Burton avait sursauté. Il déclara :
— Ce sont mes ennemis qui ont fait courir ce bruit malveillant et sans fondement. Tous ceux qui me connaissent et sont au courant des faits savent parfaitement à quoi s’en tenir. Et maintenant, je crois que vous feriez mieux de…
— Ce n’est pas vous, peut-être, qui avez écrit cette ordure qui s’appelle Le Juif, le Gitan et l’Islam ? demanda Ruach avec un sourire qui lui tordit la bouche.
— C’est moi, fit sèchement Burton.
Son visage était empourpré et il constata, en baissant les yeux, que tout son corps était également coloré.
— Et maintenant, reprit-il, comme je voulais vous le dire lorsque vous m’avez grossièrement interrompu, je crois que vous feriez mieux de vous éloigner d’ici le plus vite possible. En temps normal, je vous aurais déjà étranglé. Aucun homme ne s’est jamais adressé à moi comme vous venez de le faire sans avoir aussitôt été obligé d’étayer ses paroles par des actes. Mais nous nous trouvons dans une étrange situation. Vous avez peut-être les nerfs à vif. Je ne sais pas. Quoi qu’il en soit, si vous ne me présentez pas immédiatement vos excuses ou si vous ne déguerpissez pas sur-le-champ, je sens qu’il va y avoir un nouveau cadavre.
Ruach crispa les poings et regarda Burton avec animosité. Mais il fit volte-face et s’éloigna sans rien ajouter.
— Qu’est-ce que c’est qu’un nazi ? demanda Burton à Frigate.
L’Américain le lui expliqua de son mieux. Burton hocha la tête :
— Je vois que j’ai beaucoup à apprendre sur ce qui s’est passé après ma mort. Mais croyez bien que cet homme se trompe sur mon compte. Je n’ai rien d’un « nazi ». Vous dites que l’Angleterre est devenue une nation de second rang ? Seulement un demi-siècle après ma mort ? J’avoue que j’ai du mal à le croire.
— Pourquoi vous mentirais-je ? protesta Frigate. D’ailleurs, soyez rassuré, avant la fin du vingtième siècle, elle avait remonté la pente, et cela de la façon la plus curieuse qui soit. Malheureusement, il était trop tard…
En écoutant parler le Yankee, Burton se sentait fier de son pays. Bien que l’Angleterre l’eût toujours traité avec mesquinerie de son vivant, et bien qu’il eût invariablement éprouvé le besoin de quitter cette île aussitôt qu’il y remettait les pieds, il n’en était pas moins prêt à la défendre au péril de sa vie et était toujours demeuré fidèle et dévoué à la reine. Il demanda abruptement :
— Puisque vous aviez deviné mon identité, pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ?
— J’attendais d’en être certain. D’ailleurs, avouez que nous n’avons pas tellement eu le temps de parler. Ni de faire autre chose, ajouta-t-il en lançant un clin d’œil éloquent en direction des formes plantureuses d’Alice Hargreaves. Sur elle aussi, je sais pas mal de choses, reprit-il. Si toutefois je ne fais pas erreur sur la personne.
— Vous en savez plus que moi, répliqua Burton.
Ils firent halte au sommet de la première colline et le fardeau macabre fut déposé au pied d’un pin géant. Aussitôt, Kazz, son couteau de pierre à la main, s’accroupit à côté du mort. Rejetant la tête en arrière, il prononça une espèce d’incantation monocorde. Puis, avant que les autres aient songé à l’en empêcher, il plongea son couteau dans le cadavre et en retira le foie.
Un cri horrifié s’éleva du groupe. Burton s’était contenté de grogner. Monat observait l’homme préhistorique avec de grands yeux.
Les dents de Kazz arrachèrent un épais morceau au viscère saignant. Les mâchoires puissantes commencèrent à mastiquer tandis que ses yeux se fermaient d’extase. Burton fit un pas vers lui et tendit le bras dans un geste de désapprobation. Kazz sourit de toutes ses dents, déchira le foie en deux et en offrit une moitié à Burton. Il sembla très surpris de se heurter à un refus.
— Un anthropophage ! s’écria Alice. Oh, Seigneur ! Un mangeur de chair humaine, sanguinaire et répugnant ! C’est cela, le paradis promis ?
— Kazz n’est pas pire que nos propres ancêtres, fit remarquer Burton, qui avait retrouvé son détachement coutumier et s’amusait – dans une certaine mesure – de la réaction des autres. Dans une contrée où la nourriture ne semble pas courir la campagne, sa réaction est éminemment pratique. En tout cas, nous n’aurons plus à nous préoccuper d’enterrer ce cadavre en creusant le sol avec nos mains nues. Sans compter que si nous nous sommes trompés au sujet des graals, nous serons d’ici peu bien contents de faire comme lui !
— Jamais ! s’écria Alice. Plutôt mourir !
— C’est exactement ce qui se passerait, approuva froidement Burton. Mais je suggère que nous nous retirions pour le laisser terminer tranquillement son repas. Mon estomac n’apprécie pas tellement ce genre de spectacle. Il se tient aussi mal à table qu’un Yankee de l’Ouest. Ou qu’un prélat de la campagne, ajouta-t-il à l’intention d’Alice.
Ils allèrent s’asseoir un peu plus loin, au pied d’un gros arbre noueux.
— Je ne veux plus l’avoir à côté de moi, reprit Alice. C’est une bête, une abomination ! Je ne me sentirai jamais plus en sécurité une seule seconde tant qu’il sera là !
— Vous m’avez demandé de vous protéger, dit Burton. Je le ferai tant que vous serez membre de notre groupe. Mais en contrepartie, vous devrez accepter toutes mes décisions. Entre autres, que cet homme-singe demeure parmi nous. Nous avons besoin de sa force et de ses connaissances, qui me paraissent très appropriées au type de pays dans lequel nous nous trouvons. Nous sommes devenus des primitifs. Par conséquent, nous avons beaucoup à apprendre d’un primitif. Je dis qu’il restera.
Alice regarda les autres pour quémander silencieusement un soutien. Monat plissa le front. Frigate déclara, après avoir haussé les épaules :
— Mrs Hargreaves, si cela vous est possible, vous feriez mieux d’oublier les mœurs et les conventions sociales de votre époque. Nous ne sommes pas ici dans un décent et victorien paradis bourgeois. Ni dans aucun paradis jamais rêvé par l’homme. Vous ne pouvez continuer à penser et à réagir comme vous le faisiez sur la Terre. Par exemple, vous venez d’une société où les femmes étaient couvertes de vêtements de la tête aux pieds et où la seule vue d’un genou féminin était un excitant sexuel au plus haut degré. Pourtant, vous ne paraissez nullement gênée de votre nudité actuelle. Vous avez la même prestance et la même dignité que si vous portiez un habit de nonne.
— Je n’aime pas particulièrement cela, répondit Alice. Mais pourquoi serais-je gênée ? Quand tout le monde est nu, personne ne l’est vraiment. C’est une chose normale, la seule chose décente, en fait. Un ange du ciel m’apporterait une garde-robe au complet que je refuserais de la porter, si personne ne fait comme moi. D’autre part, je n’ai guère à me plaindre de mon physique. Je souffrirais peut-être davantage dans le cas contraire.
Les deux hommes éclatèrent de rire. Frigate s’exclama :
— Vous êtes fabuleuse, Alice. Absolument merveilleuse. Mais vous permettez que je vous appelle Alice ? « Mrs Hargreaves » fait tellement pompeux, surtout quand vous êtes nue…
Au lieu de lui répondre, elle s’éloigna dignement et disparut derrière un tronc d’arbre géant. Burton déclara :
— Il faudra trouver prochainement une solution à ces questions sanitaires. Ce qui signifie que quelqu’un devra prendre des décisions, être habilité à promulguer des lois et veiller à leur bonne application. Comment fait-on pour créer un corps législatif, judiciaire ou exécutif, dans l’état d’anarchie qui nous entoure actuellement ?
— Il y a des problèmes plus immédiats, répondit Frigate. Par exemple, que faisons-nous du mort ?
Son visage était à peine un peu moins pâle que quelques instants auparavant, quand l’homme préhistorique avait fait sa sanglante incision avec son couteau de pierre.
— Je suis certain, dit Burton, que la peau humaine, convenablement tannée, ou les boyaux, correctement traités, seront de très loin supérieurs à toutes ces herbes pour fabriquer des cordes ou des liens. J’ai l’intention d’en prélever quelques longueurs. Etes-vous prêt à m’aider ?
Seule la brise bruissant dans les feuilles et le sommet des hautes herbes rompait le silence. Le soleil tapait dur et donnait naissance à des gouttelettes de sueur qui séchaient aussitôt au vent. Nul oiseau ne chantait, nul insecte ne bourdonnait. A un moment, la voix grêle de la petite Gwenafra ébrécha ce grand calme. La voix d’Alice lui répondit. La petite fille courut la rejoindre derrière son arbre.
— Je vais essayer, déclara finalement l’Américain. Mais je ne sais pas si je pourrai. J’en ai fait plus qu’assez pour aujourd’hui.
— Comme vous voudrez, dit Burton. Mais ceux qui m’aideront pourront se servir les premiers. Vous souhaiterez peut-être avoir un peu de cette peau pour attacher une pierre taillée à un manche.
Frigate déglutit bruyamment et murmura :
— Je viens.
Kazz était accroupi dans l’herbe à côté du cadavre. Il tenait le foie dégoulinant de sang d’une main et le couteau rougi de l’autre. En voyant Burton, il sourit de ses dents souillées et lui proposa de nouveau par gestes un morceau de choix. Burton secoua négativement la tête. Les autres membres du groupe, Galeazzi, Brontich, Maria Tucci, Filipo Rocco, Rosa Nalini, Caterina Capone, Fiorenza Fiorri, Babich et Giunta, s’étaient écartés de la scène macabre. Ils étaient assis au pied d’un pin géant et parlaient à voix basse en italien.
Burton s’accroupit auprès du cadavre. De sa pointe de silex aiguisée, il commença à inciser juste au-dessus du genou droit et remonta jusqu’à la clavicule. Frigate, debout à côté de lui, le regardait faire en pâlissant de plus en plus. Mais il demeura stoïque jusqu’au moment où deux longues lanières de peau eurent été prélevées.
— Vous ne voulez pas vous faire la main ? proposa Burton.
Il roula le cadavre sur le côté pour que des lanières encore plus longues puissent être détachées. Frigate accepta la lame sanglante et se mit à l’ouvrage, les dents grinçantes.
— Pas si profond, dit Burton, pour ajouter un instant plus tard : Maintenant, vous n’incisez pas suffisamment loin. Tenez, passez-moi la pierre, je vais vous montrer.
— J’avais un voisin, dit Frigate, qui accrochait toujours ses lapins derrière son garage et qui les égorgeait juste après leur avoir brisé le cou. Je l’ai vu faire une seule fois. Ça m’a suffi.
— Vous ne pouvez pas vous permettre de faire le difficile ni d’avoir l’estomac délicat. Vous vous trouvez dans des conditions extrêmement primitives. Que ça vous plaise ou non, vous devez vous comporter en primitif si vous voulez survivre.
Brontich, le Slovène grand et maigre qui avait autrefois tenu une auberge, arriva vers eux en courant et annonça :
— Nous avons découvert un nouveau rocher en forme de champignon. A une cinquantaine de mètres d’ici. Il était à moitié caché par la végétation.
Burton, qui avait d’abord jubilé à l’idée d’épater Frigate, avait maintenant pitié du pauvre diable. Il se tourna vers lui :
— Ecoute, Peter. Pourquoi n’irais-tu pas jeter un coup d’œil avec lui ? S’il y a une pierre à graal dans les environs, elle nous économisera un voyage au fleuve.
Il tendit son propre graal à Frigate :
— Tu le mettras dans un des trous. Rappelle-toi bien lequel. Dis aux autres de faire de même. Surtout, que chacun soit capable de retrouver le sien, après. Je ne veux pas de litige à ce sujet. C’est bien compris ?
Assez curieusement, Frigate ne semblait pas heureux de partir. Il avait l’air de se sentir honteux de s’être montré faible. Il demeura sur place quelques instants, en soupirant et en se balançant d’une jambe sur l’autre. Mais en voyant que Burton continuait à gratter le côté intérieur des lanières sans prononcer une parole, il s’éloigna lentement à la suite de Brontich. Il portait les deux graals d’une main et sa pierre taillée de l’autre.
Dès que l’Américain fut hors de vue, Burton arrêta son travail. Ce qui l’avait intéressé, c’était de s’entraîner à découper la peau. Peut-être entreprendrait-il aussi la dissection du tronc pour prélever les entrailles. Mais pour le moment, il ne disposait d’aucun moyen pour conserver cette peau ou les boyaux. Il espérait que l’écorce des pseudo-chênes contiendrait du tanin qui, mélangé à d’autres substances, lui permettrait de transformer la peau humaine en cuir. Mais avant qu’il en arrive là, les lanières qu’il venait de découper auraient pourri depuis longtemps. Ce qui ne signifiait pas qu’il avait perdu son temps. Il avait, d’une part, éprouvé l’efficacité des couteaux de pierre, et de l’autre renforcé sa mémoire défaillante de l’anatomie humaine. Durant leur jeunesse à Pise, Richard Burton et son frère Edward avaient fréquenté plusieurs étudiants en médecine à l’université. Ils s’étaient ainsi intéressés de très près à l’anatomie. Plus tard, Edward était devenu chirurgien tandis que Richard assistait à Londres, chaque fois qu’il en avait l’occasion, à des cours ou à des séances de dissection, publiques ou privées. Cela n’empêchait pas qu’il avait oublié une grande partie de ce qu’il avait appris.
Abruptement, le soleil disparut derrière la crête de la montagne. Une pénombre pâle descendit sur la vallée, qui fut enrobée en quelques minutes d’une clarté crépusculaire. Le ciel était resté bleu. La brise continuait à souffler avec la même vigueur. L’atmosphère chargée d’humidité devint un peu plus froide.
Burton et l’homme préhistorique abandonnèrent le cadavre et entreprirent de rejoindre les autres en se guidant au son de leurs voix. Ils étaient tous autour de la pierre à graal dont avait parlé Brontich. Burton se demanda s’il y en avait d’autres dans les collines, réparties à peu près tous les deux kilomètres. Celle-ci n’avait pas de cylindre dans le trou central. Cela signifiait peut-être qu’elle n’était pas en état de marche. Mais Burton espérait plutôt que ceux qui avaient conçu les pierres à graal avaient uniquement muni de cylindres celles qui se trouvaient au bord du fleuve, sachant que c’étaient celles que les ressuscités utiliseraient en premier et qu’au moment où ils découvriraient les autres ils auraient appris à s’en servir.
Les graals étaient en place dans les cavités les plus proches du bord. Leurs propriétaires discutaient à voix basse sans les quitter des yeux. Tout le monde se demandait quand – ou peut-être si – la flamme bleue allait faire son apparition. La plupart des conversations portaient sur la faim qui leur tenaillait les entrailles. Certains spéculaient sur les raisons de leur présence ici et sur l’identité ou les desseins de ceux qui étaient à l’origine de leur résurrection. D’autres, moins nombreux, parlaient de leur existence terrestre.
Burton alla s’asseoir contre le tronc noir et noueux d’un « arbre à fer » aux frondaisons épaisses. Il se sentait las et découragé, comme tout le monde, visiblement, à l’exception de Kazz. Son estomac vide et ses nerfs tendus l’empêchaient de s’abandonner à une torpeur réparatrice, comme il l’aurait fait sans doute sous l’incitation des conversations chuchotées et du bruissement des feuilles.
Le creux de terrain dans lequel le groupe attendait était entouré d’arbres et se trouvait à la jonction de quatre collines. Il y faisait plus sombre, mais également un peu moins froid que sur les hauteurs. Au bout d’un moment, désireux de tromper l’attente, Burton envoya quelques hommes chercher du bois pour faire du feu. Avec leurs haches et leurs couteaux de pierre, ils coupèrent plusieurs tiges de bambou et rassemblèrent des herbes. Burton fit un petit tas de feuilles et d’herbes auquel il mit le feu avec son briquet. L’herbe était verte et dégagea beaucoup de fumée, mais le bambou s’enflamma avec une certaine facilité.
Soudain, une explosion fit sursauter tout le monde. Des femmes hurlèrent. Ils avaient oublié de surveiller la pierre à graal. Burton se tourna juste à temps pour voir une série de flammes bleues qui s’élevaient jusqu’à six ou sept mètres. Brontich, qui se trouvait à six mètres de la pierre, déclara qu’il avait senti la chaleur de l’explosion.
Quand le grondement s’éteignit, chacun se rapprocha de son graal. Burton fut de nouveau le premier à grimper sur la pierre. Les autres n’osaient pas trop la toucher si peu de temps après la décharge d’énergie. Il souleva le couvercle de son graal, regarda ce qu’il y avait dedans et poussa un cri de ravissement. Les autres le rejoignirent alors et chacun ouvrit son graal. Une minute plus tard, ils étaient tous assis autour du feu et dévoraient avec extase en se montrant ce qu’ils avaient trouvé au fond de chaque cylindre, en éclatant de rire et en se tapant sur l’épaule pour se congratuler. Après tout, les choses n’allaient pas si mal. Ceux qui étaient responsables de tout cela prenaient bien soin d’eux.
Il y avait de quoi manger à profusion, même après une journée de jeûne ou peut-être, comme disait Frigate, « la moitié de l’éternité ». Il expliqua à Monat ce qu’il entendait par là. Il n’y avait en fait, disait-il, aucun moyen de savoir combien de temps exactement s’était écoulé entre 2008 et le moment présent. Le monde ne s’était pas fait en un jour et il y avait de fortes chances pour que la résurrection de l’humanité eût demandé une préparation de plus de sept jours. Cela, bien sûr, à condition qu’elle résultât de l’application de moyens scientifiques, et non surnaturels.
Le graal de Burton contenait un cube de viande cuite de dix centimètres d’épaisseur, une petite boule de pain noir, du beurre, des pommes de terre en sauce et de la laitue assaisonnée d’une manière étrange mais délicieuse au goût. De plus, il découvrit un gobelet fermé contenant quinze centilitres d’un excellent bourbon et un deuxième gobelet avec quatre glaçons à l’intérieur.
Mais ce n’était pas tout. Il allait de surprise en surprise. Il ressortit du fond du graal une petite pipe de bruyère, un sachet de tabac, trois cigares panatelas et un étui en plastique contenant dix cigarettes.
— Non filtrées ! s’exclama Frigate.
Il y avait en outre une petite cigarette brune. Quand Burton et Frigate la reniflèrent, ils s’écrièrent en même temps :
— De la marijuana !
Alice leur montra une petite paire de ciseaux en métal et un peigne noir en disant :
— J’ai l’impression que nos cheveux vont repousser bientôt. Autrement, je ne vois pas très bien l’utilité de ces objets. J’en suis ravie ! Mais qu’est-ce que… qu’est-ce qu’ils croient que je vais faire de ça ?
Elle brandissait un petit tube de rouge à lèvres vermeil.
— Et moi donc ? demanda Frigate en leur montrant un tube semblable.
— Ils ont l’esprit pratique, en tout cas, fit Monat en retournant entre ses mains ce qui était visiblement un paquet de papier hygiénique. Puis il sortit de son graal une boule de savon vert.
Le steak de Burton était tendre, mais il l’aurait préféré un peu moins cuit. Par contre, Frigate se plaignit parce que le sien était trop saignant.
— Ces menus ne sont pas adaptés au goût du propriétaire de chaque graal, constata-t-il. Surtout quand les femmes en sortent des pipes et les hommes du rouge à lèvres. Il s’agit de toute évidence de production en série.
— Deux miracles en un jour, déclara Burton. Si toutefois ce sont bien des miracles. Pour ma part, j’ai toujours préféré les explications rationnelles et j’ai bien l’intention d’essayer d’en découvrir une. Je ne pense pas que quiconque puisse me dire, pour le moment, de quelle manière nous avons été ressuscités. Mais peut-être que ceux d’entre vous qui ont vécu au vingtième siècle peuvent fournir une explication rationnelle à l’apparition quasi magique de toutes ces choses à l’intérieur d’un récipient qui était vide ?
— Si vous comparez bien les dimensions intérieure et extérieure de nos graals, intervint Monat, vous constaterez qu’il y a une différence de cinq centimètres environ. La double paroi est assez large pour abriter un circuit molaire capable de convertir l’énergie en matière. L’énergie, apparemment, est fournie au moment où la flamme bleue s’élève du rocher. En plus du convertisseur énergie-matière, les graals doivent contenir des moules, ou gabarits molaires, dont le rôle est de répartir la matière en différents assemblages d’éléments et de constituants. Je n’invente rien, car nous possédions un convertisseur analogue sur ma planète natale. Mais rien d’aussi miniaturisé que celui-ci, je vous assure.
— Sur la Terre également, dit Frigate, les savants ont synthétisé du fer avec de l’énergie pure avant 2002. Mais le procédé était complexe et coûteux, et le rendement presque microscopique.
— Parfait, dit Burton. Pour nous, en tout cas, tout est gratuit. Du moins, jusqu’à présent…
Il resta quelques instants silencieux. Il pensait au rêve qu’il avait fait avant son réveil. Tu dois payer, avait dit Dieu. Tu me dois le prix de la chair.
Quelle était la signification de tout cela ? En s’éteignant à Trieste, en 1890, dans les bras de sa femme, il avait demandé… quoi donc ? Un peu de chloroforme ? Quelque chose. Il ne se rappelait pas quoi. Puis l’oubli s’était emparé de lui. Il s’était réveillé ensuite dans cet endroit cauchemardesque où il avait vu des choses qui n’étaient ni sur Terre ni, à sa connaissance, sur cette étrange planète où ils étaient descendus. Mais cette vision-là n’avait pas été un rêve.