Chapitre 6. Prisonnier dans le château des Carpathes !

Le lendemain, Franz deTélek se réveille très tôt. Il doit quitter le village de Werst dans la matinée. Il veut visiter les villes de Petrosenv et de Livadzel, s’arrêter une journée à Karlsburg, et passer quelque temps à Kolosvra, la capitale de la Transylvanie. Ensuite il prendra le train pour parcourir les provinces de la Hongrie centrale.

Depuis la terrasse, Franz observe le château des Carpathes. Va-t-il prévenir la police à Karlsburg ? Il l’a dit hier, mais, ce matin, il hésite.

Qu’est devenu le baron Rodolphe de Gortz ? Est-il mort? Vit-il encore? Peut-il habiter dans le château? Orfanik, cet étrange savant, est-il avec lui? Orfanik est-il l’auteur des phénomènes étranges du château? Et, dans ce cas, Franz doit-il s’occuper des affaires de Gortz ? Toutes ces questions troublent le jeune homme. Rotzko le rejoint sur la terrasse :

— Mon maître, Gortz est peut-être dans le château, mais nous devons l’y laisser.

— Tu as raison, Rotzko. Les habitants de Werst savent comment régler ce problème.

— Bien sûr, ils peuvent prévenir eux-mêmes la police de Karlsburg.

— Dans ce cas, nous nous mettrons en route après le déjeuner. Mais, nous ferons un détour [71] vers le Plesa.

— Pourquoi?

— Je désire voir cet étrange château des Carpathes de plus près. Mais, surtout, ne dis rien aux villageois.

Rotzko n'est pas content de ce détour. Mais Franz veut voir le château. Est-ce à cause de la voix de la Stilla dans l’auberge hier soir? A-t-il rêvé ou non?

A midi, Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et de nombreux habitants viennent dire au revoir au comte. Nic Deck est là aussi. Il se sent déjà beaucoup mieux. D’après le docteur Patak, c'est grâce à ses soins.

— Monsieur le comte, dit Koltz, n’oubliez pas de prévenir la police à Karlsburg.

— Je vais le faire. Mais, si je n’ai pas le temps, faites-le vous-mème. Les gendarmes peuvent régler cette affaire en moins de quarante-huit heures.

— Sauf si des esprits habitent dans le château, dit Frik.

— Ce n’est pas un problème, répond Franz. Les bottes des gendarmes ne resteront pas collées sur le sol…

— Vous pensez encore que j’ai rêvé? dit le docteur Patak.

— Je ne pense rien.

Les deux hommes saluent les villageois et s’en vont. Après deux heures de marche, ils s’arrêtent pour se reposer. C’est à cet endroit qu’ils doivent bifurquer [72] pour prendre la direction du château. Le comte ne dit rien. Il est dans ses souvenirs. L'idée que le baron de Gortz se cache peut-être au fond du château le rend nerveux. Rotzko veut lui dire «Il est inutile d’aller vers ce château. Partons!». Mais il se tait, car il obéit toujours au comte comme un militaire [73]. Une demi-heure plus tard, les deux hommes prennent donc la direction du château. Le chemin à travers les arbres est difficile et il leur faut une heure pour rejoindre la route du col de Vullcan. Ils passent le col vers cinq heures.

Ils ont ensuite besoin d’une heure pour atteindre le plateau d’Orgall. Ils doivent marcher sur des éboulis [74] de pierres. Cela rend la progression lente et dangereuse. Franz va-t-il abandonner devant ces difficultés? Rotzko l’espère, mais il n’en est rien.

A sept heures et demie, les deux hommes arrivent devant le château et son fameux arbre. Franz regarde la construction en silence. Il imagine les salles, les couloirs et tous les coins secrets à l’intérieur. Rodolphe de Gortz peut facilement se cacher dedans. Plus il y pense et plus il le croit.

Pourtant, il n’y a pas de trace de vie autour du donjon: pas de fumée, pas de bruit derrière les fenêtres fermées, même pas un cri d’oiseau. Rotzko reste à l’écart [75]. Il laisse son maître tranquille. Mais, quand le soleil disparait derrière le massif du Plesa, la vallée des deux Sils devient sombre et Rotzko dit:

— Le soir arrive. Il est bientôt huit heures. Il est temps de partir.

— Encore un instant.

— Il nous faut une heure pour retrouver la route du col.

— Encore quelques minutes.

— La nuit, il sera difficile de passer au milieu des roches.

— D'accord… partons alors. Je te suis.

Mais le comte semble retenu par le château. Ses jambes sont-elles immobiles comme celles du docteur ? Non, il peut bouger. Il peut même faire le tour du château. Mais veut-il le faire ?

— Vous venez, mon maître ?

— Oui… Oui…

Mais il reste immobile.

Puis, soudain, une forme apparaît au-dessus des murs du bastion. C’est une femme dans un long vêtement blanc. Ses cheveux sont défaits et elle tend ses mains. Est-ce le costume de la Stilla lors de sa dernière représentation ? Oui, et c’est bien la Stilla ! Elle tend les mains vers le jeune comte et le regarde dans les yeux.


— Elle!… Elle!… s'écrie-t-il.

Il veut courir vers elle, mais Rozko le retient. Puis, la Stilla disparait.

— Elle… elle… vivante.

Franz se souvient de la Stilla morte sur la scène, mais il vient de la voir vivante ! Ainsi, la Stilla n'est pas morte au théâtre ! Quand on a transporté Franz à son hôtel, le baron Rodolphe a enlevé sa future femme. Au cimetière de Naples, le lendemain, la population a suivi un cercueil[76] vide. Et son amour est enfermé depuis cinq ans au milieu des montagnes de Transylvanie ! Il ne peut pas le croire, mais c’est une certitude [77] puisqu’il vient de voir la Stilla. La Stilla est vivante et elle est prisonnière dans le château ! Il doit la sauver.

— Rotzko, écoute-moi: je dois arriver jusqu'à elle ce soir !

— Non, mon cher maitre, demain.

— Ce soir, elle m'a vu, elle m’attend !

— Dans ce cas, je viens avec vous.

— Non, j’irai seul.

— Comment allez-vous faire? Nic Deck n’est pas entré dans le château.

— Moi, je le peux… Je chercherai et je trouverai… Mais nous devons nous séparer… Tu vas aller à Werst… non… descends au village de Vulkan… Restes-y cette nuit… si je ne reviens pas demain matin… va… non attends encore quelques heures… puis pars pour Karlsburg… préviens la police… reviens avec des policiers… et attaquez le château. Il faut la délivrer… Va !

Franz s’éloigne déjà et Rotzko obéit à son maitre. Il descend les pentes du plateau d'Orgall et se dirige vers la route du col de Vulkan.

Comment arriver jusqu’à la Stilla ? Comment la sortir du château ? Franz ne sait pas. Nic Deck n’a pas réussi. Mais lui, Franz, il n’est pas là pour se promener. L'amour et la passion le poussent. Il réussira !

Franz marche le long des murs. La nuit rend la marche difficile et dangereuse. Il peut tomber au fond du fossé, heurter une roche ou faire tomber des pierres. Il arrive devant le deuxième bastion. Mais ensuite, d'énormes rochers barrent le chemin. Il escalade un rocher et passe entre deux autres. Les chardons déchirent ses mains, des orfraies [78] passent près de son visage et s’envolent avec un cri horrible.

Pourquoi la cloche ne sonne pas ? Pourquoi n’y a-t-il pas cette forte lumière dont Nic Deck a parlé. Franz ne peut pas se guider sans ce son et cette lumière. La nuit autour de lui est sombre. Est-il perdu ? A-t-il déjà dépassé le pont-levis ? S’est-il éloigné du château ? Il s’arrête, fou de rage. De quel côté doit-il aller ? Doit-il attendre le jour ? Mais les habitants du château le verront et il ne pourra pas les surprendre. Il doit entrer cette nuit ! Mais comment faire? Il ne sait pas où il est, il ne sait pas où aller.

— Stilla, s’écrie-t-il. Ma Stilla.

Peut-elle l’entendre ? Peut-elle lui répondre ?

Vingt fois, il l’appelle. Soudain, une lueur lui permet d’apercevoir les murs du château. Elle vient du donjon central. C’est sûrement la Stilla ! Elle l’aide! C’est sur, elle l’a reconnu tout à l’heure, elle lui montre le chemin vers la poterne.

Franz se dirige vers cette lumière. Mais comment pourra-t-il entrer ? D’après Nic Deck, le pont-levis est levé et la poterne est fermée. Franz avance encore et… le pont-levis est baissé ! Il ne réfléchit pas et le franchit. Puis, il met la main sur la porte et… la porte s’ouvre ! Franz se précipite à l’intérieur. Au même instant, le pont-levis se relève et ferme la poterne.

Le comte Franz de Télek est maintenant prisonnier dans le château des Carpathes.


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