DEUXIÈME PARTIE

1

Helward Mann était à cheval. Debout sur les étriers, la tête baissée contre le cou de la grande jument baie, il jouissait de la sensation de vitesse : le vent qui lui tirait les cheveux en arrière, le bruit des sabots sur le sol caillouteux, le jeu des muscles de sa monture, la crainte constante d’une chute, d’une projection en avant. Il allait au sud, s’éloignant du village primitif qu’il venait de quitter, par les collines et par la plaine, jusqu’à la ville. Quand la cité Terre lui apparut derrière une levée de terrain, Helward ramena sa bête au trot et lui fit décrire un arc de cercle pour repartir vers le nord. Bientôt le cheval prit le pas, tandis que le soleil devenait plus chaud. Helward mit pied à terre et marcha près de sa monture.

Il songeait à Victoria, enceinte depuis de nombreux kilomètres. Elle était belle, paraissait en bonne santé, et l’administrateur de Médecine lui avait dit que la grossesse se déroulait normalement. Helward était maintenant autorisé à rester davantage en ville, aussi passaient-ils de nombreuses journées ensemble, Victoria et lui. Heureusement, la ville se déplaçait de nouveau en terrain non accidenté, car il savait que si un autre pont se révélait nécessaire – ou s’il se présentait un obstacle inattendu – les loisirs qu’il pouvait consacrer à sa femme seraient considérablement réduits.

Il attendait à présent la fin de son apprentissage. Il avait travaillé ferme et longtemps avec toutes les guildes sauf une… la sienne, celle des Futurs. Échanges Collings lui avait dit que la fin de son apprentissage approchait et que plus tard dans la journée il devrait voir Futur Clausewitz, qui lui parlerait officiellement des progrès accomplis. L’apprentissage ne finirait jamais trop tôt pour Helward. Bien qu’encore adolescent dans son comportement émotif, il était devenu adulte selon les normes de la cité ; et à la vérité il avait beaucoup travaillé et beaucoup appris pour arriver à ce statut. Pleinement conscient des priorités extérieures de la cité – sans toutefois être encore certain de leur bien-fondé – il était prêt à recevoir son titre de membre à part entière de la guilde. Durant les derniers kilomètres, son corps s’était aminci et musclé, et sa peau avait pris une belle teinte dorée et saine. Il ne se sentait plus fourbu après une journée de travail et appréciait la sensation de bien être que lui apportait la conscience d’avoir mené à bien une tâche difficile. On le respectait et on l’aimait bien pour sa bonne volonté à accepter sans discuter les travaux les plus rebutants. Et, comme ses relations avec Victoria s’harmonisaient de façon satisfaisante, on le reconnaissait comme un homme auquel on pouvait confier le soin de la sécurité de la ville.

Avec Collings, notamment, Helward avait noué des relations de travail amicales. Après qu’il eut servi ses périodes de cinq kilomètres avec chacune des guildes, on lui permit d’accomplir une période supplémentaire de huit kilomètres avec une guilde de son choix à l’exception de la sienne propre, et il demanda aussitôt à retourner près de Collings. L’activité des Échanges l’attirait car elle lui permettait de connaître au moins un peu le mode de vie des indigènes. La région que traversait en ce moment la cité était élevée, dénudée, le sol aride. Les villages étaient rares et ceux avec lesquels la guilde établissait des relations étaient presque toujours un amas de cabanes vétustes autour d’un ou deux bâtiments en ruine. La saleté était effrayante et la maladie faisait des ravages. Il ne semblait pas y avoir de gouvernement central car chacune des agglomérations avait son organisation autonome et ses rites particuliers. Les hommes de Collings se voyaient recevoir parfois avec hostilité et le plus souvent avec une totale indifférence.

Les échanges étaient surtout affaire de jugement, d’évaluation de la situation et des besoins d’une communauté donnée, et de négociations fondées sur ces connaissances. Les marchandages restaient la plupart du temps infructueux – le seul élément vraiment commun à tous les villages étant une léthargie enracinée. Lorsque Collings réussissait à éveiller le moindre intérêt, les besoins devenaient immédiatement apparents. Dans l’ensemble, la cité était en mesure d’y satisfaire. Grâce à son organisation poussée et à sa technologie, elle avait, au long des kilomètres, emmagasiné un vaste stock d’aliments, de produits médicaux et chimiques, et l’expérience lui avait en outre enseigné quels étaient les plus nécessaires. C’est pourquoi, grâce à des offres d’antibiotiques, de semences, de fertilisants, de purificateurs d’eau – et même en certains cas de simples services pour la remise en état des outils locaux – les hommes des Échanges pouvaient émettre à leur tour leurs exigences.

Collings avait tenté d’enseigner l’espagnol à Helward, mais celui-ci ne manifestait toujours pas le moindre don. Il avait appris quelques phrases et ne prenait qu’une très faible part aux tractations.

Ils étaient parvenus à s’entendre avec les gens du village qu’ils venaient de quitter. Vingt hommes viendraient travailler aux voies, et un village plus petit, à quelque distance, en fournirait une dizaine. En outre, cinq femmes s’étaient portées volontaires, ou avaient été forcées – Helward ne savait trop que penser et n’avait pas posé de questions à Collings – pour aller vivre à la ville. Il revenait maintenant avec son ami pour prendre les produits promis et préparer les diverses guildes à ce nouvel apport de population temporaire. Collings avait décidé que tout le monde subirait une visite médicale, ce qui imposerait un surcroît de travail aux administrateurs de la Médecine.

Helward aimait bien travailler au nord de la ville. Ce serait d’ailleurs bientôt son territoire, car c’était là, au-delà de l’optimum, que la guilde du Futur opérait. Il voyait souvent des Futurs qui chevauchaient en direction du nord dans le territoire lointain où la ville devrait passer un jour. Il avait rencontré une ou deux fois son père et ils avaient eu de brefs entretiens. Helward avait espéré que son expérience d’apprenti aurait fait disparaître le malaise qui gâtait leurs rapports, mais son père était toujours aussi embarrassé en sa compagnie. Helward pensait que cela n’avait pas de raison profonde ni subtile, car une fois où Collings parlait de la guilde du Futur, il avait mentionné Futur Mann. « Un homme à qui il est difficile de parler, avait-il dit. Agréable quand on le connaît, mais très réservé. »

Au bout d’une demi-heure, Helward remonta à cheval et tourna bride. Un peu plus tard, il retrouva Collings qui se reposait à l’ombre d’un grand rocher. Ils partagèrent un repas improvisé. En témoignage de bonne volonté, le chef du village leur avait remis un grand morceau de fromage frais ; ils en mangèrent une partie, savourant ce changement à leur régime habituel d’aliments synthétiques.

— S’ils ont de telles choses à manger, observa Helward, je comprends qu’ils n’aient pas très envie de nos ersatz.

— Ne croyez pas qu’ils en mangent tout le temps. C’est le seul fromage qu’ils avaient. Et ils l’avaient sans doute volé ailleurs, car je n’ai pas vu de bétail.

— Alors pourquoi nous l’ont-ils offert ?

— Parce qu’ils ont besoin de nous.

Helward et Collings avaient repris la route vers la ville. Ils allaient à pied, menant leurs montures par la bride. Helward était à la fois impatient de rentrer et lourd de regret que son temps d’apprentissage fût à son terme. Il se rendait compte que c’était sans doute là son dernier entretien avec Collings, et sentit se réveiller en lui l’envie longtemps réprimée d’aborder un sujet qui l’agitait encore de temps à autre… De tous les hommes qu’il avait connus hors de la cité, Collings était le seul avec qui il pût en discuter. Et cependant il retourna longuement le problème dans son esprit avant de se décider enfin à l’évoquer.

— Vous êtes bien silencieux, lui dit soudain Collings.

— Je sais… veuillez m’excuser. Je pensais à mon accession au titre de membre de la guilde. Je ne suis pas certain d’être prêt.

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas facile à dire… un vague doute.

— Voulez-vous me l’exposer ?

— Oui. Ou plutôt… est-ce possible ?

— Pourquoi non ?

— Eh bien… certains des hommes de guilde ne seraient pas d’accord, déclara Helward. J’étais plutôt perdu quand j’ai quitté la ville pour la première fois et j’ai très vite appris à ne pas poser trop de questions.

— Lesquelles, par exemple ?

Helward songea qu’il n’avait plus à se chercher de justifications.

— Il s’agit de deux choses… l’optimum et le serment. J’ai des doutes sur l’un et sur l’autre.

— Rien d’étonnant. J’ai travaillé avec des douzaines d’apprentis en cours de route, et ils s’inquiètent tous de ces points.

— Pouvez-vous me dire ce que je désire savoir ?

Collings secoua la tête :

— Pas sur l’optimum. Il vous appartient de le découvrir vous-même.

— Mais tout ce que j’en sais, c’est qu’il se déplace en direction du nord. Est-ce quelque chose d’arbitraire ?

— Ce n’est pas arbitraire… mais je ne dois pas en parler. Je vous promets que vous apprendrez bientôt ce que vous voulez savoir. Mais quel problème vous pose le serment ?

Helward resta un moment silencieux, puis reprit :

— Si vous saviez que je l’ai violé – si vous l’appreniez en ce moment même — vous me tueriez, n’est-ce pas ?

— Oui, en théorie.

— Et en pratique ?

— Cela me tourmenterait sans doute pendant quelques jours, puis j’en parlerais probablement à un autre membre pour voir ce qu’il me conseillerait. Mais vous ne l’avez pas violé, j’espère ?

— Je n’en suis pas certain.

— Alors mieux vaut m’en parler.

— Très bien.

Helward se mit à énumérer les questions que lui avait posées Victoria. Il s’efforçait de maintenir son récit dans les limites de vagues généralités. Mais comme Collings continuait à se taire, Helward se surprit à lui fournir de plus en plus de détails. Bientôt, il répétait presque mot pour mot tout ce qu’il avait révélé à sa femme.

— Je ne pense pas que vous ayez à vous faire du souci, lui dit Collins quand il eut terminé.

— Pourquoi ?

— Il n’a résulté aucun mal de ce que vous avez dit à votre épouse.

La ville était maintenant en vue et ils y reconnaissaient l’activité habituelle autour des voies.

— Mais cela ne peut pas être aussi simple, objecta Helward. Le serment est catégorique et le châtiment n’est pas des plus légers.

— Exact… mais les membres des guildes d’aujourd’hui ont hérité cette tradition du passé. Le serment nous a été transmis et nous le transmettons à notre tour. Vous ferez de même un jour. Cela ne signifie pas que les guildes l’acceptent, mais personne n’a encore trouvé le moyen de s’en passer.

— Ainsi les guildes aimeraient s’en débarrasser si possible ? demanda Helward.

Collings sourit :

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. L’histoire de la cité remonte très loin dans le passé. Le fondateur était un certain Francis Destaine et on pense généralement que c’est lui qui a institué le serment. D’après ce que nous pouvons comprendre des archives de l’époque, ce régime de secret était sans doute souhaitable. Mais aujourd’hui… eh bien, la situation est un peu plus détendue.

— Mais on maintient le serment.

— Oui, et je crois qu’il a encore son rôle. Il y a dans la ville bien des gens qui ne sauront peut-être jamais ce qui se passe à l’extérieur et qui n’auront jamais besoin de le savoir. Ce sont les citoyens dont l’occupation consiste à veiller au fonctionnement des services municipaux. Ils sont en relation avec les gens du dehors – par exemple les femmes transférées – et s’ils devaient parler trop librement, peut-être les populations d’alentour en arriveraient-elles à connaître la véritable nature de la ville. Nous avons déjà assez de difficultés avec les indigènes, les tooks comme les appellent les miliciens. Comprenez que l’existence de la cité est précaire et qu’il faut la préserver à tout prix.

— Sommes-nous en danger ?

— Pas pour le moment. Mais en cas de sabotage, le danger serait grand et immédiat. Nous ne sommes déjà pas aimés. Il n’y a aucun intérêt à voir s’ajouter à ce manque de popularité la connaissance de notre vulnérabilité.

— Alors je peux parler plus franchement à Victoria ?

— À vous d’en juger. C’est la fille de Lerouex, n’est-ce pas ? Une fille intelligente. Tant qu’elle gardera pour elle seule tout ce que vous lui direz, je n’y vois aucun mal. Mais ne bavardez pas avec trop de gens.

— Bien sûr.

— Et n’allez pas parler du mouvement de l’optimum. Il ne bouge pas.

Helward leva sur lui un regard surpris :

— On m’a pourtant dit qu’il se déplace.

— On vous a mal informé. L’optimum est stationnaire.

— Alors pourquoi la cité ne l’atteint-elle jamais ?

— Elle y parvient de temps en temps, affirma Collings. Mais elle ne peut jamais s’y maintenir longtemps. Le sol s’en écarte en direction du sud.

2

Les voies couraient jusqu’à environ deux kilomètres au nord de la ville. En approchant, Helward et Collings virent que l’on traînait un des câbles vers les emplacements des supports. Dans un jour ou deux, la ville avancerait de nouveau.

Ils menèrent leurs chevaux au long des voies pour regagner la ville. Du côté nord où ils se trouvaient était ménagé l’accès au sombre tunnel qui courait sous les bâtisses et constituait la seule entrée officiellement reconnue.

Helward accompagna Collings jusqu’aux écuries.

— Adieu, Helward.

Ce dernier prit la main tendue et la serra chaleureusement.

— Votre salut me semble bien définitif.

Collings haussa les épaules, l’air désabusé :

— Il se passera un bout de temps avant que je ne vous revoie. Bonne chance, mon garçon.

— Où allez-vous ?

— Nulle part. Mais vous, vous allez partir. Faites bien attention… et tirez vos conclusions de ce qui vous arrivera.

Avant que Helward ait pu répondre, l’homme avait pivoté et s’enfonçait dans les écuries. Helward eut un instant la tentation de le suivre, mais son instinct lui dit que cela ne l’avancerait à rien. Peut-être même lui en avait-il déjà révélé plus qu’il n’aurait dû.

Ce fut avec des sentiments mélangés que Helward longea le tunnel jusqu’à l’ascenseur et attendit la cabine. Quand elle arriva, il monta tout droit au quatrième niveau pour chercher Victoria. Elle n’était pas dans leur chambre, aussi descendit-il à l’usine des synthétiques pour la retrouver. Elle était maintenant enceinte depuis plus de vingt-huit kilomètres, mais comptait travailler aussi longtemps que possible.

En l’apercevant, elle quitta sa table de travail et ils regagnèrent ensemble leur chambre. Helward disposait encore de deux heures avant de voir Futur Clausewitz ; ils passèrent le temps à converser de choses sans importance. Plus tard, quand la porte fut ouverte, ils montèrent quelques minutes sur la plate-forme extérieure.

À l’heure fixée, Helward se rendit au septième niveau et entra dans les bâtiments de la guilde. Il connaissait maintenant cette partie de la ville, mais il y était si peu habitué qu’il se sentait encore intimidé devant les membres de la guilde et les Navigateurs.

Clausewitz l’attendait dans la salle de la guilde du Futur, seul. Il accueillit Helward avec cordialité et lui offrit du vin.

De cette pièce, il était possible de voir le pays au nord de la ville par une petite fenêtre. Helward avait un aperçu du sol montant où il travaillait depuis quelques jours.

— Vous vous êtes bien comporté. Apprenti Mann.

— Je vous remercie, monsieur.

— Vous sentez-vous prêt à devenir un des Futurs ?

— Oui, monsieur.

— Bien… du point de vue de la guilde, il n’y a pas de raison que vous n’y soyez pas admis. Vous avez obtenu quelques rapports satisfaisants.

— Sauf de la milice.

— Inutile de vous inquiéter à ce sujet. La vie militaire ne convient pas à tout le monde.

Helward se sentit un peu soulagé. Il s’était demandé si sa guilde avait été informée de ses mauvais résultats à la milice.

— Cette entrevue a pour but de vous révéler ce qui va se passer maintenant, reprit Clausewitz. Vous avez encore théoriquement à accomplir un apprentissage de cinq kilomètres avec notre guilde, mais en ce qui me concerne, c’est une simple formalité. Cependant, avant cela, vous devez quitter la ville. Cela fait partie de votre formation. Vous resterez éloigné pendant un certain temps, probablement.

— Puis-je vous demander combien de temps au juste ? s’enquit le jeune homme.

— Difficile à préciser. Un certain nombre de kilomètres. Peut-être dix à quinze, peut-être aussi une centaine.

— Mais Victoria…

— Oui. Je sais qu’elle attend un enfant. Quand doit-il venir au monde ?

— Dans quinze kilomètres environ.

Clausewitz fronça les sourcils :

— Je crains bien que vous ne soyez absent à ce moment. Mais vous n’avez pas le choix.

— Mais ne pourrait-on reporter ce voyage à une date ultérieure ?

— Non, je le regrette. Il s’agit d’une chose que vous devez absolument faire. Vous savez à présent que la ville doit de temps en temps marchander pour obtenir l’usage de femmes du dehors. Nous les gardons ici le moins longtemps possible, mais elles y restent néanmoins une cinquantaine de kilomètres en moyenne. Notre contrat passé avec elles prévoit qu’elles seront ramenées en sûreté dans leurs villages… et nous avons en ce moment trois femmes qui désirent repartir. Il est coutumier dans la cité de confier aux apprentis le soin de les reconduire, surtout maintenant que nous considérons cela comme une partie importante de la formation.

La nature même de son travail avait forcé Helward à prendre de l’assurance :

— Monsieur, ma femme attend son premier bébé. Il faut que je reste près d’elle.

— Pas question.

— Et si je refuse de m’en aller ?

— On vous montrera un exemplaire du serment que vous avez prêté et vous devrez subir le châtiment prévu.

Helward ouvrit la bouche pour répliquer, mais il hésita. Ce n’était évidemment pas le moment de discuter de la validité du serment. Futur Clausewitz se dominait visiblement. Devant la résistance de Helward aux ordres, le visage du membre de la guilde s’était empourpré et il s’était assis, les mains à plat sur la table.

Au lieu de dire ce qu’il avait en tête, Helward s’enquit :

— Monsieur, puis-je faire appel à votre raison ?

— Vous le pouvez, mais je ne peux pas être raisonnable. Vous avez juré de placer la sécurité de la cité au-dessus de toute autre considération. Votre entraînement pour la guilde est lié à cette sécurité… C’est tout.

— Mais on pourrait sûrement retarder le voyage ? Dès que l’enfant sera né, je partirai.

— Non. (Clausewitz se tourna et poussa en avant une grande feuille de papier où figuraient une carte et plusieurs listes de nombres.) Ces femmes doivent être reconduites dans leurs villages. Dans les quelque quinze kilomètres à passer avant que votre femme accouche, ces villages se trouveront à une distance dangereuse. Ils sont déjà à plus de soixante kilomètres au sud. La simple vérité, c’est que vous êtes l’apprenti désigné sur ce tableau et que c’est vous qui devez partir.

— C’est votre dernier mot, monsieur ?

— Oui.

Helward reposa son vin sur la table sans y avoir goûté et se dirigea vers la porte.

— Helward ! Attendez !

Il s’immobilisa :

— Si je dois partir, j’aimerais dire quelques mots à ma femme.

— Il vous reste quelques jours. Vous ne partirez que dans un demi-kilomètre de temps.

Cinq jours. Autant dire rien.

— Et alors ? (Helward n’éprouvait plus le besoin de faire preuve de la courtoisie habituelle.)

— Asseyez-vous, je vous prie. (Helward obéit à regret.) Ne me croyez pas inhumain, mais, c’est assez ironique, cette expédition même vous révélera pourquoi diverses coutumes de la ville vous paraissent inhumaines. C’est notre manière de vivre et elle nous est imposée. Je comprends bien votre souci à l’égard de Victoria, mais il faut que vous descendiez dans le passé. Il n’existe pas de meilleur moyen pour vous faire saisir la situation de la ville. Ce qui se trouve là, loin au sud, est la raison même du serment, de la barbarie apparente de nos mœurs. Vous êtes un homme instruit, Helward. Connaissez-vous dans toute l’histoire une seule civilisation avancée qui ait marchandé l’usage de femmes à la seule et simple fin d’obtenir une grossesse ? Et qui, une fois la naissance accomplie, les restitue.

— Non, monsieur. Sauf… Helward s’interrompit.

— Sauf les tribus de sauvages primitifs qui pillaient et violaient. Eh bien, nous leur sommes peut-être un peu supérieurs, mais notre principe n’est pas moins sauvage. Notre marché est unilatéral, en dépit des apparences. Nous proposons l’affaire, posons nos conditions, payons le prix et poursuivons notre route. Il doit en être ainsi. Que vous abandonniez votre femme au moment où elle a le plus grand besoin de vous, c’est un petit manque d’humanité qui découle d’un mode de vie qui est en soi inhumain.

— L’un n’excuse pas l’autre, à mon point de vue, observa Helward.

— Non… je vous l’accorde. Mais vous êtes lié par votre serment. Ce serment découle lui-même des causes du manque majeur d’humanité et quand vous aurez consenti votre sacrifice personnel, vous comprendrez mieux.

— Monsieur, c’est la ville qui devrait changer de mœurs.

— Mais vous vous rendrez compte que c’est impossible.

— En voyageant vers le passé ?

— Bien des choses s’éclairciront pour vous. Pas toutes. (Clausewitz se leva.) Helward, vous avez été bon apprenti jusqu’à présent. Je vois bien que dans les kilomètres à venir, vous continuerez à travailler ferme pour la cité. Vous avez une bonne et belle femme, beaucoup de raisons de vivre. Le châtiment prévu dans le serment n’a encore jamais été demandé, autant que je sache, mais je vous demande d’accomplir cette mission que la ville exige de vous… et que vous l’accomplissiez maintenant. Comme j’ai fait mon temps, comme a fait votre père… et tous les hommes des guildes. En ce moment même, il y a sept de vos collègues – tous des apprentis – qui sont dans le passé. Ils ont dû surmonter eux aussi des difficultés analogues et tous ont fait face à la situation, de bon gré. Helward se leva, serra la main de Clausewitz et partit à la recherche de Victoria.

3

Cinq jours après, Helward était prêt à partir. Il n’avait à la vérité jamais douté de sa décision, mais il avait eu du mal à expliquer à Victoria son absence forcée. Horrifiée au début, elle avait brusquement changé d’attitude.

— Bien sûr, il faut que tu y ailles. Ne te sers pas de mon état comme d’une excuse.

— Mais l’enfant ?

— Tout ira bien. Que ferais-tu d’ailleurs, même si tu étais ici ? Tu marcherais de long en large, ou énerverais tout le monde. Les médecins s’occuperont bien de moi. Ce n’est pas la première grossesse dont ils ont à se soucier.

— Mais… ne désires-tu pas ma présence ?

Elle lui avait pris la main :

— Bien sûr que si. Mais rappelle-toi ce que tu m’as dit. Le serment n’est pas aussi impératif que tu le croyais. Je sais que tu pars… et qu’à ton retour il n’y aura plus de mystère. Et si ce qu’Échanges Collins a dit est vrai, tu pourras me parler de tout ce que tu auras vu.

Helward n’avait pas très bien compris ce qu’elle entendait par là. Depuis un certain temps, il avait pris l’habitude de lui confier une grande part de ce qu’il voyait et faisait hors de la ville et Victoria l’écoutait avec beaucoup d’intérêt. Il ne voyait plus aucun mal à s’entretenir avec elle, bien qu’il s’inquiétât de la voir toujours aussi curieuse, d’autant qu’une grande partie de ce qu’il lui avait raconté ne touchait qu’à ce qu’il considérait comme des détails insignifiants.

Quoi qu’il en soit, il n’avait plus aucun motif d’éviter le voyage vers le passé et, au fond, l’idée l’enthousiasmait. Il en avait tellement entendu parler, surtout à demi-mot, par allusions, et voilà que le temps était venu pour lui de s’y aventurer à son tour ! Jase était déjà dans le passé… peut-être se rencontreraient-ils. Il avait envie de revoir Jase. Tant de choses étaient intervenues depuis qu’ils ne s’étaient parlé. Se reconnaîtraient-ils seulement ?

Victoria n’alla pas le voir partir. Elle était encore au lit dans sa chambre quand il la quitta. Pendant la nuit, ils avaient tendrement fait l’amour, en plaisantant à demi sur la nécessité « d’en prendre pour longtemps ». Elle s’était accrochée à lui quand il l’avait embrassée une dernière fois et, en fermant la porte pour s’engager dans le couloir, il avait cru l’entendre sangloter. Il s’était immobilisé, prêt à retourner près d’elle, puis, après une brève hésitation, il avait poursuivi son chemin. Inutile de faire durer une situation pénible.

Clausewitz l’attendait dans la salle des Futurs. On avait entassé dans un coin un équipement rudimentaire et étalé un grand plan sur la table. L’attitude de Clausewitz était différente de celle qu’il avait eue lors de l’entrevue précédente. Dès que Helward fut entré, Clausewitz le conduisit devant le bureau pour lui expliquer sans préambule ce qu’il devrait faire.

— Voici un plan composite du terrain au sud de la cité. Il est fondé sur l’échelle linéaire. Vous savez ce que cela veut dire ?

Helward fit un signe affirmatif.

— Bon. Un centimètre sur le plan est en gros équivalent à un kilomètre… mais en distance linéaire. Pour des raisons que vous découvrirez par la suite, cela ne vous sera d’aucune utilité. Pour le moment, la ville est ici, et le village que vous devez retrouver est là. (Clausewitz désignait un amas de points noirs à l’autre bout du plan.) À compter d’aujourd’hui, la distance est exactement de soixante-sept kilomètres. Quand vous aurez quitté la ville, vous vous apercevrez que les distances et les directions sont trompeuses. Auquel cas, le meilleur avis que je puisse vous donner – comme à tous nos autres apprentis – c’est de suivre les pistes de la ville. Quand vous vous rendez au sud, elles sont votre seul lien avec nous et le seul moyen de retrouver le chemin du retour. Les puits creusés pour les fondations et les traverses doivent encore être visibles. Avez-vous compris cela ?

— Oui, monsieur.

— Vous accomplissez ce voyage pour une raison essentielle. Vous devez faire en sorte que les femmes qui vous sont confiées parviennent en sûreté à leur village. Cela fait, vous reviendrez à la ville sans délai.

Helward s’occupait à des calculs mentaux. Il savait combien de temps il lui faudrait pour parcourir un kilomètre… quelques minutes seulement. En une pleine journée de marche par temps chaud, il pouvait espérer couvrir au moins vingt kilomètres… et avec les femmes qui ralentiraient sa progression, la moitié. Dix kilomètres par jour, cela faisait sept jours pour l’aller, trois ou quatre pour le retour. Au pis, il serait de nouveau en ville dans les dix jours – soit dans un kilomètre, selon la façon de compter le temps dans la cité. Il se demanda soudain pourquoi on lui avait affirmé qu’il ne serait pas de retour pour la naissance de son enfant. Qu’avait donc dit Clausewitz l’autre jour ? Qu’il serait absent pendant dix à quinze kilomètres… et peut-être même cent ! Cela paraissait insensé.

— Il vous faudra un moyen de mesurer les distances, pour que vous sachiez quand vous approcherez du village. Entre la cité et cette agglomération, il y a maintenant trente-quatre anciens emplacements de supports de câbles. Ils sont marqués sur ce plan sous l’aspect de lignes droites en travers des voies. Vous ne devriez pas avoir trop de mal à les repérer : les voies laissent toujours des traces distinctes sur le sol. Suivez toujours la voie extérieure gauche. C’est-à-dire, en allant au sud, la plus à votre droite. Le village est situé de ce côté des voies.

— Mais les femmes reconnaîtront certainement la région dans laquelle elles vivaient ? s’étonna Helward.

— C’est exact. Voyons… le matériel dont vous aurez besoin. Tout est ici et je vous conseille de tout emporter. Ne croyez pas que vous puissiez vous passer d’une partie de cet équipement, parce que nous savons très bien ce que nous faisons. Est-ce clair ?

Une fois de plus, Helward répondit qu’il avait bien compris. Puis il examina le matériel avec Clausewitz. L’un des paquets ne contenait que des aliments synthétiques déshydratés et deux grandes gourdes d’eau. L’autre renfermait une tente et quatre sacs de couchage. Il y avait en outre une longueur de forte corde, des grappins de fer, une paire de bottes à crampons de métal… et une arbalète démontable.

— Avez-vous des questions à me poser, Helward ?

— Je ne pense pas, monsieur.

— Vous en êtes sûr ?

Helward regarda de nouveau l’équipement. Ce serait un sacré poids à transporter, à moins qu’il ne puisse partager la charge avec les femmes… et la vue de toute cette nourriture séchée lui soulevait l’estomac.

— Est-ce que je ne pourrais pas vivre des ressources naturelles, monsieur ? dit-il. Je trouve cette nourriture synthétique peu appétissante.

— Je vous conseillerai au contraire de nerien manger qui ne sorte de ces paquets. Vous pouvez enrichir votre provision d’eau si vous le désirez, mais assurez-vous qu’il s’agit d’eau courante. Si vous mangez n’importe quel produit local une fois que vous serez hors de vue de la ville, cela vous rendra probablement malade. Je l’ai fait une fois, quand j’étais dans le passé, et j’en suis resté malade pendant deux jours. Ce n’est pas une vague hypothèse que je vous avance, c’est un conseil fondé sur une expérience pénible.

— Mais nous mangeons bien des produits indigènes dans la ville ?

— Et la ville est proche de l’optimum. Vous allez loin au sud de l’optimum.

— Cela modifie donc la nourriture, monsieur ?

— Oui. D’autres questions ?

— Non, monsieur.

— Bon. Alors il y a quelqu’un qui voudrait bien vous voir avant votre départ.

Il fit un geste vers une porte intérieure, que Helward alla ouvrir. Dans une petite pièce, son père l’attendait.

La première réaction de Helward fut la surprise, puis aussitôt après l’incrédulité. Moins de dix jours auparavant, il avait vu son père qui s’éloignait à cheval vers le nord… et maintenant, en cette courte période, il lui semblait que son père avait soudain horriblement vieilli. Quand il entra, son père se leva, en s’appuyant d’une main maladroite sur une chaise. Il se tourna péniblement face à Helward. Toute son apparence portait les marques d’un âge avancé. Il se tenait voûté… ses vêtements ne lui allaient pas et la main qu’il tendit était agitée de tremblements.

— Helward, mon fils, comment vas-tu ?

Ses manières avaient également changé. Il n’y avait plus trace de la méfiance à laquelle Helward était habitué.

— Père… comment te sens-tu ?

— Très bien, mon fils. Il faut que je me repose à présent, me dit le médecin. Je suis allé dans le nord une fois de trop. (Il se rassit et d’instinct Helward s’avança pour l’aider.) On me dit que tu descends vers le passé. Est-ce exact ?

— Oui, père.

— Fais bien attention, mon fils. Il y a là-bas de quoi te remuer l’esprit. Pas comme dans le futur… où est ma place.

Clausewitz avait suivi Helward et se tenait à présent sur le seuil.

— Helward, il faut que vous sachiez que l’on a administré une piqûre à votre père.

Helward se retourna.

— Comment cela ?

— Il est rentré à la ville hier soir, en se plaignant de douleurs dans la poitrine. On a diagnostiqué une angine de poitrine et on lui a injecté un calmant. Il devrait être au lit.

— Très bien. Je ne m’attarderai pas.

Helward s’agenouilla sur le plancher près de la chaise.

— Te sens-tu mieux à présent, père ?

— Je te l’ai dit… tout va bien. Ne t’en fais pas pour moi. Comment va Victoria ?

— Cela s’annonce bien.

— Une bonne fille, Victoria.

— Je lui dirai de te rendre visite, dit Helward.

C’était affreux de voir son père dans cet état. Ils bavardèrent encore quelques minutes, mais bientôt le vieillard ne parvint plus à concentrer son attention. Il finit par fermer les yeux. Helward se releva.

— Je vais chercher un médecin, dit Clausewitz en sortant précipitamment.

Quand il revint au bout de quelques instants, il était accompagné de deux administrateurs de la Médecine. Ils soulevèrent avec précaution le vieil homme et l’emportèrent dans le couloir où une civière couverte d’un drap blanc attendait.

— Est-ce qu’il se rétablira ? demanda Helward.

— On s’occupe de lui, c’est tout ce que l’on peut dire.

— Il paraît si vieux, dit Helward, sans réfléchir.

Clausewitz était lui aussi d’un âge avancé, bien que visiblement en meilleure santé que son père.

— C’est un des risques de son travail, dit Clausewitz.

Helward lui jeta un coup d’œil incisif, mais n’obtint pas d’autres éclaircissements. Clausewitz ramassa les bottes à crampons et les présenta à Helward.

— Tenez… essayez-les.

— Pour mon père… voudriez-vous demander à Victoria de lui rendre quelquefois visite ?

— Ne vous tourmentez pas. Je m’en occuperai.

4

Helward mit ses paquets et son matériel dans l’ascenseur et se rendit au deuxième niveau. Quand la cabine s’immobilisa, il introduisit sa clé dans le bouton de maintien de la porte et se dirigea vers la pièce que lui avait indiquée Clausewitz. Quatre femmes et un homme l’attendaient. Dès qu’il fut entré, il se rendit compte que seuls l’homme et une femme étaient des administrateurs de la cité.

On le présenta aux trois autres femmes, mais elles ne lui adressèrent qu’un bref regard et se détournèrent. Leurs expressions trahissaient une hostilité déguisée, engourdie par une indifférence comparable à celle qu’avait éprouvée Helward jusqu’à ce moment. Avant d’entrer dans la salle, il s’était peu soucié de ces femmes. Il ne s’était même pas demandé de quoi elles auraient l’air. En fait, il n’en reconnaissait aucune, mais en entendant Clausewitz en parler, assimilées dans son esprit aux femmes qu’il avait vues dans les villages en chevauchant au nord avec Collings. Ces femmes étaient en général maigres et pâles, les yeux enfoncés dans les orbites, les joues creuses, les bras osseux et la poitrine plate. Le plus souvent vêtues de chiffons répugnants, avec des mouches qui se promenaient sur leurs visages, les femmes des villages de l’extérieur étaient de bien tristes créatures.

Ces trois-ci ne présentaient aucune de ces caractéristiques. Elles portaient des vêtements de ville propres ; leurs cheveux étaient bien lavés et coiffés ; leur chair était ferme ; leurs yeux, clairs. Il eut du mal à dissimuler sa surprise en les voyant aussi jeunes : à peine plus âgées que lui. Les gens de la ville parlaient des femmes marchandées au-dehors comme d’adultes, mais celles-ci n’étaient que de très jeunes filles.

Il était conscient de l’insistance de son regard, mais elles ne lui accordaient pas la moindre attention. Ce qui le travaillait, c’était le soupçon croissant que ces trois-là avaient été en un temps semblables aux misérables femmes qu’il avait vues dans les villages : leur venue à la ville leur avait restitué provisoirement une partie de la santé et de la beauté qui auraient été leurs si elles n’étaient pas nées dans la pauvreté.

L’administratrice traça rapidement leur portrait. Elles s’appelaient respectivement Rosario, Caterina et Lucia. Elles parlaient un peu l’anglais. Chacune d’elles était restée dans la ville plus de soixante kilomètres et chacune avait donné naissance à un bébé. Il y avait eu deux garçons et une fille. Lucia – mère de l’un des garçons – ne voulait pas garder l’enfant, qui resterait donc dans la cité et serait élevé dans la crèche. Rosario avait décidé de conserver son petit garçon et elle le ramènerait au village. Caterina n’avait pas eu le choix : mais de toute façon l’idée de ne jamais revoir sa petite fille l’avait laissée parfaitement indifférente.

L’administrateur expliqua qu’il fallait donner à Rosario autant de lait en poudre qu’elle en demanderait, parce qu’elle allaitait encore le bébé. Les deux autres se nourriraient comme lui-même.

Helward ébaucha un sourire amical à l’adresse des trois filles, mais elles ne lui prêtèrent aucune attention. Quand il voulut regarder le bébé de Rosario, celle-ci lui tourna le dos en serrant l’enfant contre sa poitrine, d’un geste possessif.

Il n’y avait plus rien à dire. Ils prirent le couloir vers l’ascenseur, les trois filles portant leurs maigres biens. Ils s’entassèrent dans la cabine et Helward manœuvra le bouton pour descendre au niveau le plus bas.

Les filles continuaient à ne pas tenir compte de lui et bavardaient dans leur propre langue. Quand la cabine s’arrêta devant le passage sombre sous la cité, Helward eut du mal à en extraire l’équipement. Aucune des filles ne l’aida ; elles se contentaient de l’observer avec des mines amusées. Helward se chargea péniblement de tous les paquets et partit en chancelant vers la sortie sud.

Le soleil était éblouissant. Il posa son fardeau et jeta un coup d’œil circulaire.

La ville avait avancé depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé dehors et maintenant les équipes de voies enlevaient les rails. Les filles se protégèrent les yeux de la main pour examiner les alentours. C’était probablement la première fois qu’elles revoyaient l’extérieur depuis leur entrée dans la ville.

Le bébé se mit à pleurer dans les bras de Rosario.

— Voudriez-vous m’aider à porter tout ceci ? demanda Helward en montrant le tas de nourriture et d’équipement.

Les filles le regardèrent comme si elles ne comprenaient pas.

— Nous devrions nous partager la charge.

Elles ne répondirent pas. Il s’assit sur le sol pour déballer le paquet renfermant la nourriture. Il décida que ce ne serait pas juste de faire porter un fardeau supplémentaire à Rosario, aussi divisa-t-il les aliments en trois, un des paquets à chacune des deux autres, et le reste dans son paquetage. Lucia et Caterina trouvèrent à contrecœur de la place dans leurs fourre-tout pour la nourriture. La longueur de corde était la partie la plus encombrante du matériel, mais Helward réussit à la rouler très serrée et à la bourrer dans son sac. Il parvint à faire tenir les grappins et les crampons dans le paquet de la tente et des sacs de couchage. Son chargement était maintenant plus maniable, mais guère moins lourd, et, malgré les avertissements de Clausewitz, il eut la tentation d’en abandonner la plus grande partie.

Le bébé continuait à pleurer, mais Rosario ne paraissait pas s’en soucier.

— Venez, leur dit-il, irrité.

Il partit vers le sud, parallèlement aux voies. Les filles ne tardèrent pas à le suivre. Elles restèrent groupées, marchant à quelques mètres de lui.


Helward tenta d’adopter une bonne allure, mais il se rendit compte au bout d’une heure que ses calculs concernant la durée du voyage avaient été beaucoup trop optimistes. Les trois femmes allaient lentement et se plaignaient à haute voix de la chaleur et des accidents du terrain. Lui-même avait bien trop chaud sous son uniforme et le poids de son harnachement.

Ils étaient encore en vue des murs de la ville. Le soleil approchait de midi, et le bébé n’avait pas cessé de pleurer. Helward n’avait connu jusque-là qu’un instant de répit : une courte conversation avec Malchuskin qui, heureux de le revoir, leur avait souhaité bon voyage tout en formulant encore des griefs contre les manœuvres de l’extérieur.

Fidèles à leur attitude, les filles ne l’avaient pas attendu pendant qu’il causait et il avait dû quitter Malchuskin en hâte pour les rattraper.

Il décida de faire une halte.

— Ne pouvez-vous l’empêcher de pleurer ? demanda-t-il à Rosario en désignant l’enfant.

La fille lui lança un regard noir et s’assit par terre.

— Bon, dit-elle, je nourris.

Elle lui adressa un coup d’œil de défi et les deux autres filles vinrent attendre auprès d’elle. Helward avait compris. Il s’éloigna un peu, tournant le dos à la scène par discrétion pendant qu’elle donnait le sein à l’enfant.

Plus tard, il ouvrit une des gourdes et la passa à la ronde. La chaleur était insupportable et il n’était guère de meilleure humeur que les femmes. Il ôta sa veste et la posa sur un de ses paquets. Bien qu’il sentît plus profondément la morsure des courroies de sac, il avait tout de même un peu moins chaud.

Il était impatient de se remettre en route. Le bébé s’était endormi et deux des filles le portaient entre elles, dans un petit berceau improvisé avec un des sacs de couchage. Helward avait dû les soulager de leur fourre-tout, mais il acceptait de bon gré ce surcroît d’inconfort en échange d’un silence agréable.

Ils marchèrent encore une demi-heure, puis il commanda de nouveau une halte. Il était inondé de sueur, et ne pouvait guère se consoler en voyant les filles dans le même état.

Il leva les yeux vers le soleil qui paraissait être presque à la verticale. Non loin d’eux se trouvait une mince éminence rocheuse. Il alla s’asseoir dans l’ombre maigre qu’elle projetait. Les filles le rejoignirent, se plaignant toujours entre elles dans leur langue. Helward regrettait de ne s’être pas mieux familiarisé avec le dialecte local… il saisissait de temps en temps une phrase, juste assez pour comprendre qu’il était l’objet de leurs récriminations.

Il ouvrit un paquet de nourriture déshydratée et l’humecta avec l’eau de la gourde. La soupe grisâtre qu’il obtint ainsi ressemblait à du porridge aigri et en avait le goût. Il prit un plaisir malicieux à entendre les filles redoubler leurs réclamations – pour une fois elles étaient justifiées, mais il ne leur donnerait pas la satisfaction de leur laisser voir qu’il pensait comme elles. Le bébé dormait toujours, mais la chaleur l’agitait. Helward devina que s’ils se remettaient en route, il s’éveillerait. Aussi quand les femmes s’allongèrent sur le sol pour faire un somme, il ne fit aucun effort pour les en empêcher.

Pendant qu’elles se reposaient ainsi, Helward contemplait la ville encore clairement visible à trois kilomètres de distance. Il pensa qu’il n’avait pas fait attention aux marques laissées par les emplacements de supports des câbles. Ils n’en avaient d’ailleurs passé qu’un jusque-là, quelques minutes auparavant. Maintenant, en y réfléchissant, il comprenait ce que Clausewitz avait voulu dire en mentionnant les marques laissées dans le sol. Il s’agissait de creux peu profonds de cinq pieds de long sur un de large dans le cas des traverses, mais là où avaient été plantés les supports de câbles, il y avait des fosses profondes entourées de sol retourné.

Il décompta mentalement le premier emplacement. Il lui en restait trente-sept à trouver.

Malgré la lenteur de leur marche, il ne voyait rien qui l’empêchât d’être de retour en ville pour la naissance de son propre enfant. Seul, au retour, il pourrait avancer rapidement, même dans des conditions inconfortables.

Il décida d’accorder une bonne heure de repos aux filles puis il alla se planter près d’elles.

Caterina ouvrit les yeux et le regarda.

— Venez, dit-il. Il faut repartir.

— Trop chaud.

— Dommage, mais on bouge, répondit-il.

Elle se mit debout, étirant longuement son corps, puis elle parla aux deux autres, qui se levèrent avec tout autant de répugnance. Rosario alla s’occuper du bébé. À l’horreur de Helward, elle le réveilla… mais heureusement il ne se remit pas à pleurer immédiatement. Sans tarder, Helward remit à Caterina et Lucia leurs fourre-tout et ramassa ses deux sacs. Le soleil cognait dur et, en quelques secondes, le bien-être de la halte fut oublié. Ils n’avaient fait que quelques pas quand Rosario passa le bébé à Lucia.

Elle retourna vers les rochers et disparut derrière. Helward faillit demander ce qu’elle faisait… mais il comprit brusquement. Quand Rosario revint, Lucia s’éloigna, puis Caterina. Elles le retardaient volontairement. Il sentait la pression de sa propre vessie, mais sa colère et sa fierté lui interdisaient de se soulager. Il décida d’attendre encore un moment.

Ils marchaient. Les filles avaient à présent ôté les jaquettes qui étaient de mise en ville, pour ne conserver que leurs pantalons et leurs chemisiers. Le tissu mince, humide de transpiration, leur collait au corps, ce que Helward observa avec un certain détachement, en songeant qu’en d’autres circonstances il eût trouvé cela très excitant. Dans son état présent, il nota seulement que les trois filles avaient des silhouettes plus pleines que Victoria – Rosario, notamment, avait de gros seins bondissants aux mamelons saillants. Plus tard, une des femmes dut remarquer son regard, car bientôt elles se couvrirent la poitrine de leur jaquette tenue serrée. Cela ne changeait rien pour Helward…, il ne demandait qu’à être débarrassé d’elles.

— Avons-nous de l’eau ? vint lui demander Lucia.

Il fouilla dans son sac et lui remit une gourde. Elle but, s’humecta les mains et s’aspergea le visage et le cou. Rosario et Caterina firent de même. La vue et le bruit de l’eau, c’en fut trop pour Helward, dont la vessie protesta de nouveau. Il promena les yeux alentour. Pas d’endroit protégé. Alors il s’écarta de quelques mètres et se soulagea sur le sol. Il entendit des gloussements derrière lui.

Quand il revint, Caterina lui tendit la gourde. Il la porta à ses lèvres. Caterina la poussa soudain par-dessous et l’eau se répandit sur son nez et ses yeux. Les femmes s’esclaffèrent tandis qu’il crachotait et s’étouffait. Le bébé se remit à pleurer.

5

Ils dépassèrent encore deux emplacements de supports avant que Helward décide de camper pour la nuit. Il choisit un endroit proche d’un bouquet d’arbres, à deux ou trois cents mètres des traces laissées par les voies. Un petit ruisseau coulait à proximité et après en avoir éprouvé la pureté – il n’avait d’autre guide que son palais – il déclara l’eau potable, afin de conserver la réserve des gourdes.

La tente était relativement facile à dresser et, bien qu’il eût commencé seul le travail, les filles l’aidèrent à terminer. Dès que la tente fut prête, il y étendit les sacs de couchage et Rosario s’y retira pour nourrir le bébé.

Une fois l’enfant endormi de nouveau, Lucia aida Helward à reconstituer les aliments synthétiques. Cette fois, ce fut une soupe de couleur orangée, qui n’avait pas meilleur goût que la précédente. Le soleil se coucha pendant qu’ils mangeaient. Helward avait allumé un petit feu, mais un vent glacial souffla bientôt de l’est. Pour finir, ils durent se réfugier dans le confort et la chaleur des sacs de couchage sous la tente.

Helward tenta de nouer conversation avec les filles, mais elles ne répondaient pas, ou bien échangeaient des remarques moqueuses en espagnol. Il laissa tomber. L’équipement comprenait quelques bougies. Il en alluma plusieurs et resta allongé une heure ou deux, à leur clarté, en se demandant quel avantage la cité pouvait bien retirer de cette inutile expédition qu’on lui imposait.

Il finit par s’endormir, mais fut réveillé à deux reprises par les cris du bébé. Une fois, il distingua la silhouette de Rosario, découpée sur la faible clarté nocturne, assise sur son sac de couchage et donnant le sein à l’enfant.

Ils s’éveillèrent de bonne heure et partirent rapidement. Helward ne savait trop ce qui se passait, mais l’humeur des trois femmes était très différente ce jour-là. Pendant la marche, Caterina et Lucia chantèrent un peu et, à la première halte, elles s’efforcèrent de nouveau de répandre de l’eau sur lui. Il recula pour les éviter, mais ce faisant il trébucha sur le sol inégal… et une fois de plus crachota et s’étouffa pour leur plus grand amusement. Seule Rosario le tenait à l’écart, ne lui prêtant ostensiblement aucune attention, alors que Lucia et Caterina lui faisaient des grâces. Il n’aimait guère ces taquineries – car il ne voyait aucun moyen de leur répondre – mais il préférait cela à l’atmosphère déplaisante de la veille.

Tandis que la matinée s’écoulait et que la température montait, leur humeur devenait plus décontractée. Aucune des trois ne portait de jaquette et, à la halte suivante, Lucia déboutonna le haut de son chemisier. Caterina ouvrit complètement le sien et en noua simplement les pans par-devant, sur sa peau nue.

Maintenant, Helward ne pouvait plus se méprendre quant à l’effet qu’elles avaient sur lui. Avec la familiarité croissante, l’atmosphère se décontractait. Même Rosario ne lui tourna pas le dos quand elle donna le sein à son bébé.

Une petite zone boisée les mit quelque temps à l’abri de la chaleur. Helward se rappelait avoir aidé à dégager le terrain en ce lieu pour les poseurs de voies, quelques kilomètres auparavant. Ils s’assirent à l’ombre, attendant que la plus forte chaleur fût passée.

Ils avaient maintenant rencontré au total cinq emplacements de supports… plus que trente-trois. Helward n’était plus aussi contrarié par la lenteur du voyage. Il se rendait compte qu’il n’eût pu aller vite, même seul. Le terrain était trop difficile, le soleil trop brûlant.

Il décida de rester deux heures à l’ombre des arbres. Rosario, un peu à l’écart, jouait avec l’enfant. Caterina et Lucia étaient assises sous un arbre. Elles avaient ôté leurs chaussures et bavardaient calmement. Helward ferma les yeux quelques instants, mais il s’agita bientôt. Il quitta seul l’abri des arbres pour aller contempler les cicatrices laissées par les quatre voies. Il regarda à gauche et à droite, au nord et au sud : la ligne courait, droite, sans faute, ondulant légèrement avec le sol, mais maintenant strictement sa direction.

Il resta là, savourant sa solitude relative un moment, et souhaitant voir le temps changer et le ciel se couvrir ne fût-ce qu’un moment. Il réfléchissait, se demandant s’il ne vaudrait pas mieux se reposer le jour et voyager la nuit, mais finit par conclure que c’était trop dangereux.

Il allait retourner vers les arbres quand il aperçut soudain du mouvement à environ un kilomètre au sud. Il fut aussitôt sur ses gardes et se jeta à terre derrière une souche. Il attendit.

Peu de temps après, il vit une silhouette qui venait vers lui au long des traces de voies.

Il se rappela l’arbalète démontée dans son sac, mais il était déjà trop tard pour aller la chercher. Il y avait un buisson à un ou deux mètres de la souche et il rampa derrière. Mieux dissimulé à présent, il espéra ne pas être vu.

La silhouette se rapprochait ; Helward fut surpris de reconnaître l’uniforme d’un apprenti de guilde. Sa première impulsion fut de sortir de sa cachette, mais il se ravisa.

Quand l’homme ne fut plus qu’à une cinquantaine de mètres, il reconnut Torrold Pelham, un garçon plus âgé que lui de plusieurs kilomètres, qui avait déjà quitté la crèche depuis longtemps. Helward surgit de son buisson et se dressa.

— Torrold !

Aussitôt Pelham se mit sur la défensive. Il épaula son arbalète et la pointa sur Helward… puis la rabaissa lentement.

— Torrold… c’est moi, Helward Mann.

— Bon Dieu ! que fais-tu par ici ?

Ils éclatèrent de rire, comprenant qu’ils étaient là tous les deux pour la même raison.

— Tu as grandi, observa Pelham. La dernière fois que je t’ai vu, tu n’étais encore qu’un gamin.

— Tu es allé dans le passé ? demanda Helward.

— Oui.

Pelham regardait au-delà de lui, le long de la piste au nord.

— Alors ?

— Ce n’est pas ce que je pensais.

— Qu’y trouve-t-on ?

— Tu es déjà dans le passé. Tu ne le sens pas ?

— Sentir quoi ?

Pelham l’examina un instant :

— Ce n’est pas tellement désagréable, ici. Mais on le sent. Peut-être n’en as-tu pas conscience. Mais ça grandit rapidement, plus au sud.

— Qu’est-ce qui grandit ? Tu parles par devinettes.

— Non… c’est impossible à expliquer. (Pelham reporta les yeux vers le nord.) La ville est-elle loin d’ici ?

— Pas très loin. Quelques kilomètres.

— Que lui est-il arrivé ? Ont-ils trouvé le moyen de la déplacer plus vite ? Je n’ai été absent qu’un temps assez court, et la cité a avancé beaucoup plus loin que je n’aurais cru.

— Elle n’a pas dépassé la vitesse habituelle.

— Il y a un peu en arrière un cours d’eau sur lequel on avait jeté un pont. Quand cela s’est-il passé ?

— Il y a environ quinze kilomètres.

Pelham secoua la tête :

— C’est insensé.

— Tu as perdu la notion du temps, tout simplement.

Pelham se mit à sourire :

— C’est sans doute ça. Écoute… tu es seul ?

— Non. J’ai trois filles avec moi.

— Comment sont-elles ?

— Ça va. Un peu rétives au départ, mais on commence à mieux se connaître.

— Jolies, non ?

— Pas mal. Viens donc les voir toi-même.

Helward le guida entre les arbres jusqu’au moment où ils purent distinguer les jeunes femmes.

Pelham émit un sifflement :

— Hé… jolis morceaux. Tu les as… tu me comprends ?

— Non.

Ils retournèrent vers la piste.

— Et tu comptes le faire ? demanda encore Pelham.

— Je n’en sais trop rien.

— Si tu veux un conseil, Helward… si tu en as envie, ne perds pas de temps. Sinon, il sera trop tard.

— Que veux-tu dire ?

— Tu verras bien.

Pelham lui adressa un sourire d’encouragement et reprit sa route vers le nord.


Helward n’eut guère le temps de réfléchir aux propos équivoques de Pelham. Rosario avait nourri son bébé avant le départ et ils marchaient depuis quelques minutes seulement quand l’enfant fut pris de vomissements violents.

Rosario le serra contre elle en chantonnant doucement, mais il n’y avait pas grand-chose à faire. Lucia lui parlait amicalement. Helward se tourmentait, car si le bébé était gravement malade, il n’y aurait guère d’autre solution que de retourner à la ville. Mais bientôt l’enfant cessa de vomir et, après une séance de cris vigoureux, finit par se calmer.

— Voulez-vous continuer ? demanda Helward à Rosario.

Elle haussa les épaules, résignée :

— Si.

La marche reprit, plus lente. La chaleur n’avait pas sensiblement diminué et Helward proposa à plusieurs reprises aux filles de s’arrêter. Elles répondaient chaque fois non, mais Helward s’apercevait qu’un changement subtil s’opérait dans le groupe qu’ils formaient. La petite tragédie semblait les avoir rapprochés.

— Nous camperons ce soir, décida Helward, et nous nous reposerons toute la journée de demain.

Elles se déclarèrent d’accord et quand Rosario donna de nouveau le sein au bébé, peu après, celui-ci garda le lait.

Juste avant la nuit, ils parvinrent à un lieu plus onduleux et rocailleux puis se trouvèrent soudain devant le gouffre qui avait donné tant de mal aux Constructeurs de Ponts. Il ne restait guère de traces de l’endroit où le pont avait été jeté, bien que les fondations des tours de suspension eussent laissé deux grandes cicatrices sur le sol de ce côté.

Helward se souvint d’un bout de terrain plat sur la rive nord du cours d’eau coulant au fond du ravin, et il emmena ses compagnes dans cette direction.

Rosario et Lucia s’affairèrent autour du bébé, pendant que Caterina aidait Helward à dresser la tente. Soudain, alors qu’ils étalaient les quatre sacs de couchage à l’intérieur, Caterina lui posa la main sur le cou et l’embrassa légèrement sur la joue.

Il lui sourit :

— Pourquoi ?

— Vous gentil avec Rosario.

Helward n’insista pas, pensant que le baiser pourrait se répéter, mais Caterina sortit à reculons de la tente pour appeler les autres. Le bébé semblait aller mieux et s’endormit dès qu’on l’eut installé dans son berceau improvisé. Rosario ne parla pas de son enfant, mais Helward constata qu’elle était moins inquiète.

La soirée était beaucoup plus chaude que la veille et après avoir mangé, ils restèrent hors de la tente un moment. Lucia s’inquiétait de ses pieds, les frottant continuellement, et les autres filles avaient l’air d’y attacher beaucoup d’importance. Elle montra ses pieds à Helward ; de grosses ampoules se dessinaient à la face externe des orteils. Puis elles comparèrent longuement leurs pieds, les deux autres femmes se plaignant également de souffrir.

— Demain, pas chaussures, dit Lucia.

Cela parut mettre fin à la discussion.

Helward attendit devant la tente pendant que les filles y entraient. La nuit précédente avait été si froide qu’ils avaient tous dormi avec leurs vêtements dans les sacs, mais cette soirée était chaude et humide. Une certaine timidité incita Helward à décider de dormir tout habillé sur le sac, mais son intérêt croissant envers ces filles lui soufflait quelques pensées folles concernant leur attitude éventuelle. Au bout de quelques minutes, il pénétra en rampant sous la tente. Les bougies étaient allumées.

Les trois femmes étaient chacune dans son sac, mais Helward remarqua, à leur tas de vêtements, qu’elles s’étaient déshabillées. Il ne leur dit rien, mais souffla les bougies, se dévêtit maladroitement dans le noir et trébucha. Il s’étendit, trop conscient du corps de Caterina tout proche dans le sac de couchage voisin. Il resta longtemps éveillé, s’efforçant d’oublier l’excitation qui le tenaillait férocement. Victoria paraissait bien lointaine.

6

Il faisait jour quand il s’éveilla. Après une tentative ratée de se vêtir à l’intérieur du sac, il sortit tout nu de la tente et se couvrit en hâte à l’extérieur. Il alluma le feu de camp et mit à chauffer l’eau pour le thé synthétique.

Dans ce coin, au fond du gouffre, il faisait déjà chaud et Helward se demanda de nouveau s’il fallait reprendre la route ou se reposer un jour comme il l’avait promis.

Quand l’eau fut prête, il but son thé. Il entendit du bruit dans la tente. Peu après, Caterina en sortit et passa devant lui en direction du ruisseau.

Helward la suivit des yeux… elle ne portait que son chemisier déboutonné et son pantalon. Au bord de l’eau, elle se retourna et agita le bras.

— Venez ! cria-t-elle.

Helward n’avait pas besoin d’autre encouragement. Il la rejoignit, se sentant mal à l’aise sous son uniforme, avec ses bottes à crampons.

— Nager ? fit-elle.

Et sans attendre de réponse, elle ôta sa chemise, glissa hors du pantalon et entra dans l’eau en marchant. Helward jeta un coup d’œil vers la tente. Rien ne bougeait.

Il se déshabilla en quelques secondes et se dirigea vers elle parmi les éclaboussures. Elle se retourna face à lui, et sourit en voyant la réaction qu’elle avait suscitée chez lui. Elle lui envoya de l’eau et se retourna. Helward bondit sur elle, l’entourant de ses bras… et ils s’écroulèrent dans l’eau, de toute leur longueur.

Caterina se dégagea en se tortillant et se releva. Elle fila dans l’eau peu profonde, soulevant des gerbes d’écume. Helward la suivit et la rattrapa sur la berge. Elle avait le visage grave. Elle lui passa les bras autour du cou, attirant son visage vers elle. Ils s’embrassèrent un long moment, puis sortirent du ruisseau pour s’étendre dans l’herbe haute de la berge. Allongés l’un contre l’autre, ils reprirent leur étreinte avec plus de passion.

Quand ils se furent séparés et rhabillés pour revenir à la tente, Rosario et Lucia se bourraient de brouet jaunâtre. Elles ne dirent rien, mais Helward vit Lucia adresser un sourire à Caterina.

Une demi-heure après, le bébé fut de nouveau malade… Rosario le tenait dans ses bras, l’air inquiet, mais elle le poussa soudain dans ceux de Lucia et partit en courant. Quelques secondes après, on entendait ses hoquets nauséeux au bord de l’eau.

Helward demanda à Caterina :

— Tout va bien ?

— Oui.

Il renifla la nourriture qu’elles avaient préparée et mangée. Elle paraissait normale. Pas appétissante, mais pas gâtée. Quelques minutes après, Lucia se plaignait à son tour de vives douleurs d’estomac. Elle était livide.

Caterina s’éloigna.

Helward était désespéré. Il semblait bien qu’il n’eût maintenant d’autre recours que de regagner la ville. Si leurs aliments étaient avariés, comment pourraient-ils se maintenir en vie le reste du voyage ?

Rosario revint au campement au bout d’un moment. Elle était pâle et affaiblie ; elle s’assit sur le sol, à l’ombre. Lucia, elle-même très blanche, se tenait le ventre et le bébé continuait à hurler. Helward n’était nullement préparé à faire face à pareille situation et ne savait que dire.

Il partit à la recherche de Caterina qui n’avait pas paru atteinte par le mal.

Il la retrouva à une centaine de mètres en aval. Elle revenait au camp avec une brassée de pommes qu’elle avait trouvées. Elles étaient rouges, mûres en apparence. Helward en goûta une. Elle était douce et juteuse… mais il se rappela soudain l’avertissement de Clausewitz. Bien qu’il doutât de sa justesse, il rendit à regret le fruit à Caterina, qui acheva de le manger.

Ils firent cuire une des pommes sur les braises, puis l’écrasèrent et la donnèrent à manger à l’enfant, par minuscules bouchées. Cette fois il garda la nourriture et émit des bruits de contentement. Rosario étant encore trop faible pour s’en occuper, ce fut Caterina qui le coucha dans son berceau, et en quelques minutes il s’endormit.

Lucia n’eut pas de nausées, bien qu’elle continuât à souffrir du ventre toute la matinée. Rosario se remit plus rapidement et mangea une des pommes.

Helward avala le reste de la nourriture synthétique jaune… ce qui ne le rendit nullement malade.


Plus tard dans la journée, Helward remonta au sommet du ravin et longea le côté nord. Là, à quelques kilomètres en arrière dans le temps, des vies avaient été perdues pour faire avancer la ville. Le paysage lui était familier et, bien que presque tout le matériel utilisé eût été enlevé, les longs jours et les nuits passés à construire le pont restaient vivaces dans son souvenir. Il regarda au sud l’endroit exact où le pont avait été lancé.

Le ravin ne paraissait plus aussi large qu’à l’époque, ni aussi profond. Peut-être son impatience du moment l’avait-il conduit à se faire une impression exagérée de l’obstacle présenté par ce gouffre.

Mais non… Certainement le ravinavait été plus large.

Il se rappelait à présent qu’au moment où la ville était passée, les voies mesuraient au moins soixante mètres de long. Maintenant, à l’endroit où le pont l’avait enjambé, le ravin n’avait plus qu’une dizaine de mètres de largeur.

Helward resta un bon moment en contemplation devant le bord opposé, sans rien comprendre. Puis il lui vint une idée. Le pont avait été construit sur des plans parfaitement calculés… Il avait travaillé de nombreux jours à l’érection des tours de suspension et savait que, de chaque côté, les tours avaient été élevées à distance suffisante l’une de l’autre pour permettre à la cité de passer entre elles. »

Cette distance avait été d’environ quarante pas.

Il se rendit au point où s’était dressée une des tours nord, et marcha en direction de l’autre fondation. Il compta cinquante-huit pas.

Il refit un essai en sens inverse. Il compta cette fois soixante pas.

Il fit encore un test, à plus grandes enjambées : cinquante-cinq pas.

Debout au bord du gouffre, il regardait le ruisseau en bas. Il se souvenait clairement de sa profondeur lors de la construction du pont. Du point où il était en ce moment, le fond du ravin avait semblé se trouver à une profondeur terrifiante. Maintenant la descente était facile jusqu’au campement.

Une nouvelle idée le frappa et il se rendit au nord où une rampe avait été aménagée pour ramener la ville en contact avec le sol. Les traces des quatre voies étaient encore bien visibles.

Si les deux tours étaient apparemment plus écartées l’une de l’autre à présent, qu’en était-il des voies elles-mêmes ?

Après ses longues heures de travail avec Malchuskin, Helward connaissait en détail tout ce qui avait trait aux voies et aux traverses. L’écartement des rails était d’un mètre, et ils reposaient sur des traverses d’un mètre cinquante de long. En examinant maintenant les cicatrices laissées dans le sol par les traverses, il constatait qu’elles étaient beaucoup plus grandes. Il prit des mesures approximatives et estima que les marques avaient au moins deux mètres de long, mais avaient perdu de la profondeur. Cependant il savait bien que les traverses qu’il avait utilisées n’auraient pas pu laisser ces empreintes : la ville se servait de traverses de dimensions normalisées et les emplacements creusés pour les poser avaient toujours les mêmes dimensions, à peu de chose près.

Pour en être parfaitement certain, il mesura plusieurs autres traces et découvrit qu’elles avaient toutes un demi-mètre de trop.

Et trop rapprochées les unes des autres, en plus. Les équipes de voies posaient les traverses tous les un mètre vingt… et non tous les cinquante centimètres, comme l’indiquaient ces marques.

Helward consacra encore quelques minutes à des mesures du même ordre, puis il dévala la pente, franchit le ruisseau – qui lui semblait encore plus étroit et moins profond qu’il ne l’avait été – et escalada la paroi sud.

Là aussi, les mesures qu’il releva sur les traces du passage de la ville étaient en contradiction flagrante avec ce qu’elles auraient dû être.

Intrigué – et plus qu’inquiet – il retourna au camp.

Les filles semblaient toutes les trois en meilleure condition. Mais le bébé avait de nouveau été malade. Les femmes lui dirent qu’elles avaient mangé les pommes recueillies par Caterina. Il en coupa une en deux et l’étudia attentivement. Il ne trouva aucune différence avec les pommes qu’il avait pu goûter précédemment. Une fois de plus, il eut la tentation d’en manger une, mais il la donna à Lucia.

Une idée lui était venue soudain.

Clausewitz lui avait conseillé de ne pas manger les produits locaux… probablement parce qu’il était originaire de la ville. Clausewitz avait spécifié que l’on pouvait manger les produits locaux quand la ville était proche de l’optimum, mais qu’à plusieurs kilomètres au sud, ce serait dangereux. S’il se contentait des aliments de la cité, il ne serait pas malade.

Mais ces femmes… Elles n’étaient pas de la ville. Peut-être était-ce sa propre nourriture qui les rendait malades ? Elles étaient capables de manger les aliments de la ville quand elles étaient à proximité de l’optimum, mais plus à présent.

Et c’était assez rationnel, sauf un détail : le bébé. À part quelques bouchées de pomme, il n’avait goûté que le lait de sa mère. Cela ne pouvait sûrement lui faire aucun mal.

Il alla avec Rosario voir le bébé. Celui-ci était dans son berceau, le visage rouge et taché de larmes. Il ne pleurait plus, mais s’agitait faiblement. Helward éprouvait de la pitié pour le petit être et se demandait que faire pour le secourir.

À l’extérieur de la tente, il retrouva Lucia et Caterina de fort bonne humeur. Elles lui adressèrent la parole au passage, mais il continua à se diriger vers le bord du ruisseau. Là, il s’assit et réfléchit à sa nouvelle idée.

La seule nourriture du bébé avait été le lait de sa mère… En supposant que la mère fût différente, maintenant qu’elle était loin de l’optimum ? Elle n’était pas originaire de la ville, mais l’enfant l’était. Cela changerait-il quelque chose ? Ce n’était pas très rationnel – car le bébé venait certainement de la chair de sa mère — mais c’était une possibilité.

Il retourna au campement et prépara de la nourriture synthétique et du lait en poudre, en prenant bien soin de n’utiliser que de l’eau provenant de la ville. Il le donna à Rosario en lui recommandant d’alimenter ainsi le bébé.

Elle résista d’abord, puis céda. L’enfant accepta le lait synthétique et deux heures après, s’endormit paisiblement.

Le jour passa lentement. Dans le ravin, l’air était calme et chaud et Helward se sentit de nouveau abattu. Il comprenait que si ses suppositions étaient fondées, il ne pourrait plus désormais offrir aux femmes sa nourriture. Mais avec quarante kilomètres ou plus à parcourir, elles ne pouvaient pas vivre que de pommes.

Il leur expliqua plus tard ce qu’il avait en tête et leur proposa pour un temps de ne manger que très peu de sa nourriture, en y ajoutant ce qu’elles pourraient trouver dans le pays. Elles parurent surprises, mais y consentirent.

L’après-midi s’étirait, étouffante… et l’agitation de Helward se communiquait aux femmes. Leur humeur se fit espiègle, et elles le taquinèrent au sujet de son uniforme volumineux. Caterina annonça qu’elle allait se baigner. Lucia déclara qu’elle irait également. Elles se déshabillèrent devant lui, puis se mirent à jouer avec lui, le forçant à se dévêtir. Nus dans l’eau, ils jouèrent longtemps à s’éclabousser et furent rejoints plus tard par Rosario qui ne paraissait plus méfiante à son égard.

Tout le reste de la journée ils prirent des bains de soleil devant la tente.

Le soir, Lucia prit Helward par la main alors qu’il allait entrer dans la tente et l’entraîna à l’écart du campement. Elle se donna à lui avec passion, le serrant contre elle avec force comme s’il avait été la seule réalité de son monde.


Le lendemain matin, Helward sentit grandir la jalousie entre Lucia et Caterina. Il leva le camp aussi rapidement que possible.

Il leur fit traverser le ruisseau et escalader le versant sud du ravin. Toujours remontant la voie gauche extérieure, ils poursuivirent leur voyage. Le paysage était connu de Helward, la ville l’avait traversé lorsqu’il avait commencé à travailler hors de ses murs. À trois kilomètres environ se dressait la crête élevée d’où il avait assisté pour la première fois au remorquage.

Ils firent une halte au milieu de la matinée. Puis Helward se rappela qu’il y avait, à trois kilomètres seulement à l’ouest, un petit village. Il lui vint à l’esprit que s’il pouvait se procurer là des aliments, le problème d’une nourriture acceptable pour les femmes ne se poserait plus. Il leur en fit la proposition. Il fallut choisir celui qui s’y rendrait. Il avait l’impression qu’il devait s’en charger, puisqu’il était le responsable du groupe, mais il faudrait qu’une des filles l’accompagne puisqu’il ne connaissait pas la langue locale. Il ne voulait pas laisser une femme seule avec l’enfant et il sentait bien que s’il emmenait Lucia ou Caterina, celle qui devrait rester manifesterait plus ouvertement sa jalousie. Pour finir, il demanda à Rosario de l’accompagner et l’accueil réservé à sa décision lui montra qu’il avait été bien avisé.

Ils s’orientèrent d’après les souvenirs de Helward et n’eurent aucun mal à trouver le village. Après une longue conversation entre Rosario et trois hommes de l’endroit, on leur remit de la viande séchée et quelques légumes verts. Tout se passa si bien que Helward se demanda de quels arguments elle avait pu user. Bientôt ils prirent le chemin du retour.

En marchant à quelques mètres derrière Rosario, Helward fut frappé pour la première fois par un détail concernant la jeune femme.

Elle était plus lourdement charpentée que les deux autres filles, avec des bras et un visage ronds, bien en chair. Rosario avait une tendance à l’embonpoint, mais Helward eut l’impression que cela s’était aggravé récemment. Avec un certain détachement tout d’abord, puis avec une attention plus soutenue, il observa que le chemisier de la jeune femme la serrait étroitement. Ses vêtements n’avaient pas toujours été si étroits ; lorsqu’ils lui avaient été remis en ville, leur taille était convenable. Puis Helward remarqua son pantalon : bien tendu sur les fesses, mais les jambes n’en traînaient pas moins sur le sol pendant qu’elle marchait. Certes elle ne portait pas de chaussures, mais il ne se rappelait pas que les jambes du pantalon eussent été si longues auparavant.

Il la rattrapa pour marcher à côté d’elle.

La chemise étroite lui comprimait les seins… et les manches étaient trop longues. De plus, Rosario paraissait beaucoup plus petite que la veille encore, du moins dans son souvenir.

Quand ils arrivèrent près des autres filles, Helward constata que leurs vêtements n’étaient pas mieux ajustés. Caterina avait noué les pans de sa chemise sur son ventre, comme avant, mais celle de Lucia était boutonnée et si serrée que le tissu bâillait entre les boutonnières.

Il s’efforça de ne pas y penser, mais au fur et à mesure qu’ils avançaient vers le sud, le phénomène paraissait s’intensifier de manière comique. En se baissant pour s’occuper du bébé, Rosario fit craquer la couture de son pantalon. Un des boutons de Lucia sauta quand elle porta la gourde à ses lèvres, et le chemisier de Caterina se déchira des deux côtés sous les aisselles.

Un kilomètre plus loin, Lucia perdit encore deux boutons. Son chemisier était maintenant ouvert de haut en bas et elle prit le parti de le nouer comme Caterina. Les trois filles avaient replié le bas de leurs pantalons et il était clair qu’elles étaient très mal à l’aise.

Helward fit halte derrière la crête et dressa le camp. Dès qu’elles eurent mangé, les femmes ôtèrent leurs vêtements déchirés et se retirèrent sous la tente. Elles plaisantèrent Helward sur ses propres vêtements : n’allaient-ils pas se déchirer aussi ? Il resta assis seul à l’extérieur, n’ayant pas encore sommeil, et ne souhaitant pas se trouver en butte aux brocards des filles.

Le bébé se mit à pleurer et Rosario sortit pour prendre de la nourriture à son intention. Helward lui parla, mais elle ne répondit pas. Il la regarda verser de l’eau sur le lait en poudre, examinant le corps dénudé, sans aucune pensée sexuelle. Il l’avait déjà vue nue la veille et il était bien certain qu’elle n’avait pas eu la même apparence. Hier, elle était presque aussi grande que lui, maintenant elle était trapue et grassouillette.

— Rosario, Caterina est-elle encore éveillée ?

Elle fit un signe affirmatif et retourna sous la tente. Quelques instants après, Caterina sortit et Helward se leva.

Ils se faisaient face à la clarté du feu de camp. Caterina ne parla pas et Helward ne sut que lui dire. Elle aussi avait changé. Une seconde plus tard, Lucia vint se placer près de Caterina.

Maintenant, c’était une certitude. À un moment quelconque de la journée, l’aspect physique des femmes avait changé.

Il les examina l’une et l’autre. Hier, nus au bord de l’eau, leurs corps étaient longs et souples, leurs seins ronds et pleins.

Maintenant, bras et jambes avaient raccourci, s’étaient épaissis. Les épaules et les hanches s’étaient élargies, les seins, moins arrondis étaient plus éloignés l’un de l’autre. Les visages plus ronds surmontaient des cous plus courts.

Elles s’approchèrent de lui. Lucia saisit entre ses mains la ceinture du pantalon de Helward. Elle avait les lèvres humides. De l’entrée de la tente, Rosario les observait.

7

Le lendemain matin Helward vit que les femmes s’étaient encore transformées pendant la nuit. Il estima qu’aucune d’elles ne dépassait un mètre cinquante de haut. En outre, elles parlaient plus rapidement et sur un mode plus aigu.

Elles ne purent entrer dans leurs vêtements. Lucia ne put enfiler son pantalon et fit craquer les manches de son chemisier. Quand ils levèrent le camp, elles abandonnèrent leurs habits pour continuer nues leur voyage.

Helward ne pouvait détacher ses yeux du spectacle. Chaque heure qui passait semblait révéler une nouvelle transformation. Leurs membres inférieurs étaient devenus si courts que leurs enjambées étaient ridiculement réduites et qu’il devait traîner pour ne pas les distancer. De plus, il observa qu’en marchant elles adoptaient une position oblique : elles paraissaient se pencher en arrière.

Elles l’étudiaient de leur côté et quand ils s’arrêtèrent pour boire de l’eau, un silence insolite plana sur le petit groupe pendant que la gourde passait d’une main à l’autre.

Autour d’eux, le paysage semblait changer inexplicablement, lui aussi. Les restes de la voie gauche extérieure qu’ils suivaient toujours étaient indistincts. La dernière marque d’emplacement d’une traverse que Helward avait examinée mesurait plus de douze mètres de long sur moins de cinq centimètres de profondeur. La voie immédiatement parallèle, l’intérieure gauche, n’était plus visible peu à peu, la bande de terrain qui les séparait s’était élargie à l’est jusqu’à près d’un kilomètre.

La fréquence des emplacements de supports avait augmenté. Le matin même ils en avaient dépassé douze et, d’après les calculs de Helward, il n’en restait que neuf à compter.

Mais comment reconnaîtrait-il le village des femmes ? Le paysage naturel de la région était plat et uniforme. Ce devait être le résidu durci d’une ancienne coulée de lave… ni ombre ni abri en vue. Il regarda le terrain de plus près. En y appuyant fortement les doigts, il parvenait encore à creuser légèrement la surface, mais bien que la poussière fût sèche et sablonneuse, elle paraissait épaisse et visqueuse au toucher.

Les femmes n’avaient plus maintenant qu’un mètre de haut et leurs corps s’étaient encore déformés. Les pieds larges et plats, les jambes épaisses et courtes, les torses arrondis et comprimés. Elles paraissaient laides et grotesques, et malgré la fascination qu’exerçait sur lui cette métamorphose, il était énervé par le son de leurs voix pépiantes.

Seul le bébé n’avait pas changé. Autant que Helward pût en juger, il était resté pareil à lui-même. Mais sa taille était monstrueusement disproportionnée par rapport à celle de sa mère et la silhouette tassée qu’était devenue Rosario le considérait avec une sorte d’horreur muette.

Le bébé était né dans la ville.

Tout comme Helward, fils d’une femme de l’extérieur, le petit de Rosario était un citadin. Quel que fût le phénomène qui agissait ainsi sur les trois filles et sur le paysage, ni lui ni le bébé n’en étaient affectés.

Helward n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire, ni de ce qu’il fallait penser des derniers événements.

La frayeur grandissait en lui car cela dépassait tout ce qu’il avait jamais su de l’ordre naturel des choses. Les faits étaient là, mais il ne disposait d’aucun critère pour leur trouver une explication rationnelle.

Il se tourna vers le sud et distingua une ligne de collines pas très éloignées. À leur forme et à leur hauteur moyenne, il présuma que c’étaient les premiers escarpements de quelque chaîne plus importante – mais il remarqua alors, avec un sursaut d’inquiétude, que le sommet des collines était couvert de neige. Le soleil était toujours aussi brûlant et l’air aussi chaud… La logique voulait que toute neige persistant sous ce climat se trouvât au sommet de très hautes montagnes. Et pourtant elles étaient assez proches – pas plus d’un kilomètre ou deux, pensait-il – pour qu’il en évalue l’altitude à quelque deux cents mètres au maximum.

Il se remit debout et tomba brutalement.

Dès qu’il fut à terre, il s’aperçut qu’il roulait comme sur une forte pente, vers le sud. Il réussit à s’immobiliser et se releva maladroitement, en luttant contre une force qui le tirait au sud. Cette sensation n’était pas tout à fait nouvelle. Il avait ressenti une étrange pression durant toute la matinée. Mais la chute l’avait surpris et la force paraissait beaucoup plus intense que précédemment. Pourquoi ne l’avait-elle pas affectée avant ? Il remonta en arrière, en pensée. Le matin, alors que son attention se portait sur d’autres faits étranges, il en avait cependant eu conscience, il s’en souvenait… et il avait eu vaguement l’impression de descendre une longue pente au flanc d’une hauteur. Mais c’était absolument insensé : le sol était plat aussi loin que portait la vue. Il resta près des filles, à juger de cette sensation.

Cela ne ressemblait pas à la pression de l’air, ni même à l’action de la gravité sur une pente. C’était quelque chose entre les deux : en terrain plat, sans un mouvement d’air perceptible, il se sentait comme poussé ou tiré vers le sud.

Il fit quelques pas en direction du nord et se rendit compte qu’il tendait les jarrets comme pour escalader une hauteur. Il se retourna face au sud et, en contradiction avec le témoignage de sa vue, eut de nouveau l’impression de se trouver sur une pente très raide.

Les femmes le regardaient avec curiosité tandis qu’il revenait près d’elles.

Alors il constata que durant les dernières minutes, leurs corps s’étaient encore plus déformés.

8

Peu avant de se remettre en route, Rosario voulut lui parler. Il eut beaucoup de mal à la comprendre. Son accent avait toujours été prononcé, mais à présent sa voix était devenue très aiguë et son débit trop rapide. Après bien des répétitions, il finit par comprendre le sens général de ses paroles.

Elle et les deux autres filles avaient peur de retourner dans leur village. Elles étaient de la ville à présent et seraient rejetées par ceux de leur propre race.

Helward leur rappela qu’elles devaient pourtant s’y rendre, puisque telle avait été leur décision, mais Rosario déclara tout net qu’elles ne bougeraient pas. Elle était mariée à un homme de son village et bien qu’au début elle eût désiré retourner près de lui, elle pensait à présent qu’il la tuerait. Lucia était également mariée et partageait sa frayeur. Les gens des villages détestaient la cité et les femmes seraient punies pour y avoir séjourné.

Helward ne s’efforça pas davantage de répondre à Rosario. Il avait autant de peine à se faire comprendre qu’à la comprendre elle-même. Après tout, les filles étaient venues volontairement à la ville ; cela faisait partie du marché. Il tenta de le lui rappeler, mais elle ne comprenait pas.

Pendant leur conversation, le changement s’était aggravé. Elle ne mesurait guère à présent que trente centimètres de haut alors que la largeur de son corps dépassait nettement le mètre. Il était impossible de reconnaître en ces femmes des êtres humains, bien qu’il sût qu’elles appartenaient à l’espèce.

— Attendez-moi ici, lui dit-il.

Il se leva et retomba, roulant sur le sol. La force qui s’exerçait sur son corps avait encore grandi considérablement et il ne s’arrêta qu’au prix de grandes difficultés. Il retourna en rampant, luttant contre la force, jusqu’à son paquetage et le chargea sur son dos. Il prit la corde et se la passa à l’épaule.

Arc-bouté contre la pression, il se dirigea au sud.


Il n’était plus possible de distinguer d’autres détails naturels que la ligne du sol montant devant lui. La surface sur laquelle il marchait était devenue une tache imprécise et bien qu’il fit halte de temps à autre pour l’examiner, il ne distinguait dessus ni herbe, ni cailloux, ni terre.

Les aspects naturels du monde se déformaient… ils s’étalaient latéralement à l’est et à l’ouest, diminuant de hauteur et de profondeur.

Un simple rocher pouvait prendre l’apparence d’une bande gris foncé, d’un millimètre de large sur deux cents mètres de long. La crête basse, couronnée de neige, devant lui, pouvait être en réalité une chaîne de montagnes ; cette longue bande verte, un arbre.

Cette étroite bande blanchâtre, une femme nue.


Il parvint aux collines plus vite qu’il ne l’avait pensé. L’attraction vers le sud s’intensifiait et quand Helward ne fut plus qu’à une cinquantaine de mètres de la première pente, il trébucha… et se mit à rouler à vitesse sans cesse croissante vers la hauteur.

La face nord était presque verticale, comme le côté d’une dune exposé au vent et il s’y heurta durement. Presque aussitôt la pression vers le sud le hissa contre la paroi, défiant les lois de la gravité. Dans son désespoir, car il devinait qu’une fois au sommet la force deviendrait absolument irrésistible, il chercha une prise sur la surface rocheuse. Il trouva un éperon et s’y cramponna des deux mains, tentant de résister à la pression incessante. Son corps pivota jusqu’à ce qu’il se trouvât plaqué à la paroi, la tête en bas, conscient que s’il se laissait glisser maintenant, il serait entraîné à reculons vers le haut pour dévaler de l’autre côté vers le sud.

Il glissa la main dans son sac et y trouva le grappin. Il le coinça solidement sous l’éperon rocheux, y noua la corde et en enroula l’autre extrémité à son poignet. La pression au sud était maintenant si forte que l’attraction normale de la gravité vers le bas était à peu près annulée.


La substance de la montagne se transformait au-dessous de lui. Le mur dur, presque vertical, s’élargissait progressivement à l’est et à l’ouest, s’aplatissait aussi, si bien que derrière lui le sommet de la colline paraissait se rapprocher peu à peu de ses pieds. Il vit près de lui une fissure dans la roche qui se refermait peu à peu. Il décrocha le grappin de l’éperon et le planta dans la fissure. Quelques instants après, le grappin était fermement maintenu.


Le sommet de la crête s’était à présent distendu et passait sous son corps. La pression vers le sud s’empara de lui, l’entraînant de l’autre côté. La corde tint bon, et il resta suspendu… à l’horizontale.

Ce qui avait été une montagne n’était plus qu’une dure protubérance sous sa poitrine. Son ventre reposait sur ce qui avait été une vallée de l’autre côté. Ses pieds tâtonnaient pour se raccrocher à la crête de plus en plus effacée de ce qui avait été une autre montagne.

Il gisait à plat à la surface du monde, géant couché sur ce qui était naguère encore une région montagneuse.


Il souleva son corps, cherchant une position moins inconfortable. Redressant la nuque, il se trouva soudain à court de souffle. Un vent mordant, glacé, soufflait du nord, mais il était ténu et peu riche en oxygène. Il baissa la tête, posant le menton sur le sol. À ce niveau, il parvenait à respirer un air suffisant pour se maintenir en vie.

Le froid était de plus en plus mordant.

Des nuages chassés par le vent filaient à quelques centimètres au-dessus du sol en une nappe blanche sans accroc. Ils lui enveloppaient le visage, s’ouvrant sur l’arête de son nez comme l’écume à la proue d’un navire.

Sa bouche était au-dessous des nuages, ses yeux au-dessus.

Helward regardait devant lui, vers le nord, à travers l’atmosphère raréfiée, ténue.

Il était au bord du monde et la masse de celui-ci s’étalait devant lui.

Il voyait le monde entier.

Au nord le sol était uni, plat comme un dessus de table. Mais droit devant lui, dans cette direction, le terrain jaillissait de cette surface plane en une tour parfaitement symétrique, incurvée, concave. De plus en plus étroite, elle montait, s’amincissait, si élevée qu’il était impossible d’en distinguer la fin.

Elle se teintait d’une multitude de couleurs. Il y avait de larges zones de brun et de jaune, mouchetées de vert. Plus au nord, du bleu… un pur saphir éblouissant pour les yeux. Et par-dessus tout, le blanc des nuées en festons étirés, fins, en essaims brillants, en dessins hésitants.

Le soleil se couchait. Rouge, au nord-est, il luisait contre l’impossible horizon.

Sa forme restait la même. Un grand disque plat qui aurait pu être un équateur. Au centre, au nord et au sud, ses pôles prenaient l’aspect de colonnes concaves ascendantes.

Helward avait vu le soleil si souvent qu’il ne se posait plus de questions sur son apparence. Mais à présent il savait que le monde, lui aussi, avait cette forme.

9

Le soleil se coucha et le monde s’assombrit. La pression vers le sud était maintenant si puissante que son corps touchait à peine ce qui au-dessous de lui avait été chaîne de montagnes. Il restait suspendu à la corde dans le noir, comme à la verticale au long d’une falaise… sa raison lui affirmait qu’il était toujours à l’horizontale, mais sa raison était en conflit avec ses sens.

Il ne pouvait plus s’en remettre à la seule solidité de sa corde. Il tendit les mains en avant et agrippa deux petites saillies (avaient-elles été montagnes auparavant ?) pour se tirer vers l’avant.

La surface était lisse et il ne trouvait pas de prise ferme. Il s’aperçut à sa douleur qu’il pouvait enfoncer les doigts dans le sol, juste assez pour se maintenir un instant. De nouveau, il se traîna… de quelques pouces, mais de plusieurs kilomètres d’une certaine manière. La pression au sud ne diminuait pas de façon sensible.


Il lâcha la corde et se mit à ramper, main sur main. Encore quelques centimètres et ses pieds trouvèrent la faible crête qui avait été une montagne. Il se contracta, se hissa encore en avant.

Peu à peu la pression décroissait et bientôt il n’eut plus à se cramponner aussi désespérément. Il se détendit un instant pour reprendre haleine. Ce faisant, il acquit la certitude que la pression augmentait à nouveau et se propulsa vers l’avant. Il fut bientôt assez loin pour se reposer, sur les genoux et sur les mains.

Il n’avait pas regardé une seule fois vers le sud. Qu’y avait-il eu derrière lui ?


Il rampa encore longtemps avant de se sentir en mesure de tenir debout. Il se dressa, incliné vers le nord pour compenser la force d’attraction. Il se mit en marche, et l’inexplicable attraction diminua régulièrement. Bientôt, il eut l’impression d’être assez éloigné de la zone de la plus forte pression pour s’asseoir par terre et prendre un vrai repos.

Il regarda au sud où n’étaient que ténèbres. Les nuages qui s’étaient brisés sur l’arête de son nez étaient à présent à une certaine altitude au-dessus de lui. Ils masquaient la lune, sur laquelle Helward, mal instruit, ne s’était pas non plus posé de questions. Elle avait aussi cette forme étrange… il l’avait souvent vue et l’avait acceptée sans discussion.

Il poursuivit sa route au nord et la force d’attraction diminua encore. Le paysage alentour était sombre, sans détails caractéristiques, aussi n’y prêtait-il pas attention. Une seule pensée occupait son esprit : avant de se coucher il fallait aller assez loin pour ne plus risquer d’être attiré dans la zone de pression. Il connaissait maintenant une des vérités essentielles de ce monde : le sol se mouvait bien comme Collings l’avait affirmé. Au nord, vers la cité, le terrain se déplaçait avec une telle lenteur que c’était presque imperceptible : d’environ un kilomètre par période de dix jours. Mais plus au sud, il prenait de la vitesse. Son accélération était exponentielle. Il l’avait vu à la façon dont le corps des femmes avait changé d’aspect : en une seule nuit le sol s’était suffisamment éloigné pour que leurs corps soient affectés par ces déformations latérales auxquelles elles étaient soumises… alors qu’il ne l’était pas lui-même.

La cité ne pouvait pas rester immobile. Elle était condamnée à se déplacer sans cesse, car si elle s’arrêtait, elle entamerait le lent glissement en arrière – vers le passé – pour arriver finalement dans la zone où les montagnes devenaient des saillies de quelques pouces de haut, où la pression irrésistible l’entraînerait irrémédiablement à sa perte.

Pour le moment, tandis qu’il poursuivait son lent cheminement au nord sur ce sol étrange et sombre, il ne pouvait trouver aucune explication rationnelle à ce qu’il venait de connaître. Tout était en contradiction avec la logique. Le sol était chose stable… il ne pouvait se déplacer. Les montagnes ne se déformaient pas. Les êtres humains ne se tassaient pas à trente centimètres de haut. Les ravins ne devenaient pas plus étroits. Les bébés ne s’étouffaient pas sur le lait de leurs mères.


Bien que la nuit fût à présent très avancée, Helward n’éprouvait pas d’autre fatigue que les effets de la tension subie au flanc de la montagne. Il lui vint à l’esprit que la journée avait passé vite, plus vite qu’il ne l’eût cru.

Il était maintenant éloigné de la zone de pression maximum mais il s’en méfiait trop encore pour faire halte. Ce n’était pas une perspective agréable que de dormir alors que le sol se déplacerait sous lui, l’emportant inéluctablement au sud.

Étant lui-même un microcosme de la ville, il ne pouvait se reposer davantage qu’elle.


La fatigue vint enfin et il s’allongea sur le terrain dur où il s’endormit aussitôt.

Il s’éveilla à l’aube et sa première pensée fut pour la pression vers le sud. Inquiet, il se dressa d’un bond et s’assura de son équilibre… la force était sensible, mais guère plus vive que dans son dernier souvenir.

Il jeta un coup d’œil en arrière.

Et là, c’était incroyable, se dressaient les montagnes.

Cela ne pouvait pas être. Il les avait vues, il les avaitsenties se réduire à une saillie de sol dur d’un ou deux pouces de haut. Pourtant elles étaient bien là : abruptes, de formes irrégulières, couronnées de neige.

Helward examina le contenu de son paquetage. Il avait perdu la corde et le grappin, et une grande partie de l’équipement, qu’il avait laissé près des femmes, mais il lui restait un bidon d’eau, un sac de couchage et plusieurs rations de nourriture déshydratée. Cela lui permettrait de tenir un bout de temps.

Il mangea un peu et assujettit sa charge sur son dos.

Il étudia le soleil, bien décidé cette fois à ne pas s’égarer.

Il se remit en marche vers le sud, vers les montagnes.

La pression croissait lentement autour de lui, le tirant en avant. Sous ses yeux les montagnes paraissaient perdre de la hauteur. La substance du sol devenait plus dure sous ses pieds et une fois de plus le terrain prenait l’aspect de fuseaux allongés.

Au-dessus de lui, le soleil se déplaçait plus vite qu’il n’aurait dû.

Toujours luttant contre la pression, Helward s’arrêta quand il vit que les montagnes n’étaient plus, une fois encore, qu’une succession de basses collines.

Il n’avait pas ce qu’il fallait pour aller plus loin. Il pivota et repartit vers le nord. La nuit tomba une heure après.


Il poursuivit sa route dans le noir jusqu’au moment où il sentit que la pression était assez faible. Il se coucha.

Quand le jour se leva, les montagnes étaient clairement en vue… et c’étaient bien des montagnes.

Il attendit. À mesure que le jour s’écoulait, la pression grandissait. Il était entraîné vers les montagnes par le mouvement du sol… et pendant qu’il les observait, il les vit s’élargir lentement sur les côtés.

Il reporta son campement au nord avant la tombée de la nuit. Il en avait assez vu. Le temps était venu de regagner la ville. Une nouvelle pensée le tracassait. Devrait-il établir un compte rendu des événements ?

S’il était incapable d’admettre la majeure partie de ce dont il avait été lui-même témoin, comment pourrait-il décrire ces phénomènes à quelqu’un d’autre ?

Un des points les plus frappants, ç’avait été cette vision stupéfiante du monde étalé sous ses yeux. Y avait-il un seul autre homme qui eût connu la même expérience ? Comment l’esprit pouvait-il admettre un concept dont l’œil n’avait pas été capable d’embrasser totalement la réalité ? À sa droite et à sa gauche – et autant qu’il sût, au sud de sa position – la surface du monde s’était étendue sans limites. C’était seulement au nord, plein nord, qu’il avait aperçu une forme définie : ce pic de terrain incurvé, qui montait à une hauteur infinie.

Les trois femmes… comment pourrait-il affirmer les avoir menées à bon port alors qu’elles étaient passées à un état qui ne lui permettait pas de leur parler, ni même de les voir ? Elles avaient glissé dans leur propre monde, qui lui était totalement étranger, à lui, Helward.

Le bébé : qu’était-il devenu ? Manifestement enfant de la ville – puisqu’il n’avait pas été atteint par les déformations environnantes – Rosario l’avait probablement abandonné… et sans doute était-il mort à présent. Même s’il vivait encore, le déplacement du terrain l’entraînerait au sud vers cette zone de pression où il ne pourrait plus vivre.

Perdu dans ces pensées, Helward cheminait, ne prêtant guère attention à ce qui l’entourait. Il ne jeta un coup d’œil alentour que lorsqu’il s’arrêta pour boire une gorgée d’eau… et il sursauta en reconnaissant l’endroit où il se trouvait.

C’était le territoire rocailleux au nord du ravin sur lequel le pont avait été jeté.

Il but encore un peu d’eau et revint sur ses pas. S’il voulait retrouver le chemin de la ville, il lui fallait repérer l’emplacement des voies, et les amorces du pont seraient un indice plus précis que tout autre. Il rencontra un cours d’eau que, dans sa préoccupation, il avait dû traverser sans s’en apercevoir. Il en suivit les méandres, se demandant si c’était bien le même, car ce n’était plus qu’un minuscule ruisselet. Puis les berges devinrent plus abruptes, plus rocheuses, mais il n’y avait toujours aucun signe du ravin.

Helward escalada la berge et retourna vers l’amont. Bien que bizarrement familier, le cours d’eau était déformé, détourné, au point que Helward pensa qu’il pouvait s’agir d’une autre rivière.

Puis il remarqua un ovale noir près du bord de l’eau. Il descendit l’examiner. Il perçut une faible odeur de brûlé. Après étude, il reconnut que c’étaient les traces d’un feu. Son propre feu de camp de naguère.

À cet endroit, le cours d’eau n’avait guère qu’un mètre de large… pourtant, quand il s’y était trouvé avec les filles, il avait été large d’au moins trois mètres. Il remonta en haut de la berge. Après de longues recherches, il découvrit sur le sol des marques qui pouvaient être celles d’une des tours de suspension.

Du haut d’une berge à l’autre, la distance ne devait pas dépasser cinq mètres. L’eau coulait à quelques mètres au-dessous.

En ce point, la ville avait traversé.

Il se dirigea vers le nord et après un bref délai, trouva l’empreinte d’une traverse. Elle mesurait à peu près cinq mètres de long. La suivante n’en était distante que de dix centimètres.


Le soir suivant, l’échelle du paysage avait repris des proportions plus normales à ses yeux. Les arbres ressemblaient à des arbres et non à des buissons rampants. Les cailloux étaient ronds et l’herbe poussait en touffes, non plus comme une moisissure verte. Les traces de voies qu’il suivait étaient encore trop éloignées les unes des autres pour ressembler à l’écartement utilisé par la cité, mais Helward pensait que son voyage ne durerait plus très longtemps.

Il avait perdu le compte des jours écoulés, mais le terrain lui était de plus en plus familier et il savait que jusqu’à présent, le temps qu’il avait passé loin de la ville restait considérablement moindre que celui prévu par Clausewitz. Même compte tenu des trois jours qui avaient paru passer si rapidement quand il était dans la zone de pression, la cité ne pouvait guère avoir avancé de plus de deux ou trois kilomètres vers le nord durant son absence.

Cette pensée était rassurante, car ses vivres diminuaient.

Il marchait sans cesse et les jours passaient. Toujours aucun signe de la ville, et les marques de voies ne revenaient nullement à leur écartement normal. Toutefois, il était maintenant si bien habitué à la notion de distorsion latérale au sud de ce monde qu’il ne s’en souciait guère.

Un matin une nouvelle pensée le troubla. Depuis plusieurs jours, l’écartement des voies n’avait pas paru se modifier… se pouvait-il qu’il fût dans une région où le mouvement du sol était exactement proportionnel à la vitesse de sa progression ? Telle une souris dans une cage tournante, faisait-il du sur-place ?

Pendant une heure ou deux, il pressa l’allure, puis sa raison reprit le dessus. Après tout, il avait réussi à s’éloigner de la zone de pression où le mouvement vers le sud était le plus accentué. Mais les jours s’additionnaient, et la ville n’était toujours pas plus proche, apparemment. Il en fut bientôt réduit à deux rations et dut augmenter sa provision d’eau en puisant aux sources locales.

Le jour où il fut au bout de ses vivres, il ressentit une vive excitation. La famine probable n’était plus un problème… il avait reconnu l’endroit où il se trouvait ! C’était cette région où il avait chevauché en compagnie d’Échanges Collings… et qui, à l’époque, était à quatre ou cinq kilomètres au nord de l’optimum !

Selon son estimation, il avait été absent au maximum durant cinq kilomètres… donc la ville aurait dû être en vue.

Devant lui, les traces de voies se prolongeaient jusqu’à une petite butte… et aucun signe de la ville. Les emplacements de traverses étaient toujours déformés et la rangée suivante de cicatrices – la gauche intérieure – était à quelque distance.

Tout ce que cela pouvait signifier, raisonnait Helward, c’était que pendant son absence, la ville s’était déplacée beaucoup plus rapidement. Peut-être avait-elle même dépassé l’optimum et se trouvait-elle dans une région où le sol bougeait plus lentement. Il commençait à comprendre pourquoi la ville se mouvait sans cesse : peut-être qu’en avant de l’optimum, il y avait une zone où le terrain restait parfaitement immobile.

Auquel cas la ville pourrait s’immobiliser… le grand tapis roulant s’arrêterait enfin.

10

Helward passa une mauvaise nuit car il était affamé.

Au matin, il avala quelques gorgées d’eau et se remit en route. La ville ne pouvait qu’apparaître bientôt.

Il dut rester immobile pendant la partie la plus chaude de la journée. La campagne, dénudée et plate, ne lui offrait aucune ombre. Il s’assit au bord des voies.

Alors qu’il regardait tristement droit devant lui, il aperçut quelque chose qui lui redonna bon espoir… Trois personnes longeaient lentement la voie, dans sa direction. Elles devaient avoir été envoyées de la ville à sa recherche…

À leur approche, il voulut se lever, mais il chancela et resta allongé.

— Appartenez-vous à la ville ?

Helward ouvrit les yeux et regarda celui qui avait parlé. Un jeune homme, portant l’uniforme des apprentis de guilde. Il fit un signe affirmatif, la mâchoire pendante.

— Vous êtes malade… que vous arrive-t-il ?

— Tout va bien. Auriez-vous quelque chose à manger ?

— Buvez ceci.

On lui tendit une gourde. Il avala une rasade. L’eau était fade, un peu croupie. L’eau de la ville.

— Pouvez-vous vous lever ?

Avec un peu d’aide, Helward se remit debout et s’écarta de la voie en direction de quelques maigres buissons. Il s’assit sur le sol et le jeune homme ouvrit son sac. Helward s’aperçut tout à coup que le sac était identique au sien.

— Est-ce que je vous connais ? demanda-t-il.

— Apprenti Kellen Li-Chen.

Li-Chen ! Il se le rappelait, du temps de la crèche.

— Moi, je suis Helward Mann.

Kellen Li-Chen ouvrit une ration alimentaire et y ajouta un peu d’eau. Bientôt Helward put s’attaquer, presque avec enthousiasme, à la bouillie grise bien connue.

À quelques mètres de distance, deux filles attendaient, debout.

— Vous descendez vers le passé ? demanda-t-il entre deux bouchées.

— Oui.

— J’en reviens.

— Qu’y trouve-t-on ?

Soudain, Helward se rappela avoir rencontré Torrold Pelham dans des circonstances analogues.

— Vous êtes déjà dans le passé, répondit-il. Ne le sentez-vous pas ?

Kellen secoua la tête.

— Que voulez-vous dire ? fit-il.

Helward faisait allusion à la pression en direction du sud, dont il éprouvait encore la subtile attraction en marchant. Mais il comprenait à présent que Kellen ne s’en était pas encore aperçu. Tant qu’il ne l’aurait pas éprouvée à son maximum, il ne la reconnaîtrait pas comme une sensation à part.

— Impossible d’en parler, reprit Helward. Allez dans le passé, vous verrez par vous-même. (Il lança un coup d’œil aux femmes. Assises par terre, maintenant, elles tournaient ostensiblement le dos aux deux hommes. Il ne put s’empêcher de sourire intérieurement.) Kellen, à quelle distance est la ville ?

— Quelques kilomètres. Neuf, à peu près.

Neuf kilomètres ! Elle devait avoir maintenant largement dépassé l’optimum !

— Pouvez-vous me laisser un peu de nourriture ? Rien qu’un peu… de quoi tenir jusqu’à la ville.

— Certainement.

Kellen lui tendit quatre rations. Helward les considéra un instant, puis lui en rendit trois.

— Une me suffira. Vous aurez besoin des autres.

— Je ne vais pas loin, observa Kellen.

— Je sais… mais vous en aurez quand même besoin.

Il examina de nouveau l’autre apprenti :

— Depuis combien de temps avez-vous quitté la crèche, Kellen ?

— Une vingtaine de kilomètres.

Mais Kellen était beaucoup plus jeune que lui. Il se rappelait clairement que Kellen était deux classes en dessous de lui à la crèche. La cité devait recruter ses apprentis bien plus jeunes, à présent. Toutefois Kellen paraissait adulte, et bien nourri. Son corps n’avait rien d’adolescent.

— Quel âge avez-vous ?

— Mille quarante kilomètres.

Impossible… il devait être plus jeune que Helward d’au moins quatre-vingts kilomètres, alors que ce dernier, d’après ses propres calculs, s’en attribuait mille soixante-dix.

— Avez-vous travaillé aux voies ?

— Oui. Fichtrement pénible, ce boulot.

— Je sais. Comment la ville a-t-elle pu avancer si vite ?

— Vite ? Nous avons traversé une mauvaise période. Il a fallu franchir une rivière et pour le moment, la ville est ralentie par une région accidentée. Nous avons perdu beaucoup de terrain. À mon départ, elle était à neuf kilomètres en arrière de l’optimum.

— Neuf kilomètres ? Alors l’optimum a accéléré ?

— Pas que je sache. (Kellen observait les femmes, par-dessus son épaule.) Je pense qu’il nous faut repartir, à présent. Tout va bien ?

— Oui. Comment vous entendez-vous avec elles ?

Kellen sourit.

— Pas mal, dit-il. Des barrières linguistiques, mais j’arriverai bien à nous trouver un langage commun.

Helward rit et se rappela de nouveau Pelham.

— Alors, faites-le en vitesse, conseilla-t-il. Après, cela devient difficile.

Kellen Li-Chen le regarda fixement, puis se leva.

— Le plus vite sera le mieux, je crois.

Il retourna près des filles qui protestèrent d’une voix forte en s’apercevant que la halte ne serait pas plus longue. Quand elles passèrent devant lui, Helward remarqua que l’une des deux avait déboutonné son chemisier et en avait noué les pans à sa taille.


Avec la ration que lui avait donnée Kellen, Helward se sentait certain de parvenir à la ville sans nouvelles difficultés. Après le terrain qu’il avait couvert, neuf kilomètres n’étaient rien et il comptait bien arriver à la tombée de la nuit. Le paysage qui l’entourait était entièrement nouveau pour lui : en dépit de ce qu’avait affirmé Kellen, il semblait que la ville eût beaucoup avancé pendant son absence.

Le soir vint pourtant et il n’apercevait toujours rien de la ville.

Le seul signe d’espoir, c’étaient les dimensions plus normales des emplacements de voies. À sa halte suivante pour boire, Helward mesura une fosse et l’évalua à deux mètres de long.

Le sol montait devant lui et il distinguait une crête par-dessus laquelle passaient les traces des voies. Il se sentait sûr de trouver la ville dans le creux, de l’autre côté, aussi pressa-t-il le pas pour la voir au moins avant la nuit.

Le soleil touchait l’horizon quand il parvint à la crête et put contempler la vallée.

Une large rivière coulait au fond. Les empreintes des voies atteignaient la rive sud, et continuaient de l’autre côté. Aussi loin qu’il pût voir, elles couraient à travers la vallée pour se perdre dans une région boisée. Pas signe de la ville.

En colère, un peu perdu, Helward contempla la vallée jusqu’au soir, puis campa pour la nuit.

Peu après l’aube, il se remit en route et en quelques minutes fut au bord de la rivière. De ce côté, on apercevait de nombreux indices d’activité humaine… le sol boueux avait été abondamment foulé et était couvert d’étais brisés et de morceaux de béton provenant des fondations. C’était probablement tout ce qui restait du pont que la ville avait dû construire.

Helward s’engagea dans l’eau, en se cramponnant d’abord à un bloc de ciment, puis, l’eau devenant plus profonde, se mit à nager ; mais le courant le prit et l’entraîna loin en aval avant qu’il ait pu se hisser sur la rive nord.

Tout trempé, il remonta jusqu’à l’endroit où se trouvaient les restes des voies. Son sac et ses vêtements étaient très pesants, aussi se déshabilla-t-il pour faire sécher son uniforme et son sac de couchage au soleil. Une heure après, les vêtements étaient secs et il les enfila, prêt à repartir. Le sac de couchage était encore humide, mais Helward comptait bien l’aérer à sa prochaine halte.

Il arrangeait les courroies de son paquetage quand il perçut un bruissement dans l’air ; quelque chose lui tirailla l’épaule. Il se tourna juste à temps pour voir retomber à terre un carreau d’arbalète.

Il plongea pour s’abriter dans le creux d’un emplacement de traverse.

— Ne bougez pas.

Il regarda dans la direction d’où venait la voix, mais sans voir celui qui avait parlé. Toutefois, il y avait un buisson à une cinquantaine de mètres de lui.

Helward examina son épaule. Le projectile avait déchiré sa manche, mais sans le blesser. Il était sans défense, ayant perdu sa propre arbalète avec le reste de ses affaires.

— J’arrive… Ne bougez pas !

L’instant d’après, un homme vêtu de l’uniforme des apprentis sortit des buissons, l’arbalète pointée sur Helward. Ce dernier cria :

— Ne tirez pas… je suis de la ville.

L’homme continua d’avancer sans répondre. Il s’immobilisa à cinq mètres de Helward.

— C’est bon ! Levez-vous !

Helward obéit, espérant bien se faire reconnaître.

— Qui êtes-vous ?

— Un homme de la ville, répéta-t-il.

— Quelle guilde ?

— Les Futurs.

— Quelle est la dernière ligne du serment ?

Helward, surpris, secoua la tête :

— Écoutez, que…

— Allons ! Le serment…

— Tout ceci est juré en pleine connaissance de ce que toute violation d’un…

L’homme abaissa son arme.

— Bien. Il fallait que je m’en assure. Comment vous appelez-vous ?

— Helward Mann.

L’autre l’examina de plus près :

— Seigneur ! Je ne t’aurais jamais reconnu ! Tu t’es laissé pousser la barbe…

— Jase !

Les deux jeunes gens s’examinèrent encore un moment, puis échangèrent des paroles amicales. Helward se rendit compte qu’ils avaient changé depuis leur dernière rencontre au point d’être méconnaissables. À l’époque, ils n’étaient encore que de jeunes garçons qui souffraient de la vie décevante à la crèche… et maintenant, ils avaient changé à la fois d’attitude et d’apparence. À la crèche, Gelman Jase avait affiché du scepticisme et même du dédain pour l’ordre selon lequel ils devaient vivre ; il s’était campé comme le chef insouciant et irresponsable des garçons qui « mûrissaient » moins vite. Rien de tout cela n’apparaissait plus à Helward tandis qu’ils se tenaient au bord de la rivière et tentaient de renouer leur ancienne amitié. Les expériences de Jase hors de la ville l’avaient vieilli, tout comme elles l’avaient marqué physiquement.

— Mais pourquoi diable m’as-tu tiré dessus ? fit Helward.

— Je t’avais pris pour un took.

— Un quoi ? Ah, oui ! (Il avait oublié ce terme militaire.) Mais n’as-tu pas reconnu mon uniforme ?

— Cela ne veut plus rien dire.

— Mais…

— Ecoute, Helward, les choses changent. Combien d’apprentis as-tu rencontrés dans le passé ?

— Deux. Trois, en te comptant.

— Bien. Savais-tu que la cité envoie un apprenti dans le passé à peu près tous les kilomètres ? Il devrait y en avoir bien davantage ici… et comme nous prenons tous la même route, nous devrions nous croiser presque tous les jours. Mais les tooks deviennent astucieux. Ils tuent les apprentis pour leur voler leurs uniformes. As-tu été attaqué ?

— Non.

— Moi, oui.

— Tu aurais pu essayer de voir à qui tu avais affaire avant de me tirer dessus.

— J’ai visé de façon à ne pas te toucher.

Helward montra sa manche déchirée :

— Alors tu n’es qu’un tireur lamentable.

Jase alla ramasser son carreau, l’examina pour s’assurer qu’il n’était pas endommagé et le replaça dans son étui.

— Nous devrions nous efforcer de regagner la ville, dit-il au bout d’un moment.

— Sais-tu où elle est ?

Jase parut soucieux.

— Je peux le calculer, dit-il. Je marche depuis des kilomètres. Est-ce que la ville aurait soudain accéléré ?

— Pas que je sache. J’ai vu hier un autre apprenti. Il prétendait, lui, que la ville avait été retardée.

— Alors où diable est-elle ?

— Quelque part par là. (Helward montrait les restes de voies qui allaient au nord.)

— Alors, allons-y.


À la fin de la journée, la ville n’était toujours pas en vue. Et pourtant les voies avaient à présent leurs dimensions normales, du moins apparemment. Ils campèrent dans un coin boisé où coulait un ruisseau d’eau fraîche.

Jase était beaucoup mieux équipé que Helward. Outre son arbalète, il avait un second sac de couchage (celui de Helward, mouillé, avait commencé à sentir mauvais et il l’avait jeté), une tente et des vivres en abondance.

— Qu’est-ce que tu penses du passé ? demanda Jase.

— Je cherche encore à comprendre. Et toi ?

— Je ne sais pas. Comme toi, j’imagine. Rien de ce que j’ai vu n’est logique… et pourtant je sais que je l’ai vu et connu.

— Comment le sol pourrait-il se mouvoir ?

— Tu l’as également remarqué ?

— Je crois. C’est bien ce qui se passe, n’est-ce pas ?

Plus tard, ils échangèrent le récit de leurs aventures. Celles de Jase différaient sur de nombreux points de celles de Helward.

Il avait quitté la crèche quelques kilomètres avant Helward et avait subi nombre d’expériences comparables hors de la ville. Cependant, différence importante, il n’était pas marié et avait été invité à rencontrer diverses femmes transférées. En conséquence, il avait déjà connu les deux filles qu’il avait été chargé d’escorter dans le passé.

Il avait ainsi appris bien des histoires que racontaient les habitants du pays sur les gens de la cité. Que la ville était peuplée de géants qui pillaient, assassinaient et violaient les femmes.

Au fur et à mesure que son voyage se déroulait, Jase avait senti les filles paniquer. Quand il leur avait demandé la raison, elles avaient affirmé qu’elles étaient certaines de se faire tuer par leurs compatriotes à leur retour. Elles avaient demandé à regagner la ville. C’était à ce moment que Jase avait remarqué les premiers effets de la distorsion latérale. Il avait alors ordonné aux femmes de faire demi-tour et de retourner seules à la ville. Il avait eu l’intention de vivre seul une journée de plus dans le passé pour étudier le phénomène.

Il s’était dirigé au sud, sans rien voir de bien intéressant. Puis il s’était efforcé de rejoindre les filles. Il les avait découvertes trois jours après, la gorge tranchée, pendues par les pieds à des branches d’arbre. Encore sous le coup de la surprise, Jase avait été attaqué par une foule de tooks dont certains portaient des uniformes d’apprentis.

Il avait réussi à s’enfuir, mais les hommes lui avaient donné la chasse. En courant, il était tombé, se foulant la cheville et, tout en boitillant, n’avait eu d’autre ressource que de se cacher. Pendant la poursuite, il s’était considérablement éloigné des voies et s’était enfoncé à plusieurs kilomètres vers le sud. La chasse avait pris fin. Jase, tout en continuant à se cacher, avait senti s’exercer progressivement une force le poussant toujours au sud. Il était dans une région qu’il ne reconnaissait pas. Il décrivit à Helward le terrain plat, sans aspérités, la formidable pression, les phénomènes de déformation matérielle.

Il avait voulu repartir vers les voies, mais sa jambe affaiblie lui avait rendu la marche difficile. Pour finir, il avait dû s’ancrer au sol avec le grappin et la corde en attendant d’être de nouveau en état de marcher. La pression avait continué à augmenter et, craignant que la corde se rompe, il avait été dans l’obligation de ramper vers le nord. Après une période longue et pénible, il avait réussi à échapper à la plus forte pression et avait repris le chemin de la cité.

Longtemps il avait erré sans retrouver les voies. En conséquence, il connaissait beaucoup mieux que Helward l’aspect du terrain à distance des pistes.

— Savais-tu qu’il y a une autre ville par là ? demanda Jase en désignant le pays à l’ouest des voies.

— Une autre ville ?

Helward n’en croyait pas ses oreilles.

— Rien de comparable avec Terre. Celle dont je te parle est construite sur le sol.

— Mais comment…

— Elle est immense. Dix à vingt fois plus grande que Terre. Je n’ai pas compris ce que c’était tout d’abord… j’ai cru à un autre campement ou village, mais beaucoup plus étendu que ceux que j’avais déjà vus. Écoute, Helward, c’est une ville comme celles dont on nous parlait à la crèche, en classe… celles de la planète Terre. Des centaines, des milliers de bâtiments… tous construits sur le sol.

— Y a-t-il des habitants ?

— Quelques-uns… guère. Il y a eu des quantités de dégâts. Je ne sais pas ce qui s’y est passé, mais la plus grande partie de la ville paraît abandonnée à présent. Je n’y suis pas resté longtemps parce que je ne voulais pas être vu. Mais c’est beau toutes ces constructions.

— Pourri on s-nous y aller ?

— Non. Reste à l’écart. Trop de tooks. Il se passe quelque chose dans le pays, la situation se modifie. Ils s’organisent et ils ont établi de meilleures communications entre eux. Dans le passé, quand la cité nous envoyait dans un village, nous étions souvent les premières personnes étrangères que voyaient les habitants depuis bien longtemps. Mais d’après ce que m’ont raconté les filles, j’ai eu l’impression que ce n’est plus le cas maintenant. Les renseignements sur la cité se répandent… et les tooks ne nous aiment pas. Ils ne nous ont jamais aimés, certes, mais en petits groupes, ils étaient faibles. Maintenant, je crois qu’ils ont l’intention de détruire la ville.

— Et voilà pourquoi ils se déguisent en apprentis, dit Helward, qui ne saisissait pas encore toute la portée de ce que lui disait Jase.

— Ce n’est qu’un petit aspect de la situation. Ils prennent les vêtements des apprentis qu’ils tuent, pour faciliter leurs prochains meurtres. Mais s’ils décident d’attaquer la ville, ce sera quand ils seront bien organisés et résolus.

— Je n’arrive pas à croire qu’ils puissent constituer une menace pour nous.

— Peut-être pas. En tout cas, tu as eu de la veine.


Au matin, ils se mirent en route de bonne heure et à vive allure. Ils marchèrent toute la journée, ne s’arrêtant que quelques minutes de temps à autre. Près d’eux, les traces des voies avaient repris leurs dimensions normales. Ils se sentaient éperonnés par la pensée que la ville ne pouvait être qu’à quelques heures devant eux.

Dans l’après-midi, la voie les entraîna au flanc d’une colline et quand ils en eurent franchi le sommet, ils virent la ville devant eux, immobile dans une large vallée.

Ils se figèrent, les yeux écarquillés.

La ville avait changé.

Quelque chose incita Helward à prendre le pas de course. Il distinguait les signes de l’activité normale autour des murs. Quatre équipes enlevaient les rails derrière la ville. Devant, une équipe plus importante enfonçait des piles de pont dans la rivière qui barrait pour le moment le passage à la ville. Mais celle-ci avait changé, de forme. La partie arrière était déformée et noircie.

Les cordons de milice étaient renforcés. On interpella Jase et Helward pour vérifier leur identité. Tous les deux étaient furieux de ce retard, car il était évident qu’un désastre avait frappé la cité. En attendant l’autorisation d’entrer, Jase apprit du chef des miliciens que les tooks avaient lancé deux attaques. La seconde avait été plus grave et l’on comptait au moins vingt-trois miliciens tués… on continuait à recenser les morts.

Dès qu’ils eurent leur permis, Helward et Jase s’acheminèrent en silence.

La crèche avait été rasée : les enfants, c’étaient eux qui avaient péri.

Il y avait d’autres changements. Considérables, mais Helward était trop choqué pour faire autre chose que les enregistrer passivement. Il n’avait pas le temps d’y attarder ses pensées.

Il apprit que son père était mort. Son cœur s’était arrêté quelques heures seulement après le départ de Helward. Ce fut Clausewitz qui en informa Helward, et qui lui dit également que son temps d’apprentissage était maintenant révolu.

De plus : Victoria avait mis au monde un bébé – un garçon – mais il était parmi ceux qui avaient péri lors de la dernière attaque.

De plus : Victoria avait signé un formulaire résiliant leur mariage. Elle vivait avec un autre homme et était de nouveau enceinte.

De plus, lié implicitement à tous ces événements, un fait encore plus inconcevable : Helward apprit par le calendrier central que pendant son absence la cité avait progressé, au total, de cent seize kilomètres et restait malgré cela à douze kilomètres de l’optimum. Dans son propre temps subjectif, Helward n’était resté absent que moins de cinq kilomètres.

Il admit tout cela comme des réalités. La réaction viendrait plus tard. Dans l’intervalle, une nouvelle attaque était imminente.

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