9

Damon travailla longtemps dans le petit laboratoire, et finit par abandonner, dégoûté. Impossible de faire du kirian comme on le faisait à Arilinn. Il n’avait ni les connaissances, ni, conclut-il après un examen approfondi du matériel, les appareils nécessaires. Il regarda sans enthousiasme la grossière teinture qu’il était parvenu à faire. Il n’avait guère envie de l’expérimenter sur lui-même, et il était certain que Callista la refuserait. Mais il disposait de beaucoup de matière première, et il ferait peut-être mieux un autre jour. Il devrait peut-être commencer avec un extrait d’éther. Il demanderait à Callista. Jetant les résidus de son travail et se lavant les mains, il pensa soudain à Andrew. Où était-il allé ? Mais quand il remonta, Callista dormait encore, et son inquiétude étonna Ellemir.

— Andrew ? Non, je croyais qu’il était toujours avec toi. Veux-tu que je vienne…

— Non, reste avec Callista.

Il pensa qu’Andrew devait parler avec les hommes, ou qu’empruntant les tunnels, il était allé donner des ordres aux écuries. Mais Dom Esteban, qui dînait frugalement en compagnie d’Eduin et Caradoc, fronça les sourcils à ses questions.

— Andrew ? Je l’ai vu boire avec Dezi dans le hall inférieur. Vu ce qu’il a avalé, il doit être en train de dormir quelque part. Quelle tenue, remarqua-t-il avec mépris, de s’enivrer jusqu’à l’inconscience alors que sa femme est malade ! Comment va Callista ?

— Je ne sais pas, dit Damon, réalisant que Dom Esteban savait.

Comment pouvait-il en être autrement, Callista étant malade au lit, et Andrew ivre mort quelque part ? Mais l’un des tabous les plus forts de Ténébreuse était celui qui séparait les générations. Même si Dom Esteban avait été le propre père de Damon et non pas celui d’Ellemir, la coutume lui aurait interdit de discuta cette réponse.

Damon fouilla la maison, commençant par les endroits logiques, puis continuant par les illogiques. Il réunit enfin les serviteurs, et apprit que personne n’avait vu Andrew depuis le milieu de l’après-midi, quand il buvait avec Dezi dans le hall inférieur.

Il fit appeler Dezi, craignant soudain qu’Andrew, ivre et encore peu au fait du climat de Ténébreuse, ne soit sorti en sous-estimant la violence du blizzard.

— Où est Andrew ? demanda-t-il au jeune homme quand il se présenta devant lui.

Dezi haussa les épaules.

— Qui sait ? Je ne suis ni son gardien ni son frère de lait !

Dezi détourna les yeux, mais Damon avait eu le temps d’y voir un éclair de triomphe, et soudain, il sut.

— Parfait, dit-il, très sombre. Où est-il, Dezi ? Tu es le dernier à l’avoir vu.

Le jeune homme haussa les épaules, maussade.

— Reparti d’où il est venu, je suppose. Bon débarras !

— Par ce temps ? dit Damon, considérant avec consternation la tempête qui faisait rage dehors.

Puis il se retourna contre Dezi, avec une violence telle que le jeune homme recula.

— Tu as quelque chose à voir avec ça ! dit-il furieux. Je m’occuperai de toi plus tard. Pour le moment, il n’y a pas de temps à perdre.

Il le quitta en toute hâte, appelant les serviteurs à grands cris.

Andrew s’éveilla lentement, les pieds et les mains brûlants de souffrance. Il était emmailloté de pansements et de couvertures. Ferrika se penchait sur lui, un breuvage chaud à la main, et le faisait boire en lui soutenant la tête. Les yeux de Damon sortirent peu à peu du brouillard, et Andrew réalisa confusément que Damon était sincèrement inquiet. Il l’aimait. Ce qu’Andrew avait pensé, c’était faux.

— Nous t’avons retrouvé juste à temps, dit Damon avec douceur. Encore une heure, et nous n’aurions pas pu sauver tes pieds et tes mains. Encore deux heures, et tu étais mort. Qu’est-ce que tu te rappelles ?

Andrew s’efforça de rappeler ses souvenirs.

— Pas grand-chose. J’étais saoul, dit-il. Désolé, Damon, je dois avoir eu un moment de folie. Je n’arrêtais pas de penser : Va-t’en, Callista ne veut pas de toi. C’était comme une voix à l’intérieur de ma tête. Alors, c’est ce que j’ai essayé de faire, de m’en aller… Je suis désolé d’avoir causé tous ces problèmes, Damon.

— Tu n’as aucune raison d’être désolé, toi, dit Damon, très sombre, en proie à une rage presque palpable, qui l’entourait d’une aura écarlate.

Andrew, sensibilisé, le vit sous la forme d’un réseau d’énergies, et non plus comme le Damon qu’il connaissait. Il rayonnait, il tremblait de fureur.

— Ce n’est pas toi qui as causé ces problèmes. Quelqu’un t’a joué un très vilain tour, et ça a failli te tuer.

Puis il redevint le Damon de tous les jours, svelte et légèrement voûté, qui posa doucement une main sur l’épaule d’Andrew.

— Dors, et ne t’inquiète pas. Tu es avec nous, tu ne risques plus rien.

Il quitta Andrew endormi et partit à la recherche de Dom Esteban, l’esprit bouillonnant de rage. Dezi avait hérité le don Alton de forcer les rapports, d’imposer de force des liens mentaux avec quiconque, même avec un non-télépathe. Andrew ivre était la victime parfaite, et, le connaissant, Damon pensa qu’il ne s’était pas trop fait prier pour boire.

Dezi était jaloux d’Andrew. C’était évident depuis le début. Mais pourquoi ? Pensait-il qu’Andrew disparu, Dom Esteban le reconnaîtrait alors pour le fils dont il aurait alors un besoin si urgent ? Ou s’était-il mis en tête de demander Callista en mariage, espérant que cela forcerait la main à l’infirme, l’obligerait à reconnaître que Dezi était le frère de Callista ? C’était une énigme insoluble.

Damon aurait peut-être pardonné une telle tentation à un télépathe ordinaire. Mais Dezi avait été formé à Arilinn ; lié par le serment des Tours, il avait juré de ne jamais interférer avec l’intégrité d’un esprit, de ne jamais rien imposer de force à la volonté ou à la conscience d’un autre. On lui avait remis une matrice, avec la puissance terrible que cela impliquait.

Et il avait trahi son serment.

Il n’avait pas tué. La chance, et l’œil perçant de Caradoc, avaient permis de retrouver Andrew dans une congère, partiellement recouvert de neige. Une heure plus tard, il aurait été complètement invisible, jusqu’au dégel du printemps. Et que serait devenue Callista, pensant qu’Andrew l’avait abandonnée ? Damon frissonna, réalisant que Callista n’aurait sans doute pas survécu à la journée. Grâce aux dieux, elle dormait profondément sous l’influence des somnifères. Il faudrait la mettre au courant – impossible de garder un tel secret dans une famille de télépathes – mais plus tard.

Dom Esteban écouta l’histoire avec consternation.

— Je savais qu’il y avait quelque chose de mauvais dans ce garçon, dit-il. Je l’aurais depuis longtemps reconnu pour mon fils, mais je n’ai jamais eu totalement confiance en lui. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui, je l’ai gardé près de moi pour le surveiller, mais il m’a toujours semblé qu’il y avait en lui quelque part quelque chose de vicieux.

Damon soupira, sachant que l’infirme ne faisait que justifier ses remords. Reconnu, élevé en fils de Comyn, Dezi n’aurait pas eu besoin d’étayer son insécurité intérieure sur l’envie et la jalousie, qui l’avaient finalement poussé au meurtre. Le plus vraisemblable, pensa Damon verrouillant soigneusement son esprit par égard pour son beau-père, c’est que Dom Esteban n’avait pas voulu prendre la responsabilité d’une histoire sordide, arrivée sous l’influence de la boisson. La bâtardise n’était pas une disgrâce. Engendrer un fils Comyn était un honneur, pour la mère et l’enfant ; pourtant, l’épithète la plus infâme de la langue casta se traduisait par l’expression « aux six pères ».

Et même cela aurait pu être évité, Damon le savait, si, pendant sa grossesse, on avait monitoré la mère pour savoir de qui elle portait la semence. Damon pensa avec désespoir qu’il y avait vraiment quelque chose de vicié dans la façon dont on utilisait les télépathes sur Ténébreuse.

Mais maintenant, il était trop tard. Il n’y avait qu’un châtiment possible pour ce que Dezi avait fait. Damon le savait, Dom Esteban le savait, et Dezi le savait. Plus tard le même soir, on l’amena devant Damon, pieds et mains liés, et à demi mort de peur. On l’avait trouvé aux écuries, sellant un cheval et s’apprêtant à partir en plein blizzard. Il avait fallu trois Gardes pour le maîtriser.

Il aurait mieux valu qu’il parte, pensa Damon. Dans la tempête, il aurait trouvé la même justice et la même mort qu’il avait voulues pour Andrew, et se serait éteint sans être mutilé. Mais Damon était lié par le même serment que Dezi avait violé.

Andrew, lui aussi, pensa qu’il aurait préféré affronter la mort dans le blizzard plutôt que la colère qu’il sentait bouillonner chez Damon. Paradoxalement, Andrew plaignit le jeune homme quand il parut, mince et terrorisé, et paraissant bien plus jeune que son âge. On aurait dit un enfant, dont les liens constituaient une injustice et une torture.

Pourquoi Damon ne lui confiait-il pas le soin de le châtier ? se demanda Andrew. Il lui aurait administré une correction sévère, et à son âge, cela aurait suffi. Il l’avait proposé à Damon, mais son ami ne s’était même pas donné la peine de répondre. Pourtant, l’enjeu était clair.

Andrew ne serait plus jamais en sécurité nulle part, exposé en permanence à un coup de couteau dans le dos, à une pensée meurtrière… Dezi était un Alton, et une pensée mauvaise pouvait tuer. Il avait déjà failli réussir, et il n’était pas un enfant. Selon la loi des Domaines, il pouvait se battre en duel, reconnaître un fils, répondre d’un crime.

Avec appréhension, Andrew considéra Dezi, recroquevillé sur lui-même, et Damon. Comme tous les hommes sujets à des colères violentes mais brèves, Andrew ignorait l’animosité tenace et la rage qui se retourne vers l’intérieur, dévorant celui qui l’éprouve autant que sa victime. En cet instant, il sentit en Damon ce même genre de fureur qui l’entourait d’une aura rougeâtre. Le seigneur Comyn, le regard froid, resta impassible.

— Eh bien, Dezi, je n’ose pas même espérer que tu nous facilites les choses, à moi ou à toi, mais je te donne le choix, quoique tu ne le mérites pas. Es-tu prêt à accorder tes résonances aux miennes, et à me laisser prendre ta matrice sans lutter ?

Dezi ne répondit pas. Ses yeux flamboyaient d’un défi amer et haineux. Quel dommage, pensa Damon. Il était si puissant. Il cilla devant l’intimité qui lui était imposée de force, l’intimité la moins désirable entre le tortionnaire et le torturé. Je ne veux pas le tuer, et j’y serai sans doute obligé. Miséricordieuse, Avarra, je ne désire même pas lui faire du mal.

Pourtant, pensant à la tâche qui l’attendait, il ne put s’empêcher de frémir. Ses doigts se refermèrent, se crispèrent, sur sa matrice suspendue à son cou dans son sachet de cuir et de soie.

Là, sur le centre rayonnant, pulsant, du principal centre nerveux. Depuis que Damon l’avait reçue, à l’âge de quinze ans, et que ses lumières s’étaient animées au contact de son esprit, elle n’avait jamais été hors du contact rassurant de ses doigts. Aucun autre être humain ne l’avait jamais touchée, à part sa Gardienne.

Léonie, et, pendant un bref laps de temps, la sous-Gardienne, Hillary Castamir. La seule pensée qu’on pût la lui enlever à jamais l’emplissait d’une sombre terreur pire que la mort. Il savait, avec tout le don d’un Ridenow, avec tout le laran d’un empathe, ce que Dezi endurait.

C’était une douleur aveuglante. Paralysante. C’était une mutilation…

C’était le châtiment imposé par le serment d’Arilinn pour l’usage illégal d’une matrice. Et c’était lui qui devait l’infliger.

Dezi dit, jusqu’au bout cramponné à son attitude de défi :

— Sans une Gardienne présente, c’est un meurtre que tu vas commettre. Punit-on une tentative de meurtre par le meurtre ?

Damon, qui ressentait pourtant la terreur de Dezi jusque dans ses entrailles, répondit d’une voix neutre :

— Tout technicien moyen des matrices – et je suis technicien supérieur – peut exécuter cette partie du travail de Gardienne. Je peux accorder nos résonances et te l’enlever sans danger. Je ne te tuerai pas. Si tu ne luttes pas contre moi, ce sera plus facile pour toi.

— Non, va au diable ! cracha Dezi.

Damon réunit tout son courage en vue de l’épreuve qui l’attendait. Il ne put s’empêcher d’admirer le jeune homme qui essayait de conserver sa dignité, de feindre la bravoure. Il dut se rappeler que le courage n’était qu’une feinte chez un lâche qui avait abusivement employé le laran contre un homme saoul et sans défense, contre un homme qu’il avait à dessein enivré dans ce but. Admirer Dezi maintenant, simplement parce qu’il ne s’effondrait pas et n’implorait pas sa clémence – comme Damon savait très bien qu’il l’aurait fait –, c’était absurde.

Il sentait les émotions de Dezi – empathe entraîné dont le laran avait été affiné à Arilinn, il ne pouvait que les recevoir – mais il s’efforça de les ignorer, se concentrant sur sa tâche. Il lui fallait d’abord se centrer sur sa matrice, régulariser sa respiration, laisser sa conscience se dilater dans le champ magnétique de son corps. Filtrant les émotions il les laissa se dissiper, comme une Gardienne doit le faire, les sentant et les acceptant, mais sans y participer.

Léonie lui avait dit un jour que, s’il avait été femme, il aurait pu être Gardienne, mais qu’étant homme, il était trop sensible ; ce souvenir ralluma sa colère, et sa colère le fortifia. Pourquoi la sensibilité aurait-elle dû détruire un homme si elle était précieuse chez une femme, si elle permettait à une femme d’exécuter le travail le plus difficile des matrices, celui de Gardienne ? À l’époque, ces paroles de Léonie avaient failli l’anéantir ; il les avait ressenties comme une attaque contre sa virilité. Maintenant, elles fortifiaient sa conviction de pouvoir exécuter cette tâche, qui faisait partie du travail des Gardiennes.

Andrew, qui, légèrement lié avec lui, le regardait, le vit soudain comme il l’avait vu un moment la veille au chevet de Callista : sous forme de champ vibrant de courants interconnectés et de centres puissants, aux couleurs doucement rayonnantes. Puis il se mit à voir Dezi de la même façon, comprenant ce que faisait Damon, qui mettait en rapport ses vibrations avec celles de Dezi, ajustait les courants de leurs corps – et des gemmes-matrices – pour qu’ils vibrent en résonance parfaite. Cela permettrait à Damon de toucher la matrice de Dezi sans souffrance, sans infliger au jeune homme un choc physique ou nerveux assez fort pour le tuer.

Pour quelqu’un qui n’était pas accordé à sa résonance précise, toucher une matrice pouvait provoquer un choc, des convulsions et même la mort. À tout le moins une souffrance effroyable.

Il vit les résonances s’accorder, puiser ensemble comme si, un instant, les deux champs magnétiques s’étaient fondus et ne faisaient plus qu’un. Damon se leva – Andrew eut l’impression d’un nuage mouvant d’énergie électrique – et s’approcha du jeune homme. Mais Dezi arracha soudain à Damon la maîtrise des résonances, brisant le rapport. Ce fut comme l’explosion de forces conflictuelles. Damon se recroquevilla de souffrance, et Andrew sentit le contrecoup de la douleur qui ébranla les nerfs et le cerveau de Damon. Automatiquement, Damon recula hors du champ, se ressaisit, et commença à se remettre en résonance avec le nouveau champ créé par Dezi. Il pensa, presque avec compassion, que Dezi avait paniqué ; que, le moment venu, il n’avait pas pu endurer le châtiment.

De nouveau, les résonances s’accordèrent, les champs d’énergie commencèrent à vibrer en consonance, de nouveau Damon essaya de rejoindre Dezi, d’écarter physiquement la matrice du champ magnétique de son corps. Et de nouveau, Dezi rompit la résonance, dans une explosion de souffrance qui les ébranla tous les deux.

— Dezi, je sais que c’est très dur, dit Damon avec compassion.

Il pensa que le jeune homme aurait presque pu être Gardienne. Damon n’aurait pas pu briser les résonances ainsi à son âge ! Mais il faut dire qu’il n’avait jamais été aussi désespéré, ni aussi tourmenté. Rompre les résonances était manifestement aussi pénible pour Dezi que pour Damon.

— Essaye de ne pas lutter cette fois, mon garçon. Je ne veux pas te faire de mal.

Alors – ils étaient ouverts l’un à l’autre – il sentit le mépris de Dezi envers sa compassion, et sut qu’il ne s’agissait pas d’une réaction de panique. Dezi luttait comme un beau diable, tout simplement ! Peut-être espérait-il vaincre Damon, user sa résistance ? Damon quitta la salle et revint avec un amortisseur télépathique, curieux appareil diffusant une vibration capable d’émousser les émanations télépathiques dans une vaste bande de fréquences. Il pensa sombrement à la plaisanterie de Domenic, le soir de ses noces. On se servait parfois de ces appareils pour brouiller les fuites télépathiques quand il y avait des étrangers alentour, pour protéger son intimité, pour permettre les discussions secrètes ou prévenir les indiscrétions, involontaires ou non. On s’en servait de temps en temps au Conseil Comyn, ou pour protéger l’entourage d’un adolescent aux prises avec les bouleversements incontrôlables de son éveil télépathique, avant qu’il ait appris à contrôler ses pouvoirs psychiques. Le visage de Dezi changea, paniqué malgré son mépris affiché.

Il avertit Andrew d’une voix blanche :

— Sors du champ, si tu veux. Cela peut faire mal. Je vais m’en servir pour émousser toutes les fréquences qu’il cherchera à projeter.

Andrew secoua la tête.

— Je reste.

Damon perçut sa pensée : je ne te laisserai pas seul avec lui. Damon en fut reconnaissant envers son ami, s’agenouilla et commença à installer l’amortisseur.

Bientôt, il l’eut réglé pour amortir les assauts de Dezi contre sa conscience. Après tout, il n’y avait qu’à observer ses propres résonances par rapport au champ de vibrations physiques de Dezi. Cette fois, quand il entra dans les champs unifiés, l’amortisseur bloqua les tentatives de Dezi pour altérer les fréquences, pour le faire reculer. Il était difficile et douloureux de se mouvoir dans le champ de l’amortisseur, chose que seule une Gardienne aurait dû faire, l’appareil étant réglé sur sa force maximale. Il eut l’impression d’avancer dans un fluide visqueux qui retenait ses membres, obscurcissait son cerveau. À mesure qu’il approchait, Dezi se débattait de plus en plus. Il pouvait s’épuiser dans ses efforts pour modifier les fréquences, mais il ne pouvait plus altérer celles de Damon, et plus il parvenait à changer les siennes, plus le dernier choc serait douloureux.

Doucement, Damon posa la main sur le sachet suspendu au cou de Dezi, ses doigts s’efforçant maladroitement de dénouer le cordon. Dezi s’était remis à gémir et à se débattre, comme un lapin pris au collet, et Damon en fut ému de pitié, bien que la terreur du jeune homme fût maintenant écartée par l’amortisseur. Il parvint à ouvrir le sachet. La pierre bleue, pulsante, rayonnant de la terreur de Dezi, tomba dans sa main. Refermant les doigts sur elle, il ressentit un spasme terrible, vit Dezio s’effondrer, comme abattu par un coup foudroyant. Angoissé, Damon se demanda s’il l’avait tué. Il mit la matrice dans le champ de l’amortisseur, et la vit s’apaiser ne pulsant bientôt plus que de vibrations paisibles. Dezi était sans connaissance, la tête mollement tournée de côté, l’écume aux lèvres. Damon dut faire un effort pour se souvenir d’Andrew, inconscient dans la tempête, endormi dans la neige d’un sommeil mortel, pour penser à la souffrance de Callista si elle s’était retrouvée abandonnée à son réveil, ou veuve, avant de pouvoir dire :

— C’est fait.

Il mit la matrice quelques minutes sous l’amortisseur, la vit se ternir, ses lumières presque éteintes. Elle était toujours vivante, mais sa force diminuée au point de ne plus pouvoir être utilisée pour le laran.

Il jeta un regard de pitié, sachant qu’il avait aveuglé le coupable. La situation de Dezi était pire que celle de Damon quand on l’avait renvoyé d’Arilinn. Malgré le crime de Dezi, Damon ne pouvait s’empêcher de plaindre le jeune homme, télépathe si puissant, au potentiel plus élevé que bien d’autres travaillant actuellement dans les écrans et les relais. Par les enfers de Zandru, pensa-t-il, quelle perte ! Et il l’avait mutilé.

Il dit avec lassitude :

— Finissons-en, Andrew. Passe-moi cette boîte, veux-tu ?

Il l’avait obtenue de Dom Esteban, qui y conservait quelques bijoux. Mettant la matrice à l’intérieur et refermant le couvercle, il repensa au conte de fées où le géant conserve son cœur hors de son corps, dans l’endroit le plus secret, pour qu’on ne puisse pas le tuer à moins de trouver son cœur caché. Fermant la serrure-matrice de la boîte en la touchant de sa gemme, il expliqua rapidement à Andrew ce qu’il faisait :

— On ne peut pas détruire la matrice ; Dezi mourrait avec elle. Mais je l’enferme à l’aide de cette serrure-matrice, que rien ne peut ouvrir à part ma propre matrice accordée à ses vibrations.

La boîte fermée, il alla la ranger dans une réserve, puis revint et se pencha sur Dezi, vérifiant sa respiration, les battements précipités de son cœur.

Il survivrait.

Mutilé… aveuglé… mais il survivrait. À sa place, Damon aurait préféré mourir.

Damon se redressa, écoutant les derniers bruits de la tempête qui se calmait au-dehors. Tirant sa dague, il trancha les liens de Dezi, pendant qu’il aurait été plus charitable de lui trancher la gorge. Lui, il aurait mieux aimé mourir. La terrible résistance qu’avait opposée Dezi n’était-elle qu’une tentative de suicide ?

Soupirant, il déposa un peu d’argent à côté du jeune homme, et dit à Andrew d’une voix étranglée :

— Dom Esteban m’a donné cela pour lui. Il ira sans doute à Thendara, où Domenic a promis de le faire entrer dans les cadets. Travaillant avec la Garde de la Cité, il ne pourra pas faire grand mal et arrivera à se créer une situation. Domenic s’occupera de lui – par loyalisme envers la famille. Dezi n’aura même pas à lui confesser ce qu’il a fait. Il finira par s’en remettre.

Plus tard, tandis qu’Andrew veillait Callista toujours endormie, il raconta tout à Ellemir, réaffirmant à la fin ce qu’il avait pensé plusieurs fois.

— Je n’aurais plus désiré vivre. Quand j’ai sorti ma dague pour couper ses liens, je me suis demandé s’il ne serait pas plus charitable de le tuer. Mais j’ai continué à vivre après mon renvoi d’Arilinn. Dezi doit avoir le choix, lui aussi.

Il soupira, se rappelant le jour où il avait quitté Arilinn, aveuglé de douleur, encore hébété de la rupture des liens du cercle de la Tour, les liens les plus étroits connus de ceux qui ont le laran, plus étroits que la parenté, plus étroits que les liens des amants, plus étroits que ceux unissant mari et femme…

— J’ai fini par perdre le désir de mourir, dit-il, mais il m’a fallu longtemps pour retrouver le désir de vivre.

Serrant Ellemir contre lui, il pensa : jusqu’à ce que nous nous aimions.

Les yeux d’Ellemir s’embuèrent de tendresse, puis, la bouche dure, elle dit :

— Tu aurais dû le tuer.

Damon, pensant à Callista qui avait frôlé la mort de si près sans le savoir, se dit qu’elle était amère, tout simplement. Andrew était le mari de sa sœur, elle avait été liée à lui par la matrice pendant leurs longues recherches pour retrouver Callista, et ils avaient été intimement unis tous les quatre pendant ce bref moment de partage amoureux, avant d’être brutalement séparés par le réflexe terrifiant que Callista n’avait pas pu contrôler. Comme Ellemir, Damon avait été lié avec Andrew, il avait senti sa force et sa gentillesse, sa tendresse et sa passion… et c’était l’homme que Dezi avait tenté d’assassiner, par jalousie. Dezi, qui avait lui-même été lié à Andrew lorsqu’ils avaient soigné les pieds gelés des hommes, et qui le connaissait aussi, qui connaissait ses qualités et sa bonté.

Implacable, Ellemir répéta :

— Tu aurais dû le tuer.

Des mois plus tard, Damon réalisa qu’il ne s’agissait pas d’amertume, mais de prémonition.

Au matin, la tempête s’était calmée, et Dezi, emportant l’argent de Dom Esteban, ses vêtements et son cheval, avait quitté Armida. Damon, se sentant presque coupable, espérait qu’il parviendrait à vivre, qu’il arriverait sans encombre à Thendara où il serait sous la protection de Domenic. Après tout, Domenic, héritier d’Alton, était son demi-frère. Damon en était sûr, à présent ; personne, sinon un vrai Comyn, n’aurait pu lui opposer une telle résistance.

Domenic s’occuperait de lui, pensa-t-il. Mais son cœur était accablé d’un grand poids, qui ne le quitta plus.

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