QUATRIÈME PARTIE

1

Elle attendait sous le porche de l’église pendant que la discussion se poursuivait à l’autre bout de la place. Derrière elle, dans l’atelier provisoire, le prêtre et deux aides travaillaient patiemment à restaurer la statue en plâtre de la Vierge Marie. L’église était fraîche, et, malgré le plafond en partie écroulé, propre et reposante. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû se trouver là, mais c’était l’instinct qui l’avait poussée vers l’intérieur à l’arrivée des deux hommes.

Elle les observait pendant qu’ils parlaient avec animation à Luiz Carvalho, qui s’était nommé lui-même chef du village, et à une poignée d’autres hommes. En d’autres temps, le prêtre aurait peut-être assumé la responsabilité de la communauté, mais le père Dos Santos était un nouveau venu, tout comme elle-même.

Les hommes étaient venus à cheval par le lit desséché du cours d’eau, laissant paître leurs montures pendant qu’ils discutaient. Elle était trop loin pour entendre les mots échangés, mais il lui semblait bien qu’un marché était en cours. Les hommes du village s’exprimaient avec volubilité, affectant de ne pas être intéressés, mais elle savait que si leur attention n’avait pas été retenue, ils n’auraient pas continué à bavarder. Elle, c’étaient les cavaliers qui l’intéressaient. Il était clair qu’ils n’appartenaient à aucun des villages des environs. Leur apparence contrastait de façon frappante avec celle des villageois. Chacun d’eux portait une cape noire, un pantalon bien ajusté et des bottes de cuir. Leurs chevaux avaient des selles, ils étaient visiblement bien soignés et bien que leurs larges fontes fussent lourdement chargées de matériel, ils ne manifestaient aucune fatigue. Pas un cheval de la région n’était en aussi bonne condition.

Sa curiosité commençait à prendre le pas sur l’instinct, aussi s’approcha-t-elle pour apprendre directement de quoi il était question. Toutefois les négociations paraissaient terminées car les hommes du village se détournèrent tandis que les deux autres revenaient près de leurs montures.

Ils repartirent immédiatement dans la direction d’où ils étaient venus. Elle resta plantée à les suivre des yeux, se demandant si elle n’allait pas partir à leur suite.

Quand ils disparurent parmi les arbres qui bordaient le ruisseau, elle se faufila entre deux maisons pour escalader la levée de terrain derrière le village. Quelques instants, puis elle vit les hommes émerger du bosquet. Ils arrêtèrent leurs chevaux.

Ils s’entretinrent pendant cinq minutes, regardant plusieurs fois vers le village.

Elle restait hors de vue, dans le haut taillis épais qui recouvrait toute la butte. L’un des hommes leva soudain la main à l’adresse de l’autre et tourna bride. Il partit au galop vers des collines lointaines, tandis que l’autre s’en allait en sens inverse, au pas tranquille de sa monture.

Elle retourna au village et alla trouver Luiz.

— Que voulaient-ils ?

— Ils ont besoin d’hommes pour certains travaux.

— Avez-vous donné votre accord ?

Il parut évasif :

— Ils reviendront demain.

— Paieront-ils ?

— En nourriture. Regardez.

Il lui tendit un morceau de pain qu’elle accepta. Il était frais et brun et sentait bon.

— Où se le sont-ils procuré ?

Luiz haussa les épaules :

— Ils ont aussi d’autres aliments.

— Vous en ont-ils remis ?

— Non.

Elle fronça les sourcils, se demandant à nouveau quels pouvaient être ces hommes.

— Rien d’autre ?

— Seulement ceci.

Il lui montra un petit sac, qu’elle ouvrit. À l’intérieur, il y avait une poudre blanche grossière qu’elle renifla.

— Ils prétendent que cela fait pousser les fruits.

— En ont-ils beaucoup ?

— Autant qu’il nous en faudra.

Elle reposa le sac sur le sol et retourna à l’atelier de l’église. Elle échangea quelques paroles avec le père Dos Santos puis se rendit rapidement aux écuries pour seller son propre cheval.

Elle sortit du village par le cours d’eau asséché et prit la même direction que le deuxième homme.

2

Derrière le village s’étendait une large zone de terrain buissonneux, parsemée d’arbres. Bientôt, elle aperçut le deuxième homme à quelque distance devant elle. Il menait toujours son cheval au pas vers une zone plus boisée au-delà de laquelle coulait une rivière.

Elle maintenait l’écart entre eux, ne voulant pas se faire voir avant d’avoir découvert où il allait. Quand il pénétra dans le sous-bois, elle le perdit de vue et mit pied à terre. Elle mena alors son cheval par la bride, aux aguets. Bientôt elle entendit le bruit de la rivière, peu profonde en cette saison et dont le lit était parsemé de cailloux.

Elle vit d’abord le cheval, attaché à un arbre. Elle immobilisa de même le sien et poursuivit son chemin à pied. L’air était tiède et calme sous les arbres ; elle se sentait couverte de poussière après la course. Elle se demanda soudain ce qui l’avait incitée à suivre cet homme alors que sa raison l’avertissait qu’elle courait des risques. Toutefois, le comportement de l’homme et de son compagnon au village avait paru mystérieux, mais pacifique.

Elle adopta la prudence pour s’approcher de la lisière du bois. Puis elle s’immobilisa, contemplant l’eau, de la berge peu élevée.

L’homme était là ; elle l’examina avec curiosité.

Il avait ôté sa cape. Elle reposait avec ses bottes, près d’un petit tas de vêtements. Il était entré dans le ruisseau et jouissait visiblement de la fraîcheur de l’onde. Totalement inconscient de la présence de la jeune femme, il donnait des coups de pied dans l’eau, soulevant des éclaboussures étincelantes. Peu après, il se pencha pour prendre de l’eau dans ses paumes et s’en asperger le visage et le cou.

Il fit demi-tour, sortit de la rivière et se pencha au-dessus de son équipement. Il tira d’un étui de cuir noir un objet qu’elle crut reconnaître comme une petite caméra vidéo, suspendit l’étui par la courroie à son épaule, et y relia l’appareil à l’aide d’un petit fil. Cela fait, il ajusta une saillie de métal sur le côté.

Il posa la caméra un instant pour dérouler un long morceau de papier qu’il posa sur le sol et étudia pensivement durant quelques secondes. Il ramassa la caméra et retourna au bord de l’eau.

Il braqua lentement l’appareil vers l’amont pendant une ou deux secondes, puis l’abaissa et pivota. Il le pointa vers la rive opposée, puis – lui causant une frayeur – dans sa direction à elle. Elle se laissa vivement tomber au sol et, comme il ne réagissait pas, pensa qu’il ne l’avait pas vue. Quand elle le regarda de nouveau, l’objectif était dirigé vers l’aval.

Il revint à son rouleau de papier et y inscrivit soigneusement quelques symboles.

Toujours sans se hâter, il remit la caméra dans l’étui, roula le papier et le rangea parmi son équipement.

Il s’étira longuement, puis se gratta l’occiput. Il retourna d’un pas négligent sur la berge, et s’assit, les pieds dans l’eau. Un moment, avec un long soupir, il s’étendit sur le dos, les yeux fermés.

Elle l’examina de près. Il paraissait assez inoffensif. Il était grand et bien musclé, le visage et les bras bien brunis. Il avait les cheveux longs, en broussaille, une grande crinière d’un auburn clair. Il portait la barbe. Elle estima qu’il avait dans les trente-cinq ans. Malgré sa barbe, son visage aux traits nets était jeune, souriant du bonheur purement animal de sentir ses pieds au frais par une chaude et sèche journée.

Des mouches tournoyaient autour de sa figure et de temps à autre il les chassait d’un geste paresseux.

Encore quelques instants, puis mi-marchant, mi-glissant, elle descendit la berge, déclenchant devant elle une minuscule avalanche de terre.

La réaction de l’homme fut instantanée. Il s’assit, jeta un coup d’œil circulaire et se releva. Ce faisant, il eut un geste maladroit, et, dérapant, tomba à plat ventre, les pieds battant l’eau.

Elle éclata de rire.

Il reprit pied et se précipita sur son matériel. Quelques secondes après il avait un fusil en main.

Elle cessa de rire… mais il n’épaula pas le fusil. Au contraire, il dit quelques mots dans un si mauvais espagnol qu’elle ne le comprit pas.

Elle ne parlait elle-même que très peu l’espagnol. Elle reprit donc dans la langue du village :

— Je n’avais pas l’intention de me moquer de vous.

Il secoua la tête, puis l’inspecta du regard. Elle ouvrit les mains pour montrer qu’elle n’était pas armée et lui adressa un sourire qu’elle espérait rassurant. Il parut comprendre qu’elle ne constituait pas une menace pour lui et posa son fusil à terre.

De nouveau il parla dans son affreux espagnol, puis il marmonna quelques mots d’anglais.

— Vous parlez l’anglais ? demanda-t-elle.

— Oui. Et vous ?

— Comme une Anglaise. (Elle rit de nouveau.) Cela ne vous dérange pas que je me joigne à vous ?

Elle désignait du menton la rivière, mais il continuait à la regarder, comme un idiot. Elle ôta ses chaussures et descendit jusqu’à l’eau. Elle y entra, jupe retroussée. L’eau était froide – elle crispa les orteils, mais la sensation était délicieuse. Un instant, puis elle revint s’asseoir sur la rive, les pieds toujours dans l’eau.

Il arriva et s’assit près d’elle.

— Désolé, pour le fusil. Vous m’avez surpris.

— Désolée moi-même, répondit-elle, mais vous paraissiez si heureux !

— Se détendre et se rafraîchir, c’est ce qu’on peut faire de mieux par une journée semblable.

Ils contemplaient tous les deux le courant qui leur baignait les pieds. Sous la surface ridée de l’eau, la chair blanche semblait vaciller comme une flamme dans un courant d’air.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.

— Helward.

— Helward ? (Elle jouait avec le son du mot.) Est-ce un nom de famille ?

— Non. Mon nom est Helward Mann. Et vous ?

— Elisabeth. Elisabeth Khan. Je n’aime pas que l’on m’appelle Elisabeth.

— Je vous demande pardon.

Elle le regarda avec ahurissement, mais il avait l’air très sérieux.

Elle était un peu surprise par son accent. Elle s’était rendu compte qu’il n’était pas originaire de la région et parlait l’anglais naturellement et sans effort, mais il avait une façon étrange de prononcer les voyelles.

— D’où venez-vous ? s’enquit-elle.

— Des environs. (Il se leva soudain.) Il faudrait que je fasse boire ma bête.

Il trébucha de nouveau en escaladant la berge, mais cette fois, elle ne rit pas. Il alla droit vers les arbres sans emporter son équipement. Le fusil était resté là. Il la regarda une fois par-dessus son épaule avant de disparaître.

Quand il revint, il menait les deux chevaux. Elle se mit debout et conduisit sa propre monture vers le ruisseau.

Debout entre les bêtes, Elisabeth caressait le cou de la monture de Helward.

— Elle est belle, dit-elle. Est-elle à vous ?

— Pas réellement. Mais je la monte plus souvent que toutes les autres.

— Comment l’appelez-vous ?

— Je… je ne lui ai pas donné de nom. Cela se fait ?

— Seulement si l’on veut. La mienne n’en a pas non plus.

— J’aime le « cheval, dit subitement Helward. C’est la partie la plus agréable de mon travail.

— Cela et aussi patauger dans les rivières. Quel est votre travail ?

— Je suis un… eh bien, cela n’a pas de désignation spéciale. Et vous-même ?

— Je suis infirmière. C’est-à-dire officiellement, mais je fais des tas d’autres choses.

— Nous avons des infirmières. Dans la… à l’endroit d’où je viens.

Elle le regarda avec un intérêt renouvelé :

— Où est-ce ?

— Une ville. Dans le sud.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Terre. Le plus souvent, nous l’appelons la cité.

Elisabeth ébaucha un sourire, pas très sûre d’avoir bien entendu :

— Parlez-m’en.

Il secoua la tête. Les chevaux, qui avaient fini de boire, se frottaient l’un à l’autre.

— Je pense qu’il est temps que je parte, annonça-t-il.

Il se rendit rapidement près de son matériel, le rassembla et le fourra vivement dans ses fontes. Elisabeth l’observait avec curiosité. Quand il eut terminé, il prit la bride, fit pivoter la bête et l’entraîna en haut de la berge. Au rideau d’arbres, il se retourna.

— Je regrette. Vous devez me trouver bien impoli. Mais c’est seulement que vous n’êtes pas comme les autres.

— Quels autres ?

— Les gens qui vivent par ici.

— Est-ce à mon désavantage ?

— Non.

Il étudiait la berge comme s’il avait cherché autre chose à dire, une excuse pour rester près d’elle. Brusquement, il parut changer d’avis. Il attacha son cheval à l’arbre le plus proche :

— Puis-je vous demander une chose ?

— Bien sûr.

— Je me demande… me permettriez-vous de vous dessiner ?

— Me dessiner ?

— Oui… un simple croquis. Je ne suis pas très habile… il n’y a pas très longtemps que je m’y intéresse. Quand je suis par ici, je consacre beaucoup de temps à dessiner ce que je vois.

— Était-ce ce que vous faisiez avant que j’arrive ? Je vous ai vu avec des papiers.

— Ce n’était qu’une carte géographique.

— Bon. Vous désirez que je pose pour vous ?

Il fouilla dans une fonte et en tira une liasse de papiers de dimensions différentes. Il les feuilleta nerveusement et elle vit que c’étaient des dessins au trait.

— Restez debout là, dit-il. Non… près de votre cheval.

Il s’assit au bord de la rive, les papiers en équilibre sur ses genoux. Elle l’examinait, un peu déconcertée par la tournure des événements, et elle éprouvait une timidité croissante qui n’était généralement pas dans sa nature. Il la regardait fixement par-dessus son papier.

Elle se tenait debout près du cheval, un bras passé sous l’encolure pour le caresser et l’animal réagissait en pressant ses naseaux contre elle.

— Vous n’êtes pas bien placée, dit-il. Tournez-vous un peu plus vers moi.

Sa timidité augmentait et elle se rendait compte que sa pose était raide, sans naturel.

Il travaillait, utilisant une feuille après l’autre, et elle se décontracta peu à peu. Elle décida de ne pas faire attention à lui et se remit à caresser la bête. Après un moment, il lui demanda d’enfourcher sa monture, mais elle commençait à se fatiguer.

— Puis-je voir ce que vous avez fait ?

— Je ne montre jamais mes dessins, à personne.

— Je vous en prie, Helward. C’est la première fois que je pose.

Il examina les papiers et en choisit quelques-uns :

— Je ne sais pas ce que vous allez en penser.

Elle les lui prit des mains.

— Seigneur ! Est-ce que je suis aussi maigre ? s’écria-t-elle sans réfléchir.

Il tenta de lui reprendre les esquisses :

— Rendez-les-moi.

Elle se détourna pour regarder les autres. On voyait que c’était elle, mais il avait un sens des proportions pour le moins… inhabituel. Elle et le cheval étaient trop grands et trop minces. L’effet n’était pas déplaisant, mais insolite.

— Je vous en prie, j’aimerais les reprendre.

Elle les lui rendit et il les plaça sous tous les autres papiers. Il lui tourna brusquement le dos et se dirigea vers son cheval.

— Vous aurais-je offensé ? demanda-t-elle.

— C’est bon ! Je savais bien que je n’aurais pas dû vous les montrer.

— Je les trouve excellents. C’est simplement… un peu surprenant de se voir par les yeux d’un autre. Je vous ai déjà dit que je n’avais jamais posé auparavant.

— Vous êtes difficile à dessiner.

— Pourrais-je en voir d’autres ?

— Cela ne vous intéresserait pas.

— Ecoutez, ce n’est pas pour vous passer de la pommade ! Cela m’intéresse vraiment.

— D’accord.

Il lui remit toute la liasse et repartit vers son cheval. Elle se rassit pour examiner les dessins, consciente qu’il était à l’arrière-plan, feignant d’ajuster le harnais, mais en réalité l’observant à la dérobée pour deviner ses appréciations.

Il avait dessiné une quantité de sujets. Plusieurs fois sa monture, paissant, debout, renversant la tête. Les lignes étaient d’un naturel surprenant… en quelques traits il attrapait l’essentiel même de l’animal, fier mais docile, domestiqué mais toujours son propre maître. Et curieusement, les proportions étaient tout à fait justes. Il y avait plusieurs portraits d’homme… le sien ou celui de l’homme qu’elle avait vu avec lui ? Avec sa cape, sans cape, debout près d’un cheval, maniant la caméra… Cette fois encore les proportions étaient exactes.

Quelques esquisses de paysages… des arbres, une rivière, une structure bizarre traînée par des cordages, une lointaine chaîne de collines. Il n’était pas très fort dans ce domaine. Parfois les proportions étaient satisfaisantes, d’autres fois on remarquait des déformations difficiles à définir. Quelque chose de raté dans la perspective ? Impossible à dire.

Tout au-dessous de la liasse elle retrouva les croquis qu’il avait pris d’elle. Ses premiers essais n’étaient visiblement pas bons. Trois de ceux qu’il lui avait montrés précédemment étaient nettement meilleurs, mais présentaient toujours cette élongation de sa silhouette et de celle de son cheval qui l’intriguait.

— Alors ? demanda-t-il.

— Je… (Elle cherchait les mots justes.) Je les trouve bons… certains insolites. Vous avez bon œil.

— Vous êtes un sujet difficile.

— J’aime plus particulièrement celui-ci. (Elle fouilla dans les papiers et prit l’image du cheval à la crinière au vent.) C’est vivant.

Il sourit alors :

— C’est mon préféré, à moi aussi.

Elle passa de nouveau en revue les dessins. Il y avait dans certains quelque chose qu’elle n’avait pas compris. Là, dans un des dessins de l’homme. En haut, à l’arrière-plan, une forme étrange à quatre pointes était suspendue. Il y avait la même dans chacune des esquisses qu’il avait tracées d’elle.

— Qu’est-ce que ceci ? s’enquit-elle.

— Le soleil.

Elle fronça les sourcils mais décida de ne pas insister. Elle sentait qu’elle l’avait assez blessé dans son amour-propre pour le moment.

Elle choisit celui qu’elle trouvait le meilleur parmi les trois dessins de son choix.

— Pourrais-je garder celui-ci ?

— Je croyais qu’il ne vous plaisait pas.

— Mais si. Je le trouve merveilleux.

Il la regarda attentivement comme pour voir si elle disait la vérité, puis il lui reprit la liasse.

— Aimeriez-vous aussi celui-ci ?

Il lui tendait celui du cheval.

— Je ne pourrais pas ! Pas celui-ci !

— Cela me ferait plaisir qu’il soit à vous. Vous êtes la première personne à l’avoir vu.

— Je… je vous remercie.

Il remit soigneusement ses dessins dans la fonte et en boucla le rabat.

— Vous m’avez bien dit que votre nom est Elisabeth ?

— Je préfère Lise.

Il hocha gravement la tête :

— Adieu, Lise.

— Vous partez ?

Il ne répondit pas, mais détacha sa monture et l’enfourcha. Il fit descendre l’animal dans le ruisseau, soulevant des éclaboussures, et l’éperonna pour lui faire escalader la berge d’en face. Au bout de quelques secondes, il disparut parmi les arbres.

3

De retour au village, Elisabeth s’aperçut qu’elle n’avait plus envie de travailler. Elle attendait toujours un envoi de produits médicaux convenables et on lui promettait un médecin depuis un mois et plus. Elle avait fait ce qu’elle pouvait pour que les habitants du village se nourrissent d’une façon équilibrée – mais les produits alimentaires étaient en quantité limitée – et elle avait réussi à traiter les maux les plus simples, tels qu’ulcérations, eczémas et autres affections de cette nature.

La semaine d’avant, elle avait aidé une femme en couches et pour la première fois avait eu l’impression de faire œuvre utile.

Maintenant, alors que l’étrange rencontre au bord de la rivière était encore toute fraîche dans sa mémoire, elle décida de regagner de bonne heure le quartier général.

Avant de partir, elle vit Luiz.

— Si ces hommes reviennent, lui dit-elle, essayez de savoir ce qu’ils veulent. Je serai de retour demain matin. S’ils viennent avant mon arrivée, tâchez de les retenir. Et tâchez de découvrir d’où ils sont.

Le soir tombait quand elle eut parcouru les dix kilomètres jusqu’au dernier quartier général. L’endroit était presque désert… nombreux étaient les travailleurs aux champs qui restaient absents plusieurs nuits de suite. Mais Tony Chappell était là et l’interpella alors qu’elle se dirigeait vers sa chambre :

— Êtes-vous libre ce soir. Lise ? Je pensai que nous pourrions…

— Je suis très fatiguée. Je voulais me coucher tôt.

À son arrivée au Q.G., Elisabeth avait éprouvé une vague attirance envers Chappell et avait commis l’erreur de le lui laisser voir. Les femmes étaient peu nombreuses à la station et il avait réagi avec beaucoup d’empressement. Depuis lors il l’avait rarement laissée tranquille et elle n’avait pas encore découvert un moyen courtois de refroidir ses ardeurs.

Dans sa chambre, elle posa son sac sur le lit, se dévêtit et resta longtemps sous la douche. Plus tard, elle ressortit pour manger, et, inévitablement, Tony vint la rejoindre.

Pendant le repas elle se rappela qu’elle avait eu l’intention de lui poser une question.

— Connaissez-vous aux environs une ville appelée Terre ?

— Terre ? Comme la planète ?

— Ça en avait bien l’air, mais j’ai peut-être mal entendu.

— Où donc ? fit-il en secouant la tête.

— Quelque part dans le coin. Pas loin.

— Ce n’est pas Tertre ou Truc, vous en êtes sûre ? demanda-t-il en riant.

— Eh bien… je dois avoir mal compris.

À son inimitable façon, Tony continua à faire des plaisanteries lamentables sur ce qu’elle avait cru entendre. Elle finit par trouver un prétexte pour le quitter.

Il y avait une grande carte de la région dans un des bureaux, mais elle n’y trouva rien qui ressemblât – du moins par le nom – à la ville où Helward lui avait dit séjourner. Il l’avait décrite comme se trouvant au sud, mais il n’y avait pas d’agglomération importante à moins de cent kilomètres.

Elle était vraiment épuisée et regagna sa chambre.

Elle se déshabilla, prit les deux dessins offerts par Helward et les colla au mur près de son lit. Celui qui la représentait était tellement étrange…

Elle l’examina de plus près. Le papier employé était visiblement très vieux car les bords en étaient jaunis. Elle remarqua alors que les bords supérieur et inférieur étaient dentelés où on les avait déchirés, mais néanmoins en ligne droite.

Elle y passa le bout du doigt… le papier avait été autrefois perforé.

En prenant bien soin de ne pas abîmer le dessin, elle décolla le ruban gommé du mur et reprit l’esquisse en main.

Elle découvrit au dos une colonne de nombres, imprimés au long d’une des marges. Certains étaient marqués d’une astérisque.

Imprimé en bleu pâle le long du bord, elle put lire :IBM Multiford TM.

Elle recolla le croquis au mur et le contempla longuement, sans comprendre davantage.

4

Le lendemain matin, Elisabeth réclama de nouveau un médecin par téléimprimeur, puis partit pour le village.

Elle arriva dans la chaleur du jour et trouva le village plongé dans l’indifférence et la léthargie. Elle chercha Luiz ; il était assis à l’ombre de l’église en compagnie de deux autres hommes.

— Les étrangers sont-ils revenus ? demanda-t-elle.

— Pas aujourd’hui, Menina Khan.

— Quand ont-ils dit qu’ils reviendraient ?

Luiz haussa les épaules. Un jour ou l’autre.

Demain ou après-demain.

— Avez-vous essayé ce… ?

Elle se tut, irritée contre elle-même. Elle avait eu l’intention d’emporter le prétendu engrais au QG pour le faire analyser – trop préoccupée, elle avait oublié.

— Faites-moi savoir s’ils viennent.

Elle alla rendre visite à Maria et au bébé, mais elle n’avait pas l’esprit à son travail. Plus tard, elle surveilla l’organisation d’un repas servi à tous ceux qui avaient faim, puis elle bavarda avec le père Dos Santos dans l’atelier. Mais tout le temps elle gardait l’oreille tendue, attendant un bruit de sabots.

Sans plus se chercher d’excuses, elle descendit à l’écurie, sella son cheval et quitta le village en direction de la rivière. Elle s’efforça de ne pas s’attarder à ses propres pensées, de ne pas sonder ses motivations profondes, mais sans y parvenir. Les dernières vingt-quatre heures avaient été lourdes de sens, d’une certaine façon. Elle était venue travailler dans ce pays parce qu’elle avait eu l’impression que sa vie chez elle n’avait pas de but… et tout cela pour n’éprouver que de nouvelles déceptions parmi ces pauvres paysans. Ce qu’elle pouvait leur offrir était trop peu et venait trop tard. Quelques poignées de semences avancées par le gouvernement, quelques piqûres, une église réparée ; c’était peut-être mieux que rien… mais le fond du problème demeurait l’échec de l’économie centraliste. Il n’y avait rien d’autre dans le pays que ce que les habitants eux-mêmes pouvaient en retirer.

La venue de Helward dans sa vie était le premier événement intéressant depuis son arrivée. Tout en chevauchant dans la broussaille vers les arbres, elle savait bien que ses motivations étaient ambiguës. Curiosité, oui, mais aussi quelque chose de plus profond.

Les hommes stationnés dans ce coin – ses collègues – étaient pleins d’eux-mêmes et de ce qu’ils imaginaient être leur mission. Ils discouraient abstraitement de la psychologie de groupe, de la réadaptation sociale, des schémas de comportement… Quand elle était d’humeur cynique, elle trouvait tout juste pitoyable cette manière de voir. Ce pauvre Tony Chappell mis à part, elle n’avait ressenti aucun sentiment particulier envers l’un ou l’autre… et ce n’était pas du tout ce qu’elle avait pensé avant de s’engager dans cette entreprise.

Helward était différent. Elle se refusait à l’admettre, mais elle savait bien qu’elle allait à sa rencontre.

Elle parvint à leur petit coin sur la berge et elle fit boire son cheval. Puis elle l’attacha à l’ombre et s’assit au bord de l’eau pour attendre. De nouveau elle tenta de contenir le bouillonnement de son esprit : pensées, désirs, questions. Tout en se concentrant de son mieux sur ce qui l’entourait, elle s’allongea au soleil et ferma les yeux. Elle écoutait le bruit de l’eau sur les cailloux du fond, les soupirs du vent dans les branches, le bourdonnement des insectes. Elle respirait une odeur de taillis secs, de terre chaude, de jour de chaleur. Un long temps s’écoula. Derrière elle, le cheval remuait la queue de temps à autre pour chasser les mouches importunes.

Elle ouvrit les yeux dès qu’elle entendit les pas de l’autre cheval et s’assit.

Helward était sur l’autre rive. Il agita la main en signe de salut et elle lui répondit.

Il mit immédiatement pied à terre ; elle sourit intérieurement. Il paraissait d’humeur plaisante et, pour l’amuser, il essaya un équilibre sur les mains. Après deux tentatives, il réussit, puis chavira en criant dans la rivière et souleva de grandes éclaboussures.

Elisabeth se leva d’un bond et courut dans l’eau jusqu’à lui.

— Vous ne vous êtes pas fait mal ?

Il lui sourit :

— J’y arrivais, quand j’étais gosse.

— Moi aussi.

Il se remit debout, examinant tristement ses vêtements trempés.

— Ils seront vite secs, dit-elle.

— Je vais chercher mon cheval.

Ils traversèrent ensemble le cours d’eau et Helward plaça sa monture près de celle d’Elisabeth. Elle se rassit sur la berge et Helward s’installa à côté d’elle, jambes tendues au soleil pour faire sécher ses vêtements.

Derrière eux, les chevaux, naseau contre naseau, s’éventaient mutuellement, éloignant les mouches.


Des questions, encore des questions… mais elle se contenait. Elle appréciait ce petit mystère et ne souhaitait pas le percer trop vite. L’explication rationnelle serait sans doute que, comme elle, il appartenait à une station et se livrait à ses dépens à quelque farce compliquée et bien inutile. Aucune importance, sa présence lui suffisait et elle refoulait elle-même ses émotions depuis assez longtemps pour savourer la rupture qu’il apportait dans sa vie routinière.

Le seul lien qu’il y eût entre eux, à sa connaissance, c’était qu’il n’avait jamais montré ses dessins qu’à elle seule. Elle demanda à les revoir. Ils en parlèrent un moment et il manifesta des enthousiasmes divers… Elle fut intriguée en voyant que tous les croquis étaient exécutés sur le même vieux papier d’impression pour ordinateur.

Il finit par lui dire :

— Je vous avais prise pour une took.

Il prononçait le mot très long : tououk.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les gens qui vivent par ici. Mais ils ne parlent pas l’anglais.

— Mais si, quelques-uns… pas très bien… seulement quand nous le leur enseignons.

— Qui ça, « nous » ?

— Les gens pour qui je travaille.

— Vous n’êtes pas de la ville… fit-il soudain – puis il détourna les yeux.

Elisabeth fut un peu inquiète. Il avait eu le même air la veille et il était parti brusquement. Elle ne voulait pas que cela se reproduise.

— Parlez-vous devotre ville ?

— Non… bien sûr que vous n’en êtes pas. Qui êtes-vous ?

— Vous connaissez mon nom, répondit-elle.

— Oui, mais d’où êtes-vous ?

— D’Angleterre. Je suis venue ici il y a deux mois environ.

— L’Angleterre… c’est sur la Terre, n’est-ce pas ?

Il la regardait avec intensité, complètement oublieux de ses dessins, maintenant.

Elle rit en réaction nerveuse, devant l’étrangeté de la question.

— Elle était en effet sur la Terre la dernière fois que je m’y suis trouvée, dit-elle, en s’efforçant de plaisanter.

— Mon Dieu ! Alors…

— Quoi donc ?

Il se leva d’un bond et lui tourna le dos. Il fit quelques pas et se tourna de nouveau, les yeux baissés :

— Vous êtes venue de la Terre ?

— Que voulez-vous dire ?

— Êtes-vous originaire de la Terre… de la planète ?

— Naturellement… mais je ne vous comprends pas.

— Vous nous cherchez, dit-il.

— Non ! Ou plutôt… je ne sais pas.

— Vous nous avez trouvés !

Elle se leva et s’écarta de lui à reculons.


Elle attendait près des chevaux. Le jeu insolite avait fait place à la folie pure et elle savait qu’elle devait partir. C’était à lui de faire un premier mouvement.

— Elisabeth… ne partez pas.

— Lise, le reprit-elle.

— Lise… savez-vous qui je suis ? Je suis de la cité Terre. Vous devez savoir ce que cela signifie.

— Non. Je ne sais pas.

— Vous n’avez jamais entendu parler de nous ?

— Non.

— Nous sommes ici depuis des milliers de kilomètres… de nombreuses années. Près de deux cents ans.

— Où est la cité ?

Il tendit le bras vers le nord-est :

— Par là. À environ quarante kilomètres au sud.

Elle ne releva pas ces indications contradictoires, pensant qu’il faisait erreur.

— Puis-je la voir ? demanda-t-elle.

— Certainement ! (Il lui prit la main avec ardeur et la posa sur la bride de son cheval.) Nous partons immédiatement.

— Attendez. Comment épelez-vous le nom de votre ville ?

Il le lui épela.

— Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ?

— Je ne sais pas. Probablement parce que nous sommes originaires de la planète Terre, j’imagine.

— Pourquoi établissez-vous une distinction entre les deux ?

— Parce que… Mais n’est-ce pas évident ?

— Non.

Elle se rendait compte qu’elle entrait dans son jeu comme on agit avec un fou, mais l’homme n’avait dans les yeux que l’éclat de l’impatience et non celui de la folie, Toutefois l’instinct de la jeune femme – auquel elle se fiait tellement depuis un certain temps – lui recommandait la prudence. Elle n’était plus sûre de rien.

— Mais ceci n’est pas la Terre, reprit-il.

— Helward, lui dit-elle, retrouvons-nous ici demain. Près de la rivière.

— Je croyais que vous vouliez voir notre ville ?

— Oui… mais pas aujourd’hui. Si elle se trouve à quarante kilomètres, il faudrait que je me procure un cheval frais et que j’avise mes supérieurs.

Elle cherchait des prétextes. Il la regardait, l’air incertain.

— Vous croyez que j’invente des histoires, dit-il.

— Non.

— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? Je vous le dis, du plus loin que je me souvienne, et bien des années avant ma naissance, la cité a survécu dans l’espoir que l’aide nous viendrait de la Terre. Maintenant, vous voici, et vous me croyez fou…

— Vous êtes sur la Terre.

Il ouvrit la bouche, puis la referma.

— Pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-il après un temps.

— Pourquoi dirais-je autre chose ?

Il la reprit par le bras et la fit pivoter. Il pointa le doigt vers le haut.

— Que voyez-vous ?

Elle s’abrita les yeux contre l’éblouissement :

— Le soleil.

— Le soleil ! Le soleil ! Quoi, le soleil ?

— Rien. Lâchez-moi… vous me faites mal !

Il la libéra et retourna près des dessins éparpillés. Il prit celui du dessus et le lui montra.

— Le voici, le soleil ! cria-t-il, en désignant la forme étrange tracée en haut et à droite du dessin, à quelques pouces de la maigre silhouette qui représentait Elisabeth à ses yeux. C’est ça le soleil !

Le cœur battant follement, elle détacha son cheval, monta en selle et piqua des deux. Le cheval partit au galop.

Helward resta planté à la suivre des yeux, tenant toujours le dessin à bout de bras.

5

Le soir tombait quand Elisabeth arriva au village ; il était trop tard pour qu’elle regagne le quartier général. De toute façon elle n’avait pas envie d’y retourner et elle avait un endroit où dormir dans le village même.

La grand-rue était déserte ; c’était inhabituel en début de soirée car les gens aimaient s’asseoir devant leurs maisons pour bavarder en dégustant le vin fort et résineux qui était leur seule boisson fermentée.

Des bruits venaient de l’église ; elle s’approcha. La plupart des hommes y étaient rassemblés, ainsi que quelques femmes.

Une ou deux filles pleuraient.

— Que se passe-t-il ? demanda Elisabeth au père Dos Santos.

— Ces hommes sont revenus et nous ont proposé un marché, répondit-il.

Il se tenait un peu à l’écart, visiblement impuissant à influencer les gens dans un sens ou dans l’autre.

Elisabeth s’efforçait de comprendre l’essentiel des discussions, mais il y avait trop de vacarme et même Luiz, qui se tenait bien en vue près de l’autel en ruines, ne parvenait pas à se faire entendre. Elisabeth lui fit signe et il vint aussitôt la rejoindre.

— Alors ?

— Les hommes sont revenus aujourd’hui, Menina Khan. Nous acceptons leurs conditions.

— Je n’ai pourtant pas l’impression que l’accord soit général. Quelles sont ces conditions ?

— Elles sont honnêtes.

Il repartait déjà vers l’autel mais Elisabeth le retint par le bras.

— Que veulent-ils ?

— Ils nous donneront des quantités de médicaments et d’aliments. Ils apporteront aussi leur engrais et ils disent qu’ils nous aideront en outre à réparer l’église, bien que nous ne le souhaitions pas.

Il la regardait d’un air fuyant, ne croisant ses yeux que par brefs instants.

— Et en échange ?

— Peu de chose.

— Allons, Luiz, que veulent-ils ?

— Dix de nos femmes. Ce n’est rien.

Elle écarquilla les yeux de stupéfaction :

— Qu’avez-vous… ?

— Ils les soigneront bien. Ils leur rendront la santé et quand elles reviendront parmi nous, elles apporteront encore de la nourriture.

— Et qu’en pensent les femmes ?

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule :

— Elles ne sont pas contentes.

— Ça ne m’étonne pas. (Elle examina les six femmes présentes. Elles formaient un petit groupe compact et les hommes les plus proches d’elles n’avaient pas fière mine.) Que veulent-ils en faire ?

— Nous ne le leur avons pas demandé.

— Parce que vous pensez bien le savoir. (Elle s’adressa à Dos Santos.) Que va-t-il se passer ?

— Ils ont déjà pris leur décision, répondit-il.

— Mais pourquoi ? Ils n’envisagent tout de même pas de troquer leurs épouses et leurs filles pour quelques sacs de grain ?

— Nous avons besoin de ce qu’ils nous offrent, intervint Luiz.

— Mais nous vous avons aussi promis des produits alimentaires. Le médecin est déjà en route.

— Oui… vous nous l’avez bien promis. Il y a deux mois que vous êtes ici, et toujours très peu de nourriture, toujours pas de médecin. Ces hommes sont honorables. Nous l’avons bien vu.

Il se retourna, face à la foule. Au bout d’un moment, il demanda un vote à main levée. Le marché fut confirmé. Pas une seule femme ne vota.


Elisabeth passa une nuit agitée, mais quand elle se leva au matin, elle savait ce qu’elle allait faire.

La veille avait été riche d’incidents tout à fait inattendus. Ironie du sort, l’événement sur lequel elle avait compté d’instinct ne s’était pas produit. Maintenant qu’elle voyait sous une perspective différente sa rencontre avec Helward, elle était en mesure de mettre en notes ce qu’elle avait ressenti ; son excitation était purement physique et elle avait chevauché jusqu’à la rivière avec l’idée bien nette de se donner à lui. Elle savait maintenant que cela aurait pu se produire jusqu’au moment où elle avait vu cette expression fanatique dans ses yeux. Elle éprouvait encore de vagues sentiments – ni peur ni étonnement, mais quelque chose entre les deux – dès qu’elle évoquait leur dernière conversation sous les arbres.

« C’estça le soleil ! » Les mots résonnaient encore à ses oreilles.

Sans nul doute, le sens de cette scène lui avait en partie échappé. Le jour d’avant, Helward avait eu un comportement très différent… elle avait touché en lui une sensibilité cachée et il avait réagi comme n’importe quel homme. Jusque-là, il n’avait manifesté aucun symptôme de dérangement mental.

Le papier I.B.M. comportait aussi son mystère. À sa connaissance, il n’y avait qu’un seul ordinateur dans un rayon d’un millier de kilomètres à la ronde, elle savait où il était et à quoi il servait. Il n’utilisait pas de papier à téléimprimer et ce n’était certainement pas un I.B.M. Elle connaissait les I.B.M., quiconque avait appris des rudiments d’informatique en avait entendu parler, mais I.B.M. n’avait fabriqué aucune machine depuis la Catastrophe. Sans nul doute, celles qui étaient restées intactes, sinon en état de fonctionner, se trouvaient dans les musées.

Enfin, le marché proposé par les hommes qui étaient venus en visite au village avait été une surprise totale, du moins pour elle. Néanmoins, en se souvenant de l’expression de Luiz après son premier entretien avec eux, elle se dit qu’il avait eu dès le début au moins une idée de ce que les autres désiraient en guise de paiement.

Restait à trouver un lien entre tous ces éléments épars. Elle savait que les hommes venus au village étaient originaires du même endroit que Helward, et que la conduite de ce dernier était liée d’une façon ou d’une autre avec ce marché.

Restait la question de son intérêt personnel.

Théoriquement le village et ses habitants étaient placés sous sa responsabilité et sous celle de Dos Santos. Le quartier général avait pour fonction essentielle de surveiller la remise en état d’un grand port sur la côte… le village même n’avait reçu qu’une fois la visite d’un des directeurs.

En principe, Elisabeth était aux ordres de Dos Santos, mais c’était un homme de la région qui avait été en un temps l’un des quelque cent étudiants formés en hâte à la faculté de théologie du gouvernement pour tenter de ramener la religion dans les régions éloignées. La religion était l’opiat traditionnel de ces pays et le milieu gouvernemental accordait une haute priorité au travail des missionnaires. Toutefois les réalités parlaient d’elles-mêmes : l’œuvre de Dos Santos exigerait des années et durant les premières, il aurait à remonter une pente difficile pour rétablir l’Église dans son rôle de directrice sociale et spirituelle de la communauté. Les villageois le toléraient mais c’était à Luiz qu’ils prêtaient attention et, dans une certaine mesure, à elle-même.

Inutile de chercher conseil auprès du quartier général : les hommes qui le composaient étaient dévoués, mais encore trop gênés par leurs connaissances théoriques et la nouveauté du travail. L’échange de femmes contre de la nourriture ne rentrait pas dans le cadre de leur savoir.

S’il y avait des décisions à prendre, c’était à elle qu’elles incomberaient.

Et la décision ne lui vint pas rapidement. Durant toute la longue et chaude nuit, elle fit de son mieux pour peser le pour et le contre, les risques et les avantages, et, prise sous n’importe quel angle, la voie qu’elle choisit lui parut la seule bonne.

Elle se leva de bonne heure et se rendit chez Maria. Il fallait faire vite… les hommes avaient annoncé qu’ils arriveraient peu après le lever du soleil.

Maria était éveillée car son bébé pleurait. Elle était au courant du marché passé la veille et elle questionna Elisabeth à ce sujet.

— Nous en parlerons une autre fois, répondit Elisabeth. Pour le moment, je voudrais échanger mes vêtements contre les vôtres.

— Mais les vôtres sont tellement plus beaux…

— Je voudrais quelques-uns des vôtres… pour jouer un tour à un ami. N’importe quoi fera l’affaire.

Maria dénicha un choix de vêtements grossiers et les étala devant Elisabeth. Ils étaient usés et n’avaient probablement jamais connu l’eau et le savon. Du point de vue d’Elisabeth, ils étaient parfaits. Elle choisit une jupe ample en haillons, et une chemise vaguement blanche qui avait dû appartenir à un des hommes. Elle se débarrassa de ses propres vêtements et mit ceux de Maria qui lui dit :

— Mais vous ressemblez à une villageoise…

— Exact.

Elisabeth examina ensuite le bébé qui pleurait ; ce n’était qu’une petite crise de colique. Elle expliqua à Maria ce qu’elle devait faire pour que l’enfant ne souffre pas. Maria, comme toujours, feignit d’écouter. Elle oublierait tout dès qu’Elisabeth aurait le dos tourné. N’avait-elle pas déjà élevé trois enfants ?

Pieds nus dans la poussière de la rue, Elisabeth se demandait si elle passerait vraiment pour une femme du village. Elle secoua sa chevelure longue et brune. Elle était très hâlée. Elle s’efforça de modifier son allure pour cacher le fait qu’elle paraissait – et était – mieux nourrie que les villageoises.

Un petit groupe était déjà en attente devant l’église et d’autres arrivaient de minute en minute. Luiz, au centre de tout, cherchait à convaincre quelques femmes qui n’étaient venues que par curiosité. Près de lui se tenaient plusieurs filles, les plus jeunes et les plus séduisantes du village. Elisabeth le constata avec écœurement. Quand elle rejoignit le groupe, elle en avait compté dix.

Luiz la reconnut immédiatement :

— Menina Khan…

— Luiz, quelle est la plus jeune d’entre elles ?

Il parut hésiter, aussi en repéra-t-elle une qui n’avait pas plus de quatorze ans, elle le savait.

— Léa, lui dit-elle, retourne près de ta mère. J’irai à ta place.

Sans surprise, sans protester, la jeune fille s’éloigna. Luiz regarda longuement Elisabeth et haussa les épaules. L’attente ne fut pas longue. Au bout de quelques minutes, trois hommes à cheval apparurent, menant chacun un autre animal par la bride. Les six chevaux étaient lourdement chargés et, sans cérémonie, les cavaliers mirent pied à terre et déballèrent les produits qu’ils avaient apportés.

Luiz observait attentivement la scène. Elisabeth entendit un des hommes lui dire :

— Nous reviendrons dans deux jours avec le reste. Voulez-vous que l’on exécute les travaux à l’église ?

— Non… nous n’en avons pas besoin.

— Comme vous voudrez. Désirez-vous modifier certaines clauses de notre marché ?

— Non. Nous sommes satisfaits.

— Bien.

L’étranger se tourna pour faire face aux villageois qui assistaient à la transaction. Il leur parla comme à Luiz, dans leur propre langue, mais avec un accent prononcé :

— Nous nous sommes efforcés d’être hommes de parole et de bonne volonté. Certains d’entre vous ne sont peut-être pas d’accord avec nos conditions d’échange, mais nous vous demandons de la compréhension. Les femmes que vous nous permettez de vous emprunter seront bien soignées et n’auront en aucun cas à se plaindre de notre traitement. Nous sommes tout aussi intéressés que vous à leur santé et à leur bonheur. Nous ferons en sorte qu’elles vous reviennent dès que possible. Je vous remercie.

La cérémonie était terminée. Les hommes offrirent leurs chevaux aux femmes pour le voyage. Deux filles prirent une même monture, cinq autres se répartirent les bêtes restantes. Elisabeth et les deux dernières décidèrent d’aller à pied. La petite troupe quitta le village.

6

Pendant tout le trajet, Elisabeth resta silencieuse. Les trois hommes conversaient en anglais, pensant qu’aucune des filles ne les comprenait. Elisabeth tendait l’oreille dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’intéressant, mais elle n’entendait guère que plaintes sur la chaleur, le manque d’ombre et la longueur du voyage.

La prévenance des hommes à l’égard des femmes paraissait assez sincère. À peu près toutes les heures, ils faisaient halte et les femmes chevauchaient tour à tour. Aucun des hommes ne monta une seule fois et Elisabeth en vint à comprendre leurs plaintes. Si, comme l’avait dit Helward, leur destination était à quarante kilomètres de distance, c’était une longue marche par une journée brûlante.

Plus tard, la réserve des hommes parut se relâcher, peut-être sous l’effet de la fatigue.

— Pensez-vous que tout ceci soit encore nécessaire ? demanda l’un d’eux.

— Les échanges ?

— Oui… je veux dire qu’ils nous ont causé pas mal de difficultés dans le passé.

— Que suggéreriez-vous à la place ?

— Je n’en sais rien. Il ne m’appartient pas de décider. Mais si j’avais eu voix au chapitre, je ne serais pas ici en ce moment.

— Cette fois-ci, cela me paraît encore acceptable. Les dernières femmes ne sont pas encore parties et elles ne donnent pas l’impression d’en avoir envie. Peut-être n’aurons-nous plus à faire de transactions désormais.

— Mais si.

— On dirait que vous les désapprouvez ?

— Franchement, oui. Il m’arrive parfois de penser que tout notre système est insensé.

— Vous avez trop écouté les Terminateurs.

— Possible. Quand on les écoute, ce qu’ils disent est sensé. Non qu’ils connaissent toutes les réponses, mais ils ne sont pas aussi stupides que les Navigateurs le donnent à entendre.

— Vous perdez l’esprit.

— D’accord. Qui y échapperait par une chaleur pareille ?

— Mieux vaudrait ne pas répéter dans la ville ce que vous venez de me dire.

— Pourquoi pas ? Il y a déjà bien des gens à penser de même.

— Pas les membres des guildes. Vous êtes descendu dans le passé. Vous connaissez la situation.

— Je suis tout simplement réaliste. Il faut écouter l’opinion publique. Il y a dans la cité davantage de gens qui désirent s’arrêter qu’il n’y a d’hommes dans les guildes. Voilà tout.

— Bouclez-la, Norris, dit celui des hommes qui n’avait pas encore parlé, celui qui s’était adressé à la foule, au village.

Ils poursuivirent leur route.

La ville était en vue depuis un certain temps avant qu’Elisabeth la reconnût pour ce qu’elle était. En approchant, elle l’examinait attentivement, ne comprenant pas tout ce système de câbles et de voies. Elle pensa d’abord à une gare de triage, mais elle ne voyait pas de wagons et de toute façon les rails étaient trop courts pour avoir un usage pratique.

Plus tard elle remarqua des hommes qui, apparemment, patrouillaient le long des voies. Chacun d’eux portait soit un fusil, soit une arme qui ressemblait à une arbalète. C’était trop fou : elle se concentra de préférence sur la grande construction.

Elle avait entendu les hommes la désigner comme « la ville » – Helward avait parlé de même – mais à ses yeux ce n’était guère qu’un grand bloc d’immeubles de bureaux, mal façonné. Faite de bois en majeure partie, la ville avait la laideur de l’utilitarisme et pourtant la simplicité du dessin n’était pas déplaisante. Cela lui rappelait les images qu’elle avait vues des immeubles d’avant-Catastrophe, et bien que ces derniers eussent été construits presque tous en acier et en béton armé, ils avaient eu la même apparence carrée, la même simplicité, le même manque de décoration extérieure. Mais ces anciennes bâtisses avaient été très élevées, alors que cette structure étrange n’avait nulle part plus de sept étages de haut. La plus grande partie de ce qu’elle voyait avait été délavé par les intempéries, mais on apercevait aussi des constructions plus récentes.

On conduisit les femmes dans un passage sombre à la base de la structure. Elles mirent pied à terre et furent emmenées par un escalier. Puis elles franchirent une porte. Elles se trouvèrent alors dans un couloir bien éclairé.

Au bout se trouvait une autre porte, et leur escorte les quitta à cet endroit. Une pancarte sur le battant annonçait : QUARTIERS DE TRANSFERT.

À l’intérieur, elles furent accueillies par deux femmes qui leur parlèrent dans la langue du pays, avec un mauvais accent.


Maintenant qu’elle avait adopté un personnage, Elisabeth n’avait plus aucun moyen de l’abandonner. Dans les jours qui suivirent, elle fut soumise à une série d’examens et de traitements qu’elle aurait jugés – si elle n’en avait pas soupçonné la raison – extrêmement humiliants. On la baigna et on lui lava les cheveux. Des médecins l’examinèrent : les yeux, les dents. On lui chercha littéralement les poux dans la tête et on lui fit passer un test qui devait révéler, pensa-t-elle, si elle était atteinte ou non d’une maladie vénérienne.

Sans aucune surprise, les femmes qui dirigeaient le service lui délivrèrent un certificat de santé et la confièrent à deux autres femmes qui lui enseignèrent des rudiments d’anglais. Malgré tous ses efforts en vue de prolonger ce temps d’école, afin d’en apprendre davantage sur ce qui l’attendait – et qu’elle avait déjà deviné – on la considéra bientôt apte à sortir de cette première période d’adaptation.

Les premières nuits, elle avait couché dans un dortoir commun du centre de transfert, mais à présent elle se vit affecter une minuscule chambre pour elle seule. L’endroit était d’une propreté parfaite et sommairement meublé. Il y avait un lit étroit, une penderie – on lui avait remis deux jeux identiques de vêtements – un fauteuil et environ quatre pieds carrés d’espace libre.

Huit jours avaient passé depuis son arrivée et Elisabeth commençait à se demander à quoi elle avait espéré aboutir. Elle était employée aux cuisines où son travail était des plus routiniers. Ses soirées étaient libres, mais on lui avait dit qu’elle devait passer au moins une ou deux heures dans une certaine salle de réception où elle était censée entretenir des rapports sociaux avec les gens.

Cette salle comportait à une extrémité un petit bar où étaient servies quelques boissons, en choix très limité. La distraction était apportée par un ancien appareil vidéo. Lorsqu’elle le brancha sur un passeur de bande voisin, elle eut droit à un spectacle comique qu’elle n’apprécia nullement, bien qu’une assistance invisible éclatât de rire d’un bout à l’autre. Les allusions satiriques dataient évidemment d’une période plus ancienne et n’avaient à peu près aucun sens pour elle. Elle suivit néanmoins le programme jusqu’à la fin et, sur l’étiquette de droits d’auteur fixée au bout de la bande, elle apprit que l’émission avait été enregistrée en 1985. Plus de deux cents ans auparavant !

Elle fit la connaissance de quelques personnes dans cette salle. C’était une femme du centre de transfert qui tenait le bar. Quelques hommes venaient de temps à autre – vêtus du même uniforme sombre que Helward – et parfois aussi deux ou trois femmes qui, comme elle-même, étaient étrangères à la cité.

Un jour qu’elle travaillait aux cuisines, elle résolut par hasard un des problèmes qui continuaient à la hanter.

Elle empilait de la vaisselle propre dans un placard de métal qui retint soudain son attention. Il y avait eu des modifications qui le rendaient presque méconnaissable, ses éléments avaient été enlevés et remplacés par des étagères de bois, mais les lettres I.B.M. se distinguaient encore sous la couche de peinture d’une des portes.

Dès qu’elle en eut l’occasion, elle explora le reste de la ville. En dehors de ses heures de service, ses mouvements n’étaient nullement entravés. Elle bavardait avec les gens, et elle apprenait, pensait-elle.

Un jour, elle tomba sur une petite pièce réservée aux résidents pendant leurs moments de loisirs. Elle y trouva sur une table quelques feuillets imprimés bien agrafés ensemble. Elle y jeta un coup d’œil distrait et lut le titre sur la première page :Directive de Destaine.

Plus tard, se promenant dans la ville, elle vit de nombreux imprimés semblables et, une fois, sa curiosité éveillée, elle en lut un. Après en avoir compris la teneur, elle le cacha dans sa literie pour l’emporter quand elle repartirait.

Elle commençait à comprendre. Elle revint à Destaine et relut son texte si souvent qu’il s’enregistra presque photographiquement dans son cerveau. Elle songeait à Helward ainsi qu’à sa conduite et à ses paroles apparemment délirantes.

Elle s’efforça alors de se rappeler ce qu’il lui avait dit et peu à peu, elle y découvrit une séquence logique.

L’hypothèse sur laquelle la ville fondait son existence, c’était que le monde sur lequel elle se trouvait était en quelque sorte inverti. Non seulement le monde, mais tous les objets matériels dans l’univers où ce monde était censé exister. La figure dessinée par Destaine – un monde solide incurvé au nord et au sud en forme d’hyperbole – leur en traduisait approximativement la forme. Et c’était vraiment en rapport avec la forme étrange que Helward avait dessinée pour représenter le soleil.

Un jour, Elisabeth perçut la faille, en parcourant une partie de la ville en cours de reconstruction.

Elle leva les yeux vers le soleil en s’abritant de la main. Le soleil était tel qu’elle l’avait toujours connu : une boule de lumière blanche éclatante haut placée dans le ciel.

7

Elisabeth comptait quitter la ville le lendemain matin ; elle volerait un cheval et retournerait au village. De là, elle regagnerait le quartier général et prendrait le congé auquel elle aurait bientôt droit. En quatre semaines, elle aurait tout le temps de retourner en Angleterre pour vérifier ce qu’elle croyait avoir découvert.

Elle passa le reste de la journée comme elle en avait l’habitude et, le soir venu, se rendit dans la salle de réception. Le premier homme qu’elle vit en franchissant le seuil, ce fut Helward.

— Bonsoir, Helward, dit-elle tranquillement.

Il se retourna pour répondre et resta à la regarder, n’en croyant pas ses yeux.

— Vous ? fit-il. Que faites-vous ici ?

— Ne me trahissez pas… je ne suis pas censée parler très bien l’anglais, murmura-t-elle. Je suis une de vos femmes transférées. (Elle l’entraîna à l’écart des autres personnes dans la pièce, sous le regard approbateur de la femme qui tenait le bar.) Écoutez, je suis navrée, pour notre dernière entrevue, à présent, je comprends mieux.

— Et je regrette de vous avoir fait peur.

— Avez-vous parlé de moi à quiconque ici ?

— De votre appartenance à la Terre ? Non.

— Bien. Alors n’en parlez pas.

— Êtes-vous réellement de la planète Terre ? demanda-t-il.

— Oui, mais j’aimerais que vous l’exprimiez autrement. Je suis de la Terre… et vous aussi. Il y a un malentendu.

— Dieu ! Je commence à m’en apercevoir. (Il la regardait de haut. Il était plus grand qu’elle d’une vingtaine de centimètres.) Vous paraissez différente, ici… Mais pourquoi vous faites-vous passer pour une femme transférée ?

— C’est la seule idée qui m’est venue pour pénétrer dans votre ville.

— Je vous y aurais amenée. (Il jeta un coup d’œil circulaire.) Vous êtes-vous déjà accouplée avec un homme ?

— Non.

— Alors ne le faites pas. (Tout en parlant, il regardait derrière lui.) Avez-vous une chambre privée ? Nous y serions mieux pour causer.

— Oui. On y va ?

Elle ferma la porte quand ils furent dans la chambrette. Les parois étaient minces mais permettaient quand même de s’isoler. Elle s’assit dans le fauteuil et Helward au bord du lit.

— J’ai lu Destaine, annonça-t-elle. C’est fascinant. J’ai entendu parler de lui quelque part. Qui était-il ?

— Le fondateur de la cité.

— Oui, je m’en suis doutée. Mais on le connaissait aussi pour autre chose.

Helward parut désemparé :

— Est-ce que ce qu’il a écrit a une signification quelconque pour vous ?

— Vaguement. Mais assez pour que je comprenne qu’il était égaré… et dans l’erreur.

— Dans l’erreur à quel sujet ?

— Au sujet de la ville et des dangers qu’elle courait. Il écrit comme si lui-même et ses compagnons avaient en quelque sorte été transportés sur un autre monde.

— C’est la vérité.

Elisabeth secoua la tête :

— Vous n’avez jamais quitté la Terre, Helward. Pendant que je suis assise ici à causer avec vous… nous sommes tous les deux sur la Terre.

Il secoua la tête :

— C’est vous qui êtes dans l’erreur. Je le sais. Destaine connaissait notre vraie situation. Nous sommes sur un autre monde.

— L’autre jour, reprit Elisabeth, vous m’avez dessinée avec le soleil derrière moi. Vous l’avez représenté sous la forme d’une hyperbole. Est-ce ainsi que vous le voyez ? Vous m’avez dessinée trop grande. Est-ce ainsi que vous me voyez ?

— Ce n’est pas ainsi que jevois le soleil, mais c’est ainsi que je sais qu’ilest. Et c’est ainsi qu’est ? le monde. Je vous ai dessinée grande parce que c’est ainsi que je vous voyais alors. Nous étions loin au nord de la ville. Maintenant… c’est trop difficile à expliquer. Je ne parviendrai jamais à vous faire comprendre.

— Essayez.

— Non.

— Très bien. Savez-vous comment je vois le soleil ? Je le vois comme un objet lumineux sphérique – et non comme vous le voyez. Et je me vois aussi grande à quelques kilomètres « au nord » — ou dans ce que vous appelez le nord – que je le suis ici même. C’est une affaire de perception. Vos sens vous disent le contraire… Je ne comprends pas pourquoi ; mais les perceptions de Destaine étaient également erronées. Elles l’ont toujours été.

— Lise, c’est plus qu’une perception. J’ai vu, j’ai senti, j’aivécu sur ce monde. Quoi que vous disiez, il est ma réalité. Et je ne suis pas seul. La plupart des gens de la ville ont la même connaissance. Cela a commencé avec Destaine parce qu’il était présent au début. Nous avons réussi à survivre ici longtemps, simplement en raison de cette certitude. Elle est la racine de tout et c’est elle qui nous a maintenus en vie. Parce que sans cela, nous cesserions de faire mouvoir la ville.

Elisabeth allait l’interrompre, mais il poursuivit :

— Lise, après vous avoir vue, l’autre jour, j’ai éprouvé le besoin de réfléchir. Je suis allé à cheval au nord, loin au nord. J’ai vu là quelque chose qui mettra à l’épreuve la capacité de survie de la cité comme rien ne l’a encore fait. Vous rencontrer a représenté – je ne sais pas – mais plus que je n’avais espéré. Mais cela m’a indirectement conduit à quelque chose de beaucoup plus grand.

— Quoi donc ?

— Je ne peux pas vous le dire.

— Pourquoi pas ?

— Je ne peux le dire qu’aux Navigateurs. Ils ont mis le secret sur ce renseignement pour le moment. Le temps serait mal choisi pour rendre la nouvelle publique.

— Que voulez-vous dire ?

— Avez-vous entendu parler des Terminateurs ?

— Oui, mais je ne sais ce qu’ils sont.

— Un groupement politique dans la cité. Ils s’efforcent d’obtenir que la ville s’immobilise. Si ce que vous m’avez révélé venait à être connu en ce moment, il y aurait des tas d’ennuis. Nous venons tout juste de surmonter une crise grave et les Navigateurs n’en veulent pas d’autre.

Elisabeth le regarda sans rien dire. Elle se voyait soudain elle-même sous un nouveau jour.

Elle se trouvait prise entre deux réalités, la sienne propre, et celle de Helward. Si proches qu’ils fussent, il ne pouvait y avoir de contact entre eux. Il lui restait encore à découvrir le pourquoi de la situation, mais tout comme la courbe dessinée par Destaine pour donner une idée de la réalité telle qu’il la percevait, plus elle se rapprochait de Helward dans un sens, plus elle s’en éloignait dans l’autre. Elle s’était en quelque sorte immiscée dans un drame où une forme de logique s’écroulait devant une autre et elle se sentait incapable de résoudre le problème.

Persuadée de la sincérité de Helward et de l’existence évidente de la cité ainsi que de ses habitants – et plus encore de la réalité apparemment étrange des concepts sur lesquels ils avaient fondé leur survie – elle ne parvenait pas à éliminer de son esprit la contradiction fondamentale. Cette ville et son peuple existaient bien sur la Terre – la Terre telle qu’elle la connaissait – et quoi qu’elle vît, quoi que pût dire Helward, il n’y avait pas à en sortir. Les preuves du contraire étaient absurdes.

Et quand les deux réalités se confrontaient, c’était l’impasse.

Elisabeth lui annonça :

— Je quitte la ville demain.

— Alors venez avec moi. Je retourne dans le nord.

— Non. Il faut que je regagne le village.

— Celui où l’on a marchandé les femmes.

— Oui.

— Je vais justement par là. Nous chevaucherons ensemble.

Encore une impasse : le village était au sud-ouest de la cité. Elle ne fit pas d’observation.

— Pourquoi êtes-vous venue à la ville. Lise ? lui demanda-t-il. Vous n’êtes pas de la région.

— Je désirais vous voir.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Vous m’avez effrayée, mais j’ai vu d’autres hommes, semblables à vous, qui commerçaient avec les villageois. Je voulais savoir ce qui se passait. Maintenant, je le regrette… parce que vous me faites toujours peur.

— Pourtant je ne me mets pas en colère ?

Elle éclata de rire… et se rendit compte que c’était la première fois depuis son arrivée dans la ville.

— Non, bien sûr, dit-elle. C’est plutôt… je ne sais comment vous dire. Tout ce que je connaissais est différent ici. Il doit bien y avoir une raison… une raison réelle, d’ordre physique. Une part de tout cela pourrait n’exister que dans l’esprit, mais pas tout. Nous sommes sur la même planète, qui s’appelle Terre… cela, je le sais. Mais la cité — pas même la cité – ne peut constituer le but unique de toute existence humaine. Dans notre propre monde, des millions d’autres choses ont de l’importance, et si la nécessité de survivre est sans nul doute une impulsion, elle n’est sûrement pas la principale. J’ai voyagé hors de la ville, Helward, très loin d’elle. Quoi que vous puissiez en penser, ce lieu ne constitue pas le centre de l’univers.

— Il l’est, affirma-t-il. Parce que si jamais nous cessions de le croire, nous mourrions tous.

8

Quitter la ville ne souleva aucune difficulté pour Elisabeth. Elle descendit aux écuries avec Helward et un autre homme qu’il lui présenta sous le nom de Futur Blayne. Ils prirent trois chevaux et partirent dans la direction que Helward appelait le nord. De nouveau elle douta de son sens de l’orientation – en examinant la position du soleil, la direction était en vérité le sud-ouest – mais elle n’en dit encore rien. Elle était déjà si bien habituée à l’opposition de Helward à ce qu’elle considérait comme logique qu’il était inutile de débattre de son attitude ou de la situation de la ville. Elle se contenterait d’accepter les vues de la cité – même sans les comprendre.

À la sortie, Helward lui montra les énormes galets sur lesquels reposait la structure et lui expliqua que le mouvement en avant était si lent qu’il devenait presque imperceptible. Néanmoins, lui affirma-t-il, la cité se déplaçait d’environ un kilomètre tous les dix jours. Vers le nord… ou vers le sud-ouest, si elle préférait.

Le voyage dura deux jours. Helward et Futur Blayne échangeaient des idées auxquelles elle ne trouvait guère de sens. Elle sentait qu’elle avait absorbé trop de notions nouvelles et ne pouvait plus rien assimiler.

Au soir du premier jour, ils passèrent à moins d’un kilomètre de son village et elle dit à Helward qu’elle désirait s’y rendre.

— Non, venez avec nous. Vous pourrez y retourner ensuite.

— Je désire rentrer en Angleterre. Je pense pouvoir vous venir en aide.

— Vous devriez d’abord voir cela.

— Quoi donc ?

— Nous ne savons pas trop, dit Blayne. Helward croit que vous pourriez nous l’expliquer.

Elle discuta un moment encore, puis les accompagna.

Elle fut surprise de toujours céder si facilement à leurs sollicitations. Peut-être était-ce qu’elle parvenait à s’identifier à certains de ces gens. À l’intérieur de la ville, la société était curieusement civilisée, évoluant dans un pays dévasté par l’anarchie depuis des générations. Même pendant les quelques semaines qu’elle avait passées au village, l’attitude des paysans, leur léthargie évidente, leur incapacité de faire face à la moindre difficulté avaient sapé sa volonté de se montrer à la hauteur de sa tâche. Mais les habitants de la ville de Helward étaient d’une autre trempe. Ils représentaient à l’évidence une communauté insolite qui avait d’une manière ou d’une autre réussi à se conserver pendant la Catastrophe et qui vivait à présent comme si rien n’avait changé. Mais les fondements d’une société solide : discipline, conscience d’une finalité, compréhension de son identité, étaient là, malgré les énormes distorsions entre l’intérieur et l’extérieur.

De son propre chef, elle s’était mêlée des affaires de leur communauté. Plus tard, il lui faudrait faire face aux conséquences de son abandon du village… elle pourrait toujours justifier son absence temporaire par le désir de savoir où on emmenait les femmes… mais elle avait le sentiment qu’il lui fallait désormais aller jusqu’au fond des choses. Finalement, un organisme officiel devrait bien entendu réadapter les habitants de la cité, mais jusqu’alors elle serait personnellement impliquée.

Ils passèrent la nuit sous la toile. Les hommes lui offrirent galamment l’une des deux seules tentes. Toutefois, avant de se coucher, ils passèrent un long moment à bavarder.

Il était clair que Helward avait parlé d’elle à Blayne et lui avait dit combien elle différait – à ses yeux – aussi bien des gens de la cité que des habitants des villages.

Blayne s’adressa à elle directement avant qu’elle se retire et Helward resta à l’écart. Peu à peu Blayne lui confirma ce qu’elle avait déjà appris. Destaine et sa Directive, la ville et la nécessité de la traction… et il aborda la question de la forme du monde. Elle avait appris aussi à ne pas disputer le point de vue de la ville, aussi se contenta-t-elle d’écouter.

Quand elle finit par se glisser dans le sac de couchage, elle était épuisée après la longue chevauchée de la journée, mais le sommeil ne lui vint que lentement. Les positions réciproques s’étaient durcies.

La foi en sa propre logique n’était pas ébranlée, mais elle comprenait mieux celle des gens de la cité. Ils vivaient, lui avait dit Blayne, sur un monde où les lois de la nature n’étaient pas celles de la Terre. Elle était prête à le croire… ou plutôt, à croire à sa sincérité.

Ce n’était pas le monde extérieur qui était différent, mais la perception qu’ils en avaient. Comment changer cela ?

En sortant de la zone boisée, le trio s’engagea dans une région de broussailles. Pas de pistes, aussi la marche était-elle ralentie. Un vent frais soufflait avec régularité.

Progressivement la végétation fit place à une herbe dure, poussant dans un sol sablonneux. Les hommes étaient silencieux. En particulier, Helward, les yeux fixés droit devant lui, laissait sa monture choisir sa route.

Elisabeth constatait qu’un peu plus loin toute végétation cessait et quand ils franchirent une crête de sable sec et de gravier, ils ne virent plus que quelques dunes entre eux et la plage. Son cheval, qui avait déjà senti l’air salin, répondit rapidement aux pressions de ses talons et prit le trot. Puis, durant quelques minutes elle se laissa aller au plaisir de galoper en liberté au bord de la mer, s’emplissant les poumons de vent marin.

Helward et Blayne l’avaient suivie sur la plage et maintenant, à côté de leurs montures, contemplaient les eaux.

Elle revint vers eux et mit pied à terre.

— Cela s’étend-il à l’est et à l’ouest ? demanda Blayne.

— Aussi loin que j’ai pu voir. Il n’y a aucun moyen de contourner l’eau.

Blayne prit une caméra dans une de ses fontes, la brancha sur les batteries et effectua un lent panoramique.

— Il va falloir procéder à des relevés topographiques à l’est et à l’ouest, dit-il. Il serait impossible de franchir cette étendue d’eau ici.

— On ne distingue pas de rive opposée.

Blayne fronça les sourcils :

— Ce sol ne me plaît pas. Il faudra faire venir les bâtisseurs de ponts. Je ne pense pas que ce sable puisse supporter le poids de la ville.

— Il doit « bien y avoir un moyen.

Les deux hommes n’accordaient pas la moindre attention à Elisabeth. Helward dressa un petit instrument monté sur un trépied, avec une carte concentrique suspendue par des agrafes au-dessous de l’axe central. Il accrocha un fil à plomb au-dessus de la carte et releva des chiffres.

— Nous sommes très loin de l’optimum, finit-il par déclarer. Nous avons tout notre temps. Cinquante kilomètres… presque une année en temps de la cité. Pensez-vous que ce soit possible ?

— Un pont ? Ce serait toute une affaire. Il nous faudrait plus d’hommes que nous n’en avons pour le moment. Que vous ont dit les Navigateurs ?

— Voyez mon rapport. Vous l’avez lu ?

— Oui. Je vois bien que je n’ai rien à y ajouter.

Helward contempla encore quelques secondes l’étendue d’eau, puis il parut se rappeler soudain la présence d’Elisabeth. Il se tourna vers elle.

— Qu’en dites-vous ?

— De ceci ? Que voulez-vous que je vous dise ?

— Parlez-nous de notre façon de percevoir, répondit Helward. Dites-nous qu’il n’y a pas de rivière devant nous.

— Ce n’est pas une rivière, fit-elle.

Helward regarda Blayne.

— Vous l’avez entendue, n’est-ce pas ? C’est uniquement dans notre imagination !

Elisabeth se détourna en fermant les yeux. Elle ne se sentait plus la force de confronter les deux aspects du monde.

La brise la glaçait, aussi s’entoura-t-elle d’une couverture pour regagner la crête sablonneuse. Quand elle se retourna, les hommes ne lui prêtaient plus attention. Helward avait planté un autre instrument et prenait les notes qu’il transmettait à Blayne en criant. Sa voix était coupée par le vent. Ils travaillaient sans hâte, minutieusement, chacun d’eux contrôlant les relevés de l’autre à chaque mesure. Au bout d’une heure, Blayne remballa une partie de son matériel dans ses tontes et partit à cheval le long de la côte en direction du nord. Helward le suivait des yeux et toute son attitude trahissait un désespoir écrasant.

Elisabeth l’interpréta comme une petite faille dans la barrière qui les séparait. Tout en serrant la couverture autour d’elle, elle redescendit vers lui à pied dans la dune.

— Savez-vous où vous êtes ? lui demanda-t-elle.

Il ne bougea pas.

— Non, répondit-il. Nous ne le saurons jamais.

— Vous êtes au Portugal. C’est le nom de ce pays. Il se trouve en Europe.

Elle se déplaça pour voir son visage. Un instant il la regarda, mais ses yeux étaient vides. Il secoua la tête et s’en alla vers son cheval. La barrière entre eux était intacte.

Elisabeth revint près de sa propre monture, l’enfourcha et la mena un temps sur la plage ; puis elle revint vers l’intérieur, en direction des bureaux du quartier général. Au bout de quelques minutes, le bleu trouble de l’Atlantique disparut derrière elle.

Загрузка...