Chapitre 2 Une voix de l’autre monde

Werst n'est pas sur les cartes, car ce n’est pas un village important. Il est même moins important que son voisin, Vulkan. Le travail dans les mines a permis le développement de villages proches. Mais Werst et Vulkan sont aujourd hui comme ils étaient il y a cinquante ans. Et ils seront toujours les mêmes dans un demi-siècle.

Werst a entre quatre et cinq cents habitants. Ils sont cultivateurs [23], gardiens de la frontière ou infirmiers de la quarantaine [24]. Les troupeaux de bœufs, de moutons et de porcs, les marchands de viande, de fruits et de céréales, et les rares voyageurs empruntent son unique rue.

Pourtant la région est riche. Son sol contient de nombreux trésors: du sel, du plomb, du mercure, du fer, du charbon et même de l’or [25]! Bien sur, il y a des installations modernes dans les villages de Torotzko ou de Lonvai. On y trouve même des magasins et de belles maisons. Mais à Werst et à Vulkan, il n'y a rien de tout cela.

Il y a une soixantaine de maisons plus ou moins en bon état à Werst. Leurs murs sont en terre et elles ont un seul étage. Mais elles ont aussi du charme avec leurs fleurs aux portes et aux fenêtres, leur vue sur les montagnes et le ciel bleu.

À Werst, on parle le roumain et on est chrétiens. La civilisation traverse les montagnes, dit-on. Eh bien, elle ne passe pas à travers celle des Carpathes. Werst est en effet le village le moins développé de la région. On naît, on grandit, on meurt à Werst et on ne le quitte jamais.

Mais le village a quand même un maître d’école et un juge.

Le magister Hermod enseigne tout ce qu'il connaît. C'est-à-dire lire, écrire et compter. C’est tout. Science, histoire, géographie, littérature? Non! Par contre, il connaît très bien les chants populaires et les légendes du pavs.

Le juge, maître Koltz, est un petit Roumain d'une soixantaine d'années. Ses cheveux sont gris et très courts et sa moustache est noire. Ses yeux sont doux, mais ils ne sont pas vifs. Il est fort comme un habitant des montagnes. Il porte un grand chapeau sur la tête, une ceinture sur le ventre, une veste sans manche, un pantalon court et de hautes bottes de cuir. Il est aussi le maire de Werst et s’occupe du village sans oublier son intérêt. Par exemple, il touche de l'argent [26] sur tous les achats et les ventes dans le village. De plus, les étrangers lui pavent une taxe de passage.

Les pavsans de la région sont pauvres, mais maître Koltz, lui, vit bien. Il a des terres pour ses troupeaux et pour ses cultures. Il vend le vin de ses vignes (sauf celui de son importante consommation personnelle). Bien sûr, sa maison en pierre est la plus belle du village! Des légumes et des arbres fruitiers poussent dans le jardin. A l'intérieur, il y a des pièces pour manger et d’autres pour dormir. Elles sont meublées avec des lits, des tables, des bancs, des armoires… Des portraits des patriotes [27] roumains décorent les murs.

La femme du juge est morte depuis dix ans. Miriota, sa fille de vingt ans, vit avec lui dans la grande maison. Elle est gracieuse, blonde avec des veux bruns et un regard très doux. Toute la région aime sa chemisette, sa jupe, ses petites bottes en cuir jaune et son mouchoir sur la tète. Cette belle fille riche s'occupe bien de sa maison et sait lire, écrire et calculer grâce à maitre Hermod. De plus, elle connaît toutes les légendes du pavs. Et elle les croit toutes vraies.

Miriota est la fiancée de Nicolas Deck, un forestier de vingt-cinq ans, grand et fort, à la chevelure noire et au regard franc. Nic plaît au père de Miriota, car il a des terres dans les environs de Werst. Nic plaît à Miriota, car il est beau et gentil. Une grande fête aura lieu dans quinze jours pour leur mariage. Après, Nic habitera dans la maison de Koltz. Ainsi, Miriota n'aura plus peur d'entendre une porte grincer [28] ou de voir apparaitre un fantôme.

Les deux autres notables de Werst sont le magister et le médecin.

Le magister Hermod est un gros homme de cinquante-cinq ans à lunettes et à pipe. Il a quelques cheveux sur sa tête. Il a un tic [29] sur la joue gauche. Pour lui, l'écriture est plus importante que les connaissances. C’est pourquoi il passe son temps à tailler les plumes de ses élèves.

Le médecin Patak est un petit homme avec un gros ventre, âgé de quarante-cinq ans. Il ne connaît pas la médecine et est en réalité infirmier de la quarantaine. Mais l’air de la région est excellent et on n’est jamais malade à Werst. Patak ne croit pas aux légendes sur le château. Depuis des années, il dit:

— Demandez-moi d’aller au château, et j'y vais.

Mais personne ne lui demande.

Revenons maintenant à la terrasse du village: Frik et une vingtaine d’habitants y sont rassemblés.

— Qui a allumé le feu? demande une vieille femme.

— Le Chort, dit Frik, le diable [30]!

Tous regardent vers le château et voient très bien la fumée (même si, en fait, ils sont trop loin pour la voir). Mais pour comprendre leur réaction, le lecteur doit croire aux phénomènes surnaturels, comme eux. Avant, le château faisait peur, car il était vide. Aujourd’hui, il fait peur, car il est habité!

À Werst, l’auberge du Roi Mathias est le heu préféré pour boire et parler. Elle se trouve en face de la maison de Koltz, juste de I'autre côté de la terrasse. Un brave Juif de soixante ans, Jonas, est son propriétaire.

L’auberge est une vieille maison en bois et en pierre sans étage. Elle est en mauvais état, mais elle est agréable. On entre dans sa grande salle depuis la terrasse par une porte vitrée. On y trouve des tables et des tabourets pour s’asseoir. Deux fenêtres ouvrent côté terrasse. Deux autres fenêtres donnent sur la vallée du Vulkan. L'une des fenêtres reste toujours fermée. Un torrent, le Nyad, coule juste en dessous. A droite de la grande salle, il y a une demi-douzaine de chambres pour les rares visiteurs. La chambre de Jonas est une petite pièce avec une petite fenêtre qui donne sur la terrasse.

Le soir du 29 mai, les grosses têtes [31] de Werst se réunissent à l’auberge: il y a maître Koltz, le magister Hermod, le forestier Nic Deck, une douzaine d'habitants et le berger Frik. Le docteur Patak n’est pas là, car il est près d’un malade qui va bientôt mourir.

II viendra à l’auberge quand le mort n’aura plus besoin de lui.

Tous parlent de la fumée au château et, en même temps, ils mangent et ils boivent. Jonas sert du «mamaliga» (un gâteau de maïs) et des verres de «rakiou» (une liqueur forte qu'on boit en grande quantité dans cette région).



A huit heures et demie du soir, ils sont tous d'accord: si le château est habité, il devient dangereux pour le village. Mais que faire?

— C'est très grave, dit Koltz, les étrangers ne venaient déjà pas beaucoup…

— Ils ne viendront plus du tout maintenant, ajoute Jonas.

— Des habitants veulent quitter le village, dit un buveur.

— Moi, par exemple, dit un paysan, je vends mes vignes et je pars.

— Mais vous ne trouverez pas d'acheteur, dit Jonas.

Sans voyageurs, Jonas ne gagne pas d’argent; sans étrangers, Koltz ne perçoit pas la taxe; sans acheteurs, les propriétaires ne peuvent pas vendre. Cette situation existe depuis des années, mais aujourd'hui, elle est pire!

— Peut-être faut-il aller voir, dit Frik d'une voix hésitante.

— Il a raison, dit Jonas. Une main a allumé ce feu et…

— C’est peut-être une griffe [32], dit un vieux paysan.

— Main ou griffe, il faut savoir, dit Jonas.

— Qui sont-ils? s’écrie Koltz.

— Des êtres surnaturels, répond Hermod. Ou peut-être des lamies, ces monstres qui se présentent sous la forme de belles femmes…

Tous regardent par la fenêtre: aperçoivent-ils ces créatures?

— Mais pourquoi des esprits allument un feu? demande Jonas. Ils ne cuisinent pas.

— C'est pour leur sorcellerie, dit Frik.

— Bien sûr! ajoute Hermod.

Tout le monde est d'accord: des êtres surnaturels sont installés dans le château des Carpathes.

Nic Deck écoute sans parler. Il s’intéresse depuis longtemps au château. Mais Miriota l'empêche d’y aller. D’ailleurs, personne ne veut y aller: Koltz se trouve trop vieux, Hermod doit garder son école, Jonas a son auberge, Frik doit garder ses moutons et les autres paysans doivent s'occuper de leurs animaux.

A cet instant, la porte de l’auberge s’ouvre brusquement et les notables prennent peur! Mais c’est le médecin Patak (personne ne le prend pour une belle et dangereuse lamie)! Son client est mort.

— Alors les amis, dit-il, vous parlez encore du château du diable! Mais laissez-le fumer, ce château. Hermod aussi fume toute la journée! Les revenants ont fait du feu? Pourquoi pas. Ils ont froid ou bien ils font du pain.

Le maitre Koltz lui demande alors:

— N’avez-vous pas dit: «Demandez-moi d’aller au château, et j'y vais.»?

— Je l'ai dit et je peux le répéter.

— Il faut le faire, dit Hermod.

— Le faire?

— Nous vous le demandons.

Le visage du docteur devient blanc. Les autres insistent.

— Vous êtes sérieux, dit Patak, je dois aller au château? Mais, réfléchissez mes bons amis…

— Nous avons réfléchi.

— Pourquoi aller la-bas? De braves gens sont installés au château et…

— Ils ont peut-être besoin d'un docteur.

— Dans ce cas, je peux y aller, mais qui me paiera?

— Nous, disent plusieurs clients de l'auberge. Vous n’avez pas peur, car vous ne croyez pas aux esprits.

— Mais si quelqu'un a besoin de moi au village?

— Il n’y a pas de malade à Werst, dit Koltz.

— Etes-vous prêt à y aller? demande Jonas.

— Non, dit le docteur. Je n'ai pas peur, mais pourquoi y aller pour une fumée. Je n'irai pas.

Soudain, Nic Deck dit:

— J’irai moi. Mais à une condition: Patak vient avec moi.

— Moi? dit Patak. C'est peut-être une belle promenade, mais il n’y a plus de route jusqu'au château…

— Je l’ai dit, j’irai, dit Nic Deck.

— Mais moi, je n’ai rien dit, dit Patak.

— Si, vous l’avez dit! dit Jonas

— Oui, oui, disent tous les clients.

Le médecin ne veut pas devenir la risée [33] de toute la région. Alors, il accepte à contrecœur [34].

— Nous partons demain dans la matinée, dit Nic Deck.

Un long silence suit ces paroles, puis, soudain, on entend une voix:

— Nicolas Deck, ne va pas demain au château ou un malheur t’arrivera!

Qui a parlé? Personne ne connaît cette voix.

C’est une voix surnaturelle, une voix de l’autre monde.

Tout le monde a peur. Seul Nic a le courage de chercher dans la salle et dans les chambres. Mais il ne trouve personne.



Quelques instants plus tard, tout le monde rentre chez soi. Jonas reste seul et ferme sa porte à double tour.

Le village a très peur.

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