5

Ce matin-là, Damon vint aider Dom Esteban à s’installer dans le fauteuil roulant fait spécialement pour lui.

— Ainsi, tu pourras assister au mariage assis, et non pas couché dans ton lit à roulettes comme un invalide !

— C’est étrange de me trouver de nouveau en position verticale, dit Esteban, serrant les mains sur les accoudoirs. J’ai le vertige comme si j’étais déjà saoul.

— Tu es resté couché trop longtemps, dit Damon. Tu seras bientôt habitué.

— Mieux vaut être assis comme ça, que soutenu dans mon lit par des oreillers comme une femme en couches ! Et au moins, mes jambes sont toujours là, même si je ne les sens plus !

— Tes jambes sont toujours là, dit Damon. Et avec quelqu’un pour rouler ton fauteuil, tu te déplaceras assez bien dans tout le rez-de-chaussée.

— Quel soulagement, dit Esteban. J’en ai assez de contempler le plafond ! Au printemps, je vais convoquer des artisans, et leur faire refaire certaines pièces du rez-de-chaussée pour moi. Vous deux, ajouta-t-il incluant Andrew dans la conversation, vous pourrez prendre les grands appartements du haut pour vous-mêmes et vos femmes.

— C’est très généreux, mon père, dit Damon.

Esteban secoua la tête.

— Pas du tout. Aucune pièce du haut ne me sera plus jamais de la moindre utilité. Je suggère que vous choisissiez maintenant ; laissez mon ancien appartement pour Domenic quand il se mariera ; sinon, vous avez le choix. Ainsi, les femmes pourront emménager tout de suite après la noce.

Il ajouta en riant :

— Pendant ce temps, Dezi me promènera ici et je me réhabituerai à la vue de ma maison. Est-ce que je t’ai remercié de ce fauteuil, Damon ?

Damon et Andrew allèrent trouver Léonie au premier.

— Je voulais te poser une question en particulier, Léonie, dit celui-là. Je m’y connais assez pour savoir que Dom Esteban ne remarchera jamais, mais à part ça, comment va-t-il ?

— En particulier ? dit la Gardienne en riant. Il a le laran, Damon ; il sait tout, bien qu’il ait peut-être sagement refusé de comprendre ce que ça signifie pour lui. La blessure est cicatrisée depuis longtemps, naturellement, et les reins ne sont pas touchés, mais le cerveau ne communique plus avec les jambes et les pieds. Il garde en partie le contrôle de ses fonctions corporelles, mais avec le temps, et à mesure que la partie inférieure de son corps dépérira, il le perdra progressivement. Le plus grand danger, ce sont les escarres. Il faut que ses serviteurs le retournent à intervalles réguliers de quelques heures, car, étant donné qu’il ne sent pas la douleur, il ne s’apercevra pas si un pli de ses vêtements ou de ses draps finit par le blesser. La plupart des paralysés meurent de l’infection de ces blessures. On peut retarder ce processus en conservant la souplesse des membres par des massages, mais tôt ou tard, les muscles s’atrophieront et mourront.

Damon secoua la tête, consterné.

— Il sait tout cela ?

— Il le sait. Mais son désir de vivre est très puissant, et tant qu’il durera, vous pouvez lui faire une vie agréable ; pendant un certain temps, des années, peut-être. Après…

Elle haussa les épaules avec résignation.

— Il trouvera peut-être une nouvelle raison de vivre dans ses petits-enfants. Mais il a toujours été un homme d’action orgueilleux. Il supportera mal l’inaction et l’impuissance.

— J’aurai grand besoin de son aide et de ses conseils pour régir le domaine, dit Andrew. Jusqu’à présent, j’ai essayé de me débrouiller tout seul pour ne pas le déranger…

— Avec votre permission, c’était une faute, dit doucement Léonie. Il doit savoir qu’à défaut de ses mains, ses connaissances sont toujours nécessaires. Demandez-lui conseil aussi souvent que vous pourrez, Andrew.

C’était la première fois qu’elle s’adressait directement à lui, et le Terrien la regarda, étonné. Grâce à son don télépathique rudimentaire il se rendait compte que Léonie n’était pas à son aise en sa présence, et il fut troublé de sentir autre chose dans la considération qu’elle venait de lui manifester. Après son départ, il dit à Damon :

— Elle ne m’aime pas, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas que ce soit ça, dit Damon. Elle serait mal à l’aise avec n’importe quel homme à qui elle devrait donner Callista en mariage, je crois.

— Je ne la blâme pas de penser que je ne mérite pas Callista ; je crois qu’aucun homme ne la mérite. Mais puisque Callista m’accepte…

Damon se mit à rire.

— Je suppose que, le jour de leur mariage, tous les hommes se sentent indignes de leur femme. Moi-même, je suis obligé de me rappeler constamment qu’Ellemir a consenti à m’épouser ! Allons, viens, il faut choisir nos appartements !

— Ce ne devrait pas être aux femmes de choisir ?

Damon réalisa qu’Andrew ne connaissait pas leurs coutumes.

— Non. Selon la tradition, c’est le mari qui offre un foyer à sa femme. Par courtoisie, Dom Esteban nous permet de le préparer avant le mariage.

— Mais elles connaissent la maison…

— Moi aussi, répliqua Damon. J’y ai passé la plus grande partie de mon enfance. Le fils aîné de Dom Esteban et moi, nous étions bredin, amis jurés. Mais toi, tu n’as pas de parents dans la Zone Terrienne, pas de serviteurs jurés qui attendent ton retour ?

— Aucun. Les domestiques sont un souvenir du passé. Aucun homme ne devrait en servir un autre.

— Il faudra quand même que nous t’en assignions quelques-uns. Si tu diriges le domaine pour notre cousin, tu n’auras pas le temps de t’occuper des détails de la vie domestique, et nous ne pouvons pas demander à nos femmes de faire la lessive et le raccommodage. De plus, nous n’avons pas de machines comme dans la Zone Terrienne.

— Pourquoi ?

— La planète est pauvre en métaux. De plus, s’ils ne pouvaient plus gagner honnêtement leur pain par leur travail, les gens auraient l’impression que leur vie est inutile. Ou alors, crois-tu vraiment qu’ils seraient plus heureux s’ils construisaient et vendaient des machines, comme vous le faites ?

Damon ouvrit une porte.

— Ces pièces n’ont pas servi depuis la mort de la mère d’Ellemir et le mariage de Dorian. Elles semblent en bon état.

Andrew le suivit dans une vaste salle de séjour, tout en réfléchissant toujours à la question de Damon.

— On m’a appris que c’est avilissant pour un homme d’en servir un autre. Avilissant pour le serviteur – et pour le maître.

— Je trouve encore plus avilissant de passer ma vie à servir une machine. De plus, si tu possèdes une machine, elle te possède aussi, et tu passes ton temps à la servir.

Il pensait à ses propres rapports avec les matrices, à ceux de tous les techniciens psi de Ténébreuse, sans parler de ceux des Gardiennes.

Il ouvrit toutes les portes.

— Regarde. De chaque côté de cette salle centrale, il y a un appartement complet, avec salon, chambre, salle de bains, plus des petites chambres derrière pour les femmes de chambre si nos épouses en désirent, des dressing-rooms et autres. Nos femmes seront toutes proches, et pourtant, nous pourrons être indépendants si nous le voulons. Et il y a aussi d’autres petites chambres si nous en avons besoin un jour pour nos enfants. Cela te convient-il ?

Andrew n’aurait jamais eu un appartement aussi vaste au bâtiment des Jeunes Mariés de la Zone Terrienne. Il accepta, et Damon demanda :

— Tu veux l’appartement de gauche, ou celui de droite ?

— Ça m’est égal. Tu veux tirer à pile ou face ?

Damon rit de bon cœur.

— Vous avez aussi cette coutume ? Mais si ça t’est égal, permets-moi de prendre celui de gauche. J’ai remarqué qu’Ellemir est toujours debout à l’aube, tandis que Callista aime dormir tard quand elle peut. Il serait mieux que le soleil matinal ne donne pas dans la fenêtre de votre chambre.

Andrew rougit, à la fois heureux et embarrassé. Il n’avait pas encore osé penser au jour où il se réveillerait dans la même chambre que Callista. Damon lui sourit avec amitié.

— La noce n’est plus qu’à quelques heures, et nous serons frères, toi et moi – c’est une pensée agréable, ça aussi. Mais il me semble triste que tu n’aies aucun parent pour assister à ton mariage.

— Je n’ai aucun ami sur cette planète. Et aucun parent vivant nulle part.

Damon eut l’air consterné.

— Tu es venu ici sans amis, sans parents ?

Andrew haussa les épaules.

— J’ai grandi sur Terra – dans un haras d’Arizona. Quand j’ai eu dix-huit ans, mon père est mort, et le ranch a été vendu pour payer ses dettes. Ma mère ne lui a pas survécu longtemps, et je suis parti dans l’espace, dans le service civil. Un serviteur de l’Empire va où on l’envoie, plus ou moins. Je me suis donc retrouvé ici, et tu sais le reste.

— Je croyais qu’il n’y avait plus de serviteurs parmi vous, dit Damon.

Andrew se lança dans de longues explications, essayant de lui faire comprendre la différence entre un serviteur de l’Empire et un serviteur tout court. Damon écouta avec scepticisme, et dit enfin :

— Un serviteur de l’Empire est donc serviteur des ordinateurs et de la paperasse ! Je crois que j’aimerais encore mieux être un brave cuisinier ou un bon palefrenier !

— N’y a-t-il pas des maîtres cruels qui exploitent leurs domestiques ?

Damon haussa les épaules.

— Bien sûr, comme il y a des hommes qui maltraitent leur cheval et le fouettent à mort. Mais un homme doué de raison peut apprendre à reconnaître ses erreurs, et au pire, d’autres peuvent tenter de le modérer. Alors qu’il n’existe aucune façon de rendre sage une machine folle.

Andrew sourit.

— Tu sais que tu as raison. Nous avons un adage qui dit : Impossible de combattre un ordinateur ; il a raison même s’il se trompe.

— Demande donc au majordome de Dom Esteban, ou à Ferrika, la sage-femme du domaine, s’ils se sentent maltraités ou exploités, dit Damon. Tu es suffisamment télépathe pour savoir s’ils te disent la vérité. Alors, tu réaliseras peut-être que tu peux, sans déshonneur, laisser un homme te servir pour gagner sa vie.

Andrew haussa les épaules.

— D’accord, je le ferai. Nous avons un autre adage qui dit : À Rome, il faut faire comme les Romains. Rome était une ancienne cité de Terra, je crois ; elle a été détruite à la suite d’une guerre ou d’un tremblement de terre, il y a des siècles. Il ne nous reste plus que le proverbe.

— Nous avons un proverbe semblable, dit Damon. Il dit : N’essaye pas d’acheter du poisson dans les Villes Sèches.

Il fit le tour de la pièce qu’il avait choisie pour chambre conjugale.

— Ces rideaux n’ont pas été aérés depuis l’époque de Régis IV ! Je vais dire au majordome de les changer.

Il tira une sonnette, et, quand le majordome parut, lui donna ses ordres.

— Ce sera fait d’ici ce soir, seigneur, et vous pourrez emménager ici avec vos épouses. Ah, Seigneur Damon, on m’a dit de vous informer que votre frère, le Seigneur Serrais, était arrivé pour assister à votre mariage.

— Très bien, je te remercie. Si tu trouves Dame Ellemir, demande-lui de venir pour voir si les arrangements que j’ai pris lui conviennent, dit Damon.

Quand le serviteur fut parti, il fit la grimace.

— Mon frère Lorenz ! Je suppose que la sympathie qu’il éprouve pour mon mariage ne me ferait pas grand mal si elle me tombait sur le pied ! J’espérais la présence de mon frère Kieran, ou au moins de ma sœur Marisela, mais je suppose que je devrais me sentir honoré de la venue de Lorenz et aller le remercier.

— Tu as beaucoup de frères ?

— Cinq, dit Damon, et trois sœurs. J’étais le plus jeune des fils, et mes parents avaient déjà trop d’enfants avant ma naissance. Lorenz…

Il haussa les épaules et poursuivit :

— Il doit être soulagé, je suppose, que je prenne femme dans une bonne famille. Ainsi, il n’a pas besoin de discutailler sur le patrimoine et la part revenant au dernier fils. Je ne suis pas riche, je n’ai jamais désiré l’être, et nous avons assez pour vivre, Ellemir et moi. Je n’ai jamais été très proche de Lorenz. Kieran – il n’a que trois ans de plus que moi – Kieran et moi, nous étions bredin ; Marisela n’a qu’un an de différence avec moi, et nous avons eu la même nourrice. Quant à mes autres frères et sœurs, nous nous traitons avec courtoisie quand nous nous rencontrons au Conseil, mais je suppose qu’aucun ne pleurerait s’il ne devait jamais plus voir les autres. Ma famille a toujours été ici. Ma mère était une Alton, j’ai grandi ici, et le fils aîné de Dom Esteban et moi, nous sommes partis ensemble dans les Cadets. Nous avions prêté le serment de bredin.

C’était la deuxième fois qu’il employait ce mot, forme intime de « frère ». Damon soupira et regarda dans le vague un moment.

— Tu as été cadet ?

— Un très mauvais cadet, mais aucun fils Comyn ne peut y échapper s’il a deux yeux et deux jambes. Coryn était, comme tous les Alton, soldat né, officier né. Moi, c’était autre chose, dit-il en riant. Il y a une plaisanterie chez les cadets, sur celui qui a deux pieds droits et dix pouces. C’était moi.

— Tout le temps de corvée, hein ?

Damon hocha la tête en connaisseur.

— Onze fois de corvée en dix jours. Je suis droitier, tu comprends. Ma nourrice – la sage-femme de ma mère – disait que j’étais né à l’envers, le derrière en avant, et j’ai tout fait comme ça depuis.

Andrew, qui était né gaucher dans une société de droitiers, et qui avait dû attendre d’arriver sur Ténébreuse pour trouver des outils à sa main, lui dit :

— Comme je te comprends !

— Je suis un peu myope aussi, ce qui n’arrangeait rien, quoique tout cela m’ait poussé à apprendre à lire. Mes frères arrivent tout juste à déchiffrer une affiche ou à griffonner leur nom au bas d’un contrat, mais moi j’ai mordu aux études comme un poisson à l’hameçon. Aussi, quand mon temps dans les cadets s’est terminé, je suis allé à Nevarsin, où j’ai passé un an ou deux à apprendre la lecture, l’écriture et un peu de cartographie. C’est alors que Lorenz a décidé que je ne serais jamais un homme. Idée qui s’est trouvée confirmée quand on m’a accepté à Arilinn. Moitié moine, moitié eunuque, disait-il.

Damon se tut, le visage crispé de contrariété. Il reprit enfin :

— Malgré tout, il n’a pas été content quand on m’a renvoyé de la Tour, il y a quelques années. Pour l’amour de Coryn – Coryn était mort, pauvre ami, tombé du haut d’une falaise – Dom Esteban m’a pris dans les Gardes. Mais je n’ai jamais rien valu comme soldat. J’ai surtout été officier sanitaire, et maître des cadets pendant un ou deux ans.

Il haussa les épaules.

— Et voilà ma vie. Bon, assez parlé de ça. Ecoute, les femmes arrivent ; nous pouvons leurs montrer les appartements avant que je descende voir Lorenz.

Andrew vit avec soulagement que la tristesse introspective de Damon disparaissait à l’entrée d’Ellemir et Callista.

— Viens, Ellemir, viens voir l’appartement que j’ai choisi pour nous.

Il l’entraîna par la porte la plus éloignée, et Andrew sentit, plus qu’il n’entendit, qu’il l’embrassait. Callista les suivit des yeux en souriant.

— Je suis contente de les voir si heureux.

— Es-tu heureuse aussi, mon amour ?

— Je t’aime, Andrew, dit-elle. Mais il n’est pas aussi facile pour moi de me réjouir. J’ai peut-être le cœur moins léger par nature. Viens, montre-moi notre appartement.

Elle approuva pratiquement tout, mais signala une demi-douzaine de sièges qui, dit-elle, étaient si vieux qu’il n’était pas prudent de s’asseoir dessus, et, elle les fit enlever par un domestique. Elle appela des servantes et leur donna l’ordre d’aller chercher du linge dans les réserves et d’apporter ses vêtements entreposés dans les immenses placards de son dressing-room. Andrew l’écouta en silence puis s’exclama :

— Quelle maîtresse de maison, Callista !

Elle eut un rire ravi.

— Ce n’est qu’une apparence. Toute ma science vient d’avoir écouté Ellemir, c’est tout, parce que je ne veux pas avoir l’air ignorante devant les servantes. Sinon, je m’y connais très peu. Je sais coudre, parce qu’il faut toujours s’occuper les mains, mais quand je regarde Ellemir évoluer dans les cuisines, je réalise que je sais moins tenir une maison qu’une enfant de dix ans.

— J’ai la même impression pour moi, confessa Andrew. Tout ce que j’ai appris dans la Zone Terrienne m’est totalement inutile maintenant.

— Mais tu sais dresser les chevaux…

— Oui, et dans la Zone Terrienne, on trouvait ça anachronique et inutile, dit Andrew en riant. Autrefois, c’est moi qui dressais les chevaux de mon père, mais, quand j’ai quitté l’Arizona, je croyais bien ne jamais plus monter.

— Alors, tout le monde se déplace à pied sur Terra ?

Il secoua la tête.

— Non. Par véhicules à moteurs. Les chevaux n’étaient plus qu’un luxe exotique pour riches excentriques.

Il s’approcha de la fenêtre et contempla la campagne baignée de soleil.

— Comme c’est étrange que, de tous les mondes connus de l’Empire Terrien, je sois justement venu sur celui-ci.

Il frissonna, car il s’en était fallu de peu qu’il ne connût jamais ce qu’il considérait maintenant comme son destin, sa vie, la fin pour laquelle il était né. Il eut une envie folle de prendre Callista dans ses bras, mais, comme si elle avait perçu sa pensée, elle se raidit et pâlit. Il soupira et recula d’un pas.

Elle dit, comme pour compléter une pensée qui ne l’intéressait plus beaucoup :

— Notre maître-entraîneur est déjà vieux, et, comme Papa n’est plus là pour s’en occuper, ce sera peut-être à toi de former les jeunes.

Elle s’interrompit et le regarda, tordant dans sa main le bout d’une de ses tresses.

— Je voudrais te parler, dit-elle brusquement.

Il n’avait jamais su si ses yeux étaient bleus ou gris ; ils changeaient de couleur avec la lumière, et pour l’instant, ils étaient presque incolores.

— Andrew, est-ce que ce ne sera pas trop dur pour toi ? De partager une chambre avec moi, alors que nous ne pourrons pas – pour le moment – partager le même lit ?

Il savait, depuis la première fois qu’ils avaient parlé de mariage, qu’elle avait été très profondément conditionnée et qu’il leur faudrait sans doute attendre longtemps avant de pouvoir consommer leur union. Il avait alors promis, sans qu’elle le lui demande, de ne jamais faire pression sur elle et d’attendre le temps qu’il faudrait. Il dit, lui effleurant légèrement les doigts :

— Ne t’inquiète pas de ça, Callista. Je te l’ai déjà promis.

Elle rougit légèrement et dit :

— On m’a appris qu’il est… honteux d’éveiller un désir que je ne peux pas satisfaire. Pourtant, si je reste séparée de toi, et n’éveille pas ce désir, pour qu’à son tour ce désir agisse sur moi, les choses ne changeront peut-être jamais. Tandis que si nous sommes ensemble, il se peut que la situation évolue lentement. Est-ce que ce ne sera pas trop dur pour toi, Andrew ? dit-elle, le visage crispé. Je ne veux pas que tu sois malheureux.

Une fois, une seule, brièvement et avec contrainte, il avait parlé de cela avec Léonie. En ce moment, debout devant Callista, le souvenir de cette brève rencontre lui revint, comme s’il était encore devant la leronis Comyn. S’approchant de lui dans la cour, elle lui avait dit calmement :

— Regarde-moi, Terrien.

Il avait levé les yeux, incapable de résister. Léonie était grande, et leurs yeux étaient au même niveau. Elle avait dit à voix basse :

— Je veux connaître l’homme à qui je donne une enfant que j’aime.

Leurs yeux se rencontrèrent, et Andrew eut l’impression qu’elle fouillait son esprit, tournant et retournant toutes les pensées qu’il avait eues pendant sa vie, comme si, d’un seul et bref coup d’œil, elle avait mis à nu son être le plus profond. Enfin – cela n’avait pas duré plus d’une ou deux secondes, mais cela lui avait paru une éternité – Léonie avait soupiré en disant :

— Qu’il en soit ainsi. Tu es bon, honnête et plein de bonne volonté. Mais as-tu la moindre idée de ce qu’est une formation de Gardienne ? Sais-tu comme il sera difficile pour Callista de s’en défaire ?

Il aurait voulu protester, mais il se contenta de secouer la tête en disant humblement :

— Comment le saurais-je ? Mais j’essaierai de lui faciliter cette entreprise.

Léonie avait soupiré, d’un soupir qui semblait monter des profondeurs de son être.

— Rien de ce que tu pourras faire, dans ce monde ou dans l’autre, ne pourra rien lui faciliter. Si tu as de la patience, des égards – et de la chance – il se peut que ce soit simplement possible. Je ne veux pas que Callista souffre. Et pourtant elle souffrira beaucoup de par le choix qu’elle a fait. Elle est jeune, mais pas au point de pouvoir renoncer sans douleur à sa formation, qui fut longue, et ne peut pas se défaire en un jour.

— Je sais… avait protesté Andrew.

Et de nouveau, Léonie avait soupiré.

— Tu sais ? Je me le demande. Il ne s’agit pas simplement de retarder la consommation de votre mariage de quelques jours ou même de quelques saisons. Cela ne sera que le commencement. Elle t’aime et a soif de ton amour…

— Je peux patienter jusqu’à ce qu’elle soit prête, avait juré Andrew.

— La patience ne suffira peut-être pas, avait dit Léonie en secouant la tête. Ce qu’a appris Callista ne peut pas se désapprendre. Tu n’en sais pas grand-chose, et c’est sans doute mieux ainsi.

— J’essaierai de lui faciliter cette entreprise, avait-il répété.

Et Léonie, soupirant et secouant la tête une fois de plus, avait répété elle aussi :

— Rien de ce que tu pourras faire ne pourra rien lui faciliter. Les poussins ne peuvent jamais rentrer dans l’œuf. Callista souffrira, et je crains que tu ne souffres avec elle. Mais si tu – si, tous les deux, vous avez de la chance, il lui sera peut-être possible de revenir sur ses pas. Pas facile. Mais possible.

— Comment pouvez-vous faire des choses pareilles à des fillettes ? s’était-il alors écrié, indigné. Comment pouvez-vous ainsi détruire leur vie ?

Léonie n’avait pas répondu, et baissant la tête, s’était éloignée en silence. Elle avait disparu, comme une ombre, de sorte qu’il se mit à douter de sa raison et se demanda si elle avait jamais été là, ou si ce n’avait été qu’une hallucination née de ses doutes et de ses craintes.

Callista, debout dans la chambre qui demain serait la leur, leva lentement les yeux vers lui, et dit en un souffle :

— Je ne savais pas que Léonie était venue à toi ainsi.

Elle serra les poings à s’en faire blanchir les phalanges, puis, détournant les yeux, ajouta :

— Andrew, promets-moi quelque chose.

— Tout ce que tu voudras, mon amour.

— Promets-moi que si tu… si tu désires jamais une autre femme, promets-moi que tu la prendras et que tu ne t’imposeras pas des souffrances inutiles…

Il explosa.

— Pour qui me prends-tu ? Je t’aime. Pourquoi en voudrais-je une autre ?

— Je ne peux pas exiger… ce n’est ni juste ni naturel…

— Ecoute, Callista, dit-il avec douceur. Je me suis souvent passé de femmes. Et je n’en suis pas mort. Une par-ci, par-là, quand je parcourais l’Empire pour mon compte, mais jamais rien de sérieux.

Elle baissa les yeux sur ses petites sandales rouges.

— Ce n’est pas pareil, des hommes qui vivent à l’écart des femmes. Mais ici, avec moi, dormant dans la même chambre, étant tout le temps près de moi et sachant…

Les mots lui manquèrent. Il aurait voulu la prendre dans ses bras et l’embrasser jusqu’à ce qu’elle perde cet air froid et désemparé. Il lui posa les mains sur les épaules, la sentit se raidir et laissa ses bras retomber à ses côtés. Maudit quiconque avait inculqué ces réflexes pathologiques à une fillette ! Mais, même sans la toucher, il sentit son chagrin et son remords. Elle dit doucement :

— Tu as choisi une femme qui n’est pas un cadeau, Andrew.

— J’ai choisi la femme que je veux.

Damon et Ellemir entrèrent dans la chambre. Ellemir avait les cheveux en désordre et les yeux brillants d’une femme amoureuse. Pour la première fois depuis qu’Andrew connaissait les jumelles, il regarda Ellemir comme un homme regarde une femme, et non plus comme la sœur de Callista, et la trouva sexuellement séduisante. Ou n’était-ce pas plutôt qu’en cet instant il vit ce que pourrait devenir Callista, un jour ? Il eut un petit pincement de remords. C’était la sœur de sa fiancée, dans quelques heures, elle serait la femme de son meilleur ami, et, de toutes les femmes, c’était elle qu’il regardait avec concupiscence !

Il détourna les yeux tandis qu’Ellemir se ressaisissait et reprenait son air habituel.

— Callie, il faut faire apporter de nouveaux rideaux, dit-elle. Ceux-ci n’ont pas été aérés ou lavés depuis… depuis… depuis l’époque de Régis IV, termina-t-elle, ayant trouvé sa comparaison.

Andrew comprit qu’elle avait été en étroit contact avec Damon, et sourit.

Juste avant midi, un groupe de cavaliers fit irruption dans la cour comme un ouragan, dans un tintamarre de sabots et de cris. Callista se mit à rire.

— C’est Domenic. Il n’y a que lui pour faire tout ce tapage !

Elle descendit dans la cour avec Andrew. Domenic Lanart, héritier du Domaine d’Alton, était un jeune homme grand et mince, au visage criblé de taches de rousseur couronné de cheveux roux, monté sur un immense étalon gris. Il lança les rênes à un palefrenier, sauta à terre, serra Ellemir dans ses bras avec exubérance, puis embrassa Damon.

— Deux mariages pour un ! s’exclama-t-il, montant le perron entre eux. Tu en as mis du temps à faire ta cour, Damon. L’année dernière, je savais que tu la voulais ; pourquoi t’a-t-il fallu une guerre pour te décider à demander sa main ? Elli, ça ne te fait rien d’avoir un mari si récalcitrant ?

Tournant la tête d’un côté puis de l’autre, il les embrassa l’un après l’autre, puis se retourna vers Callista.

— Et toi, un amoureux assez déterminé pour t’arracher à la Tour ! Il me tarde de connaître cette merveille, breda !

Mais sa voix s’était faite plus douce, et, quand Callista lui présenta Andrew, il s’inclina devant lui. Malgré son exubérance et son rire juvénile, il avait des manières de prince. Ses mains, petites et carrées, étaient calleuses comme celles d’un bretteur.

— Ainsi, tu vas épouser Callista ? Je suppose que ça ne va pas plaire à toutes les vieilles perruques du Conseil, mais il était temps d’avoir un peu de sang neuf dans la famille.

Il se haussa sur la pointe des pieds – Callista était grande, et Domenic, bien que déjà de taille respectable, n’avait pas encore terminé sa croissance – et lui effleura légèrement la joue de ses lèvres.

— Sois heureuse, ma sœur ! Et qu’Avarra t’aie en sa miséricorde ! Tu le mérites, si tu oses te marier ainsi sans la permission du Conseil et sans les catenas.

— Les catenas, dit-elle avec mépris. Autant alors épouser un Séchéen et vivre dans les chaînes !

— Bravo, ma sœur.

Il se tourna vers Andrew en entrant dans le hall.

— Dans son message, Papa me dit que tu es Terrien. J’en ai rencontré beaucoup à Thendara. Ils sont sympathiques, mais paresseux. Grands dieux, ils ont des machines pour tout : pour s’éviter de marcher, pour s’éviter de monter les escaliers, pour leur apporter à manger à table. Dis-moi, Andrew, est-ce que vous avez des machines pour vous essuyer en sortant du bain ?

Il éclata de rire tandis que ses sœurs pouffaient.

— Tu ne reviens donc pas à la Garde, mon cousin ? continua-t-il en se tournant vers Damon. Tu es le seul bon maître des cadets que nous ayons eu depuis une éternité. Le jeune Danvan Hastur s’y essaye en ce moment, mais sans beaucoup de succès. Il impressionne trop les garçons, et d’ailleurs, il est trop jeune. Il nous faut un homme plus âgé. Tu as des suggestions ?

— Essayez mon frère Kieran, proposa Damon en souriant. Le métier de soldat lui plaît plus qu’à moi.

— Tu étais quand même un sacré maître des cadets, dit Domenic. J’aimerais bien que tu reviennes, mais je suppose que ce n’est pas un travail pour un homme marié, de servir de nounou à ces gosses !

Damon haussa les épaules.

— J’étais content qu’ils m’aiment, mais je ne suis pas un soldat, et un maître des cadets doit être capable d’inspirer l’amour de l’armée à ses élèves.

— L’amour de l’armée ! Pas trop quand même, dit Dom Esteban, qui les avait écoutés avec intérêt tandis qu’ils approchaient. Sinon, il les endurcira et en fera des brutes et non des hommes. Ainsi, tu es enfin venu, Domenic, mon fils ?

Le jeune homme éclata de rire.

— Non, Papa, je suis toujours en train de m’amuser dans une taverne de Thendara. Et ce que tu vois ici, c’est mon fantôme.

Puis toute joie disparut de son visage en voyant son père amaigri, grisonnant, ses jambes paralysées cachées par une couverture en peau de loup. Il s’agenouilla près du fauteuil roulant et dit d’une voix brisée :

— Papa, oh, Papa, je serais venu n’importe quand si tu m’avais envoyé chercher…

Le seigneur Alton posa les mains sur les épaules de Domenic.

— Je le sais, mon enfant, mais ta place était à Thendara, puisque je ne peux pas y être. Pourtant, ta vue réjouit mon cœur plus que je ne puis l’exprimer.

— Moi aussi, je suis content de te voir, dit Domenic se relevant et regardant son père. Et content aussi de ta vigueur. À Thendara, on disait que tu étais mourant, ou même mort et enterré !

— Je n’en suis pas encore là, dit Dom Esteban en riant. Viens t’asseoir près de moi, et raconte-moi tout ce qui se passe dans la Garde et au Conseil.

Andrew pensa : ce joyeux garçon est la prunelle de ses yeux.

— Avec plaisir, Papa. Mais c’est un jour de noces et de fêtes, et ce que j’ai à t’en dire n’est guère réjouissant ! Le Prince Aran Elhalyn trouve que je suis trop jeune pour commander les Gardes, bien que tu sois ici terrassé par ta blessure, et il le chuchote nuit et jour à l’oreille des Hastur. Et Lorenz de Serrais – excuse-moi de dire du mal de ton frère, Damon…

Damon secoua la tête.

— Nous ne sommes pas en très bons termes, mon frère et moi, Domenic. Alors, dis tout ce que tu voudras.

— Lorenz donc – maudit soit son esprit tortueux de renard – et Gabriel d’Ardais, qui veut le poste pour son soudard de fils, reprennent en chœur que je suis trop jeune pour commander la Garde. Nuit et jour, ils accablent Aran de flatteries, et de cadeaux presque assez beaux pour être des pots-de-vin, pour le persuader de nommer l’un d’eux commandant, pendant que tu es ici, retenu par la maladie ! Reviendras-tu pour la Fête du Solstice d’Eté, Papa ?

Une ombre passa sur le visage de l’infirme.

— Il en sera ce qu’en décideront les Dieux, mon fils. Crois-tu que les Gardes voudraient être commandés par un infirme sur un fauteuil, aux jambes aussi inutiles que des nageoires ?

— Mieux vaut un commandant paralysé qu’un commandant qui ne soit pas un Alton, dit Domenic avec une fierté farouche. Je pourrais commander en ton nom et tout faire à ta place, si tu étais seulement là, pour commander comme les Alton l’ont toujours fait depuis des générations !

Son père lui serra la main, très fort.

— Nous verrons, mon fils. Nous verrons ce qui se passera.

Damon vit que cette seule idée avait redonné espoir et énergie au seigneur Alton. Serait-il vraiment capable de commander les Gardes de son fauteuil, avec l’aide de Domenic ?

— Dommage que nous n’ayons pas une Dame Bruna dans notre famille, dit gaiement Domenic. Dis-moi, Callista, ne veux-tu pas prendre l’épée comme le fit Dame Bruna, et commander les Gardes ?

Elle secoua la tête en riant. Damon dit :

— Je ne connais pas cette histoire.

Domenic commença donc en souriant :

— Ça se passait il y a des générations – combien, je ne sais pas – mais son nom et son histoire figurent sur la liste des Commandants. Dame Bruna Leynier, à la mort du seigneur Alton, son frère, qui laissait un fils de neuf ans, contracta un mariage libre avec la mère du garçon, comme les femmes peuvent le faire, et prit le commandement des Gardes jusqu’à ce que l’enfant soit en âge de succéder à son père. Et il est écrit aussi qu’elle fut un chef remarquable. Cette gloire te plairait-elle, Callista ? Non. Ellemir ?

Devant leur refus, il secoua la tête avec une feinte tristesse.

— Hélas, que sont devenues les femmes de notre clan ? Elles ne sont plus ce qu’elles étaient !

Tous les enfants étaient groupés autour du fauteuil de Dom Esteban ; leur ressemblance était frappante. Domenic avait les mêmes traits qu’Ellemir et Callista, avec des cheveux plus désordonnés et des taches de rousseur plus prononcées. Et Dezi, silencieux et discret derrière le fauteuil roulant, était comme un pâle reflet de Domenic. Domenic, levant les yeux, le vit et lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— Tu es là, mon cousin ? Il paraît que tu as quitté la Tour. Je te comprends. J’y ai passé quarante jours il y a quelques années, quand on testait mon laran, et je suis parti sans demander mon reste ! Tu en as eu assez, toi aussi, ou ils t’ont mis à la porte ?

Dezi hésita, détourna les yeux, et Callista intervint.

— Tu es bien ignorant de notre étiquette, Domenic. C’est une question qu’on ne doit jamais poser. C’est un secret entre un télépathe et sa Gardienne, et si Dezi choisit de se taire, il est d’une grossièreté inexcusable d’insister.

— Oh, je suis désolé, s’excusa Domenic de bonne grâce, et seul Damon s’aperçut du soulagement de Dezi. Mais comme j’en avais plus qu’assez de la Tour, je me demandais s’il était comme moi. Il y en a qui aiment ça. Regardez Callista, elle y a passé près de dix ans – enfin, ce n’était pas pour moi.

Damon, considérant les deux jeunes gens, pensa avec douleur à Coryn, si semblable à Domenic au même âge ! Il eut l’impression de retrouver son adolescence à demi oubliée, quand lui, le plus maladroit des garçons, avait été accepté dans les cadets à cause de son amitié jurée avec Coryn, qui, comme Domenic, était le plus aimé, le plus énergique et le plus exubérant de tous.

C’était avant que son échec, son amour sans espoir et son humiliation l’aient blessé si profondément…, mais, se dit-il, c’était aussi avant qu’il connût Ellemir. Il soupira et lui prit la main. Domenic, sentant les yeux de Damon posés sur lui, leva la tête et sourit, et Damon sentit le poids de sa solitude s’envoler. Il avait Ellemir ; il avait Andrew et Domenic pour frères. Son isolement était terminé à jamais.

Domenic prit amicalement le bras de Dezi.

— Dis donc, mon cousin, quand tu seras fatigué de t’occuper de mon père, viens avec moi à Thendara. Je te ferai entrer dans le corps des cadets – je peux le faire, n’est-ce pas, Papa ? demanda-t-il.

Dom Esteban hocha la tête avec bienveillance, et il reprit :

— Ils ont toujours besoin de garçons de bonne famille, et chacun peut voir que tu as du sang des Alton dans les veines.

— C’est ce qu’on m’a dit, répondit doucement Dezi. Sinon je ne serais jamais passé à travers le Voile d’Arilinn.

— Dans les cadets, ça n’a pas d’importance. La moitié d’entre nous sont des bâtards de nobles, dit Domenic en riant à gorge déployée, et le reste, des pauvres diables qui suent sang et eau pour prouver qu’ils sont dignes de leurs parents ! Mais j’ai survécu trois ans, et tu feras de même. Donc, viens à Thendara et je te trouverai quelque chose. Nu est le dos sans frère, dit-on, et puisque Valdir étudie avec les moines de Nevarsin, je serai content de t’avoir près de moi.

Dezi rougit un peu et dit à voix basse :

— Merci, mon cousin, mais je resterai ici tant que ton père aura besoin de moi. Après, ce sera avec plaisir.

Il se tourna vivement vers Dom Esteban, l’air attentionné.

— Qu’as-tu, mon oncle ?

Car l’infirme avait pâli et s’était renversé dans son fauteuil.

— Rien, dit Dom Esteban se ressaisissant. Un instant de faiblesse. Peut-être, comme ils disent dans les montagnes, une saleté pissée du ciel pour ma tombe. Ou peut-être simplement parce que c’est la première fois que je m’assieds après être resté si longtemps couché.

— Permets-moi de te recoucher en attendant la noce, mon oncle, dit Dezi.

— Je vais t’aider, dit Domenic.

Ils s’affairèrent autour de lui, et Damon remarqua qu’Ellemir les regardait, l’air curieusement consterné.

— Qu’y a-t-il, preciosa ?

— Rien. Une prémonition. Je ne sais pas, dit Ellemir, tremblante. Mais pendant qu’il parlait, je l’ai vu couché comme mort à cette table…

Damon savait que, chez les Alton, le laran s’accompagnait parfois d’éclairs de prémonition. Il avait toujours soupçonné qu’Ellemir possédait le don plus qu’on ne lui avait permis de le croire. Mais il fit taire son inquiétude et dit tendrement :

— Eh bien, ce n’est plus un jeune homme, ma chérie, et nous allons vivre ici. Il est donc raisonnable de penser que nous le conduirons un jour à sa dernière demeure. Mais n’y pense plus, ma bien-aimée. Maintenant, je suppose que je devrais aller payer mes respects à mon frère Lorenz, qui honore mon mariage de sa présence. Crois-tu que j’arriverais à les empêcher de se battre, lui et Domenic ?

À mesure que l’heure du mariage approchait, Andrew trouvait tout de plus en plus irréel. Un mariage libre était une simple déclaration devant témoins, et se faisait à la fin du festin donné en l’honneur des invités et des voisins des domaines proches. Andrew n’avait ici ni parent ni ami, et jusque-là, cela ne lui avait pas manqué, mais maintenant, il enviait à Damon la présence du rébarbatif Lorenz, qui serait à son côté quand il prendrait Ellemir pour épouse, selon la loi et la coutume. Quel était donc le proverbe cité par Damon ? « Nu est le dos sans frère. » Eh bien, il était vraiment nu, son dos.

Autour de la longue table du Grand Hall d’Armida, couverte des nappes les plus fines et de la vaisselle de fête, étaient réunis tous les fermiers, les petits propriétaires et les nobles habitant à une journée de cheval. Damon était pâle et tendu, plus élégant que d’habitude dans un costume de cuir souple richement brodé, aux couleurs de son Domaine. Aux yeux d’Andrew, l’orange et le vert semblèrent criards. Damon tendit la main à Ellemir, qui contourna la table pour le rejoindre. Dans sa longue robe verte, les cheveux retenus dans un filet d’argent, elle avait l’air pâle et sérieux. Derrière elle venaient deux jeunes filles – compagnes de jeu de son enfance. L’une était une jeune noble d’une propriété voisine, l’autre une paysanne du domaine.

Damon dit d’une voix ferme :

— Mes parents et amis, nous vous avons conviés pour être témoins de notre serment. Témoignez donc que, moi, Damon Ridenow de Serrais, né libre et engagé envers aucune femme, prends pour épouse Ellemir Lanart-Alton, avec le consentement de son père. Et je proclame que ses enfants seront déclarés les héritiers légitimes de mon sang, et se partageront mon héritage, petit ou grand.

Ellemir lui prit la main et dit, d’une voix qui parut enfantine dans l’immense salle :

— Soyez témoins que moi, Ellemir Lanart, je prends pour époux Damon Ridenow, avec le consentement de son père.

Cette déclaration fut suivie d’un tonnerre d’applaudissements et de rires, de congratulations et d’embrassades pour les jeunes mariés. Andrew serra la main de Damon dans les siennes, mais Damon l’entoura de ses bras pour l’accolade coutumière entre parents. Puis, Ellemir se pressa légèrement contre lui et posa ses lèvres sur les siennes. Un instant étourdi, il eut l’impression d’avoir reçu le baiser que Callista ne lui avait jamais donné, et il ne sut plus où il était. Il ne savait même plus laquelle l’avait embrassé. Puis Ellemir lui dit en riant :

— Il est trop tôt pour être ivre, Andrew !

Le jeune couple circula parmi les invités, acceptant baisers, accolades et vœux de bonheur. Andrew savait que c’était bientôt son tour de faire sa déclaration, mais il serait seul.

Domenic, se penchant vers lui, murmura :

— Si tu veux, je me tiendrai près de toi en qualité de parent, Andrew. D’ailleurs, nous le serons dans quelques instants.

Andrew, touché de ce geste, hésitait pourtant à l’accepter.

— Tu ne sais rien de moi, Domenic…

— Callista t’a choisi, et cela témoigne assez en ta faveur. Je connais bien ma sœur, après tout.

Il se leva avec lui, considérant la chose comme conclue.

— Tu as vu le visage renfrogné de Dom Lorenz ? Je suppose que tu n’as jamais vu sa femme ! Je crois qu’il est jaloux de Damon, parce qu’il épouse ma ravissante sœur !

Tandis qu’ils contournaient la table, il murmura :

— Tu peux répéter les paroles de Damon ou en choisir d’autres. Il n’y a pas de formule fixe. Mais laisse à Callista le soin de déclarer que vos enfants seront légitimes. Sans vouloir t’offenser, c’est toujours au parent du plus haut rang que cela revient.

À voix basse, Andrew le remercia du conseil. Maintenant, il était debout à la tête de la longue table, vaguement conscient de la présence de Domenic dernière lui, de Dezi, en face de lui, et des yeux de Callista posés sur lui. Il déglutit avec effort, et sa voix résonna rauque et enrouée à ses oreilles :

— Moi, Ann’dra – sur Ténébreuse, un nom double dénotait au moins la petite noblesse ; Andrew n’avait pas de lignage qu’aucun d’eux aurait reconnu – déclare en votre présence que je prends pour épouse Callista Lanart-Alton, avec le consentement de son père…

Il lui sembla qu’il aurait dû ajouter quelque chose.

Il se souvint d’un couple qui avait célébré ainsi son mariage dans une secte de Terra, et, faisant appel à ses vagues souvenirs, il paraphrasa leurs paroles :

— Je jure de l’aimer et de la chérir, pour le meilleur et pour le pire, dans la pauvreté et la richesse, dans la santé et la maladie, jusqu’à ce que la mort nous sépare, et je vous en fais témoins.

Elle contourna lentement la table pour le rejoindre. Elle portait des voiles écarlates brodés d’or, dont la couleur éteignait le feu de sa chevelure et la faisait paraître plus pâle. Il avait entendu dire que les voiles et l’écarlate étaient réservés aux Gardiennes. Derrière elle, Léonie, le visage sombre et sévère, était vêtue de même.

Callista avait une voix de chanteuse, qui, pour grêle qu’elle fût, portait sans effort jusqu’au fond de la salle.

— Moi, Callista d’Arilinn – et ses doigts se crispèrent sur ceux d’Andrew en prononçant pour la dernière fois le titre rituel – ayant renoncé à jamais à mon office sacré avec le consentement de ma Gardienne, prends cet homme, Ann’dra, pour époux. Je déclare de plus, continua-t-elle d’une voix tremblante, que si je lui donne des enfants, ils seront légitimes devant le clan et le conseil, la caste et l’héritage.

Elle ajouta, et Andrew trouva qu’il y avait un défi dans ses paroles :

— Que les Dieux en soient témoins, de même que les reliques sacrées de Hali.

À ce moment, il vit les yeux de Léonie fixés sur lui, qui lui parurent d’une insondable tristesse, mais il n’eut pas le temps de s’en demander la raison. Prenant les mains de Callista, il effleura légèrement ses lèvres des siennes. Elle ne se crispa pas à son contact, mais il savait qu’elle s’était armée en prévision de ce moment, qu’elle n’avait pas senti son baiser, et qu’elle était parvenue à le tolérer devant témoins uniquement parce qu’elle savait que le contraire aurait été scandaleux. Il souffrit de voir du désespoir dans ses yeux, mais elle lui sourit et murmura :

— Tes paroles étaient très belles, Andrew. Elles sont terriennes ?

Il hocha la tête mais n’eut pas le temps de s’expliquer davantage, car, comme Ellemir et Damon avant eux, ils furent emportés dans un tourbillon d’embrassades et de congratulations. Puis ils allèrent s’agenouiller tous les quatre devant Dom Esteban et Léonie, pour recevoir leur bénédiction.

Dès que les festivités commencèrent, il apparut clairement que les voisins étaient venus surtout pour rencontrer et juger les gendres de Dom Esteban. Bien sûr, tous connaissaient Damon de nom et de réputation : c’était un Ridenow de Serrais, officier dans la Garde. Mais Andrew fut agréablement surpris d’être immédiatement accepté, d’attirer si peu l’attention. Il soupçonnait – et sut plus tard qu’il avait raison – que tout ce que faisait un seigneur Comyn était admis sans questions.

On but beaucoup, et on l’attira bientôt dans la danse. Tout le monde dansait, et même l’austère Léonie fit quelques pas au bras du Seigneur Serrais. Il y eut des jeux turbulents. L’un d’eux, dans lequel Andrew se trouva entraîné, impliquait beaucoup de baisers et d’embrassades, selon des règles compliquées. En un moment d’accalmie, il exprima sa perplexité à Ellemir. Elle était rouge et excitée, et il la soupçonna d’avoir bu un peu trop de vin doux. Elle pouffa.

— Mais c’est un compliment envers Callista, que toutes les filles trouvent son mari désirable. De plus, du Solstice d’Hiver au Solstice d’Eté, elles ne voient aucun homme à part leurs pères et leurs frères ; tu es un nouveau visage, et par suite, intéressant pour elles.

Cela semblait raisonnable, mais quand vint son tour de jouer au jeu des baisers, avec des adolescentes éméchées, il se dit qu’il était trop vieux pour ce genre de réjouissances. D’ailleurs, il n’avait jamais beaucoup aimé boire, même parmi ses compatriotes dont il connaissait toutes les plaisanteries. Il chercha des yeux Callista, mais, par une règle tacite, il semblait qu’un mari ne dût pas danser avec sa femme. Chaque fois qu’il s’approchait d’elle, quelqu’un se précipitait pour les séparer.

Cela devint enfin si évident qu’il chercha Damon pour lui poser la question. Damon dit en riant :

— J’avais oublié que tu es étranger aux Montagnes de Kilghard, mon frère. Tu ne veux pas les priver de leur plaisir, non ? C’est un jeu aux mariages, de séparer le mari et la femme afin qu’ils ne s’esquivent pas pour consommer leur union en privé, avant d’être mis au lit publiquement, avec les plaisanteries traditionnelles.

Andrew se demanda ce qui l’attendait !

Damon perçut sa pensée et dit :

— Si les mariages avaient été célébrés à Thendara – là-bas, ils sont plus civilisés, plus sophistiqués. Mais ici, ils sont restés près de la nature et observent les coutumes campagnardes. Personnellement, ça ne me dérange pas, j’ai été élevé ici. À mon âge, on me taquinera un peu plus – la plupart des hommes se marient à l’âge de Domenic. Ellemir a grandi ici, elle aussi, et elle a si souvent taquiné la mariée qu’elle s’amusera autant que les autres, je suppose. Mais je voudrais pouvoir épargner cette épreuve à Callista. Toute sa vie, elle a été… protégée. Et une Gardienne qui renonce à sa charge s’expose aux plaisanteries les plus douteuses. J’ai peur qu’on ne lui prépare quelque chose de vraiment dur.

Andrew regarda Ellemir, qui, rouge et excitée, riait au milieu d’un cercle de jeunes filles. Callista aussi était très entourée, mais elle avait l’air perdue et misérable. Toutefois, alors que bien des femmes pouffaient et s’esclaffaient bruyamment, bon nombre, surtout parmi les plus jeunes, étaient comme Callista, rougissantes et timides.

— Bois donc, Andrew ! dit Domenic, lui mettant un verre dans la main. Tu ne peux pas rester à jeun à un mariage : ce n’est pas convenable. Et toi, si tu n’es pas ivre, tu pourrais malmener ta femme dans ton impatience n’est-ce pas, Damon ?

Il ajouta une plaisanterie où il était question de clair de lune, qu’Andrew ne comprit pas mais qui provoqua chez Damon un rire embarrassé. Domenic reprit l’offensive :

— Je vois que tu voudrais avoir un conseil d’Andrew sur la suite de la soirée. Dis-moi, Andrew, ton peuple a-t-il aussi des machines pour ça ? Non ?

Il mima un soulagement excessif et poursuivit :

— C’est quelque chose ! J’avais peur d’avoir à organiser une démonstration spéciale !

Dezi fixait Damon, attentif et concentré. Le jeune homme était-il déjà saoul ?

— Je te félicite d’avoir déclaré ton intention de légitimer tes fils, dit Dezi. Mais est-ce vrai ? À ton âge, ne viens pas me dire que tu n’as aucun fils, Damon !

Damon répondit avec un sourire accommodant, car un mariage n’est pas le lieu de s’offenser d’une question indiscrète :

— Je ne suis ni moine ni ombredin, Dezi. Je suppose donc qu’il n’est pas impossible que j’aie engendré des fils, mais si c’est le cas, leurs mères ont négligé de m’en informer. Pourtant, j’aurais accueilli un fils avec joie, bâtard ou non.

Brusquement, son esprit entra en contact avec celui de Dezi ; déjà saoul, le jeune homme avait oublié de se fermer, et dans le flot d’amertume qu’il perçut, Damon comprit pour la première fois la raison de la rancœur de Dezi.

Il se croyait le fils, jamais reconnu, de Dom Esteban.

Mais Esteban aurait-il été capable de faire cela à un de ses fils, légitime ou non ? se demanda Damon. Après tout, Dezi avait le laran.

Plus tard, il s’en ouvrit à Domenic qui dit :

— Je ne le crois pas. Mon père est un homme juste. Il a reconnu les fils nedesto qu’il a eus de Larissa d’Asturien et il les a établis. Il a été aussi bon envers Dezi qu’envers tous nos parents, mais si Dezi était son fils, il l’aurait déclaré.

— Il l’a envoyé à Arilinn, objecta Damon, et tu sais que seuls peuvent y aller les individus de pur sang Comyn. Ce n’est pas pareil pour les autres Tours, mais Arilinn…

Domenic hésita.

— Je ne veux pas discuter des agissements de mon père derrière son dos, dit-il enfin d’une voix ferme. Viens, allons le lui demander.

— Crois-tu que ce soit le moment ?

— Un mariage, c’est parfait pour régler une question de légitimité, dit fermement Domenic.

Damon le suivit, pensant que c’était bien de sa part de vouloir trancher une telle question dès qu’elle était soulevée.

Dom Esteban, assis à l’écart, parlait avec un jeune couple timide qui s’esquiva pour aller danser en voyant son fils approcher.

— Papa, Dezi est-il notre frère, oui ou non ? demanda-t-il tout de go.

Esteban Lanart baissa les yeux sur la peau de loup couvrant ses jambes et dit :

— C’est bien possible, mon fils.

— Alors, pourquoi ne l’as-tu pas reconnu ? demanda Domenic d’un ton farouche.

— Domenic, tu ne comprends pas ces choses, mon garçon. Sa mère…

— C’était une putain ? demanda Domenic, dégoûté et consterné.

— Pour qui me prends-tu ? Bien sûr que non. C’était une de mes parentes. Mais elle…

Curieusement, le vieux seigneur rougit d’embarras. Il dit enfin :

— Enfin, la pauvre femme est morte et ne peut plus en rougir. C’était à la fête du Solstice d’Hiver et nous étions tous saouls. Cette nuit-là, elle s’est donnée à moi, mais aussi, à quatre ou cinq autres de mes cousins, aussi, quand elle s’est trouvée enceinte, aucun n’a voulu reconnaître l’enfant. J’ai fait pour lui ce que j’ai pu, et il est évident à son physique qu’il est de sang Comyn, mais il pourrait être mon fils, ou celui de Gabriel, ou de Gwynn…

Domenic était cramoisi, mais il insista :

— Quand même, un fils Comyn aurait dû être reconnu.

Esteban avait l’air gêné.

— Gwynn avait toujours dit qu’il le ferait, mais il est mort avant. J’ai hésité à raconter cette histoire à Dezi, pensant qu’elle serait plus humiliante pour lui que la simple bâtardise. Je ne crois pas qu’il ait été lésé, dit-il, sur la défensive. Je l’ai fait venir ici, et je l’ai envoyé à Arilinn. Il n’a pas été reconnu, cependant, il a joui de tous les privilèges d’un fils nedesto.

Damon retournait tout cela dans sa tête en repartant danser. Pas étonnant que Dezi soit susceptible, troublé ; il sentait sa naissance entachée d’une honte que la bâtardise ne suffisait pas à expliquer. Ce genre de promiscuité était scandaleux pour une fille de bonne famille. Il savait qu’Ellemir avait eu des amants, mais elle les avait choisis avec discrétion, et un, au moins, était le mari de sa sœur, ce qui était une coutume ancestrale. Il n’y avait pas eu scandale. Et elle n’avait pas pris le risque de porter un enfant qu’aucun homme ne voudrait reconnaître.

Quand Damon et Domenic l’eurent quitté, Andrew, morose, alla se chercher un autre verre. Etant donné ce qui l’attendait ce soir, autant être aussi ivre que possible, se disait-il, lugubre. Entre les plaisanteries traditionnelles que Damon trouvait si amusantes, et le fait qu’il ne pourrait pas consommer son mariage, quelle nuit de noces !

À la réflexion, il valait mieux observer la prudence : être assez saoul pour émousser son embarras, et assez sobre pour respecter le serment fait à Callista de ne jamais exercer de pression sur elle. Il la désirait – il n’avait jamais autant désiré une femme – mais il voulait qu’elle se donne volontairement, en partageant son désir. Il savait parfaitement qu’il n’aurait pas le moindre plaisir s’il devait la contraindre ; et dans son état présent, seule la contrainte viendrait à bout de ses résistances.

« Si tu n’es pas ivre, tu risques de malmener ta femme dans ton impatience. » Maudit Domenic avec ses plaisanteries ! Heureusement, à part Damon, personne n’était au courant de son problème.

S’ils avaient su, ils auraient sans doute trouvé ça drôle ! Une plaisanterie de plus pour la nuit de noces !

Brusquement, il sentit de l’effroi, de la détresse… Callista ! Callista en difficulté quelque part ! Se laissant guider par sa sensibilité télépathique, il partit à sa recherche.

Il la trouva à un bout du hall, clouée contre le mur par Dezi qui l’enserrait de ses bras, de sorte qu’elle ne pouvait pas s’échapper. Il se penchait comme pour l’embrasser. Elle tournait la tête d’un côté, puis de l’autre, essayant d’éviter ses lèvres, l’implorant :

— Non, Dezi, je ne veux pas me défendre contre un parent…

— Nous ne sommes plus dans la Tour, Domna. Allons, un vrai baiser…

Andrew le saisit par une épaule et l’écarta brutalement, le soulevant du sol.

— Laisse-la tranquille, nom d’un chien !

Dezi prit l’air boudeur.

— C’était juste une blague entre parents.

— Une blague que Callista ne semblait pas apprécier, dit Andrew. File, ou…

— Ou quoi ? ricana Dezi. Tu vas me provoquer en duel ?

Andrew considéra le frêle jeune homme, rouge, furieux, manifestement saoul. Immédiatement, sa colère fondit. La coutume terrienne interdisant les boissons alcoolisées aux mineurs, ce n’était pas si mal après tout, se dit-il.

— Pas question, dit-il en riant devant la fureur du jeune homme. Je te donnerais plutôt la fessée comme à un méchant petit garçon. Maintenant, file, dessaoule-toi et cesse d’embêter les adultes.

Dezi le foudroya du regard, mais partit, et Andrew réalisa que, pour la première fois depuis la déclaration de mariage, il était seul avec Callista.

— Qu’est-ce que c’est que ces manières, nom d’un chien ?

Elle était aussi rouge que ses voiles, mais essaya de tourner la chose à la plaisanterie.

— Bah, d’après lui, maintenant que je ne suis plus Gardienne, je suis libre de lâcher la bride à la passion irrésistible qu’il est certain d’inspirer à toutes les femelles.

— J’aurais dû le réduire en bouillie !

Elle secoua la tête.

— Oh non. Je crois qu’il est seulement un peu saoul ; il a bu au-delà de sa capacité. Et c’est un parent après tout. Peut-être même le fils de mon père.

Andrew s’en était déjà douté en voyant Dezi et Domenic côte à côte.

— Mais se comporterait-il ainsi avec une femme dont il penserait qu’elle est sa sœur.

— Sa demi-sœur, dit Callista, et chez nous, demi-sœurs et demi-frères peuvent avoir des rapports charnels et même se marier, bien qu’on considère ces liens consanguins mauvais pour les enfants. D’ailleurs, tout le monde trouve normal de plaisanter et de chahuter à un mariage. Ce qu’il a fait était donc assez grossier, certes, mais pas choquant. Je suis trop sensible, et il est très jeune.

Mais elle avait toujours l’air désolée, angoissée, et Andrew se répéta qu’il aurait vraiment dû réduire ce garçon en bouillie. Puis, à retardement, il se demanda s’il n’avait pas été trop dur avec Dezi. Il n’était ni le premier ni le dernier à se montrer odieux parce qu’il avait trop bu.

Il dit avec douceur, considérant ses traits tirés :

— Ce sera bientôt terminé, mon amour.

— Je sais… Connais-tu la coutume ? demanda-t-elle après une courte hésitation.

— Damon m’en a parlé, dit-il, ironique. Il paraît qu’il y a un coucher public, abondamment assaisonné de plaisanteries douteuses.

Elle hocha la tête en rougissant.

— Je suppose que cela favorise la procréation des enfants, et dans cette contrée, c’est très important pour un jeune couple, comme tu l’imagines. Alors, nous devrons simplement… faire aussi bonne figure que possible.

Ecarlate, elle le regarda en disant :

— Je suis désolée. Je sais que ce sera encore pire…

Il secoua la tête.

— Je ne crois pas, dit-il en souriant. De toute façon, une telle scène m’aurait ôté tous mes moyens.

Il perçut une ombre de remords sur son visage, et éprouva le besoin douloureux de la rassurer, de la réconforter.

— Ecoute, dit-il gentiment, considérons la chose ainsi : laissons-les rire, mais faisons à notre idée. Ce sera notre secret, cela se passera en son temps. Laissons-les donc s’amuser en attendant tranquillement qu’ils aient fini.

Elle soupira, puis lui sourit en disant :

— Si tu le prends vraiment comme ça…

— Vraiment, mon amour.

— J’en suis contente, dit-elle en un souffle. Regarde toutes les filles qui entraînent Ellemir.

Elle ajouta vivement, devant son air consterné :

— Elles ne lui font pas mal. C’est la coutume d’obliger la mariée à lutter un peu. Cela remonte au temps où l’on mariait les filles sans leur consentement, mais ce n’est plus qu’un jeu de nos jours. Regarde, les serviteurs de mon père l’ont ramené dans ses appartements, et Léonie va se retirer aussi, pour que les jeunes puissent faire tout le bruit qu’ils veulent.

Mais Léonie ne se retira pas ; elle les rejoignit, muette et sombre dans ses voiles écarlates.

— Callista, veux-tu que je reste, mon enfant ? En ma présence, les plaisanteries seront peut-être un peu plus modérées et décentes.

Andrew se rendit compte que Callista appréciait la proposition, mais elle sourit, et effleura la main de Léonie, comme font les télépathes.

— Je te remercie, ma cousine. Mais je… je ne dois pas commencer en privant tout le monde de son plaisir. Aucune mariée n’est jamais morte d’embarras, et je suis sûre que je ne serai pas la première.

Et Andrew, la regardant, se prépara à subir stoïquement les obscénités qu’on avait pu inventer pour une Gardienne qui avait renoncé à sa virginité rituelle ; il se rappela la vaillante jeune fille qui plaisantait bravement lorsqu’elle était prisonnière, seule et terrifiée, dans les grottes de Corresanti.

C’est pour ça que je l’aime tellement, se dit-il.

— Comme tu voudras, ma chérie, dit Léonie avec douceur. Accepte ma bénédiction.

Elle s’inclina gravement devant eux et sortit.

Comme si son départ avait ouvert les digues, un flot de jeunes gens et jeunes filles les emporta dans son tourbillon.

— Callista, Ann’dra, vous perdez votre temps ici, la nuit s’avance. Vous n’avez rien de mieux à faire que bavarder ?

Il vit Damon que Dezi tirait par la main. Domenic prit la sienne, et, entraîné loin de Callista, il vit une foule de jeunes filles se rassembler autour d’elle. Quelqu’un cria :

— Nous allons la préparer pour toi, Ann’dra, pour que tu n’aies pas à profaner ses voiles sacrés !

— Venez, tous les deux, cria Domenic avec entrain. Tous ces garçons aimeraient sûrement mieux finir la nuit à boire, mais ils doivent faire leur devoir ; il ne faut pas faire attendre la mariée.

Damon et lui furent traînés dans l’escalier, puis poussés dans le séjour séparant les deux appartements préparés le matin.

— Ne vous trompez pas de côté, surtout, cria le Garde Caradoc d’une voix avinée. Quand les mariées sont jumelles, comment un mari, saoul de surcroît, peut-il savoir s’il est bien dans les bras de son épouse ?

— Quelle différence ? demanda un étrange jeune homme. C’est leur affaire, non ? Et la nuit, tous les chats sont gris. S’ils prennent leur main droite pour leur main gauche, quelle importance ?

— On va commencer par Damon. Il a trop perdu de temps, et il doit se dépêcher d’accomplir son devoir envers son clan, dit gaiement Domenic.

Damon fut vivement dépouillé de ses vêtements et revêtu d’une longue robe d’intérieur. La porte de la chambre s’ouvrit cérémonieusement, et Ellemir parut en négligé transparent, ses longs cheveux cuivrés cascadant dans son dos et sur ses seins. Elle était rouge et secouée d’un fou rire incontrôlable, mais Andrew sentit qu’elle était prête à éclater en sanglots. Assez, pensa-t-il, c’en est trop. Tout le monde aurait dû sortir et les laisser seuls.

— Damon, dit Domenic avec solennité, je t’ai préparé un cadeau.

Andrew constata avec soulagement que Damon était juste assez saoul pour être de bonne humeur.

— C’est très gentil de ta part, mon beau-frère. Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un calendrier, où j’ai noté les jours de pleine lune. Si tu fais ton devoir ce soir, par exemple, j’ai marqué en rouge la date où naîtra ton premier fils !

Damon, le visage congestionné d’hilarité contenue, lui aurait aussi bien lancé le calendrier à la tête, mais il l’accepta de bonne grâce, et se laissa mettre au lit cérémonieusement auprès d’Ellemir. Domenic dit quelque chose à sa sœur qui se cacha le visage sous les draps, puis conduisit les assistants à la porte avec une feinte solennité.

— Et maintenant, pour que nous puissions terminer tranquillement la nuit à boire, sans être dérangés par ce qui pourra se passer derrière ces portes, j’ai un autre cadeau pour les heureux mariés. Je vais installer un amortisseur télépathique devant votre porte…

Damon, perdant enfin patience, s’assit dans son lit et lui jeta un oreiller à la tête.

— Assez, c’est assez, cria-t-il. Dehors, et fichez-nous la paix !

Comme s’ils n’attendaient que ça, tous les assistants se dirigèrent vivement vers les portes.

— Vraiment, le tança Domenic, le visage sévère, ne peux-tu contenir ton impatience un peu plus, Damon ? Ma pauvre petite sœur, livrée à la merci de cet individu bestial !

Mais il ferma les portes derrière lui, et Andrew entendit Damon se lever et pousser le verrou. Au moins, il y avait une limite aux plaisanteries gaillardes, et Damon et Ellemir étaient enfin seuls.

Mais maintenant, c’était son tour. Il y avait quand même un bon côté à cette mise en scène, pensa-t-il, lugubre. Le temps qu’ils aient terminé leurs plaisanteries, il serait trop fatigué – et trop furieux – pour désirer autre chose que dormir.

Ils le poussèrent dans la chambre où Callista attendait, entourée de jeunes filles : amies d’Ellemir, servantes, jeunes nobles du voisinage. On l’avait dépouillée de ses voiles écarlates et revêtue du même négligé transparent qu’Ellemir ; ses cheveux dénoués cascadaient sur ses épaules nues. Elle leva vivement les yeux vers lui, et il eut un instant l’impression qu’elle était beaucoup plus jeune qu’Ellemir, perdue et vulnérable.

Il sentit qu’elle luttait pour contenir ses larmes. Réserve et timidité faisaient partie du jeu, mais si elle allait jusqu’à s’effondrer et pleurer, il savait que les autres auraient honte et lui en voudraient d’avoir gâché leur plaisir. Elles la mépriseraient de cette incapacité à prendre part au jeu de bonne grâce.

Les enfants peuvent être cruels, se dit-il, et la plupart de ces filles étaient encore des enfants. Tandis que Callista, pour jeune qu’elle parût, était une femme. Peut-être n’avait-elle jamais été une enfant ; la Tour lui avait volé son enfance… Il s’arma de courage pour supporter les événements, sachant que, quelque pénible que ce pût être pour lui, ce le serait bien davantage pour Callista.

Quand pourrai-je me débarrasser d’eux, pensa-t-il, avant qu’elle n’éclate en sanglots et se le reproche ensuite ? Pourquoi doit-elle supporter ces sottises ?

Domenic le prit fermement par l’épaule et le tourna dos à Callista.

— Attention, l’admonesta-t-il. Nous n’en avons pas terminé avec toi, et Callista n’est pas prête. Tu ne peux donc pas attendre quelques minutes ?

Et Andrew se laissa faire par Domenic, se préparant à rire courtoisement de plaisanteries qu’il ne comprenait pas ; il pensait avec nostalgie au moment où il se retrouverait seul avec Callista.

Pourtant est-ce que ce ne serait pas encore pire ? De toute façon, il fallait d’abord en passer par cette cérémonie. Il laissa Domenic et les autres jeunes gens le conduire dans la chambre voisine.

Загрузка...