C’était la deuxième fois que Burton entendait prononcer le nom de Hitler et il était bien décidé à obtenir d’autres renseignements sur lui. Mais pour le moment, ils avaient assez bavardé. Il fallait réparer les huttes et poser les toitures. Ils se mirent tous à l’ouvrage. Ils coupèrent des herbes et grimpèrent à l’arbre à fer pour en détacher les longues feuilles triangulaires veinées de rouge. Leur technique laissait à désirer. Burton se promit de découvrir un spécialiste qui leur enseignerait l’art de faire tenir une toiture. Pour dormir, ils se contenteraient, pour le moment, de litières de feuilles et d’herbes séchées. Elles leur serviraient à la fois de matelas et de couvertures.
— Grâce à Dieu, ou à je ne sais qui, il n’y a pas d’insectes ici, dit Burton.
Il leva le gobelet de métal gris qui contenait encore deux doigts du meilleur scotch qu’il eût jamais goûté.
— A la santé de je ne sais qui. S’il nous avait ressuscités pour nous déposer sur une réplique exacte de la Terre, nous serions condamnés à partager notre lit avec dix mille espèces de vermines grouillantes, rampantes, volantes, griffues, crochues, dévoreuses et suceuses de sang.
Ils burent, puis allèrent s’asseoir autour du feu pour fumer et bavarder un peu. Le crépuscule était tombé. Le ciel s’était obscurci. Les étoiles géantes et les nébuleuses laiteuses, fantômes tout juste entrevus avant la tombée du soir, fleurirent de toutes parts. Le ciel s’était transformé en un glorieux embrasement.
— On dirait une illustration de Sime, fit remarquer Frigate.
Burton n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être une illustration de Sime. La moitié de la conversation, avec les gens qui n’étaient pas du dix-neuvième siècle, consistait à expliquer ou à se faire expliquer les références utilisées de part et d’autre.
Il se leva et alla s’asseoir près d’Alice, de l’autre côté du feu. Elle venait de revenir après avoir mis Gwenafra au lit dans une des huttes. Burton lui tendit un morceau de gomme en disant :
— Je viens d’en prendre la moitié. Veux-tu le reste ?
Elle lui jeta un regard sans expression en répondant :
— Non, merci.
— Nous avons construit huit huttes. La répartition par couples ne fait aucun doute à l’exception de Wilfreda, toi et moi.
— Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un doute.
— Ainsi, tu préfères dormir avec Gwenafra ?
Elle refusait de le regarder. Il resta encore quelques secondes accroupi à côté d’elle, puis retourna s’asseoir de l’autre côté du feu, près de Wilfreda.
— Passez votre chemin, sir Richard, lui dit-elle en plissant dédaigneusement la lèvre. Dieu m’est témoin que j’ai horreur de servir de second choix. Vous auriez pu être un peu plus discret avec elle. J’ai ma petite fierté, moi aussi.
Il demeura quelques instants silencieux. Sa première impulsion avait été de lui clouer le bec à l’aide d’une insulte bien sentie. Mais il reconnaissait qu’elle avait raison. Il avait été beaucoup trop méprisant envers elle. Même si elle avait fait le métier de putain, elle avait le droit d’être traitée comme un être humain. Surtout quand elle maintenait que c’était la faim qui l’avait acculée à la prostitution. Mais là, Burton était un peu sceptique. Trop de prostituées se croyaient obligées de trouver des excuses à leur entrée dans la profession. Trop d’entre elles avaient besoin de justifications morales. Pourtant, son comportement et son accès de rage envers Smithson semblaient indiquer que Wilfreda était sincère.
— Je ne voulais pas t’offenser, dit-il en se levant.
— Tu es amoureux d’elle ? demanda Wilfreda en le regardant curieusement.
— Je n’ai eu qu’une seule fois l’occasion de dire à une femme que je l’aimais.
— Ta femme ?
— Non ; elle est morte avant que j’aie eu le temps de l’épouser.
— Et tu es resté marié combien de temps avec l’autre ?
— Vingt-neuf ans, bien que cela ne te regarde pas.
— Dieu du ciel ! Pendant vingt-neuf ans, tu n’as pas trouvé le moyen de lui dire une seule fois que tu l’aimais ?
— Ce n’était pas nécessaire, fit sèchement Burton en se levant pour s’éloigner.
Il élut domicile dans la hutte déjà occupée par Monat et Kazz. Ce dernier ronflait bruyamment. Monat, appuyé sur un coude, fumait un joint de marijuana. Il préférait cela aux cigarettes ordinaires, car le goût lui rappelait davantage le tabac de sa planète. Mais la marijuana faisait peu d’effet sur lui. Par contre, les cigarettes ou les cigares lui donnaient quelquefois des hallucinations passagères, mais très riches en couleurs.
Burton décida de garder pour une autre occasion le reste de sa gomme à rêver, comme il l’avait baptisée. Il alluma un joint, tout en sachant que la marijuana risquait d’assombrir sa fureur et son sentiment de frustration. Il posa à Monat des questions sur sa planète natale, Ghuurrkh. Le sujet le passionnait, mais la marijuana le trahit et il dériva dans une torpeur où la voix du Tau Cetien devenait de plus en plus faible et lointaine.
« …vous cacher les yeux maintenant, les enfants ! » fit Gilchrist avec son rugueux accent écossais.
Richard regarda Edward à la dérobée. Edward sourit et mit sa main devant ses yeux, mais il devait sûrement regarder quand même entre ses doigts. Richard se cacha les yeux lui aussi, tout en restant sur la pointe des pieds. Son frère et lui étaient juchés sur des caisses, mais la foule qui se trouvait devant eux les forçait à tendre le cou pour bien voir.
La tête de la femme était maintenant en place dans la lunette. Ses longs cheveux bruns retombaient sur son visage. Il aurait voulu voir son expression tandis qu’elle regardait la corbeille qui l’attendait, ou plutôt qui attendait sa tête.
« Ne regardez pas maintenant, les enfants ! » répéta Gilchrist.
Il y eut un roulement de tambour, un cri bref, et le couperet tomba tandis que s’élevait de la foule une clameur mêlée de lamentations. La tête roula. Le sang jaillit du cou béant à gros bouillons inépuisables. Toute la foule fut aspergée. Richard se trouvait à cinquante mètres de l’échafaud, mais il en reçut sur les mains, entre les doigts, sur les joues, dans les yeux. Il ne voyait plus rien, ses lèvres étaient poisseuses et salées. Il se mit à hurler…
— Réveille-toi, Dick ! lui dit Monat en le secouant par l’épaule. Réveille-toi ! Tu as dû faire un cauchemar !
Frissonnant et haletant, Burton se dressa. Il se toucha les mains et le visage. Ils étaient mouillés, mais de transpiration.
— J’ai rêvé, dit-il. J’avais tout juste six ans. Je vivais en France, dans la ville de Tours, avec mon frère Edward. Notre tuteur, John Gilchrist, nous avait emmenés voir l’exécution d’une femme accusée d’avoir empoisonné toute sa famille. C’était une occasion, disait-il.
Tout le monde était excité. Gilchrist nous répétait de ne pas regarder quand le couperet de la guillotine tomberait, mais j’ai regardé. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Je me rappelle avoir ressenti une légère nausée au creux de l’estomac, mais ce fut ma seule réaction devant ce spectacle lugubre. Tout s’était passé comme si je m’étais dissocié de moi-même. J’avais eu l’impression d’assister à la scène au travers d’une vitre épaisse, comme si elle était irréelle. Ou comme si j’étais moi-même irréel.
Monat alluma un nouveau joint. La lueur fut suffisante pour que Burton le vît en train de hocher la tête :
— Quelles mœurs barbares ! Cela ne vous suffisait pas de tuer vos criminels, il fallait aussi que vous leur coupiez la tête en public ! Et vous permettiez aux enfants d’assister à cela !
— Ils étaient un peu plus humains, en Angleterre, dit Burton. Les criminels étaient pendus.
— Mais les Français, au moins, ne cachaient pas au peuple le sang répandu. Je ne sais pas si la foule se rendait compte qu’elle avait du sang sur les mains. Elle le savait inconsciemment, cependant. La preuve, c’est que… combien ? soixante-trois ans après ?…, tu fumes un peu de marijuana, et tu revis un incident dont tu étais persuadé qu’il ne t’avait jamais frappé. Mais cette fois-ci, tu as une réaction d’horreur. Tu hurles comme un enfant épouvanté. Tu fais ce que tu aurais dû faire sur le moment. Tout se passe comme si la marijuana avait libéré d’un seul coup des matériaux refoulés depuis tout ce temps.
— C’est possible, déclara Burton.
Il se tut pour mieux tendre l’oreille. Le tonnerre roulait au loin et il y avait des éclairs. Quelques instants plus tard, un bruit de trombe se rapprocha et les premières gouttes de pluie crépitèrent sur la toiture. Le même orage avait éclaté la nuit dernière, vers 3 heures du matin, comme en ce moment. Heureusement, le toit était bien fait et ne laissa passer aucune goutte d’eau. Par contre, la partie de la hutte adossée à flanc de colline laissa filtrer de l’eau. Mais ils ne furent pas incommodés grâce au matelas d’herbes et de feuilles qui les isolait du sol.
Burton bavarda avec Monat jusqu’au moment où la pluie cessa, environ une demi-heure plus tard. Monat s’endormit. Kazz ne s’était réveillé à aucun moment. Burton était incapable de trouver le sommeil. Jamais il ne s’était senti si seul. Il avait peur de retomber dans son cauchemar de tout à l’heure. Finalement, il sortit de la hutte et se dirigea vers celle où se trouvait Wilfreda. Il sentit l’odeur du tabac avant d’arriver sur le seuil. Le bout incandescent d’une cigarette était visible dans l’obscurité. Wilfreda était assise au milieu d’un tas d’herbes et de feuilles.
— Salut, dit-elle. J’espérais que tu viendrais…
— Le désir de possession est un instinct, déclara Burton.
— Je doute que ce soit un instinct chez l’homme, lui répondit Frigate. Quoique certains auteurs, dans les années 60 – je veux dire 1960, bien entendu –, aient tenté de démontrer que l’homme possédait un tel instinct, qu’ils appelaient « impératif territorial ».
— J’aime cette expression. Je trouve qu’elle sonne bien.
— Ça ne m’étonne pas qu’elle te séduise. Mais Ardrey et les autres voulaient surtout prouver que l’instinct de revendiquer un certain territoire avait été légué à l’homme par un lointain ancêtre primate qui était aussi un tueur, et que le goût de tuer demeurait très fort dans son héritage. Ce qui pouvait expliquer chez l’homme les frontières, le nationalisme, le patriotisme, la guerre, le capitalisme, le crime et ainsi de suite. Toutefois, l’autre école, celle des influences tempéramentales, soutenait que toutes ces choses sont conditionnées par la culture, ou la continuité culturelle de sociétés vouées depuis des temps immémoriaux à des conflits tribaux, aux guerres, aux meurtres et ainsi de suite. Changeons la culture, et le primate tueur disparaît. Il disparaît pour la simple raison qu’il n’a jamais été là en réalité, comme le petit homme dans l’escalier. Le tueur, c’était la société, et la société engendrait des tueurs avec chaque nouvelle génération de bébés. Mais il y a eu des sociétés, primitives, il est vrai, qui n’ont pas produit de tueurs. Ces sociétés étaient la preuve que l’homme ne descend pas d’un primate tueur. Ou plutôt, il en descend peut-être, mais ne porte plus en lui des gènes de tueur, pas plus qu’il ne porte les gènes d’une épaisse arcade orbitaire, ni d’un épiderme velu, ni d’une capacité crânienne réduite à 650 cm3.
— Tout cela m’intéresse beaucoup, fit Burton, et j’espère que nous pourrons approfondir ces théories plus tard. Pour le moment, je voudrais seulement te faire remarquer que presque tous les représentants ressuscités de l’humanité que nous voyons autour de nous sont issus de cultures qui ont pratiqué et encouragé la guerre, la violence, le crime, le viol et une large mesure de folie collective. C’est parmi ces gens-là que nous nous trouvons et c’est à eux que nous avons affaire. Il se peut qu’une nouvelle génération éclose ici un jour. Je ne sais pas. Il est trop tôt pour le dire, puisque nous ne sommes là que depuis une semaine. Mais que cela nous plaise ou non, nous vivons dans un monde peuplé de créatures qui se comportent, la plupart du temps, comme si elles étaient bel et bien des primates assoiffés de sang. En attendant, je crois que nous ferions mieux de nous occuper de notre maquette.
Ils étaient assis sur des tabourets de bambou, devant la hutte de Burton. Sur une petite table adossée à la hutte, il y avait un modèle réduit de bateau, en bois de pin et en bambou. C’était un catamaran dont la double coque était surmontée d’une plate-forme entourée d’une rambarde basse. Il avait un mât élevé, une voile aurique, un foc ballon et une superstructure à l’arrière de laquelle était fixée la roue de gouvernail. Burton et Frigate avaient fabriqué cette maquette à l’aide de leurs couteaux de pierre et des ciseaux fournis par leurs graals. Burton avait décidé d’appeler le bateau – quand il serait construit — Le Hadji. Il avait, en effet, l’intention de lui faire accomplir un pèlerinage, mais pas à La Mecque. Le projet de Burton était de remonter le Fleuve (la majuscule était devenue de rigueur) jusqu’à ce que son cours ne soit plus navigable.
Les deux hommes avaient été amenés à parler d’« impératif territorial » en raison des obstacles qu’ils s’attendaient à rencontrer quand ils entreprendraient la construction du bateau. Les gens de la région s’étaient en effet plus ou moins installés partout. Ils avaient délimité leurs propriétés et construit des habitations de toutes sortes, allant de la simple cabane aux demeures les plus somptueuses, en pierre ou en bambou, qui comprenaient parfois un étage et quatre ou cinq pièces. La plupart se dressaient à proximité des pierres à graal, le long du Fleuve ou au pied de la montagne. D’après le recensement que Burton avait effectué deux jours avant, il devait y avoir une densité moyenne de cent personnes au kilomètre carré. Pour chaque kilomètre carré de plaine de part et d’autre du Fleuve, il y avait environ deux kilomètres carrés et demi de collines. Mais Burton estimait que moins d’un tiers de la superficie des collines était habitable. Par contre, la topographie était telle qu’un petit groupe pouvait s’y sentir plus en sécurité qu’au milieu de la plaine. En fait, dans les trois zones qu’il avait recensées, Burton avait trouvé la même répartition de peuplement, déterminée avant tout par la proximité des pierres à graal. Un tiers avait choisi celles du bord du Fleuve et un autre tiers celles des collines. Le reste était disséminé un peu partout.
Malgré la densité de population, la plaine était presque déserte dans la journée. Ses habitants étaient dans les bois ou au bord du Fleuve, occupés à pêcher. Quelques-uns avaient eu l’idée de fabriquer une pirogue en évidant un tronc d’arbre, ou de construire un radeau de bambou. Ils voulaient sans doute pêcher au milieu du Fleuve, ou bien partir en exploration, comme Burton.
Les bouquets de bambous avaient vite été épuisés, mais tout indiquait qu’ils repousseraient très vite. Burton estimait qu’il ne fallait pas plus d’une dizaine de jours à une pousse pour atteindre quinze mètres de haut.
Le groupe avait travaillé dur et accumulé assez de bois et de bambou pour la construction du bateau. Cependant, pour tenir les voleurs à distance, ils avaient dû couper d’autres arbres afin de pouvoir dresser une solide palissade autour du campement. Ils l’avaient achevée le même jour que la maquette du catamaran. L’ennui, c’est qu’ils ne pouvaient songer à construire le bateau sur place. Il y aurait trop d’obstacles à contourner ou à franchir au moment de le mettre à l’eau.
— Mais si nous quittons ce campement pour aller établir un chantier ailleurs, nous nous heurterons à d’innombrables oppositions, avait dit Frigate. Il n’y a pas un centimètre carré de plaine qui ne soit revendiqué par quelqu’un. Déjà, pour arriver jusqu’à un endroit plat, il faut empiéter sur le territoire des gens. Jusqu’à présent, personne n’a essayé de faire respecter strictement ses droits de propriété, mais les choses peuvent changer d’un moment à l’autre. Et puis, même si tu établis le chantier en bordure de la plaine, dans l’idée de traîner par la suite le bateau jusqu’au Fleuve, il faudra organiser une surveillance de jour et de nuit si tu ne veux pas qu’il soit volé ou détruit par ces barbares.
Il songeait aux huttes saccagées en l’absence de leurs propriétaires, aux points d’eau inutilement souillés ou aux habitudes antihygiéniques d’une partie de la population locale qui refusait de se servir des latrines édifiées par quelques-uns pour le mieux-être de tous.
— Nous construirons de nouvelles maisons et un chantier aussi près de la plaine que nous pourrons nous en approcher, fit Burton. Ensuite, nous abattrons les arbres qui nous gênent et nous attaquerons quiconque nous refusera le droit de passage.
Ce fut Alice qui alla trouver un groupe de personnes qui occupaient trois huttes en bordure de la plaine. Ils n’aimaient pas cet emplacement trop exposé, et elle n’eut aucun mal à les persuader de faire l’échange. Elle n’avait parlé à personne de cette démarche. Dès que l’accord fut officiellement conclu, les trois couples emménagèrent dans le campement de Burton. C’était un mardi, le douzième jour après la Résurrection. Par convention, il était établi que le Jour de la Résurrection était un dimanche. Ruach disait qu’il aurait préféré qu’on l’appelle samedi, ou même simplement le « premier jour ». Mais la majorité étant non juive, elle en avait décidé autrement, et il ne pouvait que suivre le mouvement. Il avait planté un bambou devant sa hutte et chaque matin, en se levant, il faisait une encoche sur ce calendrier improvisé pour tenir le compte des jours.
Il fallut quatre journées de labeur pour transporter tout le bois sur le nouveau chantier. Entre-temps, les couples italiens avaient décidé qu’ils en avaient assez de « s’user les mains jusqu’à l’os » pour construire un bateau qui les conduirait dans un endroit probablement semblable à celui où ils se trouvaient déjà. Après tout, il était évident qu’ils avaient été ressuscités pour pouvoir se payer un peu de bon temps. Sinon, à quoi servaient l’alcool, les cigarettes, la marijuana, la gomme à rêver et la nudité ?
Le groupe se sépara sans rancune de part et d’autre. Il y eut même une petite fête en l’honneur de leur départ. Le lendemain, qui était le vingtième jour de l’an I après la Résurrection, deux événements se produisirent, dont le premier résolut une énigme et le second en créa une autre, quoique de mineure importance.
Le groupe avait traversé la plaine à l’aube pour se rendre à la pierre à graal. Là, ils avaient trouvé deux hommes endormis qui s’étaient réveillés aussitôt mais avaient eu un comportement étrange, comme s’ils étaient totalement désorientés. Le premier était grand, au teint brun, et parlait une langue que personne ne connaissait. L’autre était également très grand, de carrure athlétique. Il avait les yeux gris et les cheveux bruns. Ils ne le comprirent pas non plus au début, mais Burton s’aperçut, au bout d’un moment, que la langue qu’il parlait n’était autre que de l’anglais. Il s’agissait d’un dialecte du Cumberland parlé sous le règne d’Edouard Ier, quelquefois appelé « Longues-Jambes ». Une fois que Frigate et Burton eurent appris à identifier les sons et à opérer certaines transpositions, ils purent avoir une conversation à peu près normale avec lui. Pour Frigate, cependant, bien qu’il eût étudié le moyen et le vieil anglais, beaucoup de tournures et usages grammaticaux demeuraient obscurs, et Burton dut faire l’interprète à plusieurs reprises.
John de Greystock était né au manoir de Greystoke, dans la région du Cumberland. Il avait accompagné le roi Edouard Ier en France, lors de l’invasion de la Gascogne, où il s’était illustré, à l’en croire, par de hauts faits d’armes. Par la suite, il avait été appelé à siéger au Parlement sous le nom de baron Greystoke, et était retourné participer aux guerres de Gascogne. Il avait fait partie de la suite de l’évêque Anthony Bec, patriarche de Jérusalem. Pendant les vingt-huitième et vingt-neuvième années du règne d’Edouard, il s’était à nouveau battu contre les Ecossais. Il était mort en 1305, sans enfants, en laissant son manoir et sa baronnie à son cousin Ralph, du Yorkshire, fils de Lord Grimthorpe.
Il avait été ressuscité quelque part sur la rive du Fleuve, en compagnie de quatre-vingt-dix pour cent environ d’Anglais et d’Ecossais du quatorzième siècle, le reste consistant surtout en Sybarites de l’Antiquité. Sur la rive opposée du Fleuve, il y avait un mélange de Mongols de l’époque de Kublaï-Khân et d’une peuplade à la peau foncée que Greystock avait été incapable d’identifier. D’après sa description, il s’agissait sans doute d’Indiens d’Amérique du Nord.
Le dix-neuvième jour après la Résurrection, les sauvages avaient traversé le Fleuve. Apparemment, ils n’avaient pas d’autre raison d’attaquer que la perspective d’un bon combat, ce en quoi ils ne furent pas déçus. Les seules armes étaient les bambous et les graals, car cette région était très pauvre en silex. John de Greystock avait terrassé dix Mongols avec son graal avant d’être lui-même assommé par une grosse pierre et transpercé par la pointe durcie au feu d’un javelot de bambou. Il s’était réveillé nu, muni de son seul graal – ou bien d’un autre – près de ce rocher en forme de champignon.
Le deuxième homme expliqua par gestes ce qui lui était arrivé. Il était en train de pêcher au milieu du Fleuve quand sa ligne avait été soudain attirée vers le fond par quelque chose de si puissant qu’il avait été lui aussi entraîné dans l’eau. En remontant à la surface, il avait bêtement heurté le fond de sa barque et s’était noyé.
Ainsi, la question du sort réservé à ceux qui mouraient dans cette après-vie était résolue. Pourquoi ils ne renaissaient pas près de l’endroit où ils étaient morts, cela, c’était un autre mystère.
Le second événement inhabituel fut l’absence de nourriture dans les graals à la distribution de midi. Mais les cylindres n’étaient pas vides. Ils contenaient chacun six carrés de tissus de couleurs, motifs et formats variés. Certains étaient visiblement conçus pour être portés autour de la taille, comme des kilts. Ils étaient munis à un bord d’un système de fermeture par simple contact. D’autres étaient plus légers et presque transparents. On pouvait les porter comme soutien-gorge, par exemple. La matière dont ils étaient faits était douce et spongieuse, mais d’une résistance à toute épreuve. Même le bambou le plus pointu ou le silex le plus aiguisé ne pouvait l’entamer.
L’humanité poussa un hourra collectif quand elle découvrit ce « linge ». La plupart des hommes et des femmes s’étaient habitués, ou du moins résignés, à rester tout nus, mais ceux qui avaient le moins de souplesse, ou le plus de sens esthétique, trouvaient que l’étalage des organes génitaux humains était quelque chose de laid, voire de répugnant. Maintenant, tout le monde avait des kilts, des turbans et des soutiens-gorge.
Les turbans, pour beaucoup, étaient particulièrement bienvenus en attendant que les cheveux finissent de repousser. Mais même plus tard, les gens devaient s’habituer à les garder.
Les poils poussaient partout sauf au visage. Burton s’en désolait. Il avait toujours été fier de ses grosses moustaches et de sa barbe fourchue. Il prétendait que sans elles, il se sentait plus nu que sans son pantalon. Cela avait faire rire Wilfreda, qui lui avait dit :
— Je suis contente que tu ne les aies plus. J’ai toujours détesté tous ces poils sur le visage des hommes. Pour moi, embrasser un homme qui a de la barbe, c’est pire que fourrer sa tête dans un vieux matelas de crin éventré.