PREMIÈRE PARTIE

1

J’avais atteint l’âge de mille kilomètres. De l’autre côté de la porte, les membres de la guilde s’assemblaient pour la cérémonie qui ferait de moi un apprenti. Moment d’impatience et d’appréhension, concentration sur quelques minutes de toute ma vie jusqu’alors.

Mon père était membre d’une guilde et je n’avais jamais connu sa vie que d’une certaine distance – je la jugeais passionnante, chargée de sens, de cérémonial et de responsabilités. Il ne me parlait jamais de son existence ni de son travail, mais son uniforme, son allure lointaine et ses fréquentes absences de la ville sous-entendaient qu’il se consacrait à des activités de la plus haute importance.

Dans quelques minutes, la perspective d’une vie semblable s’ouvrirait devant moi. C’était un honneur et une prise de responsabilités, aussi nul jeune garçon grandi entre les murs trop étroits de la crèche ne pouvait échapper à l’émotion que suscitait cette importante étape.

La crèche même occupait un petit bâtiment, exactement au sud de la cité. Elle était presque entièrement enclose de murs : un terrier complexe de couloirs, de chambres et de salles. Impossible d’accéder au reste de la ville sinon par une unique porte, fermée en temps normal ; nous ne pouvions prendre d’exercice que dans le petit gymnase et dans la minuscule cour à ciel ouvert, entourée de hautes murailles sur les quatre côtés.

Comme les autres enfants, on m’avait confié aux bons soins des administrateurs de la crèche peu après ma naissance et je ne connaissais pas d’autre monde. Je n’avais nul souvenir de ma mère, qui avait quitté la ville peu après m’avoir donné le jour.

Si mon expérience était empreinte de monotonie, elle n’avait du moins pas été malheureuse. Je m’étais fait quelques bons amis, et l’un d’eux – un jeune garçon de quelques kilomètres plus âgé que moi, Gelman Jase – était devenu apprenti membre de la guilde peu de temps avant moi. J’étais impatient de revoir Jase. Je ne l’avais rencontré qu’une fois depuis qu’il avait atteint l’âge de la majorité, quand il était revenu pour une courte visite à la crèche, et déjà il copiait l’attitude un peu affairée des membres. Je n’avais rien appris de lui. Maintenant que j’allais à mon tour devenir apprenti, il me semblait qu’il aurait bien des choses à me raconter.

L’administrateur revint dans l’antichambre où je me tenais.

— Ils sont prêts, me dit-il. Vous rappelez-vous bien ce que vous avez à faire ?

— Oui.

— Alors, bonne chance.

Je m’aperçus que je tremblais et que j’avais les mains moites. L’administrateur qui m’avait amené de la crèche le matin même me sourit d’un air encourageant. Il croyait comprendre les affres par lesquelles je passais, mais en réalité il n’en devinait pas la moitié.

Après la cérémonie de la guilde, bien des nouveautés m’attendaient encore. Mon père m’avait annoncé ses arrangements pour mon mariage. J’avais accueilli la nouvelle avec calme parce que je savais que les membres des guildes devaient se marier tôt et que je connaissais déjà la jeune fille choisie. Elle s’appelait Victoria Lerouex et nous avions grandi ensemble à la crèche. Je ne l’avais guère fréquentée – il n’y avait pas beaucoup de filles dans la crèche et elles avaient tendance à rester entre elles, en un petit groupe fermé – mais nous n’étions pas tout à fait des étrangers l’un pour l’autre. Malgré cela, l’idée de mariage était neuve pour moi et je n’avais guère eu le temps de m’y préparer.

L’administrateur consulta la pendule :

— Eh bien, Helward, c’est l’heure.

Nous échangeâmes une brève poignée de main et il ouvrit la porte. Il entra dans la grande salle, laissant la porte ouverte. Par l’embrasure, je distinguai plusieurs membres de la guilde, debout sur le plancher. Les plafonniers étaient allumés.

L’administrateur s’immobilisa à peu de distance du seuil.

— Monseigneur Navigateur, je demande audience.

— Déclinez votre identité. (Une voix lointaine. De ma position dans l’antichambre je ne voyais pas la personne qui parlait.)

— Je suis l’administrateur intérieur Bruch. Sur l’ordre de l’administrateur-en-chef, j’ai convoqué le nommé Helward Mann, qui désire entrer en apprentissage dans une guilde du premier ordre.

— Je vous reconnais, Bruch. Vous pouvez introduire l’apprenti.

Bruch se tourna vers moi, conformément à nos répétitions. Je m’avançai dans la salle. Au centre du plancher se dressait une petite barre, derrière laquelle j’allai me placer.

Je me tournai vers l’estrade.

Sous l’éclat concentré des projecteurs, un homme d’âge mûr était assis dans un fauteuil à haut dossier. Il portait une cape noire ornée d’un cercle blanc brodé sur la poitrine. De part et d’autre siégeaient trois hommes, également porteurs de capes, mais dont chacune s’ornait d’une écharpe de couleur différente. Rassemblés sur le plancher principal de la salle, se tenaient plusieurs autres hommes et quelques femmes. Mon père se trouvait parmi eux.

Tout le monde me regardait et je sentis grandir ma nervosité. Mon esprit se vida et j’oubliai en un instant toutes les répétitions méticuleuses que Bruch m’avait imposées.

Dans le silence qui suivit mon entrée, je gardai les yeux fixés droit devant moi, sur l’homme assis au centre de l’estrade. C’était la première fois que je voyais – bien plus que j’approchais – un Navigateur. Dans mon entourage immédiat, à la crèche, on avait parfois mentionné de tels hommes sur un ton déférent, parfois, pour les moins respectueux, d’un air moqueur, mais toujours avec une crainte sous-jacente envers ces personnages presque légendaires. Qu’il y en eût un présent en ce lieu soulignait encore la solennité de la cérémonie. Ma première pensée fut que j’aurais une fameuse histoire à raconter à mes camarades… puis je me rappelai qu’à compter de ce jour, rien ne serait plus comme avant.

Bruch avait fait quelques pas pour venir se planter face à moi.

— Êtes-vous Helward Mann, monsieur ?

— Oui, c’est moi.

— Quel âge avez-vous atteint, monsieur ?

— Mille kilomètres.

— Êtes-vous au courant de la signification de cet âge ?

— Je suis prêt à assumer des responsabilités d’adulte.

— De quelle façon pourrez-vous assumer au mieux ces responsabilités, monsieur ?

— Je souhaite entrer en apprentissage dans une guilde du premier ordre, et de mon choix.

— Avez-vous fait votre choix, monsieur ?

— Oui, j’ai choisi.

Bruch se tourna pour s’adresser à l’estrade. Il répéta aux hommes assemblés la teneur de mes réponses, bien qu’il me parût qu’ils eussent dû entendre clairement mes déclarations.

— Quelqu’un désire-t-il questionner l’impétrant ? demanda le Navigateur aux autres hommes placés sur l’estrade.

Personne ne répondit.

— Très bien. (Le Navigateur se leva.) Avancez, Helward Mann, et tenez-vous de façon à ce que je vous voie bien.

Bruch s’écarta. Je quittai la barre et marchai jusqu’à un petit rond de plastique blanc encastré dans le tapis. Je m’immobilisai, les pieds à l’intérieur du cercle. On m’examina durant quelques secondes en silence.

Puis le Navigateur se tourna vers l’un de ses assesseurs.

— Les parrains sont-ils présents ?

— Oui, Monseigneur.

— Très bien. Comme il s’agit d’une affaire de guilde, nous devons exclure toutes autres personnes.

Le Navigateur se rassit et l’homme placé juste à sa droite se leva à son tour.

— Y a-t-il ici quelqu’un qui n’ait pas rang dans le premier ordre ? Si tel est le cas, qu’il veuille bien se retirer.

Un peu en arrière de moi, et sur le côté, je vis Bruch s’incliner légèrement vers l’estrade. Puis il quitta la salle. Il ne fut pas le seul. La moitié environ du groupe rassemblé sur le plancher principal sortit, par l’une ou l’autre des portes. Le reste de l’assistance se tourna vers moi.

— Reconnaissons-nous ici des personnes étrangères ? demanda l’homme sur l’estrade. (Silence.) Apprenti Helward, vous voici à présent dans la compagnie exclusive de membres d’une guilde du premier ordre. Les assemblées de cette sorte ne sont guère fréquentes dans la ville et vous devez vous comporter avec tout le respect qu’elles exigent. Nous sommes ici en votre honneur. Quand vous aurez terminé votre période d’apprentissage, vous serez l’égal de ces gens et lié tout comme eux par les règles de la guilde. Est-ce bien compris ?

— Oui, monsieur.

— Vous avez choisi la guilde dans laquelle vous désirez entrer. Veuillez je vous prie la nommer de façon à ce que tous l’entendent.

— Je voudrais devenir Topographe du Futur, dis-je.

— Très bien. La proposition est acceptable. Je suis le Topographe du Futur Clausewitz et de plus votre chef de guilde. Vous voyez autour de vous d’autres Topographes du Futur ainsi que des représentants des autres guildes du premier ordre. Ici sur l’estrade sont réunis les chefs des guildes du premier ordre. Au centre, nous sommes honorés de la présence du Seigneur Navigateur Olsson.

Selon les instructions que m’avait données Bruch, je m’inclinai profondément devant le Navigateur. Ce salut était d’ailleurs tout ce que je me rappelais de ses leçons : il m’avait dit ne rien savoir des détails de cette partie de la cérémonie, sinon que je devrais manifester le respect approprié envers le Navigateur quand je lui serais présenté officiellement.

— Avons-nous un parrain pour l’apprenti ?

— Monsieur, je souhaiterais le parrainer. (C’était mon père qui parlait.)

— Le Topographe du Futur Mann offre son parrainage. Avons-nous un second parrain ?

— Monsieur, j’offre mon parrainage.

— Le Pontonnier Lerouex est parrain. Entendons-nous des objections ?

Un long silence s’établit. Par deux fois encore, Clausewitz s’enquit des objections possibles, mais personne n’en souleva contre moi.

— Il en est comme il doit être, dit Clausewitz. Helward Mann, je vous offre à présent de prêter le serment d’une guilde du premier ordre. Vous pouvez encore – même à ce stade avancé – refuser de le prononcer. Si toutefois vous prêtez le serment, il vous liera pour le reste de votre vie dans la ville. Toute rupture du serment est punie de mort. Est-ce parfaitement clair dans votre esprit ?

J’étais stupéfait. Rien de ce que l’on m’avait raconté – mon père, Jase ou même Bruch – ne m’avait averti de ce point. Peut-être Bruch n’était-il pas au courant… mais mon père m’aurait certainement informé.

— Eh bien ?

— Dois-je prendre ma décision dès maintenant, monsieur ?

— Oui.

Il était parfaitement évident que je n’aurais pas connaissance du serment avant de m’être décidé. La teneur en était sans nul doute absolument secrète en soi. Je sentais que je n’avais guère le choix. Je m’étais beaucoup trop avancé et déjà je sentais sur moi s’exercer les pressions du système. Aller jusque-là – parrainage et acceptation – puis refuser de prêter serment, c’était impossible, du moins me le semblait-il à ce moment.

— Je prêterai serment, monsieur.

Clausewitz descendit de l’estrade, vint vers moi et me tendit un carré de carton blanc.

— Lisez ceci à haute et intelligible voix, me dit-il. Vous pouvez tout d’abord le parcourir pour vous-même, si vous préférez, mais dans ce cas, vous serez instantanément lié par la connaissance de ce texte.

J’inclinai la tête pour montrer que je comprenais, puis il regagna l’estrade. Le Navigateur se leva. Je lus en silence le serment, me pénétrant du sens des phrases.

Je me retournai vers l’estrade, conscient de l’attention que me portait l’assistance et en particulier mon père.

« Moi, Helward Mann, adulte responsable et citoyen de la Terre, je jure solennellement :

» qu’en ma qualité d’apprenti de la guilde des Topographes du Futur, je m’acquitterai de toutes tâches qui me seront confiées, et en toute diligence ;

» que je placerai la sécurité de la Cité Terrestre au-dessus de tout autre souci ;

» que je ne discuterai des affaires de ma guilde ou des autres guildes du premier ordre avec nulle personne qui ne soit elle-même accréditée, comme apprenti assermenté ou membre d’une guilde du premier ordre ;

» que tout ce que je pourrai voir ou connaître du monde hors la cité de la Terre sera considéré par moi comme affaire de sécurité de la guilde ;

» qu’étant accepté comme membre de plein droit de la guilde, je m’instruirai de la teneur du document appelé Directive de Destaine, que je m’imposerai comme un devoir de me conformer à ses instructions, et qu’en outre je transmettrai les connaissances ainsi acquises aux générations futures de membres de la guilde ;

» que la passation du présent serment sera considérée comme affaire de sécurité de la guilde.

» Tout ceci dûment juré en toute conscience que la transgression d’une seule de ces clauses me conduira à une mort immédiate aux mains de mes camarades de la guilde. »


Je levai les yeux vers Clausewitz en finissant de parler. Le seul fait de lire ces phrases m’emplissait d’une impatience que j’avais du mal à contenir. Hors la cité… Cela voulait dire que je quitterais la ville, pour m’aventurer en qualité d’apprenti dans des régions jusqu’alors interdites et qui le resteraient pour la plupart des habitants. La crèche était toujours pleine de rumeurs concernant le monde extérieur et j’avais déjà échafaudé quantité d’hypothèses à ce sujet. J’étais assez intelligent pour me rendre compte que la réalité n’atteindrait jamais au fantastique des rumeurs, mais néanmoins la perspective de sortir était bien faite pour m’éblouir et m’effarer à la fois. Le manteau de mystère dont s’entouraient les membres des guildes semblait donner à entendre qu’il existait quelque chose de terrible par-delà les murs de la cité… si terrible que la peine de mort était le prix à payer pour en révéler la nature.

— Venez sur l’estrade, Apprenti Mann, me dit Clausewitz.

Je m’avançai puis escaladai les quatre marches qui y menaient. Clausewitz m’accueillit en me serrant la main. Il me reprit la carte du serment. On me présenta d’abord au Navigateur qui prononça quelques paroles aimables, puis aux autres chefs de guilde. Clausewitz ne me donna pas seulement leurs noms, mais aussi leurs titres, dont certains m’étaient encore absolument inconnus. Je commençais à me sentir écrasé sous le poids de tous ces renseignements. En quelques instants, j’en apprenais davantage que je n’en avais assimilé durant toute ma vie à la crèche.

Il y avait six guildes du premier ordre. Outre la guilde de Clausewitz, celle des Topographes du Futur, il y avait une guilde chargée de la Traction, une autre pour la Pose des Voies et une autre pour la Construction des Ponts. On m’informa que ces guildes étaient avant tout responsables de la survie de la cité. Deux autres guildes leur prêtaient assistance : la Milice et les Échanges. Tout cela était nouveau pour moi, mais je me rappelais à présent que mon père avait parfois fait allusion à des hommes qui portaient comme titre le nom de leur guilde. J’avais entendu parler par exemple des Bâtisseurs de Ponts, mais jusqu’à cette cérémonie je n’avais pas eu la moindre idée que la construction d’un pont fût un événement auréolé de rites et de mystères. En quoi un pont était-il indispensable à la survie de la cité ? Pourquoi une milice était-elle nécessaire ?

Et en fait, qu’était donc le Futur ?


Clausewitz m’emmena faire la connaissance des membres de la guilde du Futur, parmi lesquels figurait naturellement mon père. Trois seulement étaient présents ; les autres, me dit-on, étaient loin de la ville. Une fois les présentations terminées, je m’entretins avec les membres des autres guildes, car il y avait au moins un représentant de toutes celles du premier ordre. J’acquérais peu à peu l’impression que le travail des membres hors la cité absorbait beaucoup de temps et de ressources : de temps à autre, l’un des membres s’excusait d’être seul représentant de sa guilde. Les autres étaient loin de la ville.

Au cours de ces conversations, un fait insolite me frappa. Je l’avais déjà remarqué auparavant, mais sans y prêter attention. Mon père et les quelques membres de la guilde du Futur paraissaient beaucoup plus âgés que les autres. Clausewitz lui-même était bâti en force et magnifique sous sa cape, mais ses cheveux clairsemés et les rides de son visage trahissaient un âge avancé… que j’évaluai à environ quatre mille kilomètres. Mon père aussi, maintenant que je le voyais en compagnie d’hommes de sa génération, me paraissait remarquablement vieux. Son âge était voisin de celui de Clausewitz et pourtant la logique l’infirmait. Cela signifiait que mon père aurait eu environ deux mille neuf cents kilomètres à ma naissance et je savais déjà qu’il était de tradition dans la ville de procréer aussi vite que possible après la majorité.

Les autres membres des guildes étaient beaucoup plus jeunes. Certains n’avaient de toute évidence que quelques kilomètres de plus que moi – c’était là un fait encourageant. Maintenant que j’avais pénétré dans le monde des adultes, je souhaitais en terminer avec mon apprentissage dans le plus bref délai. Or, il devenait clair que la période d’apprentissage n’avait pas de durée fixée. Et si, comme me l’avait affirmé Bruch, la position que l’on occupait dans la ville était fondée sur les capacités, alors, avec de l’application, je pourrais devenir membre de plein droit de la guilde en un temps relativement court.

Une personne manquait, dont j’aurais apprécié la présence. C’était Jase.

Je m’informai de lui auprès d’un des membres de la Traction.

— Gelman Jase ? répéta-t-il. Je crois qu’il s’est absenté de la ville.

— N’aurait-il pas pu revenir pour l’occasion ? fis-je. Nous partagions une chambre, à la crèche.

— Jase restera absent pendant bien des kilomètres à venir.

— Où est-il ?

L’homme se contenta de sourire de ma question, ce qui me mit en colère… sûrement, maintenant que j’avais prêté serment, il pouvait me répondre.

Plus tard, j’observai qu’il n’y avait pas d’apprentis parmi l’assistance. Étaient-ils tous hors de la ville ? Dans ce cas, cela voulait dire que je pourrais sortir moi-même très bientôt.

Après quelques minutes de bavardage, Clausewitz réclama notre attention.

— Je propose de rappeler les administrateurs, dit-il. Y a-t-il des objections ?

L’assemblée dans son ensemble émit un murmure d’approbation.

— En ce cas, reprit Clausewitz, je tiens à rappeler à notre apprenti que c’est la première occasion en laquelle il est lié par son serment et qu’il en rencontrera beaucoup d’autres.

Clausewitz descendit de l’estrade tandis que deux ou trois membres ouvraient les portes de la salle. Les autres personnes rentrèrent lentement pour la fin de la cérémonie. L’atmosphère s’était maintenant considérablement allégée. Tandis que la salle s’emplissait, j’entendis des rires et je remarquai que l’on dressait une grande table dans le fond du hall. Les administrateurs ne paraissaient éprouver aucune rancœur d’avoir été exclus d’une partie de la cérémonie. Je me dis que la chose devait être assez fréquente pour qu’on n’y prêtât plus attention, mais je me demandai brièvement jusqu’à quel point tous ces gens avaient deviné ce qui se passait. Quand le secret existe ouvertement, si j’ose dire, il est ouvert à toutes les spéculations. Aucun système de sécurité ne pouvait être assez étanche pour que le seul fait de renvoyer les gens d’une salle lors d’une passation de serment pût les maintenir dans l’ignorance totale. À ma connaissance il n’y avait pas eu de gardes aux portes. Qui aurait pu empêcher quelqu’un de prêter l’oreille pendant que je lisais le serment ?

J’eus peu de temps à consacrer à ces réflexions car la pièce s’emplissait d’activité. Les gens se parlaient avec animation et il y avait beaucoup de bruit tandis que l’on couvrait la table de grandes assiettes de nourriture et de nombreuses boissons. Mon père me conduisit de groupe en groupe et me présenta à tellement de personnes que je fus bientôt dans l’incapacité de me rappeler leurs noms et leurs titres.

— Ne devrais-tu pas me présenter aux parents de Victoria ? lui demandai-je, en apercevant le Bâtisseur de Ponts Lerouex debout à l’écart avec une administratrice que je présumai être sa femme.

— Non… c’est pour plus tard.

Il m’entraîna et les poignées de main se succédèrent.

Je me demandais où était Victoria car à présent que la cérémonie officielle était terminée, il fallait certainement annoncer nos fiançailles. J’étais maintenant impatient de la voir, en partie par simple curiosité, mais aussi parce que je l’avais connue auparavant. Je me sentais perdu parmi ces gens plus âgés et plus expérimentés que moi, alors que Victoria était de ma génération. Elle aussi venait de la crèche ; elle avait eu les mêmes fréquentations que moi et nous étions d’âge voisin. Dans cette salle bourrée de membres des guildes, elle aurait agréablement évoqué ce que je laissais derrière moi. J’avais franchi le grand pas vers le monde adulte et cela me suffisait pour un jour.

Le temps passait. Je n’avais pas mangé depuis que Bruch m’avait éveillé et la vue des aliments me rappelait combien j’avais faim. Mon attention se détournait des aspects mondains de la cérémonie. C’en était trop d’un coup. Pendant une demi-heure encore, je dus suivre mon père et bavarder sans grand enthousiasme avec les gens qu’on me présentait, mais ce que j’aurais particulièrement apprécié, c’eût été un peu de temps à moi, pour réfléchir à tout ce que j’avais appris.

Finalement mon père me laissa avec un groupe d’administrateurs des synthétiques (j’appris qu’ils étaient responsables de la production de tous les aliments synthétiques et des matières organiques utilisés dans la ville) et je le vis se rapprocher de l’endroit où se tenait Lerouex. Ils échangèrent quelques mots et Lerouex approuva de la tête.

Au bout d’un instant mon père revint et m’entraîna sur le côté.

— Attends ici, Helward, dit-il. Je vais annoncer tes fiançailles. Quand Victoria entrera dans la salle, viens me rejoindre.

Il partit en hâte et parla à Clausewitz. Le Navigateur regagna son siège sur l’estrade.

— Membres des guildes et administrateurs ! cria Clausewitz par-dessus le brouhaha des conversations. Nous avons encore une nouvelle à vous annoncer. Il s’agit des fiançailles de l’apprenti Mann avec la fille du Bâtisseur de Ponts Lerouex.

Topographe du Futur Mann, aimeriez-vous prendre la parole ?

Mon père alla se placer à un bout de la salle et se tourna vers l’estrade. D’un débit trop rapide, il parla un peu de moi. Venant s’ajouter à tous les événements de la matinée, cela accrut encore ma confusion. Mal à l’aise quand nous étions ensemble, mon père et moi n’avions jamais été aussi proches qu’il le donnait à entendre. Je voulais l’interrompre, je voulais quitter la pièce jusqu’à ce qu’il eût fini son discours, mais j’étais toujours le centre d’intérêt de la foule. Je me demandai si les membres des guildes soupçonnaient à quel point ils me faisaient prendre en dégoût leur penchant aux cérémonies et autres solennités.

Mon père se tut, à mon soulagement, mais resta devant l’estrade. D’un autre coin du hall, Lerouex manifesta son intention de présenter sa fille. Une porte s’ouvrit et Victoria fit son entrée, au bras de sa mère.

Comme mon père me l’avait prescrit, j’allai le rejoindre. Il me secoua la main. Lerouex embrassa Victoria. Mon père l’embrassa à son tour et lui offrit une bague. Un autre discours. Finalement, je fus présenté à la jeune fille. Nous n’eûmes pas une chance de nous parler.

Les festivités se poursuivirent.

2

On me donna une clé de la crèche et on me dit que je pourrais continuer à occuper ma cabine en attendant que l’on me trouve un logement de la guilde. On me rappela une fois de plus mon serment. J’allai directement me coucher et dormir.

Je fus éveillé de bonne heure par un des membres de la guilde dont j’avais fait la connaissance la veille. C’était le Futur Denton. Il attendit que j’eusse revêtu mon uniforme neuf d’apprenti, puis m’entraîna hors de la crèche. Nous ne prîmes pas le même chemin qu’avec Bruch, la veille ; il me guida par une succession d’escaliers. La ville était silencieuse. En passant devant une horloge, je constatai qu’il était encore très tôt, à la vérité, à peine plus de 3 heures et demie du matin. Les couloirs étaient déserts et la plupart des lumières plafonnières étaient en veilleuse.

Nous finîmes par arriver à un escalier en spirale aboutissant à une épaisse porte d’acier. Futur Denton prit une lampe de poche et l’éclaira. Il y avait deux serrures ; il ouvrit et me fit signe de passer devant lui.

Je sortis dans le froid et la nuit, si intenses l’un et l’autre que cela me causa un choc. Denton referma la porte à clé. Quand il promena autour de lui le faisceau de sa lampe de poche, je constatai que nous étions sur une petite plate-forme bordée d’un garde-fou d’environ un mètre de haut. Nous allâmes au bord de la plate-forme. Denton éteignit sa lampe et l’obscurité redevint totale.

— Où sommes-nous ? demandai-je.

— Ne parlez pas. Attendez… et continuez à observer.

Je ne voyais absolument rien. Mes yeux, encore habitués à la clarté relative des couloirs, me jouaient des tours, me suggérant des formes colorées autour de moi ; mais au bout d’un moment, ces visions disparurent. Les ténèbres n’étaient pas ma préoccupation principale ; déjà le mouvement de l’air froid autour de moi me glaçait et je tremblais. L’acier de la main courante me faisait l’impression d’un javelot de glace. Je bougeais les mains pour me soulager de mon inconfort. Impossible de lâcher prise, cependant. Jamais encore je ne m’étais trouvé aussi isolé de ce que je connaissais, jamais encore je n’avais subi un tel impact d’inconnu. Tout mon corps se contractait, comme dans l’attente d’une explosion ou d’un coup soudain, mais il ne se passait rien. Tout autour de moi, le froid, le noir, et le silence écrasant, hormis le bruissement du vent à mes oreilles.

Au fur et à mesure que s’écoulaient les minutes – et que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité – je m’apercevais qu’il me devenait possible de distinguer des formes vagues autour de moi.

Je voyais Futur Denton debout près de moi, haute silhouette sombre dans sa cape, découpée sur le noir moins profond de ce qui se dressait au-dessus de lui. Sous la plate-forme je percevais une structure énorme, irrégulière, noir et noir sur noir.

Mais autour de tout cela, ce n’était que ténèbres impénétrables. Je n’avais aucun point de repère, rien qui me permît de discerner des formes ou des contours. C’était effrayant, mais seulement d’un point de vue émotif : je ne me sentais pas menacé physiquement. Il m’était parfois arrivé de rêver d’un endroit similaire et je m’éveillais alors, conservant un moment des images résiduelles, qui ressemblaient à ce qui m’entourait. Et cette fois, ce n’était pas un rêve : impossible d’imaginer ce froid mordant, ou la précision stupéfiante de mes nouvelles perceptions d’espace et de dimensions. Je savais seulement que c’était ma première aventure hors de la cité – puisqu’il ne pouvait en être autrement – et que cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais prévu.

Quand je fus bien pénétré de cette réalité, les effets du froid et du noir sur mon orientation passèrent au second plan. C’était donc cela que j’avais attendu si longtemps !

Denton n’avait plus à m’imposer silence. J’étais incapable de parler et l’eussé-je tenté que les mots se seraient étouffés dans ma gorge ou perdus dans le vent. Tout ce que je pouvais faire, c’était regarder… et en regardant, je ne voyais rien d’autre qu’une étrange nappe de terrain sous la nuit voilée.

Une sensation nouvelle m’assaillit : je humais l’odeur de la terre ! C’était différent de tout ce que j’avais pu sentir dans la ville et mon esprit évoqua l’image erronée de nombreux kilomètres carrés de sol d’un brun chaud, humide dans la nuit. Je n’avais aucun moyen de définir l’odeur qui me parvenait réellement – ce n’était probablement pas de la terre – mais cette vision d’un pays riche et fertile était l’une de celles qu’avait laissées en moi la lecture d’un des livres de la crèche. Cela me suffisait pour l’imaginer et je repris une fois de plus courage en devinant les effets vivifiants du pays sauvage et inexploré alentour de la ville. Il y avait tant de choses à voir et à faire… et cependant, alors même que j’étais sur cette plateforme, tout cela restait, pour quelques précieux moments encore, du domaine du rêve. Nul besoin d’y voir clair ; le simple choc de ce pas décisif au-delà des limites de la cité suffisait à entraîner d’un coup ma pauvre imagination dans des régions que je n’avais connues jusque-là qu’à travers mes lectures.

Les ténèbres se faisaient peu à peu moins épaisses et le ciel tournait au gris foncé. Au loin, je distinguais le point de fusion des nuages avec l’horizon. Une ligne rouge très pâle commençait même à cerner le contour d’un petit nuage. Comme portés par la lumière, ce nuage et tous les autres se déplaçaient lentement au-dessus de nous. Le vent les entraînait loin de la source lumineuse rouge. Le halo s’étendait, touchant par instants les nuages à la dérive, les chassant d’une vaste étendue de ciel qui se teintait alors d’un orange profond. Toute mon attention se fixait sur cette vision : c’était tout simplement ce que j’avais connu de plus beau de toute ma vie. Presque imperceptiblement la teinte orangée s’élargissait, s’éclaircissait. Les nuages étaient encore marqués de rouge, mais au point même où le ciel touchait l’horizon, une clarté intense grandissait de minute en minute.

La teinte orangée s’estompait. Bien plus vite que je ne l’aurais pensé, elle mourut tandis que la source de lumière s’intensifiait. Le ciel était à présent d’un bleu si clair et brillant qu’il paraissait presque blanc. Au centre, comme s’il jaillissait de l’horizon même, se dressait un javelot de lumière blanche, incliné légèrement de côté comme un clocher d’église qui va s’écrouler. Tout en grandissant, le trait de lumière s’épaississait et prenait de l’éclat, et en quelques secondes, son intensité fut telle que je dus baisser les yeux.

Futur Denton me saisit soudain le bras.

— Regardez ! dit-il, me désignant la gauche de la colonne lumineuse.

Un vol d’oiseaux, étiré en un mince V, glissait doucement de gauche à droite à lents battements d’ailes. Bientôt, les oiseaux passèrent devant la grandissante colonne de lumière et échappèrent quelques secondes à notre vue.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. (Ma voix me parut rauque et dure.)

— Rien que des oies sauvages.

Elles étaient de nouveau visibles, poursuivant leur vol paresseux, sur un fond de ciel bleu. Une minute encore et elles disparurent derrière une ondulation du sol, au loin.

Je me retournai vers le soleil levant. Il s’était transformé durant le bref instant où j’avais regardé les oiseaux. Maintenant la masse de son corps apparaissait au bord de l’horizon, comme un ovale de lumière, avec au-dessus et au-dessous deux tours perpendiculaires d’incandescence. Je sentais sa chaleur me caresser le visage. Le vent tombait.

Je restais encore avec Denton à admirer le paysage. Je contemplais la ville, ou du moins ce qu’on pouvait en voir depuis la plate-forme ; le dernier nuage disparaissait déjà à l’opposé du soleil.

Denton ôta sa cape et me fit un signe de tête. Il me montra comment descendre de la plateforme, au moyen d’une succession d’échelles de métal. Il passa le premier. Au terme de la descente, debout pour la première fois sur un terrain naturel, j’entendis les oiseaux qui avaient fait leurs nids dans les recoins du haut de la ville gazouiller leurs chants du matin.

3

Futur Denton me fit faire le tour extérieur de la ville, puis il me conduisit jusqu’à un petit groupe de bâtiments provisoires construits à cinq cents mètres environ de la cité. Il me présenta alors à Voies Malchuskin, puis regagna la ville.

Le Voies était un homme de petite taille, velu, encore à demi endormi. Il ne parut pas contrarié de mon intrusion et me traita avec une certaine politesse.

— Vous êtes Apprenti Futur, hein ?

Je fis un signe affirmatif :

— J’arrive juste de la ville.

— Première sortie ?

— Oui.

— Avez-vous déjeuné ?

— Non. Le Futur Denton m’a tiré du lit pour me conduire plus ou moins directement ici.

— Entrez, je vais nous faire du café.

L’intérieur de la cabane était grossier et mal tenu, en contraste avec ce que j’avais observé dans la ville, où l’on semblait attacher beaucoup d’importance à la propreté et à l’ordre. L’habitation de Malchuskin était encombrée de linge sale, de vaisselle et de casseroles non lavées, ainsi que des reliefs de plusieurs repas. Dans un coin s’entassaient des outils et des instruments en métal et contre une paroi se trouvait une couchette dont les couvertures étaient roulées en boule. Il régnait une odeur de nourriture ancienne.

Malchuskin mit de l’eau dans une casserole qu’il posa sur un réchaud. Il dénicha deux tasses, les rinça sur l’évier et les secoua pour les égoutter. Il versa une mesure de café synthétique dans un pot, puis ajouta l’eau bouillante.

Il n’y avait qu’une chaise dans la cabane. Malchuskin ôta quelques lourds outils de la table et poussa celle-ci vers le lit. Il s’installa sur le matelas et me fit signe d’approcher la chaise. Nous restâmes en silence à siroter le café. Il était fait de la même manière que dans la ville, et pourtant je lui trouvai un goût différent.

— Pas vu beaucoup d’apprentis ces temps derniers.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Sais pas. Pas beaucoup à se présenter. Qui êtes-vous ?

— Helward Mann. Mon père…

— Oui, je sais. Un homme de valeur. Nous étions à la crèche ensemble.

Je fronçai les sourcils. Ils n’avaient certainement pas le même âge, lui et mon père ? Malchuskin remarqua mon expression.

— Que cela ne vous trouble pas, dit-il. Un jour, vous comprendrez. Vous découvrirez tout à la dure, comme c’est l’usage avec ce foutu système des guildes. La vie est bizarre dans la guilde du Futur. Cela ne collait pas pour moi, mais je crois que vous vous y ferez.

— Pourquoi n’avez-vous pas voulu être un Futur ?

— Je n’ai pas dit ça… Simplement, ce n’était pas fait pour moi. Mon propre père était un homme des Voies. Toujours le système des guildes. Mais si vous cherchiez la difficulté, ils vous ont placé en bonnes mains. Avez-vous fait beaucoup de travaux manuels ?

— Non…

Il éclata de rire :

— Les apprentis n’en ont jamais fait. Vous vous habituerez. (Il se leva.) Il est temps de commencer. Il est encore tôt, mais à présent que vous m’avez sorti du lit, inutile de traîner. Ces salauds-là sont de fameux flemmards.

Il sortit de la cabane. J’avalai en hâte le reste de mon café, me brûlant la langue, et je le suivis. Il se dirigeait vers les deux autres bâtiments. Je le rattrapai.

À l’aide d’une clé de métal qu’il avait prise dans la cabane, il cogna fortement sur la porte de chacun des bâtiments, en hurlant à ceux qui étaient à l’intérieur de se lever en vitesse. D’après les marques sur les battants, j’estimai qu’il devait toujours frapper avec un outil de métal.

On entendit du mouvement dans la baraque.

Malchuskin retourna dans sa cabane où il se mit à trier les outils.

— Pas grand-chose à faire avec ces hommes, m’avertit-il. Ils ne sont pas de la ville. L’un d’entre eux… je l’ai chargé de commander les autres. Rafaël. Il parle un peu l’anglais et nous sert d’interprète. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, adressez-vous à lui. Encore mieux, venez me trouver. Il n’y aura probablement pas de difficultés, mais s’il y en a, appelez-moi. Compris ?

— Des difficultés de quelle nature ?

— Ils ne font pas ce qu’on leur dit. Ils sont pourtant payés pour faire ce que nous voulons. Mais le plus grand défaut de cette bande, c’est la fainéantise. Voilà pourquoi nous commençons de bon matin. Plus tard, il fait trop chaud, et alors mieux vaut abandonner.

La matinée était déjà chaude. Le soleil avait continué de monter pendant que j’étais chez Malchuskin. Mes yeux commençaient à se mouiller, pas du tout accoutumés à une lumière aussi vive. J’avais de nouveau tenté de regarder directement le soleil, mais c’était impossible.

— Prenez cela, me dit Malchuskin en me passant une grande brassée de clés d’acier.

Je chancelai sous leur poids et en laissai échapper deux ou trois. Il m’observa en silence pendant que, honteux de ma maladresse, je les ramassais.

— Où va-t-on ?

— À la ville, naturellement. On ne vous a donc rien enseigné là-bas ?

Je m’éloignai de la cabane en direction de la cité. Malchuskin me suivait des yeux, planté sur son seuil.

— Côté sud !… me cria-t-il.

Je m’immobilisai en jetant un regard perplexe autour de moi.

— Là ! (Il tendait le doigt.) Les voies au sud de la ville. Compris ?

— Compris.

Je m’acheminai dans la direction indiquée, ne laissant tomber qu’une seule clé pendant le trajet.


Au bout d’une heure ou deux je compris ce qu’avait voulu dire Malchuskin au sujet des hommes qui travaillaient avec nous. Ils s’interrompaient sous le moindre prétexte et seuls les cris de Malchuskin et les ordres moroses de Rafaël les maintenaient au travail.

— Oui sont-ils ? demandai-je à Malchuskin pendant la pause d’une quinzaine de minutes pour le déjeuner.

— Des gens du coin.

— Ne pourrions-nous en engager de plus travailleurs ?

— Ils sont tous les mêmes dans le secteur.

Je les comprenais dans une certaine mesure. À ciel ouvert, sans un endroit ombragé, le travail était pénible dans une chaleur pareille. Bien que je fusse décidé à ne pas ralentir la cadence, ma fatigue physique était plus que je ne pouvais supporter. C’était en tout cas plus exténuant que tout ce que j’avais jamais fait.

Les voies au sud de la ville s’allongeaient sur environ un kilomètre, se terminant en un point qui n’avait rien de particulier. Elles étaient au nombre de quatre, chacune comprenant deux rails de métal posés sur des traverses de bois qui reposaient à leur tour sur des semelles de béton enterrées. L’équipe de Malchuskin avait déjà considérablement raccourci deux des voies et nous nous acharnions maintenant sur la plus longue des deux autres, celle de droite, à l’extérieur.

Malchuskin m’expliqua que si je raisonnais avec la ville devant nous, les quatre voies s’identifiaient par gauche et droite, extérieure et intérieure, dans chaque cas.

Le travail ne demandait guère de réflexion. Une besogne routinière, mais très pénible.

Il fallait tout d’abord desserrer les tire-fond sur toute la longueur du tronçon de rail. On posait alors ce dernier sur le côté et on libérait de même le second. Nous nous attaquions ensuite aux traverses, fixées aux semelles bétonnées par deux pinces qu’il fallait desserrer et dégager à la main. Une fois détachée, la traverse était posée sur une draisine en attente sur le tronçon suivant. La fondation de béton, préfabriquée, comme je m’en aperçus, était réutilisable. Il fallait l’ôter de son logement dans le sol et la placer également sur la draisine. Cela fait, on plaçait les rails sur des supports spéciaux installés sur le côté du chariot.

Malchuskin ou moi conduisions alors la draisine, mue par des accumulateurs, jusqu’au tronçon suivant et l’on recommençait l’opération. Une fois le chariot entièrement chargé, toute l’équipe s’y embarquait pour rouler jusqu’à l’arrière de la ville. On le garait là pour recharger la batterie en la branchant sur une prise placée à cette fin dans la muraille de la cité.

Il nous fallut la plus grande partie de la matinée pour effectuer le chargement et mener la draisine à la ville. J’avais l’impression que mes bras allaient se détacher de mes épaules. Mon dos me faisait souffrir. J’étais d’une saleté repoussante et inondé de sueur. Malchuskin, qui n’avait pas moins peiné que les autres – plutôt davantage – me sourit.

— Et maintenant, on décharge et on recommence, dit-il.

Je regardai les ouvriers. Ils paraissaient dans le même état que moi, et pourtant je les soupçonnais d’en avoir moins fait, bien que je fusse débutant, n’ayant pas encore appris l’art d’économiser mes forces. La plupart d’entre eux s’étaient couchés dans la petite bande d’ombre que projetait la masse de la ville.

— Très bien, répondis-je.

— Non… je plaisantais. Croyez-vous que cette bande bougerait encore sans s’être rempli le ventre ?

— Non.

— Bon, alors… on mange.

Je l’accompagnai et nous nous partageâmes de la nourriture synthétique réchauffée. Il n’avait rien d’autre à m’offrir.


L’après-midi commença par le déchargement. Les traverses, les fondations et les rails furent rechargés sur un autre véhicule à accumulateurs, qui roulait cette fois sur quatre gros pneus ballon. Une fois le transfert terminé, nous conduisîmes le chariot au bout de la voie pour recommencer l’opération. L’après-midi était torride et les hommes travaillaient avec lenteur. Malchuskin lui-même avait un peu molli et quand la draisine eut reçu sa charge, il accorda une halte.

— J’aimerais bien faire encore un chargement aujourd’hui, me déclara-t-il.

Il but longuement au goulot d’une bouteille d’eau.

— Je suis prêt, dis-je.

— Peut-être. Vous voulez vous en occuper tout seul ?

— Écoutez… je suis prêt, répétai-je, me refusant à avouer mon état d’épuisement.

— On ne pourra déjà rien tirer de vous demain. Non. On décharge ce chariot, on le roule jusqu’au bout de la voie et ce sera tout.

Ce ne fut pas tout, en réalité. Quand nous eûmes conduit la draisine au bout de la voie, Malchuskin ordonna aux hommes de combler le dernier emplacement avec toute la terre et la poussière que l’on pouvait trouver. Ce remblai s’étendit sur vingt mètres.

J’en demandai la raison à Malchuskin.

Il me désigna du menton la voie longue la plus proche, gauche intérieure. Au bout se dressait un bloc massif de béton, solidement planté dans le sol.

— Préféreriez-vous en planter un comme ça à la place ? me demanda-t-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un butoir. Imaginez que les câbles se rompent tous à la fois… la ville partirait en arrière et quitterait les rails. Déjà ces butoirs n’offriraient pas grande résistance, mais c’est tout ce que nous pouvons faire.

— La ville a-t-elle déjà reculé ?

— Une fois.


Malchuskin m’offrit le choix entre regagner ma chambrette dans la ville ou rester avec lui dans sa cabane. Sa façon de présenter la chose ne me laissait guère le choix. Visiblement, il n’avait pas grand respect pour les gens de la cité. Il me déclara d’ailleurs qu’il n’y retournait pas souvent.

— L’existence y est douillette, dit-il. La moitié des citadins ignorent ce qui se passe ici, à l’extérieur. Et j’imagine qu’ils s’en ficheraient pas mal, même s’ils le savaient.

— Pourquoi devraient-ils le savoir ? Après tout, si nous sommes en mesure de tout faire marcher convenablement, ce n’est pas leur problème.

— Je sais, je sais. Mais je ne serais pas obligé d’employer tous ces foutus indigènes si davantage de citadins venaient ici. Dans les dortoirs voisins, les manœuvres bavardaient à grand bruit. Quelques-uns chantaient.

— N’avez-vous donc aucun rapport avec eux ?

— Je les emploie. Cela regarde les gens des Échanges. S’ils deviennent trop paresseux, je les renvoie et je demande aux Échanges de m’en embaucher d’autres. Jamais bien difficile. L’embauche est rare dans le secteur.

— Où sommes-nous ?

— Ne me le demandez pas… C’est à votre père et à sa guilde de vous répondre. Moi, je me contente d’enlever les voies utilisées.

Je sentais bien que Malchuskin détestait moins la ville qu’il ne le prétendait. Je suppose que la vie relativement isolée qu’il menait lui inspirait un certain mépris envers les citadins, mais, à ma connaissance, il n’était nullement forcé de se cantonner dans sa cabane. Les manœuvres étaient peut-être paresseux, et bruyants pour le moment, mais ils paraissaient se comporter de manière civilisée. Malchuskin ne tentait nullement de les surveiller quand ils étaient au repos, aussi aurait-il pu habiter la ville s’il l’avait désiré.

— Votre première journée au-dehors, hein ? fit-il.

— Exact.

— Vous voulez contempler le crépuscule ?

— Non… pourquoi ?

— Les apprentis le font en général.

— Bien.

Comme pour lui être agréable, je sortis et portai mon regard vers l’horizon, derrière la ville. Malchuskin vint me rejoindre.

Le soleil était proche de l’horizon et déjà je sentais le vent froid dans mon dos. Les nuages de la nuit précédente n’étaient pas revenus, aussi le ciel était-il bleu et transparent. J’observais le soleil sans qu’il me fasse mal aux yeux, maintenant que ses rayons étaient atténués par l’épaisseur de l’atmosphère. Il avait l’aspect d’un grand disque orangé un peu incliné vers nous. Au-dessus et au-dessous, de grandes flèches de lumière pointaient à partir du centre. Sous nos regards, le disque sombra lentement derrière l’horizon, le point lumineux le plus élevé disparaissant en dernier.

— Si vous dormiez en ville, vous n’auriez pas la chance de voir cela, dit Malchuskin.

— C’est très beau.

— Vous avez vu le lever du soleil ce matin ?

— Oui.

Il hocha la tête :

— C’est bien leur façon d’agir ! Dès qu’un gosse accède à une guilde, ils le plongent dans le bain, d’un coup. Sans explications, pas vrai ? Dehors dans le noir, jusqu’à ce que le soleil apparaisse.

— Pourquoi agissent-ils ainsi ?

— Le système des guildes. Ils estiment que c’est la manière la plus rapide de faire comprendre aux apprentis que le soleil n’est pas comme on le lui a enseigné.

— N’est-ce pas le cas ?

— Que vous a-t-on enseigné ?

— Que le soleil est une sphère.

— Ainsi ils racontent toujours cela ! Eh bien, vous avez maintenant constaté qu’il n’est pas sphérique. Qu’en déduisez-vous ?

— Rien.

— Vous y réfléchirez. Allons donc manger.

Nous rentrâmes chez lui et il m’ordonna de commencer à chauffer les aliments pendant qu’il vissait une deuxième couchette au-dessus de la sienne, sur les supports verticaux prévus à cet effet. Il tira de la literie d’un placard et la déposa sur le matelas.

— Vous dormirez ici, dit-il en me montrant la couchette supérieure. Avez-vous le sommeil agité ?

— Je ne crois pas.

— Nous allons faire un essai d’une nuit. Si vous remuez trop, on changera. Je n’aime pas être dérangé. Je songeai qu’il y avait peu de chances que je le dérange. J’aurais dormi au flanc d’une falaise, cette nuit-là. On avala la nourriture insipide et ensuite Malchuskin me parla de son travail sur les Voies. Je n’y prêtai que peu d’attention et quelques minutes plus tard, je m’étendis sur le lit en feignant de continuer à l’écouter. Je sombrai presque instantanément dans le sommeil.

4

Je m’éveillai le lendemain matin au bruit que faisait Malchuskin en lavant la vaisselle du soir. Je voulus me lever de la couchette dès que j’eus les yeux bien ouverts, mais une vive douleur dans le dos me paralysa aussitôt. Je réprimai un cri.

Malchuskin leva la tête, avec un large sourire :

— Courbatures ?

Je me roulai sur le flanc et tentai de relever les jambes. Elles étaient trop raides et douloureuses. Avec un effort considérable, je parvins à m’asseoir. Je restai un moment immobile, dans l’espoir qu’il s’agissait seulement d’une crampe.

— C’est toujours la même chose avec vous, les gosses de la ville, observa Malchuskin, mais sans méchanceté. Vous venez ici bouillants d’impatience, je le sais. Une journée de boulot et vous voilà raides, inutiles. Ne faites-vous donc jamais d’exercice en ville ?

— Seulement au gymnase.

— Bon. Descendez prendre votre petit déjeuner. Après quoi vous feriez mieux de retourner à la ville. Prenez un bain chaud et tâchez de trouver quelqu’un pour vous masser. Ensuite vous reviendrez me voir.

Je le remerciai et descendis tant bien que mal de ma couchette. Ce ne fut ni plus facile ni plus douloureux que mes efforts précédents. Je m’aperçus que j’avais des courbatures un peu partout, bras, cou, épaules et jambes.

Une demi-heure après, je quittai la cabane alors que Malchuskin tempêtait pour faire lever les hommes. Je retournai vers la ville à pas lents, en boitant.

C’était la première fois que je me trouvais livré à moi-même hors de la cité. Accompagné, on ne voit jamais autant de choses que seul. La ville était à cinq cents mètres de la baraque de Malchuskin et cette distance permettait de recueillir une impression d’ensemble. Toute la journée précédente, je n’avais pas trouvé le moyen de lui accorder plus qu’un coup d’œil de temps à autre. C’était simplement une grande masse grisâtre qui dominait le paysage.

Maintenant, en boitillant tout seul sur le terrain, j’avais tout loisir de l’examiner en détail.

Satisfait de l’expérience limitée que j’avais eue de l’intérieur de la cité, je ne m’étais jamais demandé sérieusement de quoi elle pouvait avoir l’air, vue du dehors. Elle était en réalité beaucoup moins grande que je ne l’avais imaginée. À son point le plus élevé, du côté nord, elle atteignait environ 70 mètres de haut, mais le reste n’était qu’un amas de rectangles et de cubes disposés sans ordre apparent à des hauteurs variables. Les couleurs en étaient le brun terne et le gris, et elle était bâtie, autant que je pouvais en juger, en bois de diverses espèces. Il semblait qu’il n’entrât dans sa construction que peu de béton et de métal, et rien n’était peint. L’apparence extérieure contrastait singulièrement avec l’aspect intérieur – du moins les quelques coins que j’en connaissais – où tout était propre et très décoré. Comme le logis de Malchuskin était juste à l’ouest de la ville, il m’était impossible d’en évaluer la largeur tandis que je m’en approchais, mais j’en estimai la longueur à cinq cents mètres environ. J’étais surpris de sa laideur et de sa vieillesse apparente. Il s’y dépensait beaucoup d’activité, surtout au nord.

Je marchais toujours quand il me vint à l’esprit que j’ignorais totalement comment entrer. La veille, le Futur Denton m’avait fait faire le tour des murs, mais j’avais eu l’esprit si accaparé par des impressions neuves que je n’avais retenu que de rares détails. Tout me semblait alors si différent !

Seul souvenir précis : il existait une porte derrière la plate-forme d’où nous avions assisté au lever du soleil. Je me dirigeai donc vers ce point. Ce n’était pas aussi facile que je le pensais.

Je me rendis au sud de la ville, enjambant les voies auxquelles j’avais travaillé la veille, puis je me rabattis vers le côté est où j’étais certain de trouver les échelles de métal que j’avais descendues avec le Futur Denton. Après de longues recherches, je découvris un échafaudage complexe et ce ne fut qu’après de pénibles rétablissements sur des passerelles et de non moins malaisées ascensions par des échelles que je retrouvai la plate-forme. La porte était fermée à clé.

Je n’avais plus qu’à me renseigner. Je redescendis au sol et repartis pour le sud de la ville où Malchuskin et son équipe avaient repris les travaux de démantèlement de la voie.

Avec un air de patience chagrine, Malchuskin laissa le soin des travaux à Rafaël pour me montrer ce qu’il fallait faire. Il me conduisit par l’étroit passage entre les deux voies intérieures jusque sous le rebord de la ville. Il y faisait sombre et frais.

On s’arrêta près d’un escalier de métal.

— Là-haut, il y a un ascenseur, me dit-il. Vous savez ce que c’est ?

— Oui.

— Vous avez une clé de la guilde ?

Je fouillai dans ma poche et montrai un morceau de métal taillé de façon irrégulière que m’avait remis Clausewitz pour ouvrir la serrure de la porte de la crèche :

— Ceci ?

— Oui. L’ascenseur est muni d’une serrure. Montez au quatrième niveau, trouvez un administrateur et demandez-lui l’usage de la salle de bains.

Me sentant parfaitement stupide, je fis ce qu’il avait dit. J’entendis son rire tandis qu’il retournait vers la lumière du jour. Je découvris l’ascenseur sans difficulté, mais les portes refusèrent de s’ouvrir quand je me servis de ma clé. J’attendis. Au bout de quelques instants, les battants s’ouvrirent brusquement et deux membres de guilde en sortirent. Ils ne firent pas attention à moi et descendirent jusqu’au sol par les degrés.

Les portes commencèrent à se refermer d’elles-mêmes et je fonçai dans la cabine. Avant que j’aie découvert le moyen de contrôler l’appareil, il se mit à monter. Sur la paroi près de la porte, je vis une rangée de boutons à clé numérotés de un à sept. Je plantai ma clé dans le numéro quatre, en espérant avoir visé juste. L’ascenseur me parut poursuivre longtemps sa course, puis il s’arrêta brutalement. Les portes s’ouvrirent, je sortis. Au moment où je pénétrais dans le couloir, trois hommes des guildes entrèrent dans la cabine.

J’aperçus des caractères peints sur le mur en face : SEPTIÈME NIVEAU. J’étais monté trop haut. À l’instant où les portes se refermaient, je me précipitai à l’intérieur.

— Où allez-vous, apprenti ? me demanda un des hommes.

— Au quatrième niveau.

— C’est bon. Calmez-vous.

Il mit sa propre clé dans le bouton à fente marqué quatre et cette fois quand la cabine s’immobilisa, c’était au bon niveau. Je marmonnai mes remerciements à l’homme qui m’avait parlé et je sortis.

Depuis quelques minutes, mes diverses préoccupations m’avaient fait oublier les souffrances de mon corps, mais à présent je me sentais de nouveau fatigué et mal à l’aise. Dans cette partie de la ville, l’activité semblait fiévreuse : une foule se pressait dans les couloirs, j’entendais des conversations, des portes qui s’ouvraient et se refermaient. C’était différent de l’extérieur, car le calme du paysage y faisait oublier le temps : bien que les gens y fussent au travail et sans cesse en mouvement, l’atmosphère y était plus tranquille. Les travaux d’hommes comme Malchuskin et ses manœuvres avaient leur raison d’être, une qualité primitive, mais ici au cœur des niveaux supérieurs qui m’étaient restés si longtemps interdits, tout était mystérieux et compliqué.

Me rappelant les instructions de Malchuskin, je choisis une porte au hasard et entrai. Il y avait deux femmes à l’intérieur ; mes explications les amusèrent, mais elles me vinrent en aide.

Quelques minutes plus tard, je plongeai mon corps endolori dans une baignoire pleine d’eau très chaude. Je fermai les yeux.


Il m’avait fallu tant de temps et d’efforts pour obtenir ce bain que je m’étais demandé s’il me ferait le moindre bien. Cependant, quand je me fus séché et rhabillé, mes membres étaient déjà beaucoup moins raides. Il y avait encore des traces de courbatures, mais la fatigue m’avait quitté.

Mon retour si prompt à la cité m’avait inévitablement rappelé l’existence de Victoria. Le peu que j’avais vu d’elle lors de la cérémonie avait ajouté à ma curiosité. L’idée de repartir immédiatement déterrer de vieilles traverses ne me paraissait plus si attrayante – bien que j’eusse le sentiment qu’il valait mieux ne pas trop m’attarder loin de Malchuskin – et je décidai de chercher à voir Victoria.

Je quittai la salle de bains pour retourner à l’ascenseur, que je dus appeler au niveau où je me trouvais. Lorsqu’il arriva, je pus en étudier les commandes en détail. Je me livrai à des expériences.

Je montai d’abord au septième niveau, mais après une brève excursion dans les couloirs, je ne constatai guère de différence avec l’étage que je venais de quitter. Il en alla de même pour les autres, bien qu’il y eût une plus grande activité aux niveaux trois, quatre et cinq. Le premier niveau était en réalité le tunnel sombre situé sous la cité même.

Je remontai et redescendis plusieurs fois, m’apercevant qu’il y avait une distance d’une longueur surprenante entre le premier et le deuxième niveau. Toutes les autres distances étaient courtes. Je laissai l’ascenseur au deuxième niveau avec l’intuition que j’y trouverais la crèche. D’ailleurs, si je m’étais trompé, je poursuivrais mes recherches à pied.

En face de l’ascenseur s’amorçait un escalier qui descendait jusqu’à un couloir transversal. Je me souvenais vaguement de l’avoir remarqué lorsque Bruch m’avait conduit à la cérémonie. Je parvins rapidement à la porte qui menait à la crèche.

Une fois à l’intérieur, je refermai le battant avec ma clé de guilde. Je me rendis compte que, jusqu’à cet instant, mes mouvements avaient été empreints de crainte et de prudence, mais à présent je me sentais chez moi. Je dévalai les marches et longeai le petit couloir de la section que je connaissais si bien. Cela différait du reste de la ville, et l’odeur n’était pas la même. Je retrouvai les graffiti familiers, les noms gravés par des générations d’enfants avant moi, la vieille peinture brune, les revêtements de sol usés, les portes sans serrure des chambrettes. La force de l’habitude m’entraîna droit vers la mienne. J’entrai. Rien n’avait été changé. Le lit était fait et la pièce montrait un, ordre qui n’y avait jamais régné quand je l’occupais régulièrement. Cependant mes rares possessions étaient toujours à leur place. De même que celles de Jase, d’ailleurs, bien qu’il n’y eût pas trace de sa personne.

J’examinai encore une fois les lieux, puis je regagnai le couloir. Le but de ma visite était rempli : je n’en avais eu aucun. Je me dirigeai vers les diverses salles où l’on nous dispensait l’enseignement. Des bruits étouffés me parvenaient de derrière les portes. Par les vitres circulaires ménagées dans les battants, j’apercevais les classes en cours. Récemment encore, j’étais là. Dans une salle, je vis mes récents condisciples – dont certains se dirigeaient sans doute vers l’apprentissage d’une guilde du premier ordre, comme moi, tandis que la plupart occuperaient des postes administratifs dans la ville. J’eus la tentation d’entrer et de laisser leurs questions s’abattre sur moi, sans m’émouvoir, tout en maintenant un silence mystérieux.

Il n’y avait aucune ségrégation des sexes à la crèche et dans les salles de classe. Je cherchais en vain à apercevoir Victoria. Quand j’eus inspecté toutes les pièces, je me rendis dans la zone commune : le réfectoire (où le bruit de fond annonçait la préparation du repas de midi), le gymnase (désert), et le petit espace à ciel ouvert qui ne permettait de voir qu’un pan de bleu. Je me rendis dans la salle commune, seul endroit de toute la crèche consacré à la récréation. Il y avait là quelques garçons aux côtés desquels j’étudiais encore quelques jours auparavant. Ils bavardaient entre eux, mais dès qu’ils me virent, leur attention se porta sur moi. Précisément le genre de situation que j’avais eu la tentation de créer quelques secondes plus tôt.

Ils désiraient savoir à quelle guilde je m’étais inscrit, ce que je faisais, ce que j’avais vu. Que se passait-il quand on atteignait sa majorité ? Qu’y avait-il hors de la crèche ?

Chose étrange, je n’aurais su répondre à la plupart de leurs questions, même si j’avais pu violer mon serment. Bien que j’eusse fait bien des choses en deux jours, je restais encore étranger à tout ce que j’avais vu.

Je me surpris – comme l’avait fait Jase – à cacher le peu que je savais derrière un barrage de secret et d’humeur morose. Visiblement, les gars furent déçus et bien que leur intérêt n’eût en rien diminué, ils cessèrent bientôt de me questionner.

Je quittai la crèche au plus vite, puisque de toute évidence Victoria n’y était plus.

Au moyen de l’ascenseur, je regagnai la zone sombre sous la masse de la cité et me dirigeai vers la clarté solaire, marchant entre les voies. Malchuskin était en train d’exhorter ses manœuvres réfractaires à décharger la draisine de ses rails et de ses traverses. Il remarqua à peine mon retour.

5

Les jours s’écoulaient lentement. Je ne retournai pas à la ville.

J’avais compris l’erreur commise en me livrant avec un enthousiasme exagéré au labeur purement physique de la dépose des voies. Je décidai de me conformer à l’attitude de Malchuskin et de me borner à surveiller le travail des hommes de peine. Je ne leur donnais un coup de main que de temps à autre. C’était toujours aussi fatigant et ennuyeux, mais mon corps profitait de l’exercice. Je me sentis bientôt en meilleure forme que jamais. Ma peau rougissait sous les rayons du soleil et bientôt l’effort physique ne me pesa plus autant.

Mon seul grief était notre régime invariable de produits synthétiques et l’incapacité de Malchuskin à parler de façon intéressante de notre contribution à la sécurité de la ville. Nous restions au travail jusque tard dans la soirée et nous dormions aussitôt après notre maigre repas.

Nous avions à peu près terminé les travaux au sud de la cité. Ils consistaient à démonter toutes les voies et à ériger quatre butoirs à égale distance des murs. Les voies que nous démontions étaient transportées de l’autre côté de la ville, au nord, où on les reposait.

Malchuskin me demanda un soir :

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Je ne sais pas trop.

— En journées ?

— Oh… sept.

J’avais voulu d’abord m’exprimer en kilomètres.

— Dans trois jours vous aurez un peu de congés. Vous passerez deux jours dans la ville, puis vous reviendrez pour un autre kilomètre.

Je lui demandai comment on pouvait calculer le passage du temps à la fois en journées et en distance.

— Il faut à la ville une dizaine de jours pour parcourir un kilomètre de distance, m’expliqua-t-il. En un an, elle en parcourt environ trente-six et demi.

— Mais la ville ne bouge pas !

— Pas pour le moment. Mais cela ne tardera pas. De toute façon, nous ne tablons pas sur son mouvement réel, plutôt sur le déplacement qu’elle aurait dû accomplir. Cela se fonde sur la position de l’optimum.

Je secouai la tête :

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— L’optimum, c’est la position idéale où devrait se trouver la cité. Pour s’y maintenir constamment, elle devrait se mouvoir d’environ un dixième de kilomètre par jour. C’est évidemment hors de question, alors nous déplaçons la ville vers l’optimum chaque fois que c’est possible.

— La cité a-t-elle jamais atteint l’optimum ?

— Pas que je me rappelle.

— Où est l’optimum en ce moment ?

— À peu près à trois kilomètres devant nous. C’est la moyenne. Mon père était sur les voies avant moi et m’a dit qu’ils se sont trouvés une fois à dix kilomètres de l’optimum. C’est le plus gros retard dont je n’aie jamais entendu parler.

— Mais que se passerait-il si nous parvenions à atteindre cet optimum ?

— Nous continuerions à démonter les anciennes voies, répondit-il en souriant.

— Pourquoi ?

— Parce que l’optimum se déplace constamment. Mais il est peu vraisemblable que nous y arrivions et cela n’a pas tellement d’importance. N’importe où dans un rayon de quelques kilomètres, cela suffit. Pour parler plus clairement, si nous pouvions devancer l’optimum même dans une faible mesure, nous pourrions tous jouir d’un long repos.

— Est-ce possible ?

— Je le pense. Prenez les choses sous cet angle ! Là où nous sommes en ce moment, le terrain est assez élevé. Pour y parvenir, nous avons dû couvrir un long parcours en pente ascendante. C’était quand mon père travaillait ici. Il est plus difficile de monter, par conséquent il a fallu plus longtemps et nous avons du retard sur l’optimum. Si jamais nous nous trouvons devant une dépression, nous pourrons nous laisser couler sur la pente.

— Y a-t-il des chances que cela se produise ?

— Cela, mieux vaut le demander à votre guilde. Ce n’est pas de mon ressort.

— Mais comment est la campagne par ici ?

— Vous la verrez demain.

Bien que je n’eusse pas très bien suivi tout ce que Malchuskin m’avait révélé, un point du moins était éclairci : la façon de mesurer le temps. J’étais âgé de mille kilomètres, ce qui ne signifiait pas que la ville eût parcouru cette distance durant ma vie, mais que l’optimum l’avait couverte.

Quel que fût cet optimum.

Le lendemain, Malchuskin tint sa promesse. Pendant que l’équipe se reposait comme à l’ordinaire dans l’ombre profonde de la ville, Malchuskin m’emmena sur une petite éminence à quelque distance vers l’est. De là, on pouvait voir les environs immédiats de la cité.

Celle-ci se dressait pour le moment au centre d’une large vallée, bordée au nord et au sud par deux ondulations de terrain assez prononcées. Au sud, j’apercevais nettement les traces des voies qui avaient été démontées : quatre rangées parallèles de cicatrices là où avaient reposé les fondations et les traverses.

Au nord de la cité, les voies montaient au flanc de l’éminence. Il n’y avait pas grande activité de ce côté, bien qu’un chariot à accumulateurs remontât lentement la pente avec son chargement de rails, de traverses et d’ouvriers. Sur la crête même, une plus grande animation régnait, mais à cette distance, je ne voyais pas au juste ce qui se passait.

— Bon pays que celui-ci, observa Malchuskin. (Mais il fit immédiatement une réserve :) pour les hommes des voies, du moins.

— Pourquoi ?

— Il est assez uni. Nous n’avons pas de difficulté particulière avec les vallées et les ondulations du sol. Ce qui me cause du souci, c’est le terrain accidenté : les rochers, les rivières, et même les forêts. C’est l’un des avantages d’occuper en ce moment une position élevée. La roche est très ancienne par ici et les éléments l’ont érodée. Mais ne me parlez pas des rivières ! Ça me met les nerfs en pelote !

— Qu’est-ce qu’elles ont de mal, les rivières ?

— Je vous ai dit de ne pas m’en parler ! (Il me colla une tape joviale sur l’épaule et nous retournâmes vers la ville.) Les rivières, il faut les traverser. Ce qui veut dire qu’il faut construire un pont, à moins qu’il en existe déjà un, ce qui ne se rencontre jamais. Nous devons attendre pendant la construction du pont et cela nous retarde. En général, c’est la guilde des Voies qui encaisse tous les reproches pour ce retard. Mais ainsi va la vie. La difficulté, en matière de rivières, c’est qu’elles font naître chez tout le monde des sentiments mitigés. L’une des pénuries permanentes de la ville, c’est l’eau, et quand nous rencontrons une rivière, ce problème se trouve résolu pour un temps. Mais il n’en faut pas moins construire un pont et cela met tout le monde sur les nerfs.

Les manœuvres ne parurent pas tellement contents de nous revoir, mais Rafaël les remit au travail. Toutes les voies avaient maintenant été enlevées et il ne restait qu’à construire le dernier butoir. C’était une structure d’acier montée en travers du dernier tronçon de voie, en utilisant trois des semelles bétonnées qui avaient porté les traverses. Chacune des voies avait son butoir et ces derniers étaient disposés de façon à retenir la ville si jamais elle partait à reculons. Les butoirs n’étaient pas alignés, en raison de la forme irrégulière du flanc sud de la cité, mais Malchuskin m’assura qu’ils constituaient une protection suffisante.

— Mieux vaut ne pas en avoir besoin, me dit-il, mais si la ville se mettait à rouler, ils l’arrêteraient quand même. Je crois.

Le butoir érigé, notre travail était terminé.

— Que fait-on maintenant ? demandai-je.

Malchuskin jeta un coup d’œil au soleil :

— Nous devrions changer de campement. J’aimerais hisser ma cabane sur la crête. Et il y a les dortoirs des manœuvres. Mais il se fait tard. Je ne suis pas certain que nous puissions finir avant la nuit.

— Nous pourrions remettre à demain.

— C’est ce que je pense. Cela donnera quelques heures de détente à cette bande de flemmards. Ça va leur plaire.

Il parla à Rafaël qui consulta à son tour les hommes. La décision ne fut guère discutée. Rafaël n’avait pas fini de leur parler que quelques-uns s’éloignaient déjà.

— Où vont-ils ?

— J’imagine qu’ils retournent à leur village, dit Malchuskin. Il est juste là-bas. (Il désignait le sud-est, derrière l’éminence.) Mais ils reviendront. Le boulot ne leur plaît guère, mais ils subissent une pression au village, parce que nous leur apportons ce qu’ils désirent.

— C’est-à-dire ?

— Les bienfaits de la civilisation, dit-il avec un sourire cynique. À savoir, cette nourriture synthétique contre laquelle vous rouspétez sans cesse.

— Ils aimentça ?

— Pas plus que vous. Mais ça vaut mieux qu’un ventre vide, ce qui était le lot de la plupart d’entre eux avant que nous ne passions par ici.

— Je ne crois pas que je fournirai autant de travail pour ce brouet insipide, sans solidité et…

— Combien de repas preniez-vous par jour, en ville ?

— Trois.

— Combien de synthétiques ?

— Deux seulement.

— Eh bien, les gens comme ces pauvres bougres s’usent la peau au boulot rien que pour vous permettre de manger un repas naturel par jour. Et si j’ai bien compris, ce qu’ils font pour moi, c’est encore la moindre des choses.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Vous le saurez un jour.

Plus tard dans la soirée, dans la cabane, Malchuskin reprit le même sujet de conversation. Je m’aperçus qu’il n’était pas aussi mal informé qu’il le laissait entendre. Il rejetait toutes les fautes sur le système des guildes, comme d’habitude. Il était acquis de longue date que les coutumes de la cité se transmettaient d’une génération à l’autre, non par l’enseignement classique, mais par une méthode heuristique. Tout apprenti aurait davantage conscience de la valeur des traditions des guildes en comprenant de lui-même les réalités de l’existence sur lesquelles elles se fondaient qu’en subissant une formation théorique. En pratique, cela voulait dire que j’avais à découvrir seul pourquoi les hommes venaient travailler aux voies, quelles autres tâches ils exécutaient et en définitive, tout ce qui concernait la survie de la ville.

— Quand j’étais apprenti, reprit Malchuskin, je construisais des ponts et démontais des voies. J’ai travaillé avec la guilde de la Traction et voyagé avec des hommes comme votre père. J’ai découvert moi-même comment la ville continue d’exister et grâce à cela je connais l’importance de mon propre boulot. Je démonte et pose les voies, non que j’aime ce travail, mais parce que je sais pourquoi il faut le faire. J’ai effectué des sorties avec la guilde des Échanges et j’ai vu comment ses membres obtiennent que les indigènes viennent travailler pour nous, aussi puis-je comprendre les pressions qui s’exercent sur mes ouvriers actuellement. Tout cela est mystérieux, obscur, du moins à vos yeux en ce moment. Mais vous vous apercevrez que tout concourt à la survie… et vous apprendrez combien cette survie est précaire…

— Ça ne me contrarie pas de travailler avec vous.

— Ce n’est pas de cela que je parlais. Vous me donnez satisfaction. Ce que je veux dire, c’est que toutes les choses sur lesquelles vous vous posez sans doute des questions – le serment, par exemple – ont un but et, par Dieu, un but sensé.

— Ainsi les manœuvres reviendront demain matin ?

— Probablement. Et ils se plaindront, et ils flemmarderont dès que nous aurons le dos tourné – mais cela même est dans la nature des choses. Je me demande cependant parfois…

J’attendais qu’il achève sa phrase, mais il n’ajouta pas un mot. C’était assez inattendu car Malchuskin ne donnait guère l’impression d’un rêveur. Un long silence s’établit entre nous, que je ne rompis qu’en me levant pour aller aux latrines. Alors il s’étira en bâillant et me plaisanta sur les faiblesses de ma vessie.


Rafaël revint le lendemain, suivi de la plupart des hommes qui étaient avec nous auparavant. Il en manquait bien quelques-uns, mais ils avaient été remplacés, si bien que l’effectif restait le même. Malchuskin les accueillit sans surprise apparente et se mit incontinent à diriger le démontage des trois baraquements provisoires.

Tout d’abord on les vida de leur contenu qu’on empila à l’écart. Puis les bâtiments eux-mêmes furent démantelés. Ce n’était pas aussi compliqué que je l’avais cru car tous les éléments étaient facilement démontables. Chacune des parois était jointe aux autres au moyen de boulons et d’écrous. Les planchers se décomposaient en une série de traverses plates et les toits mêmes étaient boulonnés. Portes et fenêtres faisaient partie intégrante des parois dans lesquelles elles étaient ménagées. Il ne fallut qu’une heure par baraquement et dès midi, c’était terminé. Bien avant ce moment, Malchuskin était parti seul. Il revint avec un camion à batterie d’accumulateurs. Une pause pour manger un peu, puis on chargea le camion de tout ce qu’il pouvait contenir et Malchuskin repartit au volant vers la crête. Rafaël et quelques ouvriers étaient accrochés aux flancs du véhicule.

Il y avait un bout de chemin jusqu’au tertre. Malchuskin suivit une route qui nous menait en diagonale jusqu’à la voie la plus proche, puis la longeait. Il y avait un petit creux au flanc de la butte, et c’était là qu’avaient été posées les quatre paires de rails. Nombreux étaient les hommes qui travaillaient sur cette partie des voies, quelques-uns creusant le sol de part et d’autre de la voie, probablement pour élargir le passage afin qu’il puisse admettre la masse de la ville. D’autres maniaient des perceuses mécaniques, s’efforçant de dresser cinq armatures métalliques portant chacune une grande roue. Une seule était déjà en position entre les deux voies intérieures, comme un maigre dessin géométrique sans utilité apparente.

En empruntant la dépression, Malchuskin ralentit le camion pour examiner avec intérêt la progression des travaux. Il adressa un signe à l’un des hommes de la guilde qui surveillait le chantier, puis il accéléra de nouveau pour franchir la crête. De là, une pente peu accentuée menait à une large plaine. À l’est, à l’ouest, et devant moi, je distinguais des collines beaucoup plus élevées.

À ma surprise, les voies se terminaient à faible distance de la crête. La voie gauche extérieure était construite sur un kilomètre environ, mais les trois autres avaient à peine cent mètres de long. Deux équipes s’y étaient déjà mises, mais la progression était lente.

Malchuskin jeta un coup d’œil circulaire. De notre côté des voies – c’est-à-dire du côté ouest – se dressait un petit groupe de cabanes, sans doute les logements des ouvriers déjà installés en ce point. Il prit cette direction, mais dépassa un peu les baraquements avant de stopper.

— Ça ira, déclara-t-il. Il faut que les baraques soient debout avant la nuit.

— Pourquoi ne les plantons-nous pas près des autres ? lui demandai-je.

— J’ai pour règle de l’éviter. Bien assez de difficultés comme cela avec mes hommes. S’ils voient trop les autres, ils se mettront à boire davantage et à travailler moins. Nous ne pouvons les empêcher de se rencontrer pendant les pauses, mais il est inutile de les rassembler par avance.

— Ils ont pourtant le droit de faire ce qu’ils veulent ?

— On leur paie leur travail, rien de plus.

Il descendit de la cabine du camion et ordonna à Rafaël de faire monter les baraques.

Le camion fut vite déchargé et, après m’avoir confié le soin de la reconstruction, Malchuskin repartit au volant par-dessus la crête, pour recueillir le reste des hommes et du matériel.

Vers le soir, tout était presque prêt. Ma dernière tâche de la journée fut de reconduire le véhicule à la ville et de brancher les accumulateurs sur un des points de charge. Je partis donc, heureux de me retrouver seul un moment.

Quand je franchis la crête, je constatai que l’on avait cessé les travaux sur les grandes roues dressées. Le chantier était abandonné, à l’exception de deux miliciens qui montaient la garde, l’arbalète sur l’épaule. Ils ne me prêtèrent pas attention. Je les laissai derrière moi et poursuivis ma route vers la ville. Je fus surpris de voir le petit nombre des lumières. Avec l’approche de la nuit, toutes les activités semblaient s’interrompre.

D’autres véhicules s’alimentaient déjà à l’endroit indiqué par Malchuskin. Il n’y avait plus de place pour le mien. Je devinai que j’étais le dernier arrivant et qu’il me faudrait chercher des prises de courant ailleurs. Finalement, j’en trouvai une, libre, du côté sud de la ville.

Il faisait maintenant nuit noire et j’avais encore la perspective d’une longue marche solitaire pour regagner le campement. Je fus tenté de passer la nuit en ville. Après tout, en quelques minutes, je pouvais être dans ma chambrette de la crèche. Mais je songeai à Malchuskin et à ses réactions probables le lendemain matin.

Je longeai à regret le périmètre de la cité, trouvai les voies en direction du nord et les suivis jusqu’à la crête. Marcher seul de nuit dans la plaine était une expérience plutôt déconcertante. Il faisait déjà froid et une forte brise soufflait de l’est, me glaçant sous mon mince uniforme. Je voyais devant moi la masse de la crête, contre la faible luminosité du ciel nuageux. Dans la dépression, les lignes anguleuses des supports de roues se détachaient sur le ciel, ainsi que les silhouettes des miliciens montant la garde. Quand je m’avançai, ceux-ci me firent les sommations d’usage.

— Halte-là ! (Les deux hommes avaient interrompu leurs allées et venues et j’avais le sentiment que leurs arbalètes pointaient sur moi.) Votre identité ?

— Apprenti Helward Mann.

— Que faites-vous hors de la ville ?

— Je travaille pour l’homme de guilde Malchuskin. Sur les voies. Je suis déjà passé devant vous à bord d’un camion.

— Exact. Avancez.

J’allai vers eux.

— Je ne vous connais pas, dit l’un d’eux. Vous venez juste de commencer ?

— Oui… il y a environ un kilomètre.

— À quelle guilde appartenez-vous ?

— Les Futurs.

Celui qui avait parlé éclata de rire :

— Plutôt vous que moi !

— Pourquoi ?

— J’ai envie de vivre longtemps.

— Il est bien jeune, quand même, dit l’autre.

— De quoi parlez-vous ? fis-je.

— Êtes-vous déjà monté vers le futur ?

— Non.

— Êtes-vous déjà descendu vers le passé ?

— Non. J’ai débuté il y a seulement quelques jours.

Une pensée me vint à l’esprit. Même incapable de distinguer leurs visages dans le noir, je devinais à leurs voix qu’ils n’étaient guère plus âgés que moi. Peut-être douze cents kilomètres, mais guère plus. Mais si c’était exact, je devais sûrement les connaître, car ils avaient sans doute séjourné à la crèche en même temps que moi.

— Comment vous appelez-vous ? demandai-je à l’un d’eux.

— Conwell Sturner. Pour vous, Arbalétrier Sturner.

— Étiez-vous à la crèche ?

— Oui. Mais je ne me souviens pas de vous. Il est vrai que vous n’êtes qu’un gamin.

— Je viens de quitter la crèche. Vous n’y étiez pas.

Ils rirent de nouveau, tous les deux et je sentis que la colère me prenait.

— Nous étions descendus dans le passé, fiston.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie que nous sommes des hommes.

— Vous devriez être au lit, fiston. Il y a du danger par ici, la nuit.

— Mais il n’y a personne, protestai-je.

— Pas pour le moment. Mais pendant que les mollassons de la ville roupillent, c’est nous qui les protégeons des tooks.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les tooks ? Les durs du coin qui sautent sur les jeunes apprentis dans la nuit.

Je m’avançai un peu. Je regrettais d’être revenu au lieu de rester dans la ville. Néanmoins ma curiosité était éveillée.

— Sincèrement… que voulez-vous dire ? fis-je.

— Il y a là-bas des tooks qui n’aiment pas la ville. Si nous ne faisions pas bonne garde, ils endommageraient les voies. Vous voyez ces poulies ? Ils les abattraient si nous n’étions pas ici.

— Mais ce sont quand même les… tooks qui ont aidé à les dresser ?

— Ceux qui travaillent pour nous, oui. Mais il y en a une flopée qui refusent.

— Allez au lit, petit. Laissez-nous le soin des tooks.

— Vous deux, seuls ?

— Oui, nous deux… plus une douzaine d’autres répartis sur la crête. Va vite te coucher, fiston, et fais bien attention à ne pas recevoir un carreau entre les yeux.

Je pivotai et poursuivis ma route. Je bouillais de colère et si je m’étais attardé un instant de plus, je me serais jeté sur l’un d’entre eux. Je détestais cette manière de me traiter en gamin. Pourtant je me rendais compte que je les avais piqués au vif. Deux jeunes hommes armés d’arbalètes ne constituaient pas une défense sérieuse contre des assaillants déterminés, et ils le savaient bien. Mais il importait à leur amour-propre de me diminuer pour se conférer ainsi un faux prestige.

Quand j’estimai qu’ils ne pouvaient plus m’entendre, je pris le pas de course et, presque aussitôt, butai sur une traverse. Je m’écartai de la voie et me remis à courir. Malchuskin m’attendait dans la cabane et nous mangeâmes ensemble, encore une fois, un repas d’aliments synthétiques.

6

Deux jours de travail et ce fut mon temps de repos. Durant ces deux jours. Malchuskin aiguillonna si bien les hommes qu’ils produisirent plus de travail que jamais auparavant. La progression fut satisfaisante. Bien qu’il fût encore plus pénible de poser les rails que de les enlever, on pouvait jouir du plaisir plus subtil de contempler les résultats : une section de voie qui s’étendait toujours plus loin. Le travail supplémentaire consistait à creuser les emplacements des fondations pour y déposer les blocs de béton avant de placer les traverses et les rails. Comme trois groupes s’affairaient maintenant au nord de la cité et que chacune des voies avait à peu près la même longueur que les autres, il s’établissait entre les équipes une saine émulation. Je fus surpris de voir combien les hommes appréciaient cette concurrence : ils échangeaient des plaisanteries tout en peinant.

— Deux jours, me précisa Malchuskin juste avant mon départ pour la cité. Ne restez pas plus longtemps. On sera bientôt aux treuils et on aura besoin de tous les hommes disponibles.

— Dois-je revenir près de vous ?

— Cela dépend de votre guilde… mais, oui ! Les deux prochains kilomètres se passeront avec moi. Après quoi vous serez transféré à une autre guilde pour trois kilomètres.

— Laquelle ?

— Je l’ignore. Votre guilde en décidera.

Le travail s’étant terminé tard le dernier soir, je dormis encore dans la cabane. J’avais d’ailleurs une autre raison : je ne désirais nullement retourner en ville une fois la nuit tombée et franchir la dépression encore gardée par les miliciens. Pendant la journée, on ne voyait que peu ou pas de milice, mais après ma première rencontre avec les soldats, Malchuskin m’avait informé qu’il y avait des sentinelles toutes les nuits. De plus, pendant la période précédant immédiatement les opérations des treuils, les voies étaient la zone la plus fortement protégée.

Le lendemain matin, je regagnai la ville en longeant la voie.


Il ne me fut pas difficile de retrouver la trace de Victoria, maintenant que j’étais autorisé à séjourner en ville. Avant, j’avais hésité, car je songeais constamment que je devais rejoindre Malchuskin le plus rapidement possible. J’avais à présent deux pleines journées de congé devant moi, dont je pouvais jouir sans mauvaise conscience.

Toutefois, ne sachant comment rejoindre Victoria, je dus me résigner à poser des questions. Après quelques erreurs, on m’indiqua une salle au quatrième niveau. Victoria et plusieurs autres jeunes gens y travaillaient sous la surveillance d’une administratrice. Dès que Victoria me vit debout sur le seuil, elle adressa quelques mots à la surveillante et vint à ma rencontre. Nous sortîmes dans le couloir.

— Bonjour, Helward, dit-elle en refermant la porte.

— Bonjour. Écoute… si tu as du travail, je peux te retrouver plus tard.

— Pas la peine. Tu es en congé, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Alors je suis en congé également. Viens.

Elle me conduisit par le couloir jusqu’à un passage latéral, puis nous descendîmes un court escalier. Au bas se trouvait encore un couloir flanqué de portes des deux côtés. Elle ouvrit l’une d’elles et nous entrâmes.

La pièce était bien plus spacieuse que toutes les chambres privées que j’avais vues jusqu’alors dans la ville. Le meuble le plus grand était le lit, placé contre un des murs, mais la pièce était confortable, avec une surface libre de dimensions surprenantes. Une table, deux fauteuils, une penderie. Un lavabo et un réchaud. Le plus inattendu, c’était la fenêtre.

Je m’en approchai aussitôt pour jeter un coup d’œil au-dehors. Un espace dégagé, borné en face par un autre mur percé de nombreuses fenêtres. La cour s’étendait à droite et à gauche, mais l’étroitesse de la fenêtre ne me permettait pas de voir ce qu’il y avait sur les côtés.

— Cela te plaît ? me demanda Victoria.

— C’est grand. Tout est pour toi ?

— En un sens… C’est pour nous, quand nous serons mariés.

— Ah oui ! Quelqu’un m’avait dit que j’aurais un logement personnel.

— C’est probablement celui-ci. Où vis-tu pour le moment ?

— Je suis toujours à la crèche. Mais je n’y ai plus séjourné depuis la cérémonie.

— Tu es déjà à l’extérieur ?

— Je…

Je ne savais trop que dire.À l’extérieur ! Que pouvais-je bien raconter à Victoria, lié que j’étais par mon serment ?

— Je sais que tu sors de la ville, reprit-elle. Ce n’est pas tellement secret.

— Que sais-tu d’autre ?

— Diverses choses. Mais, écoute ! On ne s’est encore pas parlé ! Veux-tu du thé ?

— Synthétique ? (Je me mordis immédiatement la langue… je ne voulais pas paraître impoli.)

— J’en ai peur. Mais je vais bientôt travailler avec l’équipe des synthétiques, je trouverai bien un moyen de l’améliorer.

L’atmosphère se détendait peu à peu. Pendant les deux premières heures, nous nous étions parlé plutôt froidement, manifestant tous deux une curiosité courtoise, mais bientôt nous nous sentîmes plus à l’aise. Victoria et moi n’étions déjà plus étrangers l’un à l’autre.

La conversation se porta sur notre vie à la crèche, ce qui fit immédiatement surgir un nouveau problème. Avant d’avoir réellement quitté la ville, je n’avais pas eu une idée claire de ce qui m’attendait. L’enseignement de la crèche m’avait toujours paru – comme à la plupart des autres – sec, abstrait et peu pratique. Il n’y avait que peu de livres imprimés, surtout des œuvres de fiction traitant de la vie sur la planète Terre, aussi les maîtres s’en remettaient-ils essentiellement à des textes qu’ils avaient eux-mêmes rédigés. Nous savions, ou croyions savoir, bien des choses sur la vie quotidienne de la planète Terre, mais on nous avait prévenus que la réalité de notre monde serait bien différente. La curiosité naturelle des enfants nous poussait à exiger de connaître immédiatement l’autre face de la pièce, mais les maîtres se taisaient obstinément sur ce chapitre. Il avait donc toujours existé dans nos connaissances cette brèche décevante entre ce que nos lectures nous apprenaient sur un monde qui n’était pas celui-ci et ce que nous étions obligés d’imaginer sur les coutumes de la ville.

Cet état de choses suscitait un certain mécontentement, qui provoquait un besoin accru de dépense physique. Mais comment le satisfaire dans la crèche ? Seuls les couloirs et le gymnase permettaient quelque mouvement, et encore avec des limites. Notre frustration se traduisait par une agitation permanente : chez les jeunes enfants, des colères et des désobéissances ; chez les plus âgés, des luttes et des passions pour les quelques sports que nous pouvions pratiquer dans le petit gymnase… et chez ceux qui en étaient aux derniers kilomètres avant leur majorité, une conscience précoce des plaisirs de la chair.

Les administrateurs faisaient des efforts symboliques pour y remédier, mais peut-être comprenaient-ils bien le pourquoi de ces activités. En tout cas, j’avais grandi à la crèche et j’avais pris autant de part que tout autre à ces débordements passagers. Durant les trente derniers kilomètres avant ma majorité, j’avais eu des rapports sexuels avec quelques-unes des filles – parmi lesquelles Victoria ne figurait pas – et cela m’avait paru sans importance. Maintenant que nous allions nous marier, elle et moi, ce qui s’était passé avant prenait soudain un aspect différent.

Avec une certaine perversité, plus nous bavardions, plus je m’apercevais que j’aurais souhaité pouvoir exorciser ce fantôme d’un passé récent. Je me demandais si je ne devais pas exposer en détail mes diverses expériences, m’expliquer. Cependant Victoria semblait guider sciemment la conversation vers des sujets anodins pour l’un comme pour l’autre. Peut-être avait-elle aussi ses fantômes. Elle me parla un peu de la vie citadine, ce qui m’intéressait vivement, bien entendu.

Elle m’informa qu’en qualité de femme elle n’avait pas automatiquement droit à un poste responsable et que seules ses fiançailles avec moi avaient rendu possible son emploi présent. Si elle s’était fiancée avec un homme n’appartenant pas à une guilde, on aurait attendu d’elle qu’elle produise des enfants aussi souvent que possible et qu’elle consacre son temps à des travaux domestiques dans les cuisines, ou à confectionner des vêtements, ou à tout autre besogne ménagère. Au contraire, elle était maintenant en mesure d’orienter en partie son avenir et arriverait probablement à une situation d’administratrice qualifiée. Elle suivait actuellement une formation assez semblable à la mienne. La seule différence était que l’on mettait davantage l’accent sur l’enseignement théorique que sur l’expérience. En conséquence elle en savait déjà beaucoup plus que moi sur la ville et sur son administration intérieure.

Je ne me sentais pas libre de parler de mon travail au-dehors, aussi écoutais-je toutes ses paroles avec un grand intérêt.

Elle me dit qu’on l’avait informée des deux grandes pénuries dont souffrait la cité : l’eau – Malchuskin me l’avait fait savoir – et la population.

— Mais il y a des tas de gens dans la ville, objectai-je.

— Oui… mais le taux des naissances viables a toujours été faible et ne cesse d’empirer. Le plus grave, c’est qu’il naît un beaucoup plus grand nombre de bébés de sexe masculin. Personne ne sait vraiment pourquoi.

— C’est la nourriture synthétique.

— Possible.

« Elle n’avait pas saisi. » Avant de quitter la crèche, je n’avais qu’une très vague idée de ce que pouvait être la ville… mais j’avais toujours cru que tous ceux qui y vivaient y étaient nés :

— N’en est-il pas ainsi ?

— Non. On amène dans la cité une quantité de femmes pour tenter de relever le chiffre de la population. Ou, plus précisément, dans l’espoir qu’elles auront des bébés-filles.

— Ma mère venait du dehors, dis-je.

— Vraiment ? (Pour la première fois depuis notre rencontre, Victoria paraissait embarrassée.) Je ne savais pas.

— C’est sans importance.

Brusquement, Victoria resta silencieuse. Comme la question ne me tourmentait guère, je regrettai d’avoir mentionné ce détail.

— Parle-moi encore de ça, repris-je.

— Non… Il n’y a pas grand-chose à en dire. Mais toi ? Comment est ta guilde ?

— Oh, ça va bien.

Même sans penser au serment qui me liait, je n’avais plus envie de bavarder. Pendant le brusque silence de Victoria, j’avais acquis l’impression très nette qu’elle aurait pu en raconter davantage, mais qu’une certaine pudeur l’en empêchait. Toute ma vie durant, l’absence de ma mère avait été considérée comme une chose naturelle. Mon père en parlait, le cas échéant, très simplement, sans qu’il parût y avoir là quelque chose de honteux. D’ailleurs bien des garçons de la crèche étaient dans le même cas, et bien plus, la plupart des filles également. Avant que le sujet eût provoqué cette réaction de Victoria, je n’y avais jamais réfléchi.

— Tu es un peu une rareté, commençai-je, dans l’espoir de revenir à la question par une voie détournée. Ta mère est toujours dans la ville.

— Oui.

Rien à ajouter. Je décidai de laisser tomber. De toute façon, je ne tenais pas tellement à discuter de problèmes qui ne nous concernaient pas directement. J’étais venu dans le dessein d’apprendre à connaître Victoria, et non de parler généalogie.

Mais mon impression demeurait. La conversation s’était éteinte.

— Qu’y a-t-il là ? demandai-je en désignant la fenêtre. Pouvons-nous y aller ?

— Si tu veux. Je vais te montrer.

Je la suivis hors de la pièce, dans le couloir, jusqu’à une porte s’ouvrant sur la cour. Pas grand-chose à voir : l’espace dégagé n’était qu’une allée entre les deux parties de l’immeuble. À une extrémité se dressait une section surélevée où l’on accédait par un escalier de bois. Nous allâmes d’abord à l’autre bout, où une porte donnait sur la ville. Au retour, nous escaladâmes les marches pour arriver sur une petite plate-forme garnie de bancs de bois. Il y avait un peu de place pour se remuer. La plate-forme était fermée sur deux côtés par des murs plus hauts, qui cachaient probablement d’autres parties internes de la cité, et le côté d’accès donnait sur les toits des pâtés de maisons et sur l’allée. Toutefois, sur le quatrième côté, la vue n’était nullement coupée et découvrait le paysage d’alentour. Ce fut pour moi une surprise… Selon les termes du serment, personne en dehors des membres des guildes ne devait jamais rien voir au-dehors de la ville.

— Qu’en penses-tu ? me demanda Victoria en s’asseyant sur un des bancs tournés vers le panorama.

Je m’assis près d’elle :

— Cela me plaît.

— Oui.

C’était difficile ; je me trouvais déjà en conflit avec les termes du serment. Comment parler à Victoria de mon travail sans me parjurer ?

— Il ne nous est pas permis de monter ici très souvent. C’est fermé la nuit, et ouvert seulement quelques heures le jour. Il arrive que ça reste fermé plusieurs jours d’affilée.

— Sais-tu pourquoi ?

— Et toi ? me dit-elle.

— C’est probablement… à cause des travaux qui s’y font.

— Et dont tu ne vas sûrement pas me parler.

— Non.

— Pourquoi pas ?

— Je ne peux pas.

Elle me regarda.

— Tu es très hâlé. Travailles-tu au soleil ?

— Une partie du temps.

— Cette plate-forme est interdite quand le soleil est au-dessus de nos têtes. Je n’en ai jamais vu que les rayons quand ils touchent les points les plus élevés des bâtiments.

— Il n’y a rien à voir, affirmai-je. Il est très brillant et on ne peut pas le regarder en face.

— J’aimerais bien en faire l’expérience moi-même.

— Que fais-tu pour le moment ? Comme travail ? lui demandai-je.

— Je m’occupe de nutrition.

— Mais encore ?

— Il s’agit de trouver le moyen d’équilibrer le régime. Nous devons nous assurer que l’aliment synthétique contient suffisamment de protéines et que les gens absorbent la quantité appropriée de vitamines. (Sa voix trahissait son manque d’intérêt pour le sujet.) Le soleil fournit des vitamines, tu sais ?

— Vraiment ?

— La vitamine D. Elle est produite dans le corps par l’action du soleil sur l’épiderme. C’est utile à savoir si l’on doit un jour voir le soleil.

— Mais on peut la synthétiser ?

— Oui. On le fait, d’ailleurs. Si nous retournions dans la chambre boire un peu de thé ?

Je ne répondis pas. J’ignorais ce que j’avais attendu de Victoria, mais sûrement pas cela ! Des images plutôt romantiques avaient hanté mes journées de travail près de Malchuskin, tempérées de temps à autre par l’impression qu’il nous faudrait sans doute nous adapter l’un à l’autre. De toute façon, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il existerait entre nous un courant de ressentiment sous-jacent. Je nous avais imaginés travaillant ensemble à l’établissement des rapports intimes envisagés pour nous par nos parents et parvenant à leur donner la consistance d’une union solide, et peut-être de l’amour. Je n’avais certes pas prévu que Victoria envisagerait notre vie sous un autre angle : j’étais à ses yeux destiné à jouir à jamais des privilèges d’un mode de vie qui lui demeurait interdit.

Nous étions encore sur la plate-forme. La proposition de rentrer dans la chambre n’avait été que pure ironie de sa part et j’étais assez sensible pour l’avoir compris. De toute façon, je sentais que pour des raisons différentes nous préférions tous les deux rester là : moi parce que mon travail m’avait donné le goût du plein air, Victoria parce que cette plate-forme représentait sa seule approche de l’extérieur. Malgré tout, le paysage onduleux à l’est de la cité nous rappelait sans cesse les divergences nouvellement révélées qui nous séparaient.

— Tu pourrais faire une demande de transfert à une guilde, suggérai-je au bout d’un moment. Je suis certain…

— Question de sexe, répondit-elle sèchement. C’est réservé aux hommes, ou ne le savais-tu pas ?

— Je l’ignorais.

— Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre quelques petites choses, poursuivit-elle, le débit rapide, son amertume contenue à grand-peine. J’avais vu cela toute ma vie sans jamais en saisir la signification : mon père toujours absent de la ville, ma mère s’acquittant de son travail, s’occupant de tout ce qui semblait aller de soi : la nourriture, la chaleur, l’enlèvement des ordures. Maintenant, je sais. Les femmes sont trop précieuses pour risquer leur existence au-dehors. On en a besoin ici, dans la ville, parce qu’elles font des enfants et que l’on peut leur en faire faire encore et encore. Si elles n’ont pas eu la chance de naître dans la ville, on les fait venir de l’extérieur et on les renvoie quand elles ont rempli leur rôle. (De nouveau l’épineuse question, mais cette fois elle n’hésita pas.) Je sais qu’il faut que le travail de l’extérieur soit exécuté et que, quel qu’il soit, il implique des risques… Mais on ne m’a pas donné le choix. Parce que je suis femme, je n’ai d’autre possibilité que de demeurer en ce fichu endroit, à apprendre des choses fascinantes sur la fabrication des aliments, et, chaque fois que je le pourrai, à faire des gosses.

— Tu ne veux plus m’épouser ? lui demandai-je.

— Je n’ai pas le choix.

— Merci quand même !

Elle se leva et se dirigea vers les marches, l’air irrité. Je la suivis jusqu’à la porte de sa chambre. J’attendis sur le seuil, observant son dos tourné tandis qu’elle contemplait par l’étroite fenêtre la petite allée entre les bâtisses.

— Tu veux que je m’en aille ? fis-je.

— Non… entre et ferme la porte.

Elle ne bougeait pas.

— Je vais faire le thé, proposai-je.

Elle recula à regret :

— D’accord.

L’eau était encore tiède dans la casserole et il ne fallut qu’une ou deux minutes pour la porter à ébullition.

— Nous ne sommes pas forcés de nous marier, observai-je.

— Si ce n’est pas toi, ce sera quelqu’un d’autre. (Elle se retourna, vint s’asseoir près de moi et prit sa tasse de breuvage synthétique.) Je n’ai rien contre toi, Helward. Tu dois le savoir. Que cela nous plaise ou non, nos deux vies sont gouvernées par le système des guildes. Nous n’y pouvons rien.

— Pourquoi ? Les systèmes, cela se transforme.

— Pas celui-ci. Il est trop solidement installé. Les guildes tiennent toute la ville, pour des raisons que j’ignorerai sans doute toujours. Seules les guildes pourraient modifier le système et elles n’en feront rien, jamais.

— Tu en as l’air bien sûre.

— J’ai des certitudes. Et pour la bonne raison que le système qui régit ma vie est lui-même imposé par ce qui se passe hors de la cité. Comme je ne pourrai jamais participer à cette activité, je n’aurai jamais la possibilité de décider de ma propre vie.

— Mais tu le pourrais… par mon intermédiaire.

— Tu ne consens même pas à en parler.

— Je ne peux pas ! protestai-je.

— Pourquoi ?

— Je ne peux même pas te le dire.

— Le secret de la guilde ?

— Si tu veux.

— Et même assis près de moi, comme cela, tu t’y soumets !

— Il le faut, dis-je simplement. On m’a fait jurer…

Je me rappelai soudain : le serment lui-même était inclus dans les termes qui le composaient. Je l’avais rompu déjà, si facilement, si naturellement, que je n’avais même pas eu le temps de m’en rendre compte.

À ma surprise, Victoria n’eut aucune réaction.

— Le système des guildes est donc ratifié, dit-elle. C’est logique.

J’achevai mon thé :

— Je pense qu’il faut que je m’en aille.

— Es-tu fâché ? s’inquiéta-t-elle.

— Non, seulement je…

— Ne t’en va pas. Je regrette de m’être mise en colère… ce n’est pas de ta faute. Tu viens de dire que je pourrais décider de ma propre vie par ton intermédiaire. Qu’entendais-tu par là ?

— Je ne sais pas trop. Il me semble que la femme d’un membre de guilde, ce que je serai un jour, aurait davantage de chances de…

— De quoi ?

— Eh bien… de savoir à travers moi si le système est bien fondé ou non.

— Mais tu as dû jurer de ne rien me dire ?

— Je… oui.

— Ainsi les guildes du premier ordre ont tout prévu. Le système exige le secret.

Elle se pencha en arrière et ferma les yeux.

Je me sentais confus, irrité contre moi-même. Dix jours que j’étais apprenti et déjà théoriquement condamné à mort ! C’était trop absurde pour être pris au sérieux, mais dans mon souvenir, la menace m’avait paru convaincante lorsque j’avais prêté serment. J’étais confus parce que, sans le savoir, Victoria avait mis en jeu l’engagement sentimental provisoire qui nous liait. Je voyais bien le point de conflit, mais je n’y pouvais rien. Ma propre vie dans la crèche m’avait fait connaître les frustrations subtiles dues au fait qu’il ne nous était pas permis d’accéder aux autres parties de la ville. Si cela se développait à plus grande échelle – si on se voyait accorder une petite participation à l’administration de la ville, mais aussi fixer un point au-delà duquel toute initiative devenait impossible – la frustration augmenterait. Mais ce problème n’était sûrement pas nouveau dans la cité. Victoria et moi n’étions pas les premiers à nous marier dans ces conditions. D’autres avant nous avaient dû se trouver devant le même fossé. S’étaient-ils contentés d’accepter le système tel quel ?

Victoria ne bougea pas quand je quittai la pièce pour me diriger vers la crèche.


Loin d’elle, loin du réseau d’attitudes et de réactions où nous enfermait fatalement toute conversation, j’oubliai un peu ses problèmes pour m’inquiéter de ma propre position. S’il fallait prendre le serment au sérieux, je risquais l’exécution capitale au cas où un membre de la guilde serait informé de ma faute. Est-ce que la violation d’un serment pouvait avoir des conséquences si extrêmes ?

Victoria irait-elle répéter à quelqu’un ce que je lui avais dit ? À la réflexion, ma première impulsion fut de retourner la voir pour la supplier de garder le silence… mais cela n’aurait fait qu’aggraver ma négligence et intensifier son ressentiment.

Je gaspillai le reste de la journée, allongé sur ma couche, à me torturer l’esprit. Plus tard, je mangeai dans un des réfectoires de la ville et je me sentis soulagé de ne pas y rencontrer Victoria.


Au milieu de la nuit, elle vint dans ma chambre. Je perçus d’abord le bruit de la porte qui se refermait, puis j’ouvris les yeux et vis sa haute silhouette dressée près du lit.

— Que…

— Chut ! C’est moi.

— Que veux-tu ?

Je tendis le bras vers le commutateur, mais elle me saisit le poignet.

— N’allume pas.

Elle s’assit au bord du lit, et je me redressai.

— Je suis navrée, Helward. C’est tout ce que je voulais te dire.

— C’est bon.

Elle rit :

— Tu dors encore, n’est-ce pas ?

— Pas sûr. Possible.

Elle se pencha et je sentis ses mains me presser doucement la poitrine, puis remonter pour aller se joindre derrière ma nuque. Elle m’embrassa.

— Ne dis rien, murmura-t-elle. Je suis tout simplement désolée.

Nous nous embrassâmes de nouveau. Ses mains se déplacèrent et elle m’enlaça la taille.

— Tu portes une chemise de nuit ?

— Pourquoi pas ?

— Ôte-la.

Elle se releva soudain et je l’entendis se débarrasser de son manteau. Quand elle se rassit, elle était nue. Je m’entortillai un moment la tête dans ma chemise, puis Victoria rabattit les couvertures et se serra contre moi.

— Tu es venue ici comme cela ? demandai-je.

— Il n’y a personne dans la ville. Son visage était tout proche du mien. Encore un long baiser, et quand je m’écartai, je me cognai la tête au mur. Victoria se rapprocha encore, me pressant de tout son corps. Soudain, elle partit d’un éclat de rire bruyant.

— Bon sang ! Tais-toi !

— Pourquoi ?

— On va nous entendre.

— Ils sont tous endormis.

— Ils ne le resteront pas longtemps si tu continues à rire ainsi !

Elle m’embrassa :

— Ce n’est pas le moment de parler !

Bien que mon corps réagît déjà impatiemment à son contact, je restais très alarmé. Nous faisions trop de bruit. Les cloisons étaient minces et je savais de longue expérience comme les sons passaient facilement. Avec son rire et nos voix, serrés comme nous l’étions dans l’étroite couchette, j’étais certain que nous allions réveiller toute la crèche. Je m’écartai d’elle et le lui dis.

— C’est sans importance, répondit-elle.

— Mais si.

Je repoussai les couvertures et me coulai par-dessus son corps. Je fis de la lumière. Victoria se cacha les yeux. Je lui jetai son manteau.

— Viens. Nous allons chez toi.

— Non.

— Si. (Je revêtais déjà mon uniforme.)

— Ne le mets pas, il pue ! me dit-elle.

— Tant que cela ?

— C’est abominable.

Elle s’assit et je restai fasciné par la beauté de sa nudité. Elle posa le manteau sur ses épaules et quitta le lit.

— Très bien. Mais faisons vite, recommanda-t-elle.

Nous sortîmes de la chambre, puis de la crèche, marchant vite le long des couloirs. Comme Victoria l’avait affirmé, à cette heure tardive, les gens ne se promenaient plus et les couloirs n’étaient que faiblement éclairés. Nous atteignîmes sa chambre en quelques minutes. Je refermai la porte au verrou. Victoria s’assit sur le lit, serrant le manteau sur ses épaules.

Je me débarrassai de mon uniforme et m’étendis sur le lit.

— Viens, Victoria.

— Je n’en ai plus envie maintenant.

— Pourquoi ?

— Nous aurions dû rester où nous étions.

— Veux-tu que nous y retournions ?

— Sûrement pas.

— Viens près de moi, ne reste pas assise comme cela.

— Bon.

Elle laissa tomber son manteau sur le plancher, puis se glissa près de moi. Nous nous enlaçâmes et échangeâmes des baisers durant un moment, mais je savais ce qu’elle avait voulu dire. Le désir m’avait également quitté, aussi vite qu’il était venu. Au bout d’un temps nous restâmes allongés en silence. La sensation d’être au lit avec elle était agréable, mais malgré ce courant sensuel entre nous, il ne se passa rien.

— Pourquoi es-tu revenue me trouver ? finis-je par lui demander.

— Je te l’ai dit.

— C’était tout ? Parce que tu étais navrée ?

— Je le pense.

— J’ai bien failli revenir, moi aussi. J’ai fait quelque chose d’interdit. J’ai peur.

— De quoi s’agit-il ?

— Je t’ai dit… je t’ai dit qu’on m’avait fait jurer de me taire. Tu avais raison, les guildes imposent le secret à leurs membres. Pour devenir apprenti, j’ai dû prêter serment et une partie des termes me faisait jurer que je ne révélerais pas l’existence du serment même. Je l’ai violé en t’en parlant.

— Cela a-t-il de l’importance ?

— Le châtiment est la peine de mort.

— Mais comment l’apprendraient-ils ?

— Si…

— Si je bavardais, n’est-ce pas ? fit Victoria. Pourquoi raconterais-je cela ?

— Je ne sais pas. Mais tes paroles d’aujourd’hui – ta rancœur de n’avoir pas la possibilité d’organiser ta vie à ta guise – j’ai pensé que tu te retournerais contre moi.

— Jusqu’à cet instant, cela ne voulait rien dire pour moi. Et je n’en ferais pas usage. Et puis, pourquoi une femme trahirait-elle son mari ?

— Tu veux toujours de moi ?

— Oui.

— Bien que ce mariage ait été arrangé sans nous consulter ?

— C’est un arrangement satisfaisant, dit-elle. (Elle se serra contre moi pendant quelques moments). Ne penses-tu pas comme moi ?

— Si.


Quelques minutes après, Victoria me demanda :

— Consentirais-tu à me révéler ce qui se passe hors de la ville ?

— Je ne peux pas.

— À cause du serment ?

— Oui.

— Mais tu l’as déjà rompu. Quelle importance désormais ?

— Surtout, il n’y a rien à en dire. J’ai passé dix jours à m’exténuer à des travaux manuels sans même en connaître le but.

— Quel genre de travaux ?

— Victoria… ne me pose pas de questions.

— Alors, parle-moi du soleil. Pourquoi n’est-il permis à aucun habitant de la ville de le voir ?

— Je l’ignore.

— Présente-t-il des anomalies ?

— Je ne pense pas…

Victoria formulait des questions que j’aurais dû me poser moi-même… et je n’en avais rien fait ! Dans l’accumulation de mes expériences nouvelles, j’avais à peine eu le temps de saisir le sens de tout ce que j’avais vu, pas celui d’en débattre. Je me surprenais maintenant à désirer moi aussi des réponses. Le soleil présentait-il des anomalies qui pouvaient mettre la ville en danger ? Et dans l’affirmative, était-ce encore une chose à garder secrète ? Pourtant j’avais bien vu le soleil et…

— Il n’y a rien qui cloche, finis-je par déclarer. Mais il n’a pas la forme que je croyais.

— C’est une sphère.

— Non. Ou du moins il n’en a pas l’apparence.

— Et alors ?

— Je suis sûr que je ne devrais pas t’en parler.

— Tu ne peux pas en rester là.

— Je ne pense pas que ce soit important.

— Moi, si.

— Bon. (J’en avais déjà trop raconté, mais que faire ?) On ne peut pas le voir distinctement pendant le jour parce qu’il est trop brillant. Mais à l’aube et au crépuscule, on peut le regarder durant quelques minutes. Je pense qu’il a la forme d’un disque. Mais il y a plus que cela et je ne trouve pas de mots pour le décrire. Au centre du disque, en haut et en bas, il y a une sorte de hampe.

— Qui fait partie du soleil ?

— Oui. C’est un peu comme une toupie. Mais il est difficile de distinguer les détails à cause de son éclat, même à ces heures particulières. L’autre nuit, j’étais dehors et le ciel était clair. Il y a une lune, et elle est de la même forme. Toutefois je n’ai pas eu non plus la possibilité de la distinguer nettement, parce que la phase n’était pas favorable.

— Es-tu certain de tout cela ?

— C’est ce que j’ai vu.

— Mais ce n’est pas ce qu’on nous enseigne.

— Je sais. C’est pourtant bien ainsi.

Je n’en dis pas plus. Victoria continua de me poser des questions, mais je les éludai. Elle chercha à m’arracher des renseignements sur mon travail, mais je réussis à garder le silence. Je me mis à mon tour à lui parler d’elle-même et bientôt la conversation s’écarta de ce qui était pour moi terrain dangereux. Le secret ne pourrait rester longtemps enterré, mais il me fallait le temps de réfléchir. Un peu plus tard, on fit l’amour et l’on s’endormit presque aussitôt après.


Le matin, Victoria prépara le café. Elle me laissa assis dans la chambre, tout nu, pendant qu’elle emportait mon uniforme au nettoyage. Pendant son absence, je me lavai et me rasai, puis je m’étendis sur le lit jusqu’à son retour.

Je remis mon uniforme. Il était frais et bien repassé, plus rien de commun avec cette seconde peau raide et malodorante qu’il était devenu à la suite de mes efforts pénibles au-dehors.

Nous passâmes le reste de la journée ensemble. Victoria me fit visiter l’intérieur de la cité, bien plus complexe que je ne l’avais soupçonné. Je n’avais jusqu’alors vu que les sections résidentielle et administrative, mais il y avait bien d’autres éléments. Au début, je me demandai comment on pouvait y retrouver son chemin, mais Victoria me fit remarquer qu’en divers endroits des plans étaient collés aux murs.

J’observai que ces plans avaient été souvent modifiés, et l’un d’eux notamment retint mon attention. Nous étions à l’un des niveaux inférieurs, et près d’un plan récent, révisé, on en avait laissé un beaucoup plus ancien, protégé par une feuille de plastique transparent. Je l’examinai avec le plus grand intérêt, car les instructions étaient imprimées en plusieurs langues. Je ne reconnus parmi elles que le français et l’anglais.

— Quelles sont ces autres langues ? demandai-je.

— Voici de l’allemand, et du russe et de l’italien, et… (Elle me montrait une écriture dessinée, idéographique :)… du chinois. Après un examen prolongé, j’entrepris de comparer les deux plans. Leur ressemblance n’était pas douteuse, mais il était non moins clair qu’on avait procédé, entre-temps, à des remaniements au sein de la ville.

— Pourquoi utilisait-on tellement de langues ?

— Nous descendons d’un mélange de nationalités. Je crois que l’anglais est devenu la langue normale depuis bien des milliers de kilomètres, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Ma propre famille est d’origine française.

— Vraiment ? dis-je.

Au même niveau, Victoria me fit visiter l’usine des produits synthétiques. On y fabriquait les substituts des protéines et d’autres ersatz à partir du bois et des végétaux. L’odeur était épouvantable et je remarquai que tous les employés portaient des masques. Victoria m’emmena rapidement dans la section voisine où se poursuivaient les recherches en vue d’améliorer la texture et la saveur des aliments. Victoria me répéta qu’elle travaillerait bientôt dans ce service.

Plus tard, elle m’exposa ses autres déceptions et ses craintes pour l’avenir. J’étais à présent mieux préparé et je parvins à la rassurer. Je lui conseillai de prendre exemple sur sa propre mère qui menait une vie bien remplie et utile. Je lui promis – elle m’avait convaincu ! — de lui reparler de ma vie et je lui affirmai que je ferais de mon mieux, une fois membre à part entière de la guilde, pour rendre le système plus ouvert, plus libéral. Cette promesse parut l’apaiser et nous passâmes ensuite une soirée et une nuit de détente.

7

Nous convînmes de nous marier dès que possible. Elle entreprit de se renseigner durant le kilomètre à venir sur les formalités à accomplir. Si possible, nous nous marierions pendant mon prochain congé, ou le suivant. En attendant, il me fallait retourner à mes occupations de l’extérieur.

Dès que je fus sorti de sous la ville, il m’apparut que les travaux avaient considérablement progressé. Les environs immédiats de la cité étaient débarrassés de tout équipement. Plus de baraquements provisoires en vue, plus de véhicules électriques aux points de charge. Tous étaient probablement en service quelque part de l’autre côté de la crête. Une différence plus remarquable encore, c’était les cinq câbles partant du bord nord de la ville pour courir sur le sol entre les voies et disparaître derrière l’éminence. Près des voies, plusieurs miliciens montaient la garde.

À l’idée que Malchuskin devait déjà être très occupé, je partis rapidement vers la crête. Quand je parvins au sommet, je fus édifié. Au loin, là où les rails s’arrêtaient, une activité fébrile régnait autour de la voie intérieure droite. D’autres équipes travaillaient à des structures métalliques un peu plus loin, mais il m’était impossible d’en deviner le rôle à cette distance. Je pressai encore l’allure.

Le trajet me prit plus de temps que prévu, car le tronçon de voie le plus long atteignait maintenant plus de deux kilomètres. Le soleil était déjà haut quand je retrouvai Malchuskin et ses hommes. J’avais très chaud et je ruisselais de sueur.

Malchuskin me salua à peine. J’ôtai ma veste d’uniforme et me mis au travail.

Les hommes devaient pousser cette partie de voie jusqu’à la même distance que les autres, mais ils avaient rencontré un terrain rocheux qui les ralentissait. Évidemment les fondations bétonnées n’étaient pas nécessaires, mais il était extrêmement difficile de creuser les logements de traverses.

Je pris une pioche sur un camion et me mis à l’œuvre. Bientôt les problèmes beaucoup plus délicats qui s’étaient posés à moi dans la ville me parurent à la vérité bien lointains.

Pendant les pauses, j’appris de Malchuskin qu’à part ce tronçon de voie, tout était presque prêt pour l’opération de traction aux treuils. Les câbles étaient tendus et les supports plantés. Il m’emmena voir ces derniers et me montra les mâts d’acier profondément enfoncés dans le sol de façon à assurer un solide ancrage pour les câbles déjà accrochés. Le quatrième était presque achevé et les travaux avaient débuté sur le cinquième.

Les hommes des guildes qui se trouvaient sur les lieux paraissaient en général inquiets et j’en demandai la raison à Malchuskin.

— C’est la durée qui les tourmente, me répondit-il. Il nous a fallu vingt-trois jours depuis le dernier déplacement pour poser les voies jusqu’ici. Selon les évaluations actuelles, nous pourrons faire avancer la ville demain si tout va bien. Cela fera vingt-quatre jours. Exact ? La plus grande distance sur laquelle nous puissions cette fois remorquer la ville est de presque trois kilomètres… mais dans le temps que nous avons mis à aboutir à ce résultat, l’optimum a progressé de quatre kilomètres. Ainsi, même après la traction nous resterons à un kilomètre plus loin de l’optimum que lors du dernier remorquage.

— Pouvons-nous combler ce retard ?

— À la prochaine opération, peut-être. J’en parlais à des hommes de la Traction, hier soir. Ils calculent que nous effectuerons un court trajet cette fois… et ensuite deux longs. Ces collines leur causent du souci. (Il montrait vaguement la direction du nord.)

— Ne pourrions-nous les contourner ? demandai-je, en observant que loin au nord-est les collines semblaient un peu moins élevées.

— Oui, mais le chemin le plus court vers l’optimum va droit au nord. Toute déflexion angulaire qui nous en écarte ne fait qu’augmenter la distance à couvrir. Je ne comprenais pas parfaitement tout ce qu’il m’expliquait, mais je saisissais bien la nécessité de se hâter.

— Une consolation, pourtant, reprit Malchuskin. Nous lâchons notre bande de tooks après ce coup. Les Futurs ont déniché une colonie plus importante quelque part au nord et les gens y cherchent désespérément du travail. C’est comme ça qu’ils me plaisent. Plus ils ont faim, plus ils bossent dur… du moins pendant un temps.

Les travaux se poursuivirent jusqu’après le coucher du soleil. Malchuskin et les autres membres de la guilde de Traction aiguillonnaient les manœuvres à grand renfort de jurons de plus en plus violents. Je n’avais pas le temps de réfléchir, car les hommes des guildes et moi-même ne peinions pas moins que les autres. Quand nous regagnâmes la cabane pour la nuit, j’étais épuisé.

Le lendemain matin, Malchuskin partit de bonne heure, me recommandant d’amener Rafaël et l’équipe sur l’emplacement dans le plus bref délai. Quand j’arrivai, Malchuskin et trois autres membres de la guilde de Traction discutaient avec les gens qui préparaient les câbles. Je mis Rafaël et les manœuvres au travail sur la voie, mais la discussion en cours m’intriguait. Quand Malchuskin revint vers nous, il ne m’en parla pas, mais se lança littéralement au travail, en rudoyant vivement Rafaël.

Un peu plus tard, à la pause, je lui demandai ce qui n’allait pas.

— Les hommes de la Traction veulent commencer le remorquage dès maintenant, avant que la voie soit achevée, me dit-il.

— Est-ce possible ?

— Oui. Ils prétendent qu’il faudra un certain temps pour amener la ville au sommet de la crête et que nous pourrions achever la voie pendant le déplacement. Nous ne le permettrons pas.

— Pourquoi ? Ça semble raisonnable.

— Parce qu’il faudrait travailler sous les câbles et que les câbles subissent une tension importante, surtout quand il faut faire remonter à la ville une pente comme celle-ci. Vous n’avez jamais vu un câble se rompre, n’est-ce pas ? (Question purement académique. Jusqu’ici, je ne savais même pas que l’on se servait de câbles.) Vous seriez coupé en deux avant même d’entendre le claquement, acheva Malchuskin d’un ton aigre.

— Alors qu’a-t-il été convenu ?

— Nous avons une heure pour terminer. Ensuite, ils mettent les treuils en marche.

Il restait trois tronçons de voie à poser. Nous accordâmes encore quelques minutes de repos aux hommes, puis le travail reprit. À présent quatre hommes de guilde et quatre équipes étaient concentrés au même point. Nous avancions rapidement, mais il nous fallut malgré tout l’heure presque entière pour arriver au bout.

Ce fut avec une certaine satisfaction que Malchuskin signala aux gens de la Traction que nous étions prêts. Nous ramassâmes nos outils et les déposâmes à l’écart.

— Et maintenant ? demandai-je à Malchuskin.

— On attend. Je vais en ville me reposer. Demain, on recommence.

— Que dois-je faire ?

— À votre place, j’observerais les événements. Vous trouverez sûrement cela intéressant. De toute façon, il faudra payer les hommes. Je vous enverrai un peu plus tard un homme des Échanges. Gardez l’équipe ici jusqu’à son arrivée. Je reviendrai demain matin.

— Bon. C’est tout ?

— À peu près. Une fois les treuils en marche, ce sont les hommes de la Traction qui dirigent les opérations, alors, s’ils vous disent de bouger, bougez. Ils auront peut-être besoin de modifier les voies, donc faites attention. Mais je crois que tout est bien en place. On a déjà procédé aux inspections.

Il s’éloigna en direction de sa cabane. Il paraissait très fatigué. Les manœuvres se retirèrent également dans leurs baraques et je restai bientôt livré à moi-même. Ce que m’avait dit Malchuskin des ruptures de câbles m’inquiétait. J’allai m’asseoir par terre à une distance que je jugeai prudente.

Il n’y avait guère d’activité autour des pylônes de soutien. Les cinq câbles y étaient accrochés et couraient maintenant mollement sur le sol, parallèlement aux voies. Deux hommes de la Traction, sur les chantiers, procédaient apparemment aux dernières vérifications des attaches.

Du côté de la crête, un autre groupe apparut, se dirigeant vers nous en colonne par deux. À cette distance il était impossible de les reconnaître, mais je remarquai qu’à intervalles d’environ cent mètres, l’un d’eux se détachait pour prendre position au bord des voies. Quand ils se rapprochèrent, je constatai que c’étaient des miliciens armés d’arbalètes. Quand leur troupe fut à la hauteur des pylônes, ils n’étaient plus que huit, qui se disposèrent en formation de défense. Au bout de quelques minutes, l’un des miliciens vint près de moi.

— Qui êtes-vous ?

— Apprenti Helward Mann.

— Que faites-vous ici ?

— On m’a dit de surveiller les opérations des treuils.

— Très bien. Restez à distance. Combien de tooks avez-vous ?

— Je ne sais pas au juste… une soixantaine, je pense.

— Ils travaillaient aux voies ?

— Oui.

Il sourit :

— Doivent être vachement trop fatigués pour faire des histoires ! Bon. Avertissez-moi s’ils vous posent des problèmes.

Il partit rejoindre les autres miliciens. Quels problèmes les ouvriers auraient-ils pu poser, je n’en avais pas la moindre idée, mais l’attitude de la milice envers eux me semblait étrange. J’en vins à me dire que, dans le passé, les tooks avaient dû endommager les câbles ou les voies ; mais je voyais mal l’un des hommes avec qui j’avais travaillé devenant dangereux pour nous.

Les miliciens de garde au long des voies me paraissaient bien proches des câbles, mais ils n’avaient pas l’air inquiet. Ils faisaient patiemment les cent pas au long de leurs tronçons de voie respectifs.

Je remarquai que les deux hommes de la Traction postés en arrière des mâts avaient pris position derrière des boucliers de métal. L’un d’eux était muni d’un grand drapeau rouge et examinait la crête à la jumelle. Là-bas, près des cinq poulies, je distinguais tout juste la silhouette d’un homme. Comme toute l’attention semblait se porter sur lui, je fus intrigué et ne le quittai plus des yeux. Il nous tournait le dos, me semblait-il.

Il se retourna soudain et agita son drapeau pour alerter les deux hommes aux mâts. Il faisait décrire au tissu de larges demi-cercles, plus bas que sa ceinture. Aussitôt l’homme des pylônes, également muni d’un drapeau, quitta l’abri de son bouclier et accusa réception du message en répétant le même mouvement.

Quelques instants après, les câbles se mirent à glisser doucement sur le sol en direction de la cité. Sur la crête, les poulies se mirent à tourner, tendant les câbles. Ceux-ci s’immobilisèrent un à un, bien qu’une bonne longueur de chacun courût encore sur le sol… probablement à cause de leur poids, car autour des mâts et des poulies, ils se trouvaient très au-dessus de la surface.

— Signalez-leur que tout est paré ! cria un des hommes placés aux mâts.

Son compagnon agita le drapeau au-dessus de sa tête. L’homme de la crête répéta le mouvement, puis se jeta de côté et disparut à ma vue. J’attendais, curieux de voir la suite… mais il ne se passait rien. Les miliciens allaient et venaient. Les câbles restaient tendus. Je décidai de m’approcher des hommes de la Traction pour me renseigner.

Je n’étais pas plus tôt debout que le signaleur battit frénétiquement des bras à mon adresse.

— Écartez-vous ! hurla-t-il.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Les câbles sont à la tension maximum !

Je reculai.

Les minutes passaient et il n’y avait aucune progression. Puis je me rendis compte que les câbles s’étaient progressivement tendus et qu’ils ne touchaient presque plus le sol sur toute leur longueur.

Je fixai les yeux au sud, sur l’indentation de la crête. La ville était maintenant en vue. D’où je me tenais, seul l’angle supérieur d’une des premières tours apparaissait au-dessus des roches de la butte. Peu à peu, une plus grande partie de la ville devint visible.

Je me déplaçai selon un grand arc de cercle afin de rester à distance respectable des câbles et me plantai en arrière des mâts pour contempler la ville au bout des voies. Elle escalada avec une pénible lenteur la contre-pente jusqu’à n’être plus qu’à quelques pieds des cinq poulies qui faisaient franchir la crête aux câbles. Elle s’immobilisa alors et les hommes de la Traction recommencèrent à échanger des signaux.

Suivit une opération longue et compliquée au cours de laquelle chacun des câbles fut détendu tour à tour, tandis que l’on procédait au démontage des poulies. J’attendis que la première poulie fût ainsi démantelée, puis le spectacle m’ennuya. Je m’aperçus que j’avais faim, et, songeant que je ne manquerais pas grand-chose, je regagnai la cabane pour me préparer un repas.

Je pris tout mon temps, sachant qu’au moins deux heures s’écouleraient avant que les treuils puissent se remettre en marche. Je jouissais de ma solitude, ainsi que du changement par rapport aux terribles efforts de la veille.

Au moment de partir, je me souvins soudain de l’avertissement du milicien concernant l’agitation possible des manœuvres et j’allai jusqu’à leurs quartiers. La plupart d’entre eux, assis sur le sol, regardaient le travail aux poulies. Quelques-uns discutaient à voix haute en gesticulant, mais je conclus que les miliciens voyaient du danger où il n’y en avait pas. Je retournai près des voies.

Je jetai un coup d’œil vers le soleil ; il ne tarderait pas à se coucher. Le reste du remorquage ne prendrait sans doute pas longtemps, une fois les poulies dégagées, car les voies descendaient ensuite en pente douce.

La dernière poulie disparut enfin et les câbles se tendirent de nouveau. Une courte attente, puis, à un signal de l’homme placé aux étais, la lente avance de la ville reprit, selon la pente, dans notre direction. Contrairement à ce que j’avais imaginé, la cité ne roulait pas en souplesse, d’elle-même, sur la pente favorable. Les câbles restaient visiblement tendus, et la cité devait encore se propulser. Quand elle fut plus près, je notai une certaine décontraction dans le comportement des deux hommes de la Traction, qui restèrent néanmoins vigilants. Durant toute l’opération, leur attention demeura fixée sur la ville qui avançait.

Finalement, quand l’énorme structure ne fut plus qu’à une dizaine de mètres du bout des voies, le signaleur leva son drapeau rouge au-dessus de sa tête. La tour la plus avancée était percée d’une grande fenêtre et là, un des nombreux hommes qui s’y tenaient leva à son tour un drapeau. Quelques secondes encore et la ville s’immobilisa.

Deux minutes s’écoulèrent, puis un homme sortit par la porte de la tour pour se tenir sur une petite plate-forme qui nous dominait.

— Très bien… freins bloqués ! nous cria-t-il. Nous allons détendre, à présent !

Les deux hommes de la Traction quittèrent leurs abris métalliques et s’étirèrent de façon exagérée. Sans nul doute, la dépense nerveuse de leur part au cours des dernières heures avait été considérable. L’un d’eux alla tout droit uriner contre le mur même de la ville. Il adressa un sourire à son compagnon, puis se hissa sur un entablement et escalada la superstructure de la cité jusqu’à la plate-forme. L’autre longea les câbles — qui se détendaient à vue d’œil – et disparut sous la cité. Les miliciens étaient toujours en formation défensive, mais eux-mêmes paraissaient à présent un peu moins nerveux.

Le spectacle était terminé. Voir la ville si proche me donna la tentation d’y entrer, mais je ne savais trop si je le devais. Je n’avais que Victoria à y voir et elle devait être occupée. De plus, Malchuskin m’avait dit de rester avec l’équipe et il valait mieux ne pas lui désobéir.

Alors que je me dirigeais vers la cabane, un homme sorti de la ville s’approcha de moi.

— Êtes-vous l’apprenti Mann ?

— Exact.

— Je suis Jaime Collings, de la guilde des Échanges. Voies Malchuskin m’a dit que vous aviez des hommes à payer.

— Exact.

— Combien ?

— Quinze dans notre équipe. Mais il y en a d’autres.

— Pas de réclamations ?

— Que voulez-vous dire ? m’étonnai-je.

— Des réclamations… des difficultés, des refus de travailler.

— Ils étaient un peu mous et Malchuskin devait sans cesse leur crier après.

— Ont-ils jamais refusé de travailler ?

— Non.

— Très bien. Connaissez-vous le chef d’équipe ?

— Un nommé Rafaël, qui parle anglais.

— Il fera l’affaire.

Nous allâmes ensemble aux baraquements, rejoindre les hommes qui se turent brusquement à la vue de Collings.

Je désignai Rafaël. Collings et lui s’entretinrent dans la langue des tooks. Presque aussitôt l’un des manœuvres se mit à protester violemment. Rafaël n’y prêta pas attention et continua de causer avec Collings, mais les choses s’envenimaient visiblement. Une fois encore un homme cria et bientôt d’autres se joignirent à lui. Ils entourèrent Collings et certains d’entre eux tentèrent de lui porter des coups.

— Avez-vous besoin d’aide ? lui lançai-je par-dessus les épaules des ouvriers.

Mais il ne m’entendit pas. Je me rapprochai et répétai ma question.

— Allez me chercher quatre miliciens ! me dit-il en anglais. Et dites-leur d’éviter la brutalité.

Je regardai encore un instant le groupe vociférant puis je filai. Il y avait encore un détachement de miliciens près des mâts. Ils avaient évidemment perçu les éclats de la querelle et lorgnaient déjà la foule des ouvriers. En me voyant courir, six d’entre eux vinrent spontanément à ma rencontre.

— Il réclame quatre miliciens, dis-je, haletant de ma course.

— Pas assez ! Laisse-moi faire, petit.

Celui qui parlait, un chef, siffla bruyamment et adressa un geste de la main à ses troupes. Quatre soldats quittèrent leur position proche de la ville et accoururent. Ce fut donc un groupe d’une bonne dizaine qui se précipita vers le lieu de la discussion. Je suivis le mouvement. Sans prendre le temps de se concerter avec Collings, qui était toujours au centre de la mêlée, les miliciens chargèrent, utilisant leurs arbalètes comme des massues. Collings pivota brusquement pour crier quelque chose aux soldats, mais un des ouvriers le saisit par-derrière. Il fut jeté à terre et les manœuvres se précipitèrent pour le piétiner.

Les miliciens étaient de toute évidence entraînés à ce genre d’intervention, car ils se déplaçaient rapidement et efficacement, maniant leurs armes avec précision. J’observai un moment la bagarre, puis plongeai dans la mêlée pour m’efforcer de parvenir jusqu’à Collings. Un des ouvriers me prit au visage, ses doigts se refermèrent sur mes yeux. Je voulus me dégager, mais il n’était pas seul. Soudain, je me retrouvai libéré… et vis tomber les deux tooks qui m’avaient assailli. Les miliciens qui m’avaient sauvé n’interrompirent pas un instant leur matraquage systématique.

La foule grossissait à présent ; d’autres indigènes venaient prêter main-forte à leurs camarades. Bravement, je replongeai dans la mêlée, toujours à la recherche de Collings. Un dos étroit se dressait devant moi, sous une mince chemise blanche que la sueur collait à la peau. Sans réfléchir, je passai brutalement le bras autour de la gorge de l’homme, tirai sa tête en arrière et lui assenai un violent coup de poing sur l’oreille. Il s’écroula. Un autre se trouva devant moi. J’essayai la même tactique, mais cette fois, avant d’avoir seulement assuré ma prise, je reçus un coup de pied sauvage qui m’expédia à terre.

À travers une forêt de jambes, j’aperçus le corps de Collings, que l’on continuait de piétiner. Il gisait sur le ventre, les bras ramenés sur la tête pour se protéger. Je voulus me traîner jusqu’à lui, mais je fus roué de coups à mon tour. Un pied me frappa au côté du visage et je perdis connaissance un bref instant. Revenu à moi je me couvris la tête comme je pus et me propulsai dans la direction où j’avais aperçu Collings.

Tout autour de moi, des jambes, des corps, le rugissement de voix furieuses. Je levai les yeux. Je n’étais plus qu’à quelques centimètres de Collings. Je m’allongeai près de lui. Je voulus me relever mais fus immédiatement rejeté à terre d’un coup de pied.

À ma grande surprise, Collings avait encore toute sa connaissance. Je sentis son bras se poser sur mes épaules.

— Quand je vous le dirai, me cria-t-il dans l’oreille, levez-vous !

Un moment s’écoula, et son bras me serra plus fort.

— Allons-y !

Du même effort, nous nous redressâmes. Il me lâcha aussitôt et se mit à cogner des deux poings. Il atteignit un des hommes en plein visage. Je n’étais pas aussi grand que lui et ne réussis qu’à planter mon coude dans un ventre. J’encaissai en retour un direct sur le cou et retombai au sol. Quelqu’un m’empoigna et me remit debout. C’était Collings.

— Du cran ! (Il passa ses bras autour de mon corps et me soutint.) Ça va, dit-il. Tenez bon.

Peu à peu, la bagarre cessa. Les hommes reculèrent. Je m’effondrai dans les bras de Collings.

J’étais abruti. À travers une brume rouge qui me montait devant les yeux, j’aperçus un cercle de miliciens, arbalètes armées et épaulées. Les hommes d’équipe s’écartaient. Je m’évanouis.


Je repris mes esprits une minute plus tard. J’étais étendu sur le sol et un milicien se tenait près de moi.

— Il n’a rien ! cria-t-il – puis il s’en alla.

Je roulai sur le côté avec difficulté et vis à quelque distance Collings et le chef des miliciens plongés dans une violente discussion. À une cinquantaine de mètres de moi, les manœuvres s’étaient rassemblés, encerclés par la milice.

Je tentai de me relever et y réussis au deuxième essai. Je chancelai un moment en observant Collings et l’autre qui discutaient toujours. Peu après l’officier se dirigea vers le groupe de prisonniers et Collings s’approcha de moi.

— Comment vous sentez-vous ? me demanda-t-il.

Je voulais sourire, mais j’avais le visage enflé et douloureux. Je dus me contenter de le regarder fixement. Il avait une grande marque rouge sur un côté de la figure et son œil commençait à se fermer. Je remarquai également qu’il tenait un bras replié contre sa taille.

— Ça va bien, répondis-je.

— Vous saignez.

— Où ?

Je portai la main à mon cou – qui me faisait un mal abominable – et sentis un liquide tiède. Collings vint examiner la blessure.

— Ce n’est qu’une mauvaise égratignure, dit-il. Voulez-vous rentrer à la ville vous faire soigner ?

— Non. Que diable s’est-il passé ?

— La milice y est allée un peu fort. Je croyais vous avoir dit de m’en ramener quatre.

— Ils ont refusé de m’écouter.

— Je sais… ils sont comme ça.

— Mais pourquoi tout cela ? demandai-je. Il y a déjà pas mal de temps que je travaille avec ces hommes et ils ne nous ont encore jamais attaqués.

— Des tas de rancunes accumulées. Plus particulièrement, dans le cas présent, le problème était que trois de ces hommes ont des épouses dans la ville. Ils refusaient de repartir sans elles.

— Ce sont des hommes de la ville ? m’enquis-je, croyant avoir mal compris.

— Non… j’ai seulement dit que leurs femmes s’y trouvent. Ces hommes sont tous des indigènes, embauchés dans un village proche.

— C’est bien ce que je pensais. Mais que font leurs femmes dans la ville ?

— Nous les avons achetées.

8

Cette nuit-là, je dormis mal. Seul dans la cabane, je me déshabillai avec précaution pour examiner les dégâts. Tout un côté de ma poitrine n’était que bleus et meurtrissures profondes, douloureuses. La blessure de mon cou avait cessé de saigner, mais je la lavai à l’eau chaude et y appliquai un onguent que je trouvai dans la trousse de premiers secours de Malchuskin. Je découvris qu’au cours de la lutte je m’étais arraché un ongle. Ma mâchoire me faisait souffrir quand je la remuais.

Je songeai de nouveau à regagner la ville comme me l’avait conseillé Collings – elle n’était guère qu’à quelques centaines de mètres, après tout – mais finalement je décidai de rester. Je ne tenais nullement à attirer l’attention sur moi en me montrant dans les rues stérilisées et propres de la ville comme si je sortais d’une bagarre d’ivrognes. Ce n’était d’ailleurs pas tellement éloigné de la vérité. Je préférais encore lécher mes blessures dans la solitude.

Je cherchai le sommeil, mais ne réussis guère qu’à m’assoupir par courtes périodes d’une dizaine de minutes.

Je m’éveillai tôt le matin et me levai. Je ne voulais pas voir Malchuskin avant de m’être rendu un peu plus présentable. J’avais mal dans tout le corps et ne pouvais bouger qu’avec précaution.

Quand il arriva, Malchuskin était de mauvaise humeur.

— Je suis au courant, me dit-il d’emblée. Inutile de vous expliquer.

— Je n’arrive pas à comprendre ce qui s’est passé.

— Vous avez contribué à déclencher une bagarre.

— C’est la milice… fis-je, sans conviction.

— Oui, mais vous devriez maintenant savoir qu’il faut tenir la milice à l’écart des tooks. Ils ont perdu plusieurs hommes, il y a quelques kilomètres et ils ont des comptes à régler. Au moindre prétexte, ces crétins se mettent à jouer de la matraque.

— Collings était en mauvaise posture, dis-je. Il fallait bien faire quelque chose rapidement.

— D’accord, ce n’est pas entièrement de votre faute. Collings prétend à présent qu’il aurait pu s’en tirer tout seul si vous n’aviez pas appelé la milice… mais il avoue également vous avoir demandé d’aller la chercher.

— C’est exact.

— Très bien. Mais une autre fois, réfléchissez.

— Qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je. Nous n’avons plus de manœuvres.

— Il va en venir d’autres aujourd’hui. Le travail n’ira pas vite au début, parce qu’il va falloir les former. En revanche, ils ne se plaindront pas tout de suite et ils travailleront donc mieux. C’est par la suite, quand ils ont eu le temps de réfléchir, que les ennuis commencent.

— Mais pourquoi nous en veulent-ils ? Nous les payons, pourtant ?

— Oui, mais c’est nous qui fixons le prix. La région est pauvre. Le sol est mauvais et il n’y a guère de nourriture. Nous passons là, dans notre ville, nous leur offrons ce dont ils ont besoin… et ils acceptent. Mais à long terme, ils n’en tirent aucun avantage, et il faut bien dire que nous leur prenons plus que nous ne leur donnons.

— Nous devrions leur proposer davantage.

— Peut-être. (Malchuskin prit l’air indifférent.) Cela ne nous regarde en rien. Nous ne nous occupons que de la voie. Il nous fallut attendre plusieurs heures avant que les nouveaux ouvriers arrivent. Pendant ce temps, Malchuskin et moi allâmes dans les dortoirs désertés faire un peu de nettoyage. La milice avait expédié rapidement les précédents occupants pendant la nuit, en leur laissant tout de même le temps de prendre leurs effets. Les ouvriers avaient cependant abandonné beaucoup de choses, surtout de vieux vêtements et des bribes de nourriture. Malchuskin m’avertit d’ouvrir l’œil au cas où ils auraient laissé quelque message pour les nouveaux employés, mais nous ne trouvâmes rien.

Plus tard, on ressortit pour brûler tout ce qu’ils avaient laissé derrière eux.

Vers midi un homme de la guilde des Échanges vint nous voir et nous annonça que les nouveaux ouvriers ne tarderaient pas à arriver. Il nous présenta des excuses officielles pour l’incident de la veille et nous dit que, malgré les divergences d’opinion, la garde des miliciens serait encore renforcée pour un temps. Malchuskin protesta, mais l’homme des Échanges n’avait pu que s’incliner ; la décision avait été prise à l’encontre de son propre avis.

Moi, je ne savais trop que penser. D’une part, je n’avais guère d’estime pour les miliciens, mais si leur présence pouvait empêcher de nouveaux incidents, autant s’y résigner.

Malchuskin commençait à s’énerver du retard. Je présumai d’abord qu’il était préoccupé par la nécessité constante de rattraper le temps perdu, mais quand je lui en parlai, il ne me parut pas aussi inquiet sur ce point que je le pensais.

— Nous gagnerons sur l’optimum au prochain remorquage, dit-il. Le dernier retard était dû à cette crête. Nous l’avons maintenant franchie et le terrain est assez plat devant nous sur plusieurs kilomètres. Je suis plus soucieux de l’état des voies qui demeurent encore derrière la ville.

— La milice les défendra, dis-je.

— Oui, mais elle ne peut empêcher les rails de se gondoler. C’est le plus grand risque, et il augmente avec les heures.

— Pourquoi ?

Il me lança un regard pénétrant :

— Nous sommes loin au sud de l’optimum. Savez-vous ce que cela veut dire ?

— Non.

— Vous n’êtes pas encore descendu vers le passé ?

— Que voulez-vous dire ?

— Loin au sud de la ville.

— Non, cela ne m’est pas arrivé.

— Eh bien, quand vous irez, vous verrez bien ce qui se passe. En attendant, croyez-moi sur parole. Plus longtemps la voie posée au sud de la ville reste en place, plus elle risque de devenir inutilisable.

Il n’y avait toujours pas signe des manœuvres embauchés. Malchuskin me quitta pour aller s’entretenir avec deux autres hommes des Voies qui venaient de sortir de la ville. Il revint assez vite.

— Nous attendons encore une heure et si personne ne s’est présenté à ce moment, nous emprunterons des hommes à l’une des autres guildes pour reprendre le boulot… Nous ne pouvons pas dépasser ce délai.

— Vous pouvez donc employer les autres guildes ?

— Les ouvriers embauchés sont un luxe, Helward, me répondit-il. Dans le passé, seuls les hommes de la guilde des Voies posaient les rails. Déplacer la ville, c’est tout ce qui compte, et rien ne doit faire obstacle. S’il le fallait, nous ferions sortir tous les habitants pour construire les voies.

Il parut se décontracter d’un coup. Il s’allongea sur le sol et ferma les yeux. Le soleil était presque à la verticale au-dessus de nous et paraissait plus chaud qu’à l’ordinaire. Je remarquai qu’au nord-ouest une ligne de nuages sombres restait en suspens et que l’air était plus immobile, plus humide qu’à l’ordinaire. Quelques minutes après, Malchuskin s’assit et regarda vers le nord. Un important groupe d’hommes se dirigeait vers nous sous la conduite de cinq membres des Échanges porteurs de leurs capes et de leurs couleurs.

— Bon… maintenant, on va se mettre au boulot, déclara Malchuskin.

Malgré le soulagement qu’il dissimulait à grand peine, il y avait fort à faire avant que les travaux proprement dits puissent commencer. Les hommes s’étaient répartis en quatre équipes, et l’un d’eux avait été nommé chef parce qu’il parlait anglais. Ensuite il fallut leur attribuer des couchettes et leur faire ranger leurs affaires. Malchuskin paraissait optimiste dans tout ce remue-ménage.

— On dirait qu’ils ont faim, dit-il. Rien de tel que le ventre vide pour les tenir au boulot.

Ils étaient vraiment miséreux d’apparence. Ils portaient tous des semblants de vêtements, mais très peu d’entre eux avaient des chaussures, et la plupart gardaient la barbe et les cheveux longs. Ils avaient les yeux enfoncés dans les orbites et plusieurs avaient le ventre gonflé de malnutrition. Je remarquai que deux ou trois avaient du mal à marcher et qu’un d’entre eux avait un bras mutilé.

— Sont-ils en état de travailler ? demandai-je à voix basse à Malchuskin.

— Pas trop, mais avec quelques jours d’entraînement et un bon régime, cela ira. Les tooks sont souvent ainsi lorsque nous les embauchons.

Le spectacle de ces hommes m’avait choqué et je dus convenir que Malchuskin n’avait pas exagéré dans sa description du niveau de vie local. Je comprenais mieux le ressentiment qui pouvait naître à l’encontre des gens de la cité. Je me disais que la paie des manœuvres dépassait de beaucoup ce à quoi ils étaient accoutumés et leur faisait ainsi entrevoir une existence mieux nourrie, plus confortable. Quand la cité s’éloignait, il leur fallait retourner à leur vie primitive, après que la ville eut extrait le meilleur d’eux-mêmes.

Il y eut encore des retards, parce qu’il fallait nourrir les hommes, mais Malchuskin paraissait plus optimiste que jamais.

Nous fûmes enfin prêts à commencer. Les hommes se divisèrent en quatre équipes, dirigées chacune par un homme de la guilde. On partit pour la cité, on embarqua sur les quatre draisines et on se rendit dignement aux voies, du côté sud. De part et d’autre des rails, les miliciens continuaient à monter la garde. En franchissant la crête, nous pûmes voir que les butoirs de voies, dans la vallée, étaient également bien surveillés.

Il était un peu tôt pour que l’esprit de compétition créé par la répartition en quatre équipes de travail se manifeste, mais cela ne tarderait pas.

Malchuskin arrêta le chariot à courte distance du butoir et expliqua au chef de groupe – un homme d’âge moyen nommé Juan – ce qu’il y avait à faire. Juan retransmit les instructions aux manœuvres qui hochèrent la tête en signe de compréhension.

— Ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’ils doivent faire, me dit Malchuskin en riant, mais ils font semblant de comprendre quand même.

La première tâche était de démanteler le butoir pour aller le reconstruire sur la voie, juste en arrière de la ville. Malchuskin et moi avions à peine commencé à leur montrer comment s’y prendre quand le soleil disparut d’un coup. La température baissa.

Malchuskin leva les yeux au ciel :

— Nous sommes bons pour un orage.

Après quoi il ne fit plus attention au temps et se remit à l’œuvre. Quelques minutes après nous parvint un premier grondement lointain de tonnerre, suivi de la pluie. Les ouvriers levèrent des yeux alarmés, mais Malchuskin les maintint au travail. Bientôt l’orage fut sur nous, avec des éclairs et des coups de tonnerre qui me terrifiaient. En quelques instants nous fûmes tous trempés comme des soupes, mais le travail se poursuivit. J’entendais déjà quelques protestations, mais Malchuskin – par l’intermédiaire de Juan – les fit taire.

Alors que nous transportions les éléments du butoir vers le bout de la voie, l’orage se dissipa et le soleil réapparut. Un des hommes se mit à chanter et les autres l’accompagnèrent. Malchuskin semblait heureux. Quand la journée de travail fut à son terme, le butoir était dressé à quelques mètres derrière la ville. Les autres équipes cessèrent également le labeur quand leurs butoirs furent érigés.

Le lendemain, on commença de bonne heure. Malchuskin paraissait toujours aussi satisfait, mais il manifesta le désir de voir les travaux avancer plus vite encore.

Alors que nous nous efforcions de démonter le tronçon le plus au sud de la voie, je vis par moi-même ce qui le tourmentait. Les tire-fond qui fixaient les rails aux traverses étaient tordus et il fallait les enlever à la main. La plupart n’étaient plus utilisables. De plus, la pression des tire-fond avait fendu le bois des traverses en de nombreux endroits – bien que Malchuskin eût affirmé que l’on pourrait s’en resservir – et nombre de fondations en béton s’étaient craquelées. Heureusement les rails eux-mêmes étaient encore en bon état. Malchuskin les trouva un peu gondolés mais jugea pouvoir les redresser sans trop de peine. Il eut un bref entretien avec les autres hommes des Voies et il fut décidé de s’abstenir pour le moment d’employer les draisines. Nous allions concentrer nos efforts à démonter la voie avant qu’elle subisse des dégâts plus étendus. De fait, il y avait encore trois bons kilomètres entre l’endroit où nous travaillions et la ville, or chaque trajet en draisine prenait du temps. La décision était sage.

À la fin de la journée, nous avions remonté jusqu’à un point de la voie où les effets de torsion du métal commençaient seulement à se faire sentir. Malchuskin et les autres se déclarèrent satisfaits. On chargea sur les draisines autant de rails et de traverses que l’on put, et ce fut de nouveau la fin du jour.

Les travaux se poursuivirent sur les voies. Quand ma période de dix journées arriva à son terme, l’enlèvement du matériel était très avancé. Les hommes embauchés travaillaient bien en équipe et on commençait déjà la pose des nouvelles voies au nord de la ville. Quand je quittai Malchuskin, il était aussi content que je ne l’avais jamais vu et je n’éprouvai aucun scrupule à prendre mes deux jours de congé.

9

Victoria m’attendait dans sa chambre. Mes bleus et mes écorchures avaient à peu près disparu et j’avais décidé de ne pas lui en parler. Elle n’avait certainement pas eu vent de l’échauffourée, car elle ne me posa pas de questions.

Après avoir quitté la cabane de Malchuskin, je m’étais rendu à pied à la ville, pour jouir de la fraîcheur du matin, avant que le soleil fût trop chaud. Je proposai à Victoria de monter jusqu’à la plate-forme.

— Elle sera sans doute fermée à cette heure de la journée, me dit-elle. Je vais voir.

Elle resta absente quelques minutes et revint me confirmer ses dires.

— Je pense qu’elle sera ouverte cet après-midi, dis-je, en songeant qu’à ce moment le soleil ne serait plus visible de la plate-forme.

— Ôte tes vêtements, me dit-elle. Ils ont de nouveau besoin d’être lavés.

Je commençai à me déshabiller, mais Victoria vint soudain me prendre dans ses bras. Spontanément, nous nous sommes embrassés, comprenant soudain quel plaisir nous prenions à nous revoir.

— Tu prends du poids, me dit-elle en faisant glisser ma chemise de mon dos et en passant légèrement la main sur ma poitrine.

— C’est le travail que j’abats, lui dis-je en commençant à déboutonner ses vêtements.

En raison de ce changement dans nos plans, ce ne fut que plus tard que Victoria emmena mes habits au nettoyage, me laissant seul à jouir du confort d’un vrai lit.

Après avoir déjeuné ensemble, nous découvrîmes que le chemin de la plate-forme était ouvert et nous y montâmes. Cette fois, nous n’étions pas seuls. Il y avait déjà là deux hommes de l’administration de l’Éducation. Ils nous reconnurent l’un et l’autre comme d’anciens pensionnaires de la crèche et bientôt une conversation banale s’engagea sur ce que nous avions fait depuis notre majorité. À l’expression de Victoria, je voyais qu’elle s’ennuyait tout autant que moi, mais nous n’osions ni l’un ni l’autre mettre brutalement fin à l’entretien.

Les deux hommes finirent quand même par nous souhaiter le bonsoir et regagnèrent l’intérieur de la cité.

Victoria m’adressa un clin d’œil, puis gloussa :

— Dieu, que je suis heureuse de ne plus être à la crèche, dit-elle.

— Moi aussi. Dire que je les trouvais intéressants quand ils étaient nos maîtres !

On s’assit sur un des bancs pour contempler les paysages. De cette partie de la ville, il n’était pas possible de voir ce qui se passait au pied des murailles. Je savais pourtant bien que les équipes des voies transportaient en ce moment même les rails du côté sud au côté nord, mais je ne les apercevais pas.

— Helward… pourquoi la ville se déplace-t-elle ?

— Je ne sais pas. Du moins pas vraiment.

— J’ignore comment les guildes se figurent que nous voyons les choses, reprit-elle. Personne n’en parle jamais, bien qu’il suffise de monter ici pour s’apercevoir que la ville a changé de site. Et pourtant, quand on en demande la raison, on s’entend répondre que cela ne regarde pas les administrateurs. Sommes-nous censés ne jamais poser de questions ?

— Ils ne te disent jamais rien ?

— Rien du tout. Avant-hier, en montant ici, j’ai constaté que la ville avait bougé. Peu de temps auparavant, la plate-forme avait été bouclée deux jours durant et l’on nous avait conseillé d’attacher les objets non fixes. Mais c’est tout.

— Bon, fis-je. Dis-moi une chose : pendant que la ville se déplaçait, en avais-tu conscience ?

— Non… ou du moins je ne crois pas. Je ne me suis rendu compte qu’après. Et en y repensant, je ne me rappelle rien d’inhabituel le jour où cela a dû avoir lieu… mais comme je ne suis jamais sortie de la ville, j’imagine que tout le temps que j’ai grandi, j’ai dû m’habituer à ce qui se passe. Est-ce que la cité voyage sur une route ?

— Sur un ensemble de rails.

— Mais pourquoi ?

— Je ne devrais pas te le dire.

— Tu me l’as promis. De toute façon, je ne vois pas le mal qu’il y aurait à me dire qu’elle bouge… c’est assez visible.

Toujours la même impasse, mais elle me parlait avec bon sens, même si c’était contraire à mon serment. J’en venais peu à peu à douter de la validité du serment, en le sentant attaqué autour de moi.

— La ville se déplace vers quelque chose que l’on appelle l’optimum et qui se trouve droit vers le nord, lui expliquai-je. En ce moment même, elle est à environ cinq kilomètres et demi au sud de l’optimum.

— Elle va donc bientôt s’arrêter ?

— Non… et c’est cela qui n’est pas clair pour moi. Il semble que même si la cité ne devait jamais parvenir à l’optimum, elle ne pourrait pas s’immobiliser parce que l’optimum lui-même est sans cesse en mouvement.

— Alors à quoi bon s’efforcer d’y parvenir ?

Impossible de fournir une réponse. Je l’ignorais.

Victoria continuait à me poser des questions.

Pour finir, je lui parlai de mon travail sur les voies. Je cherchais à réduire mes descriptions à un minimum, mais il était difficile de savoir dans quelle mesure je me parjurais… dans l’esprit, sinon dans la lettre. Je me surpris, chaque fois que je lui révélais quelque chose, à mentionner aussitôt après les exigences du serment.

— Écoute, finit-elle par me déclarer, n’en parlons plus. Il est évident que tu n’y tiens pas.

— Simplement, je ne sais pas où j’en suis, répondis-je, il m’est interdit de bavarder, mais tu m’as fait comprendre que je n’ai pas le droit de te cacher ce que je peux savoir.

Victoria resta silencieuse une ou deux minutes.

— J’ignore quelle est ton opinion, finit-elle par dire, mais au cours des derniers jours, j’en suis venue à détester singulièrement le système des guildes.

— Tu n’es pas la seule. Je n’ai pas entendu beaucoup de gens prendre sa défense.

— Se pourrait-il que les chefs des guildes le maintiennent en vigueur alors que son but original est dépassé ? Il me semble que ce système se fonde sur le maintien de l’ignorance. Je ne vois pas ce que cela rapporte. Je suis mécontente de mon sort, et je suis certaine de ne pas être la seule.

— Peut-être deviendrai-je comme les autres, une fois membre à plein droit de la guilde.

Elle éclata de rire :

— J’espère bien que non !

— Il y a encore une chose, repris-je. Chaque fois que je pose à Malchuskin – c’est l’homme avec qui je travaille – des questions de ce genre, il me répond que je saurai tout en temps opportun. Il semble qu’il y avait une bonne raison pour le maintien des guildes et qu’elle soit en rapport avec les déplacements de la ville. Jusqu’à présent, tout ce que j’ai appris, c’est que la ville doit bouger – mais c’est bien tout. Quand je suis au-dehors, c’est boulot-boulot, et guère le temps de poser des questions. Mais il est évident que le mouvement de la ville prime toute autre considération.

— Si tu apprends un jour la vérité, me la diras-tu ?

Je réfléchis un instant :

— Je ne vois pas comment je pourrais te promettre une chose pareille.

Victoria se leva brusquement pour aller à l’autre bout de la plate-forme. Elle s’accouda à la balustrade pour contempler le paysage par-dessus le toit du bâtiment. Je n’allai pas la rejoindre. La situation devenait impossible. Je n’en avais déjà que trop dit. Victoria m’imposait un fardeau trop lourd. Pourtant, je ne pouvais pas refuser de lui répondre…

Au bout de quelques minutes, elle revint s’asseoir près de moi.

— Je me suis renseignée pour notre mariage, dit-elle.

— Encore une cérémonie ?

— Non, c’est bien plus simple. Nous n’avons qu’à signer un formulaire et en remettre un exemplaire à chacun de nos chefs. J’ai les papiers en bas… ils sont vraiment très clairs.

— On pourrait donc les signer immédiatement ?

— Oui. (Elle me regarda, l’air grave :) Le désires-tu ?

— Bien sûr. Et toi ?

— Oui.

— Malgré tout ?

— Que veux-tu dire ?

— Même si apparemment on ne peut pas avoir la moindre discussion sans soulever un point auquel je ne peux pas ou ne dois pas répondre… et même si tu sembles me le reprocher.

— Cela te tourmente ?

— Oui, terriblement.

— Nous pourrions remettre notre mariage à plus tard, si tu préfères.

— Serait-ce une solution ?

Je ne savais trop quel effet aurait une rupture de notre promesse réciproque de mariage. Comme c’était par le truchement des guildes que nous avions été présentés l’un à l’autre, quelle atteinte au système commettrais-je encore si j’allais annoncer que nous avions changé d’avis ? D’un autre côté, depuis les présentations officielles, on n’avait exercé sur nous aucune pression pour nous marier immédiatement. Les seules difficultés qui nous séparaient vraiment étaient les limitations vexatoires que m’imposait le serment. Sans cela, nous paraissions parfaitement assortis.

— Attendons encore quelque temps, proposa Victoria.

Plus tard, de retour dans sa chambre, nous étions considérablement plus détendus. On bavarda beaucoup, évitant avec soin les sujets qui nous posaient des problèmes – et au moment de se mettre au lit, notre point de vue avait changé. Dès le matin, nous avions signé les formulaires que nous allions remettre aux chefs des guildes. Clausewitz n’était pas en ville, mais je trouvai un autre membre du Futur, qui accepta le papier au nom de Clausewitz. Tout le monde paraissait satisfait et, plus tard dans la journée, la mère de Victoria passa un bon moment avec nous, à nous expliquer les libertés et avantages nouveaux dont nous jouirions.

Avant de quitter la cité pour rejoindre Malchuskin, je passai prendre les quelques effets qui me restaient à la crèche, puis j’emménageai officiellement avec Victoria.

J’étais un homme marié et j’étais âgé de mille et dix kilomètres. Durant les quelques kilomètres suivants, ma vie s’organisa de façon routinière mais somme toute agréable. Pendant mes visites en ville, la vie avec Victoria était confortable, heureuse. Elle me parlait de son travail et c’est par elle que j’en vins à apprendre comment était administrée la vie quotidienne de la cité. Elle me questionnait parfois sur mes occupations à l’extérieur, mais sa curiosité de naguère avait disparu ou bien elle préférait ne plus me poser de questions embarrassantes, car son amertume ne se manifesta plus jamais aussi clairement qu’auparavant.

Au-dehors, mon apprentissage progressait. Plus je participais aux travaux sur les chantiers, mieux je comprenais combien d’efforts mutuels étaient indispensables pour mouvoir la cité.

À la fin de mon dernier kilomètre en compagnie de Malchuskin, je fus transféré à la milice, sur l’ordre de Clausewitz. Ce fut une surprise désagréable car j’avais espéré passer directement à ma propre guilde, celle du Futur. J’appris en outre que je serais transféré à une guilde différente tous les cinq kilomètres.

Je regrettais de devoir quitter Malchuskin, car son application exclusive au terrible travail des voies était indiscutablement un bel exemple. Une fois la crête franchie, le terrain était devenu plus facile pour la pose des rails et comme le nouveau groupe de manœuvres peinait sans trop se plaindre, Malchuskin n’avait plus montré de mécontentement.

Avant de me présenter à la milice, j’allai trouver Clausewitz. Je ne tenais pas à me montrer trop récalcitrant, mais je lui demandai ce qui avait motivé sa décision.

— C’est la pratique courante, Mann, dit-il.

— Mais, monsieur, je pensais que j’étais maintenant prêt à entrer dans ma propre guilde ?

Il resta assis tranquillement derrière son bureau, sans paraître le moins du monde affecté par ma faible protestation. Je devinai que la question lui avait souvent été posée.

— Nous sommes obligés de maintenir au complet les effectifs de la milice. Il devient parfois nécessaire de mobiliser d’autres hommes des guildes pour la défense de la cité. Si le cas se présente, nous n’avons pas le temps de les instruire. C’est pourquoi tout homme d’une guilde du premier ordre effectue son service dans la milice… et vous devez vous y soumettre aussi.

Il n’y avait pas à discuter et je devins donc l’Arbalétrier de Deuxième Classe Mann pour les cinq kilomètres suivants.

Cette période me fit horreur, je fulminais contre la perte de temps et contre l’apparente insensibilité des hommes avec lesquels je devais travailler. Je savais que cela ne servait qu’à me rendre la vie difficile ; c’était vrai, car en quelques heures j’étais sans doute devenu la recrue la moins aimée de toute la milice. Mon seul soulagement, c’était la présence de deux autres apprentis — un de la guilde des Échanges et l’autre des Voies — qui semblaient partager mon point de vue. Ils avaient toutefois l’avantage de savoir s’adapter à leur nouvel entourage et souffraient donc moins que moi.

Les quartiers de la milice étaient installés dans une zone voisine des écuries, au pied même de la ville. Ils se composaient de deux vastes dortoirs où nous étions obligés de vivre, manger et dormir dans des conditions intolérables d’entassement et de saleté. Pendant la journée, nous subissions un entraînement interminable. Nous faisions de longues marches dans la campagne et l’on nous enseignait le combat sans armes, le franchissement des cours d’eau à la nage, l’escalade des arbres ; on nous enseignait même à manger de l’herbe. Et tout un tas d’autres activités inutiles. Au bout de mes cinq kilomètres, je savais tirer à l’arbalète et me défendre sans armes. Je m’étais fait quelques ennemis personnels et savais que je devrais me tenir à l’écart d’eux durant un temps considérable à l’avenir. J’inscrivis tout cela au compte de l’expérience.

Ensuite, je fus transféré à la guilde de la Traction et je me sentis aussitôt plus heureux. Et même, de ce moment à la fin de mon apprentissage, ma vie devint agréable et enrichissante.

Les responsables de la traction de la ville étaient des hommes calmes, durs au travail, intelligents. Ils se déplaçaient sans hâte, mais ils veillaient à ce que le travail dont ils étaient chargés fût fait – et bien fait.

Ce que j’avais vu précédemment de leur activité – quand j’avais assisté au remorquage de la cité par les treuils – ne m’avait pas révélé tout leur champ d’action. La Traction ne se bornait pas à déplacer la ville, elle mettait également en jeu les affaires intérieures.

Au centre de la ville, au niveau le plus bas, je découvris qu’il y avait un grand réacteur nucléaire. C’était de lui que la ville tirait tout son courant et les hommes qui en avaient la charge étaient également responsables des communications et du sanitaire. Nombre des membres de la guilde de la Traction étaient ingénieurs hydrauliciens et j’appris ainsi qu’il y avait dans toute la cité un réseau complexe de pompage qui permettait un recyclage continu, jusqu’à la dernière goutte d’eau. À ma grande horreur, je découvris que le synthétiseur de nourriture était fondé sur un système de filtration des égouts. L’opération était contrôlée par les administrateurs, mais c’était dans la chambre de pompage de la Traction que la quantité – et dans une certaine mesure la qualité – des aliments synthétiques était décidé en fin de compte. Assurer le fonctionnement des treuils n’était presque qu’une fonction accessoire du réacteur.

Il y avait six treuils installés dans un abri d’acier massif, traversant la ville d’est en ouest. Des six, cinq seulement étaient utilisés simultanément, ce qui permettait de passer tour à tour chaque treuil en révision.

Le principal sujet d’inquiétude, à propos des treuils, concernait les roulements, très usés après des milliers de kilomètres de fonctionnement. Pendant mon séjour à la Traction, on discuta abondamment pour savoir s’il fallait accomplir le remorquage avec quatre treuils – ce qui aurait permis de disposer d’un temps plus long pour la révision des roulements – ou avec les six à la fois, ce qui en eût réduit l’usure. La majorité devait préférer le système actuel, car il ne fut pas pris de décision importante.

Une des tâches qu’on m’attribua fut la vérification des câbles. On y procédait régulièrement car les câbles étaient aussi anciens que les treuils et les ruptures étaient fréquentes. Chacun des six câbles avait été réparé plusieurs fois et d’autres parties commençaient à s’effilocher. En conséquence, avant une traction, il fallait inspecter tous les câbles pied par pied, les nettoyer et les graisser, et, le cas échéant, faire des ligatures sur les parties usées.

Dans la chambre du réacteur ou pendant le travail aux câbles, à l’extérieur, la conversation ne portait que sur la nécessité de rattraper le terrain perdu en direction de l’optimum, sur l’amélioration des treuils, sur la façon de fabriquer des câbles neufs. La guilde entière fourmillait d’idées, mais ses membres n’étaient pas hommes à se complaire dans la théorie. Ils s’intéressaient beaucoup aux questions d’urbanisme – par exemple, pendant mon séjour, un projet fut mis sur pied en vue de la construction d’un réservoir d’eau supplémentaire. Un plaisant avantage de cette période de mon apprentissage, c’était que je pouvais passer mes nuits avec Victoria. Même si je regagnais notre chambre tout échauffé et sale après mon travail, je n’en profitais pas moins des douceurs du foyer, qui s’ajoutaient à la satisfaction de faire œuvre utile.

Un jour, pendant que je travaillais à l’extérieur et que l’un des câbles était mécaniquement tiré vers l’emplacement lointain d’un support, je questionnai l’homme de la guilde avec lequel je me trouvais au sujet de Gelman Jase.

— C’est un de mes vieux amis, apprenti de votre guilde. Le connaissez-vous ?

— À peu près de votre âge ?

— Un peu plus âgé.

— Il y a quelques kilomètres, nous avions deux apprentis. Mais je ne me rappelle pas leurs noms. Je peux vérifier, si vous y tenez.

J’avais envie de revoir Jase. Il y avait longtemps qu’on s’était quittés et j’aurais aimé comparer mes impressions avec celles d’un garçon qui passait par les mêmes phases que moi.

Plus tard dans la journée, l’homme me confirma que Jase avait bien été l’un des apprentis en question. Je lui demandai comment je pourrais le rencontrer.

— Il ne reviendra pas par ici avant un bon bout de temps.

— Où est-il ?

— Il a quitté la ville. Descendu vers le passé.

Mon séjour avec la guilde de la Traction prit fin trop vite et l’on me transféra aux Échanges pour les cinq kilomètres suivants. J’accueillis la nouvelle avec des sentiments mitigés, ayant assisté en personne à l’une des activités de la guilde. J’eus la surprise d’apprendre que je travaillerais avec Échanges Collings… et que, de surcroît, c’était lui qui m’avait réclamé.

— J’ai entendu dire que vous alliez être avec notre guilde pendant cinq kilomètres, me dit-il. J’ai pensé qu’il serait bon que je vous montre que notre travail ne consiste pas uniquement à nous occuper de tooks en rébellion.

Comme tous les autres membres des guildes, Collings avait une chambre dans l’une des tours avancées de la ville et il m’y emmena pour me montrer un long rouleau de papier sur lequel était tracé un plan détaillé.

— Inutile de prêter trop d’attention à ceci. C’est la carte du terrain devant nous, dressée par les Futurs. (Il m’indiqua les symboles pour les montagnes, les vallées, les cours d’eau, les pentes accentuées… toutes informations vitales pour ceux qui calculaient la route que devait suivre la cité dans sa longue et lente progression vers l’optimum :) Ces carrés noirs représentent des agglomérations, des villages. C’est ce qui nous intéresse. Combien de langues parlez-vous ?

Je lui avouai que je n’avais jamais été très doué pour les langues, à la crèche, que je ne parlais que le français… et encore assez mal.

— Heureusement que vous n’avez pas choisi notre guilde pour votre avenir, dit-il. L’aptitude aux langues étrangères est la base de nos activités.

Il me dit que les habitants locaux parlaient l’espagnol et que lui-même et son collègue avaient dû apprendre cette langue dans un des livres de la bibliothèque, car il n’y avait pas dans la cité un seul descendant d’Espagnols. Ils se débrouillaient, mais les divers patois leur posaient des problèmes.

Collings me dit que toutes les guildes du premier ordre embauchaient régulièrement de la main-d’œuvre. Parfois les Pontonniers devaient en embaucher pour de courtes périodes, mais la majeure partie des activités des Échanges consistait à trouver des volontaires pour les voies… et pour ce que Collings appelait « le transfert ».

— Qu’est-ce donc ? demandai-je aussitôt.

— C’est la vraie cause de notre impopularité, me répondit Collins. La cité recherche les villages où règne la pénurie de nourriture, où la pauvreté est la plus répandue. Heureusement pour la ville, cette région-ci est pauvre, aussi pouvons-nous marchander sur des bases fortes. Nous sommes en mesure d’offrir aux indigènes de la nourriture, des connaissances techniques pour améliorer leur agriculture, des produits médicaux, du courant électrique… en retour les hommes travaillent pour nous et nous leur empruntons leurs jeunes femmes. Elles viennent à la ville pendant un certain temps et parfois elles donnent naissance à de nouveaux citoyens.

— J’en ai entendu parler, mais je ne peux pas croire que ce soit vrai, protestai-je.

— Pourquoi pas ?

— N’est-ce pas… immoral ?

— Est-ce immoral que de souhaiter que la ville reste habitée ? Sans un apport de sang neuf, nous nous éteindrions en deux générations. La plupart des enfants qui naissent dans la cité sont de sexe masculin.

Je me rappelai le début de bagarre :

— Mais il arrive que les femmes transférées à la ville soient mariées, non ?

— Oui. Mais elles ne restent que le temps de mettre un enfant au monde. Après quoi elles ont toute liberté de repartir.

— Que devient l’enfant ?

— Si c’est une fille, elle reste dans la ville où elle grandit dans la crèche. Si c’est un garçon, la mère a le choix entre l’emmener avec elle ou nous le laisser.

Je compris alors la réticence de Victoria à ce propos. Ma mère était venue du dehors mais elle était repartie. Elle ne m’avait pas emmené. J’avais été rejeté. Toutefois cette découverte ne me causa nulle peine.

Les hommes des Échanges comme ceux du Futur parcouraient la campagne à cheval. Je n’avais jamais appris à monter, aussi, en quittant la ville pour nous rendre au nord, je marchais à côté de Collings. Plus tard il m’enseigna l’équitation, me disant que cela me serait indispensable quand j’entrerais dans la guilde de mon père. La technique me vint lentement. Au début, l’animal me faisait peur et j’avais du mal à le dominer. Mais peu à peu, je me rendis compte qu’il était docile et gentil, aussi repris-je confiance et le cheval – qui le comprenait sans doute – répondit-il mieux à mes gestes.

Nous n’allâmes pas très loin : juste deux villages un peu vers le nord-est. On nous accueillit avec une certaine curiosité, mais de l’avis de Collings, ni l’un ni l’autre n’avaient grand besoin des produits que pouvait leur offrir la ville, aussi n’entama-t-il pas de négociations. Il m’expliqua que pour le moment la cité avait assez de main-d’œuvre et suffisamment de femmes transférées.

Après ce premier voyage hors de la ville — qui dura neuf jours durant lesquels nous vécûmes et couchâmes à la dure – je rentrai avec Collings pour apprendre que le Conseil des Navigateurs avait autorisé la construction d’un autre pont. Selon l’interprétation de Collings, deux routes s’offraient à la cité. L’une obliquait au nord-ouest et, bien qu’elle évitât un étroit ravin, elle traversait un terrain onduleux et très pierreux. L’autre passait par un sol plus uni, mais imposait de jeter un pont sur le ravin. Cette dernière route avait été adoptée et tout le personnel disponible devait provisoirement être affecté à la guilde des Bâtisseurs de Ponts.

Comme le pont avait maintenant priorité, on embaucha Malchuskin et un autre homme des Voies, ainsi que leurs équipes. À peu près la moitié de la milice fut relevée de ses fonctions pour donner un coup de main et plusieurs hommes de la Traction furent détachés pour diriger la pose des rails sur le pont. L’ultime responsabilité des plans et de la construction incombait évidemment à la guilde des Pontonniers, qui réquisitionnèrent cinquante manœuvres supplémentaires, recrutés par les Échanges.

Collings et un de ses collègues de guilde quittèrent donc la ville immédiatement pour se rendre dans les villages du secteur. Pendant ce temps, je fus envoyé au nord du site du pont sous les ordres d’un patron de guilde, le Pontonnier Lerouex, le père de Victoria.

Quand je vis le ravin, je compris qu’il posait un problème majeur aux ingénieurs. Il était large – d’environ soixante mètres au point choisi – et les parois en étaient irrégulières et friables. Un rapide torrent coulait au fond. De plus le flanc nord était d’une dizaine de pieds plus bas que la face sud, ce qui voulait dire qu’il faudrait poser les voies sur une rampe, pour couvrir une certaine distance après le ravin proprement dit.

La guilde avait décidé que ce serait un pont suspendu. Nous n’avions pas le temps de bâtir une arche ou un tablier sur consoles. L’autre méthode couramment employée – un échafaudage dressé au creux même du ravin – était impraticable étant donné la nature des parois et du sol.

On commença en hâte à ériger quatre tours, deux au nord, deux au sud. Construites en tubes d’acier, elles paraissaient à première vue plutôt fragiles. Pendant leur construction, un homme tomba d’une tour et fut tué sur le coup. Les travaux se poursuivirent néanmoins sans retard. Peu après, j’eus l’autorisation de rentrer en ville pour une de mes périodes de congé et pendant que j’étais à l’intérieur, la ville fut mise en remorque. C’était la première fois que je me trouvais à l’intérieur en sachant qu’un déplacement au treuil était en cours. Je fus surpris de remarquer que je n’éprouvais aucune sensation de mouvement, bien que le bruit de fond fût plus nettement perceptible, probablement grossi par le bourdonnement des moteurs de treuils.

Ce fut également pendant cette permission que Victoria m’annonça qu’elle était enceinte. La nouvelle avait causé une grande joie à sa mère. Moi, j’étais enchanté et, pour la première fois de ma vie, je bus trop de vin et me conduisis comme un imbécile. Toutefois, personne n’en parut choqué.

De retour au-dehors, je vis que les travaux se poursuivaient sur les voies et sur les câbles – malgré la pénurie de main-d’œuvre – et que nous n’étions plus qu’à trois kilomètres de l’emplacement du pont. En bavardant avec un des membres de la Traction, j’appris que la ville n’était qu’à deux kilomètres et demi de l’optimum.

Ce renseignement ne prit une importance spéciale que plus tard, lorsque je me rendis compte que le pont lui-même devait être à un demi-kilomètre au nord de l’optimum.

Suivit une longue période de retards. La construction du pont avançait lentement. Après l’accident, des mesures de prudence plus rigoureuses furent adoptées et les hommes de Lerouex vérifièrent constamment la solidité de la structure. Tout en travaillant, nous apprîmes que les opérations de pose des rails devant la ville se déroulaient lentement – en un sens, cela nous arrangeait, car le pont était loin de son achèvement, mais par ailleurs, c’était une cause d’inquiétude. Tout temps perdu dans la course sans fin à l’optimum était préjudiciable.

Un jour, on raconta sur les chantiers que le pont lui-même était au point de l’optimum. La nouvelle m’amena à considérer sous un angle nouveau ce qui nous entourait, mais l’optimum ne se signalait par aucune particularité. Une fois encore, je me demandai quelle pouvait bien être sa signification, mais tandis que les jours passaient et que l’optimum poursuivait sa course mystérieuse au nord, il sortit également de ma pensée. Toutes les ressources de la ville se concentrant à présent sur la construction du pont, je n’eus pas l’occasion de perfectionner mon apprentissage. Tous les dix jours, j’avais mes congés, comme tous les membres des guildes sur les chantiers, mais il n’était plus question que je m’informe du fonctionnement général des diverses guildes. Le pont avait toutes les priorités.

Toutefois les autres travaux se poursuivaient. À quelques mètres au sud du pont, on construisit une station de supports pour les câbles et les voies furent amenées jusqu’à ce point. En temps opportun, le remorquage de la ville sur les rails eut lieu : elle se dressa silencieuse au bord du gouffre en attendant que le pont fût terminé.

L’aspect le plus difficile, le plus exténuant de la construction du pont, c’était de faire passer des chaînes en travers du gouffre, du sud au nord, puis d’y accrocher les rails. À mesure que le temps passait, Lerouex et ses compagnons se tourmentaient. Je comprenais bien pourquoi : tandis que l’optimum se déplaçait lentement au nord en s’éloignant du chantier, la structure du pont courait les mêmes dangers dont Malchuskin m’avait parlé à propos des rails au sud de la cité… elle risquait de se déformer. Bien que le bâti fût conçu de façon à compenser dans une bonne mesure cet inconvénient, il y avait des limites certaines au retard que l’on pouvait accepter pour la traversée. À présent, on travaillait même la nuit sous les brillantes lampes à arc alimentées par le courant de la ville. Les permissions étaient suspendues et les hommes avaient été organisés en équipes tournantes.

Pendant que l’on posait les plaques de soutien des rails, Malchuskin et les autres s’occupaient des voies. Entre-temps, on érigeait des supports de câbles du côté nord, juste au-delà des complexes rampes d’accès.

La ville était si proche que nous pouvions rentrer dormir dans nos logements. La différence entre l’activité sur les chantiers et l’atmosphère relativement normale et calme de la vie quotidienne dans la cité me frappait vivement. Mon comportement devait refléter mon état d’esprit car pendant un temps Victoria recommença à me poser des questions sur l’extérieur.

Mais bientôt le pont fut prêt. Il y eut encore une journée d’attente, pendant laquelle Lerouex et les autres hommes des Ponts exécutèrent une série de tests compliqués. Leurs expressions trahissaient encore de l’inquiétude quand ils eurent déclaré le pont utilisable et sûr. Pendant la nuit, la ville se prépara au mouvement.

Lorsque l’aube parut, les hommes de la Traction donnèrent le signal et la cité se mit en route avec des précautions et une lenteur infinies. J’avais choisi un point d’observation sur l’une des deux tours de suspension du versant sud du gouffre et quand les galets avant de la ville s’engagèrent peu à peu sur les rails, je sentis la vibration dans toute la tour tandis que les chaînes se raidissaient sous le fardeau. À la faible clarté du soleil levant je les vis se tendre de façon plus accentuée sous le chargement, les rails pliant visiblement sous l’énorme pression. Je regardai l’homme des Ponts accroupi sur la tour à quelques mètres de moi. Toute son attention se concentrait sur un appareil de mesure de tension relié aux chaînes supérieures. Personne de ceux qui observaient la délicate opération ne bougeait ni ne parlait, comme si le plus faible déplacement d’air allait rompre l’équilibre. La ville continua d’avancer et bientôt tout son poids reposa sur la longueur du pont.

Le silence fut brutalement rompu. Dans un craquement terriblement bruyant, renvoyé en écho par les parois rocheuses du ravin, un des câbles de treuil se rompit et cingla en coup de fouet une rangée de miliciens. Un tremblement parcourut la structure du pont et j’entendis au sein de la cité la plainte croissante du treuil tournant follement, immédiatement coupée quand l’homme de la Traction qui contrôlait les différentiels le débrancha. À présent, tirée par quatre câbles seulement, visiblement ralentie, la ville poursuivait son laborieux chemin. Du côté nord du ravin, le câble rompu s’étendait comme un long serpent sur le sol, lové sur les cadavres de cinq miliciens.

Le moment le plus dangereux de la traversée était passé – la ville avançait entre les deux tours nord et commençait à descendre les rampes à faible vitesse en direction des supports de poulies. Elle s’immobilisa bientôt, mais personne ne dit mot. Aucun sentiment de soulagement, pas de cris de triomphe. De l’autre côté du gouffre, on plaçait les corps des miliciens sur des civières pour les ramener en ville. Celle-ci était en sûreté pour le moment mais il y avait encore beaucoup à faire. Le pont avait causé un retard inévitable et la ville était maintenant à sept kilomètres de l’optimum. Il fallait démonter les voies et réparer le câble rompu. Il fallait en outre démanteler les tours de suspension et les chaînes en vue de leur utilisation future.

En effet, la ville ne tarderait plus à repartir… toujours en avant, toujours au nord, vers l’optimum qui réussissait cependant à se maintenir à plusieurs kilomètres en avance.

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