Première partie Les adieux

1. Mercedes Lamballe Bryan Grenfell

Les trompettes brillantes sonnèrent en fanfare. La suite ducale quitta dans l’allégresse le Château de Riom. Les chevaux caracolaient et faisaient des courbettes comme on le leur avait appris. Ils devaient se montrer fougueux sans mettre en danger les dames, mal installées sur leurs selles d’amazone. Le soleil qui se levait faisait étinceler les caparaçons ornementés des montures, mais les cavaliers splendides recueillaient les applaudissements de la foule.

Les reflets bleu-vert de l’image des festivités sur le moniteur venaient assombrir les cheveux auburn de Mercédès Lamballe tandis que des points de lumière vive glissaient sur son mince visage.

— Les touristes, expliqua-t-elle à Grenfell, tirent au sort pour savoir qui fera partie de la procession des nobles. C’est bien plus drôle d’être avec le peuple, mais essayez donc de leur expliquer. Bien sûr, tous les rôles principaux sont tenus par des pros.

Jean, duc de Berry, leva le bras pour saluer la foule qui l’ovationnait. Il portait une longue houppelande du même bleu que ses armoiries, semée de fleurs de lys. Ses manches tombantes avaient été retroussées pour laisser voir la somptueuse doublure de brocart d’or. Les hauts-de-chausse du Duc étaient de pure soie blanche brodée de paillettes d’or et ses éperons étaient d’or massif. A son côté chevauchait le Prince Charles d’Orléans. Sa robe versicolore faisait voisiner l’écarlate royal avec le noir et le blanc, et son baudrier d’or épais était orné de clochettes tintinnabulantes. Derrière, suivaient les autres nobles, chatoyants comme une volée de fauvettes au printemps, suivis par leurs dames.

— N’y a-t-il pas un risque ? demanda Grenfell. Ces chevaux avec ces cavaliers non entraînés ? Je pense que vous devriez vous en tenir à des robots.

— Il faut que ce soit réel, dit Lamballe. Ceci est la France, ne l’oubliez pas. Ces chevaux ont été spécialement dressés pour leur intelligence et leur docilité.

En l’honneur du joli mai, la fiancée, la Princesse Bonne, était vêtue de soit vert malachite, de même que toute sa suite. Les jeunes filles nobles portaient la coiffe bizarre du début du quinzième siècle : des rubans d’or ornementés entretissés de joyaux qui étaient posés sur leurs cheveux nattés et leur faisaient comme des oreilles de chat. Le crêpage de la Princesse était encore plus extravagant, pareil à deux longues cornes dorées qui saillaient de ses tempes, avec un voile de baptiste blanc drapé autour des fils d’or.

— Envoyez les filles-fleurs, dit Gaston, de l’autre côté de la salle de contrôle.

Mercy Lamballe était assise, immobile, fascinée par l’image scintillante. L’antenne de son corset faisait paraître la coiffure médiévale de la princesse qui quittait le château presque banale en comparaison.

— Mercy, lui rappela doucement le réalisateur. Les filles-fleurs.

Lentement, elle tendit la main et sélectionna le canal pilote.

A nouveau, les trompettes sonnèrent et la foule des paysans-touristes poussa des Ooh ! Des dizaines de petites filles à fossettes, en robes courtes roses et blanches accoururent depuis les vergers, portant des corbeilles de fleurs de pommier. Elles se dispersèrent tout au long du chemin, devant la procession ducale et lancèrent leurs fleurs pendant que trombones et flageolets entamaient un air guilleret. Des jongleurs, des acrobates ainsi qu’un ours danseur se joignirent à l’assemblée. La Princesse adressa des baisers à la foule et le Duc distribua quelques pièces.

— Lancez les courtisans, dit Gaston.

La femme demeura immobile devant sa console de contrôle. Bryan Grenfell vit briller des gouttes de sueur sur son front et dans les boucles de ses cheveux auburn. Elle avait les lèvres serrées.

— Mercy, que se passe-t-il ? murmura-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien. (Elle avait la voix rauque, tendue.) C’est parti pour les courtisans, Gaston.

Trois jeunes gens, également vêtus de vert, surgirent en courant des bois et se portèrent au-devant de la procession des nobles, les bras chargés de branches feuillues. En riant, les dames en firent alors des tresses dont elles ceignirent les chevaliers de leur choix. Les hommes leur retournèrent le compliment en leur offrant des chapelets de friandises et tous reprirent leur chemin vers la prairie où les attendait le mât de mai. Entre-temps, pilotés par Mercy, des filles aux pieds nus et des garçons souriants distribuaient force fleurs et feuilles à l’assemblée à peine moins fière tout en criant : « Vert ! Vert pour le mai ! »

A la seconde précise, le pilote lança le Duc et sa suite qui entonnèrent, accompagnés par les flûtes :

C’est le mai, c’est le mai

C’est le joli mois de mai ![2]

— Encore une fois, ils ne sont pas dans le ton ! dit Gaston d’une voix exaspérée. Lance les voix d’appoint, Mercy. Ajoute aussi l’alouette et quelques papillons jaunes. (Il appuya sur la touche d’intervention du canal pilote.) Eh, Minou ! Fais-moi dégager ce crétin devant le cheval du Duc. Et surveille aussi le gosse en rouge. On dirait qu’il veut arracher les clochettes du baudrier du Prince.

Comme on lui en avait donné l’ordre, Mercédès Lamballe lança les voix auxiliaires. La foule tout entière se joignit au chant qu’elle avait répété depuis le Couronnement de Charlemagne. Mercy emplit les vergers fleuris de chants d’oiseaux et déclencha les signaux qui libéraient les papillons de leurs cages secrètes. Puis, sans faire la moindre pause, elle envoya une brise parfumée qui vint rafraîchir les touristes d’Aquitaine, de Neustrie, de Blois, de Foix et de toutes les autres planètes « françaises » du Milieu Galactique qui étaient venus apprécier les fastes de l’Auvergne ancienne en même temps que des centaines de Francophiles et de médiévalistes accourus de tous les mondes.

— Ils doivent commencer à avoir chaud, Bry, fit remarquer Mercy Lamballe. Une petite brise va le rendre plus heureux.

Bryan se détendit un peu : elle avait un ton plus normal, tout à coup.

— Oui, je pense qu’il y a des limites aux inconvénients qu’ils acceptent de supporter pour plonger dans les grandes reconstitutions culturelles.

— Nous reproduisons le passé tel que nous l’aurions aimé, dit Mercy. Rien à voir avec les réalités de la France médiévale.

— Nous avons des traînards, Mercy.

Gaston pianota sur le panneau de contrôle les notes préliminaires de la chorégraphie du cortège de mai.

— Dans cette bande, j’aperçois deux ou trois exotiques. Sûrement ces ethnologues comparativistes du monde de Krondak à propos desquels on nous a mis en garde. Il vaut mieux amener un troubadour pour les distraire jusqu’à ce qu’ils se joignent au groupe principal. Ces pompiers sont gentils de nous avoir rendu visite, mais il ne faut pas les laisser s’ennuyer au fond de la salle, sinon ils sont bien capables de nous assaisonner dans leur rapport.

— Certains parmi nous restent objectifs, fit doucement Grenfell.

Le réalisateur renifla.

— Ouais… On voit que ce n’est pas vous qui vous trimballez dans le crottin de cheval en tenue de carnaval, avec un soleil à crever, une demi-dose d’oxygène subjectif et une double pesanteur subjective ! Mercy ? Bon Dieu, mon petit, est-ce que vous allez encore craquer ?

Bryan se leva et s’approcha d’elle, l’air inquiet.

— Gaston, vous ne voyez pas qu’elle est mal ?

— Non, ça va ! lança Mercy. Ça ira mieux d’ici une ou deux minutes. Troubadour lancé, Gaston.

L’écran de contrôle zooma sur un chanteur qui faisait une révérence devant le petit peloton d’attardés, pinçait une corde de son luth et les dirigeait adroitement vers le lieu de rassemblement, autour du mât de mai, tout en les régalant d’une chanson. C’était un ténor dont la voix colorée emplit tout à coup la salle de contrôle. Il chanta d’abord en Français, puis en Anglais Standard de l’Administration Humaine du Milieu Galactique pour tous ceux qui ignoraient les langues archaïques.

Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s’est vestu de broderie

De soleil luisant-cler et beau.

Ce fut une véritable tourterelle qui donna le coda à la chanson du ménestrel. Mercy baissa la tête et des larmes tombèrent sur la console, devant elle. Cette maudite chanson. Et ce maudit printemps d’Auvergne. Avec ses fausses alouettes, ses papillons rétroévolués, ses prairies manucurées et ses vergers grouillants de gens heureux accourus de toutes ces planètes lointaines où l’existence était si rude mais où l’on ne trouvait pas tous ces inadaptés sociaux qui étaient comme autant d’accrocs dans la grande tapisserie du Milieu Galactique.

Des inadaptés comme Mercy Lamballe.

— Mille regrets, les gars, dit-elle avec un triste sourire, en se tapotant les yeux avec un mouchoir. Une mauvaise phase de la lune, je pense. Ou ce vieux tempérament celte. Bry, je crois que tu es tombé pile sur la mauvaise journée pour visiter cet endroit de dingues. Navrée.

— Les Celtes sont tous fous à lier, dit Gaston avec son habituelle gentillesse désinvolte. Dans la Cavalcade du Roi Soleil, j’ai un ingénieur breton qui m’a raconté qu’il ne peut tourner que sur un mégalithe. Allez, chérie. Que le spectacle continue.

Sur les écrans, les danseurs entrelaçaient leurs rubans et pivotaient en des figures compliquées autour du mât de mai. Le Duc de Berry et les autres acteurs de sa suite avaient autorisé quelques touristes particulièrement excités à venir admirer les joyaux absolument authentiques qui décoraient leurs costumes. Dans le pépiement des flûtes et les plaintes de cornemuse, les colporteurs distribuaient vins et confits, les bergers laissaient les badauds caresser leurs agneaux et le soleil riait sur toute cette scène. Tout était pour le mieux dans la doulce France de l’an 1410 A.D., et il en serait encore ainsi pour six heures, jusqu’au festin qui clôturerait le tournoi.

Ensuite, les touristes épuisés qui avaient fait un bond de sept cents années jusqu’à la cour du Duc de Berry seraient projetés, avec tout le confort du métro, vers leur nouveau bain de culture, à Versailles. Et Bryan Grenfell et Mercy Lamballe, quand le soir viendrait, descendraient jusqu’au verger et rêveraient de prendre ensemble la mer jusqu’à Ajaccio tout en faisant le compte des papillons survivants.

2. Stein Oleson

Le klaxon d’alerte retentit dans la salle de permanence de l’appontement central de l’Accumulateur d’Energie de Lisbonne.

— Merde, tant pis, dit la grande Georgina. J’allais m’arrêter de toute façon.

Elle s’empara de l’unité de conditionnement d’air de son scaphandre et marcha lourdement vers les foreuses, le casque sous le bras.

Stein Oleson jeta ses cartes sur la table. Son gobelet d’alcool se renversa et inonda les quelques billets posés devant lui.

— Et moi j’avais une suite au roi ! Le seul pot valable de toute la soirée ! Foutus branleurs de trisomiques ![3]

Il se leva péniblement en bousculant son fauteuil spécial et vacilla un instant sur place. Deux mètres cinquante de violence et de puissante laideur. Il crispa ses servo-poings gantelés et dévisagea avec fureur les autres joueurs.

Dans ses yeux, le rouge de la cornée contrastait étrangement avec le bleu vif de l’iris.

Hubert éclata d’un rire tonitruant. Ce qui ne lui était pas difficile, puisqu’il sortait gagnant de la partie.

— Tu parles d’un paquet, oui ! T’emballe pas, Stein. C’est pas en biberonnant comme ça que t’as amélioré ton jeu.

— Steinie, intervint le quatrième joueur, je t’avais dit de freiner sur la bouteille. Regarde-ça ! Il faut qu’on descende et t’es encore à moitié bourré !

Oleson lui décocha un regard à la fois méprisant et meurtrier. Il se débarrassa de sa tenue de veille, grimpa dans sa propre foreuse et entreprit de s’attacher.

— Ferme ta gueule, Jango. Même ivre-mort, je peux percer mieux que n’importe quel petit camé de bouffeur de sardines de putain de portos !

— Oh, pour l’amour de Dieu ! s’écria Hubert. Est-ce que vous allez arrêter ?

— Essaie donc de faire équipe avec cet abruti d’ivrogne ! fit Jango.

Il se moucha à la façon ibérique, c’est-à-dire sur l’encolure de son scaphandre, puis boucla son casque.

Et c’est moi que tu traites de gros salaud ! lança Oleson.

Tandis qu’ils effectuaient le checking des systèmes, la voix électronique de Georgina, leur chef d’équipe, leur annonça les mauvaises nouvelles.

— Nous avons perdu la conduite principale Cabo da Roca-Açores à 793 kilomètres, ainsi que le tunnel de service. Glissement de force trois et surrection, mais en tout cas la fistule est refermée. Je crois que ça promet, les enfants.

Stein Oleson démarra. Sa machine de 180 tonnes s’éleva à trente centimètres au-dessus du pont, franchit la baie et dégringola la rampe, son empennage battant derrière elle comme la queue d’un dinosaure de fer.

— Madre de deus ! gronda Jango.

Sa machine suivit celle de Stein, respectant scrupuleusement l’intervalle de départ.

— Georgina, ce type-là est une menace. Bon Dieu, dire que je dois faire tandem avec ça ! Je vais te dire : je vais déposer une plainte auprès du syndicat ! Ça te ferait peut-être plaisir à toi de te retrouver avec un demeuré complètement bourré quand tu as le cul au-dessus d’une soupe de basalte en fusion ?

Le rire d’Oleson explosa littéralement dans toutes les oreilles de l’équipe.

— Vas-y, mon mignon ! Dépose ta plainte ! Et trouve-toi un boulot qui n’abîme pas trop ton petit tempérament. Tu pourrais creuser des trous dans le gruyère avec ton —

— C’est fini ces conneries ? lança Georgina d’une voix exaspérée. Hubey, tu feras équipe avec Jango, pour cette fois, et moi j’irai avec Stein.

— Non, Georgina, commença Oleson. Ecoute-moi une minute —

— La question est réglée Stein. (Elle verrouilla le sas.) Rien que toi et ta Toute Belle, Yeux Bleus. Tous les deux face au monde. Et si tu n’as pas dessaoulé avant qu’on arrive sur le coup, je te conseille de recommander ton âme à Jésus. Du large, les enfants !

La porte qui se rabattit devant eux devait mesurer une douzaine de mètres de haut sur autant de large. Elle s’ouvrait sur le tunnel d’entretien qui plongeait sous la mer. Georgina avait programmé les auto-barres des foreuses avec les coordonnées de la cassure et, pour un temps, ils purent se relaxer, bouger un peu dans leur scaphandre ou encore prendre une petite bouffée d’euphorisant pendant que les machines filaient à 500 kilomètres/heure vers le fond de l’océan Atlantique et la catastrophe.

Stein Oleson augmenta sa pression d’oxygène et s’envoya une dose d’aldétox et de Stimuvine. Puis il commanda à son unité alimentaire un litre d’œufs brouillés et de purée de hareng fumé, plus un peu de son « poil du chien » préféré, radical contre la gueule de bois : de l’akvavit.

Une voix bourdonnait dans son casque : « Foutu emmerdeur de barbare. On devrait lui mettre des cornes de vache sur le casque et un caleçon en peau d’ours sur son cul de plomb ! »

Stein sourit malgré lui. Dans ses rêves, il se voyait en Viking. Ou plutôt, étant donné qu’il avait des gènes norvégiens et suédois, en pillard Varègue fonçant vers le sud, écumant l’ancienne Russie sur son passage. Ça devait être merveilleux de pouvoir répondre aux insultes à coups de hache ou d’épée, sans être jamais barré par les contraintes stupides de la civilisation ! Laisser monter la colère jusqu’à y voir rouge, jusqu’à ce qu’elle gonfle ses muscles en vue de la bataille ! Prendre de force de superbes filles blondes qui ne tardaient pas à s’offrir avec toute la douceur du monde ! Oui, c’était pour une telle existence qu’il était fait.

Mais, malheureusement pour Stein Oleson, toute trace de sauvagerie avait été effacée de la culture humaine avec l’Age Galactique. Seuls quelques sociologues nourrissaient encore quelque nostalgie à cet égard. Quant aux subtilités des nouveaux barbares psychiques, elles dépassaient la compréhension de Stein.

C’était un ordinateur qui avait eu pitié de lui qui lui avait offert ce boulot excitant et dangereux mais, au fond de lui, son âme demeurait insatisfaite. Il n’avait jamais songé à émigrer vers les étoiles car, dans le Milieu Galactique, I’Eden primitif n’existait sur aucune des colonies humaines. Les germes de l’humanité avaient trop de valeur pour qu’on pût les laisser s’éparpiller dans un retour au néolithique. Chacun des 783 nouveaux mondes habités par les hommes était totalement civilisé, régi par l’éthique du Concilium et tenu de contribuer à la lente fusion vers l’Ensemble. Ceux qui aspiraient à retrouver leurs racines devaient se contenter de visiter les tristes reconstitutions des hauts lieux de la culture ancienne ou, mieux, des Grands Spectacles superbement orchestrés, presque authentiques jusqu’au moindre détail, et qui permettaient à chacun de pouvoir retrouver des moments choisis de son patrimoine culturel.

Stein était né sur le Vieux Monde et il était encore presque un adolescent quand, avec d’autres étudiants, il avait fait le voyage de Chicago en Scandinavie pour la Saga des Fjords. Ejecté d’une Barque d’invasion, il s’était vu infliger une lourde amende pour s’être lancé au milieu d’une mêlée guerrière (reconstituée) et avoir tranché le bras d’un Nordique velu pour sauver une jeune Britannique du viol. Après trois mois dans une cuve de régénération, l’acteur s’était montré philosophe devant son agresseur bourré de remords. « Ce sont les risques du métier, fils », lui avait-il dit.

Quelques années après, Stein avait mûri et trouvé un certain exutoire dans son travail. Il était cependant retourné au Grand Spectacle de la Saga. Cette fois, cela lui avait paru pathétique. Tous ces visiteurs venus des autres mondes « scandinaves », de Trondelag, Thulé ou Finnmark n’étaient qu’une bande de crétins costumés, des demeurés qui n’étaient là que pour se masturber dans une quête minable de leur identité perdue.

Il s’était saoulé pour le Festin de Valhalla et il leur avait crié : « Qu’est-ce que vous ferez quand vous découvrirez qui vous êtes, petits-enfants de l’éprouvette ? Vous feriez mieux de retourner d’où vous venez, de ces nouveaux mondes que les monstres vous ont donné en cadeau ! »

Puis il était monté sur la table d’Aesir et il avait pissé dans la coupe d’hydromel.

Une fois encore, ils l’avaient mis à la porte et il avait eu droit à une amende. Mais on lui retira aussi sa carte de crédit et toutes les agences de spectacles le refusèrent désormais automatiquement…

Les foreuses fonçaient sous le talus continental. Leurs phares éveillaient des éclats verts, roses et blancs sur les parois de granit du tunnel. Puis les machines pénétrèrent bientôt dans le sombre basalte de la croûte océanique, sous la Plaine Abyssale de Tagus. Les eaux de l’océan n’étaient qu’à trois kilomètres au-dessus du tunnel de service et, dix kilomètres plus bas, il y avait la couche en fusion.

Tandis qu’ils pénétraient toujours plus avant, deux par deux, à l’intérieur de la lithosphère, les membres de l’équipe avaient l’impression illusoire de suivre une rampe gigantesque qui chutait brusquement à intervalles réguliers. Les foreuses suivaient parfois une trajectoire rectiligne, horizontale, avant de plonger à angle aigu, manœuvre qui se répétait quelques moments plus tard. Le tunnel de service suivait la courbure de la Terre en une série de segments croissants. Et cela à cause de la conduite de transmission d’énergie qu’il desservait, un tunnel qui lui était parallèle mais dont le diamètre était à peine suffisant pour le passage d’une seule foreuse, alors même que des réparations majeures pouvaient être nécessaires. En de nombreux points du complexe énergétique sous-marin, les tunnels de service et les conduites étaient reliés par des galeries, tous les dix kilomètres, qui permettaient aux équipes de maintenance d’intervenir aisément. Mais, en cas de besoin, les foreuses pouvaient percer droit à travers la paroi rocheuse du tunnel pour se frayer un chemin jusque dans la conduite, et ce sous n’importe quel angle.

Avant que l’alarme ne soit déclenchée à Lisbonne, la conduite principale entre l’Europe et les aqua-fermes des Açores brillait de l’éclat du faisceau photonique. C’était l’ultime moyen de répondre au vieux besoin d’énergie de la Terre. A cette heure de la journée, il était généré par le soleil au Niveau 39 du Centre Collecteur de Serra da Estrela, au nord-ouest de Lisbonne. Avec les autres centres de Jiuquan, de la plate-forme d’Akebono et de Cedar Bluffs, Kansas, le faisceau photonique captait et redistribuait l’énergie solaire à tous les consommateurs proches du 39e parallèle nord, sur tout le globe. Un complexe de stratotours arachnéennes, à l’épreuve des effets de la gravitation et loin au-dessus des variations de temps, captait les rayons du soleil dans le ciel pur, les réorganisaient en un faisceau cohérent qui était ensuite distribué dans le sous-sol par un réseau de vecteurs principaux et de conduites annexes d’intérêt local. Un photon capté par le Portugal (ou bien encore la Chine, le Pacifique ou le Kansas) était transmis par les miroirs à plasma des conduites et il parvenait en un clin d’œil aux gens du brouillard qui travaillaient dans es fermes nord-atlantiques. Les fermiers de l’océan utilisaient cette énergie pour tout, des moissonneuses marines aux couvertures chauffantes. Mais les consommateurs étaient bien peu nombreux à se soucier de savoir d’où leur venait l’énergie.

Comme toutes les conduites énergétiques souterraines, celle de Cabo da Roca-Açores était régulièrement surveillée par de petits engins robots qui pouvaient se livrer à des interventions mineures quand la croûte planétaire tremblait lors d’un banal incident de Classe Un, sans même interrompre le faisceau photonique. Mais les Classe Deux étaient assez sévères pour provoquer une coupure automatique. Il suffisait d’une secousse pour déplacer légèrement un segment de la conduite qui ne se trouvait plus alors aligné, ou pour endommager l’une des stations-miroirs vitales pour la transmission. Les équipes de surface empruntaient alors les tunnels de service pour se rendre sur les lieux de la panne et, généralement, les réparations étaient très rapidement exécutées.

Mais, ce jour-là, le réajustement tectonique avait atteint la Classe Trois. La Fracture de Despacho avait été secouée, engendrant un écho de sympathie dans le basalte océanique, ainsi que la formation de tout un réseau de failles mineures. La roche ardente qui entourait une section de trois kilomètres de tunnels couplés se déplaça soudainement du nord au sud, de l’est à l’ouest, vers le haut et vers le bas, écrasant non seulement la conduite mais le plus large des tunnels de service. La station-miroir se vaporisa en un flash thermonucléaire réduit, et les photons du faisceau continuèrent sur leur trajectoire libre pendant une micro-seconde avant que le système de rupture ne se déclenche. Le faisceau transperça la paroi fracassée de la conduite et continua en droite ligne vers l’ouest à travers la croûte jusqu’au fond de l’océan. La roche liquéfiée provoqua une explosion de vapeur à l’instant où le faisceau s’éteignait, ce qui scella effectivement la fistule. Mais ce qui avait été auparavant une vaste région de roc parfaitement stable était maintenant un amas de rocs mitonnés à la sauce océanique et de poches de lave qui se refroidissaient lentement.

Une seconde après la rupture, un bypass rétablit la transmission d’énergie avec les Açores. Jusqu’à la fin des réparations, les îles seraient principalement alimentées par le Niveau 38 du Centre Collecteur au nord-ouest de Lorca, en Espagne, via Gibraltar et Madère. Les équipes des foreuses, de part et d’autre du maudit segment, avaient pour charge de balayer les dégâts, de reconstruire le miroir et de creuser des gaines de renforcement pour les tunnels qui passaient à proximité de cette nouvelle zone d’instabilité.

Alors, la lumière jaillirait à nouveau.

— Lisbong Leader, ici Ponta-Del Trois-Alpha arrivant de Klom Sept-Neuf-Sept, répondez.

— Lisbong Seize-Echo, je vous reçois, Ponta Del, dit Georgina. Nous sommes au point Sept-Huit… Sept-Huit-Cinq-Sept-Neuf… A la cassure. Sept-Neuf-Deux. Vous vous chargez de la fistule, les gars ?

— Affirmatif, Lisbong. Une unité sur la conduite pour la jonction. Ça fait un moment qu’on ne s’est vus, Georgina. Mais on ferait mieux de ne plus se donner rendez-vous ici ! Mets ton meilleur perceur sur la ligne, ma belle. Je crois qu’elle va nous en faire baver, la garce.

— Ne t’en fais pas, Ponta Del. A bientôt, Larry mon mignon. Seize-Echo Terminé.

Stein Oleson serra les dents et empoigna les deux sticks de commande de sa foreuse. Il savait qu’il était le meilleur de Lisbonne. Personne ne pouvait percer aussi bien que lui. Les bulles de lave, les anomalies magnétiques, rien ne pouvait le détourner de sa cible. Il se tint prêt à démarrer.

— Hubert, tu t’occupes du reforage de la ligne, dit Georgina.

La rage et l’humiliation tordirent aussitôt les tripes de Stein. Un goût amer et acide de bile et de hareng lui monta jusque dans la gorge. Il avala. Lutta pour reprendre son souffle. Et attendit.

— Jang, toi tu suis Hubey pour le renforcement jusqu’au miroir. Tu t’occupes de ça ensuite. Steinie, toi et moi, on va ouvrir ce tunnel.

— Comme tu voudras, Georgina, dit-il calmement.

Il appuya sur la touche de droite. Un rayon blanc-vert jaillit du nez de la machine. Lentement, les deux foreuses commencèrent à se frayer un chemin dans la cascade de blocs noirs bouillonnante tandis que de petits robots se précipitaient à la poursuite des débris.

3. Richard Voorhees

Tout le clan des Voorhees était parti pour l’espace lointain presque immédiatement après la Grande Intervention. Ce qui n’avait rien d’inattendu de la part de descendants des navigateurs de la Nouvelle Amsterdam et de quatre générations de pilotes de l’U.S. Navy. La soif d’horizons nouveaux était inscrite dans les gènes des Voorhees.

Richard Voorhees et ses deux aînés, Farnum et Evelyn, étaient nés sur Assawompset, l’un des plus anciens mondes « américains ». Leurs parents appartenaient à la Quatorzième Flotte. Far et Evvie avaient poursuivi la tradition familiale : ils étaient tous deux officiers de ligne. Evvie était commandant d’un courrier diplomatique et Far était officier-en-second sur l’un des transporteurs géants de colonisation qui avaient la dimensions d’astéroïdes. Ils s’étaient tous deux comportés brillamment pendant la Rébellion Métapsychique des « 80 », pour l’honneur de l’humanité entière et celui du nom de la famille.

Et puis, il y avait eu Richard.

Lui aussi avait gagné les étoiles. Mais il n’était pas au service du gouvernement. Il ne supportait pas la vie militaire et faisait montre d’une xénophobie excessive. Des représentants des cinq races Exotiques visitaient régulièrement la Base d’Assawompset et Richard n’avait cessé de les craindre et de les haïr depuis son enfance. Plus tard, à l’école, il trouva une base rationnelle à sa répulsion en étudiant l’histoire du demi-siècle qui avait précédé l’intervention sur la Vieille Terre. Les visites et les investigations de plus en plus poussées des anthropologues du Milieu avaient sérieusement troublé et même terrifié l’humanité durant cette période. Les Krondaku s’étaient rendus coupables de certaines expériences particulièrement rudes, et certains équipages venus des mondes Simbiari s’étaient abaissés jusqu’à commettre des méfaits parmi la population terrestre sous le poids de l’ennui, au bout de longues périodes de surveillance.

Le Concilium Galactique s’était montré sévère à l’égard de ces transgressions qui, fort heureusement, avaient été des exceptions. Néanmoins, la vieille psychose de l’« invasion extra-terrestre » persistait encore dans le folklore de l’humanité bien après que l’intervention eut ouvert le chemin des étoiles. Les manifestations d’une xénophobie atténuée étaient encore assez courantes chez les colons humains, mais rares étaient ceux qui faisaient preuve d’autant de violence que Richard Voorhees.

Ses problèmes d’inadaptation personnelle ne firent qu’attiser ses craintes irrationnelles d’enfant, elles se changèrent en haine pure avec l’âge adulte. Richard, refusant de servir le Milieu, se tourna vers une carrière spatiale commerciale. Il pourrait ainsi choisir ses compagnons d’équipage et les ports qu’il voulait visiter. Farnum et Evelyn essayèrent de comprendre les problèmes de leur frère, mais Richard savait parfaitement que les officiers de la Flotte le méprisaient en secret.

— Notre frère le commerçant, disaient-ils en riant. Ma foi, ce n’est pas si mal de finir comme pirate !

Durant vingt ans, Richard apprit à se faire rembarrer avec bonne humeur, tout en suivant son chemin. De manœuvre spatial, il passa second maître, puis capitaine sous contrat avant de devenir son propre armateur. Vint un jour où, au Port Stellaire de Bedford, il put enfin admirer la coque élancée, longue de trois cents mètres, du CSS Wolverton Mountain qui était enfin à lui. C’était un vaisseau rapide qui avait appartenu à une haute personnalité. Il était équipé de puissants translateurs supra-luminiques mais également de propulseurs non-inertie exceptionnellement importants pour les voyages infra-luminiques. Voorhees fit supprimer les quartiers des passagers et reconvertit ainsi tout le bâtiment en cargo express, car il savait que c’était là qu’il y avait de l’argent à gagner.

Il fit savoir partout qu’il n’existait pas de voyage trop long ni trop dangereux pour lui, qu’il n’y avait pas de risque qu’il ne fût prêt à courir pour convoyer telle ou telle cargaison rare ou urgente en n’importe quel point de la galaxie.

Et les clients affluèrent.

Dans les années qui suivirent, Richard Voorhees réussit à rallier huit fois l’effroyable région du Centre Galactique avant que les colonies précaires qui s’y étaient installées ne soient abandonnées. Il brûla quatre réserves de cristaux à champ d’énergie upsilon et sauva de peu son propre système nerveux dans une course record vers l’amas d’Hercule. Il transportait des médicaments, des pièces mécaniques de première nécessité et du matériel de survie. Il ramenait sur le Vieux Monde des échantillons de minerais et de micro-organismes suspects que les colonies humaines les plus lointaines confiaient aux laboratoires. Sur Bafut, il empêcha une catastrophe eugénique en apportant du sperme de remplacement. Il avait adouci les dernières heures d’un nabab en convoyant une précieuse bouteille de Jack Daniel’s de la Terre au lointain Système de Cumberland. Ainsi, Richard Voorhees était devenu riche et presque célèbre. Il s’offrit un traitement de jouvance, se prit d’amour pour les avions anciens, la cuisine, les vins de la Terre, les femmes, plus particulièrement les danseuses, se fit pousser une splendide moustache noire et déclara à son frère aîné et à sa sœur qu’ils pouvaient désormais aller se faire avoir ailleurs.

C’est ainsi qu’un certain jour de l’année 2110, Richard planta en terre le germe de sa propre ruine.

Comme d’habitude, il était seul sur la passerelle du Wolverton Mountain, dans les tréfonds gris et négatifs du sub-espace, lancé vers le système d’Orissa, isolé à 1870 années-lumière au sud du Plan Galactique. L’essentiel de sa cargaison était constitué par un temple de Jagannath, aussi colossal que complexe, avec ses images sacrées et tout le matériel, destiné à remplacer un complexe religieux qui avait été détruit accidentellement sur une planète colonisée par des Hindi. En se servant d’outils anciens et de modèles qui avaient disparus de l’environnement stellaire, les artisans du Vieux Monde avaient su recréer une réplique parfaite, mais cela leur avait pris bien trop de temps. Le contrat de Voorhees stipulait qu’il devait transporter le temple et les statues jusqu’au système d’Orissa dans un délai de dix-sept jours, avant la cérémonie du Rath Yatra au cours de laquelle l’effigie du dieu devait être promenée solennellement du temple à sa demeure estivale. En cas de retard, les fidèles devraient commémorer cette fête sainte sans leur édifice sacré et sans images de leur dieu, et le prix du transport serait réduit de moitié. C’était un prix très élevé.

Voorhees était certain de pouvoir respecter le délai. Il programma un caténaire hyperspatial serré, se munit d’une réserve de drogue pour lutter contre la douleur si jamais il venait à émerger trop tôt dans la superficie et se prépara à jouer aux échecs avec l’ordinateur-guide et à bavarder avec les différents programmes de son vaisseau. Car le Wolverton était totalement automatique, à l’exception de son commandant. Richard, pourtant, gardait des vestiges sociaux qui l’avaient amené à programmer les systèmes robotisés avec des identités et des voix différenciées. Il avait adjoint à leurs programmes les dernières nouvelles à scandale des mondes qu’il préférait, des plaisanteries de toutes sortes et des heures de bavardage ordinaire. Le tout devant l’aider à tuer le temps.

A la seconde où il venait de décider de s’en prendre à la reine de l’ordinateur, une douce voix de contralto l’interrompit :

— Communications à passerelle.

— Oui, ici, Voorhees. Que se passe-t-il, Lily chérie ?

— Nous avons intercepté un signal de détresse sub-spatial en comptemporanéité. Un vaisseau de recherche Poltroyen est bloqué dans la matrice. Des ennuis de translateur. La navigation essaie de déterminer sa pseudolocation.

Foutus ahuris de nains ! Comme d’habitude, ils étaient encore en train de mettre leur nez où il ne fallait pas. Et pendant ce temps, les cristaux -U fichaient le camp parce que personne ne les entretenait !

— Navigation à passerelle !

— Oui, Fred ?

— Ce vaisseau en détresse est tout près de nous, capitaine. Ils ont de la veine. Il n’y a pas tellement de trafic dans ce secteur d’hyper.

La main de Richard s’arrêta sur un pion. Ses doigts se serrèrent. Alors on comptait sur lui pour porter secours à ces petits emmerdeurs. Et pour faire une croix sur la moitié de sa commission. Parce qu’il faudrait très probablement plusieurs jours en temps subjectif pour effectuer les réparations, étant donné la maladresse bien connue des Poltroyens et le fait que le Wolverton Mountain ne comptait que trois ingénieurs-robots. Pour un vaisseau humain, encore, il n’aurait pas hésité. Mais des exotiques !

— J’ai accusé réception du message de détresse, dit Lily. Le vaisseau Poltroyen a atteint une phase de détérioration du système vital. Ils sont là depuis pas mal de temps, capitaine.

Au diable ! Il n’était plus qu’à deux jours d’Orissa. Les Poltrouillards pouvaient très bien tenir encore un peu. Il les récupérerait au retour.

— A tous les systèmes. Suivez le vecteur sub-spatial original. Communications : interrompez toutes les émissions extérieures. Lily, je veux que tu effaces ce signal de détresse du livre de bord, ainsi que l’enregistrement de toutes les communications intérieures et extérieures. A mon signal. Prêt ? Annulation.

Richard Voorhees effectua sa livraison dans les délais et toucha l’intégralité du prix convenu, les sectateurs de Jagannath étant absolument satisfaits.

A peu près au moment où Voorhees se posait sur Orissa, un croiseur de la Flotte Lylmik se portait au secours des Poltroyens. L’équipage du vaisseau ne disposait plus que de quinze heures d’oxygène quand le croiseur intervint.

Les Poltroyens transmirent l’enregistrement qu’ils avaient fait du premier message de Voorhees au Magistratum du Secteur et, lorsque Richard débarqua sur Assawompset, il fut mis en état d’arrêt et inculpé d’avoir violé l’Article 24 des Statuts d’Altruisme Galactique : « Obligations d’éthique des vaisseaux spatiaux ».

On lui infligea une amende exorbitante qui l’amena à la perte de tous ses biens. Le Wolverton Mountain fut confisqué et l’on interdit à son commandant de se livrer au commerce interstellaire sous quelque forme que ce soit durant le reste de ses jours.

Quand tout fut fini, Voorhees déclara à son avoué :

— Je crois que je vais aller visiter le Vieux Monde. On dit qu’il n’y a pas de meilleur endroit pour s’éclater l’esprit.

4. Felice Landry

Felice Landry se tenait bien droite en selle, sur le dos de son verrul de trois tonnes, le paralyseur niché au creux de son bras droit Elle inclina lentement la tête pour répondre aux ovations des quelque cinquante mille spectateurs rassemblés dans l’arêne pour le grand tournoi : un record d’affluence pour une planète aussi petite qu’Acadie.

Landry lança son verrul. La hideuse créature, qui évoquait un rhinocéros à longues pattes fines, avec le bouclier en collier d’un tricératops et de petits . yeux à l’éclat mauvais sautilla entre les corps sans en toucher un seul. De tous les joueurs qui s’étaient présentés sur la grille verte et blanche, seule Felice Landry était encore valide, consciente et en selle.

Dans leurs enclos, derrière le burladero, les autres verruls joignirent leurs barrissements aux hourras de l’assistance. Avec une aisance désinvolte, Felice guida sa monture jusqu’à l’anneau écarlate qu’elle cueillit avec sa corne nasale. Puis l’énorme animal se dirigea au galop vers les buts de l’Aile Blanche, à présent désertés.

— Lan-dry ! Lan-dry ! hurlèrent les spectateurs.

Il semblait que la jeune fille et sa bête se précipitaient droit dans l’orifice caverneux qui s’ouvrait à l’autre bout du champ.

Mais, au dernier instant, Landry tira sur les rênes du verrul tout en formulant un ordre que nul ne pouvait entendre, hormis sa monture. La créature se bloqua brusquement sur ses pattes et lança en avant sa monstrueuse tête, presque aussi haute que Felice. L’anneau écarlate jaillit dans les airs et retomba au centre de la caverne. Le signal de but s’illumina et la sonnerie de victoire retentit.

— Lan-dry ! Lan-dry ! Lan-dry ! scandait la foule.

Brandissant son arme, elle répondit aux ovations. Puis des ondes d’orgasme déferlèrent en elle et, pendant une longue minute, elle ne vit plus rien, et elle n’entendit pas le coup de carillon de l’arbitre qui annonçait la fin de la partie.

Quand ses sens s’éclaircirent enfin, elle sourit lentement en regardant la foule. Oui, songea-t-elle, saluez ma victoire, peuple-enfants-amants… Criez mon nom. Mais surtout pas d’émeute !

— Lan-dry ! Lan-dry ! Lan-dry !

Un arbitre arriva en courant. Il brandissait le fanion du champion à l’extrémité d’une longue lance. Felice remit le paralyseur dans son étui, prit la lance et la leva. Puis, lentement, elle fit le tour de l’arène, le verrai courbant la tête comme elles en réponse aux applaudissements confondus des partisans du Marteau Vert et de l’Aile Blanche.

Cette saison avait été exceptionnelle. Jamais encore ils n’avaient assisté à un tel tournoi. Jamais avant Felice Landry.

Le hockey des fanatiques « canadiens » d’Acadie était une chose qu’ils prenaient particulièrement au sérieux. Dans un premier temps, ils avaient manifesté une certaine aversion pour Felice, surtout pour l’audace de son jeu. Puis ils l’avaient adorée. Petite, plutôt frêle, elle faisait preuve d’une puissance physique et mentale surnaturelle et d’un don inhabituel pour dompter les redoutables verrais. Durant sâ première saison professionnelle, elle avait triomphé d’adversaires mâles plus expérimentés qu’elle et elle était ainsi devenue une idole sportive. Elle jouait à la fois en défense et en attaque. Ses assauts fulgurants étaient devenus légendaires et jamais encore elle n’était tombée.

Dans ce dernier tournoi du championnat, elle avait marqué huit buts : un nouveau record pour elle. Tous ses équipiers avaient été éliminés dans la dernière période du jeu et elle avait soutenu seule l’ultime assaut de l’Aile Blanche contre les buts du Marteau Vert. Et quatre géants coriaces de l’équipe de l’Aile Blanche avaient mordu la poussière avant qu’elle ne triomphe enfin et marque ce dernier but, seule, désabusée.

Applaudissements, adoration. Oui, dites-moi que je suis votre reine, votre maîtresse, votre victime. Mais restez où vous êtes. Ne venez pas.

Petite silhouette fragile sur le dos du monstre, elle prit le chemin de la sortie. Elle portait un kilt de tissu vert iridescent et des plumes vertes flottaient au-dessus de son casque. La masse de ses longs cheveux blond platine pendait en mèches folles sur le cuir noir de sa cuirasse d’hoplite.

— Lan-dry ! Lan-dry ! scandait inlassablement la foule.

Pour vous, esclaves, violeurs, cannibales, je me suis déchargé. Pour vous. Maintenant, laissez-moi partir.

De petit véhicules d’intervention médicale surgirent du tunnel d’accès et se répandirent dans l’arène pour ramener les corps paralysés. Le verrul de Felice se fit nerveux et elle le tint fermement tout en se dirigeant vers la rampe d’accès du Marteau Vert. Brusquement, il y eut des gens autour d’elle, des assistants, des entraîneurs, des garçons de verrul, des remplaçants et des supporters. Tous, ils braillaient leur admiration, leur affection. Ils se pressaient autour de leur héroïne.

Elle leur accorda un sourire discret, royal. Quelqu’un saisit la bride du verrul et lui présenta un seau.

— Felice ! Felice chérie !

Megowan, son entraîneur, arrivait en courant de la cabine d’observation, tout en haut des gradins. Il n’avait pas lâché ses bandes de plan de jeu qui flottaient derrière lui comme de bizarres serpentins.

— Fantastique, mon amour ! Splendide ! Kaléidoscopique ! Quel feu d’artifice !

— Tiens, Megowan ! dit-elle en se penchant sur sa selle pour lui tendre le fanion. C’est notre premier mais certainement pas le dernier.

Les supporters se bousculaient en criant.

— Tu l’as dit, Felice ! Tu vas leur montrer, ma jolie !

Le verrul fit entendre un grognement menaçant.

Landry, en un geste gracieux, tendit son bras ganté de noir à son entraîneur. Megowan ordonna qu’on amène une plateforme de descente. Des garçons retinrent l’animal tandis que Felice quittait la selle et acceptait la main tendue de son entraîneur.

Adulation-joie-douleur-nausée. Le fardeau. Le désir.

Elle ôta son casque grec avec ses grandes plumes vertes et le tendit à une de ses adoratrices. Un de ses coéquipiers, un énorme garçon qui jouait garde de réserve se laissa emporter par la frénésie du triomphe et il la saisit au vol avant qu’elle ait pu s’écarter.

— Une grosse bise, Landry ! cria-t-il en riant.

La seconde d’après, il allait valser contre la paroi. Felice éclata de rire et ceux qui l’entouraient l’imitèrent après une hésitation à peine perceptible.

— Une autre fois si tu veux, Benny gentil !

Ses grands yeux bruns rencontrèrent le regard de l’athlète et il eut la soudaine impression que quelque chose le serrait à la gorge.

Puis Felice, suivie de son entraîneur et d’une grande partie de la foule, se dirigea vers les vestiaires où les journalistes l’attendaient. Seul le malheureux joueur demeura en arrière, se redressant péniblement, haletant, les membres mous. Un véhicule médical le découvrit quelques minutes plus tard et on l’aida à se relever enfin.

— Nom de Dieu, mon gars !… Et tu n’as même pas joué dans cette partie !

Avec une grimace pitoyable, Benny dut leur dire ce qui s’était passé.

L’assistant médical secoua la tête, stupéfait.

— Ça, on peut dire que tu as été gonflé d’essayer ! Elle est peut-être mignonne, mais je vais te dire que cette petite garce me fait crever de trouille !

Le garde approuva d’un air sombre.

— Tu veux que je te dise ? Ça lui plaît de descendre les gars. Je crois que c’est comme ça qu’elle s’envoie en l’air. Et je pense que ça ne ferait pas de différence pour elle si les pauvres types étaient vraiment morts. Oui, elle est dingue ! Elle est jolie, elle est bourrée de talent, c’est une championne, oui… Mais cette pute est dingue !

Le médic fit une grimace.

— Et alors ? Pourquoi crois-tu qu’une femme jouerait à ce jeu de cinglés ? Allez viens, héros. Je vais te conduire jusqu’à l’infirmerie. On a ce qu’il faut pour te remettre le ventre en place.

Le garde s’installa entre deux joueurs qui ronflaient profondément.

— Dix-sept ans ! grommela-t-il. Est-ce que tu peux imaginer comment elle sera plus tard ?

— Je ne sais pas, mais les gus comme toi ne devraient pas avoir d’imagination. Ça risque de contrarier le plan de jeu.

Le véhicule démarra et suivit le couloir. Tout au bout, des cris et des rires s’élevaient.

Mais au-dehors, dans l’arène, les vivats s’étaient tus.

5. Elizabeth Orme

— Elizabeth, essaie encore.

De toute la force de son esprit, elle se concentra sur son sens projectif, ou du moins ce qui en restait. Le cœur battant, le souffle court, elle se tendit jusqu’à avoir l’impression de flotter au-dessus du fauteuil.

La plaque était en face d’elle.

BONJOUR. SOURIRE. A VOUS, DOCTEUR KWONG CHUN-MEI. ICI L’EMETTRICE ELIZABETH ORME. SI J’AVAIS LES AILES D’UN ANGE, JE M’ENVOLERAI DE CETTE PRISON. TERMINE.

— Essayez encore une fois.

Elle essaya encore. Deux fois, trois fois. Elle émettait sans cesse le même petit message ironique qu’elle avait elle-même choisi. (Le sens de l’humour n’est-il pas la preuve d’une personnalité intégrée ?)

La porte du cabinet s’ouvrit et Kwong apparut enfin.

— Je suis désolé, Elisabeth, mais je ne reçois pas la moindre trace.

— Pas même le sourire ?

— Navré. Pas encore. Il n’y a aucune image. Rien que le vecteur simple. Ecoutez, mon petit, et si nous arrêtions pour aujourd’hui ? Le contrôle vital est au jaune pour vous. Il faut que vous vous reposiez encore. Vous n’êtes pas totalement guérie. Et vous avez trop forcé, ces jours-ci.

Elizabeth Orme se laissa aller en arrière et porta les mains à ses tempes douloureuses.

— Pourquoi faire semblant, Chun-Mei ? Nous savons que mes chances de retrouver mes fonctions métaphysiques sont proches de zéro. Après l’accident, je m’en suis bien sortie dans la cuve : pas de cicatrices, aucune séquelle… Je suis une femelle humaine en bonne santé, normale, bien équilibrée. Normale, oui. Seulement normale, les amis.

— Elizabeth… (Une trace de pitié apparut dans le regard du docteur.) Il faut tenter votre chance. Vous avez subi une régénération du néo-cortex presque totale. Nous ne parvenons pas à comprendre pourquoi vous n’avez pas retrouvé l’usage de vos méta-fonctions en même temps que vos facultés mentales. Mais avec le temps et beaucoup de pratique, vous y arriverez.

— Cela ne s’est jamais vu dans un cas comme le mien.

— Non, fit Chun-Mei à regret. Mais il nous reste encore un espoir et nous devons encore essayer. Vous êtes toujours l’une des nôtres, Elizabeth. Quel que soit le temps que nous y mettrons, vous redeviendrez opérationnelle. Il faut continuer.

Continuer d’apprendre à une aveugle à voir les trois pleines lunes de Denali. D’apprendre à une sourde à apprécier Bach, à un muet de chanter du Bellini… Oui, oui…

— Chun-Mei, vous êtes un excellent ami, et Dieu sait que vous avez travaillé dur avec moi. Mais est-ce qu’il ne serait pas plus sain pour moi d’accepter cette perte ? Après tout, il suffit de penser aux millions de gens ordinaires qui réussissent leur vie et connaissent le bonheur sans pouvoirs métaphysiques. Il faut simplement que je m’adapte à cette perspective nouvelle.

Effacer le souvenir des ailes d’ange. Se satisfaire de la prison de son cerveau. Oublier la merveilleuse Unité, la synergie, le contact exultant entre deux mondes, la chaleur paisible des âmes, le bonheur d’élever des enfants-métas jusqu’à ce qu’ils soient pleinement opérationnels. Oublier le cher Lawrence… Oh, oui…

Kwong hésita.

— Pourquoi ne pas suivre le conseil de Czarneki et prendre de longues vacances sur un monde bien tranquille ? Tuamotou, Riviera, Tamiami… Même la Vieille Terre ! A votre retour, nous pourrons recommencer avec des images simples.

— C’est peut-être juste ce qu’il me faut, Chun-Mei, dit-elle.

Il perçut son intonation et plissa les lèvres d’un air ennuyé. Mais il ne dit rien, de peur d’accroître encore le chagrin d’Elizabeth.

Elle mit sa cape doublée de fourrure et risqua un regard entre les rideaux.

Bonté divine ! On dirait que la tempête se déchaîne… Ce serait idiot de ne pas profiter d’une chance d’échapper à l’hiver sur Denali. J’espère que mon œuf va démarrer, en tout cas. C’était le seul qui restait dans le parc ce matin et il sera bientôt bon pour le rebut.

Comme elle.

Le docteur l’accompagna jusqu’à la porte et, en un réflexe d’empathie, posa la main sur son épaule et projeta vers son esprit l’apaisement. L’espoir.

— Il ne faut pas perdre courage, Elizabeth. Pour vous aussi bien que pour toute la communité métaphysique, il faut encore essayer. Votre place est parmi nous.

Elle sourit. Son visage était serein, avec seulement quelques fines rides au coin des yeux : les stigmates de l’émotion violente produite par la régénération qui avait réparé un corps brisé de quarante-quatre ans et lui avait redonné la perfection de la jeunesse. A la façon dont repoussent les pinces d’une écrevisse, elle avait produit des cellules nouvelles pour remplacer ses bras écrasés, sa cage thoracique et son pelvis, ses poumons, son cœur et ses intestins, son cerveau. La régénération, selon les médecins, avaient été virtuellement parfaite. Oui, parfaite.

— Au revoir, Chun-Mei, dit-elle. A la prochaine fois.

A jamais. Jamais, jamais plus.

Elle sortit. Elle s’enfonçait déjà jusqu’aux cheville dans la neige. Les fenêtres illuminées de l’institut de Métapsychologie de Denali projetaient des carrés dorés sur le tapis blanc. Frank, le gardien, était déjà occupé à pelleter la neige au bord de l’allée. U lui fit un signe de la main. Elle se dit que le système de dégel devait encore une fois être en panne. Denali… Chère vieille planète…

Jamais elle ne reviendrait ici. Elle avait travaillé durant tant d’années à l’institut, d’abord comme étudiante, puis en tant qu’émettrice-conseil, puis rédactrice, et finalement comme patiente. La perte qu’elle avait subie était trop lourde à porter pour sa santé mentale. Elizabeth était une femme pratique et elle savait qu’il était temps pour elle de passer à quelque chose de totalement différent.

Emplie d’une nouvelle détermination, elle rabattit le capuchon de sa cape sur sa tête et se dirigea vers le parc des œufs de transport. Elle se mit à prier et, ainsi qu’elle en avait récemment pris l’habitude, ses lèvres formèrent les mots silencieux :

« Masque de Diamant Béni, guide-moi vers l’Exil. »

6. Aiken Drum

Admettre la race humaine au sein du Milieu Galactique bien avant sa maturation socio-politique avait représenté un risque certain.

Si les vénérés Jack et Illusio avaient repoussé la première menace métaphysique humaine dirigée contre la sécurité du Milieu, la marque du péché originel de l’humanité demeurait.

Chez des êtres tels qu’Aiken Drum, par exemple.

Aiken était l’une de ces personnalités qui pouvaient rendre fous les spécialistes de la modification du comportement. Chromosomiquement, il était normal. Son cerveau était intact, sain, et doté d’un quotient intellectuel supérieur. Il était riche en métafonctions latentes qui, le moment venu, pourraient être pleinement développées. Rien n’avait particulièrement distingué son enfance, sur la nouvelle colonie de Dalriada, de celle des trente mille autres rejetons nés hors matrice, à partir de sperme et d’ovules de donneurs écossais soigneusement sélectionnés.

Pourtant, Aiken était différent du reste de la couvée. Aiken était naturellement malhonnête.

En dépit de l’affection de ses parents adoptifs, du dévouement de ces professeurs et des cours de correction qui lui furent presque continuellement administrés durant sa turbulente adolescence, Aiken obstinément, restait une canaille. Il volait. Il mentait. Il trichait à la moindre occasion. Il prenait du plaisir à violer les règles et manifestait du mépris à l’égard de ceux dont l’orientation psychosociale était normale.

« Le sujet Aiken Drum, disait son analyse de personnalité, présente une dysfonction fondamentale du sens de l’imagination. Il souffre d’une incapacité essentielle à percevoir les conséquences personnelles et sociales de ses propres actes et d’un égoïsme poussé à un degré nuisible. Il a jusqu’ici résisté à toutes les techniques d’impression morale. »

Mais Aiken Drum avait du charme. Un sens de l’humour particulièrement espiègle. Et, bien qu’il fût une canaille, Aiken Drum avait l’étoffe d’un chef. Il était habile de ses mains et particulièrement astucieux dès qu’il s’agissait de trouver de nouveaux moyens de troubler l’ordre établi. Aussi ses contemporains avaient-ils tendance à le considérer comme une sorte de héros du mal. Les adultes de Dalriada eux-mêmes, écrasés par la tâche colossale qui consistait à peupler un monde vide de colons nés dans des tubes à essai finissaient par rire de certaines de ses énormités.

Quand Aiken Drum eut douze ans, son équipe de Groupe Ecologique fut chargée de débarrasser la plage d’une des quatre plus grandes colonies de la planète d’une gigantesque carcasse de cétacé en putréfaction qui était venue s’échouer là. Au sein du groupe, les plus sensés votèrent pour enterrer les vingt-deux tonnes de charogne dans le sable, au-delà de la limite de grande marée. Mais Aiken réussit à les persuader d’utiliser un moyen de nettoyage bien plus spectaculaire. Et ils firent sauter la baleine morte avec un explosif concocté par Aiken. Et une pluie d’énormes gouttes de chair puante s’abattit sur toute la bourgade, au moment précis où une délégation du Milieu arrivait en visite.

Quand Aiken Drum eut treize ans, il dut travailler avec un groupe d’ingénieurs civils chargés de détourner une petite chute d’eau afin qu’elle vienne alimenter le Réservoir de la Montagne, récemment achevé. Tard une nuit, Aiken et toute une bande de jeunes confédérés, dérobèrent une quantité importante de ciment et de tuyaux et donnèrent des formes nouvelles aux rochers qui entouraient la chute. A l’aube, chacun put voir une imitation passable et gigantesque d’un organe uro-génital masculin crachant l’eau dans le réservoir, quarante mètres plus bas.

Quand Aiken Drum eut quatorze ans, il réussit à cacher sa frêle personne à bord d’un long-courrier de luxe à destination de Caledonia. Les passagers se plaignirent de s’être fait voler leurs bijoux, mais tous les contrôles faisaient apparaître qu’aucun humain n’était entré dans leurs appartements. Ce n’est qu’en fouillant la cale qu’on trouva le jeune passager clandestin avec la « souris-robot » radioguidée qu’il avait envoyé opérer à sa place. Il l’avait programmée pour renifler les pierres et les métaux précieux et il reconnut calmement qu’il avait eu l’intention de les négocier à la Nouvelle-Glasgow.

Evidemment, on le renvoya chez lui et les spécialistes du comportement, une fois encore, essayèrent de le remettre dans l’étroit sentier de la vertu. Mais jamais il n’admit le conditionnement.

« C’est à vous briser le cœur, confia un psychologue à l’un de ses collègues. On ne peut pas s’empêcher de l’aimer. Il a peut-être un corps de lutin mais, dans sa tête, il y a un esprit brillant et sacrément inventif. Bon sang, qu’est-ce que nous allons bien pouvoir faire de lui ? Till Eulenspiegel n’a pas sa place dans le Milieu Galactique ! »

Ils tentèrent de dévier son narcissisme vers la comédie, mais ses compagnons de troupe faillirent le lyncher quand il commença à saboter les représentations par ses farces. On essaya alors de dompter ses dons pour la mécanique. Mais il utilisa les installations et le matériel de l’école pour mettre au point des boîtes noires qui permettaient d’accéder illégalement aux systèmes de crédit de tout le Secteur. On passa alors au conditionnement de privation, à la stimulation métaphysique profonde, à l’électro-choc multiphase, à la narcothérapie et aux religions anciennes.

La méchanceté absolue d’Aiken triompha de tout.

Ainsi, lorsqu’il atteignit son vingt-et-unième anniversaire, ne montrant toujours aucun signe de remords, Aiken Drum se retrouva-t-il devant une option qui allait déterminer son avenir :

En tant que récidiviste notoire, antagoniste de l’ultime harmonie du Milieu Galactique, quel est votre choix ?

a. Incarcération perpétuelle à l’institut Correctionnel de Dalriada.

b. Implantation psycho-chirurgical d’une unité de docilisation.

c. Euthanasie.

— Rien de tout ça, répondit Aiken Drum. Je choisis l’Exil.

7. Anna-Maria Rocaro Claude Majewski

Sœur Anna-Maria Rocaro rencontra Claude pour la première fois lorsqu’il amena sa femme mourante à l’Hospice d’Oregon Cascade.

Tous deux étaient vieux, tous deux avaient été exopaléontologues – Claude Majewski s’était spécialisé dans les macrofossiles et Geneviève Logan dans les microfossiles. Ils étaient mariés depuis plus de quatre-vingt-dix ans avec un seul rajeunissement. Ensemble, ils avaient étudié les formes de vie éteintes de plus d’une vingtaine de planètes colonisées par l’humanité. Mais Geneviève s’était dite lassée et elle avait refusé un troisième temps de vie. Claude avait respecté sa décision ainsi qu’il l’avait toujours fait durant leur existence commune. Ils avaient poursuivi leur travail aussi longtemps que possible, puis ils s’étaient retirés pour vivre leurs dernières années dans leur maison de la Côte Pacifique, sur le Continent nord-américain du Vieux Monde.

Jamais, jusqu’au dernier instant, Claude ne pensa à la fin inéluctable. Il se contentait de songer vaguement qu’un moment viendrait où, peut-être au creux de leur sommeil, ils dériveraient tranquillement ensemble. Mais la réalité, bien sûr, fut moins clémente. Claude était de souche paysanne polonaise et son organisme se montra vers la fin bien plus résistant que celui de son épouse afro-américaine. Il lui fallut conduire Geneviève à l’Hospice. C’est là qu’ils furent reçus par Sœur Roccaro. Elle était grande, le visage ouvert et elle prit comme une charge personnelle le réconfort physique et spirituel des deux scientifiques.

Geneviève, affligée d’ostéoporose, à demi paralysée, connut une longue fin, atténuée par une série d’injection. Sa conscience s’estompa et elle ne parut guère se rendre compte des efforts de son époux pour soulager ses derniers instants. Elle ne souffrait pas et, jusqu’au bout, elle ne vécut que dans le sommeil ou dans un demi rêve. Sœur Roccaro s’aperçut que, de plus en plus, elle se consacrait à Claude qui était profondément déprimé par le lent voyage de sa femme vers le terme de sa vie.

A cent trente-trois ans, il était encore vigoureux et elle l’accompagnait souvent en promenade dans les montagnes. Ensemble, ils explorèrent les forêts humides et toujours vertes de la Cascade Range et péchèrent la truite dans les torrents qui dévalaient les pentes du Mont Hood. L’été s’installait et ils prirent des notes sur les fleurs de montagne, sur les oiseaux à chacune de leurs escalades. Au plus chaud de l’après-midi, ils s’asseyaient à l’ombre du mont et restaient là sans rien dire, car Majewski ne voulait pas ou ne pouvait pas exprimer par des mots le chagrin qu’il éprouvait.

Un matin, au début de juillet 2110, Geneviève Logan se mit à décliner rapidement. Claude ne pouvait plus désormais que la toucher, puisqu’elle ne voyait plus, n’entendait plus, ne parlait plus. Lorsque l’unité de contrôle de survie fit apparaître que les fonctions cérébrales avaient cessé, la Sœur dit la Messe du Repos et lui donna l’extrême onction. Ce fut Claude lui-même qui éteignit tous les appareils avant de s’asseoir au chevet de sa femme et de lui tenir sa main décharnée jusqu’au moment où elle devint froide.

Sœur Roccaro, doucement, ferma les paupières brunes de Geneviève et demanda :

— Voulez-vous rester un peu avec elle, Claude ?

Le vieil homme eut un sourire absent.

— Elle n’est plus là, Anny. Voulez-vous venir avec moi, si personne n’a besoin de vous en ce moment ? Il est encore tôt. Je crois que j’aimerais bavarder.

Ils chaussèrent des bottes et prirent le chemin de la montagne. En œuf, il ne leur fallut que quelques minutes pour gagner Cloud Cap. Ils firent l’ascension de l’Aiguille de Cooper par la voie la plus facile et s’arrêtèrent sous le Rocher Noué, à 2 800 mètres. Ils trouvèrent un emplacement confortable et déballèrent leurs provisions. Le glacier Eliot était juste en dessous d’eux. Au nord, par-delà les gorges de la Columbia, se dressaient le Mont Adams et le Mont Rainier, bien plus loin, tous deux couronnés de neige comme le Hood. Vers l’ouest, en aval de la rivière, le cône symétrique du Mont St-Helens crachait une mince colonne de fumée et de vapeur.

— C’est beau, n’est-ce pas ? s’exclama Majewski. Quand nous étions tout gosses, Geneviève et moi, le St-Helens n’était pas en activité. On abattait encore des arbres dans les forêts. Il y avait des barrages sur la Columbia, et les saumons devaient remonter le cours en empruntant les échelles à poissons. La Métropole de Port Oregon s’appelait encore Portland et Fort Vancouver. Il y avait encore du smog et la surpopulation accompagnait le travail. Mais, l’un dans l’autre, la vie était plutôt agréable, même durant cette affreuse période où le St-Helens est entré en éruption. Je crois que c’est tout à fait vers la fin, juste avant l’intervention, quand la techno-économie s’effondrait et que le monde était menacé d’être à court d’énergie que cette région du nord-ouest s’est jointe aux lamentations du reste de la planète.

Il tendit le doigt vers l’est, vers les canyons à sec et les étendues désertiques des hauts-plateaux de lave, au-delà des Cascades.

»Là-bas, ce sont les gisements fossiles de John Day. C’est là que nous avons fait nos premières fouilles d’étudiants, Ginny et moi. Il y a trente ou quarante millions d’années peut-être, ce désert était une splendide prairie avec des collines boisées. Les mammifères abondaient : des chevaux, des rhinos, des chameaux, des oréodontes. Nous les appelions les gentils monstres. Mais il y avait aussi des chiens géants et des chats à dent-de-sabre. Et puis, un jour, les volcans sont entrés en éruption. Une épaisse couverture de cendres et de débris s’est abattue sur toutes ces plaines de l’est. Les plantes furent ensevelies, les lacs et les torrents empoisonnés. Il y eut des marées pyro-clostiques – une sorte de nuage de gaz, de cendres et de débris de lave qui peut se déplacer à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure.

Lentement, Majewski déplia un sandwich et se mit à manger. La nonne restait silencieuse. Elle ôta sa coiffe et s’en servit pour éponger la sueur sur son grand front.



— Même en courant aussi vite et aussi loin qu’ils pouvaient, reprit Majewski, les animaux ne purent échapper au désastre. Ils furent pris sous d’épaisses couches de cendres. Puis l’activité volcanique cessa. La pluie se mit à tomber et dispersa les éléments toxiques. La végétation réapparut. Après un certain temps, les animaux eux aussi revinrent et les terres furent à nouveau peuplées. Mais cette bonne période ne dura guère. Les volcans entrèrent une fois encore en éruption et il y eut de nouvelles pluies de cendres. Et le même processus se répéta durant une quinzaine de millions d’années environ. La mort et la résurrection, la pluie meurtrière puis le retour à la vie. C’est ainsi que les couches de cendres et de fossiles se succédèrent, se superposèrent. Le dépôt de la formation de John Day est presque épais de cinq cents mètres. Et il existe d’autres formations semblables au-dessus et au-dessous.

Tandis qu’il parlait, Anna-Maria contemplait les plateaux de l’est. Deux condors géants tournaient lentement dans une colonne d’air chaud. Loin en dessous, neuf engins ovoïdes survolaient le cours d’un canyon invisible.

— Les couches de cendres furent recouvertes par la lave, continua le vieil homme. Puis, après quelques millions d’années encore, les rivières frayèrent leur cours dans la roche et les dépôts cendreux. Ginny et moi, nous avons trouvé des fossiles dans le lit de certains cours d’eaux. Pas seulement des dents et des os, mais aussi des empreintes de feuilles et des fleurs entières, compressées entre deux strates. Les images d’autant de mondes disparus. Très émouvant… La nuit, nous faisions l’amour sous les étoiles du désert et nous contemplions la Voie Lactée, dans le Sagittaire. Nous nous demandions à quoi avaient pu ressembler les constellations que tous ces animaux éteints avaient contemplées. Et combien de temps s’écoulerait encore avant que notre pauvre vieille humanité ne soit ensevelie sous son propre lit de cendres, attendant que des paléontologues venus du Sagittaire creusent et retrouvent ses restes, nos restes, dans une trentaine de millions d’années. (Il gloussa.) Quel mélodrame ! C’est ce que l’on risque, à chercher des fossiles dans un décor aussi romantique.

Il finit son sandwich, but à sa gourde, puis dit simplement : « Geneviève », avant de se taire durant un long moment.

— Est-ce que l’intervention vous a choqué ? demanda tout à coup Sœur Roccaro. Certaines des plus vieilles personnes que j’ai assistées semblaient presque déçues que l’humanité ait sauvé ses déserts écologiques.

— C’est vrai que ç’a été dur pour les partisans de Schandenfreude, concéda Majewski en souriant. Ceux qui considéraient l’humanité comme une espèce d’organisme parasite acharné à détruire une planète qui aurait pu être bien agréable… Mais les paléontologues ont tendance à avoir une vision plus large de la vie. Certaines créatures survivent, d’autres s’éteignent. Mais quelle que soit l’importance des désastres écologiques, ce paradoxe que l’on appelle la vie continue de défier l’entropie et d’essayer de se perfectionner. Les périodes difficiles ne semblent qu’accélérer l’évolution. Le Pleistocène et le Pluvial auraient pu venir à bout des hominiens mangeurs de plantes. Mais, bien au contraire, la rudesse du climat et les changements de végétation semblent avoir encouragé nos ancêtres à devenir des mangeurs de viande. Et quand on mange de la viande, on passe moins de temps à rechercher sa nourriture. Alors on s’assoit et on commence à penser.

— Il fut un temps où le chasseur-tueur était meilleur ?

— Chasseur ne signifie pas forcément meurtrier. Je n’adhère pas au postulat de certains ethnologistes qui décrivent l’homme singe comme une créature totalement dépravée. Nos ancêtres hominiens avaient sans doute autant d’altruisme et de bonté que nos contemporains.

— Mais le mal existe, dit Sœur Anna-Maria. Qu’on l’appelle égocentrisme, méchanceté, agressivité, péché originel, que sais-je… Mais c’est ainsi. Nous avons été chassés de l’Eden.

— L’Eden biblique n’est-il pas un symbole ambivalent ? Il me semble quant à moi que ce mythe nous prouve que la conscience et l’intelligence sont dangereuses. Et qu’elles peuvent même être mortelles. Mais considérons le choix posé par l’Arbre de la Connaissance. Qui voudrait l’innocence à un tel prix ? Pas moi, Anny. Personne ne veut vraiment recracher cette bouchée de pomme. Notre agressivité instinctive et notre féroce orgueil nous ont aidé à régner sur la Terre.

— Et peut-être… un jour… sur toute la galaxie ?

Claude eut un rire bref.

— Dieu sait que nous ne cessions d’en discuter lorsque les Gi et les Poltroyens venaient nous aider sur le sites. Le consensus veut que les humains, en dépit de leur arrogance, soient dotés d’une formidable potentialité. Ce qui a justifié l’intervention devant le risque d’auto-destruction. D’un autre côté, les malheurs que nous avons causés durant la crise métapsychique des années 80 peuvent amener à se demander pourquoi nous avons limité nos talents de destructeurs à une seule planète alors que nous pourrions les exercer au niveau cosmique.

Ils mangèrent quelques oranges en silence. Puis Claude reprit :

— Quoi qu’il advienne, je suis heureux d’avoir vécu assez longtemps pour atteindre les étoiles, et je suis heureux que Ginny et moi nous ayons pu travailler avec d’autres êtres pensants de bonne volonté. Maintenant, c’est fini, mais ce fut une aventure merveilleuse.

— Et Geneviève… que pensait-elle de vos voyages ?

— Elle était beaucoup plus attachée à la Terre que moi, mais ces voyages sur les autres mondes lui plaisaient cependant. Elle a toujours voulu que nous gardions une maison ici, dans le Nord-Ouest Pacifique. C’est ici qu’elle avait grandi. Si nous avions pu avoir des enfants, je crois que jamais elle n’aurait accepté de partir. Mais elle souffrait d’anémie falciforme[4] et la technique de modification du code génétique n’a été développée qu’après qu’elle eut passé l’âge d’avoir des enfants. Plus tard, après la réjuvénation, nos instincts de reproduction se sont atrophiés. Et puis, nous avions tant de travail devant nous. Alors nous avons continué ensemble. Pendant quatre-vingt-quatorze ans…

— Claude…

Sœur Roccaro lui tendit la main. Le vent léger passa dans ses cheveux courts et bouclés.

— …Est-ce que vous admettez que vous êtes guéri ?

— Je le savais. Je l’ai compris après la mort de Ginny. Cela m’a fait tellement mal. Vous comprenez, nous en avions discuté durant des mois, quand elle avait encore toutes ses facultés, en nous apitoyant sur nous-mêmes, en acceptant une purge émotionnelle. Mais elle devait partir, et moi je devais rester là à attendre pendant que celle que j’aimais s’éloignait de plus en plus sans vraiment disparaître. A présent qu’elle est morte, je fonctionne à nouveau. Mais je me demande seulement : que vais-je bien pouvoir faire désormais ?

— Je me suis posé la même question, dit la nonne.

Il faillit parler, puis la regarda comme si jamais encore il ne l’avait vue.

— Anny, mon enfant… Vous avez passé votre vie à consoler ceux qui en avaient besoin, à assister les mourants et ceux qui les pleuraient… Et vous vous posez encore une question comme celle-ci ?

— Je ne suis plus une enfant, Claude. Je suis une femme de trente-sept ans et je travaille à l’Hospice depuis quinze années. C’est une tâche qui… qui n’a pas toujours été facile. Je suis usée. J’ai décidé que Geneviève et vous seriez mes derniers patients. Mes supérieures ont accepté ma décision de quitter l’ordre.

Il fut tellement choqué qu’il ne trouva pas ses mots. Il la regarda simplement comme elle reprenait :

— Je me suis aperçue que j’étais isolée, consumée par les émotions de ceux que je désirais aider. Et ma foi s’est atténuée également, je dois le dire, Claude. (Elle haussa faiblement les épaules.) C’est le genre de chose que l’on doit s’attendre à rencontrer dans une vie religieuse. Un scientifique sensé tel que vous en rirait probablement —

— Jamais je ne rirai de vous, Anny. Et si vous pensez vraiment que je suis sensé et raisonnable, je peux peut-être vous aider.

Elle se leva brusquement et épousseta son jean.

— Je crois qu’il faut sonner le départ. Il va nous falloir au moins deux heures pour regagner l’œuf.

— En chemin, vous en profiterez pour me parler de vos problèmes et de vos plans d’avenir.

Anna-Maria Roccaro regarda le vieil homme avec une expression d’exaspération amusée.

— Docteur Majewski, vous êtes un ex-chasseur d’os, pas un conseil spirituel.

— Mais vous allez me parler quand même. Au cas où vous l’ignoreriez, il n’y a rien de plus entêté dans tout le Milieu Galactique qu’un Polonais qui s’est voué à une cause. Et je suis encore plus entêté que la plupart des autres Polonais parce que j’ai eu le temps de m’exercer. De plus, ajouta-t-il d’un air malicieux, vous ne m’auriez jamais parlé de votre problème si vous ne vouliez pas que nous en discutions ensemble. Allez, venez. Mettons-nous en marche.

Il s’engagea dans le sentier et elle le suivit sans rien dire. Il s’écoula une bonne dizaine de minutes pendant lesquelles ils progressèrent en silence. Elle dit enfin :

— Quand j’étais une petite fille, mes héros religieux n’étaient pas les saints de l’Age Galactique. Je n’ai jamais pu m’identifier au Père Teilhard de Chardin, à saint Jack l’Incorporel ou à Illusio le Masque de Diamant. Non, ce que j’aimais, c’étaient les mystiques d’autrefois : Siméon Stylite, Anthony l’Ermite, Dame Julian de Nordwich… Mais aujourd’hui, cette vocation de pénitence solitaire est contraire à la vision qu’a l’Eglise de l’énergétisme humain. Nous sommes censés nous préparer au voyage individuel vers la perfection au sein d’une unité d’amour divin et humain.

Par-dessus l’épaule, Claude lui fit une grimace.

— Là je m’y perds, mon enfant.

— Si l’on ne tient pas compte du jargon, ça signifie que l’activité charitable est à la mode et que le mysticisme solitaire est dépassé. L’Age Galactique est trop frénétique pour admettre les ermites et les anachorètes. Ce ne sont que des égoïstes et des masochistes qui fuient la réalité et qui s’opposent à l’évolution sociale de l’Eglise.

— Mais ce n’est pas ce que vous pensez, n’est-ce pas, Anny ? Vous voulez vous évader de tout ça pour vous plonger dans la contemplation dans un coin isolé, vous voulez souffrir et voir la lumière.

— Ne vous moquez pas de moi, Claude. J’ai essayé d’entrer dans plusieurs monastères… Les Cisterciens, les Carmélites, les Pauvres Clarisses. Chaque fois, on a jeté un coup d’œil sur mon profil psychosocial et on m’a dit de ficher le camp. On m’a dit partout : patience ! Même les Brigittines-Zen n’ont pas voulu me donner une chance ! Mais j’ai fini par découvrir un endroit où un mystique solitaire d’autrefois serait à sa place. Avez-vous entendu parler de l’Exil, Claude ?

— Tous les paléo-biologistes en ont entendu parler.

— En ce cas, vous savez qu’il existe une émigration clandestine depuis bien des années. Mais ce que vous ignorez peut-être, c’est qu’il a reçu l’approbation officielle du Milieu il y a quatre ans devant la demande grandissante. Toutes sortes de gens ont choisi l’Exil après avoir suivi une période d’entraînement de survie. Des gens de toutes les professions imaginables, de tous les bords, qui viennent aussi bien des colonies humaines que de la Vieille Terre. Et tous ces voyageurs du Temps ont une chose en commun : ils veulent continuer à vivre, mais plus dans cette civilisation galactique complexe et structurée.

— Et c’est aussi ce que vous avez choisi ?

— Ma candidature a été acceptée il y a un mois.

Ils abordèrent un éboulis, un ancien couloir d’avalanche, et il leur fallut toute leur attention pour le franchir. En atteignant l’autre aplomb, ils se reposèrent un instant. Le soleil était torride. Les condors rétro-évolués avaient disparu du ciel.

— Anny, dit le vieil homme, je crois que ce serait intéressant de voir des fossiles avec de la chair dessus.

Elle haussa un sourcil.

— Est-ce que ça ne serait pas un peu impulsif ?

— Je n’ai peut-être pas autre chose à faire. Contempler des animaux du Pliocène vivants est sans doute un aboutissement intéressant pour une carrière de paléo-biologiste. Quant aux problèmes de survie quotidienne, ils ne se poseraient pas pour moi. S’il y a une chose que l’on apprend sur le terrain, c’est vivre à la dure. Peut-être que je pourrais vous donner un coup de main pour monter votre ermitage. A moins, bien sûr, que vous ne pensiez que la tentation ne contrarie vos vœux.

Elle rit de bon cœur.

— Oh, Claude ! Vous vous faites du souci pour moi ! Vous pensez que je vais être dévorée par un tigre à dents de sabre ou piétinée par des mastodontes ?

— Mais bon sang, Anny ! Savez-vous seulement ce qui vous attend ? Parce que vous avez grimpé sur quelques malheureuses montagnes et pris des truites dans l’Oregon, vous estimez que vous pouvez être une sorte de saint François d’Assise femelle dans un pays sauvage ! (Il détourna la tête, les sourcils froncés.) Dieu sait quel genre de rebut d’humanité doit rôder là-bas.. Je ne veux pas contrarier votre vocation, mon enfant. Mais je pourrais m’occuper de choses et d’autres. Vous ravitailler, par exemple. Même les mystiques d’autrefois acceptaient les offrandes, vous savez… Anny, vous ne comprenez donc pas ? Pour rien au monde je ne voudrais gâcher votre rêve.

Brusquement, elle referma ses bras sur lui, puis recula avec un sourire et, pour un instant, il ne la vit plus en jean, chemise à carreaux et coiffe de nonne mais en robe rustique, avec une corde en guise de ceinture.

— Docteur Majewski, dit-elle, je serai honorée de vous avoir pour protecteur. Il se pourrait aussi que vous représentiez la tentation. Mais je serai ferme et je résisterai à la séduction, même si je vous aime beaucoup.

— Alors c’est d’accord. Lorsque nous serons en bas, nous prendrons les dispositions pour le requiem de Geneviève. Nous emporterons ses cendres avec nous jusqu’en France et nous les inhumerons au Pliocène. Elle aurait aimé cela.

8.

La veuve du professeur Théo Guderian avait été stupéfaite quand le premier voyageur du Temps s’était présenté à la porte de la villa des Monts du Lyonnais.

Cela s’était passé en 2041, au tout début du mois de juin. Elle était dans la roseraie occupée à tailler les fleurs fanées de ses magnifiques plants de Madame Meilland, tout en se demandant comment elle pourrait payer les droits de succession, quand un visiteur se présenta. C’était un homme d’apparence robuste, en tenue d’excursionniste, accompagné d’un chien basset. Il avait suivi la route poussiéreuse depuis Saint-Antoine-des-Cignes. Il attendit devant le portail pendant qu’elle approchait, le petit chien assis derrière son pied gauche.

— Bonsoir, monsieur, dit-elle en Anglais Standard, tout en fermant son sécateur qu’elle glissa dans la poche de sa salopette noire.

— Citoyenne Angélique Montmagny ?

— Je préfère l’ancienne forme de salutation, mais… oui, c’est bien moi.

Il s’inclina cérémonieusement.

— Madame Guderian ! Permettez-moi de me présenter. Karl Josef Richter. Je suis par profession poète et je demeurais jusqu’à présent à Francfort. Chère madame, si je suis ici, c’est afin de vous faire une proposition concernant le matériel expérimental de feu votre époux.

— A mon grand regret, je ne suis plus en mesure de vous faire la démonstration de cet appareil, dit-elle en plissant les lèvres.

Elle leva son nez aquilin avec une expression hautaine et des larmes brillèrent dans ses yeux noirs.

— En fait, reprit-elle, je vais le faire démanteler sous peu afin de vendre les composants les plus négociables.

— Certainement pas ! Certainement pas ! cria soudain Karl Josef Richter et s’accrochant au portail.

Surprise, Madame Guderian fit un pas en arrière et le regarda. Il avait une face de lune, avec de grand yeux clairs protubérants, des sourcils rouquins et broussailleux plissés par l’inquiétude. Il était vêtu comme pour une longue expédition et portait un énorme sac de montagne. Elle remarqua aussi un étui à violon, une catapulte en durai d’aspect redoutable et une ombrelle de golf. Le basset montait la garde auprès d’un gros paquet de vieux livres soigneusement emballés sous plastique, lié par des courroies et muni d’une poignée de transport.

Richter réussit à maîtriser son émotion et dit :

— Pardonnez-moi, madame. Mais vous ne devez pas détruire cette prodigieuse réalisation ! Ce serait un sacrilège !

— Mais il faut bien payer les droits de succession, dit madame Guderian. Vous êtes venu pour parler affaires, monsieur, mais vous devriez savoir que de nombreux journalistes ont déjà écrit beaucoup de choses sur l’œuvre de mon mari et —

— Je ne suis pas journaliste mais poète ! protesta Richter avec une légère moue de dédain. Et j’espère que vous réfléchirez sérieusement à ma proposition.

Il tira un porte-cartes en cuir d’une poche latérale de son sac et y pris un petit rectangle bleu qu’il tendit à madame Guderian.

— Voici ma garantie.

La carte était un billet au porteur sur la Banque de Lyon pour une somme extraordinaire.

Madame Guderian ouvrit le portail.

— Entrez, monsieur Richter. J’espère que votre petit chien est bien élevé.

Richter prit son paquet de livres et dit avec un mince sourire :

— Schatzi est plus civilisé que bien des humains.

Ils s’assirent côte à côte sur un banc de pierre, sous une arche de Soleil d’Or et Richter expliqua à la veuve la raison de sa visite. Il avait appris l’existence de la porte du Temps de Guderian lors d’un cocktail d’éditeurs à Francfort et il avait décidé le soir-même de vendre tous ses biens et de se précipiter à Lyon.

— C’est très simple, madame : je désire franchir la porte pour m’en aller vivre l’existence simple de l’Epoque Pliocène. Le royaume paisible ! Locus amœnus ! La Forêt d’Arden ![5] Le sanctuaire de l’innocence ! Le Pays d’Alcyon, vierge de larmes humaines ! (Il s’interrompit et tapota la petite carte bleue que madame Guderian tenait entre ses mains.) Je suis prêt à payer un prix très élevé pour mon passage.

Un fou ! Madame Guderian toucha instinctivement le sécateur, au fond de sa poche.

— La porte du Temps, dit-elle enfin avec un calme prudent, n’ouvre que dans une seule direction. Le retour est impossible. Et nous n’avons aucune information détaillée sur ce qui se trouve de l’autre côté, dans la Terre du Pliocène. Il n’a jamais été possible de ramener des caméras Tridi ou autre appareil d’enregistrement.

— La faune de cette époque est assez bien connue, madame. De même que son climat. Un homme suffisamment prudent n’a rien à redouter. Et vous, Gnädige Frau, vous n’avez à vous poser aucun problème de conscience pour m’avoir permis de franchir la porte. Je suis tout à fait en mesure de survivre là-bas. J’ai choisi mon équipement avec soin, croyez-moi, et mon fidèle Schatzi me tiendra compagnie. N’hésitez pas, je vous en supplie ? Laissez-moi passer cette nuit-même. Maintenant !

Très certainement, il était fou, mais c’était la Providence qui l’avait envoyé !

Elle continua pourtant d’argumenter pendant un long moment, tandis que le ciel s’assombrissait, virait à l’indigo, et que les rossignols se mettaient à chanter. Richter réfuta toutes ses objections. Non, il ne laissait aucune famille derrière lui. Il n’avait fait part à personne de ses projets et nul ne viendrait enquêter. Personne ne l’avait vu en route, entre le village et la maison. Elle lui rendrait un service immense en lui permettant enfin de réaliser son impossible rêve d’Arcadie. Il n’allait pas se suicider mais entrer au contraire dans une vie nouvelle, plus paisible. Si elle refusait, son Seelenqual ne lui laisserait qu’un choix. Et puis, il y avait tout cet argent…

— C’est entendu, dit-elle enfin. Veuillez m’accompagner.

Elle le précéda jusqu’à la cave et alluma. La pergola était intacte sous son réseau de câbles, telle que le pauvre Théo l’avait laissée. Richter, avec un cri de joie, se précipita vers l’appareil. Des larmes coulaient sur ses joues rebondies.

— Enfin ! Enfin !

Le basset suivit fidèlement son maître. Madame Guderian prit le paquet de livres et le posa à l’intérieur de la structure.

— Vite, madame, vite ! implora Richter en frappant dans ses mains.

— Ecoutez-moi bien, dit-elle d’un ton sec. Quand vous aurez traversé, il faudra vous éloigner aussitôt de votre lieu d’arrivée. De trois ou quatre mètres au moins, avec votre chien. Est-ce bien clair ? Autrement, vous seriez ramené ici, mort, réduit en poussière.

— Je comprends ! Vite, madame, vite !

En tremblant, elle se rendit jusqu’au panneau de contrôle et activa la porte du Temps. Les champs de force miroitants se mirent en place et la voix du poète fut soudainement interrompue, comme si quelque contact de télécommunication venait d’être arraché. La vieille femme, alors, se mit à genoux et récita la Salutation angélique trois fois, puis elle se releva et coupa le courant. Les miroirs s’effacèrent. La pergola du Temps était vide.

Elle exhala un long soupir. Puis elle éteignit vivement toutes les lumières de la cave et remonta l’escalier en triturant la carte de plastique, au fond de sa poche.

Après Karl Josef Richter, d’autres vinrent.

La toute première gratification permit à madame Guderian de payer les droits de succession et de se débarrasser de toutes ses autres dettes. Quelques mois après, quand elle eut parfaitement admis qu’elle pouvait tirer un profit substantiel de la porte du Temps en acceptant d’autres visiteurs, elle fit savoir qu’elle ouvrait une auberge pour les randonneurs. Elle acheta du terrain à côté de sa villa et fit construire un accueillant logis. Les roseraies furent agrandies et quelques parents vinrent la seconder pour les besognes domestiques. Ses voisins s’étaient montrés sceptiques mais, à leur grand étonnement, l’auberge fut très vite prospère.

Les clients qui entraient chez madame Guderian n’en ressortaient pas toujours. Mais ce détail était sans importance, étant donné que madame Guderian se faisait toujours régler d’avance.

Quelques années passèrent. Madame Guderian s’offrit le rajeunissement et entama une seconde existence marquée par un chic austère. Dans la vallée, le centre urbain le plus ancien de France connut lui aussi d’harmonieuses transformations, comme toutes les métropoles de la Vieille Terre, au milieu du XXIe siècle. Peu à peu, les ultimes traces de laideur laissées par une technologie anti-écologique furent effacées de la grande cité du confluent Rhône-Saône. Les usines et manufactures nécessaires, les systèmes de transit et de service furent replacés dans des infrastructures souterraines. Au fur et à mesure que l’excédent de la population lyonnaise était aspiré par les nouveaux mondes, les faubourgs lugubres et les terrains vagues se transformaient en réserves forestières et en prairies, avec çà et là des villages fleuris et d’harmonieux complexes d’habitat. Les structures historiques de Lyon représentaient chaque siècle écoulé depuis 2 000 années. Elles furent remises en valeur et disposées comme autant de joyaux dans un écrin naturel approprié. Les laboratoires, les bureaux, les hôtels et les entreprises commerciales furent regroupés dans de nouveaux bâtiments ou transformés afin de s’harmoniser avec les monuments. Promenades et boulevards remplacèrent les hideuses autoroutes. Puis les colons revinrent des étoiles lointaines vers la Vieille Terre, en quête de leur héritage ethnique. Des fondations culturelles, des parcs de divertissement firent leur apparition, en même temps que de nouveaux quartiers aux rues commerçantes et pittoresques.

D’autres visiteurs d’un genre particulier arrivaient régulièrement à Lyon. Tous se rendaient à l’Auberge du Portail, dans les Monts du Lyonnais. Madame Guderian les accueillait en personne.

Durant ces premières années où elle considérait encore la porte du Temps comme une entreprise risquée, madame Guderian appliquait à sa clientèle des critères simples et rigides. Les postulants à l’exil devaient passer au moins deux jours à l’auberge pendant qu’elle vérifiait sur ordinateur leur statut social et leur profil psychique. Elle se refusait à laisser franchir la porte aux délinquants, aux déséquilibrés ainsi qu’aux mineurs de vingt-huit ans, car cette ultime démarche exigeait une pleine maturité. De même, elle n’autorisait personne à emporter des armes modernes ou autres engins coercitifs dans le Pliocène. Elle ne tolérait que les machines les plus simples, ou encore celles qui fonctionnait à l’énergie solaire. Les candidats qui, à l’évidence, n’étaient pas préparés à la survie dans un monde primitif étaient rejetés, ou bien alors ils se voyaient conseiller l’acquisition d’un matériel plus approprié.

Après mûre réflexion, madame Guderian exigea une condition supplémentaire pour les femmes. Elles devraient renoncer à la fertilité.

La première candidate qu’elle apostropha dans son style purement français resta paralysée.

— Ecoutez ! lança-t-elle. Réfléchissez seulement au sort qui attend inévitablement une femme dans ce monde primitif. Son destin est de faire enfant sur enfant jusqu’à ce que son corps soit usé. Et pendant tout ce temps, elle est soumise aux caprices et à la volonté de son souverain et maître. Bien sûr, les femmes d’aujourd’hui dominent complètement leur corps et elles sont capables de se défendre contre tous les outrages. Mais qu’en serait-il des filles auxquelles elles donneraient le jour dans cet âge reculé ? Vous n’aurez pas les moyens technologiques de leur donner la liberté de reproduction. Les anciens schémas biologiques reviendront et, avec eux, le vieil esprit de soumission. Avec le temps, inévitablement, vos filles deviendraient des esclaves. Est-ce là le sort que vous souhaitez à vos enfants ?

La question des paradoxes temporels se posait aussi.

Durant bien des semaines, après le départ de Karl Josef Richter, madame Guderian avait été hantée par la pensée que les voyageurs du Temps pouvaient déranger l’ordre du monde présent en intervenant dans le passé. Elle en était finalement arrivée à la conclusion que ce type de paradoxe était impossible, puisqu’il est évident que le passé a d’ores et déjà façonné le présent et que le sort du continuum est entre les mains du bon Dieu.

Mais, d’un autre côté, mieux valait ne pas courir certains risques.

Et des êtres humains, même s’ils avaient été rajeunis, même s’ils appartenaient à la société évoluée de l’Age Galactique, ne pouvaient avoir que peu d’effet sur le Pliocène ou toute autre époque ultérieure s’ils étaient dans l’impossibilité de se reproduire. Elle devait donner un avantage social aux femmes qui voulaient franchir la porte du Temps, et c’est ainsi que madame Guderian décida que le renoncement à la maternité serait désormais une condition sine qua non du passage.

A celles qui protestèrent, elle déclara : « Bien sûr que c’est injuste, bien sûr qu’une part de votre féminité est ainsi sacrifiée. Est-ce que je n’en ai pas conscience ? Moi dont les deux enfants sont morts avant même d’avoir atteint l’âge adulte ? Mais il faut vous faire à l’idée que ce monde dans lequel vous allez pénétrer n’est pas fait pour la vie. C’est un refuge pour les asociaux, un palliatif à la mort, une échappatoire du destin normal de tout être humain. Ainsi, dès que vous aurez pénétré dans l’Exil, les conséquences de votre acte vous incomberont. A vous, et à vous seule. Si votre attachement à la vie est encore puissant, je vous conseille de demeurer ici. Seuls ceux qui n’éprouvent plus la moindre joie à vivre dans le présent peuvent trouver refuge dans les ombres du passé. »

Après avoir écouté ce sombre discours, les candidates se posèrent des questions et en vinrent finalement à accepter. Autrement, il ne leur restait qu’à quitter l’auberge pour n’y jamais revenir. Madame Guderian ne se trouva pas surprise en constatant que les voyageurs du Temps de sexe mâle étaient quatre fois plus nombreux que les femelles.

Les autorités locales n’eurent connaissance de l’Auberge du Portail que près de trois ans après sa création, à la suite d’un incident malheureux dont un candidat refusé était l’auteur. Mais les puissants avoués lyonnais de madame Guderian firent valoir que son commerce ne violait aucune loi locale ou galactique, car elle avait tout à la fois licence de service public, de transport en commun, de conseil psychosocial et d’agence de voyages. Plus tard, de temps à autre, il se trouva certains fonctionnaires pour essayer de modifier son statut ou de supprimer l’établissement, mais tous échouèrent car il n’existait aucun précédent, aucune jurisprudence… et, de plus, la porte du Temps était utile.

« J’accomplis une œuvre charitable, déclara madame Guderian devant une commission d’enquête. Il y a moins d’un siècle, elle n’aurait pas été comprise, mais aujourd’hui, à l’Age Galactique, elle est nécessaire. Il suffit de se pencher sur les dossiers de ceux qui veulent partir pour comprendre qu’ils sont déplacés dans ce monde moderne et rapide. De telles personnes ont existé de tout temps. Ce sont des exemples d’anachronisme psychosocial, totalement inadaptés à l’époque dans laquelle ils sont nés. Jusqu’à la porte du Temps, il n’existait pour eux aucun espoir de changer le cours de leur destin. »

— Mais, madame, demanda un commissaire, êtes-vous vraiment persuadée que cette porte du Temps conduise à un monde meilleur ?

— A un monde plus simple, en tout cas, citoyen commissaire. Ce qui est avant tout ce que mes clients désirent.

L’identité de tous ceux qui franchissaient la porte sur le Pliocène était soigneusement relevée à l’auberge et, plus tard, cela devait fournir un champ immense aux statisticiens. Il apparaissait, par exemple, que les voyageurs étaient pour la plupart hautement cultivés, d’un niveau d’intelligence supérieur, généralement asociaux et particulièrement esthètes. Les romantiques dominaient. Ils venaient pour leur plus grand nombre de la Vieille Terre elle-même plutôt que des planètes coloniales. La plupart avaient exercé des professions scientifiques, technologiques et autres discipline de haut niveau. Une analyse ethnique mettait en évidence un pourcentage significatif d’Anglo-saxons, de Celtes, de Germains, de Slaves, de Latins, d’Américains d’origine, d’Arabes, de Turcs ainsi que divers centre-Asiates et Japonais. Les Africains étaient rares mais on notait un certain nombre d’Afro-américains. Les Esquimaux et les Polynésiens étaient attirés par le monde du Pliocène, ce qui n’était pas le cas des Indo-Dravidiens et des Chinois. Les agnostiques étaient en minorité par rapport aux croyants mais les voyageurs du Temps étaient très souvent aussi des fanatiques ou des conservatistes déçus par l’évolution religieuse du monde, et tout particulièrement par le dictât du Milieu Galactique qui interdisait les jihads, le socialisme et toute forme de théocratie. On comptait des athées, peu d’orthodoxes et des juifs parmi ceux qui voulaient fuir dans le passé mais ils étaient largement dépassés par les innombrables catholiques et musulmans qui se présentaient à la porte.

Le profil psychique des candidats faisait apparaître une dominante d’agressivité. Les ex-détenus de droit commun n’étaient pas rares, mais les plus redoutables des criminels réformés continuaient de préférer le monde contemporain. Il y avait aussi un écoulement discret mais régulier de cœurs brisés, homophiles et hétérosexuels qui se perdaient dans le passé. Comme on pouvait s’y attendre, les narcissiques étaient particulièrement bien représentés et, parmi les candidats, nombreux étaient les êtres enclins aux phantasmes. Ils se présentaient à l’auberge vêtus en Tarzan, en Robinson Crusoé, en Pocahontas, en Rima, dans toutes les tenues des âges anciens et des sociétés perdues.

Certains, comme Richter, s’équipaient pour le voyage avec un pragmatisme Spartiate. D’autres obéissaient au syndrome de l’île déserte et emportaient leurs trésors personnels : des collections complètes de vieux livres, des instruments de musique, des enregistrements, des garde-robes parfaites ou des armures. Les plus pratiques emportaient des graines, du bétail et des outils dans le plus pur style des Robinsons Suisses. Les collectionneurs et les naturalistes se présentaient avec tout leur matériel. Les écrivains avec des plumes d’oie et des flacons d’encre sépia, ou bien encore avec les derniers modèles de vocoprint et des piles de feuilles de durofilm et de transcripteurs en plaques. Et il y avait ceux qui ne pouvaient se passer de gourmandises, de boissons et d’agents psycho-chimiques.

Compte tenu des dimensions réduites de la pergola du Temps, qui ne faisait que six mètres cube, madame Guderian faisait son possible pour passer le matériel. Elle incitait les voyageurs à mettre en commun leurs ressources et certains le faisaient. Les Amish[6], les Gitans, les Russes orthodoxes ainsi que les Esquimaux se montraient particulièrement sagaces. Mais c’était avant tout l’individualisme qui était la marque des exilés volontaires, et la plupart préféraient ne pas dépendre de leurs frères humains, sans compter tous ceux qui méprisaient les détails pratiques au profit d’idéaux romantiques et de fétiches personnels.

Madame Guderian veillait à ce que chacun ait un minimum d’équipement de survie et des médicaments étaient régulièrement expédiés dans le Pliocène. Pour le reste, tous n’avaient plus qu’à se fier à la Providence.

Durant soixante-cinq ans, dont deux rajeunissements, Angélique Guderian supervisa personnellement l’examen psychosocial de ses clients et leur passage dans le Pliocène. La cupidité qui l’avait motivée dans les premières années s’étaient transformée en dévouement. Elle en était venue à accepter de négocier le prix du passage et, souvent, à l’offrir. Le nombre des voyageurs augmentait régulièrement et la liste d’attente s’allongeait. Au seuil du XXIe siècle, on estimait que plus de 90 000 fugitifs avaient franchi la porte du Temps vers un destin inconnu.

En 2106, madame Guderian entra à son tour dans le monde du Pliocène, dans l’Exil, ainsi qu’on l’avait nommé. Seule, vêtue de sa tenue de jardin, emportant un simple sac de montagne et des boutures de ses roses préférées. Elle avait toujours méprisé l’Anglais Standard qui était la langue officielle du Milieu, qu’elle considérait comme un affront au patrimoine français, aussi laissa-t-elle une note liminaire rédigée en français et qui disait :

« C’est plus qu’il n’en faut. »

L’Administration Humaine du Concilium Galactique, cependant, n’entendait pas tenir compte de son opinion. Il était désormais évident que la porte du Temps comblait un besoin : elle représentait une sortie honorable pour tous les dévoyés que l’on ne pouvait supporter. Réorganisée de façon plus humaine et plus efficace à la fois, la Porte continua de fonctionner. Toutefois, aucune publicité n’était faite et les archives demeurèrent strictement réservées aux professionnels.

Le fait d’autoriser des humains à s’exiler à l’Epoque du Pliocène posait une sorte de dilemme d’éthique qui fut débattu légalement. Les études confirmèrent qu’il n’existait aucun risque de paradoxe temporel. Quant aux voyageurs, on devait les considérer comme étant tous condamnés à plus ou moins brève échéance.

9.

Pendant le voyage entre Brevonsu-Mirikon et la Terre, Bryan Grenfell dressa des plans. Il décida d’appeler Mercy dès l’arrivée au Port de Unst. Ils devaient partir en mer tous les deux et ils pourraient se retrouver le vendredi soir à Cannes, ce qui lui donnerait le temps de déposer son rapport sur la conférence au CAS, à Londres, de faire ses bagages et de sortir le bateau. On prévoyait du beau temps pour les trois jours à venir et ils pourraient rallier la Corse ou la Sardaigne.

Et elle serait bientôt à lui, au fond de quelque petite calanque retirée, sous le clair de lune de Méditerranée, avec une musique douce…

— Ici le commandant. Dans cinq minutes, nous allons effectuer notre rentrée en espace normal au-dessus de la Terre. Nous traverserons les superficies et vous éprouverez sans doute une sensation de malaise très brève. N’hésitez pas à faire appel à votre assistant de vol si vous désirez une anodyne et n’oubliez pas que vous satisfaire est notre premier devoir. Nous vous remercions d’avoir choisi les United pour ce voyage.

Grenfell se pencha sur son communicateur.

— Un Glendessarry Evian.

Dès que le verre apparut, il le vida d’un coup, les yeux fermés, concentrant ses pensées sur Mercy. Ses yeux tristes qui avaient la couleur de la mer sous ses cils sombres. Ses cheveux roux comme les cèdres autour de son visage mince et pâle aux pommettes aiguës. Son corps, presque aussi frêle que celui d’une enfant, mais svelte et souple dans sa longue robe verte avec sa traîne de rubans sombres. Il pouvait presque entendre sa voix, à la fois joyeuse et profonde. Après la parade médiévale, ils s’étaient promenés dans le verger de pommiers, ce soir-là…

— Le coup de foudre, Bryan, ça n’existe pas. Le sexe, oui. Et si c’est la maigreur de mes charmes qui vous enflamme, alors faisons l’amour, parce que vous êtes doux et que j’ai besoin d’être consolée. Mais ne me parlez pas d’amour.

Pourtant, il lui avait encore parlé d’amour. Il ne pouvait s’en empêcher. Il comprenait à quel point c’était illogique quand il y réfléchissait avec un détachement marqué de tristesse, mais la situation lui échappait. Il savait qu’il l’aimait depuis le premier instant. Il avait tenté de le lui expliquer, prudemment, essayant de ne pas paraître complètement idiot. Mais elle avait ri et elle l’avait attirée contre elle, sur la pelouse parsemée de pétales. La passion leur avait apporté du plaisir à tous deux mais il n’avait pas été satisfait pour autant. Il était pris au piège. Il devrait partager sa vie avec elle ou sombrer dans le chagrin.

Rien qu’un jour avec elle ! La veille, il lui avait fallu se rendre à un important meeting, sur la planète Poltroyenne. Elle lui avait demandé de rester et c’était elle qui avait proposé de passer quelques jours en bateau, mais il était resté fidèle au devoir. L’imbécile ! Elle aurait peut-être fini par l’écouter. Comment avait-il pu la laisser seule un instant ?

Rien qu’un jour…

Gaston Deschamps, son vieil ami, rencontré par hasard dans un restaurant parisien, l’avait invité à passer quelques heures à la Fête d’Auvergne. Gaston, le réalisateur de la parade, considérait que c’était un exercice bouffon en ethnologie appliquée. Et ç’avait été exactement cela… jusqu’à ce qu’ils soient présentés.

— Nous allons maintenant nous plonger dans l’existence passionnante d’antan, avait annoncé Gaston après lui avoir fait faire le tour du village et du château.

Le réalisateur les avait précédés jusqu’à un donjon où se trouvait la salle de contrôle de la parade. Et il l’avait vue assise, là.

— Vous allez faire la connaissance de ma camarade magicienne, assistante réalisatrice de la Fête… La fille la plus médiévale du Milieu Galactique… Mademoiselle Mercédès Lamballe !

Elle avait levé la tête de sa console, elle lui avait souri, et il avait eu le cœur transpercé.

— Ici le commandant. Nous rentrons à présent dans l’espace normal au-dessus de la planète Terre. La procédure ne devrait durer que deux secondes, aussi comptons-nous sur votre indulgence pour cette brève période d’inconfort.

Zang !

Malauxdentscouserrétouffélectricité

Zung !

— Mesdames, messieurs, distingués passagers de tous les sexes, nous vous remercions de votre patience. Nous nous poserons au Port de Unst, dans les merveilleuses îles Shetland, dans 1 500 heures, Temps Moyen Planétaire.

Grenfell se lissa les sourcils et commanda un autre verre. Cette fois, il but très lentement, à petites gorgées. Une chanson ancienne s’insinua dans son esprit. Il sourit : c’était tellement Mercy…

Belle, qui tient ma vie

Captive dans tes yeux,

Qui m’a l’âme ravie

D’un sourire gracieux,

Viens tôt me secourir

Ou me faudra mourir…

Immédiatement, se dit-il, il prendrait le métro jusqu’à Nice, puis il gagnerait Cannes en œuf. Elle l’attendrait sur la paisible Croisette, non loin de la vieille cité. Elle porterait probablement un ensemble vert. Elle aurait dans son regard cette tranquille expression de mélancolie, et ses yeux seraient verts ou gris selon l’humeur de la mer, et tout aussi profonds. Il s’avancerait à sa rencontre, titubant sous le poids de son havresac et du panier de pique-nique (mousse de foie d’oie, Stilton, beurre, baguettes de pain, champagne, oranges et cerises noires) et elle finirait par sourire en le voyant venir.

Il prendrait le bateau et demanderait aux enfants de s’écarter. (A présent que la Côte d’Azur était redevenue une région calme, les familles affluaient à nouveau et il y avait toujours des enfants de toutes parts.) Il fixerait ensuite le petit tube du gonfleur et jetterait le paquet de film décamole argent et noir dans l’eau. Lentement, sous les yeux émerveillés des gamins, le sloop de huit mètres se formerait, complet avec sa coque, sa quille, ses ponts, sa cabine, son cockpit, son mât, ses bastingages. Ensuite, toujours grâce à la décamole et à l’air comprimé, il ajouterait les éléments séparés barre et gouvernail, stabilisateur, les bouts-dehors avec les voiles encore pliées, les filins, les sièges de pont, les caissons, les seaux, le nécessaire de couchage et tout le reste… Les distributeurs à quai rempliraient la quille et le stabilisateur de mercure avant d’équilibrer le reste du bateau avec de l’eau distillée, afin d’ajouter de la masse à la microstructure rigide de la décamole. Il ne lui resterait plus qu’à louer des lampes, une pompe, le navigateur, l’ancre flottante, l’aiguillot et diverses autres bricoles avant de régler le commandant du port et de donner un peu de monnaie aux gamins pour qu’ils évitent de cracher dans le cockpit.

Et puis… et puis, elle monterait à bord. Il appareillerait. La brise serait fraîche et ils atteindraient très vite Ajaccio ! Avant quelques jours, elle accepterait de l’épouser.

Belle qui tient ma vie captive dans tes yeux…

Lorsque l’astronef se posa aux Shetlands, la température était de six degrés et la bise du nord-est était mordante. Il appela le numéro de Mercédès et lut en réponse : SERVICE DE L’ABONNE SUSPENDU.

La panique le gagna aussitôt. Il réussit enfin à joindre Gaston Deschamps. Le réalisateur se montra tout d’abord évasif, puis irrité, avant de se radoucir.

— La vérité, Bryan, c’est qu’elle a tout envoyé dinguer. Je crois bien que c’était le lendemain de votre départ, il y a deux mois de ça. Elle nous a laissé tomber comme ça, en pleine saison.

— Mais où est-elle partie, Gaston ? Où ?

Sur l’écran, Deschamps évita son regard.

— Elle a passé cette foutue porte du Temps… vers l’Exil. Ça me fait vraiment mal au cœur, Bryan. Elle avait tout pour vivre. D’accord, elle était un peu à côté de ses chaussures, mais jamais on n’aurait cru que c’était à ce point. Quel malheur ! Jamais je n’ai vu quelqu’un qui sentait aussi bien le Moyen Age qu’elle !

— Je comprends… Merci de m’avoir dit tout ça. Je suis désolé.

Il coupa la communication et demeura un long moment assis dans le télékiosque. Deux Simbiari arrivés par le même vaisseau observaient avec impatience cet anthropologue d’âge moyen qui jouissait d’une certaine réputation, vêtu de façon classique, l’air affable, qui se tenait là, avec un épais dossier sur la Quinzième Conférence Galactique de Théorie Culturelle. Finalement, ils frappèrent à la porte, laissant des taches vertes sur le panneau de verre.

Viens tôt me secourir…

Grenfell se secoua, fit un geste d’excuse et se tourna de nouveau vers l’écran. Il appuya sur la touche d’information.

— Oui, pour quelle ville ?

— Lyon, dit-il.

…ou me faudra mourir…


Il expédia son rapport au CAS et prit son œuf personnel à Londres. Il aurait aussi bien pu effectuer des recherches sans quitter son appartement, mais il s’envola pour la France le soir-même. Il descendit au Galaxie de Lyon, s’offrit un souper composé d’une langouste grillée, d’un soufflé à l’orange, arrosé de Chablis, et se mit à l’ouvrage. L’unité-bibliothèque de sa chambre comportait un index interminable sur tous les ouvrages, thèses et articles se rapportant à la porte du Temps de Guderian. Il songea un instant à écarter ceux qui concernaient la physique et la paléobiologie pour ne se consacrer qu’à la psychosociologie et à la psychoanalogie, mais c’était indigne d’elle et, glissant sa carte dans la fente de l’unité, il commanda la collection complète. La machine cracha immédiatement un nombre de plaques qui aurait suffi à recouvrir six fois la chambre. Méthodiquement, Bryan les classa et se mit à lire. Il en projeta un certain nombre, écarta les plus ardues. Il lui fallut trois jours pour en venir à bout et remettre le tout dans l’unité. Il régla sa note d’hôtel, demanda son œuf et gagna le toit-terrasse. Tout ce qu’il avait absorbé était encore sans forme ni structure dans son esprit. Il savait que son subconscient le rejetait, avec tout ce que cela impliquait. Mais ce n’était pas d’un grand secours.

Les cœurs brisés guérissent, et le souvenir des amours perdues s’efface, même celui de cet étrange amour que jamais encore il n’avait connu s’estomperait, il le savait, il le fallait. C’était ce que lui disait son jugement, avec toutes les informations effrayantes qu’il avait absorbé, ce que lui conseillait son bon sens, hors de toute émotion. Raisonnablement.

Oh, Mercy ! Ma chérie… Le tréfonds de la galaxie est encore plus proche que toi, ma dame éphémère. Et pourtant. Et pourtant.

10.

Seule Georgina avait été navrée à l’annonce du départ de Stein. Pour son dernier jour à Lisbonne, ils avaient bu et elle lui avait dit :

— Ça te dirait de faire ça dans un volcan ?

Tendrement, il lui avait murmuré qu’elle n’était qu’une dingue de fille, mais elle lui avait dit qu’elle connaissait un type qui était prêt à fermer les yeux si jamais ils avaient envie d’emprunter une foreuse de recherche à Messine, où il y avait précisément une galerie qui accédait droit dans le cratère principal du Stromboli.

Alors, au diable ! Ils avaient rallié Messine et le type les avait laissés se débrouiller. Pour six cents dollars, après tout…

Dans les torrents de lave, tout au fond du volcan, avec les bulles de gaz multicolores qui glissaient sur le hublot comme de minuscules méduses plongées dans un potage à la tomate, l’amour avait été une espèce de séisme.

Un moment après, Stein avait gémi :

— Oh, Georgina ! Viens avec moi.

Elle s’était tournée vers lui. Elle était nue sur le sol élastique. La lumière qui entrait par le cockpit de la foreuse posait des ombres noires et pourpres sur sa peau.

— Steinie mon amour, dit-elle au géant qui pleurait entre ses gros seins ronds, j’ai trois enfants très beaux et, avec mon quotient génétique, je peux en avoir trois de plus si je le désire. Quand je joue avec eux, je suis aussi heureuse qu’une palourde à marée haute, autant que lorsque je perce là-dessous ou que je fais l’amour avec un homme qui n’a pas peur que je le dévore tout cru… Steinie : qu’est-ce que j’en ai à faire de l’Exil ? C’est ce monde que j’aime. Je peux m’y éclater dans trois millions de directions, Steinie ! Les Terriens sont en train de croître et de multiplier dans tous les coins de la galaxie. Toute notre race évolue de manière fantastique et sous nos yeux ! Est-ce que tu sais qu’un de mes gosses est en train de devenir méta ? Ça se passe partout, de nos jours. La biologie de l’homme, pour la première fois depuis l’Age de Pierre, évolue en même temps que sa culture. Non, mon chéri, je ne veux pas manquer ça. Oh, foutre non !

Il essuya ses larmes. Il avait honte de lui-même.

— Alors j’espère que je ne t’ai pas donné ma petite graine, mignonne, parce que je ne pense pas que nos gènes puissent s’accorder.

Elle prit son visage entre ses mains et l’embrassa.

— Je sais pourquoi il faut que tu partes, Yeux Bleus. Mais j’ai aussi vu ton profil psychosocial. Et toutes ces courbes n’ont rien à voir avec ton hérédité, quoi que tu en penses. Si tu avais été éduqué autrement, mon petit, tu t’en serais mieux sorti, crois-moi.

— Animal… Il m’a traité d’animal meurtrier, chuchota Stein.

Elle le berça doucement.

— Quand elle est morte, il a eu une peine affreuse. Et il ne savait pas que tu comprendrais ce qu’il disait. Essaie de lui pardonner, Steinie. Et essaie de te pardonner à toi-même.

La foreuse se cabra violemment sous un jet de gaz surgi des entrailles du Stromboli. Ils décidèrent de fuir en vitesse avant que les écrans thermiques à champ sigma ne finissent par craquer et ils quittèrent la poche de lave par une cheminée sous-marine éteinte. Quand ils émergèrent au fond de la Méditerranée, à l’ouest de l’île, la coque de la foreuse se mit à résonner sous une pluie de rocs.

Ils firent surface pour découvrir une nuit de cauchemar. Le Stromboli était entré en éruption, crachant des nuages de feu jaunes et rouges et des bombes de lave qui retombaient comme des fusées dans la mer.

— Nom d’un pétard ! s’exclama Georgina. C’est nous qui avons fait ça ?

La foreuse dansait sauvagement sur les vagues. Stein eut un sourire affreux et demanda en tendant les bras vers elle :

— Tu veux essayer la dérive continentale ?

11.

Richard Voorhees prit le Métro Express de Unst à Paris, puis à Lyon. Pour la dernière partie de son voyage, il loua un œuf chez Hertz. Initialement, il avait eu l’intention de gagner l’Europe et de passer son temps à manger, à boire et à baiser avant de se jeter du haut d’une montagne, quelque part dans les Alpes, mais il avait rencontré quelqu’un sur le long-courrier qui l’avait amené d’Assawompset et qui lui avait parlé de cet étrange phénomène terrestre qu’était l’Exil.

Et Richard s’était dit aussitôt que c’était exactement le genre de sursis qu’il lui fallait. Un nouveau départ sur un monde primitif peuplé d’êtres humains pour qui il n’y avait plus de règles. Rien d’autre à affronter que quelques monstres préhistoriques, de temps en temps. Plus de créatures baveuses, plus de nains affreux, plus de Gi obscènes ni de Krondaku qui vous donnaient l’impression de revivre vos cauchemars d’enfant. Et surtout… surtout, plus de Lylmik.

Il connaissait divers moyens de tirer les ficelles et il commença dès qu’il eut franchi les contrôles et qu’il pût accéder à un télékiosque. La plupart des candidats à l’Exil s’inscrivaient des mois à l’avance sur la liste par l’intermédiaire de leur conseiller psychosocial et subissaient tous les tests requis avant de se présenter. Mais Voorhees, vieux combinard, connaissait un moyen d’accélérer les choses. La clé magique lui avait été donnée par une compagnie terrienne pour laquelle il avait accompli une mission délicate moins d’un an auparavant. En fait, ladite compagnie avait autant intérêt que lui à ce qu’il s’évanouisse le plus vite possible. Et il ne lui fallut guère d’efforts pour que l’organisation réservée aux personnalités importantes accepte d’intercéder en sa faveur afin de convaincre les gens de l’Auberge du Portail de bien vouloir faire subir un minimum de tests à Richard, ici-même, à l’astroport, avant de le diriger vers les Départs.

Ce soir-là, tandis qu’il survolait la vallée du Rhône en direction des Monts du Lyonnais, il éprouva malgré tout quelques angoisses. Il se posa à Saint-Antoine-des-Vignes, à quelques kilomètres de l’auberge, et décida de s’offrir un dernier repas tranquille. Le soleil d’août venait de disparaître derrière le col de la Luère et le petit village pittoresque était assoupi dans la chaleur du soir. Le café était minuscule, mais il y faisait sombre et frais et, dieu merci, l’endroit était plus confortable qu’élégant. En entrant, Richard nota avec satisfaction que la Tri-D était éteinte, que la musique était discrète et que ça sentait bon la cuisine.

Un jeune couple et deux hommes plus vieux, sans nul doute des agriculteurs du coin à en juger par leurs vêtements, étaient installés près des fenêtres, se gavant de saucisson et de salade.

Sur un tabouret, au comptoir, un homme corpulent et blond vêtu d’un complet scintillant de nébuline dégustait un poulet accompagné d’une sauce rose tout en buvant de la bière dans une énorme chope de deux litres. Après une brève hésitation, Richard s’approcha et se jucha sur le tabouret voisin.

Le géant blond lui jeta un bref coup d’œil, hocha la tête et continua d’engloutir son poulet. Le patron surgit de la cuisine. C’était un homme ventripotent, l’air jovial, avec un grand nez aquilin. Il salua chaleureusement Voorhees. Il avait instantanément reconnu un étranger à la Terre.

— J’ai entendu dire, dit Richard avec précaution, que la cuisine, dans cette partie de la Terre, n’est jamais faite avec des produits synthétiques.

— J’aimerais mieux qu’on m’enlève l’estomac plutôt que de m’infliger des algo-protéines, des bio-cakes et toutes ces saletés ! Vous n’avez qu’à demander autour de vous !

— Tu l’as dit, Louis ! ricana un des deux hommes âgés en brandissant sa fourchette.

Le patron se pencha par-dessus le comptoir.

— Voyez-vous, la France a connu bien des changements. Ses habitants se sont dispersés dans toute la galaxie et notre langue est en train de mourir. Notre sous-sol est une espèce de ruche industrielle et, en surface, ça ressemblerait plutôt à Disneyland avec toutes ces reconstitutions historiques… Mais il y a trois choses qui sont immortelles et qui n’ont pas changé : notre cuisine, nos fromages et nos vins ! Maintenant, je crois comprendre que vous venez de loin. (Il adressa à Richard un clin d’œil aimable.) Vous êtes peut-être comme cet autre monsieur, là. Vous avez encore du chemin à faire. Alors, si vous avez envie d’un repas cosmique… Eh bien, ma foi, nous sommes une maison modeste, mais notre cuisine et notre cave sont de classe quatre étoiles, si vous êtes prêt à y mettre le prix.

Richard eut un soupir.

— Je vous fais confiance. Allons-y.

— Alors un apéritif pour commencer. Dom Pérignon 2100 frappé. Et pendant que vous le dégusterez, je vais vous amener quelques fantaisies pour vous ouvrir l’appétit.

— C’est ça du champagne ? demanda soudain le mangeur de poulet. Dans cette drôle de bouteille ?

Richard acquiesça.

— Là d’où je viens, un simple verre vous coûterait dans les trois cents dollars.

— Non, c’est vrai ? Merde. Et vous venez d’où, mon vieux ?

— Assawompset. Le trou-qui-pète de l’univers. Mais c’est nous qui disons ça. Et personne d’autre.

Stein grommela :

— Je ne me bats jamais avec un type qui ne m’a pas été présenté.

Le patron revint et disposa devant Richard un napperon sur lequel il posa un plat garni de mets fumants.

— Voilà ! Brioche de fois gras, croustade de ris de veau financière et quenelles de brochet au beurre d’écrevisses. Allez, mangez ! Profitez-en !

Sur ce, il s’éclipsa.

— Financière ? marmonna Richard en fixant le plat. Une belle épitaphe.

Il se mit à manger. Il commença par la brioche qui était farcie de foie délicieusement relevé. Puis il passa à une sorte de tarte feuilletée remplie de morceaux de viande, de champignons et de fragments non identifiables, le tout nageant dans la sauce Madère. Quant au plat accompagné de sauce rose, il consistait en boulettes de poisson à la saveur délicate.

— Tout cela est délicieux, déclara-t-il au patron qui venait de surgir pour présenter les additions aux autres clients, mais qu’est-ce que je mange exactement ?

— Cette brioche est farcie de pâté de foie d’oie. Ce feuilleté est garni de truffes, de ris de veau sauté et d’une fantaisie de boulettes de volaille, de crêtes de coqs et de rognons en sauce au vin… Quant aux quenelles de brochet, elles sont servies avec une crème relevée au beurre d’écrevisses.

— Grands dieux ! fit Richard.

— Pour le plat principal, je vous ai choisi un cru hors pair. Mais, d’abord, vous allez savourer un filet d’agneau grillé vert pré avec un merveilleux Pouilly Fumé, Château du Nozet.

Richard continua de manger et de boire, de boire et de manger. Le patron réapparut et déposa devant lui un petit poulet pareil à celui que Stein venait de dévorer.

— La spécialité de la maison : Poularde à la Diva ! Un jeune poulet avec une farce de riz, de truffes et de foie gras, poché puis nappé de sauce Suprême avec paprika. Et pour l’accompagner, un inoubliable Château Grillet !

— Pas possible ! s’exclama Richard.

— Il ne quitte jamais la planète Terre, lui assura son hôte sur un ton solennel, et même rarement la France. Goûtez-moi ça, mon ami. Votre estomac va croire que vous êtes mort et que vous venez d’arriver au Paradis.

Une fois encore, il disparut prestement.

Stein fixait Richard, bouche bée.

— Mon poulet était bon, risqua-t-il enfin, mais je l’ai mangé avec de la Tuborg.

— A chacun son choix, dit Richard.

Il se consacra à son assiette durant un long moment puis, essuyant la sauce rose qui garnissait ses moustaches, il demanda :

— Vous pensez que de l’autre côté de la porte il y aura quelqu’un capable de nous offrir quelque chose de correcte à boire ?

Les yeux de Stein se rétrécirent.

— Comment savez-vous que je pars ?

— Parce que vous n’avez vraiment pas l’air d’un gorf des colonies en train de visiter le Vieux Monde. Est-ce que vous vous êtes demandé comment vous alliez vous procurer votre chope de mousse dans le Pliocène ?

— Nom de Dieu ! fit Stein.

— Moi, c’est le vin. Autant que possible, puisque j’ai passé mon temps à traîner mon cul dans toute la Voie Lactée. J’étais pilote de l’espace. Et on m’a mis sur la touche. J’aime mieux ne pas en parler. Vous pouvez m’appeler Richard. Pas Rick. Ni Dick. Seulement Richard.

— Moi, c’est Steinie, dit le géant blond. (Puis il réfléchit une minute avant d’ajouter :) Ils m’ont envoyé des trucs à propos de l’Exil. On dit qu’on peut apprendre en dormant n’importe quelle technologie qu’on pense utile pour l’autre monde. Je ne me souviens pas si ça figurait sur la liste, mais je suis sûr que j’arriverais à brasser de la bière. Le raide, on peut le fabriquer à partir de n’importe quoi. Le plus difficile, c’est la colonne de condensation. On peut toujours y arriver avec un film de cuivre en décamole. S’ils refusent de nous laisser entrer avec ça, il suffit de le cacher dans une dent creuse. Mais avec votre vin, ça risque de poser des problèmes, non ? Est-ce qu’il ne faut pas des raisins particuliers et pas mal d’autres choses ?

Richard leva son verre et regarda pensivement au travers de son Château Grillet.

— Oui, est-ce qu’il ne faut pas des tas de trucs que nous n’aurons pas ?… Et puis, je suppose que le sol sera différent également. Mais on devrait arriver à s’en tirer avec quelque chose de correcte, ou à peu près. Voyons voir. Il faut des plants, bien sûr ; et de la levure, sinon on risque de terminer avec de la pisse d’élan. Et puis, il faut prévoir de fabriquer des bouteilles. Qu’est-ce qu’on utilisait avant le verre ou le plastique ?

— Des espèces de petites cruches brunes ?

— Exact. Du grès. Et je pense aussi qu’on peut mettre en forme dans l’eau bouillante… Merde ! Vous entendez ça ? Le pilote de l’espace qui se lance dans une carrière de bouilleur de cru !

— Est-ce que vous auriez une recette pour l’akvavit ? demanda Stein d’un air avisé. Ce n’est que de l’alcool pur avec du cumin. Si vous arrivez à en fabriquer, j’achète le tout… (Il se reprit.) Acheter ? Je veux dire échanger, négocier… Merde, vous croyez qu’on va trouver au moins une trace de civilisation ?

— Ils ont eu près de soixante-dix ans pour s’en occuper.

— Oui, ça dépend, fit Stein d’un ton hésitant.

— Je sais ce que vous pensez, grommela Richard. Ça dépend de ce qu’ils ont fichu pendant ce temps. Est-ce qu’ils ont bâti un petit paradis pour les pionniers ou est-ce qu’ils se sont joyeusement étripés ?

Le patron leur présenta une vieille bouteille poussiéreuse qu’il déposa dans une corbeille comme un petit enfant.

— Et pour terminer : l’apothéose ! Mais cela va vous coûter la grosse somme. Château d’Yquem 83, le fameux Millésime Perdu pendant l’année de la Rébellion Métapsychique !

Le visage de Richard, qui s’était assombri sous l’effet d’une vieille angoisse, s’éclaira soudain. Il se pencha avec respect sur l’étiquette à peine lisible.

— Et il est encore buvable ? demanda-t-il.

— Ça, c’est Dieu que ça regarde, dit le patron avec un haussement d’épaules. C’est 450 dollars la bouteille, en tout cas.

Stein demeura bouche bée. Richard se contenta de hocher la tête et leur hôte se mit en devoir de déboucher la bouteille.

— Vingt dieux, Richard ! Est-ce que je peux en avoir un petit coup ? Je pourrais même payer, si vous voulez. Je n’ai jamais goûté un truc qui coûte ce prix-là !

— Patron : trois verres, s’il vous plaît ! Nous allons porter un toast !

Leur hôte était occupé à renifler le bouchon. Puis il eut un sourire béat et emplit lentement trois verres. Le vin couleur de topaze scintilla dans la lumière.

Richard prit son verre et le leva.

« A nos amours !

Si je meurs, je veux qu’on m’enterre

dans une cave où y a du bon vin ! »

En même temps que lui, le patron du café ferma les yeux et but une gorgée. Stein engloutit son verre d’un coup, sourit et déclara :

— Eh ! Ça a comme un goût de fleurs ! Mais ça n’est pas très costaud, non ?

Richard fit une grimace.

— Qu’on amène une bouteille d’eau-de-vie à mon copain. Steinie, tu vas aimer ça. C’est une sorte d’akvavit sans cumin… Et vous et moi, patron, nous allons continuer de nous régaler les papilles avec ce Sauternes.

Ainsi s’écoula la soirée. Voorhees et Oleson se racontèrent des versions plus ou moins édulcorées et tristes de leur existence accompagnés par les grognements de sympathie du patron qui remplissait régulièrement son verre. Ils commandèrent une deuxième puis une troisième bouteille de Château d’Yquem. Au bout d’un moment, Stein leur expliqua timidement quel genre d’autre cadeau Georgina lui avait offert pour son départ. Ses nouveaux amis exigèrent alors de les voir. Il sortit dans la nuit, gagna le parking et revint dans le café dans une tenue resplendissante : kilt en peau de loup, bustier de cuir, ceinturon incrusté d’or et d’ambre, casque de Viking en bronze et hache de combat.

Richard brandit la dernière bouteille de vin et but au goulot en l’honneur du Viking.

— Les cornes du casque étaient réservées aux cérémonies, expliqua Stein. Les Vikings ne les portaient jamais pour la bataille. C’est pour ça que celles-ci sont démontables.

Richard gloussa de rire.

— Sacré vieux Steinie ! Tu sais qu’t’as une drôle d’allure ? Oui, une sacré drôle d’allure ! Tu vas voir : tous les mastodontes, les dinos et tous ces machins… Rien qu’à t’voir, y vont pisser bleu. Eh… (Son expression se fit douloureuse, choquée.) Mais pourquoi j’ai pas apporté de costume, moi ? Tous ceux qui s’en vont dans le Temps ont un costume. Pourquoi j’y ai pas pensé, hein ? Et vous croyez que j’vais traverser cette porte avec ces foutus vêtements ? Voorhees, sale Hollandais abruti, t’as vraiment jamais eu la classe… Jamais la moindre foutue de merde de classe !

— Ah, Richard… Faut pas être triste comme ça, fit le patron du café. Faut pas gâcher un bon repas et un vin comme ça… (La ruse de l’ivrogne fit briller ses petits yeux.) Je sais ! Oui, je sais ! Je connais le gars qui tient l’opéra, à Lyon. Y vient souvent ici et y s’en met jusque-là… Y boit toujours l’même vin et y suffirait qu’tu lui en amène une caisse pour qu’y t’rende service, si tu peux t’offrir ça… A l’opéra, tu comprends, y a tous les costumes qu’tu voudras. Merde alors ! C’est même pas encore deux heures ! J’suis sûr qu’il est pas encore couché ! Qu’est-ce que t’en dis, hein Richard ?

Stein donna une claque énorme dans le dos de son nouveau copain et Voorhees se leva et s’agrippa au bar.

— Allez, viens, Richard ! J’marche avec toi pour la moitié.

— J’vais appeler mon type tout de suite, dit leur hôte avec un sourire béat. Sûr qu’y va vous attendre à l’opéra.

Stein se retrouva donc aux commandes d’un œuf, avec un Richard à demi conscient et une caisse de Mouton-Rothschild 95, survolant la ville de Lyon endormie, plongeant vers le cours Lafayette. Une silhouette furtive surgit de l’ombre quand ils se posèrent et les précéda dans un parking souterrain puis, à travers un labyrinthe de passages, ils pénétrèrent à l’arrière de l’opéra et entrèrent dans le magasin des costumes.

— Celui-là ! s’exclama immédiatement Richard en tendant le doigt.

— Ah ! Der fliegende Holländer ! lança l’homme. Jamais je ne vous aurais vu là-dedans, mon gars !

Il aida Richard à revêtir le splendide costume du XVIIe siècle : pourpoint noir, manches crevées et large col de dentelle, culotte noire, cuissardes, petite cape et immense chapeau garni d’un plumet noir.

— Bon sang, comme ça, c’est mieux ! (Une fois encore, la main de Stein s’abattit sur son dos.) Tu fais un très beau pirate. Alors c’est comme ça que tu t’vois, au fond de toi ? Un vrai Barbe Noire ?

Moustache Noire, corrigea Voorhees. Puis il s’écroula.

Stein régla l’impresario et ramena son ami. Il se posa devant le petit café à présent plongé dans l’ombre, prit les bagages de Richard dans l’œuf de location et redécolla pour l’Auberge du Portail. A l’instant où ils se posaient, l’ex-pilote spatial donna des signes d’éveil.

— Buvons un coup, proposa Stein. Tu devrais essayer mon eau-de-vie.

Richard prit une rasade.

— Pas beaucoup d’bouquet, rumina-t-il. Mais ça fait de l’effet !

Les deux bambocheurs costumés entrèrent en sifflotant dans la roseraie et cognèrent contre la lourde porte de chêne avec le plat de la hache de combat.

Les gens de l’auberge ne furent nullement troublés. Ils avaient pris l’habitude d’accueillir des clients dans des états plus ou moins graves. Six assistants costauds se chargèrent du Viking et de Moustache Noire qui ne tardèrent pas à ronfler entre des draps parfumés à la lavande.

12.

Felice Landry et le conseiller psychosocial traversèrent la cour dallée de l’auberge, empruntèrent un passage à ciel ouvert et entrèrent dans un bureau qui donnait sur un jardin fleuri et une fontaine. La pièce était la réplique exacte d’un cabinet de travail du XVe siècle. Au-dessus de la grande cheminée de pierre, il y avait de fausses armoiries. Un gros bouquet de glaïeuls mauves avait été disposé entre les chenets à tête de chien.

— Vous êtes venue de bien loin, Citoyenne Landry, déclara le conseiller. Quel dommage que votre candidature soulève autant de difficultés.

Il se laissa aller dans le fauteuil de bois sculpté et joignit les mains. Il avait un nez pointu, des cheveux noirs et bouclés avec une mèche blanche sur le devant. Un demi-sourire errait perpétuellement sur ses lèvres et son regard était méfiant. Il avait lu le profil psychique de Felice. Pourtant, elle semblait si docile dans sa robe bleu-gris, tordant ses pauvres petits doigts sous l’effet de l’anxiété.

D’une voix douce, il reprit :

— Voyez-vous, Felice, vous êtes vraiment très jeune pour envisager un acte aussi sérieux. Comme vous le savez peut-être… (Il désigna d’un mouvement du menton le portrait de madame Guderian) la propriétaire de la porte du Temps exigeait un âge minimum de vingt-huit ans. Bien sûr, de nos jours nous admettons que cette restriction était arbitraire, uniquement fondée sur des notions antiques de maturité psychique. Mais, néanmoins, les principes de base demeurent. Un jugement pleinement formé est essentiel dès lors qu’il s’agit de décisions de vie ou de mort. Et vous avez dix-huit ans. Je suis certain que vous êtes sensiblement plus mûre que la plupart des personnes de votre âge, mais il serait plus prudent d’attendre quelques années de plus avant de choisir l’Exil. Songez-y, Felice : il est sans retour.

Je suis sans défense, je suis petite et j’ai peur. Je suis en votre pouvoir et j’ai tant besoin de votre aide, et je vous en serai tellement reconnaissante.

— Conseiller Shonkwiler, vous avez étudié mon profil, n’est-ce pas ? Je suis vraiment un cas.

— Oui, oui… mais on peut remédier à cela, Citoyenne. (Il se pencha pour prendre sa petite main glacée.) Ici, sur Terre, nous disposons de plus de moyens que sur votre monde natal. Acadie est si lointaine ! Je ne pense pas que les conseillers, là-bas, disposent de nos toutes dernières techniques thérapeutiques. Si vous allez à Vienne, à New York ou Wuhan, vous rencontrerez l’élite des meilleurs et ils sauront atténuer votre problème de sado-masochisme et votre tendance à l’hyper-agressivité envers les mâles. Votre personnalité ne s’en trouvera qu’à peine affectée. Mais après le traitement, vous vous sentirez toute neuve, je crois.

Le doux regard des grands yeux bruns se fit encore plus pathétique.

— Je suis certaine que vous n’avez que mes seuls intérêts à cœur, Conseiller Shonkwiler. Mais il faut que vous essayiez de me comprendre !

Pitié, empathie, compréhension. Il faut aider cette malheureuse petite !

— Je veux rester telle que je suis. C’est pour ça que j’ai refusé le traitement. La seule pensée que d’autres personnes pourraient manipuler mon esprit, le changer, m’emplit d’une frayeur atroce. Non, je ne pourrais pas le permettre !

Jamais je ne le permettrai.

Le conseiller s’humecta les lèvres et réalisa soudain qu’il était en train de tapoter doucement la main de Felice. Il tressaillit, la lâcha et dit :

— Eh bien… vos problèmes psychosociaux, en temps ordinaire, n’empêcheraient pas votre transfert dans l’Exil. Mais, en plus de votre âge, il existe un second obstacle. Ainsi que vous le savez, le Concilium interdit que des personnes disposant de pouvoir métapsychiques partent pour l’Exil. Elles sont trop précieuses pour le Milieu. Les tests démontrent que vous disposez de métafonctions latentes avec des potentiels de coercition, de psychokinésie et de psychocréativité extrêmement élevés. Il ne fait aucun doute qu’ils soient en partie responsables de vos succès en tant qu’athlète professionnelle.

Elle eut un sourire de regret puis, lentement, baissa la tête et ses cheveux de platine retombèrent sur son visage.

— Mais c’est fini maintenant. Ils ne me voudraient plus.

— Bien sûr, mais si l’on traitait vos problèmes psychosociaux, peut-être serait-il possible pour les gens de l’institut Métapsychique d’éveiller vos capacités latentes jusqu’à les rendre opérationnelles. Songez seulement à ce que cela représenterait ! Vous feriez partie de l’élite du Milieu. Vous pourriez jouir d’une influence formidable, changer le monde ! Quelle extraordinaire carrière vous attendrait… Vous pourriez vous dévouer au service de toute la galaxie reconnaissante… Et peut-être auriez-vous un poste au sein du Concilium !

— Oh, je ne risque pas d’y songer ! Tous ces esprits… Et puis, je ne pourrai jamais renoncer à ce que je suis. Il doit bien exister un moyen de franchir la porte, même à mon âge. Il faut que vous m’aidiez, Conseiller !

Il hésita.

— Nous aurions pu invoquer la clause de récidive si les malheureux Barstow et MacSweeny avaient décidé de poursuivre leur action. Pour les récidivistes, il n’y a pas de restriction d’âge.

— J’aurais dû y penser moi-même ! (Un sourire de soulagement illumina le visage de Felice.) C’est tellement simple !

Elle se leva et contourna le bureau. Sans cesser de sourire, elle prit les épaules de Shonkwiler entre ses petites mains fraîches, appuya des deux pouces, et lui cassa net les vertèbres cervicales.

13.

Les cigales chantaient dans les vieux platanes de la terrasse. Le parfum du réséda, exalté par la chaleur, venait se mêler à celui des roses. Elizabeth Orme jouait avec sa salade de fruits en buvant du thé glacé. La liste qui défilait lentement sur la plaque-livre posée devant elle la laissait émerveillée.

— Aiken ! s’exclama-t-elle, tu entends toutes ces vocations que l’on nous propose ? Apiculteur. Architecte. Bois. Pierre. Pisé-torchis. Ascensionniste (ballons et montgolfières). Bambou (artisan en). Boulanger. Brasseur. Céramiste. Chandelle (artisan en). Charbonnier (charbon de bois). Dompteur… Je me demande ce que ça peut bien signifier ?

Le regard d’Aiken Drum s’éveilla. Il bondit sur ses pieds, les cheveux roux hirsutes, et fit semblant de claquer la mèche d’un fouet imaginaire.

— Oh, le joli minet à dents de sabre ! Au pied, Sultan ! Ah ! On ne veut pas écouter son maître ? Allez, saute ! Va chercher ! Non, pas le maître de manège, crétin !

Plusieurs convives des tables voisines tournèrent la tête et Elizabeth éclata de rire.

— Mais oui, bien sûr ! Des gens pour dresser les animaux sauvages doivent être très utiles dans le Pliocène. Une fois domestiquées, ces espèces de grandes antilopes doivent être très utiles… Mais je ne crois pas que je me fierais à une petite séance hypnotique pour apprendre à museler un mastodonte ou un rhino…

— Mais ma mignonne, les gens d’ici vont faire bien mieux que ça. Pendant ton sommeil, ils vont te donner une éducation de base complète sur la technologie néolithique et les moyens de survie en général. De façon à ce que tu puisses creuser des latrines sans tomber dedans et reconnaître les fruits du Pliocène qui risquent de t’envoyer manger les pissenlits par la racine. Quand tu auras acquis les bases, tu n’auras qu’à choisir une ou plusieurs des petites distractions qu’on te propose et tu auras droit à un cours détaillé, plus quelques travaux pratiques et des plaques de référence pour bien assimiler le plus difficile.

— Mmm, fit-elle, l’air dubitatif.

— Je pense qu’ils doivent essayer de nous orienter vers des domaines pas trop encombrés. Ce que je veux dire, c’est que les gars de l’autre côté risqueraient de râler un peu si on leur expédiait quatre-vingt-trois joueurs de luth et un fabricant de berlingots quand ils ont désespérément besoin de quelqu’un qui sache faire du savon, par exemple.

— Tu sais, Aiken, ce n’est pas aussi drôle que ça. S’il existe une société organisée, quelle qu’elle soit, de l’autre côté de la porte, elle dépend entièrement des opérateurs pour la formation de ceux dont ils ont besoin. Les femelles qui vont dans le passé sont stérilisées et il n’y a pas de jeunes apprentis pour remplacer ceux qui meurent ou qui disparaissent. Si ta colonie n’a plus de fromager, tu n’as plus qu’à attendre qu’un autre arrive par la Porte.

Drum finit son thé et se mit à sucer des morceaux de sucre.

— Je ne crois pas que ça soit aussi minable que ça, dans l’Exil. Les gens partent depuis 2041. Bien sûr, l’orientation de vocation ne date pas d’autant – elle n’a pas plus de quatre ans au mieux – mais les plus anciens ont bien dû faire quelque chose. (Il réfléchit un instant.) Je suppose que la plupart de ceux qui sont partis les premiers étaient macro-immunisés et qu’ils avaient eu droit au rajeunissement, qui date du début des années 40. Donc, en tenant compte des accidents, des monstres, de l’émigration vers les antipodes, ou plus simplement de l’instinct de destruction humain, ça nous laisse quand même une sacrée population. Quatre-vingts, quatre-vingt-dix mille facilement. Sans doute avec un système économique à base de troc. La plupart des voyageurs du Temps étaient des types intelligents.

— Et dingues, ajouta Elizabeth. Comme toi et moi.

Elle lui montra discrètement une table voisine où un grand géant blond en tenue de Viking lampait de la bière en compagnie d’un personnage saturnin qui portait une chemise noire à jabot et de grandes bottes de marin.

Aiken roula des yeux, ce qui lui donna plus que jamais l’apparence d’un gnome rouquin.

— Tu trouves ça étrange ? Attends de voir ce que je vais mettre, ma belle !

— Laisse-moi deviner. Un tartan écossais avec une cornemuse et un sporran bourré à craquer de joints.

— Tu dis n’importe quoi, ma pauvre fille ! En tout cas, je crois que tu ne m’as pas menti en me racontant que tes pouvoirs psychiques avaient été bousillés. Ah ! Ne cherche pas à savoir. Je te réserve une grosse surprise. Mais je vais te dire en tout cas qu’elle est la vocation que je me suis choisie. Je veux être un homme à tout faire, un Yankee du Connecticut, façon écossaise, à la Cour du Roi Arthur[7]. Et toi, ma jolie dompteuse de cerveaux grillée ?

Elle eut un sourire rêveur.

— Je ne crois pas que je vais me choisir une autre personnalité. Je porterai… je ne sais pas, peut-être un jean rouge, et aussi ma bague d’émettrice incrustée des diamants bénis d’Illusio pour me souvenir des jours passés. Quant à ma vocation…

Elle se pencha sur la plaque, fit défiler rapidement la liste, puis reprit au début, les sourcils froncés.

— Pour ça, je crois qu’il faudra que j’exerce plusieurs métiers. Il me faudra tanner les peaux, confectionner des paniers et savoir fabriquer du charbon de bois. Oui, tout cela. Et si je te dis que ma vocation commence par un A, tu peux deviner, Aiken Drum…

— Eh ! cria-t-il en frappant violemment la table. Tu vas t’envoyer en l’air, c’est ça ? (Le Viking et le pirate détournèrent à peine le regard.) Ascensionniste ! Oh, c’est formidable, ma jolie ! Il faut que tu montes, Elizabeth, hein ?

Une sonnerie discrète retentit. Une voix douce et neutre se fit entendre :

— Candidats du Groupe Vert, nous vous serions très reconnaissants de bien vouloir rejoindre le Conseiller Mishima au Petit Salon où nous avons préparé à votre intention un cours d’orientation particulièrement intéressant… Candidats du Groupe Jaune…

— Les Verts. C’est nous, dit Aiken.

Ils se levèrent et entrèrent dans l’auberge. Les murs étaient blanchis à la chaux, les poutres larges et sombres, et les objets d’art qu’ils apercevaient étaient sans prix. Le Petit Salon était une pièce coquette, à air conditionné, meublée de fauteuils de brocard, d’armoires de bois sculpté et décoré d’une grande tapisserie aux couleurs fannées représentant une vierge et une licorne. C’était la première fois que le groupe, après cinq jours d’entraînement, se trouvait rassemblé au complet. Elizabeth promena son regard sur leurs compagnons d’aventure et essaya de deviner les diverses circonstances qui les avaient poussés vers l’Exil.

Lorsqu’ils entrèrent dans le salon, une personne attendait déjà, seule, une ravissante enfant aux cheveux clairs, vêtue d’une simple tunique. Son fauteuil avait été placé à l’écart des autres, à plusieurs mètres et son frêle poignet était lié à l’accoudoir par une fine chaînette d’argent.

Le pirate et le Viking entrèrent à leur tour. Ils avaient l’air à la fois féroces et désorientés parce que nul autre n’était encore en costume. Ils allèrent prendre place très exactement au centre. Un autre couple les suivit en silence : une femme au teint de lait, aux cheveux bruns et bouclés qui portait une combinaison blanche, accompagnée d’un homme râblé, apparemment d’âge moyen, au nez camus, avec des pommettes slaves très marquées et des bras noueux qui devaient pouvoir terrasser un bœuf. Le dernier à se présenter dans le salon fut un personnage de style quasi académique, vêtu d’une vieille veste de tweed et tenant un attaché-case. Il semblait tellement équilibré qu’Elizabeth ne parvint à lui imaginer aucun problème.

Le Conseiller Mishima était un personnage maigre et élancé. Il s’avança en souriant, hochant la tête. Il exprima sa satisfaction de les voir tous rassemblés devant lui et souhaita qu’ils prennent quelque intérêt à son exposé sur la géographie et l’écologie du Pliocène.

— Nous avons parmi nous une personne distinguée qui en connaît plus long que moi-même en paléo-écologie, ajouta-t-il en s’inclinant vers le personnage aux traits slaves. Je lui serais reconnaissant de m’interrompre pour me corriger ou préciser un détail.

C’est donc ça, songea Elizabeth. Un paléontologiste qui s’en va explorer le zoo des fossiles. Quant à cette poupée qu’on tient en laisse, c’est une récidiviste, et apparemment elle est plus mouillée que ce pauvre Aiken. Les types en costume d’époque… des perdants anachroniques, de toute évidence. Mais la Dame Blanche ? Et notre Intellectuel qui porte du tweed en plein mois d’août ?

La lumière s’estompa et la tapisserie s’éleva, révélant un grand écran holographique. Une musique se fit entendre. (Doux Jésus ! pensa Elizabeth. Pas Stravinsky !) L’écran montrait maintenant, en couleurs Tri-D, une vue en orbite de la Terre du Pliocène, six millions d’années auparavant à peu près.

A cette distance, elle paraissait très familière. Puis la vue se rapprocha.

— Vous remarquerez que les continents, dit Mishima, occupent approximativement leur emplacement actuel. Cependant, leurs contours ne sont guère familiers, d’abord parce que des mers épicontinentales peu profondes recouvraient certaines régions alors que d’autres étaient encore émergées.

Le globe tournait lentement devant leurs yeux. Il s’arrêta lorsque l’Europe fut pleinement visible. La vue se fit encore plus rapprochée.

— Il vous sera remis à chacun un jeu complet de cartes sur durofilm. A petite échelle pour l’ensemble de la Terre du Pliocène Inférieur, au sept millionième pour l’Europe et au millionième pour la France. Si vous avez l’intention de tenter des excursions vers d’autres parties du monde ou bien si, plus simplement, vous leur portez un intérêt plus particulier, nous ferons tout notre possible pour vous fournir les cartes terrestres ou marines disponibles.

— Est-ce qu’elles seront très précises ? demanda le pirate.

— Extrêmement, je pense, répondit Mishima d’une voix onctueuse. Le Pliocène, après tout, est une époque géologique relativement rapprochée et nos ordinateurs ont été en mesure de faire un relevé topographique dont l’ordre de précision doit frôler quatre-vingt-deux pour cent. Les régions les mieux décrites comportent des détails très fins du tracé du littoral, les cours d’eau mineurs et certains aspect de la Façade méditerranéenne.

Il leur présenta des vues rapprochées de différentes régions, en relief parfait. En surimpression apparaissait le contour contemporain.

— Les Iles Britanniques sont encore fondues en une seule masse importante, Albion, sans doute reliée à la Normandie par un isthme très étroit. La région des Pays-Bas est submergée par la Mer d’Anvers, tout comme l’Allemagne du nord-ouest. La Finlande est soudée à la Scandinavie et la Baltique ne les sépare pas encore. La Pologne et la Russie sont parsemées de marais et de lacs, dont certains sont très importants. On trouve également une vaste étendue d’eau douce au sud-ouest des Vosges, en France, et on compte un certain nombre de grands lacs alpins…

A l’est, il n’y avait presque rien de familier. Un lagon saumâtre, le Bassin Pannonien, recouvrait la Hongrie et s’étirait au-delà de la Porte de Fer et du Détroit Dacien jusqu’à ce qui subsistait de l’ancienne Mer de Tethys, jadis très importante. Les lagons saumâtres allaient très loin dans l’Asie Centrale et, jusqu’au nord, vers l’Océan Boréal. Dans les siècles qui suivraient, seules la Mer d’Aral et la Caspienne témoigneraient de l’existence de la Mer de Tethys.

— Remarquez aussi que le Bassin Euxinique, qui deviendra plus tard la Mer Noire, est une mer d’eau douce alimentée par les montagnes d’Anatolie, de Caucasie et par les Helvétides à l’ouest. Un immense marais occupe la région où se trouvera l’actuelle Mer de Marmara. En dessous, nous voyons le Lac du Levant, qui correspond plus ou moins à la Mer Egée que nous connaissons.

— La Méditerranée me paraît plutôt floue, intervint le Viking. Dans mon travail, je connaissais pas mal de choses sur la géologie démente de cette région. J’ai l’impression que vous avez pas mal travaillé au pif pour obtenir une carte comme celle-là.

Mishima acquiesça.

— Nos problèmes sont en relation avec la chronologie des inondations successives du Bassin Méditerranéen. Nous pensons que cette configuration est la plus plausible pour l’étage inférieur du Pliocène[8]. Veuillez observer je vous prie que la péninsule des Baléares, aujourd’hui devenue un archipel, s’étire vers l’est depuis l’Espagne. A la place de la Corse et de la Sardaigne, nous avons cette île unique et étroite. De l’Italie, à cette époque, seule émerge l’épine dorsale des Apennins ainsi qu’une région méridionale très instable appelée Tyrrhenis qui fut plus importante que vous la voyez ici, mais qui s’enfonce régulièrement.

Sur l’écran, apparut une vue encore plus rapprochée de l’Europe occidentale.

— Pour vous, cette région est d’un intérêt primordiale. Du moins elle devrait l’être. Le Bassin Rhône-Saône, ici, est parcouru par un fleuve important qui a formé des marais au nord de la Suisse ainsi que le vaste Lac de Bresse. La basse vallée rhodanienne, en cet étage du Pliocène, était probablement recouverte par la Méditerranée. De nombreux volcans du Massif Central étaient en activité, de même qu’il y avait une activité volcanique notable en Allemagne, en Espagne, dans le centre de l’Italie et dans ce qui restait de la Tyrrhénie. Plus au nord de la France, nous voyons que la Belgique est une île séparée du continent par le détroit de Redon. L’Atlantique forme une baie qui creuse profondément vers le sud, jusqu’en Anjou. Une partie de la Gascogne est sous les eaux.

— Mais Bordeaux a été épargné, dieu merci ! s’exclama le pirate.

Mishima gloussa.

— Ah ! Un autre connaisseur ! Vous aurez certainement plaisir à apprendre, Citoyen, qu’un certain nombre de voyageurs du Temps ont déjà émis le souhait de se fixer dans la région de Bordeaux. Ils ont emporté un matériel considérable ainsi que des plants de divers cépages… A ce propos, Citoyens, toutes les informations que nous détenons à propos de ceux qui vous ont précédés sont à votre disposition dans notre ordinateur. Et si vous souhaitez d’autres renseignements, concernant par exemple les groupes ethniques ou religieux, le genre de livres, de matériel d’art ou autres qui ont été transmis, n’hésitez pas à les demander.

Le professeur en veste de tweed demanda :

— L’ordinateur peut-il livrer des informations concernant une personne en particulier ?

Ah, tiens ! se dit Elizabeth.

— Les statistiques courantes sur les personnes qui ont déjà franchi la porte vous sont accessibles, et elles sont identiques à celles qui figurent dans vos propres dossiers. Il vous est également possible d’obtenir toute information utile quant aux articles qui ont été emportés dans leurs bagages et à leur destination précise dans le monde du Pliocène si celle-ci a été enregistrée.

— Merci.

— S’il y a d’autres questions…

Mishima inclina la tête à l’adresse de Felice, qui venait de faire un geste timide de la main.

— Est-il exact qu’aucun de ces voyageurs n’a emporté d’arme ?

— Madame Guderian n’autorisait aucune arme moderne, et nous avons suivi cette sage prescription. Aucun paralyseur ou foudroyeur, pas d’armes atomiques, de disrupteurs soniques, d’éclateurs à énergie solaire, ni d’armes à feu. Pas de drogues ni d’appareils psycho-coercitifs. Cependant, on peut admettre que de nombreux types d’armes anciennes, provenant de cultures et d’ères diverses ont pénétré dans le Pliocène, ça ne fait aucun doute.

Landry acquiesça en silence, le visage dénué d’expression. Sans même en avoir conscience dans la seconde, Elizabeth tenta de la sonder, mais sans effet. Pourtant, elle fut surprise quand la jeune femme tourna la tête et la regarda bien en face pendant une longue minute avant de reporter son attention sur l’écran.

Impossible qu’elle eût ressenti quoi que ce soit, se dit Elizabeth. Elle ne pouvait savoir. Encore moins que c’était moi. Non ?

— Il faut que vous preniez note rapidement de quelques-uns des noms correspondant aux détails topographiques, dit le Conseiller Mishima. Puis nous passerons à un rapide examen de la vie animale et végétale de la Façade méditerranéenne du Pliocène Inférieur…

14.

Dès que la conférence eut pris fin, Grendell regagna en hâte sa chambre. Le terminal d’ordinateur était masqué en crédence Renaissance. Le bois fruitier du meuble était abondamment piqué aux vers. Il ne savait pas à quoi il devait s’attendre et il demanda communication des informations sur feuille de durofilm. Ce qu’il obtint était ridiculement réduit mais, ce qui était inattendu, c’était un grand portrait en couleurs qui avait sans doute été pris juste avant qu’elle ne franchisse la porte.

Mercy Lamballe portait une cape à capuche d’un rouge brun qui dissimulait presque complètement ses cheveux auburn et ses yeux, dans son visage pâle et tiré, semblaient deux puits sombres. Sa robe vert Nil était longue et simple, gansée d’or au col et aux poignets. Une ceinture de couleur sombre serrait sa taille. Une bourse pendait sur sa hanche ainsi qu’un petit sac avec des instruments dont Grendell ne pouvait deviner la nature. Elle avait des bracelets et un collier d’or inscrusté de pierreries mauves. Elle tenait un panier à couvercle et un étui de cuir qui devait contenir une petite harpe. Une mallette de brocard était posée près d’elle.

Un grand chien blanc l’accompagnait. Il portait un collier à pointes. Derrière elle, il y avait aussi quatre moutons.

Il resta longtemps immobile à observer la photo, à en fixer chaque détail dans son esprit, les yeux brûlants. Puis il lut son dossier, sèchement résumé :


LAMBALLE, MERCEDES SIOBHAN 8-0 49-333-0 32-421 F. Née à : st Brieuc 48 :31 N,0 2 :45 W, Fr Eu, Sol-3 (Terre), 15.5.2082, d. Georges Bradford Lamballe 3-946-202-664-117 & Siobhan Maeve O’Connell 3-429-697-551-418.Sb :0 .M :0.D :0 .C :0.Phys : H 170, P 46 Kg,Sfr l,Hrd 2,Egn 4,DMmole Rscap.Men : IA+146 (+3B 2) ,PSA +5+4.2+30-0.7+6.1,MPQ-.079(L) +28+6+133 +468+1. HistMed : NSI,NST,NSS (Supp 1). PsyHist : RefrE.T. -4 (non-dis), Fug-5 (non-dis), DepM-2 (.25 dis UT) (Supp 2). Ed : BA Paris 2102,MA (Anthr) Oxon 2103,PhD (Fr-HisMed) Paris 2104,DLH (FlCelt) Dublin 2105.Emp :ImPag Eire (T4-T1) 05-08 ;(Asst Dir 3-2) 08-9.ImPag France (AsstDir1) 09-10.Res :25a Hab Cygne,Riom 45 :54 N,03 :07E.Fr Eu.SoI-3.StCiv :*l*A-0 0£0.RtCr : A-01-3.Lic : E3.Tv,Ts,ElTc2,Dg.


REMARQUES : Ent : 10-5-21 lO.OptVoc : Teinture, Bergère, Tissage, petite propriété, Techniques laine, PersInv : (Supp3). Dest : NS. Att : NS.



Cela se poursuivait par des détails sur son histoire médicale et psychiatrique, des appendices sur ses choix littéraires et musicaux. Il revint au portrait et au dossier.

« Te retrouverai-je jamais, Mercy. Dans ta robe de soie, avec tes bijoux d’or, ta harpe, ton fifre d’argent, tes fraisiers et tes campanules ? Où iras-tu pour t’occuper de tes brebis pleines ? (Dest : NS). Te trouverai-je seule avec ta loyale Deirdre et ses chiots, ainsi que tu as toujours vécu ? (Attmt : NS). M’accueilleras-tu pour m’apprendre les chansons du Languedoc ancien et de l’Irlande ? Ou bien ton cœur ne sera-t-il toujours pas cicatrisé ? (DepM-2.25 dis UT.)

» Qu’as-tu trouvé de l’autre côté de la porte du Temps quand tu l’as franchie, le jour de ton anniversaire, pour commencer la vingt et unième année de ton existence six millions d’années avant ta naissance ? Et pourquoi vais-je quitter ce meilleur des mondes pour l’inconnu ? Qu’y a-t-il donc dans les ténèbres que j’aie tellement peur de trouver ou de ne pas trouver ?

» Tu as pris mon cœur, je ne sais pourquoi. Et je t’aimerai jusqu’à mon dernier jour. »

15.

Claude Majewski ouvrit les yeux, prit un mouchoir et essuya la chassie de ses yeux avant d’ôter les écouteurs qui lui avaient appris durant son sommeil à mortaiser les pannes et les chevrons pour construire une cabane en rondins. Son bras gauche lui semblait couvert d’épingles et il avait les pieds glacés. Sa vieille circulation fichait le camp. Tout en se massant pour faire revenir le sang dans ses muscles, il se dit qu’il allait regretter le confort de l’auberge, le matelas liquide, les oreillers en duvet d’oie et les draps de soie. Il espérait en tout cas que le nécessaire de survie qu’ils allaient tester aujourd’hui serait pourvu d’un lit de camp décent.

Il traversa la pièce ensoleillée en direction de la salle de bains. Là, tout le dévouement de madame Guderian éclatait dans le marbre noir et blanc, la plomberie d’or, les épaisses serviettes, les savons et les eaux de toilette de Chanel, le sauna, la lampe à bronzer et l’appareil à masser, un sommet dans l’art du réconfort et de l’hygiène après les dures leçons d’initiation à la vie sauvage.

Les malheureux voyageurs du Temps qui étaient partis pour le monde du Pliocène devaient garder le souvenir de ces derniers jours qu’ils avaient passé à l’auberge, de la cuisine française, des lits bien doux et des objets d’art omniprésents. Mais Claude Majewski, quant à lui, savait que jamais il n’oublierait les toilettes sybaritiques. Le siège moelleux et tiède si doux à ses cuisses osseuse ! Le papier, caressant comme de l’angora. Il se rappelait encore les installations primitives dont ils avaient dû se contenter, Geneviève et lui, sur certaines planètes perdues – douches portatives sans chauffage, tinettes puantes et bancales, vaguement construites avec des pierres et du bois et infestées de répugnantes bestioles, trous glissants dans la glaise… Il se souvenait en particulier d’une nuit d’épouvante, sur Lusatia, où il s’était accroupi avant de découvrir qu’il était cerné par d’innombrables petits monstres agressifs.

Ah, comme il bénissait une salle de bains comme celle-ci… S’il n’y avait personne pour avoir réinventé les waters au Pliocène, en tout cas, il avait l’intention de s’en occuper tout particulièrement.

Il prit une douche fraîche et parfumée, se brossa les dents (c’était sa troisième dentition, comme neuve !) et se dévisagea dans le miroir Louis XIV. Pas trop décrépit. Sans trop insister, on pouvait lui donner entre cinquante et soixante ans. Il était particulièrement fier de ses yeux verts de Polonais et de ses cheveux épais et bouclés marqués d’argent : les codons mâles de la calvitie avaient été effacés de son patrimoine génétique au cours de son dernier rajeunissement. Mais, grâce à Dieu ! il avait épilé le reste de son corps ! Les gens comme le pirate, qui adoraient la pilosité faciale, ne tarderaient pas à déchanter dans un monde primitif, surtout celui de l’Europe du Pliocène, aussi doux que riche en insectes. Il avait remarqué avec un amusement féroce que les conférences de la veille et les films sur l’écologie du Pliocène n’avaient guère évoqué les insectes et autres fléaux invertébrés. Bien sûr, c’était tellement plus spectaculaire de montrer d’immenses hardes d’hipparions et de gracieuses gazelles poursuivies par des singes presque aussi gracieux. Ou des lions à dents de sabre égorgeant de paisibles éléphants herbivores.

Claude revint dans sa chambre et demanda qu’on lui serve le café avec des croissants. Durant cette seconde journée, on devait les préparer à des techniques de survie élémentaires et il mit les vêtements avec lesquels il passerait la porte. L’expérience avait guidé son choix : sous-vêtements en maille légère, chemise de brousse à l’ancienne et pantalon fait du meilleur coton égyptien à longues fibres, chaussettes de laine orcadienne crue et bottes inusables confectionnées sur Etruria. Il avait apporté son vieux sac à dos, bien qu’il ait su que l’auberge pouvait fournir l’équipement. Il y avait mis son poncho de grintla et un sweater orcadien. Dans la poche fermée par un zip, il y avait une magnifique boîte Zakopane, toute de bois gravé et ornementé. La boîte de Ginny. Légère comme une plume.

Tout en prenant son petit déjeuner, il réfléchit au programme des activités prévues. Présentation de l’Unité de Survie A-6*. Abri et Feu. Risques Minima d’Environnement. (Eh ! Eh !). Orientation. Pêche et Piégeage.

Il soupira tout en sirotant son café absolument parfait et en mâchonnant un croissant léger et croustillant. La journée allait être longue.

16.

Sœur Anna-Maria Roccaro avait souvent fait du camping, mais elle fut à la fois surprise et ravie en découvrant l’équipement décamole de l’Unité A-6*.

Avec les autres membres du Groupe Vert, elle avait d’abord été en cours. Une instructrice pleine d’enthousiasme leur avait donné un résumé des exercices de la journée, puis ils avaient été répartis par paires avant de descendre dans la caverne qui avait été taillée dans le roc, à 200 mètres sous les caves de l’auberge. Ils s’étaient retrouvés dans une prairie ensoleillée où courait un ruisseau et on leur avait demandé de se familiariser tout d’abord avec leur matériel de survie.

Le soleil artificiel était chaud, en dépit de la compensation immédiate de leur thermostat biologique. Anna-Maria parcourut une certaine distance en compagnie de Felice avant de décider qu’il lui faudrait renoncer aux sandales qu’elle avait choisi de porter au Pliocène. Elles étaient tout à fait monacales et légères, mais sensibles également à toutes les brindilles et au moindre caillou. Des cothurnes basses ou même des bottes modernes seraient mieux adaptées à de longues randonnées. Elle réalisa également que son habit de daim blanc, même avec ses manches amovibles, était bien trop chaud. Du gros drap serait préférable. Elle devrait prévoir un simple scapulaire de daim, un capuchon et une cape.

— Felice, demanda-t-elle à sa compagne, tu n’as pas trop chaud dans cette tenue ?

Landry arborait sa tenue de hockey verte et noire et il ne faisait pas de doute qu’elle la garderait pour entrer dans le Pliocène.

— J’y suis à l’aise. J’ai l’habitude de travailler avec, et ma planète était plus chaude que la Terre. Mais tu sais, Anny, cette peau de daim te va très bien. Tu as l’air d’une grande prêtresse.

La nonne se sentit étrangement émue. Felice avait l’air tellement incongrue avec sa cuirasse de combat, ses jambières et ce casque grec et son panache de plumes vertes qui retombait sur sa nuque. Dès qu’elle s’était montrée dans ce costume, Stein et Richard avaient commencé à la taquiner mais, bizarrement, ils s’étaient arrêtés presque aussitôt.

— Et si nous campions ici ? proposa Anna-Maria.

Près du ruisseau, un grand chêne-liège projetait son ombre sur un coin plat qui semblait idéal pour ériger la cabane. Felice acquiesça et elles posèrent leurs sacs. Anna-Maria sortit son gonfleur et l’examina. L’instructrice leur avait assuré que la pile était prévue pour durer plus de vingt ans. L’appareil, pourtant, n’était pas plus gros que le poing.

« Deux buses sont prévues, l’une pour gonfler, l’autre pour dégonfler. CONSERVER LA BUSE NON UTILISEE DANS SON ETUI. »

— Essayons mon pak-cabane, proposa Felice en lui tendant un paquet qui n’était guère plus volumineux qu’un sandwich. Je n’arrive pas à croire que ça puisse devenir une maison de quatre mètres sur quatre.

Sœur Roccaro adapta le tube plat du pak au gonfleur, puis appuya sur le bouton déclencheur. Sous la pression de l’air, le paquet informe se changea en un cube argenté. Les deux femmes le disposèrent à l’endroit souhaité et le regardèrent grossir. Le plancher atteignit rapidement neuf centimètres d’épaisseur et devint parfaitement rigide dès que l’air eut empli la structure micro-poreuse complexe des différentes couches de film. Les murs, un peu plus épais, se formèrent à leur tour, avec leurs fenêtres transparentes et leurs stores intérieurs. Un toit argenté à pignon acheva le tout.

Felice risqua un coup d’œil par l’entrée dépourvue de porte et remarqua :

— Regarde. Il y a des meubles.

Des banquettes avec des oreillers avaient poussé à partir du plancher, ainsi qu’une table, des rayonnages et, tout au fond, une boîte argentée munie d’un tuyau qui était relié au toit.

Felice lut à haute voix :

— LESTER LE POELE AVEC DU SABLE POUR EVITER LA COMPRESSION DE L’UNITE DURANT LE REFROIDISSEMENT… Ce matériau doit être indestructible ! (Elle prit un petit poignard à manche d’or sous sa jambière gauche.) Je n’arrive même pas à le percer, en tout cas.

— Dommage que ç’ait été prévu pour ne durer que vingt ans. Mais, d’ici là, nous devrions nous être adaptées à notre environnement.

Aux quatre coins de la cabane, des évidements avaient été prévus qu’elles durent remplir de tout le lest disponible : pierres, terre, gravier… Près de la porte, dans une toute petite poche, elles trouvèrent une poignée de petites imités guère plus grandes que des pilules. Chacune devait être gonflée séparément puis, selon les instructions, lestée avec du sable et de l’eau. L’eau était injectée dans la zone interstitielle au moyen d’une simple charge de gaz. Les pilules se transformèrent en porte, en chaises, en batterie de cuisine (à lester, disait encore une fois la notice), en tapis et en couvertures et autres menus objets. Moins de dix minutes après avoir commencé, les deux femmes se reposaient dans une cabane complètement équipée.

— J’ai de la peine à le croire, dit Sœur Roccaro, émerveillée en tapotant le mur. Cela paraît vraiment solide. Mais au moindre souffle de vent, si nous n’avions pas lesté suffisamment, tout s’envolerait comme une bulle de savon.

— Même le bois est composé en grande partie d’air et d’eau, fit remarquer Felice en haussant les épaules. Le décamole, apparemment, reproduit la structure des choses en la renforçant, et il faut ensuite ajouter la masse nécessaire. Je me demande comment cette matière peut compenser les changements de pression et de température ? Il doit y avoir des espèces de valve, je suppose. Mais en cas de grand vent, il faut certainement arrimer la maison, même si tous les murs sont remplis d’eau ou de n’importe quoi. En tout cas, il est certain que ça vaut largement une tente. Il y a même des ventilateurs.

— Est-ce qu’il faut gonfler le bateau, à présent ? Ainsi que le mini-abri et les éléments de pont ?

— Non, c’était optionnel. Maintenant que j’ai vu comment fonctionne le décamole, je veux bien croire que tout le reste est aussi parfait, dit Felice. (Elle s’assit devant la petite table et, lentement, croisa les jambes, puis retira ses gantelets.) Croire, c’est ton problème, n’est-ce pas ?

La nonne s’assit à son tour.

— En un certain sens. Techniquement, je veux devenir une anachorète, une sorte d’ermite. C’est totalement désuet dans le Milieu Galactique, mais, dans les Ages Sombres, bien des gens pratiquaient cela.

— Mais que diable vas-tu faire ? Prier toute la sainte journée ?

Anna-Maria éclata de rire.

— Et une partie de la nuit aussi. J’ai l’intention de reprendre l’Office Sacré Latin. C’est un ancien cycle de prières quotidiennes. Cela commence par les mâtines à minuit. A l’aube, il y a les Laudes. Pendant la journée, ensuite, on prie pour la Première, la Troisième, la Sixième et la Neuvième Heures. Au crépuscule, ce sont les Vêpres et, avant d’aller au lit, les Complies. L’Office rassemble des psaumes, des lectures des Ecritures, des hymnes et des prières de circonstance qui reflètent des siècles de tradition religieuse. Je pense qu’il est affreusement dommage que personne ne connaisse plus la prière primitive.

— Et c’est tout ? Tu vas suivre ton Office tout le temps ?

— Grand Dieu, non ! Il ne prend pas toutes les heures. Il faut également dire la Messe, faire pénitence et méditer en pratiquant un peu de Zen. Et en vaquant aux menus travaux, en sarclant mon jardin, je pourrai toujours dire mon Rosaire. A l’ancienne, c’est presque comme un mantra. Très apaisant.

Felice la regardait avec les yeux immenses.

— Ça paraît très étrange, tout ça. Et lugubre. Est-ce que tu n’as pas peur à l’idée de vivre seule avec Dieu pour unique compagnie ?

— Mon cher Claude dit qu’il prendra soin de moi, mais je ne sais pas si je dois le prendre au sérieux. S’il pourvoit un peu à mon ravitaillement, je pourrai peut-être fabriquer des objets à échanger pendant mon temps libre.

— Claude ! s’exclama Landry avec dédain. Il a dû en voir, ce vieil homme. Il n’est pas aussi pourri que ces deux machos en costume, mais je l’ai surpris en train de me regarder d’un drôle d’air…

— Tu ne peux pas en vouloir aux gens parce qu’ils te regardent. Tu es très jolie. J’ai entendu dire que tu étais une vedette du sport sur ta planète.

Les lèvres de Felice se retroussèrent en un mince sourire sinistre.

— Acadie. Je jouais au hockey-d’anneau, j’étais la meilleure. Mais ils avaient peur de moi. Finalement, les autres joueurs, les hommes, ont refusé de m’affronter. Ils m’ont créé des tas d’ennuis. On m’a interdit de jouer parce qu’il y en avait deux qui s’étaient plaints. Ils ont dit que j’avais délibérément tenter de les blesser.

— Tu l’avais vraiment fait ?

Felice baissa les yeux. Lentement, ses joues s’empourprèrent. Elle tordait nerveusement les doigts de ses gantelets.

— Peut-être. Oui, je crois que j’ai essayé. Je les détestais tellement.

Elle releva brusquement le menton d’un air de défi. Son casque d’hoplite fut rejeté sur sa nuque et elle eut l’air soudain d’une petite Pallas Athéna.

— Tu sais, ils ne m’avaient jamais voulue en tant que femme. Tout ce qu’ils désiraient, c’était me faire du mal, me souiller. Ils étaient jaloux de ma force, et ils en avaient peur. Même quand je n’étais encore qu’une enfant, je faisais peur aux gens. Est-ce que tu peux imaginer ce que je ressentais ?

— Oh, Felice… (Anna-Maria hésita.) Comment… comment en es-tu venue à pratiquer ce sport brutal ?

— Avec les animaux, je m’y entendais très bien. Mes parents étaient des scientifiques, des spécialistes du sol, et ils étaient toujours en voyage. Toujours sur des planètes nouvelles, encore sauvages. Quand les gars du coin me tarabustaient, je me contentais de mes animaux. Au début, ils étaient petits, puis, le temps passant, j’en ai élevé de plus gros et de plus dangereux. Et sur Acadie, il y en avait, tu peux me croire ! Finalement, à quinze ans, j’ai dompté un verrul. C’est comme un rhinocéros terrestre, mais en plus gros. Un marchand voulait l’acheter pour le dresser pour le hockey-d’anneau. Je ne m’étais jamais intéressée à ce sport avant, mais j’y suis venue après avoir vendu mon verrul. Et je me suis dit qu’avec mes talents, il y avait certainement beaucoup d’argent à se faire.

— Mais se lancer dans le sport professionnel à ton âge —

— J’ai dit à mes parents que je voulais devenir apprenti jockey et dresser des verruls. Cela leur était indifférent. Pour eux, j’avais toujours été un poids en trop. Ils ont simplement exigé que je termine mon année d’études et puis, ils m’ont laissée partir. Ils m’ont dit : Va, et sois heureuse, ma chérie.

Elle s’interrompit et fixa Anna-Maria d’un regard vide.

— J’ai été apprentie jusqu’à ce que le manager de l’équipe s’aperçoive que je pouvais contrôler les animaux. Car tout le secret du jeu est là, tu comprends. Le verrul doit marquer les buts et manœuvrer de façon à ce que tu ne soies pas paralysée par les armes à courte portée des joueurs. J’ai joué pour la première fois en pré-saison pour donner un coup de fouet à l’équipe du Marteau Vert. Elle se traînait depuis trois ans. Quand ils ont vu que je n’étais pas seulement une trouvaille publicitaire, ils m’ont mise en première ligne à l’ouverture de la saison. J’en ai tellement fait baver aux autres clowns de l’équipe qui voulaient tous m’en remontrer que nous avons gagné ce foutu tournoi. Avec le fanion, et tout…

— Splendide !

— Oui, on pourrait le penser. Mais je n’avais pas d’amis. J’étais trop différente des autres. Trop bizarre. Et pendant la deuxième année… quand ils se sont mis à me haïr ouvertement et que j’ai compris qu’ils ne voulaient plus de moi, j’ai… j’ai…

Ses deux poings crispés s’abattirent sur la table et son visage d’adolescente fut déformé par l’angoisse. Anna-Maria guetta ses larmes, mais il n’y en eut aucune. La douleur s’effaça à peine apparue et Felice se détendit et sourit à sa compagne.

— Je vais chasser, vois-tu. Là-bas, de l’autre côté. Et je te serai sûrement plus utile que ce vieux type, Anny.

La nonne se leva, les tempes brûlantes. Elle sortit de la cabane.

— Je crois que nous avons besoin l’une de l’autre ! lança Felice.

17.

Auberge du Portail

France, Europe, Terre

24 août 2110.


Ma chère Varya,

Nous en avons maintenant fini avec nos petits jeux de survie et d’artisanat et nos organismes sont pleinement préparés à ce monde tropical qu’était la Terre du Pliocène. Il ne nous reste plus que le Dîner d’Adieu et une bonne nuit de sommeil avant que nous franchissions la Porte du Temps, à l’aube. L’appareil est installé dans un pavillon bizarre, dans les jardins de l’auberge, et sur n’importe quel autre monde, il serait difficile d’imaginer un endroit plus incongru. Même si l’inscription ne figure pas, on croit la lire : PER MI SI VA LA PERDUTA GENTE.

Après cinq journées de travail en commun qui ressemblaient plus à un séjour en camp de vacances qu’à un entraînement de base, les huit membres du Groupe Vert ont apparemment acquis quelque compétence dans les divers domaines de technologie primitive et une certaine confiance dans leurs capacités qui est sans doute dangereusement exagérée. Il y en a peu parmi nous qui semblent avoir conscience des risques que peuvent représenter ceux qui nous ont précédé dans l’Exil. La plupart semblent plus se préoccuper de ne pas être écrasés par des mammouths ou mordus par des vipères grandes comme des pythons que d’un éventuel comité de réception bien humain et parfaitement hostile guettant un butin de l’autre côté de la porte.

Mais toi et moi nous savons que, là-bas, les gens ont dû certainement instituer un rituel pour ceux qui franchissent le portail du Temps. Quant à savoir ce qu’il en est, c’est une autre question. Il semble douteux qu’on nous traite comme de banals voyageurs, mais il est impossible de dire si nous serons bien accueillis ou réduits en esclavage. La littérature nous propose divers scénari qui, tous, me donnent des frissons. Le personnel de l’auberge prend bien soin de nous présenter constamment un visage neutre tout en se préoccupant, dans le même temps, de renforcer le potentiel de self-défense que nous avons acquis durant notre enfance. Nous franchirons la porte en deux groupes de quatre personnes, et les bagages importants nous suivront. Je suppose que c’est afin de nous garder un certain avantage en nombre. Quoique le bref instant de douleur et d’étourdissement que l’on éprouve en passant dans le sub-espace doive également affecter les voyageurs du Temps. Si cela est exact, il y aura une minute, immédiatement après notre arrivée dans le Pliocène, où nous serons tactiquement en désavantage.

J’ai beaucoup apprécié tes hypothèses ironiques quant à ma nouvelle vocation dans ce monde primitif. Néanmoins, le dernier des dinosauriens ayant disparu de la surface du globe soixante millions d’années au moins avant le Pliocène, je ne risquerai pas de ramasser beaucoup de crottin ! Autant pour cette carrière de nabab de l’engrais que tu imaginais pour moi. J’avouerai que, prosaïquement, ma nouvelle vocation n’est jamais qu’un prolongement direct de mon intérêt pour la voile. Je vivrai donc de ma pêche et ma quête m’emportera sur toutes les mers. Ce qui n’exclut pas que j’accepte d’autres jobs si l’occasion se présente. Mon sloop était un bateau beaucoup trop sophistiqué pour le Pliocène et je l’ai revendu pour acheter un trimaran plus petit qu’on peut lester avec de l’eau et du sable au lieu de mercure. Et en cas de besoin, je pourrai me fabriquer une embarcation rudimentaire avec les matériaux que je trouverai. On nous a confié des outils faits d’une matière cristalline, le vitradur, considérée comme absolument indestructible pendant deux cents ans, après quoi elle se dégrade, tout comme le décamole. En tout cas, les lames ne s’émoussent jamais. En plus de mon équipement de navigation, j’emporte le nécessaire de survie fourni par l’auberge (très impressionnant), et ce qu’ils appellent l’Unité de Petite Exploitation – des outils et des nécessaires décamole qui permettent d’installer une petite ferme, avec quelques paquets de graines et une micro-bibliothèque particulièrement fournie en traités pratiques d’abaca à zymotechnie.

Ce n’est pas par hasard que je te cite cette dernière discipline, qui intéresse la fermentation. C’est en effet la vocation de notre Viking. Distiller de la bière et autres breuvages. Mais il m’a confié aussi que s’il y avait une demande pour des bagarreurs professionnels, il pourrait en plus gagner sa vie comme mercenaire.

Le personnage que j’ai surnommé le Pirate a lui aussi l’intention de fabriquer des boissons alcoolisées – du vin et des alcools. Lui et le Viking sont devenus les meilleurs amis du monde. Ils passent des heures à déguster les bouteilles les plus coûteuses qui figurent sur la carte de l’auberge et à se lancer dans des hypothèses sur la qualité des consolations féminines qu’ils vont bien pouvoir trouver de l’Autre Côté. (Je dois dire que les ressources du Groupe Vert, sur ce dernier point, sont plutôt maigres. En plus de la Nonne, il y a une sinistre Vierge Chasseresse qui semble avoir estropié, si ce n’est pis, un des conseillers de l’auberge pour être récidiviste, et une Méta extrêmement méfiante qui, pour le moment du moins, se range parmi les garçons, d’ailleurs.)

Hier soir, nous avons eu un fascinant aperçu du passé du Pirate. Son frère et sa sœur sont arrivés sans avoir prévenu pour lui dire adieu et nous avons découvert qu’ils étaient des officiers de la Flotte de très haut grade. Le pauvre Pirate en a été très déconfit et la dame Méta prétend qu’il doit être un ex-navigateur en rupture de ban. Si on ne se laisse pas arrêter par son tempérament ronchonneur, on découvre qu’il est plutôt compétent. J’ai travaillé quelques heures avec lui pour l’exercice de Maniement du Petit Bateau et il semble avoir un don naturel pour patauger dans l’eau.

La plupart des membres de ce groupe semblent être seuls au monde. La Nonne s’est entretenue très longtemps avec sa supérieure qui l’a appelée d’Amérique du Nord pour lui souhaiter bon voyage. Et aujourd’hui, elle a reçu la visite d’un Frère Franciscain en grande tenue et je ne doute pas qu’il l’ai entendu en confession pour la dernière fois ou quelque chose de ce genre. (Le moine est arrivé avec un de ces œufs Gambini à moteur gonflé, avec les ailerons de dissipation thermique, rien à voir avec le docile petit âne gris des mémoires d’il Poverello.) La Nonne était médecin et conseillère psychologique. Elle veut se retirer dans un ermitage. J’espère que la pauvre fille ne compte pas trop sur des anges gardiens comme le Vieux Paléontologiste. C’est un type sympathique qui devrait faire un bon charpentier, mais je dois avouer que l’ex-Méta ne se trompe pas quand elle dit qu’il est suicidaire.

Je suis d’accord avec ton analyse du Petit Loustic. Ce sont certainement des raisons graves et valables qui expliquent qu’il ait été chassé de sa planète natale, mais il est vraiment regrettable que les talents dont il dispose n’aient pas été maîtrisés pour le plus grand bien du Milieu. Pauvre non-née. Il s’est fait aimer de tous les Verts, non seulement à cause de son atroce sens de l’humour, mais à cause de son fantastique talent à tirer parti de n’importe quoi. Il a rassemblé un immense attirail d’outils en vitradur auxquels il ne manque que des manches ou des poignées pour être complètement opérationnels. On a le sentiment que lorsqu’il aura passé une semaine ou deux Là-bas, la Révolution Industrielle sera en marche dans le Pliocène. Il a prévu toute une forge en décamole pour ses futurs travaux de forge et de mécanique, il s’est procuré une plaque des tracés géologiques pour retrouver l’emplacement des gisements métallifères au cas très improbable où personne ne les exploiterait dans l’Exil.

La structure sociale très particulière du Groupe Vert devrait t’intéresser. La femme qui créa l’auberge à l’origine était une psychologue amateur particulièrement douée. Elle comprit très vite que ses clients auraient besoin du soutien de leurs compagnons de voyage afin d’augmenter leurs chances de survie de l’autre côté de la porte. Par contre, ils avaient tendance à se montrer trop excentriques pour accepter les plus élémentaires schémas d’organisation. Aussi madame Guderian en revint elle au bon vieux « mettez-les tous dans le même sac et ils finiront bien par s’entendre »… Admets avec moi que c’est une excellente recette, après tout, pour déclencher le sentiment de solidarité chez n’importe qui à l’exception des sociopathes. (Ce qui fut prouvé, d’ailleurs, avec l’exception attendue.)

Durant chacune de ces journées d’activité de Groupe, nous avons travaillé ensemble, de façon exténuante, très souvent dans des conditions exotiques qui nous imposaient de coopérer afin d’achever plus rapidement et plus efficacement les tâches imposées. Par exemple, nous avons jeté un pont de vingt mètres par-dessus un marais plein d’alligators en un seul exercice. Un autre consistait à capturer, à dépecer et à « utiliser » un élan. Un autre encore à nous défendre contre des chasseurs humains hostiles. De façon ironique, le primitif le plus accompli du Groupe est le Vieux Paléontologue. On dirait qu’il a parcouru les rivages les plus sauvages de la Galaxie pendant plus d’un siècle pour ramasser ses os fossiles.

Nous ne nous connaissons que par nos prénoms et nous sommes libres de révéler ou non les détails de notre vie. Comme tu peux l’imaginer, cela laisse largement le champ libre à la psychanalyse de salon. C’est l’ex-Méta qui mène le jeu. Dès le premier jour, elle m’a collé l’étiquette de l’Amant en Quête et je crains qu’elle ne prévoit une fin mélancolique à ma fixation, car elle ne cesse d’essayer de me distraire avec des spéculations sur les rôles choisis par les clients de l’auberge, les implications politiques de l’Exil et autres divertissements sociologiques.

Toi aussi, Varya, tu crois que je suis condamné ? Mais ce n’est pas vrai, tu sais.

En fin d’après-midi, j’ai reçu un appel de Londres. C’était Kapaln, Djibutunji, Hildebrand et Catherwood, chers tous, Dieu les bénisse ! Ils voulaient me dire adieu. Tante Helen m’a envoyé un mot, elle aussi, mais elle est presque gaga depuis qu’elle a refusé un nouveau rajeunissement.

Ta chère lettre m’est parvenue par le courrier du matin. Inutile de te dire à quel point cela me fait plaisir de savoir que tu continues avec le comité de liaison. Vraiment, l’idée de laisser ce travail inachevé m’était insupportable. Il reste encore la dernière corrélation avec les éléments du casse-tête de la pré-Rébellion, mais j’ai le sentiment qu’Alicia et Adalberto ont tout cela bien en main.

Il faut donc maintenant nous dire adieu, Varya. J’aimerais pour une fois me montrer éloquent, inoubliable, et non pas pesant comme d’habitude. Mais l’acte que je m’apprête à accomplir est suffisamment spectaculaire par lui-même. Quoi qu’il advienne, ne me regrette pas. Mon seul espoir de trouver le bonheur se trouve de l’autre côté de la porte de l’Exil et je dois courir ce risque. Souviens-toi de toutes ces années où nous étions amants, collègues, puis amis, et sache que je suis heureux qu’il en ait été ainsi. Pour toi, ma chère et tendre, je souhaite la lumière et la joie.

Pour toujours

BRY.

18.

Après le dernier dîner, avec ce smörgasbord idiot où chacun se servait, les huit membres du Groupe Vert emportèrent leurs verres sur la terrasse et se regroupèrent instinctivement à l’écart des autres. Il n’était que huit heures et demie mais le ciel était déjà obscur au nord de Lyon. C’était l’orage hebdomadaire, fidèle au programme établi. Des éclairs de chaleur dansèrent au ras des montagnes, préludant au tonnerre.

— L’électricté statique augmente en flèche ! s’exclama Elizabeth Orme. Même sans mes métafonctions, l’ionisation qui précède un gros orage atteint le moindre de mes sens. Ma perception devient tellement intense que j’ai beaucoup de mal à me contenir ! Je deviens un accumulateur, comme la Terre, et d’ici à quelques minutes, je vais foudroyer des montagnes entières !

Elle se tourna vers Felice. Son jean rouge collait à ses cuisses comme une peau. Dans le vent plus fort, ses longs cheveux dansèrent tandis que la foudre grondait dans le lointain.

Felice prit un ton dolent pour demander :

— Tu pouvais faire bouger les montagnes, avant ?

— Pas vraiment. Les pouvoirs psychokinétiques de cet ordre sont très rares parmi les métas – presque autant que la créativité authentique. Mon degré de PK me permettait à peine quelques tours de salon. J’étais avant tout une émettrice. J’étais dotée du merveilleux sens de la télépathie. Je crois qu’on devrait plutôt dire perceptrice parce que l’on voit autant que l’on entend, sans cesser d’émettre. Mais j’ai longtemps travaillé en rédaction, en mise-au-point. C’est un pouvoir analytique en même temps qu’une thérapeutique que la plupart des gens considèrent comme une altération mentale. Mon époux possédait des facultés similaires. Nous travaillions en équipe. Nous formions les esprits des très jeunes enfants pour leurs premiers pas vers l’Unité métapsychique.

— Ils voulaient me confier à une rédactrice, dit Felice, la voix pleine de rancœur. Je leur ai dit que je préférais mourir. Je ne sais pas comment les métas tels que toi peuvent supporter de fouiller dans les pensées des autres. Ou de sentir que d’autres métas, quelque part, peuvent lire en toi, plonger dans ce que tu as de plus secret. Ça doit être affreux de ne jamais être vraiment seul. Jamais à l’abri. Je crois que ça me rendrait folle.

— Mais ça n’était pas du tout comme ça, dit Elizabeth d’une voix douce. Les métas lisent dans les esprits… mais selon différents niveaux. Nous disons, selon différents modes. On peut émettre par exemple à l’intention de plusieurs personnes sur le monde déclamatoire, ou bien s’adresser à courte portée à un groupe réduit sur le mode conversationnel. Et il y a aussi le mode intime, qui ne permet qu’à une seule et unique personne de te recevoir. Et puis, en dessous, nous avons d’autres niveaux conscients et inconscients qui peuvent être aisément isolés par des techniques mentales que tous les métapsychiques apprennent dès leur jeune âge. Car nous avons nos pensées privées, comme tout un chacun, comme toi. La communication télépathique n’est pour une grande part qu’une espèce de discours muet accompagné de projection d’images. On peut comparer cela aux techniques audio-visuelles électroniques – le rayonnement électromagnétique en moins…

— Mais les rédacteurs profonds, dit Felice, peuvent pénétrer dans les pensées les plus cachées.

— C’est vrai. Mais dans leur cas, il existe toujours une relation de docteur à patient. C’est en toute conscience que le patient se soumet à leur analyse. Et même dans ce cas, la dysfonction peut être si fermement programmée que le thérapeute ne parvient pas à la contourner, même avec la coopération du patient…

— Ouais, intervint Stein Oleson en levant sa chope de bière.

— Mais je sais que les métas peuvent lire les pensées les plus secrètes, insista Felice. Il est arrivé à notre entraîneur d’engager des rédacteurs pour travailler sur des gars qui étaient effondrés. Les métas arrivaient toujours à repérer ceux dont les nerfs avaient vraiment craqué. Tu ne vas quand même pas me dire que ces pauvres types acceptaient comme ça que les jivaros[9] les fassent balancer ?

— Une personne qui n’a pas subi d’entraînement, une non-méta, dit Elizabeth, livre des informations de façon sous-verbale sans même en avoir conscience. Essaie de voir ça comme une sorte de marmonnement mental. Est-ce que tu ne t’es jamais trouvé près de quelqu’un qui se parlait à lui-même ? Quand une personne a peur, quand elle est en colère ou essaie désespérément de résoudre un problème, ou bien quand elle est sous l’effet d’une excitation sexuelle particulièrement intense, ses pensées deviennent… fortes. Même des non-métas perçoivent parfois ces sortes de vibrations – des images mentales, des paroles sub-vocales, des paroxysmes émotionnels… Plus le rédacteur est bon, mieux il sait discerner un sens dans ce méli-mélo dément que déverse le cerveau humain…

Bryan demanda :

— Il n’y a donc aucun moyen, pour une personne ordinaire, de fermer ses pensées à un lecteur extérieur ?

— Bien sûr. Il est assez facile de barrer un sondage superficiel. Il faut contrôler fermement son émission mentale. Si vous croyez vraiment que quelqu’un vous sonde, il faut alors que vous pensiez à une image neutre, un grand carré noir par exemple. Ou alors vous comptez un-deux-trois-quatre-cinq-six et vous recommencez sans arrêt… Ou bien encore vous rabâchez une chanson idiote. Ça peut bloquer le plus futé des rédacteurs…

— Ma belle, intervint Aiken Drum, je suis heureux que tu ne soies pas en train de lire dans mon esprit en ce moment. Tu risquerais de te trouver dans un vrai marécage de trouille. J’ai tellement peur de traverser cette Porte du Temps que mes globules rouges doivent être tout verts ! J’ai essayé de faire marche arrière. J’ai même dit aux conseillers que j’étais prêt à la réforme si on me laissait rester ici. Mais il n’y a personne qui me croie.

— Je me demande bien pourquoi, fit Bryan.

Un éclair rougeoyant fendit les nuages au-dessus des collines. Le roulement du tonnerre vint plus tard, lointain, étouffé, comme le son d’un tambour mort.

— Et le ballon, ma douce ? demanda Aiken à Elizabeth.

— J’ai ingurgité toute la théorie pour en construire à partir des matériaux disponibles – comment tanner des peaux de poisson pour faire l’enveloppe, comment tresser, vanner et confectionner des cordage à partir d’écorces. Mais pour la pratique, j’ai eu droit à ça. (Elle prit dans son sac un paquet dont les dimensions équivalaient à peu près à celles de deux grosses briques.) Gonflé, c’est haut de cinq étages, avec double paroi, et c’est semi-dirigeable. D’un beau rouge vif, comme ma combinaison. Une source d’énergie a été prévue pour fournir l’air chaud. Bien sûr, elle ne durera que quelques semaines, et ensuite il faudra que je passe au charbon de bois. Et ça, c’est atroce à fabriquer. Mais c’est vraiment le seul carburant ancien disponible – à moins de trouver du charbon.

— Mais pas du tout, ma petite poupée, dit Aiken Drum. Reste avec moi et tu verras ce qu’on fera avec mes cartes minéralogiques.

Stein eut un rire dédaigneux,

— Et tu comptes faire quoi pour exploiter ton minerai ? Tu vas engager Blanche Neige et les Sept Nains ? Le gisement le plus proche doit se trouver à une bonne centaine de kilomètres au nord, autour du Creusot et de Montceau, et à une sacrée profondeur. Et même si tu y arrives sans être obligé de faire sauter le roc, comment t’y prendras-tu pour transporter ta récolte là où elle te sera utile ?

— Il me faudra seulement une ou deux semaines pour régler ces petits détails ! rétorqua Aiken.

— Et il se peut qu’il existe d’autres gisements bien plus près, dit Claude Majewski. Ces cartes modernes induisent à l’erreur, Aiken. Elles nous montrent les dépôts et les strates tels qu’ils existent de nos jours, au XXIIe siècle, et non tels qu’ils étaient il y a six millions d’années. Il y avait de petits bassins limniques dans tout le Massif Central, alors, et un dépôt plus important dans la région de Saint-Etienne, mais ils ont tous été épuisés vers la fin du XXe siècle. Au Pliocène, vous trouverez certainement des champs de houille à quelques kilomètres de là, vers le sud. Et avec un peu de chance, près de n’importe quel volcan, du coke à l’état naturel !

— Pourtant, avant de fonder la Société des Mines du Pliocène, dit Richard Voorhees avec une grimace, tu ferais mieux de jeter un sérieux coup d’œil sur le terrain. Après tout, les honchos du coin ont peut-être leur idée à eux pour l’exploitation des ressources naturelles.

— Ça, c’est parfaitement possible, admit Bryan.

— Nous pourrons peut-être les convaincre de nous faire participer, suggéra Felice en souriant. Je veux dire : d’une façon ou d’une autre…

— Et nous pourrions aussi essayer d’éviter le conflit en gagnant des terres non encore colonisées, dit Anna-Maria.

— Ça n’est pas tout à fait dans le style de Felice, dit Aiken. A vrai dire… je crois qu’elle a envie de s’amuser un peu… N’est-ce pas, mignonne ?

Les cheveux bouclés de Felice Landry formaient comme un halo sur le fond sombre des nuages d’orage.

— Ce dont j’ai envie, je le trouverai bien, dit-elle. Pour l’instant, j’ai surtout envie d’un autre verre. Est-ce que quelqu’un se joint à moi ?

Elle se dirigea vers l’auberge, aussitôt suivie de Stein et de Richard.

— Quelqu’un devrait dire à ces deux-là qu’ils perdent leur temps, marmonna Claude Majewski en les regardant s’éloigner.

— Pauvre Felice, soupira Anna-Maria. Quelle ironie de porter un nom pareil quand on est si atrocement malheureux. Son agressivité est pour elle une sorte d’armure. Comme sa tenue de hockey.

— Mais tout au fond d’elle elle implore l’amour ? demanda Elizabeth, les yeux mi-clos, un vague sourire errant sur ses lèvres. Faites attention, petite sœur. Elle a besoin de vos prières, je l’admets. Mais elle ressemble plus à un trou noir qu’à une brebis égarée.

— Ces yeux-là pourraient vous dévorer tout cru, renchérit Aiken. Il y a quelque chose de satanément inhumain en elle.

— Satanément, je suis d’accord, dit Claude Majewski. Mais quant à l’homophilie…

— Claude ! s’exclama Anna-Maria, c’est cynique et cruel de dire cela ! On ne connaît rien de son passé, rien de tout ce qui a pu influer sur son esprit. On dirait que vous parlez d’une espèce de monstre, alors qu’elle n’est qu’une… qu’une malheureuse enfant qui n’a jamais appris à aimer qui que ce soit. (Elle inspira profondément avant de reprendre :) Je suis docteur autant que nonne. J’ai fait pour vœu de soigner ceux qui souffrent. J’ignore si je peux aider Felice, mais je dois essayer, Dieu m’en est témoin.

Un souffle de vent souleva le voile d’Anna-Maria et elle le retint d’un geste vif.

— Ne vous couchez pas trop tard, les gars. Demain sera bientôt là.

Elle quitta en hâte la terrasse et disparut dans l’ombre du jardin.

— C’est peut-être notre petite nonne qui a le plus besoin de prières, lança Aiken avec un rire.

— Taisez-vous ! aboya Claude. (Puis il ajouta :) Excusez-moi, mon garçon. Mais vous devriez réfléchir un peu avant d’ouvrir votre petite gueule. Nous avons déjà assez d’ennuis comme ça.

Il leva la tête vers le ciel à l’instant où un éclair flamboyait au-dessus des collines, à l’est. Des décharges lumineuses jaillirent du sol et le tonnerre éclata à grand fracas sur la vallée.

— Voilà l’orage. Moi aussi, je vais aller me coucher. Ce que j’aimerais bien savoir, c’est qui est responsable de ces foutus présages ?

Le vieil homme s’éloigna, suivi du regard par Elizabeth, Aiken et Bryan. A cet instant, trois éclairs jaillirent, soulignant sa sortie de façon théâtrale et ridicule. Mais nul ne souriait plus.

— Aiken, dit enfin Elizabeth, je ne t’ai pas encore dit à quel point j’aime ton costume. Tu avais raison. C’est certainement le plus remarquable de toute l’auberge.

Le petit homme se mit à claquer des doigts et des talons à la façon d’un danseur de flamenco. La lueur d’un nouvel éclair fit flamboyer son costume étroitement ajusté. Il semblait fait d’or pur mais il était en réalité tissé à partir des filaments du byssus d’un mollusque de Franconie renommés dans toute la galaxie pour leur beauté et leur exceptionnelle résistance. Sur chaque jambe, chaque bras, Aiken avait des poches, des goussets, fermés ou non. Il en avait sur toute la poitrine, les hanches et les épaules. Tout son dos était occupé par une poche plus vaste qui s’ouvrait par le fond. Et même sur ses bottes dorées il y avait des poches, de même que sur sa ceinture et sur son chapeau doré au bord droit fièrement relevé. Et dans chaque poche, chaque gousset, il y avait un outil, un instrument, ou un nécessaire de décamole compressé. Aiken Drum était en fait un magasin de quincaillerie déguisé en idole dorée.

— Au premier regard, dit Elizabeth, le Roi Arthur te nommerait Lord Boss.

Elle ajouta à l’adresse de Bryan :

— Aiken veut incarner le Yankee du Connecticut au Pliocène.

— Vous n’auriez même pas à compter sur une éclipse de soleil pour attirer l’attention, comme chez Mark Twain, dit l’anthropologue. Le costume suffira à impressionner les rustres du coin. Mais est-ce qu’il n’est pas trop voyant pour qui veut espionner ?

— Dans cette poche dorsale, j’ai un poncho en peau de caméléon.

Bryan éclata de rire.

— Pauvre Merlin !

Peu à peu, l’orage enveloppait toute la vallée et Aiken se tourna pour regarder s’estomper et disparaître les lumières de Lyon, dans le lointain.

— Le Yankee du Connecticut devait s’opposer à Merlin dans l’histoire, n’est-ce pas ? La technologie moderne contre la sorcellerie. La science contre la superstition des Ages des Ténèbres. Je ne m’en souviens pas très bien. J’ai dû le lire à treize ans, quand j’étais sur Dalriada. Je crois que j’en ai un peu voulu à Mark Twain de donner trop d’importance à sa philosophie à la mie de pain au lieu de se consacrer à l’action. Comment ça finissait, déjà ?… Vous savez… Oh, j’ai oublié ! Je crois que je vais demander la plaque à l’ordinateur pour aller me coucher. (Il leur fit un clin d’œil.) Mais je pourrais bien viser plus haut que Sir Boss !

Il rentra dans l’auberge.

— Et ils ne furent plus que deux, dit Bryan.

Elizabeth finissait lentement son Rémy Martin. Par bien des attitudes, elle lui rappelait Varya – elle était calme, intelligente, incisive, mais toujours fermée. Ce qui émanait d’elle, c’était une aura de froide et franche camaraderie sans la moindre trace de sexualité.

— Vous ne resterez pas très longtemps avec le Groupe Vert, n’est-ce pas, Bryan ? Nous avons tous acquis une certaine dépendance vis-à-vis des autres, ces derniers jours, mais pas vous.

— C’est à peu près ça, oui… Etes-vous certaine que vos pouvoirs métas sont complètement effacés ?

— Pas effacés, dit-elle, mais c’est tout comme… Je suis tombée dans ce que nous appelons l’état latent à la suite d’un accident cérébral. Mes pouvoirs existent encore mais ils me sont inaccessibles, isolés dans l’hémisphère droit de mon cerveau. Il existe certaines personnes qui ont des talents latents – isolés, barrés. D’autres sont opérationnelles, comme nous disons, et elles peuvent accéder à la totalité de leurs pouvoirs psychiques, et mieux encore si elles ont été formées pour cela dès l’enfance. Cela ressemble beaucoup à la naissance du langage chez le bébé. Sur Denali, les exercices auxquels j’étais soumise étaient proches de l’éducation aux phonèmes. Et il est arrivé quelquefois que certains latents deviennent ainsi opérationnels. Mais mon cas est différent. Je ne conserve que quelques centimètres cube de ma matière cérébrale originelle. Le reste a été régénéré. Les influences transformatives ont permis la restauration du cerveau et c’est un spécialiste qui a restauré mes souvenirs. Mais, pour une raison encore inconnue, il est rare que les capacités métas survivent à un trauma aussi important.

— Que s’est-il passé, si vous me permettez ?

— J’étais avec mon mari. Nous avons été pris dans une tornade tandis que nous survolions Denali. C’est une petite planète charmante, vous savez, mais avec le pire climat de toute la galaxie, sans doute. Lawrence a été tué. On m’a récupérée en morceaux et on m’a reconstruite. A l’exception des pouvoirs métas.

— Et est-ce une perte si cruelle que —

Bryan s’interrompit, jura d’une voix étouffée, puis s’excusa.

Mais Elizabeth demeura sereine, comme à l’accoutumée.

— Pour un non-méta, il est presque impossible de mesurer une telle perte. Essayez seulement de vous imaginer sourd, aveugle et muet. Et paralysé à cent pour cent. Ou bien asexué et atrocement défiguré… Prenez tout cela et vous n’aurez qu’une bien faible idée de ce que cela représente de n’avoir plus… D’avoir perdu ce… que vous avez connu… Mais vous aussi vous avez perdu quelque chose, Bryan ? Peut-être comprenez-vous mieux que les autres ce que j’éprouve ?…

— Oui, j’ai perdu quelque chose. Peut-être vaut-il mieux l’exprimer ainsi, c’est vrai. Dieu sait qu’il n’entre guère de logique dans mes sentiments envers Mercy.

— Et où comptez-vous la rechercher ? Si ceux du Pliocène ne savent pas où elle est allée ?

— Je n’ai que mon instinct. Je vais commencer par l’Armorique car elle est de descendance bretonne. Et puis je continuerai par Albion, l’Angleterre à venir, J’ignore si j’aurai besoin du bateau : on ne sait pas si la Manche existait à cette époque et si l’île n’était pas rattachée au continent. Au début de Pliocène, les niveaux des mers ont varié de façon bizarre. Mais j’arriverai bien à retrouver Mercy, où qu’elle soit.

Et dans mon merveilleux ballon ? songea Elizabeth. Que vais-je découvrir ? Cela sera-t-il si important, après tout ? Est-ce que le monde de l’Exil ne risque pas d’être aussi creux que celui-là pour moi ?

Peut-être auraient-ils dû avoir des enfants, Lawrence et elle… mais cela aurait risqué de compromettre leur travail, et ils avaient décidé ensemble d’y renoncer. Ils avaient trouvé l’accomplissement de leur amour chacun dans l’autre, sachant que même après la fin inéluctable, il resterait l’Unité, le refuge de milliards d’esprits-amis dans tout le Milieu Galactique…

Cela aurait pu être…

Les premières gouttes de pluie crépitèrent sur les grandes feuilles des platanes. Des éclairs blanc-bleu illuminèrent toute la vallée et le tonnerre parut secouer la base des montagnes. Bryan prit la main d’Elizabeth et l’entraîna dans le salon avant que la cataracte ne s’abatte vraiment.

19.

L’aube qui pointait était glacée. Des nuages gris roulaient vers le sud, vers un rendez-vous avec la Méditerranée. La vallée du Rhône était couverte de brume. Quelques bûches flambaient dans la cheminée du grand salon où les membres du Groupe Vert s’étaient rassemblés après avoir pris le petit déjeuner dans leurs chambres respectives. Tous étaient vêtus selon le rôle qu’ils s’étaient choisi et l’équipement de leur nouvelle vie avait été regroupé autour d’eux. Les bagages excédentaires avaient déjà été emportés jusqu’à la porte du Temps : la caisse de vodka Wyborowa de Claude Majewski, le scotch de Bryan, les épices, les levures et le bisulfite de sodium de Richard, la barrique de Stein, les chocolats à la liqueur d’Elizabeth et le grand tableau de saint Sébastien d’Anna-Maria.

Richard et Stein bavardaient à mi-voix en contemplant les flammes timides. Anna-Maria, un demi-sourire flottant sur ses lèvres, égrenait les lourdes perles de bois du rosaire qui pendait à sa ceinture. Les autres attendaient en silence.

A 500 heures précises, le Conseiller Mishima apparut en haut de l’escalier de la mezzanine et leur adressa un bonjour solennel.

— Maintenant, veuillez m’accompagner.

Ils prirent leurs affaires et se mirent en file. Ils sortirent sur la terrasse, traversèrent le jardin humide entre les dalles souillées de boue et les roses meurtries par l’orage.

La maison d’hôtes dominait le jardin. Derrière les porte-fenêtres des balcons, des visages flous les observaient, tout comme ils avaient eux-mêmes observé déjà huit départs de voyageurs du Temps que précédait un Conseiller solitaire. Ainsi, ils avaient vu des Gitans et des Cosaques, des nomades du désert et des coureurs des mers, des Polynésiens en cape de plumes, des guerriers avec des arcs, des épées et des sagaies. Des excursionnistes bavarois en lederhosen, des prophètes barbus en robe blanche, des mystiques orientaux au crâne rasé, des pionniers américains en bonnet de fourrure, des cow-boys, des fétichistes aux déguisements atroces, des gens raisonnables en levis et équipement tropical. Régulièrement, les voyageurs du matin formaient une parade colorée qui traversait ainsi le jardin jusqu’à l’ancienne villa au crépit blanc, cernée par la vigne et les mûriers. Les rideaux de dentelle de madame Guderian étaient encore aux fenêtres et, devant la grande porte d’entrée, sur le perron, les géraniums roses et rouges étaient toujours là, dans leurs vieux pots de terre. Les huit voyageurs et le conseiller entreraient dans la villa et la porte se refermerait sur eux. Après une heure et demie, seul le conseiller ressortirait.

Bryan Grenfell se tint à côté du Conseiller Mishima tandis que celui-ci ouvrait la porte à l’aide d’une vieille clé de cuivre. Un gros chat roux, à demi dissimulé dans les buissons, contemplait les humains d’un œil doré et sardonique. Au passage, Grenfell lui adressa un petit signe de tête. Tu en as vu passer, hein, Monsieur le Chat ? Et combien d’entre eux se sentaient-ils aussi idiots, aussi dupe que moi, tout en s’accrochant comme des entêtés à leur idée ? Ne pas revenir. Et j’en suis là. Avec ma tenue tropicale que j’ai choisie dans un souci d’utilité pratique, avec mon sac plein d’objets de première nécessité, d’aliments à haute teneur en protéine, avec mon bâton de marche à bout ferré et mon couteau de lancer caché dans ma manche gauche. Et la photo de Mercy et son dossier sur ma poitrine… Me voilà dans la cave…

Stein Oleson dut baisser la tête en franchissant le seuil et il traversa le hall avec prudence, de crainte de heurter la vieille horloge au balancier de cuivre ou l’un des bibelots fragiles alignés sur les rayons. Il se tint à l’écart du lustre de cristal qui semblait attirer les cornes de son casque viking. Il avait de plus en plus de peine à garder le silence. Au fond de lui, quelque chose grandissait, quelque chose qui avait besoin d’éclater, de gronder, comme un rire gigantesque qui repousserait brutalement tous les autres, comme s’il ouvrait tout à coup la porte d’une fournaise redoutable. Sous son kilt de peau de loup, son sexe s’éveillait. Ses pieds étaient douloureux et son bras raidi par l’envie terrible de brandir sa hache de guerre ou la lance à pointe de vitradur qu’il avait ajoutée à son arsenal. Bientôt ! Bientôt ! Ses entrailles nouées seraient libérées et le feu qui courait dans le torrent de son sang lui donnerait la force du héros. Bientôt sa joie serait assez immense pour l’amener au bord de l’agonie…

C’est avec précaution que Richard Voorhees suivit son ami dans la cave. Ses lourdes bottes de pirate rendaient sa démarche maladroite sur les vieilles marches usées par les siècles. Il commençait à se dire qu’il lui faudrait bientôt les échanger pour les chaussures d’athlétisme infiniment plus confortables qu’il avait mises dans son sac-à-dos. Dès qu’ils auraient franchi la porte, se promit-il, et effectué une petite reconnaissance des lieux. D’abord, parer au plus pratique. Tout le secret de leur succès, se dit-il, résiderait dans une rapide évaluation de la structure du pouvoir local, un contact discret avec les moins fortunés et l’établissement d’une base solide. Dès que la distillerie fonctionnerait (avec Stein, et peut-être Landry, pour les éventuelles bagarres avec les types du coin), il aurait une assise économique sûre et il pourrait se préoccuper d’un rôle politique. A cette idée, il sourit tout en réajustant la ceinture de son sac afin qu’elle ne froisse pas les replis de son pourpoint. Certains de ces anciens écumeurs des mers ne s’étaient-ils pas installés comme des rois dans l’Amérique d’autrefois ? Jean Lafitte, Morgan, et Barbe-Noire lui-même ?… Richard Voorhees ne ferait-il pas un bon Roi de Baratarie ? A cette pensée, il eut un rire sonore, oubliant totalement que son costume n’était pas celui d’un ancien boucanier mais d’un coureur des mers bien différent…

Felice Landry regardait le Conseiller Mishima occupé à manipuler le complexe mécanisme de verrouillage de la cave. La porte s’ouvrit enfin et ils pénétrèrent dans le vieux cellier humide, qui sentait le moisi et l’ozone. Le regard de Felice se posa aussitôt sur la pergola, cette structure bizarre qui était certainement la plus étrange des portes vers la liberté et sa main serra sa nouvelle arbalète contre son armure noire. Elle se mit à trembler, une nausée la gagna et elle lutta de toute sa volonté pour ne pas se laisser aller honteusement devant les autres dans cet ultime moment. Pour la première fois depuis sa prime enfance, ses yeux, dans l’ombre du casque grec, s’emplirent de larmes…

— Comme je vous l’ai déjà expliqué, dit le Conseiller Mishima, vous serez transmis en deux groupes de quatre. Les bagages en extra vous suivront après un intervalle de cinq minutes, aussi soyez prêts à les récupérer dans le champ tau. Maintenant, si les premiers d’entre vous veulent bien se préparer…

Sans émotion, Elizabeth Orme regarda Bryan, Stein, Richard et Felice s’introduire dans la pergola du Temps. Tous, se dit-elle, avaient dressé leurs plans, tous sauf elle. Ils ont leurs buts, touchants, comiques ou déments. Mais moi, je ne veux qu’une chose : dériver dans le monde de l’Exil avec mon ballon rouge, contempler les gens et les bêtes, écouter le vent et l’appel des oiseaux, humer le pollen, les senteurs de résine de la forêt, la fumée des feux dans les prairies. Je ne regagnerai la terre que lorsque je saurai qu’elle est bien réelle et que je le suis aussi. Si jamais nous pouvons —

Des miroirs se mirent en place lorsque Mishima appuya sur un contact. Les quatre voyageurs de la pergola étaient partis. Brusquement, Aiken Drum s’avança, son costume scintillant sous les lumières.

— Bon sang ! Et c’est tout ce qui se passe ? La clarté n’a même pas baissé !

Il étudia attentivement les câblages pareils à des vrilles végétales qui semblaient pousser du sol même de la cave pour aller se perdre au plafond voûté. Mishima, d’un geste, lui intima de ne rien toucher et Aiken acquiesça d’un air rassurant. Mais il fallait qu’il regarde encore. Au seuil du visible, il distinguait des formes mouvantes dans la structure transparente. A chaque intersection, le treillis semblait contenir un point lumineux intense, un grain d’énergie perdu à une distance formidable.

— Combien de temps faut-il pour que les gens aillent d’ici à… là-bas ? demanda-t-il. Ou plutôt de maintenant à là-bas ?

— Théoriquement, la translation est instantanée. Nous ne maintenons le champ pendant plusieurs minutes que pour renforcer la sécurité à l’arrivée. Et je dois dire que jamais, durant les quatre années où l’Administration Humaine a travaillé avec madame Guderian, il n’y a eu le moindre accident.

— Conseiller, dit Aiken, j’aimerais emporter autre chose dans l’Exil. Pouvez-vous me donner un diagramme ou une description de cet appareil ?

Sans un mot, Mishima s’approcha du placard de chêne et y prit une plaque de lecture. Il était évident que certains des voyageurs qui les avaient précédés avaient fait la même demande. Aiken embrassa la plaque d’un air exultant et la glissa d’un geste vif dans une des innombrables poches de sa combinaison.

Mishima, alors, retourna auprès de la console de contrôle et coupa le champ d’énergie. Les miroirs disparurent. La pergola du Temps était maintenant vide.

— Ils ont franchi le seuil. A votre tour de les suivre.

Claude Majewski souleva les vingt kilos de son sac et fut le premier à s’installer à l’intérieur. Pauvre vieillard, se dit-il, tu es complètement fou. Puis il sourit, car il se souvenait soudain d’avoir entendu Ginny dire cela. Mu par une impulsion soudaine, il prit dans son sac la boîte gravée qui venait des montagnes de Pologne. Fille Noire, se dit-il, crois-tu qu’il y ait vraiment un monde du Pliocène au-delà de cette porte ? Peut-être est-ce un piège, après tout. Peut-être allons-nous passer directement dans la mort… Oh, Ginny, viens avec moi… Où que ce soit…

Sœur Anna-Maria Roccaro fut la dernière à se mettre en place. Avec un vague sourire d’excuse, elle se pressa contre Aiken Drum et sentit le contact dur de tous les outils et instruments dont ses poches étaient truffées. Il mesurait presque une tête de moins qu’elle. Il était en fait aussi petit que Felice mais certainement pas aussi vulnérable. Aiken Drum survivrait, se dit-elle. Et peut-être tous… Et à présent, Mère de Dieu, écoute mon ancienne prière : Salve Regina, mater misericordiae ; vita, dulcedo, et spes nostra, salve. Ad te clamamus, exsuies, filii Hevae. Ad te suspiramus, gementes et fientes in hac lacrimarum valle. Eia ergo, advocata nostra, illos tuos miséricordes oculos as nos converte. Et Jesum, benedictum fructum ventris tui, nobis post hoc exilium ostende —

Mishima appuya sur la touche.

Un bref instant de douleur, un éblouissement, les limbes gris. Ils ne respiraient plus, leur cœur ne battait plus. Ils criaient dans le silence. Et puis, soudain, il fit chaud et ils ouvrirent les yeux dans un éblouissement de vert et de bleu. Des mains les agrippèrent, des voix les pressèrent d’avancer, de s’éloigner de la zone scintillante qui occupait l’endroit où s’était trouvée la pergola, de faire encore un ou deux pas, vite, avant que le champ ne s’inverse. Et d’entrer dans l’Exil.

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