La dernière fois que j’ai vu Lilith, elle a dit : « La prochaine fois, faisons quelque chose de différent, d’accord ? »
Tous deux nus après l’amour. Ma joue contre ses seins.
Différent, en quoi ?
Sortir un peu de l’appartement. Jouer un peu au touriste et visiter Stockholm. Le quartier androïde. Voir comment ils vivent, les androïdes. Les gammas. Ça ne te dirait rien ?
Et je dis, un peu méfiant : Pour quoi faire ? Tu n’aimes pas mieux passer ce temps-là avec moi ?
Elle joua avec les poils de mon torse. Je suis tellement animal, tellement primitif.
Elle dit : Nous vivons cloîtrés ici. Tu viens, nous faisons l’amour, tu repars. On ne va jamais nulle part ensemble. J’aimerais que tu sortes avec moi. Ça fait partie de ton éducation. Moi, j’ai la rage d’éduquer les gens, tu ne le savais pas, Manuel ? La rage d’ouvrir leur esprit à des choses nouvelles. Tu es déjà allé à Gamma Ville ?
Non.
Tu sais ce que c’est ?
Un endroit où vivent les gammas, je suppose.
C’est exact. Mais on n’en sait jamais rien. Pas avant d’y avoir été.
Dangereux ?
Pas vraiment. Personne n’importune des alphas à Gamma Ville. Ils se tourmentent un peu entre eux, mais ce n’est pas la même chose. Nous sommes de la caste supérieure, et ils s’écartent de nous.
Ils n’importuneront peut-être pas un alpha, mais moi ? Ils n’admettent probablement pas les touristes humains.
Lilith dit qu’elle me déguiserait. En alpha. Cela avait du piquant. Tentation. Mystère.
Faire ensemble quelque chose comme ça, ça ne peut qu’épanouir nos relations, à Lilith et à moi. J’ai demandé : Est-ce qu’ils ne verront pas que je suis un faux ? Et elle a dit : ils ne regardent jamais les alphas de trop près. Nous honorons le concept des distances sociales. Les gammas respectent les distances sociales, Manuel.
Bon, d’accord, allons à Gamma Ville.
À partir de ce jour-là, nous avons fait des plans pendant une semaine. J’avais tout arrangé avec Clissa ; je vais sur Luna, avais-je dit, je ne rentrerai que dans deux jours, d’accord ? Pas de problème. Clissa passerait ces deux jours avec des amis en Nouvelle-Zélande. Je me demande parfois si Clissa se doute de quelque chose. Ou ce qu’elle dirait si elle savait. J’ai toujours la tentation de lui dire, Clissa, j’ai une maîtresse androïde à Stockholm, elle a un corps fantastique et, au lit, elle crève le spectre, qu’est-ce que tu dis de ça ? Clissa n’est pas bourgeoise, mais elle est sensible. Elle se sentirait peut-être rejetée. Ou, avec le grand amour qu’elle porte aux androïdes opprimés, peut-être dirait-elle : comme c’est gentil de ta part, Manuel, de rendre l’une d’elles heureuse. Je veux bien partager ton amour avec une androïde. Invite-la pour le thé un de ces jours, veux-tu ? Je me demande.
Le jour arrive. Je vais chez Lilith. J’entre et elle est nue. Déshabille-toi, dit-elle. Je souris. Pas subtil, bien sûr, bien sûr. Je me déshabille et tends les bras vers elle. Elle exécute un petit pas de danse et je n’embrasse que de l’air.
Pas maintenant, grand sot. Quand nous reviendrons. Il faut te déguiser, tu le sais bien !
Elle a un vaporisateur. D’abord, elle le règle sur « neutre », et recouvre mon miroir frontal. Les androïdes ne portent pas ces choses-là. Les boucles d’oreilles, dit-elle ; enlève. Je les enlève et elle emplit les trous d’un gel. Puis elle se met à me vaporiser en rouge. Est-ce qu’il faut que je me rase le corps ? Non, dit-elle, mais ne te déshabille pas devant quelqu’un. Elle colore en rouge tout mon corps, qui prend une texture luisante. Androïde instantané. Puis elle me vaporise une pellicule thermique du cou aux cuisses. Il fera froid, là-bas, dit-elle. Les androïdes ne portent jamais de vêtements très chauds. Voilà. Voilà, habille-toi.
Elle me tend un costume. Chemise ras du cou, pantalons collants comme une seconde peau. De toute évidence, des vêtements d’androïde, et même des vêtements d’alpha. Ils me vont comme un gant. Mais ne va pas avoir une érection, me dit-elle. Tu ferais craquer la culotte. Elle rit et me frictionne le bas-ventre.
Où as-tu eu ces vêtements ?
Je les ai empruntés à Thor Watchman.
Tu lui as dit pour quoi faire ?
Non, dit-elle, évidemment que non. Je lui ai juste dit que j’en avais besoin. Voyons de quoi tu as l’air. Parfait. Parfait ! Un alpha parfait. Traverse la pièce. Reviens. Bien. L’air un peu plus conquérant. N’oublie pas que tu représentes l’aboutissement de l’évolution humaine, la version la plus parfaite d’homo sapiens jamais sortie d’une Cuve, avec toutes les qualités de l’humain sans aucune de ses imperfections. Tu es l’alpha… hum. Il nous faut un nom, au cas où quelqu’un nous le demanderait. Lilith réfléchit un instant. Alpha Leviticus Leaper, dit-elle. Comment vous appelez-vous ?
Alpha Leviticus Leaper, dis-je.
Non, si quelqu’un vous questionne, vous dites juste Leviticus Leaper. Ils voient bien que vous êtes un alpha. Ce sont les autres qui vous disent alpha Leviticus Leaper. Compris ?
Compris.
Elle s’habille. D’abord, une pellicule thermique, puis une sorte de filet doré la couvrant des seins jusqu’à mi-cuisses. Rien d’autre. Ses mamelons passent par les trous du filet. Et ça ne cache pas grand-chose en dessous, non plus. Rien à voir avec ma conception des vêtements d’hiver. Les androïdes doivent aimer le froid plus que nous.
Vous voulez vous voir avant de partir, alpha Leaper ?
Oui.
Elle jette en l’air une poignée de poudre à miroir. Quand les molécules se sont disposées, je me vois en pied. Impressionnant. Un alpha mâle vraiment conquérant, un diable rouge lâché sur la ville. Lilith a raison : nul gamma n’osera jamais venir m’importuner. Ou même venir me regarder sous le nez.
Partons, alpha Leaper. Allons traîner à Gamma Ville.
Dehors. Traversée de la ville. Sur le rivage, on regarde les eaux grises balayées par le vent. Crêtes moutonneuses. Début d’après-midi, mais la nuit tombe déjà ; temps gris et gluant, brouillard bas, lueurs des réverbères qui s’allument, flous et sales à travers la brume. D’autres lumières brillent dans les immeubles où flottent au-dessus de nos têtes : rouges, vertes, bleues, orange, elles clignotent, hurlent qu’on les regarde, flèche ici, trompette là. Vibrations. Fumées. Sons. Promixité de la foule. Cri perçant la grisaille. Rire distant, aussitôt évanoui. Bribes de phrases bizarres dérivant dans la brume :
— Allons-y ou je t’assomme !
— Retour à la cuve. Retour à la cuve.
— Méduses, méduses. Qui veut des méduses ?
— Les empileurs ne peuvent pas te le dire.
— Méduses !
— Hibou ! Hibou ! Hibou !
La population de Stockholm est androïde pour plus de la moitié. Pourquoi s’assemblent-ils ici ? Et dans peut-être neuf autres villes. Ghettos. Ils ne sont pas obligés. Monde du transmat ; on vit où on veut, on va travailler n’importe où. Mais nous aimons être avec ceux de notre race, dit-elle. Et même ainsi, les classes se stratifient dans leurs ghettos. Les alphas à la périphérie, dans les vieux quartiers résidentiels, et les bêtas dans les taudis du centre. Et puis, les gammas. Les gammas. Bienvenue à Gamma Ville.
Rues pavées humides et glissantes de boue. Médiéval ? Maisons grises et décrépites, face à face, à peine séparées par d’étroites ruelles. Filet d’eau sale tombant du toit dans la gouttière. Fenêtres à vitres. Et pourtant, tout n’y est pas archaïque : mélange de styles, toutes les sortes d’architecture, un olla podrida, une bouillabaisse, qui mêle les XXIIe, XXe, XIXe, XVIe et XIVe siècles. Réseau aérien de passerelles dansant au-dessus des têtes. Trottoirs roulants rouillés dans certaines rues tortueuses. Bourdonnements des climatiseurs déréglés, rejetant un brouillard verdâtre dans l’atmosphère. Celliers baroques aux murs épais. Lilith et moi nous parcourons des zigzags démentiels. Un démon doit avoir fait les plans de cette ville. Le summum de la perversion.
Des visages surgissent.
Des gammas. Partout. Ils regardent, disparaissent, reviennent. Des petits yeux, comme ceux des oiseaux. Cui-cui-cui. Effrayés. Ils ont peur de nous, c’est sûr. Les distances sociales, hein ? Ils gardent leurs distances sociales. Ils surgissent au loin, ils nous fixent mais, quand nous approchons, ils essayent de se rendre invisibles. Baissent la tête. Détournent les yeux. Alphas, alphas, alphas ; prenez garde, gammas !
Nous les dominons de toute notre taille. Je n’avais jamais réalisé combien les gammas sont courts et trapus. Petits. Larges. Et forts. Quelles épaules. Quels muscles ! N’importe lequel d’entre eux pourrait me casser en deux. Les femmes ont l’air robustes, aussi, quoique de silhouette plus gracieuse. Coucher avec une gamma ? Plus de feu que Lilith, peut-être – est-ce possible ? Violence et sursauts, gémissements des classes inférieures, pas d’inhibitions ? Et l’odeur de l’ail, sans aucun doute. N’y pense plus. Grossières, voilà ce qu’elles sont. Grossières. Je dirais, comme Cannelle par rapport à mon père. Laisse-les tranquilles ; il y a assez de passion en Lilith, et elle est propre. Ça ne vaut probablement pas la peine de seulement y penser. Les gammas restent à l’écart. Deux alphas cavaliers en goguette. Nous avons de longues jambes. Nous avons de la classe. Nous avons de la grâce. Ils nous craignent.
Je suis l’alpha Leviticus Leaper.
Ici, le vent est sauvage. Il vient droit de la mer, tranchant comme une lame. Il soulève la poussière et les détritus dans les rues. Poussière ! Détritus ! Quand ai-je déjà vu des rues si sales ? Les robots nettoyeurs ne viennent-ils donc jamais ici ? Bon, alors, les gammas n’ont-ils pas assez de dignité pour les nettoyer eux-mêmes ?
Ils se moquent de ces choses, dit Lilith. C’est une question de culture. Ils sont fiers de leur absence de fierté. Cela reflète leur manque de statut. Bas-fond du monde androïde. Bas-fond des bas-fonds du monde humain, et ils le savent, et ça ne leur plaît pas, et leur saleté est comme une décoration proclamant leur bassesse. Comme s’ils disaient : vous voulez que nous soyons des ordures, alors, nous vivrons aussi dans les ordures. Nous nous y complairons. Nous nous y vautrerons. Si nous ne sommes pas des personnes, nous n’avons pas à être propres chez nous. Vous savez, les robots nettoyeurs venaient ici autrefois, et les gammas les démontaient. Il y en a encore un, là-bas ? Vous le voyez ? Ça fait au moins dix ans qu’il est là.
Les fragments du robots gisaient en tas. Éclats d’homme métallique. Éclair de métal bleu parmi la rouille. Est-ce que ce sont des solénoïdes ? Des relais ? Des accumulateurs ? Les entrailles métalliques de la machine. Bas-fond des bas-fonds des bas-fonds, simple objet mécanique, détruit pour avoir attaqué le fumier sacré de nos parias nés de la cuve. Un chat gris et blanc pisse sur les entrailles du robot. Les gammas adossés au mur éclatent de rire. Puis ils nous voient, et cherchent à s’aplatir contre le mur, pleins de terreur respectueuse. Ils font des gestes, nerveux et rapides, de la main gauche, se touchent le pubis, la poitrine, le front, un, deux, trois, très vite. Aussi automatique, le même genre de réflexes que le signe de la croix. Qu’est-ce que c’est ? Une sorte de façon honorifique de s’arranger les cheveux sur le front ? De rendre hommage aux alphas en promenade ?
Quelque chose comme ça, dit Lilith. Mais pas exactement.
En fait, c’est un signe inspiré par la superstition.
Pour conjurer le mauvais œil ?
Oui. En quelque sorte. Toucher les points du corps les plus importants, invoquer l’esprit des organes génitaux, du cœur et du cerveau, pubis, poitrine, crâne. Vous n’avez jamais vu les androïdes le faire avant aujourd’hui ?
Peut-être, je crois.
Même les alphas, dit Lilith. C’est une habitude. Un réconfort quand on se sent nerveux. Moi aussi, parfois.
Mais pourquoi les organes génitaux ? Alors que les androïdes ne se reproduisent pas ?
Puissance symbolique, dit-elle. Nous sommes stériles, mais c’est toujours une zone sacrée. En mémoire de nos origines communes. Les réserves humaines de gènes sont issues de ces glandes, et nous avons été conçus d’après ces gènes. Il y a toute une théologie là-dessus.
Je fais le signe. Un deux trois. Lilith rit, mais elle semble nerveuse, comme si c’était mal que je le fasse. Au diable ! Je suis dans la peau d’un androïde, ce soir, non ? Alors, je peux faire tout ce que font les androïdes. Un deux trois.
Les gammas adossés le long des murs me retournent le signe. Un deux trois. Pubis poitrine crâne.
L’un d’eux dit quelque chose qui sonne un peu comme : Krug soit loué !
Qu’est-ce quf c’est que ça ? je demande à Lilith.
Je n’ai pas entendu.
N’a-t-il pas dit : Krug soit loué ?
Les gammas disent n’importe quoi.
Je secoue la tête. Peut-être m’a-t-il reconnu, Lilith ?
Aucune chance. Absolument aucune. S’il a parlé de Krug, il pensait à votre père.
Oui. Oui. C’est vrai. Lui, c’est Krug. Moi je suis Manuel, seulement Manuel.
Tssit ! Vous êtes l’alpha Leviticus Leaper !
C’est vrai. Pardon. Alpha Leviticus Leaper. Lev, pour les intimes. Krug soit loué ? J’ai peut-être mal entendu.
Peut-être, dit Lilith.
Nous tournons un coin à angle droit, et, ce faisant, nous tombons dans une trappe. En entrant dans le champ du palpeur de la trappe, nous déclenchons une avalanche de poudres colorées, qui tombent de fentes percées dans un mur, et qui, par attraction électrostatique, forment une enseigne de mauvais goût suspendue entre ciel et ciel, et dont les lettres aveuglantes se détachent sur la brume sale du soir. Sur fond argenté, nous lisons :
Médecin
Alpha Poséidon Musketeer
Médecin
Spécialiste des maladies gammas
Il guérit
les solidifieurs
les drogués slobie
les Stackers
Il maîtrise
la dégénérescence et le pourrissement métaboliques et autres affections
Bonne réputation
Sonnez à la première porte à droite
Je demande : C’est vraiment un alpha ?
Bien sûr.
Qu’est-ce qu’il fait à Gamma Ville ?
Il faut bien que quelqu’un les soigne. Vous croyez qu’un gamma est capable de faire des études de médecine ?
Mais il a l’air d’un charlatan. Poser un piège comme ça ! Quel docteur irait racoler les malades de cette façon ?
Un docteur de Gamma Ville. C’est la coutume, ici. Mais c’est un charlatan quand même. Un bon docteur, mais un charlatan. Il s’est trouvé compromis dans un scandale de régénération d’organes il y a des années, quand il avait une clientèle alpha. Il a perdu sa licence.
On n’a pas besoin de licence, ici ?
On n’a besoin de rien, ici. On dit qu’il est dévoué, excentrique, mais dévoué à ses malades. Vous aimeriez faire sa connaissance ?
Non. Non. Qu’est-ce que c’est que des drogués slobie ?
Le slobie est une drogue que prennent les gammas, dit Lilith. Vous verrez bientôt quelques intoxiqués.
Et les stackers ?
Ils ont quelque chose de défectueux dans le cerveau. Une matière écailleuse dans le cervelet.
Et les solidifieurs ?
C’est une maladie des muscles. Un raidissement des tissus, quelque chose comme ça. Je ne suis pas sûre. Seuls les gammas en sont atteints.
Je fronce les sourcils. Est-ce que mon père est au courant ? Il garantit la perfection de ses produits. Si les gammas sont sujets à des maladies mystérieuses…
Voilà un drogué slobie, dit Lilith.
Un androïde remonte la rue dans notre direction. Dérivant, flottant, glissant, valsant, se déplaçant avec une étrange lenteur qui fait penser à la mélasse. Les yeux dilatés, le visage hagard ; les bras étendus ; les doigts mous. Tâtonne comme s’il se mouvait dans l’atmosphère de Jupiter. Il ne porte qu’un lambeau d’étoffe autour des reins, et pourtant, il transpire dans l’air glacial. Chantonnant quelque chose d’une voix éraillée. Après un intervalle qui me semble avoir duré au moins quatre heures, il arrive à notre hauteur. Bien planté sur ses jambes écartées, il renverse la tête en arrière, les mains sur les hanches. Silence. Une minute. Il dit enfin très vite, d’une voix cassante : Al… phas hel lo al… phas… hel… lo al phas… beaux… al phas…
Lilith lui dit de circuler.
D’abord, pas de réaction. Puis son visage se décompose. Tristesse inexprimable. Lève la main d’un geste de clown maladroit, touche son front, laisse sa main retomber jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son pubis. Il fait le signe à l’envers. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Il dit, tragique : J’ai… me… les… beaux… al… phas…
Je dis à Lilith, qu’est-ce que c’est que cette drogue ?
Elle ralentit la perception du temps. Pour eux, une minute devient une heure. Elle dilate leurs moments de loisirs. Bien entendu, nous avons l’air de nous mouvoir autour d’eux comme des tourbillons. En général, les drogués restent entre eux, vivant tous dans la même durée. Ils ont l’illusion d’avoir des jours entiers de repos entre chaque période de travail.
C’est une drogue dangereuse ?
Ça raccourcit leur vie d’une heure chaque fois qu’ils passent deux heures sous l’influence de la drogue. Les gammas trouvent que ça vaut la peine. Ils renoncent à une heure de vie objective, et gagnent deux ou trois jours de vie subjective – pourquoi pas ?
Mais ça réduit la main-d’œuvre !
Les gammas ont le droit de faire ce qu’ils veulent de leur vie, non, alpha Leaper ? Vous n’acceptez quand même pas l’idée qu’ils ne sont que de simples objets, et que tout excès pratiqué par un gamma est un crime contre son propriétaire ?
Non, non. Bien sûr que non, alpha Meson.
Aussi, ça m’aurait étonnée, dit Lilith.
Le drogué slobie tourne vaguement en cercle autour de nous, psalmodiant quelque chose, si lentement que je suis incapable de relier les syllabes entre elles et de discerner le sens de ce qu’il dit. Il s’arrête. Un sourire glacial étire ses lèvres avec une infinie lenteur ; je crois d’abord que c’est une grimace, jusqu’à ce qu’il soit à moitié formé. Il s’affaisse en avant, le dos voûté. Sa main se lève, doigts repliés. Sa main semble se diriger vers le sein gauche de Lilith. Nous restons tous deux immobiles.
Maintenant, je saisis la psalmodie du gamma :
A… A… A… A… A… G… A… A… C… A… A… U…
Qu’est-ce qu’il essaie de dire ?
Lilith secoue la tête. Rien d’important.
Elle fait un pas de côté alors que la main tâtonnante est encore à dix centimètres de son sein. Un froncement de sourcils commence à remplacer le sourire sur le visage du gamma. Sa litanie prend un ton interrogateur :
A… U… A… A… U… G… A… U… C… A… U… U…
Un bruit de pas lents et traînants retentit derrière moi. Un second drogué slobie approche : une fille, portant une cape en lambeaux longue de plusieurs mètres et qui découvre ses cuisses et son ventre. Elle a teint ses cheveux en vert, et les porte en une sorte de tiare. Son visage est livide et décharné ; ses yeux sont presque clos ; sa peau est luisante de sueur. Elle flotte vers le premier, et lui dit quelque chose d’une étonnante voix de baryton. Il répond comme en rêve. Je ne comprends rien à ce qu’ils disent. Est-ce à cause de la drogue ralentissante ou s’agit-il d’un dialecte gamma ? Il semble que quelque chose de déplaisant soit en préparation. Je fais un signe de tête à Lilith, proposant de partir, mais elle secoue la tête. Restons. Regardons-les.
Les drogués exécutent une danse grotesque. Leurs doigts se touchent, leurs genoux se lèvent et s’abaissent. Gavotte pour statues de marbre. Menuet pour éléphants empaillés.
Ils roucoulent. Ils se déplacent en cercle. Les pieds de l’homme se prennent dans la traîne de la fille. Elle avance ; il reste immobile ; la cape se déchire, laissant la fille nue au milieu de la rue. Accroché à une ficelle verte, un couteau pend entre ses seins ; son dos est sillonné de cicatrices. Est-ce qu’on l’a fouettée ? Sa nudité l’excite. Je vois ses mamelons se durcir et se dresser au ralenti. Maintenant, l’homme est tout près d’elle. Il lève la main avec une lenteur pénible et tire le couteau de son fourreau. Tout aussi lentement, il abaisse le couteau, touche le pubis de la fille, son ventre, son front. Le signe sacré. Lilith et moi sommes contre le mur, près de l’entrée du cabinet médical. Le couteau me met mal à l’aise.
Laissez-moi le lui enlever, dis-je.
Non. Non. Vous n’êtes qu’un visiteur, ici. Ce n’est pas votre affaire.
Alors, partons, Lilith.
Attendez. Regardez.
Notre ami s’est remis à chanter. Des lettres, comme avant. U… C… A… U… C… G… U… C… C…
Il porte le bras en arrière, puis le ramène en avant. Lentement. La pointe du couteau est dirigée vers l’abdomen de la fille. À la tension des muscles, je vois qu’il frappera de toutes ses forces ; ce n’est plus un pas de danse. La lame n’est plus qu’à quelques centimètres de la peau quand je me rue en avant et lui arrache le couteau.
Il se met à gémir.
La fille ne réalise pas qu’on vient de la sauver. Elle émet un grondement caverneux, peut-être un cri. Elle s’affaisse sur le sol, une main crispée sur les seins, l’autre entre les cuisses. Elle se tortille au ralenti.
Vous n’auriez pas dû intervenir, dit Lilith avec colère. Venez, maintenant. Il vaut mieux partir.
Mais il l’aurait tuée !
Pas votre affaire. Pas votre affaire.
Elle me tire par le poignet. Je me retourne. Nous commençons à nous éloigner. À la périphérie de mon champ visuel, j’ai vaguement conscience que la fille se relève ; l’enseigne criarde de Poséidon Musketeer, le toubib, luit sur ses maigres flancs nus. Lilith et moi, nous faisons deux pas ; puis nous entendons un grognement. Nous regardons en arrière. La fille s’est relevée, couteau à la main et a enfoncé la lame dans le ventre de l’homme. Méthodiquement, elle le fend en deux, de la taille à la poitrine. Il est éventré, et ne s’en rend compte que lentement. Il émet une sorte de gargouillement.
Maintenant, il faut vraiment partir, dit Lilith.
Nous nous hâtons vers le coin. Comme nous l’atteignons, je me retourne. La porte de l’alpha Musketeer s’est ouverte. Une silhouette hagarde et émaciée, taille d’alpha, avec une crinière de cheveux gris et des yeux exorbités, se dresse sur le seuil. Est-ce là le célèbre toubib ? Il se rue vers les drogués. La fille est agenouillée devant sa victime qui n’est pas encore tombée. Le sang de l’homme rougit la peau de la fille. Elle psalmodie : G ! A ! A ! G ! A ! G ! G ! A ! C !
Là-dedans, dit Lilith, et nous entrons sous un porche sombre.
Marches. Odeur de choses desséchées. Toiles d’araignées. Nous plongeons dans des profondeurs inconnues. Loin, loin au-dessous de nous, brillent des lumières jaunes. Nous descendons, encore, encore, toujours.
Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
Tunnel de sécurité. Bâti durant la Guerre pour la Raison, il y a deux cents ans. Fait partie d’un système qui couvre tous les sous-sols de Stockholm. Les gammas l’occupent entièrement.
Comme un égout.
J’entends de brefs éclats de rire, des bribes de conversations incohérentes. Il y a des boutiques, en bas, avec des portes à claire-voie, derrière lesquelles fument et grésillent de petites lampes. Des gammas vont et viennent. Certains font le signe un-deux-trois en passant près de nous. Poussée par une frayeur que je ne comprends pas, Lilith va frénétiquement de l’avant. Nous changeons de tunnel, entrant dans un passage qui coupe le premier à angle droit.
Trois drogués slobie passent près de nous.
Un gamma mâle, le visage maculé de peinture rouge et bleue, s’arrête pour chanter, peut-être à notre intention :
Qui épouserai-je ?
Qui m’épousera ?
Feu dans la cuve puante
Feu qui se libère
Ma tête ma tête ma tête ma tête
Ma tête.
Il s’agenouille et vomit. Un fluide bleu s’échappe de ses lèvres, tombe jusque à nos pieds.
Nous continuons. Nous entendons un cri se répercuter en écho :
Al-pha ! Al-pha ! Al-pha ! Al-pha !
Deux gammas s’accouplent dans une alcôve. Leurs corps sont minces et couverts de sueur. Malgré moi, je regarde les hanches qui bougent et écoute le bruit de la chair contre la chair. La fille martèle de ses paumes le dos de son partenaire. Proteste-t-elle contre un viol ou est-ce une manifestation de volupté ? Je ne le saurai jamais, car un drogué sort de l’ombre en titubant et s’écroule sur eux, dans un tourbillon de membres entrelacés. Lilith me tire. Soudain, je la désire. Je pense à ses seins fermes sous son voile ; je pense à la fente humide et glabre. Trouverons-nous une alcôve pour nous accoupler parmi les gammas ? Je pose ma main sur ses fesses, fermes et tendues dans la marche. Lilith balance les hanches. Pas ici, dit-elle. Pas ici. Nous devons garder nos distances.
Un éblouissement de lumière cascade du plafond. Des bulles roses flottent et éclatent, dégageant des odeurs sures. Une douzaine de gammas sortent d’un passage de traverse, s’arrêtent, terrorisés en réalisant qu’ils ont presque renversé deux visiteurs alphas, font des signes de respect et repartent au galop, hurlant, riant, chantant.
Oh, je te fondrai et tu me fondras.
Et nous les fondrons, et nous serons heureux.
Clot ! Clot ! Clot ! Clot !
Grig !
Ils ont l’air heureux, dis-je.
Lilith hoche la tête. Ils sont bourrés comme des huîtres, dit-elle. Ils vont à une orgie de radiations, je parie.
Une quoi ?
Une mare de fluide jaune glisse de sous une porte fermée. Fumées acres. Urine de gamma ? La porte s’ouvre. Femelle gamma, yeux dilatés, seins luminescents, cicatrice livide sur le ventre, pouffe en nous regardant. Elle fait une révérence respectueuse. Milady. Milord. Vous voulez baiser avec moi ?
Pouffe. S’accroupit. Tangue, talons contre la croupe, en une sorte de danse vacillante. Cambre le dos, se frappe les seins, écarte les jambes. Des lumières vertes et or flambent dans la pièce qu’elle vient de quitter. Une silhouette apparaît.
Qu’est-ce que c’est, Lilith ?
Taille normale, mais deux fois la largeur d’un gamma et couvert d’une épaisse et grossière fourrure. Un singe ? Le visage est humain. Il lève les mains. Petits doigts courts, reliés par des membranes ! Tire la fille à l’intérieur. La porte se referme.
Un déchet, dit Lilith. Il y en a des tas, ici.
Déchet de quoi ?
Androïde substandard. Défauts génétiques ; impuretés dans la cuve, peut-être. Parfois, ils n’ont pas de bras, parfois pas de jambes, pas de tête, pas de tube digestif, pas de ceci, pas de cela.
Ne sont-ils pas automatiquement détruits à l’usine ?
Lilith sourit. Ils ne sont pas détruits. Ceux qui ne sont pas viables meurent tout de suite, de toute façon, et vite. On sort les autres en contrebande, à l’insu des surveillants, et on les envoie dans les villes souterraines. Principalement ici. Nous ne pouvons pas tuer nos frères idiots, Manuel !
Leviticus, dis-je. Alpha Leviticus Leaper.
Oui. Regardez. En voilà un autre.
Une figure de cauchemar s’avance dans le corridor. Comme si on l’avait placé sur un poêle jusqu’à ce que ses chairs fondent et dégoulinent : la structure de base est humaine, mais les contours ne le sont pas. Le nez est un cône, les lèvres sont des soucoupes, les bras sont de longueurs inégales, les doigts sont des tentacules. Les organes génitaux sont monstrueux : verge de cheval, testicules de taureau.
Il serait mieux mort, dis-je à Lilith.
Non. Non. C’est notre frère. Notre frère malheureux que nous chérissons.
Le monstre s’arrête à une douzaine de mètres. Ses bras visqueux exécutent le signe, un deux trois.
D’une voix parfaitement claire, il nous dit : la paix de Krug soit avec vous ! Krug vous accompagne ! Krug vous accompagne ! Krug vous accompagne !
Krug vous accompagne, répond Lilith.
Le monstre s’en va d’un pas traînant, continuant à marmonner d’un air heureux.
La paix de Krug ? Krug vous accompagne ? Krug soit avec vous ? Lilith, qu’est-ce que ça veut dire ?
Simple courtoisie, dit-elle. Salut amical.
Krug ?
C’est Krug qui nous a tous créés, n’est-ce pas ?
Je me souviens de certaines paroles prononcées quand j’étais au salon de dédoublement avec mes amis. Vous savez que tous les androïdes sont amoureux de votre père ? Oui. Parfois, je pense que chez eux c’est presque une religion. La religion de Krug. Après tout, ce n’est pas si bête d’adorer son créateur. Ne riez pas.
La paix de Krug. Krug vous accompagne. Krug soit avec vous.
Lilith, les androïdes pensent-ils que mon père est Dieu ?
Lilith élude la question. Nous parlerons de ça une autre fois, dit-elle. Ici, les murs ont des oreilles. Il y a certaines choses dont nous ne pouvons pas discuter.
Mais.
Une autre fois !
Je renonce. Le tunnel s’élargit en une salle de dimensions considérables, bien éclairée, pleine de monde. Un marché ? Boutiques, guérites, gammas partout. On nous fixe avec curiosité. Il y a de nombreux déchets dans la salle, tous plus horribles les uns que les autres. Difficile de comprendre comment des créatures aussi infirmes et estropiées peuvent-survivre.
Est-ce qu’ils vont jamais à la surface ?
Jamais. Des humains pourraient les voir.
À Gamma Ville ?
Ils ne prennent pas de risques. Ils pourraient être oblitérés.
Dans la foule compacte de la salle, les androïdes se pressent, se bousculent, se disputent, se mordent. Ils parviennent à maintenir un espace vide autour des alphas indiscrets, mais pas très grand. Deux duels au couteau sont en cours ; personne n’y fait attention. La lascivité s’étale sans pudeur. L’endroit sent le rance et le renfermé. Une fille, les yeux dilatés, se rue vers moi et chuchote, Krug vous bénisse, Krug vous bénisse ! Elle me met quelque chose dans la main et s’enfuit.
Un cadeau.
Petit cube frais aux arêtes arrondies, comme le jouet du salon de dédoublement de la Nouvelle-Orléans. Diffuse-t-il des messages ? Oui. Je vois des mots qui se forment et flottent et s’évanouissent dans ses profondeurs laiteuses :
Un clot à temps sauve le tien
Le sien le sien le sien la sienne le sien le sien le sien
O peu profond est ton bassin sale anguille
Le slobie règne le stacker peine
Plit ! Plit ! Plit ! Plit ! Plack !
Et rend à Krug ce qui est à Krug
Foutaises que tout ça. Lilith, vous comprenez ce que ça veut dire ?
En partie. Les gammas ont leur argot à eux, vous savez. Mais regardez, là…
Un gamma mâle, sa peau rouge creusée de cratères, d’une tape fait tomber le cube de nos mains. Le cube rebondit sur le sol ; il plonge dans la mêlée pour le rattraper. Protestations générales et violentes. Les gens s’emmêlent et s’entortillent. Le voleur s’arrache à la masse et s’enfuit dans un corridor. La lutte confuse des Gammas continue. Une fille s’élève au sommet du tas ; elle a perdu ses quelques haillons dans la mêlée. Dans sa main, elle tient le cube. Je reconnais celle qui me l’avait donné. Maintenant, découvrant les dents, elle me fait une grimace démoniaque. Elle brandit le cube et se le coince entre les jambes. Un robuste déchet bondit sur elle et la tire à l’écart ; il n’a qu’un bras, mais il est aussi gros qu’un tronc d’arbre. Grig ! hurle-t-elle. Prot ! Gliss ! Ils disparaissent.
La foule gronde d’un air menaçant.
Je les imagine, se retournant sur nous, nous arrachant nos vêtements, révélant mon corps humain poilu sous mon costume de faux alpha. Peut-être que les distances sociales ne seraient pas suffisantes pour nous protéger.
Venez, dis-je à Lilith. Je crois que j’en ai assez.
Attendez.
Elle se tourne vers les gammas. Elle lève les mains, paumes se faisant face, écartées d’un mètre, comme pour indiquer la longueur d’un poisson qu’elle aurait péché. Puis elle se tortille de curieuse façon, tordant le corps de façon à décrire une sorte de spirale. Ce geste apaise la foule instantanément. Les gammas s’écartent, têtes humblement baissées, alors que nous passons. Tout va bien.
Assez, dis-je à Lilith. Il se fait tard. Et d’ailleurs, il y a combien de temps que nous sommes ici ?
Maintenant, nous pouvons partir.
Nous fuyons par un dédale de couloirs interminables. Nous passons près de gammas aux mille formes hideuses et différentes. Nous voyons des drogués slobie flottant dans leur extase ralentissante. Déchets. Stackers et solidifieurs, pour autant que j’en puisse juger. Sons, odeurs, couleurs, textures – je suis ébloui, étourdi. Voix dans les ténèbres. Chants.
Le jour de la liberté arrive
Le jour de la liberté arrive
Smip les slobies et grap le gliss
Et élève-toi vers la liberté !
Marches. Montée. Vents froids descendant sur nous. Hors d’haleine, nous courons jusqu’en haut et nous nous retrouvons dans les rues pavées et sinueuses de Gamma Ville, sans doute à quelques mètres de l’endroit où nous sommes descendus. J’ai l’impression que le cabinet de l’alpha Poséidon Musketeer doit être au coin de la rue.
La nuit est tombée. Les lumières de Gamma Ville fusent et clignotent. Lilith veut m’emmener dans une taverne. Je refuse. À la maison. À la maison. Assez. Mon esprit est souillé par les images du monde androïde. Elle cède ; nous sortons en toute hâte. C’est loin, le premier transmat.
Nous sautons. Comme son appartement me semble chaud et clair, maintenant. Nous nous débarrassons de nos vêtements. Sous le doppler, je me nettoie de ma couleur rouge et de ma pellicule thermique.
Était-ce intéressant ?
Fantastique, dis-je. Mais il y a tant de choses que tu devras m’expliquer, Lilith.
Des images flottent dans mon cerveau. Je brûle. Je grésille.
Bien entendu, tu ne diras à personne que je t’ai emmené, dit-elle. Je pourrais avoir des ennuis terribles.
Bien entendu. Strictement confidentiel.
Venez près de moi, alpha Leaper.
Manuel.
Manuel. Viens près de moi.
Dis-moi d’abord ce que ça signifie quand ils disent Krug soit…
Plus tard. J’ai froid. Réchauffe-moi, Manuel.
Je la prends dans mes bras. Les globes lourds de ses seins m’enflamment. Je couvre sa bouche dans la mienne. Je glisse ma langue entre ses dents. Nous nous laissons tomber ensemble sur le sol.
Sans hésitation, je la pénètre. Elle tremble. Elle m’étreint.
Quand je ferme les yeux, je vois des slobies, et des déchets, et des stackers.
Lilith.
Lilith.
Lilith.
Lilith je t’aime je t’aime je t’aime Lilith Lilith Lilith.
La grande cuve bouillonne. Les créatures rouges et humides en sortent. Rires. Éclairs. O peu profond est ton bassin sale anguille. Ma chair claque contre la sienne. Plit ! Plit ! Plit ! Plit ! Plack ! Avec une rapidité humiliante, l’alpha Leviticus Leaper, épuisé, déverse un milliard de garçons et de filles dans le sein stérile de sa bien-aimée.