L’aile rouge de l’aube lui effleurait les yeux.
Il se leva, sachant que ses blessures étaient guéries mais incapable d’y croire vraiment. Il y avait à côté de lui un graal et six morceaux de tissu soigneusement pliés, de tailles, d’épaisseurs et de couleurs variées.
A quelques mètres de là, un homme, nu comme lui, se dressa dans l’herbe drue. En le reconnaissant, Burton fut parcouru par un frisson glacé. Les cheveux blonds, le visage joufflu et les yeux bleu pâle étaient ceux de Hermann Goering.
L’Allemand semblait encore plus surpris que lui. Il parla lentement, comme un homme qui émerge d’un profond sommeil.
— Il se passe quelque chose de très anormal.
— Ces coïncidences sont troublantes, en effet, reconnut Burton.
Il n’en savait pas plus que les autres ressuscités sur les étranges lois qui régissaient la vie et la mort des humains dans la vallée du Fleuve. Il n’avait jamais assisté en personne à la résurrection de quelqu’un d’autre, mais il s’était intéressé à la question et avait entendu de nombreux récits. En général, le processus se déroulait à l’aube, au moment précis où le soleil émergeait derrière les sommets inaccessibles des montagnes de l’est. Il y avait alors comme un miroitement de l’air, toujours à proximité immédiate d’une pierre à graal. Le temps d’un battement d’aile, cette distorsion se concrétisait et un homme, une femme ou un enfant nu apparaissait dans l’herbe en même temps que l’indispensable graal et les carrés de tissus multicolores.
Burton estimait qu’un million d’êtres humains mouraient ainsi chaque jour parmi les trente-cinq à quarante milliards que contenait la vallée. Naturellement, il ne disposait d’aucune statistique réelle pour fonder cette affirmation, mais il calculait qu’en l’absence de maladies (à part les troubles mentaux) ou de causes naturelles, les guerres, les crimes, les suicides, les accidents et les exécutions devaient alimenter dans cette proportion plus ou moins régulière le roulement des « petites résurrections », comme tout le monde avait appris à les appeler.
Une chose était certaine, cependant : jamais deux personnes n’étaient mortes ensemble pour ressusciter en même temps et au même endroit. C’était le hasard absolu qui déterminait le lieu de résurrection. Du moins, tout le monde le croyait.
On pouvait à la rigueur concevoir qu’une telle chose se produisît une fois, bien que les chances fussent à peu près de l’ordre de une sur vingt millions. Mais qu’elle se reproduise deux fois de suite comme c’était le cas pour Goering et pour lui, cela tenait du miracle.
Or, Burton ne croyait pas aux miracles. Si c’était arrivé, cela pouvait s’expliquer par des causes physiques et matérielles – à condition d’être en possession de tous les éléments.
Comme ce n’était pas son cas, il décida de ne plus y penser pour le moment. Il avait un autre problème plus urgent à régler. Ce problème était : que faire de Goering ?
L’Allemand connaissait son identité et pouvait le livrer aux Ethiques qui le cherchaient.
Jetant un rapide coup d’œil autour de lui, Burton aperçut un groupe d’hommes et de femmes qui venaient dans leur direction avec des intentions apparemment amicales. Il avait donc le temps d’échanger à peine quelques mots avec Goering.
— Je pourrais vous tuer encore ou même me suicider, lui dit-il à voix basse. Mais je ne désire faire ni l’un ni l’autre, pour l’instant. Je vous ai déjà expliqué pourquoi vous étiez dangereux pour moi. Je ne devrais pas faire confiance à une hyène perfide comme vous, mais il y a en vous quelque chose de changé, quelque chose que je n’arrive pas encore à discerner très bien. C’est pour cette raison que…
Goering, dont le pouvoir de récupération était grand, parut sortir de son état de choc. Un sourire rusé se forma sur ses lèvres et il murmura :
— Vous êtes en mon pouvoir, en quelque sorte, n’est-ce pas ?
En voyant la grimace que faisait Burton, il ajouta vivement, la main levée comme pour se protéger :
— Mais je vous jure que je ne révélerai votre identité à personne ! Je ne ferai rien qui puisse vous nuire. Même si vous n’êtes pas mon ami, vous représentez au moins un visage connu dans un environnement étranger. Il est bon d’avoir auprès de soi quelqu’un de familier. Je suis bien placé pour le savoir. J’ai trop longtemps souffert de la solitude et du désespoir. J’ai cru devenir fou. C’est en partie pour cela que je me suis drogué. Croyez-moi, je n’ai aucune envie de vous trahir.
Burton n’était pas disposé à le croire, mais il estimait pouvoir lui faire confiance au moins pendant un certain temps. Goering avait besoin d’un allié jusqu’à ce qu’il sache à quoi s’en tenir sur les intentions et les possibilités de la population locale. En outre, il y avait ce changement que Burton avait remarqué en lui. Peut-être l’Allemand commençait-il à s’amender ?
Non, se dit-il. Ce n’est pas le moment de faire du sentiment. Malgré tes airs et tes propos cyniques, tu as toujours eu le pardon facile envers ceux qui t’ont offensé. Quand cesseras-tu d’être si naïf ?
Trois jours plus tard, il n’était toujours pas fixé en ce qui concernait Goering.
Burton se faisait passer pour un certain Abdul ibn Harun, citoyen du Caire au dix-neuvième siècle. Plusieurs raisons l’avaient conduit à adopter cette identité. Entre autres, il parlait parfaitement l’arabe, et en particulier l’égyptien de cette période. Le fait de pouvoir se coiffer d’un turban qui dissimulait la moitié de sa tête n’était pas pour lui déplaire dans de telles circonstances. Quant à Goering, il n’avait pas, jusqu’à présent, dit quoi que ce soit qui pût trahir son déguisement. Burton en était à peu près certain, car ils ne se quittaient pratiquement pas d’une semelle. Ils logeaient dans la même hutte en attendant d’être mis au courant des coutumes locales et d’arriver au terme de la période d’isolement probatoire obligatoire pour tout étranger. Durant cette période, ils furent surtout soumis à un entraînement militaire intensif. Burton, qui avait été une des plus fines lames de son époque et était rompu à toutes les techniques de combat, fut rapidement accepté comme une recrue de choix. En fait, on lui promit de le nommer instructeur dès qu’il aurait suffisamment maîtrisé la langue locale.
De son côté, Goering gagna presque aussi rapidement le respect de ceux qui l’entouraient. Quels que fussent ses défauts par ailleurs, il ne manquait ni de courage, ni de force, ni d’entrain dans le maniement des armes. Il savait se rendre agréable quand cela servait ses desseins et apprenait à s’exprimer dans la nouvelle langue avec presque autant de facilité que Burton. Il ne tarda pas à acquérir et à exercer une autorité digne de l’ancien Reichsmarschall de l’Allemagne hitlérienne.
La région, située sur la rive occidentale, était principalement habitée par des gens dont Burton, malgré l’étendue de ses connaissances, ne comprenait pas la langue. Quand il l’eut suffisamment maîtrisée pour les interroger, il apprit qu’ils étaient originaires d’une époque située au commencement de l’âge du bronze et qu’ils avaient vécu quelque part en Europe centrale. Certaines de leurs coutumes étaient assez curieuses, en particulier celle qui consistait à s’accoupler en public. Burton, qui avait contribué à fonder, en 1863, la Société royale d’anthropologie de Londres, et qui en avait vu d’autres au cours de ses voyages d’exploration sur la Terre, trouvait cela particulièrement intéressant. Sans aller jusqu’à imiter ses hôtes, il les regardait faire sans se scandaliser.
Par contre, ce fut avec plaisir qu’il adopta une autre de leurs coutumes, qui consistait à se peindre une moustache au-dessus de la lèvre. Les hommes regrettaient que la résurrection les eût définitivement privés de leur barbe et de leur prépuce. Ils ne pouvaient rien faire en ce qui concernait le second outrage, mais pour le premier c’était possible dans une certaine mesure. Il leur suffisait pour cela de se badigeonner le menton et le dessus de la lèvre avec une teinture à base de charbon pilé, de colle de poisson, de tanin et de divers autres ingrédients. Les plus fanatiques se servaient de cette mixture pour se faire tatouer, opération pénible et longue exécutée au moyen de fines aiguilles de bambou.
Burton était maintenant doublement déguisé, mais il était toujours à la merci d’un homme capable de le trahir à la première occasion. Ce qui lui convenait d’ailleurs, dans une certaine mesure, car il ne demandait pas mieux que d’attirer sur lui l’attention d’un Ethique, tout en ne voulant pas que celui-ci pût établir son identité à coup sûr.
Par-dessus tout, Burton voulait avoir la certitude qu’il pourrait s’échapper à temps si le filet commençait à se refermer sur lui. C’était là un jeu dangereux – la corde raide au-dessus d’une fosse pleine de loups affamés – mais il était décidé à le jouer jusqu’au bout. Il ne prendrait la fuite qu’en cas de nécessité absolue. Entre-temps, il serait le gibier à l’affût du chasseur.
La Tour Noire et le Grand Graal demeuraient à l’horizon de chacune de ses pensées. A quoi bon, en effet, jouer ainsi au chat et à la souris, si la possibilité existait de donner l’assaut aux remparts de la citadelle qui, supposait-il, abritait le quartier général des Ethiques ? Ou, si parler d’assaut était exagéré, de s’introduire dans la Tour comme une souris qui se glisse dans une maison. Pendant que les chats regarderaient ailleurs, la petite souris en profiterait pour entrer, et plus tard se transformerait en tigre.
A cette pensée, il éclata de rire, ce qui lui valut un coup d’œil intrigué des deux hommes avec qui il partageait sa hutte : Goering et un Anglais du dix-septième siècle qui s’appelait John Collop. S’il avait ri ainsi, à vrai dire, c’était en partie pour se moquer de lui-même, parce qu’il trouvait cocasse l’idée de se comparer à un tigre. Comment penser qu’à lui tout seul, il était capable de se dresser contre des êtres qui avaient bâti une planète, ressuscité des milliards de morts et qui demeuraient les gardiens du troupeau rappelé à la vie ?
Il contempla ses mains en se disant qu’elles représentaient peut-être, avec le cerveau qui les guidait, la fin des Ethiques. Pourquoi en était-il ainsi ? Quelle menace recelait-il ? Il l’ignorait. La seule chose certaine, c’était que les Ethiques avaient peur de lui. Si seulement il savait pourquoi…
Il n’y avait pas eu que de la dérision dans son rire. L’autre moitié de lui-même était convaincue qu’il était bien un tigre lâché parmi les hommes. L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il pense être, murmura-t-il pour lui tout seul.
— Je trouve que vous avez un rire curieux, lui dit Goering. Beaucoup trop féminin pour quelqu’un d’aussi viril que vous. Cela fait penser à… à une pierre qui ricoche sur la surface gelée d’un lac. Ou bien au rire d’un chacal.
— Je tiens du chacal et de l’hyène, répliqua Burton. C’est du moins ce que prétendaient mes ennemis. Et ils avaient raison. Mais il n’y a pas que cela en moi.
Il se leva de son lit et se mit à faire quelques mouvements pour assouplir ses muscles engourdis par le sommeil. Encore quelques minutes et ce serait l’heure d’aller avec ses compagnons recharger les graals au bord du Fleuve. Ensuite, ce serait la corvée de chambrée, pendant une heure, puis l’exercice et l’entraînement au maniement des armes : le javelot, la massue, la fronde, le glaive d’obsidienne, l’arc et la hache de pierre. Ensuite, combat à mains nues. Une heure de repos pour déjeuner et bavarder un peu. Une heure d’étude de la langue. Deux heures de terrassement : participation à la construction des remparts qui protégeaient la frontière nord du petit Etat. Une demi-heure de repos, puis un peu de course à pied : un quinze cents mètres obligatoire, pour maintenir la forme. Ensuite, le dîner, avec au menu l’inévitable contenu des graals. La soirée était libre, sauf pour ceux qui avaient une garde ou une corvée quelconque à accomplir.
Un tel programme et de telles activités étaient devenus chose courante dans les innombrables petits Etats qui bordaient le Fleuve. Presque partout, les hommes étaient en guerre ou se préparaient à la faire. Chaque citoyen devait se maintenir en forme et apprendre à se battre au mieux de ses possibilités. D’un autre côté, l’entraînement militaire représentait une occupation. Cette vie martiale était peut-être monotone, mais elle valait mieux, tout compte fait, que de rester les bras croisés à chercher comment se distraire. Les Terriens étaient libérés de nombreux soucis : l’argent, la nourriture, le loyer, les factures et les innombrables occupations qui faisaient l’existence de tous les jours. Mais ce n’était pas forcément un bienfait. Il restait un combat à livrer contre le principal ennemi, l’ennui, et la principale préoccupation de tous les dirigeants des Etats riverains était de gagner ce combat.
La vallée aurait pu être un véritable paradis. Au lieu de cela, elle était ravagée par d’innombrables guerres. Pour certains, une telle situation était regrettable. Mais pour la plupart, elle était non seulement souhaitable mais inévitable. La guerre donnait du piquant à la vie et contribuait à vaincre le désœuvrement. La cupidité et l’agressivité de l’homme pouvaient s’y exercer à loisir.
Après dîner, hommes et femmes étaient libres de faire ce qu’ils voulaient, à condition de n’enfreindre aucun règlement. On pouvait échanger les cigarettes et l’alcool, ou le poisson péché dans le Fleuve, contre toutes sortes d’objets : des arcs et des flèches, des boucliers, de la vaisselle, des meubles, des flûtes en bambou, des trompettes d’argile, des tambours tendus de peau humaine ou de peau de poisson, des pierres précieuses (d’une extrême rareté en cet endroit du Fleuve), des colliers de jade ou de bois sculpté, des bijoux fabriqués avec l’épine dorsale, magnifiquement teintée et articulée, des poissons de grande eau, des miroirs d’obsidienne, des chaussures et des sandales, des dessins au fusain, du papier de bambou (article très rare et coûteux), de l’encre, des plumes fabriquées avec des épines de poissons, des chapeaux tressés avec les longues herbes fibreuses des collines, des crécelles, des chariots pour dévaler les pentes des collines, des harpes de bois dont les cordes étaient des boyaux de « dragons du Fleuve », des anneaux de bois dont on s’ornait les doigts et les orteils, des statues d’argile et bien d’autres choses encore, utilitaires ou ornementales.
Bien sûr, il y avait aussi l’amour, mais pour l’instant Burton et ses deux compagnons n’avaient pas droit à ce genre de distraction. Plus tard, quand ils seraient admis comme citoyens à part entière, ils pourraient choisir une compagne et s’installer dans des huttes séparées.
John Collop était un jeune homme petit et frêle d’apparence. Ses longs cheveux dorés, son visage mince mais harmonieux, ses grands yeux bleus aux longs cils noirs et effilés lui donnaient un air doux et légèrement efféminé. Dès sa première conversation avec Burton, il s’était présenté en ces termes :
— Je suis sorti des ténèbres de la matrice maternelle pour entrer dans la lumière de Dieu et de la Terre en 1625. Beaucoup trop vite, à mon gré, je suis retourné à la matrice de la Mère Nature, ne doutant pas de la Résurrection, avec raison, comme vous pouvez le constater. Je dois néanmoins avouer que cet au-delà n’est pas tout à fait celui que la religion m’avait laissé entrevoir. Mais comment de pauvres pasteurs aveugles guidant un troupeau égaré auraient-ils pu connaître la vérité ?
Collop ne tarda pas à admettre qu’il appartenait à l’Eglise de la Seconde Chance. En entendant cela, Burton avait haussé un sourcil. Ce n’était pas la première fois qu’il entendait parler de cette nouvelle religion, en des points très éloignés du Fleuve. Bien qu’il s’intitulât athée et infidèle, Burton avait toujours eu beaucoup de curiosité pour toutes les religions avec lesquelles ses voyages l’avaient mis en contact. Connaître la foi d’un homme, pensait-il, c’est le connaître déjà à moitié. Connaître aussi sa femme, c’est le connaître en entier.
L’Eglise de la Seconde Chance professait quelques dogmes simples, certains fondés sur des faits, la plupart sur des conjectures ou de pieux espoirs. En cela, elle ne différait guère des autres religions de la Terre. Mais les adeptes de la Seconde Chance avaient un gros avantage sur les autres : ils n’avaient aucune difficulté à prouver que les morts pouvaient être ressuscités – et pas seulement une fois.
— Et pourquoi cette Seconde Chance a-t-elle été accordée à l’humanité ? demanda Collop d’une voix grave et pénétrée. Croyez-vous qu’elle l’ait méritée ? Certainement pas. Les hommes sont, à quelques rares exceptions près, des créatures viles, mesquines, corrompues, d’un égoïsme sordide et d’une agressivité écœurante. En les regardant s’agiter, les dieux – ou Dieu – doivent avoir envie de vomir. Mais dans cette vomissure divine, si vous me pardonnez une telle image, il y a un grumeau de compassion. Si abject que soit l’homme, il y a toujours en lui un reste de divin. L’homme fut fait à l’image de Dieu. La formule n’est pas entièrement vaine. Chez le pire d’entre nous, il y a toujours quelque chose à sauver, et à partir de là un homme nouveau peut renaître. Ceux qui nous ont fait don de cette Seconde Chance sont au courant de cette vérité. Ils nous ont placés au bord de ce Fleuve, sur une planète étrangère et sous des cieux étrangers, pour que nous puissions gagner notre salut. De combien de temps nous disposons encore, je l’ignore, et au sein de notre Eglise personne ne se hasarde à faire de spéculations là-dessus. Peut-être aurons-nous toute l’éternité. Peut-être seulement cent ans ou mille. Mais nous avons intérêt à utiliser au mieux le temps qui nous est imparti, ami.
— Vous m’avez raconté, répliqua Burton, que vous aviez vous-même été sacrifié, sur l’autel du dieu Odin, par des Nordiques qui s’accrochaient à leur ancienne religion, bien que ce monde-ci n’ait visiblement rien à voir avec le Walhalla promis par leurs prêtres. Ne voyez-vous pas que vous avez perdu votre temps et le leur en leur prêchant vos bonnes paroles ? Ils n’ont jamais cessé de croire à leurs anciens dieux. Simplement, ils ont modifié leur théologie pour l’adapter aux conditions présentes. Exactement comme vous, qui restez fidèle à votre ancienne foi.
— Ces gens sont incapables d’expliquer leur nouvel environnement, protesta Collop. L’Eglise de la Seconde Chance leur apporte des solutions rationnelles et un dogme auquel ils finiront par croire avec autant de ferveur que moi-même. Ils m’ont tué, c’est vrai, mais quelqu’un de plus convaincant que moi prendra ma place et leur parlera avant qu’ils le ligotent sur les genoux de bois de leur idole et lui transpercent le cœur. S’il ne réussit pas, un autre viendra après lui et nous n’aurons pas prêché pour rien. Le sang des martyrs était, sur la Terre, la semence de l’Eglise. C’est encore plus vrai ici. Si vous tuez un homme pour l’empêcher de parler, il surgira ailleurs au bord du Fleuve et un autre, sacrifié à des milliers et des milliers de kilomètres de là, viendra prendre sa place. L’Eglise de la Seconde Chance finira par gagner. Les hommes mettront alors un terme à ces stupides guerres qui engendrent la haine et pourront se consacrer à la véritable tâche qui les attend, celle qui consistera à gagner leur salut.
— Ce que vous dites des martyrs s’applique à tout homme qui a une idée à poursuivre, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Le criminel exécuté à un endroit du Fleuve renaîtra à un autre endroit pour commettre de nouveaux crimes.
— Dieu aura le dernier mot. La vérité finit toujours par triompher.
— J’ignore ce que vous avez connu de la Terre et combien de temps vous avez vécu. Mais votre expérience a dû être assez limitée, pour que vous soyez aveugle à ce point. Croyez-en quelqu’un qui a beaucoup voyagé !
— L’Eglise, répliqua Collop, n’est pas uniquement fondée sur la foi. Son enseignement repose également sur des faits très concrets et très substantiels. Dites-moi, mon cher Abdul, avez-vous jamais entendu parler de morts ressuscités ailleurs, mais tout en restant morts ?
— Cela n’a pas de sens ! s’écria Burton. Vous voulez dire… qu’il y a des gens qui ressuscitent morts ?
— Nous connaissons au moins trois cas qui ne font pas de doute, et quatre autres qui ont été soumis à l’Eglise mais qu’elle n’a pas su authentifier. Il s’agit d’hommes et de femmes qui ont trouvé la mort au bord du Fleuve et dont le corps sans vie a été simple ment transféré ailleurs. Que dites-vous de cela ?
— C’est inimaginable ! déclara Burton. Puisque vous semblez avoir une explication, parlez ; je vous écoute.
En fait, Burton avait déjà entendu cette histoire plusieurs fois, et il avait même une explication toute prête, mais il voulait d’abord entendre la version de Collop pour voir jusqu’à quel point les faits se recoupaient.
La concordance se révéla parfaite, jusqu’au nom des trois lazares morts. Ils avaient été identifiés par ceux qui les avaient connus sur la Terre. Tous étaient plus ou moins des saints. L’un d’eux avait déjà été canonisé sur la Terre. La doctrine disait qu’ayant déjà atteint l’état de « sainteté », il n’était plus nécessaire pour eux qu’ils continuent à séjourner dans le « purgatoire » de la vallée. Leur âme était partie… quelque part… en abandonnant l’excédent de bagage que représentait leur enveloppe charnelle.
Bientôt, affirmait l’Eglise, d’autres accéderaient à cet état de grâce, et leurs dépouilles mortelles joncheraient les rives du Fleuve. En temps voulu, la planète-purgatoire finirait par se dépeupler. Tous ses habitants seraient lavés de leurs dépravations et de leurs haines. L’amour de Dieu et de l’humanité les illuminerait. Même les plus vils et les plus corrompus, ceux qui paraissaient définitivement perdus, finiraient par quitter leur enveloppe physique. Pour gagner cet état de grâce, une seule chose était nécessaire : l’amour. Burton soupira et éclata d’un rire bruyant :
— Plus ça change, plus c’est la même chose ! s’écria-t-il en français. Encore un conte de fées pour donner de l’espoir aux hommes. Les vieilles religions étant discréditées – bien que certaines se refusent à le reconnaître –, il faut bien en inventer de nouvelles !
— Notre religion a un sens, rétorqua Collop. Auriez-vous une meilleure théorie pour expliquer notre présence ici ?
— Peut-être. Moi aussi, je suis capable d’inventer des contes de fées !
Burton avait effectivement une théorie, mais il ne pouvait l’exposer à Collop. Quand Spruce avait parlé, ce qu’il avait dit des Ethiques, de leur histoire et de leurs objectifs semblait cadrer à peu près parfaitement avec la théologie professée par Collop.
Malheureusement, Spruce avait disparu avant qu’ils aient pu obtenir de lui des éclaircissements sur cette fameuse notion d’âme. Il était clair que l’« âme » jouait un rôle primordial dans tout le processus de la Résurrection. Autrement, quand le corps atteignait cet état de grâce où il ne pouvait plus être ressuscité vivant, il ne serait plus rien resté pour perpétuer la véritable essence de l’homme. Or, jusqu’à présent, la vie post-terrestre pouvait être expliquée en termes purement physiques. Par conséquent, l’« âme » aussi devait être une entité physique, qu’on ne pouvait pas écarter simplement en la qualifiant de « surnaturelle », comme cela avait été le cas sur la Terre.
Il y avait beaucoup de choses que Burton ignorait, mais il avait eu des rouages de la planète une vision qu’aucun autre être humain n’aurait pu soupçonner.
Ces maigres connaissances, il entendait les mettre à profit pour s’introduire de force dans le Saint des Saints. Pour atteindre la Tour Noire, il ne disposait que d’un seul moyen, celui qu’il appelait la « voie suicide express ». Mais d’abord, il voulait entrer en contact avec un autre Ethique, s’emparer de lui tout en l’empêchant de se suicider prématurément et ensuite lui extorquer, d’une manière ou d’une autre, certains renseignements dont il avait besoin.
En attendant, il continuait à jouer le rôle d’Abdul ibn Harun, médecin égyptien du dix-neuvième siècle, à présent citoyen de l’Etat de Bargawhwdzys. En tant que tel, il décida de se convertir à l’Eglise de la Seconde Chance et annonça à Collop qu’il reniait Mahomet et son enseignement. Il devenait ainsi la première recrue de Collop dans cette région.
— Il vous faudra prêter serment de ne jamais lever la main sur un de vos semblables, et de renoncer à vous défendre physiquement, lui avait alors expliqué Collop.
Burton, outré, avait répondu qu’aucun homme ne pourrait jamais l’attaquer sans avoir aussitôt des raisons de s’en repentir.
— C’est peut-être contraire aux habitudes, avait répliqué doucement Collop, mais ce n’est pas déraisonnable. L’homme peut devenir autre chose que ce qu’il a toujours été ; quelque chose de mieux, s’il en a le désir et la volonté.
Burton avait refusé catégoriquement et s’était éloigné à grands pas. Collop avait hoché tristement la tête, mais leurs relations n’avaient pas été affectées pour autant. Depuis, non sans humour, Collop l’appelait parfois son « converti de cinq minutes ». Il faisait ainsi allusion non pas au temps qu’il avait fallu à Burton pour rallier le troupeau, mais au temps qu’il avait mis pour en ressortir définitivement.
Peu de temps après, Collop découvrit un deuxième converti en la personne de Goering. Au début, l’Allemand accablait Collop de sarcasmes et de railleries. Mais quand il se remit à la gomme à rêver et que les cauchemars recommencèrent, son attitude changea brusquement.
Deux nuits durant, ses gémissements, son agitation et ses cris empêchèrent ses deux compagnons de dormir. Le soir du troisième jour, il demanda de but en blanc à Collop s’il voulait l’admettre parmi les fidèles. Mais il fallait, disait-il, qu’il se confesse d’abord. Collop devait savoir quelle sorte de personne il avait été, non seulement sur la Terre mais ici.
Après avoir écouté jusqu’au bout des aveux où l’humiliation ne le cédait en rien à une complaisance douteuse, Collop lui répondit :
— Ami, je ne me soucie guère de ce que vous avez été. La seule chose qui compte, c’est ce que vous êtes et ce que vous voulez devenir. Je vous ai écouté uniquement parce que la confession est une libération pour l’âme. Je comprends votre trouble. Je vois que vous souffrez à cause de ce que vous avez fait, mais que vous éprouvez encore un certain plaisir à évoquer ce que vous avez été : un puissant parmi les hommes. Beaucoup de ce que vous m’avez dit m’est incompréhensible, car je ne connais pas bien votre époque. Mais quelle importance ? Aujourd’hui et demain, voilà ce qui nous intéresse. Ne nous occupons pas du reste.
D’après l’attitude de Collop, Burton avait l’impression qu’il était non pas inintéressé, mais sceptique quant à l’authenticité des prouesses de gloire et d’infamie que l’Allemand s’attribuait. Il y avait tellement d’imposteurs au bord du Fleuve que les vrais héros – ou les canailles authentiques – s’en trouvaient dépréciés. Ainsi, Burton avait déjà eu l’occasion de rencontrer trois Jésus-Christ, deux Abraham, quatre Richard-Cœur-de-Lion, six Attila, une douzaine de Judas (dont un seul connaissait l’araméen), un George Washington, deux Lord Byron, trois Jesse James, une série de Napoléon, un général Custer (qui parlait avec l’accent du Yorkshire), un Finn MacCool (qui ne connaissait pas un mot d’ancien irlandais), un Tchaka (qui parlait le zoulou, mais pas le bon dialecte) et quantité d’autres personnages historiques ou pseudo-historiques dont la bonne foi restait à prouver.
Quoi qu’un homme eût été sur la terre, il lui fallait se réaffirmer ici. Ce n’était pas toujours facile, car les conditions étaient radicalement différentes. Dans la plupart des cas, les puissants de la Terre se voyaient humiliés et réclamaient en vain l’occasion de prouver leur identité.
Pour des gens comme Collop, cette humiliation était un bienfait. D’abord l’humiliation, ensuite l’humilité, avait-il coutume de dire. De là découle tout naturellement l’humanité.
Goering s’était laissé prendre au piège du Grand Dessein – selon l’expression de Burton – parce qu’il était dans sa nature de choisir les solutions extrêmes, surtout en ce qui concernait l’usage des drogues. Tout en sachant que la gomme à rêver arrachait les plus noirs fragments des abîmes de son être pour les recracher à la lumière du jour, tout en se voyant torturé et écartelé, il continuait pourtant d’en absorber autant qu’il pouvait s’en procurer. Pendant quelque temps, jouissant grâce à sa nouvelle résurrection d’une forme physique intacte, il avait pu résister à l’appel de la drogue. Mais quelques semaines après son arrivée dans le secteur, il avait succombé de plus belle et les nuits résonnaient désormais de ses « Hermann Goering, je te hais ! »
— S’il continue comme ça, fit remarquer Burton à Collop, il finira par perdre la raison. Ou bien il se suicidera, ou encore il obligera quelqu’un à le tuer pour pouvoir échapper à lui-même. Mais à quoi bon se suicider, si c’est pour recommencer ailleurs ? Dites-moi franchement, ne croyez-vous pas que nous sommes en enfer ?
— Disons au purgatoire. La différence avec l’enfer, c’est qu’il nous reste encore l’espoir.