle se pelotonna confortablement dans un fauteuil, Dostoïevski sur ses genoux.
— Comment se fait-il que tu aies besoin de lire ça ? demanda-t-il. Tu ne peux pas t’en souvenir, tout simplement ?
— Je ne suis pas encore assez douée.
— Alors la bibliothèque est toujours ouverte ?
— Oui.
— Mais le temps viendra où elle fermera ses portes.
— Oui.
Elle releva les yeux vers lui. Il enfilait sa veste ; la soirée devenait fraîche.
— Tu sors ?
— Juste faire un tour.
— Tu veux que je vienne ?
— Merci, Rachel, mais non. Pas cette fois.
Il se gara sur le parking, non loin du ferry qui, l’été, emmenait les touristes jusqu’à l’île des Crabes, une tache de verdure, comme une émeraude sertie dans l’écrin bleu de la baie. Face à l’ouest, il pouvait admirer le ciel encore incendié, bien que la nuit commençât à tomber doucement.
Il venait souvent ici, après la mort de Celeste. Quand on a besoin de s’isoler et qu’on vit avec sa fille, il faut bien se ménager des lieux de retraite. Quoi de mieux qu’un parking pour trouver la paix dans le cocon de sa voiture ? Les gens supposent que vous attendez quelqu’un. Ils ne vous prêtent pas attention. On peut être seul avec sa peine… on peut même pleurer. Si on le fait discrètement, si on ne s’abandonne pas aux sanglots convulsifs qui attirent la compassion des badauds.
Ce n’était pas la même chose, aujourd’hui. Mais il avait besoin de solitude.
C’était l’heure où la lumière des réverbères frémit et où le paysage, les objets, perdent tout relief. L’heure des idées noires.
Qu’essayait-il de sauver, au juste ?
Que voulait-il à tout prix défendre, retenir, dans ce nouveau monde qu’ils façonnaient ? La guerre était finie. La maladie, apparemment, appartenait à un temps révolu. La famine aussi. Le mensonge n’avait plus de raison d’être.
Mais il n’avait jamais aimé la guerre, la maladie, la famine, la tromperie.
Alors quoi ?
Qu’avait-il aimé d’un amour si fort qu’il en avait refusé la vie éternelle ?
Quelque chose d’évanescent.
Quelque chose de fragile.
Une famille. L’enfance de Rachel. Celeste.
La possibilité d’un avenir humain.
Illusion, que tout cela. Il songea à la bannière de Willy, un vieux chiffon investi de gloire par le fanatisme d’un homme. Et aux aigles du Dos Aguilas, un merveilleux mensonge.
Le ciel au-dessus de la baie était vide.
Mais les aigles volent, songea-t-il. Ils volent quand on croit en eux.
Willy volait, lui aussi, pendant ces dix minutes de liberté sur la colline.
Je sauverai cette ville, se dit Matt.
Et si je ne peux pas sauver la ville… si ce n’est pas possible, alors… alors, devant Dieu, je jure d’essayer d’en sauver au moins quelque chose.
Ou quelqu’un.
Le samedi où Matt emmena sa fille dans le parc de la Vieille Carrière, Annie Gates prenait la route de la côte en direction du sud. Elle roula durant presque une heure.
Ce trajet, elle le faisait depuis près de dix ans, maintenant. Un week-end sur deux ; parfois le samedi, parfois le dimanche.
Elle n’en avait jamais parlé, même à Matt.
Elle rendait visite à Bobby.
Bobby vivait dans une chambre de l’aile ouest d’un long bâtiment situé au beau milieu d’une pinède au bord de l’océan. La fenêtre donnait sur une large pelouse et sur une partie du parking où se gara Annie. Bien entendu, Bobby ne regardait que rarement par la fenêtre. Mais peut-être y avait-il du nouveau. Peut-être que Bobby commençait à apprécier la vue. Elle l’espérait.
Une plaque à l’entrée du bâtiment annonçait :
CENTRE DE SOINS WELLBORNE
Soigner est notre devoir
Un devoir très coûteux. Avec ce qu’elle payait mensuellement à Wellborne depuis que Bobby y était installé, Annie aurait aisément pu s’offrir un appartement luxueux sur Park Avenue. Pour elle, la période de vaches maigres durait du premier de l’an à la Saint-Sylvestre. Ce n’était pas par coquetterie qu’elle suivait un régime salade et thon, mais par nécessité. Le plus difficile avait été de supprimer les livres de son budget ; elle n’en achetait plus qu’un de temps à autre.
Mais elle ne se plaignait pas, puisque ainsi Bobby bénéficiait des meilleurs soins.
Elle passa devant la réception – il y avait toujours autant d’employés, les effets de Contact se manifestant plus lentement chez les patients de Wellborne – et remonta le couloir vers la chambre de Bobby, numéro 14.
Elle avait remarqué une amélioration, lors de sa dernière visite. D’habitude, Bobby se recroquevillait en position fœtale quand il la voyait entrer. Or, la dernière fois, il s’était redressé et l’avait observée avec une gravité intimidante. Une expression qu’Annie n’avait su interpréter. Et ce n’était certes pas Bobby qui pouvait le lui expliquer. Jamais il ne lui parlait. Il parlait parfois aux infirmières – des mots très simples pour exprimer ses besoins, ses désirs. Mais jamais à Annie.
Aujourd’hui… elle avait bon espoir.
Elle croisa les doigts et récita une courte prière muette avant d’ouvrir la porte.
— Annie ! s’exclama-t-il.
Elle crut que ses jambes allaient fléchir sous son poids. Depuis combien de temps n’avait-elle entendu cette voix ?
Vingt-cinq ans. Elle se souvenait distinctement, trop distinctement, des derniers mots qu’il lui avait dits.
Annie, arrête.
Il avait eu neuf ans, alors. Elle, dix.
Annie, avait-il crié, fais pas ça, arrête !
Il avait bonne mine, aujourd’hui, dans son jean propre et son T-shirt blanc qui proclamait « I LOVE WELLBORNE ». À la place du love était dessiné un cœur. Bien sûr, il était encore bien trop maigre. Depuis deux ans, Bobby avait du mal à se nourrir. Juste avant Contact, il plafonnait à cinquante kilos. Le médecin avait émis la possibilité de le mettre sous intraveineuse.
À présent, il avait recouvré son appétit, et bien que ses côtes fussent encore visibles sous le T-shirt, Annie put se rendre compte qu’il avait repris du poids.
Son sourire, qui étirait son visage terriblement émacié, était celui d’un mort-vivant. Mais c’était un sourire, un miracle en soi. Ses yeux brillaient dans le fond de leurs orbites creuses.
— Bonjour, Bobby.
Les mots avaient difficilement franchi la boule coincée dans sa gorge.
Il sauta de son lit où, assis en tailleur, il regardait un match de base-ball à la télévision.
— Ils ont dit que je pouvais sortir, aujourd’hui. Tu veux venir faire un tour avec moi, Annie ?
— Bien sûr, Bobby.
Il paraissait atrocement fragile alors qu’il descendait maladroitement les marches vers la pelouse, mais Annie ne doutait pas qu’il fût bon pour lui de prendre l’air. La compétence du personnel médical de Wellborne n’avait jamais été sujette à caution. Et puis, évidemment, depuis Contact, Bobby était immortel. Comme tout le monde. Mais elle avait encore du mal à s’en convaincre.
À trente-quatre ans, il marchait comme un vieillard et parlait comme un gosse. Un gosse de neuf ans, l’âge qu’il avait au moment de l’accident.
Annie traversa avec lui la pelouse ensoleillée.
Elle osa enfin une question :
— Tu te plais ici, Bobby ?
— C’est pas mal, répondit-il. On mange plutôt bien.
— Tu veux y rester ?
Il haussa les épaules. Elle reconnut le geste, particulier chez lui. Un geste qui disait : « Je sais pas. J’ai pas envie d’en parler. »
— Il fait beau, remarqua-t-elle.
C’était désespérant. Discuter du temps après vingt-cinq années de mutisme…
Bobby sourit.
— Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? demanda-t-elle encore.
— Je regarde la télé. Je me souviens.
— Tu te souviens ? De quoi ?
— De plein de choses, depuis qu’ils sont venus.
Il se toucha la tête, du côté un peu déformé, et regarda vers le ciel : les Voyageurs.
— Annie… tu sais ce que je me rappelle ?
Elle serra les dents à l’idée de ce que cela pouvait être.
— Je me rappelle quand on jouait à chat…
Il lui toucha l’épaule et partit en courant gauchement.
Elle fit mine de le courser, heureuse de se souvenir, elle aussi. Durant tout l’été, ce dernier été, ils avaient joué à chat presque tous les soirs. Leur père était le médecin généraliste de Bruce, une petite ville canadienne perdue dans les champs de céréales. De toutes les pelouses de Bruce, celle des Gates était la plus grande, la plus verte.
Ils avaient un parcours bien défini : le long de la haie de troènes, autour du saule pleureur, surtout ne pas franchir le bord du trottoir – sinon c’était un gage –, et devant la niche du chien. Annie, d’un an plus âgée, aurait pu attraper Bobby comme elle le voulait. Mais elle aimait entendre son rire quand il évitait de justesse sa main tendue. Certains soirs, elle le touchait une fois, deux fois, le faisait courir un peu et, au bout du compte, le laissait gagner. D’autres fois, elle lui abandonnait la victoire dès le départ.
Et maintenant… elle avait du mal à croire qu’il puisse courir de nouveau. Le soleil inondait la grande pelouse d’une lumière éblouissante ; l’air était frais et pur. Il courait par petits bonds maladroits ; son jean menaçait de glisser de ses hanches osseuses. Il aurait été si facile de l’attraper.
Mais elle simulait une course effrénée. Bobby se retournait en riant à gorge déployée et Annie écoutait ce son lui réchauffer le cœur.
Quelquefois, bien sûr, il l’agaçait.
Le plus difficile, avec Contact, avait été d’affronter ce souvenir ; mais elle n’avait pas eu le choix. Bien sûr, elle avait accepté l’offre de vie éternelle, toutefois une partie d’elle-même, celle qui protégeait jalousement ce souvenir, avait crié : Annie ne mérite pas de vivre.
Elle avait dix ans, alors. Seulement dix ans. Une enfant. Impulsive, comme tous les enfants, sans doute.
Elle jouait avec son frère sur le toit de la maison ; c’était une des plus chaudes journées de la saison.
Monter sur le toit n’avait rien de bien sorcier. Il suffisait d’apporter l’échelle des vieux lits gigognes remisés au sous-sol, de sortir sur l’étroit balcon de la chambre d’Annie et d’escalader la pente raide des bardeaux. On pouvait alors s’allonger au faîte du toit et voir très loin, bien au-delà du château d’eau, de la route, au-delà des greniers à grains et de l’étendue dorée des champs de blé sur l’horizon.
Bobby avait peur du toit. Il fallait toujours qu’Annie l’aide à monter, l’aide à descendre. Parfois, cependant, elle tirait un plaisir coupable de cette peur. Bobby, plus jeune qu’elle, faisait souvent l’objet d’attentions dont elle était sevrée. C’était le bébé de la famille. Annie était toujours de corvée de vaisselle. Pas Bobby.
Ce jour-là… Ça oui, il faisait chaud. Les vêtements collaient au corps moite. Bobby n’arrêtait pas de se plaindre. Alors elle était montée toute seule sur le toit, espérant qu’il ne la suivrait pas.
Évidemment, il l’avait suivie tout de même.
Il s’était hissé sur l’avant-toit et avait rampé sur les bardeaux derrière elle, accroché au pied de sa sœur en attendant de pouvoir s’allonger en toute sécurité. Ne bouge pas, empoté, et tu ne glisseras pas. Mais ce n’est pas ce qu’Annie avait dit.
Si tu as peur, tu vas transpirer et tes mains seront toutes mouillées.
Bobby avait froncé les sourcils.
Et si tes mains sont mouillées… tu pourrais glisser.
Terrorisé, il avait regardé, par-delà Annie, la cime des cèdres déformée par l’air brûlant. Annie, dis pas ça…
On est très très haut, tu sais, Bobby.
Saisi de panique, il lui agrippa le pied à deux mains.
Hé, lâche-moi, c’est pas de jeu !
Mais il s’y accrocha plus fort. Elle était en short, pieds nus. Avec la chaleur, les doigts de Bobby étaient collants comme de la poix. Elle ne supportait pas.
Bobby ! Lâche-moi !
Elle secoua la jambe pour se dégager.
Annie, cria-t-il, arrête !
La peur commençait maintenant à la gagner, elle aussi. Son regard quitta le bleu profond du ciel, descendit sur les fermes, les silos, les maisons, les rues, et s’arrêta sur la gouttière et l’allée pavée, juste en dessous. Sa mère venait de sortir la poubelle qui semblait trembloter sous la chaleur.
Elle imagina Bobby en train de tomber ; elle le vit qui l’entraînait dans sa chute.
Elle donna un coup de pied, plus fort.
Il lâcha une main, s’agrippa aux bardeaux.
Un nouveau coup de pied.
Annie, fais pas ça, arrête !
Sa voix était alors étrangement, effroyablement calme.
Annie donna une dernière secousse pour se libérer, et sentit la main de Bobby lâcher sa cheville. Quand elle se tourna de nouveau vers lui, elle n’eut que le temps de le voir qui disparaissait par-dessus le bord du toit, une expression d’étonnement, d’incompréhension, inscrite sur son visage figé.
Elle dégringola l’échelle en toute hâte et se pencha sur la rambarde du balcon. Bobby gisait au milieu de l’allée, près de la poubelle. Elle le regarda longtemps, l’esprit comme engourdi, incapable d’interpréter ce qu’elle voyait. La tête de son frère, ouverte, baignait dans une mare de sang sur les pavés. Énorme éclaboussure garance sur la grisaille de l’allée.
Quand Bobby quitta l’hôpital, il portait de nouveau des couches. Leur mère devait le changer tout le temps.
Une fois, elle avait agité une couche souillée sous le nez d’Annie.
— C’est ta faute, avait-elle dit.
La tête de Bobby était curieusement plate sur un côté et il ne parlait plus, mais chaque fois qu’il voyait Annie, il se recroquevillait sur lui-même et fermait les yeux.
Leur mère était morte deux ans plus tard.
Annie avait espéré regagner l’affection de son père en obtenant un diplôme de médecine ; mais lui aussi était mort avant qu’elle ait terminé ses études.
Elle persista malgré tout jusqu’à son diplôme. Bobby était soigné dans un établissement spécialisé, intégralement payé par l’argent de l’héritage. Mais cet argent ne durerait pas éternellement, et elle aurait besoin d’un bon revenu, un revenu de médecin, pour assumer les soins de Bobby.
Son internat fut particulièrement pénible. La seule vue d’une blessure à la tête lui donnait des vertiges.
Quand elle accepta de s’associer avec Matt Wheeler, il lui parla de sa femme Celeste et de la façon dont il l’avait perdue. Annie, jamais, ne parla de Bobby. C’était son secret. Un secret qui les éloignait, mais Annie était convaincue que leur relation était exactement telle qu’elle devait être : plus forte que l’amitié, plus légère que l’amour. Matt se sentait coupable d’aimer quelqu’un après Celeste. Et Annie… Annie, elle, se sentait indigne d’être aimée.
Les Voyageurs avaient réveillé ces souvenirs, mais ils avaient offert une contrepartie : l’objectivité, fraîche et purifiante comme l’eau d’un torrent. La possibilité de se pardonner à soi-même.
Et près d’un quart de siècle plus tard, Annie pardonna enfin à Annie.
Mais ce n’était pas seulement son propre pardon qu’elle espérait de toute son âme.
Bobby se fatigua vite et ils s’assirent à l’ombre, sous l’arbre de la cour intérieure. Annie alla chercher deux jus d’orange à la cafétéria du personnel. Ils étaient frais, presque glacés.
— On va partir en voyage, dit Bobby.
— Avec les autres patients de Wellborne ? C’est bien. Où allez-vous ? À la plage ?
— Non, je veux dire… On va tous faire un voyage.
— Oh… Tu parles de ce voyage-là… Oui, c’est vrai.
— Tu es excitée, Annie ?
— Ce n’est pas encore pour tout de suite, Bobby. Dans quelques mois, peut-être.
— Il faut qu’ils construisent le vaisseau, d’abord.
— Oui.
Il secoua la tête.
— Il faut que je grandisse vite.
— Il n’y a pas urgence.
— J’ai tout de même un gros retard à rattraper.
Elle ne put trouver sa voix pour répondre.
— Je reprends des forces, tu sais, dit-il. Tiens, regarde ce que je peux faire.
Une rambarde de bois courait tout autour de la cour. Avant qu’elle ait pu l’en empêcher, Bobby s’était hissé dessus. Il s’accrocha un instant à l’étroite poutre, puis se releva en hésitant, tel un funambule cherchant son équilibre.
Ses hanches maigres saillaient sous son jean trop large. Ses bras tendus semblaient aussi fragiles que des brindilles.
Une saute de vent suffirait à le faire tomber. Annie céda à la panique.
— Bobby, arrête !
— Non, Annie, regarde !
Il mit prudemment un pied devant l’autre. Deux pas. Fier de son équilibre. Fier de sa force nouvelle.
— Bobby, tu vas te faire mal !
— Mais non, je…
Mais elle s’était déjà levée et, sans réfléchir, elle courait vers lui. Elle l’attrapa par la taille et l’attira contre elle. Il était plus léger encore qu’elle ne l’aurait cru. Aussi léger qu’un gamin de neuf ans.
— Annie ! Annie, il n’y a pas de quoi avoir peur !
Il la prit dans ses bras et pressa sa tête déformée contre la joue de sa sœur.
— Je sais pourquoi tu pleures, murmura-t-il.
Elle eut l’impression que son cœur cessait de battre.
— Mais c’était il y a si longtemps, ajouta-t-il. On était des gosses. Ça n’a plus d’importance.
Et Annie pleura dans les bras de son frère, et les larmes coulèrent, irrépressibles, intarissables, se déversant d’un puits de douleur avide de lumière.