L’orage gronda toute la nuit et aucun d’entre nous ne put beaucoup dormir. Notre camp était à un kilomètre du pont et le fracas des vagues nous parvenait comme un rugissement étouffé, presque éteint par le vent hurlant. En imagination, nous entendions les poutres éclater pendant les courtes accalmies.
Le vent tomba vers l’aube, et il devint possible de dormir. Mais pas longtemps car peu après le lever du soleil, la cuisine était en train et on nous servit à déjeuner. Pendant le repas, personne ne parla. Il ne pouvait y avoir qu’un unique sujet de conversation et personne ne désirait l’aborder.
Nous partîmes vers le pont. Nous n’avions parcouru qu’une cinquantaine de mètres quand l’un de nous montra du doigt un morceau de poutre rejeté sur la côte. Sombre présage et, comme nous devions le constater, présage juste. Il ne restait rien du pont, sinon les quatre piles principales, plantées en sol résistant en bordure de l’eau.
Je jetai un coup d’œil à Lerouex, chef des travaux pour cette équipe.
— Il nous faut encore du bois, dit-il. Échanges Norris, prenez trente hommes et commencez à abattre des arbres. J’attendis la réaction de Norris. De tous les hommes de guilde sur les lieux il avait le plus rechigné au travail et s’était longuement et vivement plaint durant les premiers jours. Maintenant, il ne se rebellait plus… nous avions tous passé ce stade. Il fit simplement un signe d’acquiescement, rassembla un groupe et repartit vers le camp pour prendre les outils de bûcheron.
— Alors on recommence, dis-je à Lerouex.
— Naturellement.
— Celui-ci sera-t-il assez solide ?
— Oui, si nous le construisons bien.
Il se détourna pour donner des ordres en vue de dégager l’emplacement. À l’arrière-plan, les vagues encore énormes après la tempête venaient se briser contre la côte.
On travailla tout le jour et au soir, l’emplacement était net. Norris et ses hommes avaient apporté quatorze troncs d’arbres. Le lendemain, nous pourrions recommencer à bâtir.
Dans la soirée, j’allai trouver Lerouex. Il était assis sous la tente, paraissant examiner ses plans pour le pont, mais en réalité son regard était vide.
Il ne parut pas satisfait de me voir, mais nous étions les deux « anciens » sur le chantier et il savait que je ne venais pas sans raison sérieuse. Nous avions maintenant le même âge – en gros – car la nature de mon travail dans le nord m’avait fait passer de nombreuses années de temps subjectif. Il existait entre nous une gêne du fait qu’il était le père de mon ex-épouse et que nous étions devenus des contemporains. Nous n’avions ni l’un ni l’autre jamais fait allusion à l’affaire. Victoria elle-même n’avait guère que quelques kilomètres de plus que lors de notre mariage et le fossé entre nous était à présent si large que même nos souvenirs communs s’étaient perdus à jamais.
— Je sais ce que vous venez me dire, déclara-t-il. Que nous ne réussirons jamais à construire ce pont.
— Ce sera pour le moins difficile.
— Non. Impossible. C’est ça que vous voulez dire.
— Qu’en pensez-vous ?
— Je suis censé construire des ponts, Helward, et non penser.
— Boniment ! Et vous le savez !
— Bon. Mais quand il faut un pont, je le bâtis. Je ne pose pas de questions.
— Jusqu’à présent, vous aviez toujours une rive opposée.
— Cela ne change rien. Nous pouvons établir un pont flottant.
— Et quand nous serons au milieu du fleuve, où prendrons-nous le bois ? (Je m’assis en face de lui sans qu’il m’y eût invité.) D’ailleurs, vous avez fait erreur. Je ne suis pas venu vous voir à ce sujet.
— Alors ?
— La rive opposée… où est-elle ?
— Quelque part par là.
— Où ?
— Je l’ignore.
— Comment pouvez-vous savoir qu’il y en a une ?
— Il le faut.
— Alors, pourquoi ne la voyons-nous pas ? Nous nous éloignons de la rive à quelques degrés de la perpendiculaire, mais même ainsi, nous devrions la voir. La déviation…
— Est concave. Je sais. Croyez-vous que je n’y aie pas réfléchi ? En théorie nous sommes capables de voir jusqu’à l’infini. Mais la vapeur atmosphérique ? Même par une claire journée, quarante à cinquante kilomètres sont un maximum pour voir avec précision.
— Vous allez construire un pont de quarante kilomètres de long ?
— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Je crois que tout ira bien. Pourquoi m’obstinerais-je, autrement ?
Je secouai la tête :
— Je ne vois pas.
— Savez-vous qu’on va me nommer Navigateur ? reprit-il. La dernière fois que je suis allé à la ville, il y a eu une longue conférence. Le sentiment général est que ces eaux pourraient n’être pas aussi larges qu’il le paraît. Rappelez-vous qu’au nord de l’optimum, les dimensions subissent une distorsion linéaire vers le nord, comme vers le sud. Il est évident que nous nous trouvons devant une traversée de grande longueur, mais la raison veut qu’il y ait un autre bord. Les Navigateurs estiment que lorsque le mouvement du sol aura entraîné notre point de franchissement jusqu’à l’optimum, nous devrions distinguer la rive opposée. D’accord, le bras d’eau sera peut-être encore trop large pour être franchi en toute sûreté… mais nous n’avons pas autre chose à faire qu’à attendre. Plus loin au sud nous entraîne le sol, plus le fleuve sera étroit. Il deviendra alors possible de bâtir un pont.
— C’est un risque fantastique, protestai-je. La force centrifuge pourrait…
— Je sais.
— Et que se passera-t-il si la rive opposée ne nous apparaît pas ?
— Il le faut, Helward.
— Vous savez bien qu’il existe une autre possibilité.
— J’ai entendu ce que racontent les hommes. Nous pourrions abandonner la ville et construire un navire. Jamais je n’approuverai une telle solution.
— Par fierté de guilde ?
— Non. (Il rougit.) Pour des raisons pratiques. Nous ne sommes pas en mesure de construire un vaisseau assez grand et assez sûr.
— Nous rencontrons les mêmes difficultés pour le pont.
— Je sais… mais nous connaissons les ponts. Qui dans la ville saurait concevoir un navire ? De toute façon, nos fautes nous sont un enseignement. Il nous suffit de continuer à construire jusqu’à ce que le pont soit assez solide.
— Et le temps fuit.
— À combien sommes-nous au nord de l’optimum ?
— Moins de vingt kilomètres.
— C’est-à-dire cent vingt jours du temps de la cité. Combien de temps avons-nous ici ?
— Subjectivement, environ deux fois autant.
— C’est amplement suffisant.
Je me levai et me dirigeai vers la sortie. Je n’étais nullement convaincu.
— À propos, dis-je encore. Mes félicitations pour votre nomination au rang de Navigateur.
— Je vous remercie. Au fait, votre nom a été également avancé.
Quelques jours plus tard, une nouvelle équipe vint nous relever, Lerouex et moi, et nous partîmes pour la ville. Le pont réparé était en bonne voie et l’humeur était à l’optimisme. Nous avions maintenant une plate-forme de dix mètres de long pour les poseurs de rails.
Les chevaux étant utilisés par les bûcherons, Lerouex et moi devions aller à pied. À l’intérieur, en retrait des eaux, le vent tomba et la température monta.
Nous avions couvert une certaine distance quand je demandai à Lerouex :
— Comment va Victoria ?
— Bien.
— Je ne la vois plus guère.
— Moi non plus.
Je décidai de ne pas en dire plus. Il était évident que le sujet l’embarrassait. Pendant les quelques derniers kilomètres, la nouvelle de la dangereuse traversée en perspective s’était inévitablement répandue parmi l’ensemble des citadins – chez les Terminateurs en particulier, dont Victoria était à présent un des meneurs. Ils formaient une faction particulièrement bruyante dans l’opposition. Ils prétendaient avoir de leur côté quatre-vingts pour cent des citoyens ordinaires et réclamaient plus fort que jamais l’arrêt de la cité. Depuis quelque temps, il m’avait été impossible d’assister aux réunions des Navigateurs, mais je croyais savoir que ce problème les inquiétait. Rompant encore une fois avec la tradition, ils avaient entrepris une deuxième campagne d’instruction des citadins concernant la véritable nature du monde, mais leurs explications plutôt obscures et abstraites n’avaient pas l’attrait élémentaire des slogans Terminateurs.
Ces derniers avaient déjà remporté une victoire psychologique. La majeure partie de la main-d’œuvre étant occupée à la construction du pont, la pose des voies incombait à une seule équipe et bien qu’elle fût en mouvement continu, la cité avait été dans l’obligation de ralentir. Elle se trouvait pour le moment à un kilomètre en arrière de l’optimum. La milice avait fait avorter une tentative des Terminateurs pour couper les câbles. Mais ce n’était pas de première importance. Le vrai danger, celui dont les Navigateurs avaient pleine conscience, c’était l’effritement du pouvoir politique traditionnel au sein de la ville.
Victoria, ainsi que les autres Terminateurs déclarés, accomplissaient encore nominalement des travaux d’intérêt général, mais il fallait peut-être voir l’indice de leur influence dans le retard pris par diverses tâches routinières. Officiellement, les Navigateurs attribuaient cela à la quantité inusitée d’hommes employés à la construction du pont, mais ils ne devaient pas être nombreux à s’illusionner sur les causes réelles.
Dans le milieu des guildes, la résolution restait unanime. On se plaignait souvent, on était en désaccord avec certaines décisions, mais dans l’ensemble on convenait qu’il fallait bâtir ce pont. Immobiliser la ville était impensable.
— Allez-vous accepter les fonctions de Navigateur ? demandai-je à Lerouex.
— Je crois. Je ne désire pas prendre ma retraite, mais…
— La retraite ? Il n’en est pas question.
— Devenir Navigateur signifie ne plus prendre une part active aux travaux de la guilde. Le Conseil croit qu’en faisant venir en son sein des hommes qui ont exercé une activité au-dehors, il acquerra davantage d’influence. Et à ce propos, c’est pour cela qu’ils voudraient vous avoir au Conseil.
— Mon travail, c’est dans le nord, répondis-je.
— Le mien également. Mais nous arrivons à un âge…
— Vous ne devriez pas songer à la retraite. Vous êtes le meilleur constructeur de ponts de la ville.
— On le dit. Personne n’a manqué de tact au point de remarquer que mes trois derniers ponts étaient ratés.
— Vous parlez de ceux qui ont été endommagés à ce nouveau point de franchissement ?
— Oui. Et celui que l’on commence sera emporté à la prochaine tempête.
— Vous disiez vous-même…
— Helward, je ne suis plus l’homme qu’il faut pour construire ce pont. Il y faut un sang neuf. Une nouvelle conception. Peut-être un navire serait-il la solution.
Je comprenais ce que cet aveu signifiait pour lui. La guilde des Bâtisseurs de Ponts était la plus fière de la ville. Jamais encore un pont n’avait été manqué.
Nous poursuivîmes notre chemin.
J’étais à peine arrivé en ville que l’impatience me prit de retourner dans le nord. L’atmosphère qui régnait me déplaisait – on eût dit que les gens avaient remplacé l’ancien système de maintien du secret des guildes par un aveuglement volontaire devant la réalité. On lisait partout les slogans des Terminateurs et les couloirs étaient jonchés de tracts imprimés. Les habitants parlaient du pont avec frayeur. Les hommes d’équipe venus au repos racontaient que l’on construisait un pont en direction d’une côte invisible. Des rumeurs, sans doute propagées par les Terminateurs, prétendaient que les hommes mouraient par douzaines et que les tooks avaient repris leurs attaques.
Dans la Salle des Futurs, j’allai voir Clausewitz, devenu lui aussi Navigateur. Il me remit une lettre officielle du Conseil, nommant un parrain (Clausewitz) et un témoin (McMahon), me demandant de me joindre aux Navigateurs.
— Désolé, dis-je, mais je ne peux accepter.
— Nous avons besoin de vous, Helward. Vous êtes l’un de nos hommes les plus expérimentés.
— Peut-être. Mais on a besoin de moi pour le pont.
— Vous accompliriez du travail plus utile ici.
— Je ne le pense pas.
Clausewitz m’entraîna à l’écart pour me parler confidentiellement.
— Le Conseil organise un groupe de travail pour s’occuper des Terminateurs. Nous désirons que vous en fassiez partie.
— Comment voulez-vous vous en occuper ? En les faisant taire ?
— Non… nous devrons adopter un compromis, lis souhaitent abandonner définitivement la ville. Nous allons faire la moitié du chemin… et abandonner le pont.
Je n’en croyais pas mes oreilles.
— Je ne peux pas me ranger à cette idée, protestai-je.
— Nous allons construire un navire à la place. Pas très grand, pas aussi compliqué que la ville, et de loin. Mais juste assez grand pour nous transporter tous de l’autre côté. Ensuite nous reconstruirons la ville. Je lui rendis la lettre et me détournai.
— Non, dis-je. Et c’est mon dernier mot.
Je me préparai à quitter immédiatement la ville, décidé à retourner dans le nord pour procéder à une nouvelle étude de notre problème. D’autres topographes avaient confirmé que nous avions bien affaire à une rivière, ou plutôt un fleuve. Les rives ne se rejoignaient pas en un cercle ; il ne s’agissait pas d’un lac. Les lacs peuvent être contournés ; les rivières, il faut les franchir. Je me rappelais la seule observation optimiste de Lerouex : la rive opposée deviendrait peut-être visible quand le fleuve approcherait de l’optimum. Il me restait un ultime espoir. Si je parvenais à découvrir cette rive opposée, il n’y aurait plus aucun argument contre le pont.
Je marchais par la ville, me rendant compte que mes paroles et mes intentions m’engageaient concrètement. Je m’étais prononcé en faveur du pont, m’aliénant par là même l’instrument de sa réalisation : le Conseil. En un certain sens, j’étais livré à moi-même, à tous les niveaux. Si l’on envisageait un compromis avec les Terminateurs, je devrais tôt ou tard m’y ranger, mais pour le moment, la seule réalité concrète, c’était le pont, si improbable que fût sa construction.
Je me souvenais de ce que Blayne m’avait dit une fois. Il m’avait dépeint la cité comme une société fanatique, et j’avais mis en doute ses affirmations. Il prétendait que l’une des définitions du fanatique, c’était un homme qui continuait à lutter envers et contre tout, même une fois tout espoir perdu. La ville luttait envers et contre tout depuis l’époque de Destaine… Elle avait derrière elle onze mille kilomètres d’histoire écrite, et jamais elle n’avait triomphé facilement. Blayne avait affirmé qu’il était impossible à l’humanité de survivre dans ce milieu et pourtant la cité existait toujours.
Peut-être étais-je l’héritier de ce fanatisme, car j’avais maintenant l’impression d’être le seul à conserver le sens de la nécessité de survie de la ville. À mes yeux, la construction du pont la matérialisait, si désespérée que pût paraître la tâche.
Je rencontrai Gelman Jase dans un couloir. Il était à présent plus jeune que moi de bien des kilomètres subjectifs, parce qu’il ne s’était rendu que rarement dans le nord.
— Où vas-tu ? me demanda-t-il.
— Dans le nord. La ville n’a rien à m’offrir pour le moment.
— Tu ne vas donc pas à la réunion ?
— Laquelle ?
— Celle des Terminateurs.
— Tu y vas ?
Ma voix devait trahir ma désapprobation, car il était sur la défensive en me répondant :
— Oui. Pourquoi pas ? C’est la première fois qu’ils s’expriment ouvertement.
— Es-tu de leur avis ?
— Non, mais je tiens à savoir ce qu’ils ont à dire.
— Et s’ils te persuadent ?
— C’est peu probable.
— Alors pourquoi y aller ?
— As-tu donc l’esprit complètement fermé, Helward ? me demanda Jase.
J’allais protester, mais je me tus. C’était exact.
— Ne crois-tu pas à la possibilité d’autres points de vue ? insista Jase.
— Si. Mais il n’y a pas à discuter de la question du pont. Ils sont dans l’erreur et tu le sais aussi bien que moi.
— Le fait qu’un homme se trompe ne signifie pas qu’il soit idiot.
— Gelman, tu es descendu dans le passé. Tu sais ce qui s’y produit. Tu sais que la ville y serait entraînée par le mouvement du terrain. Il n’y a donc aucun doute sur la décision à prendre.
— Je sais. Mais ils ont l’appui du fort pourcentage de la population. Nous devons, les écouter.
— Ce sont les ennemis de la sécurité de la ville.
— D’accord… mais pour vaincre l’ennemi, on doit d’abord le connaître. Je vais à leur réunion parce qu’ils vont pour la première fois exposer leurs idées en public. Je veux savoir devant quoi je me trouve. Si nous devons traverser sur ce pont, ce sont les gens comme moi qui en auront la responsabilité. Si les Terminateurs ont une solution de remplacement, je veux les entendre. Sinon, je veux en être informé.
— Je vais dans le nord, dis-je.
Jase secoua la tête. On discuta encore un peu, puis on se rendit à la réunion.
Les travaux de reconstruction de la crèche avaient été interrompus depuis des kilomètres. Les décombres avaient été déblayés, laissant à nu la vaste base métallique de la ville, ouverte sur la campagne, de trois côtés. À la partie nord de cette zone, devant la masse de la ville, on avait effectué quelques réparations et les façades de bois constituaient un fond convenable pour les orateurs qui se plaçaient sur une petite estrade pour haranguer la foule.
Quand j’arrivai avec Jase, à la sortie du dernier bâtiment, pour m’engager sur l’espace libre, une foule considérable était déjà amassée. Je fus surpris de son importance, car la population résidente se trouvait fort réduite, du fait du grand nombre d’hommes recrutés pour travailler au pont. À première vue, il me parut y avoir trois ou quatre cents personnes autour de l’estrade.
Un orateur – en qui je reconnus un des synthétistes alimentaires – avait déjà entamé son discours et l’assistance écoutait assez passivement. L’essentiel de l’allocution consistait en une description du pays que traversait en ce moment la ville.
— Le sol est riche et il y a de fortes probabilités que nous puissions cultiver nos propres produits. Il y a de l’eau en abondance, aussi bien ici que plus au nord. (Des rires.) Le climat est agréable. Les indigènes ne sont pas hostiles, et il n’est nullement nécessaire que nous en fassions des ennemis…
Après quelques minutes, il descendit de l’estrade parmi les applaudissements. Sans préambule, l’orateur suivant s’avança… c’était Victoria.
— Peuple de la cité, nous voici devant une nouvelle crise amenée sur nous par le Conseil des Navigateurs. Depuis des milliers de kilomètres, nous voyageons à travers ce pays ; nous accomplissons les actes les plus inhumains pour nous maintenir en vie. Notre façon de rester vivants, c’est de nous déplacer vers le nord. Derrière nous… (Elle agita le bras pour désigner la vaste étendue des terres au sud de l’estrade.)… s’est écoulée toute cette période de notre existence. Devant nous, il paraît qu’il y a un fleuve. Un fleuve que nous devons traverser pour continuer à survivre en sécurité. Mais ce qu’il y a de l’autre côté de ce fleuve, ils ne nous le disent pas, parce qu’ils l’ignorent…
Victoria parla longtemps et j’avoue que, dès ses premiers mots, j’avais eu un préjugé défavorable envers elle. Je ne voyais dans ses propos que basse rhétorique, mais cela plaisait à la foule. Sans doute n’étais-je pas aussi indifférent que je le pensais car lorsqu’elle fit le tableau de la construction du pont et accusa l’entreprise d’avoir causé la mort de bien des hommes, je m’avançai pour protester. Jase me retint par le bras.
— Helward… n’y va pas.
— Elle dit des idioties, fis-je.
Mais déjà dans la foule quelques voix s’élevaient pour déclarer qu’elle se contentait de propager des rumeurs. Victoria le reconnut de bonne grâce, mais ajouta qu’il se passait sûrement à l’emplacement du pont des choses dont le public n’était pas informé et cette allusion fut assez bien accueillie.
Victoria mit à son discours une conclusion inattendue.
— Je dis que non seulement ce pont n’est pas indispensable, mais aussi qu’il est dangereux. Et ici, j’ai l’avis d’un expert. Comme beaucoup d’entre vous le savent déjà, mon père est le Chef de la Guilde des Bâtisseurs de Ponts. C’est lui qui a dressé les plans du pont. Je vous prie maintenant d’écouter ce qu’il a à vous dire.
— Mon Dieu… elle ne peut pas faire une chose pareille, murmurai-je.
— Lerouex n’est pas un Terminateur, objecta Jase.
— Je sais bien. Mais il a perdu la foi.
Le Pontonnier Lerouex était déjà sur l’estrade. Debout près de sa fille, il attendait la fin des applaudissements. Il ne regardait pas la foule, mais le plancher. Il paraissait fatigué, vieux, défait.
— Allons-nous-en, Jase ! Je ne supporterai pas de le voir s’humilier.
Jase m’adressa un regard indécis. Lerouex s’apprêtait à prendre la parole.
Je bousculai la foule, préférant m’éloigner avant de l’entendre. J’avais appris à le respecter et je ne voulais pas être présent à son effondrement.
Je m’arrêtai de nouveau quelques mètres plus loin. J’avais reconnu quelqu’un d’autre, debout derrière Victoria et son père. Un bref instant, je ne retrouvai ni le nom ni le visage de cette personne… puis les deux me revinrent à la fois. C’était Elisabeth Khan.
Je fus saisi de la revoir ainsi. Elle était partie depuis bien des kilomètres… au moins dix-huit, en temps de la cité, et beaucoup plus longtemps dans mon propre temps subjectif. Après son départ, je m’étais efforcé de l’oublier.
Lerouex avait commencé son discours. Il parlait bas et sa voix ne portait pas.
J’examinai Elisabeth. Je savais pourquoi elle était là. Elle prendrait la parole quand Lerouex aurait fini de s’humilier. Je savais déjà ce qu’elle dirait.
Je repartis vers l’estrade, mais une fois encore Jase me retint par le bras.
— Que vas-tu faire ? me demanda-t-il.
— Cette fille… je la connais. Elle vient de l’extérieur. Nous ne devons pas la laisser parler.
Autour de nous, les gens nous demandaient de faire silence. Je tentai de me dégager, mais Jase resta ferme.
Des applaudissements éclatèrent soudain et je me rendis compte que Lerouex avait fini de parler.
— Écoute, dis-je à Jase, il faut que tu m’aides. Tu ne sais pas qui est cette fille.
Du coin de l’œil je vis que Blayne arrivait vers nous.
— Helward… vous avez vu qui est ici ?
— Blayne, au nom du ciel, aidez-moi…
Je me débattis de nouveau et Jase lutta pour me maintenir. Blayne me saisit vivement l’autre bras. À eux deux, ils m’entraînèrent à l’écart de la foule.
— Écoute à ton tour, Helward, reste ici et écoute-la, me dit Jase.
— Je sais ce qu’elle va dire…
— Alors laisse les autres l’écouter.
Victoria s’avança au bord de la plate-forme.
— Gens de la cité, vous avez encore une personne à entendre. Beaucoup d’entre vous ne la connaissent pas car elle n’est pas d’ici. Mais ce qu’elle a à dire est de la plus haute importance et, quand elle aura terminé, il ne subsistera plus dans vos esprits le moindre doute quant à ce que nous devons faire.
Elle leva la main et Elisabeth s’avança sur l’estrade.
Elisabeth parlait doucement mais sa voix portait bien.
— Je suis inconnue de la plupart d’entre vous, dit-elle, parce que je ne suis pas née comme vous entre les murs de la cité. Toutefois, vous et moi appartenons à la même espèce : nous sommes des humains et nous sommes sur une planète appelée Terre. Vous survivez dans cette ville depuis près de deux cents ans, ou onze mille kilomètres selon votre propre chronologie. Vous avez vu autour de vous un monde plongé dans l’anarchie et la ruine. Les gens sont ignorants, sans éducation, accablés de pauvreté. Mais tous les peuples de ce monde ne sont pas réduits à cet état. Je suis originaire d’Angleterre, un pays où nous commençons à remettre sur pied une sorte de civilisation. Il existe aussi d’autres pays, plus grands et plus puissants que l’Angleterre. Donc votre existence stable et organisée n’est pas seule en son genre.
Elle s’interrompit pour juger des réactions du public. Rien que le silence.
— J’ai découvert votre ville par hasard et j’ai vécu un temps dans votre section des Transferts. (Cette fois, il y eut réaction de surprise.) J’ai causé avec certains d’entre vous et je sais comment vous vivez. Après avoir quitté votre ville, je suis retournée en Angleterre. J’y ai passé près de six mois en m’efforçant d’apprendre l’histoire de votre cité et de la comprendre. J’en sais beaucoup plus à présent que lors de ma première visite.
Elle se tut de nouveau. Dans la foule, un homme cria :
— L’Angleterre est sur la Terre !
Elisabeth ne répondit pas. Mais elle dit :
— J’ai une question à vous poser. Y a-t-il ici quelqu’un qui soit responsable des machines de la ville ?
Après un bref silence, Jase déclara :
— Je suis membre de la guilde de la Traction.
Les têtes se tournèrent vers nous.
— Alors vous pouvez me dire comment sont alimentées les machines ?
— Par un réacteur nucléaire.
— Décrivez-moi le moyen d’y injecter le carburant.
Jase me lâcha et se porta de côté. Je sentis la prise de Blayne se relâcher également et j’aurais pu leur échapper. Mais comme tous les autres, j’étais intrigué par cette étrange question.
— Je ne sais pas, dit Jase. Je ne l’ai jamais vu faire.
— Alors, avant de pouvoir immobiliser la cité, il vous faudra le découvrir.
Elisabeth recula et échangea quelques mots à voix basse avec Victoria. Un instant après, elle s’avança de nouveau.
— Votre réacteur n’en est pas un. À leur insu, ceux que vous appelez les membres de la Traction vous ont induits en erreur. Le réacteur ne fonctionne pas et n’a plus fonctionné depuis des milliers de kilomètres.
— Alors ? demande Blayne à Jase.
— Elle dit des idioties.
— Sais-tu ce qui l’alimente ?
— Non, souffla Jase. (Mais beaucoup parmi ceux qui nous entouraient tendaient l’oreille.) Notre guilde croit qu’il continuera à fonctionner indéfiniment sans que l’on s’en occupe.
— Votre réacteur n’en est pas un, répéta Elisabeth.
J’intervins :
— Ne l’écoutez pas. Le fait que nous ayons de l’électricité – du courant – signifie que le réacteur est en fonctionnement…
De l’estrade, Elisabeth lança :
— Écoutez-moi…
Elle se mit à nous raconter l’histoire de Destaine. J’écoutai tout comme les autres. Francis Destaine était un physicien qui vivait et travaillait en Angleterre, sur la planète Terre. C’était une époque où la Terre souffrait d’une pénurie terrible de courant électrique. Elisabeth en énuméra les raisons, qui découlaient avant tout du fait que les carburants fossiles étaient brûlés pour produire de la chaleur, convertie ensuite en énergie. Quand les gisements de carburants seraient épuisés, il n’y aurait plus d’énergie.
Selon Elisabeth, Destaine prétendait avoir découvert un moyen de produire de l’énergie en quantités apparemment illimitées, sans utiliser de carburant d’aucune sorte. La plupart des savants avaient jeté le discrédit sur ses travaux. Et avec le temps l’énergie extraite des carburants fossiles s’était épuisée et la planète Terre avait alors traversé une longue période connue sous le nom de la Catastrophe. Celle-ci avait mis fin à la civilisation hautement technologique qui avait dominé la Terre.
Elisabeth dit encore que les peuples de la Terre commençaient maintenant à reconstruire leur monde et que les travaux de Destaine y jouaient un rôle important. Son procédé, tel que décrit au début, était rudimentaire et dangereux, mais une formule plus évoluée, trouvée par la suite, s’était révélée pratique et son application avait été couronnée de succès.
— Mais qu’est-ce que tout cela peut nous faire quand il s’agit d’immobiliser la ville ? cria quelqu’un.
— Écoutez, répondit Elisabeth.
Destaine avait inventé un générateur qui créait un champ artificiel d’énergie, lequel, à proximité d’un autre champ analogue, déterminait un écoulement d’électricité. Les premiers opposants avaient fondé leurs critiques sur le fait que cette invention n’avait aucune utilité pratique, puisque les deux générateurs consommaient plus d’électricité qu’ils n’en produisaient. Au début, Destaine n’avait pas trouvé d’appuis financiers ni de soutien intellectuel pour ses travaux. Même lorsqu’il prétendit avoir découvert un champ naturel – une fenêtre de translatération, comme il l’appelait – et être ainsi en mesure de produire son courant sans l’aide d’un second générateur, on n’y prêta aucune attention.
Il déclarait que cette fenêtre naturelle d’énergie en puissance se déplaçait lentement à la surface de la Terre, suivant une ligne qu’Elisabeth qualifia de grand cercle.
Destaine avait fini par trouver assez d’argent chez des financiers privés pour construire une station mobile de recherches. Avec un important groupe d’assistants qu’il avait embauchés, il était parti pour la province du Kouan-Toung dans le sud de la Chine, où, prétendait-il, existait la fenêtre naturelle de translatération.
— Et depuis, dit Elisabeth, on n’entendit jamais plus parler de Destaine.
Elisabeth répéta que nous étions sur la planète Terre et que nous ne l’avions jamais quittée… que la perception que nous en avions était déformée par le générateur de translatération qui, s’alimentant lui-même tant qu’il fonctionnait, continuait à produire le champ magnétique qui nous entourait.
Elle dit encore que Destaine n’avait pas tenu compte des effets secondaires dont l’avaient averti d’autres savants… par exemple que le champ de force pourrait modifier de façon permanente la perception et avoir ensuite des conséquences génétiques héréditaires.
Elle affirma que la fenêtre de translatération existait toujours sur la Terre et que bien d’autres avaient été découvertes.
Elle dit que celle trouvée par Destaine en Chine alimentait encore notre propre générateur.
Que, le long du grand cercle, elle avait traversé l’Asie et l’Europe. Que nous nous trouvions maintenant au bord extrême de l’Europe et que devant nous s’étendait un océan large de plusieurs milliers de kilomètres.
Elle dit encore… et les gens l’écoutaient…
Elle acheva son discours. Jase fendit la foule lentement pour s’approcher d’elle.
Je retournai vers la porte d’accès au reste de la ville. Je passai à quelques pas de l’estrade et Elisabeth m’aperçut.
Elle m’appela :
— Helward !
Je ne bronchai pas et me frayai un passage dans la foule vers l’intérieur de la ville. Je descendis un étage, pris le passage sombre sous la structure et émergeai de nouveau à la lumière du jour.
Je pris la direction du nord, marchant entre les voies et les câbles.
Une demi-heure après, j’entendis les pas d’un cheval et je me retournai. Elisabeth arriva à ma hauteur.
— Où allez-vous ? me demanda-t-elle.
— Je retourne au pont.
— Mais non. C’est inutile. La guilde de la Traction a débranché le générateur de champ.
Je lui désignai le soleil :
— Et ceci est maintenant une sphère ?
— Oui.
Je poursuivis mon chemin.
Elisabeth me répéta ce qu’elle m’avait déjà dit. Elle me supplia d’entendre raison. Elle insista, prétendant sans cesse que seule ma perception du monde était inexacte. Je gardai le silence.
Elle n’était pas descendue dans le passé. Elle ne s’était jamais éloignée de la ville que de quelques kilomètres au nord ou au sud. Elle n’avait pas été avec moi quand j’avais constaté les réalités de ce monde.
Était-ce ma seule perception qui avait changé les proportions physiques de Rosario et de Caterina ? Nos corps s’étaient noués dans l’étreinte sexuelle… je connaissais les effets réels de cette perception. Était-ce la perception du bébé qui lui avait fait rejeter le lait de Rosario ? Était-ce encore ma seule façon de percevoir qui avait fait craquer les vêtements des femmes alors que leurs corps se déformaient en dessous ?
— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit avant ce que vous venez de révéler dans la ville ? lui demandai-je.
— Parce qu’alors je ne le savais pas. Il fallait que je retourne en Angleterre. Et voulez-vous que je vous dise ? Personne en Angleterre n’était intéressé. J’ai cherché quelqu’un, n’importe qui, pour s’intéresser à vous et à votre ville… mais personne ne s’en souciait. Il se passe des tas de choses dans ce monde… des changements importants et passionnants interviennent. Personne ne veut entendre parler de la cité et de son peuple.
— Vous êtes pourtant revenue, dis-je.
— J’avais vu votre ville de mes propres yeux. Je savais ce que vous envisagiez, vous et les autres. Il fallait bien que je me renseigne sur Destaine… que quelqu’un m’explique ce qu’est la translatération. Maintenant, elle fait partie de la technologie la plus quotidienne, la plus morne, mais j’ignorais comment elle fonctionnait.
— C’est assez évident.
— Que voulez-vous dire ?
— Si le générateur est débranché, comme vous le prétendez, alors il n’y a plus de problème. Il me suffit de regarder le soleil et de me répéter que c’est une sphère, même s’il ressemble à tout autre chose.
— Mais ce n’est que votre manière de percevoir, dit-elle.
— Et je perçois que vous êtes dans l’erreur. Je sais ce que je vois.
— Mais non !
Quelques minutes après, une foule d’hommes nous croisa, allant au sud vers la ville. La plupart d’entre eux portaient les quelques effets qu’ils avaient pris avec eux à l’emplacement du pont. Aucun d’eux ne nous salua.
J’allongeai le pas, m’efforçant de semer Elisabeth. Elle me suivit, menant sa monture par la bride.
Le chantier était désert. J’allai jusqu’au pont. Au-dessous de moi, l’eau était calme et claire, bien que de petites vagues vinssent encore se briser sur la rive derrière moi.
Je me retournai. Elisabeth se tenait au bord de l’eau et m’observait. Je la regardai quelques secondes, puis je me baissai pour ôter mes bottes. Je m’éloignai d’elle, jusqu’au bout du pont.
Je contemplai le soleil. Il plongeait vers l’horizon au nord-est. Il était beau à sa manière. Une forme gracieuse et énigmatique, beaucoup plus plaisante du point de vue esthétique qu’une simple sphère. Mon seul regret était de n’avoir jamais réussi à le dessiner correctement.
Je plongeai du pont, la tête la première. L’eau était froide, mais ce n’était pas désagréable. Dès que j’eus refait surface, une vague me repoussa contre la pile de pont la plus proche et je m’en écartai d’un battement de pieds. À grands coups réguliers, je nageai vers le nord.
J’étais curieux de savoir si Elisabeth me suivait toujours des yeux. Je me tournai sur le dos pour faire la planche. Elle s’était éloignée de la crête et avançait maintenant lentement, à cheval, sur la surface inégale du pont. Quand elle arriva à l’extrémité, elle fit halte.
Je continuai à me maintenir sur l’eau, à petits coups, pour voir si elle m’adresserait un signe. Bien campée sur sa selle, elle regardait dans ma direction.
Le soleil la baignait d’une chaude lumière jaune, en contraste brutal avec le fond de ciel bleu profond derrière elle.
Je me retournai vers le nord. Le soleil se couchait. Déjà, la plus grande partie de son disque énorme avait disparu. J’attendis que son clocher supérieur eût glissé au-dessous de l’horizon. Et quand la nuit tomba, je regagnai la plage à la nage à travers les vagues.