Andrew rêvait…
Il errait dans le blizzard qu’il entendait dehors, charriant neige et grêle, poussé par des vents violents sur les hauteurs d’Armida. Mais il n’avait jamais vu Armida. Il était seul, et il errait dans un désert sans routes et sans abris, comme lorsque l’avion cartographique s’était abattu, l’abandonnant dans ce monde étrange. Il trébuchait dans la neige, le vent lui brûlait les poumons, et une voix murmurait dans son esprit : il n’y a rien pour toi ici.
Puis il vit la jeune fille.
Et la voix murmura dans sa tête : tout cela s’est déjà produit. Elle portait une chemise de nuit vaporeuse et déchirée, il voyait sa peau blanche par les déchirures du tissu, qui pourtant ne flottait pas au vent, et ses cheveux restaient immobiles dans la tempête furieuse. Elle n’était pas là, c’était un fantôme, un rêve, une jeune fille qui n’avait jamais existé, et pourtant il savait, à un autre niveau de réalité, que c’était Callista, que c’était sa femme. Ou bien tout n’avait-il été qu’un rêve à l’intérieur d’un rêve, rêvé tandis qu’il gisait dans la neige, et qu’il resterait couché là en suivant son rêve, jusqu’à sa mort… ? Il se débattit, s’entendit crier…
Le blizzard avait disparu. Il était couché dans sa chambre à Armida. La tempête se calmait, et des braises rougeoyaient dans la cheminée. À leur lumière, il voyait vaguement Callista – ou était-ce Ellemir, qui dormait à son côté depuis la nuit où le réflexe psi qu’elle ne pouvait pas contrôler les avait foudroyés au milieu de leur amour ?
Les jours qui suivirent la tentative de meurtre de Dezi, Andrew souffrant encore du contrecoup de la commotion cérébrale, du choc et du froid, avait dormi pratiquement sans interruption. Il toucha la blessure de son front. Damon lui avait enlevé les points de suture deux jours plus tôt, et une croûte s’était formée. Il conserverait une petite cicatrice. Mais il n’avait pas besoin de cicatrice pour se rappeler la force foudroyante qui l’avait arraché aux bras de Callista. Il se rappela qu’autrefois, sur Terra, l’électrode sur les parties génitales était une forme assez commune de torture. Pourtant, ce n’était pas la faute de Callista ; elle avait failli mourir du choc éprouvé en apprenant ce qu’elle avait fait.
Elle continuait à garder le lit, et pour Andrew, elle n’allait pas mieux. Il savait que Damon s’inquiétait au sujet de celle-ci. Il l’abreuvait abondamment de tisanes aux odeurs étranges, discutant son état en un vocabulaire auquel Andrew ne comprenait presque rien. Il avait l’impression d’être la cinquième jambe d’un cheval. Et même quand il commença lui-même à aller mieux, à désirer travailler, il ne put pas s’absorber dans les activités généralement épuisantes des haras. Avec la saison des blizzards, tout s’était arrêté. Une poignée de serviteurs, empruntant les tunnels souterrains, s’occupaient des chevaux de selle et des vaches fournissant le lait à la maison. Quelques jardiniers s’occupaient des serres. En principe, Andrew les dirigeait, mais ils savaient ce qu’ils avaient à faire.
Sans Callista, rien ne le retenait ici, et il n’avait pas été seul une seconde avec elle depuis le fiasco. Damon avait exigé qu’Ellemir dorme à côté d’elle, qu’elle ne soit jamais seule, même dans son sommeil, affirmant que sa jumelle remplirait mieux ce rôle que quiconque.
Infatigable, Ellemir l’avait soignée nuit et jour. En un sens, Andrew lui était reconnaissant de ces soins attentifs ; car il pouvait faire si peu pour Callista en ces circonstances ! Mais en même temps, il lui en voulait d’être ainsi séparé de sa femme, isolement qui soulignait la fragilité du lien les unissant.
Il aurait pu la soigner, la cajoler, la soulever dans ses bras… mais on ne le laissait jamais un instant seul avec elle, et de cela aussi, il leur en voulait. Pensaient-ils vraiment que, seul avec Callista, Andrew se serait jeté sur elle comme une bête, pour la violer ? Nom d’un chien, pensait-il, il avait davantage de chances de ne plus jamais oser la toucher, même du bout du doigt. Il avait simplement envie d’être avec elle. Elle avait besoin de savoir qu’il l’aimait encore, disaient-ils, et ils agissaient comme s’ils n’osaient pas les laisser seuls ensemble une minute…
Réalisant qu’il ressassait, obsédé, des frustrations auxquelles il ne pouvait rien, il se tourna dans son lit et essaya de se rendormir. Il entendit la respiration paisible d’Ellemir, et le souffle agité de Callista qui se retourna. Il essaya de la contacter mentalement, mais n’obtint qu’un vague frôlement. Elle dormait profondément, sous l’influence des potions somnifères de Damon ou de Ferrika. Il aurait bien voulu savoir ce qu’ils lui donnaient, et pourquoi. Il avait confiance en Damon, mais il aurait voulu que Damon ait aussi un peu confiance en lui.
Et la présence d’Ellemir suscitait en lui une vague irritation, Ellemir, si semblable à sa jumelle, mais saine et rose, alors que Callista était pâle et malade… Callista, telle qu’elle aurait dû être. Sa grossesse, même interrompue très tôt, avait adouci ses formes, soulignant encore le contraste avec la minceur anguleuse de Callista. Nom d’un chien, il ne fallait pas penser à Ellemir. C’était la sœur de sa femme, l’épouse de son meilleur ami, qui lui était interdite entre toutes. De plus, étant télépathe, elle recevrait sa pensée, et en serait mortellement gênée. Damon lui avait dit un jour que, dans une famille de télépathes, une pensée concupiscente était l’équivalent d’un viol. Il ne désirait pas Ellemir – c’était simplement sa belle-sœur – mais elle lui faisait penser à ce que Callista aurait pu être si elle avait été libérée de l’emprise maudite de la Tour.
Elle était si gentille avec lui…
Longtemps après, il sombra dans le sommeil et se remit à rêver.
Il était dans la petite bergerie où Callista, se déplaçant dans le surmonde, monde de la pensée et de l’illusion, l’avait conduit à travers le blizzard, après l’accident de son avion. Non, ce n’était pas la bergerie ; c’était l’étrange forteresse illusoire que Damon avait érigée dans leurs esprits, irréelle sauf au regard de leur pensée, mais douée de sa propre solidité dans le monde mental, de sorte qu’il en voyait les pierres et les briques. Il s’assit, comme il s’était assis alors, dans la pénombre, et aperçut la jeune fille allongée près de lui, forme fantomatique immobile et endormie. Comme il l’avait fait alors, il tendit la main pour la toucher, et réalisa qu’elle n’était pas là, qu’elle n’existait pas dans le même plan que lui, mais que sa forme, à travers le surmonde, dont elle lui avait expliqué que c’était le double énergétique du monde réel, était venue à lui à travers l’espace, et peut-être aussi à travers le temps, se matérialisant comme pour se moquer de lui. Mais elle ne se moquait pas de lui.
Elle le considéra avec un sourire grave, comme elle l’avait fait alors, et dit l’œil malicieux : « Ah, comme c’est triste. C’est la première, la toute première fois, que je suis couchée près d’un homme, et je n’en tire aucun plaisir. »
« Mais tu es ici avec moi, à présent, ma bien-aimée », murmura-t-il, tendant la main vers elle. Et cette fois, elle fut dans ses bras, tendre et aimante, offrant la bouche à son baiser, se blottissant contre lui avec une timide ardeur, comme elle l’avait fait l’autre jour, mais un seul instant.
« Cela ne prouve-t-il pas que tu es prête, mon amour ? » Il l’attira contre lui, leurs lèvres se rencontrèrent, leurs corps moulés l’un contre l’autre. Il ressentit de nouveau l’aiguillon du désir, mais il avait peur. Pour une raison mystérieuse, il ne devait pas la toucher… et soudain, en un instant de tension et de peur, elle lui sourit, et il vit Ellemir dans ses bras, si semblable à sa sœur, et si différente.
Il s’écria : « Non ! » et s’écarta, mais de ses mains, petites mais fortes, elle l’attira à elle. Elle lui sourit en disant : « J’ai dit à Callista de te faire savoir que je voulais bien, comme il est dit dans la Ballade d’Hastur et Cassilda. » Regardant autour de lui, il vit Callista qui les considérait en souriant…
Il s’éveilla en sursaut, choqué et honteux, s’assit dans son lit et embrassa vivement la pièce du regard pour s’assurer que rien ne s’était passé, rien. Il faisait jour, et Ellemir se leva en bâillant dans sa mince chemise de nuit. Andrew détourna vivement les yeux.
Elle ne le remarqua même pas – il n’était pas un homme pour elle – mais continua à évoluer devant lui, à demi nue ou vêtue, suscitant en lui une vague frustration qui n’était pas vraiment sexuelle… Il se rappela qu’il était sur leur monde, et que c’était à lui de s’habituer à leurs coutumes, au lieu de leur imposer les siennes. C’était seulement sa frustration, et la réalité honteuse de son rêve, qui attiraient son attention sur Ellemir. Mais comme cette pensée se formulait clairement dans son esprit, elle se tourna lentement vers lui et le regarda dans les yeux. Son regard était grave, mais elle sourit, et soudain, il se souvint de son rêve, et il sut qu’elle l’avait partagé, que ses pensées, ses désirs à lui s’étaient mêlés à son rêve, à elle.
Quelle canaille je fais ! Ma femme est malade à mourir, et voilà que je désire sa sœur jumelle… Il essaya de se détourner, espérant qu’Ellemir ne recevrait pas sa pensée. La femme de mon meilleur ami.
Pourtant, son esprit conservait le souvenir des paroles de son rêve : « J’ai dit à Callista de te faire savoir que je voulais bien…»
Elle lui sourit, l’air troublée. Il sentit qu’il aurait dû s’excuser auprès d’elle de cette pensée. Mais elle dit, très douce :
— Ne t’inquiète pas, Andrew.
Un instant, il douta qu’elle eût parlé tout haut. Il battit des paupières, mais avant qu’il ait trouvé quoi répondre, rassemblant ses vêtements, elle disparut dans la salle de bains.
En silence, il s’approcha de la fenêtre et contempla la tempête moribonde. Aussi loin que portait son regard, tout était blanc, d’une blancheur que le grand soleil rouge colorait de rose derrière les nuages. Et le vent avait formé dans cet océan immobile des vagues qui ondulaient jusqu’aux pieds des lointaines montagnes. Andrew se dit que le temps reflétait son humeur : gris, maussade et insupportable.
Comme il était fragile, le lien qui l’unissait à Callista ! Et pourtant, il savait qu’il ne partirait jamais. Il avait découvert trop de profondeurs inconnues, trop d’étrangetés en lui-même. L’ancien Carr, l’Andrew Carr de l’Empire Terrien, avait totalement cessé d’exister en ce jour lointain où Damon les avait tous mis en contact par l’intermédiaire de la matrice. Il referma ses doigts sur la pierre, dure et fraîche dans le sachet isolant suspendu à son cou, conscient que c’était un geste propre aux natifs de Ténébreuse, et qu’il avait vu faire à Damon des centaines de lois. Ce geste automatique lui rappela avec force l’étrangeté de sa nouvelle planète.
Il ne reviendrait jamais dans son monde. Il devait se construire une nouvelle vie ici même, ou passer les années qui lui restaient à vivre comme un spectre, un fantôme, un néant.
Quelques jours plus tôt, il se croyait encore bien engagé sur le chemin de cette vie nouvelle. Il avait un travail intéressant, une famille, des amis, un frère, une sœur, un second père, une épouse aimante et aimée. Puis, la décharge foudroyante d’un éclair invisible avait anéanti son nouveau monde autour de lui, et de nouveau, il s’était trouvé accablé de son étrangeté. Il s’y noyait, il y sombrait… Même Damon, son frère, si proche et amical, était devenu froid et étrange.
Ou n’était-ce pas plutôt Andrew qui voyait maintenant de l’étrangeté dans tout et dans tous ?
Il vit Callista remuer dans son lit, et craignant soudain que ses pensées ne la dérangent, rassembla ses vêtements et entra dans la salle de bains.
Quand il revint, Ellemir avait réveillé Callista et avait fait sa toilette : elle l’avait lavée, vêtue d’une chemise de nuit propre et avait natté ses cheveux. On avait apporté le déjeuner, et Damon et Ellemir l’attendaient autour de la table où ils prenaient leurs repas depuis la maladie de Callista.
Mais Ellemir, debout près de sa sœur, semblait troublée. À l’entrée d’Andrew, elle disait d’une voix inquiète :
— Callista, je voudrais que tu laisses Ferrika t’examiner. Je sais qu’elle est jeune, mais elle a été formée à la Maison de la Guilde des Amazones, et c’est la meilleure sage-femme que nous ayons jamais eue à Armida. Elle…
— Les services d’une sage-femme, l’interrompit Callista, légèrement ironique, voilà bien la chose dont j’ai le moins besoin dans le présent, et dont j’aurai vraisemblablement le moins besoin dans l’avenir !
— Quand même, Callista, elle connaît bien toutes sortes de maladies typiquement féminines. Elle pourrait certainement faire pour toi davantage que moi. Damon, qu’en penses-tu ?
Debout près de la fenêtre, il contemplait la neige. Il se retourna et dit, en fronçant les sourcils :
— Personne n’a plus de respect que moi pour Ferrika et ses compétences, Elli. Mais je ne crois pas qu’elle ait l’expérience de ce dont souffre Callista. Même dans les Tours, ce n’est pas fréquent.
— Je n’y comprends rien, dit Andrew. Est-ce encore le début de la menstruation ? Si c’est plus grave, pourquoi ne pas te laisser examiner par Ferrika ? termina-t-il, en s’adressant directement à Callista.
Callista secoua la tête.
— Non, la menstruation a cessé depuis quelques jours. Je crois, dit-elle, regardant Damon en riant, que je suis paresseuse, tout simplement, et que je profite de ma faiblesse.
— Je voudrais que ce soit ça, Callista, dit Damon, venant s’asseoir à la table. Je voudrais te trouver assez forte pour te lever aujourd’hui.
Il la regarda beurrer lentement une bouchée de pain d’une main faible. Elle la mit dans sa bouche et mâcha, mais Andrew ne la vit pas avaler.
Ellemir rompit un morceau de pain et dit :
— Nous avons une douzaine de filles de cuisine, mais si je ne suis pas là pendant un ou deux jours, le pain est immangeable !
Andrew trouvait que le pain était comme d’habitude : chaud, parfumé, grossier, avec son mélange de farine et de noix écrasées, qui était la nourriture de base sur Ténébreuse. Il était odorant et savoureux, mais aujourd’hui, sa texture grossière, ses herbes étranges ne lui disaient rien. Callista non plus ne mangeait pas, et Ellemir semblait troublée.
— Tu veux que je te fasse monter autre chose, Callista ?
Callista secoua la tête.
— Non, vraiment, je ne peux pas, Elli. Je n’ai pas faim…
Elle n’avait pratiquement rien mangé depuis des jours. Au nom de Dieu, pensa Andrew, quelle est sa maladie ?
Damon dit avec une brusquerie soudaine :
— Tu vois, Callista, je te l’avais bien dit ! Tu as travaillé avec les matrices… Combien ? Neuf ans ? Tu sais ce que ça signifie quand on ne peut pas manger !
L’air effrayé, elle répondit :
— J’essaye, Damon. Je vais manger, tu vas voir.
Elle mit une cuillerée de compote dans son assiette, et l’avala, en s’étranglant à moitié. Damon l’observait, troublé, se disant que ce n’était pas à ça qu’il pensait, qu’il n’avait pas l’intention de la forcer à feindre la faim qu’elle n’éprouvait pas. Il dit, contemplant les ondulations de la neige rougie par le soleil :
— Si le temps s’améliorait, j’enverrais quelqu’un à Neskaya. La leronis pourrait peut-être venir t’examiner.
— On dirait que la tempête se calme, dit Andrew, mais Damon secoua la tête.
— Ce soir, il neigera plus fort que jamais. Je connais le temps dans ces montagnes. Quiconque partant ce matin sera bloqué dans la neige dès midi.
Et effectivement, peu après midi, la neige se remit à tomber à gros flocons, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, en tourbillons irrésistibles qui estompaient le paysage et les contours des montagnes. Andrew, passant d’écuries en serres par les tunnels pour superviser les palefreniers et les jardiniers, la regardait tomber, à la fois incrédule et indigné. Comment le ciel pouvait-il contenir autant de neige ?
Il remonta en fin d’après-midi, dès qu’il eut accompli le peu qu’il pouvait faire. Comme toujours quand il avait quitté Callista quelques heures, il fut consterné. Depuis le matin, elle semblait avoir encore maigri et pâli, elle paraissait dix ans de plus que sa jumelle. Mais elle l’accueillit, les yeux brillants, et quand il prit sa main dans la sienne, elle la serra passionnément.
— Tu es seule, Callista ? Où est Ellemir ?
— Elle passe un moment avec Damon. Les pauvres, ils ne sont jamais ensemble ces temps-ci ; il y en a toujours un près de moi.
Elle remua, tourmentée par des douleurs qui semblaient ne jamais la quitter.
— Louée soit Avarra, mais je suis fatiguée d’être au lit.
Il se pencha sur elle et la souleva dans ses bras.
— Alors, je vais te tenir un peu sur mes genoux, dit-il, l’emportant dans un fauteuil près de la fenêtre.
Légère et abandonnée, la tête posée contre son épaule, elle lui fit l’impression d’une enfant. Il était bouleversé d’une immense tendresse, sans désir – comment un homme aurait-il pu importuner cette malade de son désir ? Il la berça doucement.
— Raconte-moi ce qui se passe, Andrew. Je suis tellement isolée ; la fin du monde aurait pu survenir, et je ne m’en serais même pas aperçue.
Montrant le désert blanc par la fenêtre, il répondit :
— Il ne s’est pas passé grand-chose, comme tu vois. Il n’y a rien à raconter, à moins que tu ne veuilles savoir combien de fruits mûrissent en ce moment dans les serres.
— C’est quand même bon de savoir qu’elles n’ont pas été détruites par la tempête. Parfois, les verres se cassent et les plantes sont tuées. Mais il est encore un peu tôt dans la saison pour ça, dit-elle, se renversant contre lui, très lasse, comme épuisée par l’effort de parler.
Andrew la serrait sur son cœur, heureux qu’elle ne s’écarte pas, heureux qu’elle recherche son contact autant qu’elle l’avait craint auparavant. Peut-être avait-elle raison : maintenant que son cycle normal avait commencé, le temps et la patience arriveraient peut-être à vaincre le conditionnement de la Tour. Ses yeux se fermèrent ; elle parut s’endormir.
Ils restèrent ainsi, immobiles, quand Damon, entrant brusquement dans la chambre, se pétrifia, consterné. Il ouvrit la bouche, mais Andrew perçut sa pensée avant qu’il l’ait exprimée en paroles :
Andrew ! Pose-la ! Vite, écarte-toi d’elle !
Andrew releva la tête avec colère, mais devant la détresse de Damon, il souleva Callista et la remit vivement dans son lit, où elle resta allongée, inerte, inconsciente.
— Depuis quand est-elle comme ça ? demanda Damon d’une voix égale.
— Seulement depuis quelques minutes. Nous bavardions, dit Andrew, sur la défensive.
Damon soupira et dit :
— Je croyais pouvoir te faire confiance, je croyais que tu comprenais !
— Elle n’a pas peur de moi, Damon ; c’est elle qui a voulu !
Callista ouvrit les yeux, qui, dans la lumière morne, parurent incolores.
— Ne le gronde pas, Damon. J’étais fatiguée d’être au lit. Vraiment, je me sens mieux. J’ai envie de me faire monter ma harpe. Je suis si lasse de ne rien faire.
Damon la regarda, sceptique, et dit :
— Je vais la faire apporter, si tu veux.
— Je vais la chercher, dit Andrew.
Si elle se sentait assez bien pour jouer de la harpe, elle devait vraiment aller mieux ! Il descendit dans le Grand Hall, trouva un serviteur et lui demanda la harpe de Dame Callista. Il apporta le petit instrument, guère plus grand qu’une guitare terrienne, dans son étui de bois sculpté.
— Dois-je la monter pour vous, Dom Ann’dra ?
— Non, donne-la-moi.
— Présentez nos congratulations à notre dame, dit une servante, et dites-lui que nous les lui présenterons de vive voix dès qu’elle pourra les accepter en personne.
Andrew jura, incapable de se retenir, puis il s’excusa aussitôt – cette femme ne pensait pas à mal. Que pouvaient-ils penser d’autre ? Callista gardait le lit depuis dix jours, on n’avait appelé personne pour la soigner, seule sa sœur avait le droit de l’approcher. Pouvait-on les blâmer s’ils pensaient que Callista était enceinte, et que sa sœur et son mari veillaient à ce que son enfant n’ait pas le sort de celui d’Ellemir ? Il dit enfin, d’une voix mal assurée :
— Merci de vos… de vos vœux bienveillants, mais ma femme n’a pas ce bonheur…
Il fut incapable de terminer. Il accepta leurs condoléances et remonta vivement.
Dans la salle commune séparant leurs appartements, il s’arrêta, entendant Damon parler avec colère.
— Ce n’est pas bon, Callista, et tu le sais. Tu ne peux pas manger, tu ne dors pas sans somnifères. J’espérais que tout se rétablirait de soi-même après le commencement spontané de la menstruation. Mais regarde-toi !
Callista murmura quelque chose. Andrew ne comprit pas ses paroles, seulement le ton de protestation.
— Sois honnête, Callista. Tu étais leronis à Arilinn.
Si on t’avait amené quelqu’un dans cet état, qu’aurais-tu fait ?
Après un court silence, il ajouta :
— Alors, tu sais ce que je dois faire, et vite.
— Damon, non ! s’écria-t-elle avec désespoir.
— Breda, je te promets d’essayer…
— Oh, donne-moi un peu plus de temps, Damon !
Andrew l’entendit sangloter.
— J’essaierai de manger, je te le promets. Je me sens vraiment mieux. Aujourd’hui, je suis restée assise plus d’une heure, demande à Ellemir. Damon, tu ne peux pas me donner un délai ?
Il y eut un long silence, puis Damon jura et quitta la chambre. Il allait sortir sans rien dire, mais Andrew le saisit par le bras.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce que tu lui disais pour la bouleverser à ce point ?
Damon regardait derrière lui dans le vague, et Andrew eut l’impression inquiétante qu’il n’était pas là.
— Elle ne veut pas que je fasse ce que j’ai à faire.
Apercevant la harpe dans son étui, il ajouta, sarcastique :
— Tu crois vraiment qu’elle est assez bien pour jouer ?
— Je ne sais pas, dit Andrew avec colère. Je sais seulement qu’elle l’a demandée.
Se rappelant brusquement les congratulations des servantes, il sentit qu’il ne pourrait pas en supporter plus.
— Damon, qu’est-ce qu’elle a ? Chaque fois que je te l’ai demandé, tu as éludé ma question.
Damon soupira et s’assit, la tête dans ses mains.
— Je doute de pouvoir te l’expliquer. Tu n’es pas formé au travail des matrices. Tu en ignores le vocabulaire. Tu ne connais même pas les concepts.
— Explique-moi simplement en monosyllabes, dit Andrew.
— Il n’y en a pas, soupira Damon.
Il se tut, pensif. Il reprit enfin :
— Je t’ai montré les canaux chez Callista et Ellemir.
Andrew hocha la tête, revoyant les lignes lumineuses et les centres puissants, si rayonnants chez Ellemir, si enflammés et ternes chez Callista.
— En deux mots, elle souffre d’une surcharge des canaux nerveux.
Il vit qu’Andrew ne comprenait pas.
— Je t’ai déjà dit que les mêmes canaux véhiculent l’énergie sexuelle et les forces psi, pas en même temps, bien sûr. Formée au travail de Gardienne, Callista a appris des techniques la rendant incapable du moindre éveil sexuel. Est-ce clair, jusque-là ?
— Je crois.
Il imagina tout le système sexuel de Callista rendu non fonctionnel, pour que tout son corps puisse servir de transformateur d’énergie. Dieu, quelle mutilation à faire subir à une femme !
— Très bien. Chez une adulte normale, les canaux fonctionnent de façon sélective. Interrompant les forces psi quand les canaux servent à véhiculer les énergies sexuelles, interrompant les impulsions sexuelles quand les forces psi entrent en action. Après avoir travaillé avec la matrice, tu as été impuissant quelques jours, tu te rappelles ? Généralement, quand une Gardienne renonce à sa mission, c’est parce que les canaux sont retournés à leur sélectivité normale. Elle n’est donc plus capable, comme une Gardienne doit l’être, d’être totalement libre de toute trace d’énergie sexuelle résiduelle dans les canaux. Callista a dû croire que c’était son cas, lorsqu’elle a commencé à réagir à ton amour. Car elle a réagi un moment, tu le sais, dit-il, regardant Andrew avec un peu d’hésitation.
Mais Andrew, fuyant le souvenir de ce contact à quatre, auquel Damon avait participé, hocha la tête sans lever les yeux.
— Si donc une Gardienne normale – c’est-à-dire en pleine possession de ses moyens, avec son conditionnement intact et ses canaux parfaitement dégagés – est attaquée, elle peut se protéger. Si, par exemple, tu n’avais pas été le mari de Callista, mais un étranger cherchant à la violer, elle aurait lancé l’influx foudroyant à travers ton corps. Et tu serais mort, et bien mort. Callista, elle… je suppose qu’elle aurait été un peu ébranlée et malade, mais un bon repas et une bonne nuit de sommeil l’auraient remise d’aplomb. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.
— Mon Dieu ! murmura Andrew, accablé.
Ce n’est pas en toi que je n’ai pas confiance, cher mari…
— Elle a sans doute pensé qu’elle était prête, sinon elle n’aurait pas pris ce risque. Et quand elle a réalisé qu’elle ne l’était pas – en cette fraction de seconde qui précéda le réflexe qu’elle n’a pas pu contrôler – elle a retenu l’influx qui a reflué dans son propre corps. Cela t’a sauvé la vie. Si tout le courant d’énergie t’avait traversé, imagines-tu ce qui serait arrivé ?
Andrew l’imaginait facilement, mais préférait ne pas y penser.
— C’est ce choc qui a dû provoquer la menstruation. Je l’ai surveillée attentivement jusqu’au moment où j’ai acquis la certitude qu’elle n’était pas en crise. Après, je pensais que l’épanchement de sang et la perte d’énergie normale chez les femmes en ces périodes suffiraient à dégager ses canaux. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
Il fronça les sourcils.
— Je voudrais bien savoir ce que Léonie lui a fait, exactement. En attendant, je t’ai demandé de ne pas la toucher. Et il faut m’écouter.
— As-tu peur qu’elle n’essaye de me foudroyer une deuxième fois ?
Damon secoua la tête.
— Je ne crois pas qu’elle en ait la force actuellement. En un sens, c’est pire. Elle réagit à ton contact, mais les canaux, n’étant pas dégagés, sont dans l’impossibilité de véhiculer l’énergie sexuelle. Deux séries de réflexes opèrent en même temps, chacune brouillant l’autre et inhibant l’une ou l’autre de ces fonctions.
— Je comprends de moins en moins, dit Andrew, se prenant la tête dans les mains.
Damon se mit donc en devoir de simplifier encore davantage.
— Une Gardienne entraînée doit parfois coordonner huit ou dix télépathes. Travaillant dans les anneaux énergon, il lui faut canaliser ces forces à travers son corps. Elle supporte des stress psi énormes, comme… – il emprunta l’analogie à l’esprit d’Andrew – comme un transformateur d’énergie. De sorte qu’elle ne peut pas, elle n’ose pas, s’en remettre à la sélectivité normale de l’adulte ordinaire. Il lui faut conserver ses canaux en permanence totalement dégagés pour le passage des forces psi. Tu te rappelles ce que nous a dit ma sœur Marisela ?
Dans l’esprit de Damon, il entendit l’écho de ces paroles : Autrefois, les Gardiennes d’Arilinn ne pouvaient pas partir même si elles le voulaient… Les Gardiennes d’Arilinn ne sont pas des femmes, mais des emmasca…
— De nos jours, on ne neutralise plus les Gardiennes. On s’en remet à leur vœu de virginité, et à un intense conditionnement anti-sexuel qui conserve leurs canaux totalement dégagés. Mais une Gardienne n’en est pas moins femme, et si elle tombe amoureuse, elle a de grandes chances de commencer à réagir sexuellement, parce que les canaux ont repris leur sélectivité normale, pour l’énergie soit psi soit sexuelle. Elle doit renoncer à ses fonctions de Gardienne, parce que ses canaux ne sont plus totalement dégagés. Elle peut toujours manier les forces psi ordinaires, mais pas les stress énormes d’une Gardienne, les anneaux et les relais énergon – bon, laisse ça de côté, tu n’y connais pas grand-chose. Dans la pratique, une Gardienne dont le conditionnement a échoué renonce totalement à travailler avec le laran. Je trouve ça stupide, mais c’est notre coutume. C’est ce que Callista attendait : après avoir commencé à réagir à ton contact, elle pensait que ses canaux reprendraient leur sélectivité normale, comme chez toute télépathe ordinaire.
— Alors, pourquoi n’est-ce pas arrivé ? demanda Andrew.
— Je ne sais pas, dit Damon, désespéré. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Je répugne à penser que Léonie ait altéré ses canaux de telle sorte qu’ils ne puissent jamais plus fonctionner sélectivement, mais à part ça, je ne comprends pas ce que ce pourrait être. Et comme elle a manifestement modifié ses canaux d’une façon ou d’une autre pour qu’elle reste physiologiquement immature, je ne vois que ça. Tu comprends maintenant pourquoi tu ne dois pas la toucher, Andrew ? Ce n’est pas parce qu’elle pourrait te foudroyer de nouveau – et sans doute te tuer cette fois – mais parce qu’elle mourrait, plutôt. Ce serait si facile pour elle que ça me terrifie d’y penser. Non, c’est parce que les réflexes sont toujours là, qu’elle les combat et que ça la tue.
Andrew enfouit son visage dans ses mains.
— Et moi qui l’ai suppliée… dit-il d’une voix presque inaudible.
— Tu ne pouvais pas savoir, dit doucement Damon. Elle ne savait pas non plus. Elle croyait se déconditionner normalement, sinon elle n’aurait pas pris ce risque Pour toi, elle avait accepté de renoncer entièrement à la fonction psi des canaux. Sais-tu ce que ça signifie pour elle ?
— Toute cette souffrance, murmura Andrew. Je n’en suis pas digne.
— Et c’est tellement inutile ! intervint Damon.
C’était un blasphème. Aucune loi n’était plus stricte que celle interdisant à une Gardienne de travailler avec la matrice, une fois qu’elle était relevée de son serment, et qu’elle avait perdu sa virginité.
— C’est ce qu’elle a voulu, Andrew. Renoncer à sa mission de Gardienne, pour toi.
— Alors, que peut-on faire ? demanda Andrew. Elle ne peut pas vivre comme ça, ça va la tuer !
— Je vais être obligé de dégager ses canaux, dit Damon avec effort. Et elle ne veut pas.
— Pourquoi ?
Damon ne répondit pas tout de suite. Il dit enfin :
— Généralement, ça se fait sous l’influence du kirian, et je n’en ai pas. Sans kirian, c’est épouvantablement douloureux.
Il répugnait à donner l’impression que Callista était lâche, mais il se sentait incapable d’expliquer à Andrew la véritable raison du refus de la jeune femme. Il aperçut soudain le rryl dans son étui, ce qui lui fournit une diversion bienvenue.
— Mais si elle se sent assez bien pour demander sa harpe, c’est sans doute qu’elle va vraiment mieux, dit-il avec une lueur d’espoir. Apporte-la-lui, Andrew.
Il fit une pause et ajouta, hésitant :
— Mais ne la touche pas. Elle réagit toujours à ton contact.
— N’est-ce pas ce qu’elle désire ?
— Pas avec ces deux systèmes surchargés qui se chevauchent, dit Damon.
Baissant la tête, Andrew dit à voix basse :
— Je te le promets.
Quittant Damon, il entra dans la chambre de Callista et se pétrifia sur place. Callista était allongée, immobile, muette, et, pendant un affreux instant, il ne la vit même pas respirer. Elle avait les yeux ouverts mais elle ne le voyait pas, et elle ne le suivit pas du regard quand il s’avança dans la pièce. La peur lui broya le cœur, un hurlement terrible s’étrangla dans sa gorge. Il pivota pour appeler Damon, mais celui-ci avait déjà reçu l’impact télépathique de sa panique et fit irruption dans la chambre. Puis il poussa un énorme soupir de soulagement.
— Ce n’est rien, dit-il, chancelant et se retenant à Andrew. Elle n’est pas morte, elle… elle a quitté son corps. Elle est dans le surmonde, c’est tout.
— Que pouvons-nous faire pour elle ? demanda Andrew considérant les yeux ouverts et aveugles.
— Dans son état actuel, elle ne pourra pas y rester longtemps, dit Damon, d’une voix où se mêlaient le trouble, l’inquiétude et l’espoir. Je ne savais même pas qu’elle était assez forte pour ça. Mais si elle l’est…
Il n’exprima pas tout haut sa pensée, mais Andrew la reçut dans son esprit : Si elle l’est, ce n’est peut-être pas aussi grave que nous le craignions.
Evoluant dans les espaces gris du surmonde, Callista perçut leurs cris et leur frayeur, mais faiblement, comme en rêve. Pour la première fois depuis une éternité, elle ne souffrait pas. Elle avait abandonné son corps meurtri derrière elle, comme un vêtement trop large, et était entrée dans un royaume familier. Elle se sentit reprendre vie dans le surmonde, le corps tranquille et frais, en paix comme autrefois… Elle se vit enveloppée de ses voiles translucides de Gardienne, de leronis, de magicienne. Est-ce que je me vois encore ainsi ? se demanda-t-elle, profondément troublée. Je ne suis plus une Gardienne, mais une femme mariée, en cœur et en esprit, sinon en fait…
La vacuité du monde gris l’effraya. Elle sonda, presque machinalement, cherchant des repères, et vit au loin la faible luminescence du réseau d’énergie équivalant, dans ce monde, à la Tour d’Arilinn.
Je ne peux pas y aller, pensa-t-elle, j’y ai renoncé Pourtant, avec cette pensée, surgit en elle la nostalgie passionnée de ce monde qu’elle avait laissé derrière elle pour toujours. Comme si cette nostalgie avait suscité sa réponse, la luminescence s’aviva, puis, presque avec la rapidité de la pensée, elle fut là, à l’intérieur du Voile, dans sa retraite secrète, le Jardin des Parfums, le Jardin de la Gardienne.
Elle vit alors une silhouette voilée prendre lentement forme devant elle. Elle n’eut pas besoin de voir le visage de Léonie pour la reconnaître.
— Ma chère enfant, dit Léonie.
Callista savait que ce n’était qu’un contact mental très ténu, mais si réelle était leur présence dans ce royaume familier que la voix de Léonie résonnait plus vibrante, plus chaude, plus tendre qu’elle ne l’avait jamais été dans la vie. Léonie ne pouvait se permettre l’émotion qu’à ce niveau non physique, elle le savait.
— Pourquoi viens-tu à nous ? Je pensais que tu l’étais éloignée à jamais, chiya. Ou bien t’es-tu égarée en rêve ?
— Ce n’est pas un rêve, kiya.
Une onde de colère la submergea, qu’elle contrôla aussitôt comme on le lui avait appris depuis l’enfance, car la colère des Alton pouvait tuer. Rejetant la tendresse de Léonie, elle déclara, d’un ton froid et exigeant :
— Je suis venue te demander pourquoi tu m’as donné une bénédiction mensongère ! Pourquoi m’as-tu menti ? Pourquoi m’as-tu liée de nœuds que je ne peux pas dénouer, de sorte que mon mariage n’est qu’une farce ? Etais-tu jalouse de mon bonheur, toi qui ne sais pas ce que c’est ?
Léonie tressaillit et répondit d’une voix douloureuse :
— J’espérais que tu étais heureuse et que tu avais déjà consommé ton mariage, chiya.
— Tu sais ce que tu avais fait pour que ce soit impossible ! Peux-tu jurer que tu ne m’as pas neutralisée, comme on le faisait autrefois à la Dame d’Arilinn ?
Le visage de Léonie s’emplit d’horreur.
— Les Dieux m’en sont témoins, mon enfant, et les reliques sacrées de Hali, tu n’as pas été neutralisée. Mais, Callista, tu étais très jeune quand tu es arrivée à la Tour…
Le temps sembla se renverser aux paroles de Léonie, et Callista se sentit entraînée vers l’époque à demi oubliée où, ses cheveux bouclant encore sur ses joues et non nattés comme ceux d’une femme, elle avait éprouvé ce respect craintif en présence de Léonie, avant qu’elle ne fût devenue la mère, le guide, l’enseignante, la prêtresse…
— Tu as réussi à devenir Gardienne, alors que six autres avaient échoué, mon enfant. Je croyais que tu en étais fière.
— Je l’étais, murmura Callista, baissant la tête.
— Mais tu m’as induite en erreur, Callista, sinon je ne t’aurais jamais laissée partir. Tu m’as fait croire – ce que je pensais presque impossible – que tu réagissais à ton amant, que si tu n’avais pas partagé sa couche, cela ne tarderait plus. J’ai donc cru que, peut-être, je n’avais pas vraiment réussi, que ton succès de Gardienne venait peut-être de ce que tu te croyais libre de ces attachements qui tourmentent les autres femmes. Alors, quand l’amour est apparu dans ta vie et que tu as voulu suivre ton cœur, comme cela s’est produit pour bien des Gardiennes, il n’était plus possible que ton corps reste indifférent. Je t’ai dont bénie et déliée de ton serment. Mais si ce n’est pas exact, Callista, si ce n’est pas exact…
Callista se rappela les sarcasmes furieux de Damon : Vas-tu passer ta vie à compter les trous dans les serviettes et à préparer des épices pour la cuisine, toi qui étais Callista d’Arilinn ? Léonie entendit aussi ces paroles en écho.
— Je te l’ai déjà dit, ma chérie, et je te le répète. Tu peux revenir parmi nous. Avec un peu de temps el d’entraînement, tu redeviendras des nôtres.
Elle fit un geste, l’air frémit, et Callista se retrouva vêtue des voiles écarlates de Gardienne, ses ornements rituels à son front et à son cou.
— Reviens à nous, Callista. Reviens.
Elle dit, d’une voix défaillante :
— Mon mari…
Léonie écarta cette objection d’un geste.
— Le mariage libre n’est rien, Callista, c’est une fiction juridique, sans importance tant que l’union n’est pas consommée. Qu’est-ce qui te lie à cet homme ?
Callista voulut dire : « L’amour », mais, sous le regard méprisant de Léonie, elle ne put prononcer le mot. Elle dit :
— Une promesse, Léonie.
— Ta promesse envers nous est antérieure. Tu es née pour ce travail, Callista, c’est ta destinée. Tu as consenti à ce qu’on t’a fait, ne l’oublie pas. Tu faisais partie d’un groupe de sept jeunes filles venues à nous cette année-là. Six ont échoué, les unes après les autres. Elles étaient déjà adultes, et leurs canaux nerveux matures. Elles ont trouvé trop douloureux le dégagement des canaux et le conditionnement anti-sexuel. Puis il y a eu Hillary Castamir, te souviens-tu ? Elle est devenue Gardienne, mais tous les mois, à l’époque de son cycle, elle souffrait de convulsions, et ce prix a paru trop lourd à payer. J’étais désespérée, Callista, tu te rappelles ? Je faisais le travail de trois Gardiennes, et ma santé a commencé à en souffrir. Pour cette raison, je t’ai tout expliqué, et tu as consenti…
— Comment pouvais-je consentir ? s’écria Callista avec désespoir. J’étais une enfant ! Je ne comprenais même pas ce que tu me demandais !
— Pourtant tu as consenti à recevoir la formation alors que tu n’étais pas encore femme et que tes canaux étaient toujours immatures. Et tu t’es adaptée très facilement à l’entraînement.
— Je me rappelle, dit Callista, très bas.
Elle était si fière de réussir là où tant d’autres avaient échoué, si fière de devoir s’appeler Callista d’Arilinn et de prendre place auprès des grandes Gardiennes légendaires. Elle se souvint de son exaltation quand elle avait pris la direction des grands cercles, quand elle avait senti les énormes stress circuler sans obstacles à travers son corps, quand elle avait dirigé les immenses anneaux énergon…
— Tu étais si jeune ! Je croyais improbable que tu changes jamais. C’est un pur hasard qui t’a fait changer. Mais, ma chérie, tu peux tout retrouver. Tu n’as qu’un mot à dire.
— Non ! s’écria Callista. Non ! J’ai rendu mon serment et je ne veux pas le reprendre !
Pourtant, curieusement, elle n’en était plus si sûre.
— Callista, j’aurais pu t’obliger à revenir. La loi me permettait d’exiger ton retour à Arilinn. Le besoin de Gardiennes est encore grand, et je me fais vieille. Pourtant, comme je te l’ai dit, c’est un fardeau trop lourd pour le porter à contrecœur. Je t’ai déliée, mon enfant, bien que je sois âgée et que cela m’oblige à porter mon fardeau jusqu’à ce que Janine soit assez grande et assez forte pour me remplacer. L’aurais-je fait si je te voulais du mal et si je n’avais pas été sincère en te souhaitant d’être heureuse avec ton amant ? Je te croyais déjà libérée. Je pensais qu’en te relevant de ton serment, je ne faisais que m’incliner devant l’inévitable, que tu étais déjà libre en fait, et qu’il n’y avait aucune raison de te torturer en exigeant ton retour, et en dégageant tes canaux pour te forcer à reprendre ton poste.
Callista murmura :
— J’espérais… je croyais que j’étais libre…
Elle sentit l’horreur de Léonie, presque tangible.
— Ma pauvre enfant, quels risques as-tu pris ! Comment as-tu pu tant aimer cet homme, alors que cette vie t’attendait ? Callista, ma chérie, reviens à nous ! Nous guérirons toutes tes blessures. Reviens là où est ta place…
— Non ! s’écria-t-elle, renonçant définitivement.
Comme réverbérée dans l’autre monde, elle entendit la voix d’Andrew crier son nom avec désespoir.
— Callista, Callista, reviens à nous…
Il y eut comme un choc, bref et brutal, le choc d’une chute. Léonie avait disparu et son corps avait retrouvé ses douleurs. Elle était dans son lit, et Andrew, pâle comme la mort, la regardait.
— Je croyais t’avoir perdue pour de bon cette fois, murmura-t-il.
— Cela vaudrait peut-être mieux, répondit-elle, douloureuse.
Léonie a raison. Rien ne me lie à lui que des mots… et ma destinée est d’être Gardienne. Un instant, le temps chancela, et elle se vit abritée derrière un mur étrange et inconnu. Pas celui d’Arilinn. Elle saisit des lambeaux de forces dans ses mains, projeta les anneaux énergon…
Elle chercha le contact mental d’Andrew, puis, instinctivement, se retira. Mais, sentant sa détresse, elle le contacta de nouveau, sans se soucier de la douleur qui fulgura en elle comme un coup de poignard.
— Je ne te laisserai plus jamais, dit-elle, se cramponnant à sa main avec désespoir.
Je ne retournerai jamais à Arilinn. S’il n’y a pas de solution, je mourrai, mais je ne retournerai jamais.
Rien ne me lie à Andrew que des mots. Et pourtant… les mots… les mots ont leur puissance. Elle ouvrit les paupières, regarda son mari dans les yeux et répéta les paroles qu’il avait prononcées à leur mariage.
— Andrew, pour le meilleur et pour le pire… dans la richesse et dans la pauvreté… dans la santé et dans la maladie… jusqu’à ce que la mort nous sépare, dit-elle, refermant ses mains sur la sienne. Andrew, mon amour, il ne faut pas pleurer.