CHAPITRE 1

Alice Kristensen

Le samedi 10 avril 1993, un peu après huit heures du matin, une jeune adolescente se présenta au commissariat central d'Amsterdam.

Personne n'aurait pu deviner qu'elle mettrait toutes les polices d'Europe en alerte, et qu'un peu plus tard son visage et son nom couvriraient les premières pages des journaux de tout le continent.

C'était une très jeune fille blonde, d'une douzaine d'années environ, aux yeux d'un bleu profond, rayonnant d'intelligence et d'une forme de gravité intense très particulière et assez indéfinissable au premier abord. Elle était vêtue d'un blouson matelassé bleu marine doté d'une capuche ruisselante de pluie, car dehors il tombait un crachin dru et imperturbable depuis deux jours.

La petite fille mouillée s'était approchée du bureau de l'agent de service Cogel et était venue planter ses deux yeux bleus en plein dans le regard du jeune flic.

L'agent stagiaire Cogel avait souri le plus gentiment possible devant cette apparition un peu incongrue. Il s'était penché par-dessus le comptoir qui clôturait le service d'accueil et n'avait pas attendu que la fillette ait ouvert la bouche pour lui demander:

– Dis-moi, tu as perdu tes parents, c'est ça?

La petite fille tenait entre ses bras un petit sac de sport auquel elle s'agrippait comme à une bouée.

À la grande surprise de Cogel elle hocha négativement la tête, faillit articuler quelque chose puis se retint, se mordant les lèvres, comme pour s'empêcher au dernier instant de dévoiler un secret.

Le flic ne la vit pas détailler prestement l'organigramme affiché derrière lui. En moins de trois secondes, Alice avait assimilé le tableau et repéré ce dont elle avait besoin. BRIGADE CRIMINELLE. Deux mots en bâtonnets blancs qui lui avaient sauté au visage plus sûrement que s'ils avaient été des tubes de néon dans la nuit. Et une liste de noms juste dessous.

Elle ne sut pourquoi elle choisit d'emblée le prénom féminin, peut-être son initiale, mais une petite voix futée lui disait à l'intérieur d'elle-même que sa mère n'était sûrement pas étrangère au phénomène.

Pleine d'une assurance nouvelle elle lâcha crânement:

– Je désire voir l'inspecteur principal Anita Van Dyke. C'est très important.

Le jeune agent l'avait regardée d'un air amusé et lui avait lancé:

– L'inspecteur principal Van Dyke? Et c'est à quel sujet, mademoiselle?

Alice avait instantanément détesté le policier, trop mièvre, trop curieux et trop inerte. Elle avait alors pris une profonde inspiration, fermé les yeux un instant puis avait laissé tomber, d'une voix rauque, dure et froide, celle d'une petite fille riche et bien élevée et qui savait se faire respecter.

– Je vous prie de bien vouloir dire à l'inspecteur Van Dyke que c'est au sujet d'un meurtre…

Puis après un bref moment d'hésitation, profitant du silence qui plombait l'espace saturé de néon

– Disons de plusieurs meurtres. Vous pouvez l'appeler, s'il vous plaît?

La tonalité de sa voix venait de cingler l'air comme un petit fouet, punition bien méritée pour ce flic paresseux et qui ne voulait pas comprendre que c'était important.

L'agent se rua sur le téléphone et appela l'inspecteur dans son bureau.

Alice vit le jeune flic bafouiller des excuses et raccrocher le téléphone, le visage empourpré.

Il évita son regard et s'adressa à, elle en faisant le tour du comptoir par le bureau vitré:

– Je vous conduis chez l'inspecteur Van Dyke, suivez-moi.

Alice avait savouré son succès, bien mérité.

Elle avait pourtant parfaitement conscience que les choses sérieuses ne faisaient que commencer.

Le flic la devança jusqu'à l'ascenseur et ils montèrent jusqu'au troisième étage.

Alice se détourna presque dédaigneusement de l'agent Cogel et ne lui adressa pas la parole de toute la montée dans le cube métallique.

La porte coulissa sur une lumière crue, du bruit (des voix, des pas et le cliquètement des machines à écrire) et un distributeur de boissons.

La femme en uniforme qui se servait un café se retourna à l'arrivée de l'ascenseur et jeta un regard intrigué dans leur direction.

Cogel prit à droite et Alice le suivit dans le couloir. De chaque côté, des bureaux vitrés se succédaient, avec des hommes au téléphone, ou qui en interrogeaient d'autres en tapant maladroitement sur des claviers d'ordinateurs. Elle croisa une foule de types qui apostrophaient vaguement Cogel au passage. Salut Erik, comment va ce matin?

Le couloir était moite et chaud et elle rabattit sa capuche en arrière. Elle sentit ses cheveux humides se libérer lentement et retomber sur ses épaules. Les tubes de lumière qui couraient au plafond lui semblaient plus brulants que des alignements de sèche-cheveux.

Finalement elle se retrouva devant une porte de verre dépoli avec une plaque de plastique où s'étalaient les mots entraperçus au rez-de-chaussée.

Le jeune flic toussota avant de frapper respectueusement trois coups brefs au montant de la porte.

Une voix féminine résonna derrière l'épaisse cloison translucide.

L'agent Cogel ouvrit précautionneusement la porte, y encadra sa silhouette et fit un bref salut réglementaire. Il indiqua de la main à Alice qu'elle pouvait entrer dans le bureau, petite pièce dont les fenêtres donnaient sur la Marnixstraat, embrumée par la pluie qui s'activait sur les vitres.

Alice s'approcha lentement du bureau aux lignes dures et sévères, derrière lequel trônait une femme d'une trentaine d'années. Ses cheveux tombaient sur ses épaules, en paquets fauves. Ses yeux étaient d'un bleu vif et ses traits rayonnaient d'une aura d'intelligence et de féminité.

Impressionnée par l'élégance et la force intérieure qui se dégageaient de la jeune femme, Alice glissa jusqu'au bureau comme dans un rêve, les jambes cotonneuses, la respiration suspendue. Elle prit à peine conscience que le jeune flic de service s'effaçait et que la porte se refermait derrière elle.

Elle fit face à l'inspecteur Anita Van Dyke qui la regardait d'une manière grave, mais pas méchante, ni sévère, ni fermée. Elle se détendit un peu et attendit que le jeune flic parle. Elle lui jeta un regard à la dérobée, tentant de se familiariser avec sa présence.

– Assieds-toi, ma petite.

La voix était légèrement voilée, chaude, amicale.

Elle indiqua une des chaises noires, aux lignes austères, qui faisaient face à son vieux fauteuil de cuir. Alice choisit celle de gauche et s'y tint, très droite, comme une élève modèle de collège privé. Elle se concentrait totalement sur la situation, tâchant de ne pas en perdre le contrôle. Ce qu'elle avait à faire était assez difficile comme ça.

Anita Van Dyke plongea ses yeux dans ceux d'Alice qui se sentit passer au scanner.

C'est normal, pensait-elle, en essayant de conserver son calme, elle veut juste savoir si je mens, si je raconte des histoi…

– Comment te nommes-tu, ma petite?

Alice avait légèrement sursauté, juste parce qu'elle s'était laissée aller à rêvasser stupidement alors qu'il fallait rester vigilante…

– Alice Barcelona Kristensen.

Elle s'était parfaitement reprise et avait répondu presque aussitôt.

– Barcelona?

La voix était toujours douce et sans intonations suspectes.

Alice comprit que la flic essayait de la mettre en confiance, tout en lui arrachant doucement quelques renseignements à droite, à gauche.

– C'est mon père qui a eu l'idée, il adorait Barcelone, mais vous savez, vous pouvez me questionner tout de suite pour les meurtres, je n'ai pas peur… C'est pour ça que je suis venue.

Elle sembla se détendre un peu plus et elle relâcha le sac de sport en émettant une sorte de soupir.

Anita Van Dyke observa attentivement la jeune adolescente.

Alice Kristensen regardait un point placé dans l'espace quelque part entre le bureau et elle.

– Bon d'accord, alors qu'est-ce que c'est que cette histoire de meurtres, dis-moi?

Alice Kristensen ne répondit pas tout de suite. Elle tritura nerveusement la lanière de son sac de sport qui était retombée sur ses genoux. Puis en relevant légèrement la tête et en regardant l'inspecteur par en dessous, comme si elle avait honte de ce qu'elle avait à dire, elle se remordit la lèvre inférieure et lança d'une voix blanche:

– Ce sont mes parents.

Anita Van Dyke attendit la suite mais rien ne vint. Alice se perdait dans une profonde réflexion intérieure.

– Qu'est-ce que tu veux dire avec tes parents? Ils ont vu un meurtre? Quelque chose s'est passé chez toi? Il faut que tu me dises vite de quoi il s'agit si tu veux que je puisse t'aider efficacement.

Alice tritura de nouveau la sangle du sac et sans même regarder le policier:

– Non… ce n'est pas ça. Heu… Les meurtres… Ce sont mes parents. Ce sont eux qui tuent des gens.

Anita Van Dyke retint son souffle dans le silence qui clouait la pièce comme un cercueil.


Après quelques instants de stupéfaction, Anita avait analysé la situation et avait aussitôt mis en place un premier plan d'opérations, qui assurerait ses arrières.

– Bien, maintenant si tu ne veux pas être venue pour rien, il faut que tu m'écoutes attentivement, d'accord?

Alice avait acquiescé de la tête.

– Bon… tu vas d'abord me raconter les grandes lignes, de quoi il s'agit exactement. Ensuite nous ferons une première déposition que tu devras signer. Puis si tu le veux bien et si tu n'es pas trop fatiguée on reprendra les choses plus en détail, d'accord?

Un nouveau signe de la tête. Il y avait comme un premier accord tacite, une sorte de premier étage de la confiance qui se scellait doucement et Anita comprit qu'elle suivait la bonne voie.

– Bien, reprit-elle d'un ton plus cool, franchement amical. Tu ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on enregistre notre conversation?

Elle ouvrait un tiroir d'où elle sortait un petit dictaphone japonais.

Alice réfléchit une demi-seconde avant de faire non de la tête.

Anita posa le magnétophone sur son bureau, appuya sur la touche record et alluma son ordinateur.

Alice contempla un instant, fascinée, le tube bleu de l'appareil jeter ses reflets spectraux sur le visage de la femme-policier.

– Bon, ensuite je dois te dire que tu as tout à fait le droit à un avocat, dès maintenant, et que je vais devoir prendre ta déposition sous la foi du serment, d'accord?

– Oui, d'accord, émit-elle à l'attention du magnétophone… Je n'ai pas besoin d'avocat… Je…je viens juste témoigner de quelque chose…

Sa voix se bloqua, étranglée.

Anita lui envoya un petit sourire complice de reconnaissance et enchaîna:

– Bon, tout d'abord tu vas me donner ton nom, ton adresse, le nom de tes parents et leur profession, d'accord.

– Oui, fit-elle d'une petite voix enrouée. Je m'appelle Alice Barcelona Kristensen. Je porte le nom de ma… maman, Eva Kristensen. J'ai douze ans et demi et je vis au 55 Rembrandt Straat avec mes parents, enfin c'est-à-dire avec… maman et mon nouveau père, mon beau-père, Wilheim Brunner… Mes parents dirigent des sociétés…

Le bruit mat des touches sur lesquelles volaient les doigts d'Anita Van Dyke emplit la pièce et Alice contempla, fascinée, la vélocité et l'agilité avec lesquelles la jeune femme aux cheveux cuivrés faisait courir ses index effilés sur le clavier de la machine.

– Parfait, dit-elle. Maintenant raconte-moi tout, depuis le début.

Elle pivota et lui fit face à nouveau. Elle se logea bien au fond du fauteuil rapiécé.

Son visage était calme et concentré, attentif, Alice le décela parfaitement.

– Voilà, commença la jeune adolescente qui semblait avoir répété son texte pendant des heures, voire des jours durant. Ça a vraiment commencé l'année dernière, enfin non à la fin de l'année d'avant. C'est là que je me suis rendu compte qu'il se passait des choses bizarres… Et puis, en fait un peu avant…


C'est pendant l'été de ses dix ans qu'Alice Kristensen entendit pour la première fois mamie s'engueuler avec maman.

Du haut de l'escalier, l'immense escalier qui menait de l'étage vers le vestibule de l'immense salon blanc Arts déco, elle avait entendu mamie ouvrir une porte en précédant maman. Puis mamie avait déclaré:

– Tu n'es qu'une traînée. Et ton Autrichien est un benêt…

– Mais enfin maman, avait répondu la jeune femme blonde, enveloppée dans la soie d'une splendide robe de soirée, il a de l'argent, son père est un industriel qui a réussi en Allemagne, il a hérité d'une grosse fortune et. d'affaires très rentables…

– Non… ce type ne me plaît pas… Il me semble faux, hypocrite, il respire quelque chose que je n'aime pas…

– Voyons maman… Nous nous entendons bien pourtant lui et moi…

– C'est ce que je disais, tu n'es qu'une traînée, une traînée de luxe mais une traînée quand même, et le mot avait résonné longuement aux oreilles d'Alice.

– Crois-tu vraiment que ce type puisse s'occuper d'Alice, reprenait mamie. Il ne sait que conduire des voitures de sport et sortir dans des boîtes à la mode, avec des filles futiles… Il sera incapable d'élever l'enfant, crois-tu que c'est cela qu'aurait voulu ton père? Bon sang Eva, comment ce type pourrait faire un père décent…

– Il vaudra bien le vrai, avait répondu sa mère et Alice avait comprit qu'elle parlait de l'homme de ses souvenirs et de la photo. Stephen Travis, son père. L'Anglais de Barcelone comme l'appelait sa mère, parfois.

– Ahh, avait rugi mamie, ses boucles d'oreilles dorées tintinnabulant dans l'immense pièce silencieuse. Tu compromets tout… Tu mériterais de finir dans le ruisseau…

– Ne me dis pas que tu as pensé à me rayer du testament de papa?

Mamie haussa les épaules:

– Tu sais bien que ce ne serait pas légal, donc impossible… Notre cher disparu possédait plus des trois quarts de tout cela (elle embrassa la maison et tout ce qui s'étendait au-dehors, d'un seul geste). Son testament spécifiait bien qu'à ma mort tout ce qui lui appartenait devait te revenir… Mais…

Mamie fixait sa fille, toute droite sur le grand tapis:

– Mais, reprit-elle, de moi tu ne recevras qu'une part symbolique, le reste je l'aurai transféré à une fondation pour enfants leucémiques que tu connais…

Le sourire de mamie brillait comme une lampe. Eva Kristensen, la mère de la petite Alice, eut une lueur étrange dans le regard à cet instant. Une lueur que personne n'aperçut, sauf Alice qui percevait sa silhouette et son visage dans l'immense miroir qui tenait lieu de mur, au fond de la pièce.

Alice fut frappée par sa froide et haineuse intensité.

C'est au cours du Noël suivant que mamie tomba malade, Alice était chez mamie lorsqu'il fallut appeler le médecin dans la nuit. Ce fut elle qui s'en chargea. Mamie fut hospitalisée et Alice rentra chez elle, un 27 décembre neigeux et froid, avec sa mère qui lui expliquait que c'étaient sûrement ses dernières vacances chez Mamie.

Mamie mourut au début du mois de février, quelques semaines plus tard.

Eva Kristensen, Alice Kristensen et Wilheim Brunner emménagèrent dans la grande maison d'Amsterdam, le 15 mai 1991, dans la matinée. Alice allait sur ses onze ans.

Désormais, lui avait dit sa mère, nous vivrons ici, dans la maison de mon père. Et tu passeras l'été en Suisse chez nos amis de Zurich.

Lorsqu'ils revinrent de leurs vacances d'été, les parents d'Alice semblaient en pleine forme, faisant allusion en riant à l'expérience qu'ils avaient connue lors de leur séjour sur la côte espagnole.

C'est à partir de cette rentrée que M. Koesler fit son apparition. Et ne quitta plus ses parents.

M. Koesler était l'assistant de Wilheim Brunner. Il l'assistait en tout, conduisant la nouvelle voiture, une grosse Mercedes gris métallisé, aux reflets ambre. S'occupant du jardin, passant la tondeuse et le désherbant.

M. Koesler était un grand homme blond, d'une quarantaine d'années, aux yeux gris-bleu, athlétique et silencieux. Alice l'avait froidement détesté, instinctivement. D'une certaine manière il lui faisait peur. Elle sentait confusément une aura de brutalité sous les traits trop symétriques.

En plus de conduire la voiture et de faire le jardin, il ramenait des trucs, des cartons fermés avec du Scotch, dans une grosse camionnette bleue, avec plein de phares devant.

Un jour qu'elle avait demandé à sa mère ce que contenaient les cartons, celle-ci avait négligemment répondu, observant la surface parfaite de ses ongles rougis par le petit pinceau: «Oh rien du tout, des trucs pour les grandes personnes, ma petite chérie.»

Alice réussit un jour à apercevoir le contenu d'un des cartons.

Et elle se demanda ce que les grandes personnes pouvaient faire avec autant de cassettes vidéo.


Les cartons furent entreposés dans une pièce blindée du sous-sol dont seuls ses parents et M.Koesler possédaient une clé qu'ils enfermaient dans un coffre protégé par des systèmes d'alarme sophistiqués. Durant la même période ses parents s'étaient mis à parler du Studio qu'ils achetaient à la campagne, une grande maison isolée qu'elle ne visita jamais mais dont elle aperçut quelques polaroïds, une fois, au moment de la transaction.

Sa mère finit par lui expliquer qu'elle et Wilheim, en plus de leurs affaires habituelles, réalisaient maintenant des programmes de télévision pour des chaînes étrangères. Sa mère lui avait fièrement montré une carte de visite tarabiscotée où les mots Directrice de Production s'affichaient en lettres sérieuses et élégantes sous son nom complet, Eva Astrid Kristensen.

Six mois plus tard environ Mlle Chatarjampa fut engagée par sa mère comme préceptrice afin de compléter l'éducation de sa fille. Mlle Chatarjampa devait travailler pour se payer ses études à l'université.

Alice aima d'emblée Sunya Chatarjampa, jeune et jolie étudiante srilankaise, qui finit par occuper l'espace et le temps vacants que laissait sa mère: souvent absente en compagnie de Wilheim. Celui-là, Alice le détestait plus fort chaque fois qu'elle devait supporter sa présence. Sa vanité et ses fausses manières bourgeoises et raffinées, celles d'un petit snob arriviste et manipulateur, tiré du ruisseau par la seule richesse de sa mère, le rendaient sans cesse plus antipathique. Un sentiment qu'Alice ne chercha plus à cacher, ce qui ne sembla même pas irriter sa mère, qui tenait visiblement Wilheim en piètre estime.

Alice avait fini par savoir se débrouiller seule. À partir le matin à l'école et à manger le soir avec Mlle Chatarjampa qui supervisait ses études. A la limite Alice voyait plus souvent M.Koesler qui passait régulièrement chercher ou amener des lots de cassettes vidéo dans la pièce blindée du soussol, ou le majordome de la propriété que sa propre mère et son beau-père.

Un jour, Alice avait entendu sa mère rétorquer sèchement à la jeune Sri Lankaise qui venait de la questionner au sujet de la pièce du sous-sol:

– Veuillez vous mêler de ce qui vous regarde mademoiselle Chatarjampa et sachez que si cette pièce est fermée c'est pour assurer la protection de nos droits. Nos droits d'artistes… Nous ne voulons pas être plagiés c'est tout.

Mlle Chatarjampa avait baissé la tête en signe d'excuse. Sa mère s'était faite plus douce, plus mielleuse, un ton qu'Alice n'aima pas du tout:

– Mademoiselle Chatarjampa, ne vous occupez plus de cela et tâchez d'apprendre correctement l'anglais à ma fille, qui pourrait encore améliorer ses résultats.

La seule passion que sa mère éprouvait à son egard résidait dans ses performances scolaires, qui se situaient largement au-dessus de la moyenne. Sa mère tenait cela comme une preuve de son génie et de la parfaite «compétitivité de son patrimoine génétique» comme elle l'avait entendu le dire plusieurs fois à Wilheim, qui ne comprenait pas un traître mot de ce qu'elle disait et sûrement pas celui de génétique. Alice détestait entendre sa mère parler d'elle comme cela. Alice comprenait tout, évidemment, et devant la mine ahurie de Wilheim qui sommeillait devant son consommé de saumon ou la nouvelle coiffure sophistiquée de sa mère, elle pensait à chaque fois plus fort que non, décidément, elle n'y était pour rien, que c'était même un miracle qu'aucun de ses traits de caractère n'ait déteint sur elle, sa fille. Que c'était un miracle qu'elle ait pu ainsi bénéficier de la sensibilité de cet Anglais qui, jusqu'à l'âge de ses neuf ans, avait été son père.

Ce n'est pas ton patrimoine génétique, maman, pensait-elle, bien nettement, c'est celui de papa. Celui que tu as fait partir et que je n'ai même plus le droit de voir.

Une nuit, elle entendit ses parents revenir et elle s'éveilla. Elle les entendit se servir des verres dans le salon. Alice sortit de sa chambre et alla jusqu'à la rampe d'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Elle s'accroupit dans l'ombre et écouta attentivement la conversation.

– Je veux qu'Alice ait la meilleure éducation possible, disait sa mère déjà grisée de diverses vapeurs d'alcool. À la fin de son… cycle je veux qu'elle retourne dd-dddans une p-pension suisse. Une école d'élite. Pour les filles de ministres, de diplomates et de financiers, tu M'ÉCOUTES WILHEIM?

– Hein? Oui, oui je t'écoute chérie, avait marmonné l'Autrichien avec son accent épais, mais tu sais que les écoles suisses sont horriblement chères…

– Je veux que ma fille ait ce qu'il y a de meilleur… La voix de sa mère s'était durcie, intraitable. Mes parents ont été incapables de gérer correctement mon éducation… Ils m'ont fait suivre les cursus classiques, dans des établissements publics… pouah! Alors qu'ils avaient largement de quoi me payer la meilleure école internationale de filles de Zurich… ce qui m'aurait permis de rencontrer des fils de banquiers, d'émirs, de pétroliers texans et de lords britanniques au lieu de… perdre mon temps avec… tu m'écoutes espèce de larve?

Alice trembla à l'idée de devoir affronter une de ces écoles suisses haut de gamme où elle apprendrait à mettre le couvert, à placer les nonces apostoliques et les verres de Baccarat, à confectionner des cocktails et des mousses au chocolat alors qu'elle se destinait à des activités aussi diverses que la biologie, la préhistoire, l'espace, la vie sous-marine, la vulcanologie ou le violon, domaines qui l'attiraient bien plus que les futilités de sa mère.

Cela faisait un an déjà, à cette époque, que sa mère lui payait les cours de violon que dispensait Mme Yaacov, une vieille émigrée russe, qui était sortie première du conservatoire de Moscou, avait officié comme premier violon au Symphonique de Leningrad sous la direction de Chostakovitch (références que sa mère ne saisissait évidemment pas, se contentant d'énoncer stupidement «bien sûr, bien sûr»). Pour sa mère, ce qui comptait c'était qu'il fût très chic, dans la haute société européenne des stations d'hiver à la mode, que sa fille suivît des cours de violon avec une artiste d'élite. Le soir même, Wilheim, qui avait assisté à la premiere visite de la vieille dame russe, avait vaguement picoré son dîner préparé par le couple de cuisiniers tamouls, engagés peu de temps auparavant, et qui feraient venir plus tard Sunya Chatarjampa.

– Dis-moi, Eva, Yaacov, ça serait pas un peu juif des fois… Et puis m'a l'air un peu tapée la vieille, qu'est-ce qu'elle a bien pu vouloir dire avec son histoire de siège?

Alice avait fixé sa mère qui faisait semblant de ne pas entendre et s'absorbait dans un magazine à sensation à grand tirage en grignotant son jambon de Parme.

Alice avait alors vu Wilheim qui plongeait son regard vide dans son assiette et elle avait froidement laissé tomber.

– Ce qu'elle voulait dire, c'est le siège de Leningrad. Entre 1941 et 1943. Leningrad a été coupé du monde par les nazis et toute la ville mourait de famine… Mais tous les jours l'orchestre jouait à la radio.

Wilheim avait sursauté et regardé Alice avec une lueur indicible, presque apeurée, au fond des yeux. Alice pouvait sentir le regard de sa mère qui la fixait, abasourdie, de l'autre côté de la table.

Le jeune Autrichien fit semblant de regarder les images de l'énorme et luxueux poste de télévision qui trônait à l'autre bout de la pièce miroitante.

Alice reposa doucement sa cuillère et sans presque desserrer les lèvres assena le coup de grâce:

– À cause du rationnement il fallait économiser le maximum d'énergie, faire le moins de mouvements possible, c'est pour ça que l'orchestre ne jouait que des andantes… C'est ça ce que Mme Yaacov a voulu dire quand elle vous a expliqué que les andantes étaient sa spécialité. C'est pour ça qu'elle souriait comme ça…

Alice savait que Wilheim ignorait sans doute le sens exact du mot andante. Même l'explication de l'énigme lui resterait opaque, lui prouvant sa nullité, ce que Wilheim détestait.

– Mein Gott, marmonna Wilheim, putains de juifs… Tu es vraiment obligée de payer cette prof à ta fille, Eva?

– Silence. Je te prierais de me laisser dorénavant régler seule les problèmes d'éducation de ma fille. C'est moi qui décide, vu?

Wilheim se renfrogna et se rendit sans même livrer bataille.

Un autre jour, quelques semaines après la conversation qu'elle avait surprise dans l'obscurité de l'escalier, Alice entendit M.Koesler donner un étrange coup de téléphone.

Ce jour-là les cours de gymnastique de l'après-midi avaient été annulés à cause de l'absence de Mlle Lullen. Alice était plongée dans Don Quichotte, qu'elle lisait dans le texte original espagnol bien entendu, lorsqu'elle avait entendu du bruit. Elle jeta un coup d' œil par sa fenêtre et vit la voiture de M. Koesler, une japonaise blanche, s'arrêter dans l'allée de gravier devant le perron. Il entra dans la maison, l'air soucieux, avec un paquet brun sous le bras.

Les cuisiniers tamouls n'étaient pas encore là et c'était le jour de sortie de Mlle Chatarjampa. Alice alla doucement ouvrir la porte de sa chambre et écouta le silence dela maison, perturbé par le bruit des pas de M. Koesler au rez-de-chaussée. Elle se glissa dans le couloir et; frissonnante de peur, s'accroupit derrière la rambarde qui dominait l'escalier.

Elle sursauta lorsqu'elle l'entendit venir de la cuisine et se saisir du téléphone du vestibule, juste en bas de la volée de marches.

Elle l'entendit composer un numéro puis, d'unt voix engluée par un morceau de nourriture quelconque, un truc qu'il avait dû prendre dans la cuisine, il demanda à parler à Johann.

Il y eut une pause puis:

– Johann? C'est Karl. Tu imagines la raison de mon appel, je pense…

Koesler avait aussitôt repris, interrompant à coup sûr son interlocuteur:

– Je m'en fous. Il faut que tu te démerdes, Johann, il faut que tous les corps disparaissent, tu m'entends, et fissa…

Alice n'avait pas du tout aimé le ton de sa voix. Elle remercia la providence qui faisait que cet assistant grossier ne vivait pas dans la maison mais dans un appartement, pas très loin, cependant.

Les corps, se demanda-elle des jours entiers, que les corps disparaissent, qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire?

Le lendemain ou le surlendemain, elle avait surpris une autre conversation entre sa mère et Wilheim, dans le deuxième salon, celui du flipper et du billard américain, où ils s'isolaient parfois. Alice passait devant la porte entrouverte lorsqu'elle s'était arrêtée en reconnaissant les voix de ses parents.

– Je crois que ma fille n'a pas tout à fait tort quand elle pense que tu es complètement inculte, et grossier. Tu ne te rends même pas compte du fantastique développement psychique que cela procure… Le transfert d'énergie. Wilheim, le transfert d'énergie, je suis sûre que tu ne t'en rends même pas compte… Toi tu ne vois que l'aspect financier, c'est ce qui nous différenciera toujours, Wilheim, l'abîme entre l'aristocratie et une nouvelle couche de bourgeoisie juste arrivée…

– Oh je t'en prie. Eva, je j'assure, je ressens aussi ce que tu dis, surtout avec le sang…

Il s'était coupé, comme s'il avait prononcé un mot interdit, et bien qu'elle ne pût le voir, Alice savait que ses yeux imploraient la clémence de sa mère.

– Pauvre crétin, avait fini par siffler sa mère, nous reparlerons de tout ça au Studio, lundi. En attendant veille à ce que Koesler contrôle mieux son personnel à l'avenir… je ne veux pas que l'incident de l'autre jour se reproduise…

Alice se demanda si ce dont parlait sa mère avait un rapport avec le coup de téléphone de Koesler.

Et elle se demanda ce que son beau-père avait voulu dire avec le sang.


Pendant l'été, sa mère et Wilheim partirent pour une croisière en Méditerranée et ils emmenèrent Alice au mois d'août. Elle passa le temps à se balader dans les rarissimes coins isolés qu'elle put trouver aux abords des lieux de villégiature de ses parents. Saint-Tropez, Juan-les-Pins, Monaco, Marbella. Elle dévora Le loup des steppes de Hermann Hesse, Lolita de Nabokov et un traité sur la civilisation étrusque.

A la rentrée, elle déclencha un jour, pour de bon, les hostilités en affrontant sa mère sur la question de l'astrologie.

Depuis le début de l'été, les relations entre Alice et sa mère traversaient une phase soudaine de détérioration. De nombreux accrochages émaillèrent leur séjour. Les résultats d'Alice à l'école etalent pourtant devenus spectaculaires et il s'avérait certain qu'elle allait sauter une classe et passer directement en quatrième.

Ce jour-là, une ou deux semaines après la rentrée (Alice était effectivement passée en quatrième), sa mère tentait de lui expliquer ce que la position de Saturne dans la maison de Mercure, à moins que ce ne fût l'inverse, pouvait entraîner comme conséquences sur un natif du lion, comme elle-même.

Alice avait juste souri et sa mère l'avait froidement toisée:

– Pourquoi souris-tu Alice?

Alice n'avait rien répondu et sa mère avait insisté:

– Allons dis-moi ce qui te fait sourire…

– Ce n'est rien maman, avait-elle consenti à lâcher, ne désirant pas vraiment la blesser.

Mais sa mère avait persisté.

– Non je t'écoute, vraiment qu'est-ce qu'il y a de drôle là-dedans… Tu sais Àlice, tu es peut-être trop petite pour comprendre mais l'Univers est fait de forces mystérieuses qui agissent profondément sur nous…

– Maman, l'avait coupée Alice, tu sais parfaitement que je ne suis pas trop petite pour comprendre. Simplement cette conception de l'Univers est complètement dépassée, c'est une conception erronée, ça ne correspond à rien, que ce soit dans la théorie du big-bang ou de la mécanique quantique…

Alice avait entendu Wilheim marmonner quelque chose, du divan où il était vautré devant la télé comme chaque après-midi qu'il passait à la maison. Puis plus clairement:

– Big Band… Mécanique cantique? Nom de dieu c'est pas possible, mais où t'as pêché une fille comme ça, Eva?

Sa mère s'était retournée vers le canapé de cuir suédois et avait dardé un regard fulgurant sur la masse beige écroulée dans le cuir noir. Elle avait lancé d'un ton rêche et froid:

– Silence pauvre minable, ma fille est une… génie. Nous devons juste nous expliquer elle et moi… À l'avenir mêle-toi de ce qui te regarde et de ce que tu peux comprendre, d'accord?

Le silence de la résignation s'abattait sur le canapé.

Sa mère l'avait de nouveau fixée dans les yeux.

– La science «moderne» est souvent incapable d'expliquer de nombreux mystères et le zodiaque en est un…

– Oh, maman, je t'en prie, Mlle Chatarjampa m'a bien expliqué l'histoire de la création de notre système solaire… les planètes et les constellations ça n'a rien à voir avec les horoscopes…

– Qu'est-ce que cette petite Hindoue connaît au système solaire, je la paye pour t'enseigner l'anglais et les mathématiques, pas pour te bourrer la tête de…

– Maman elle est étudiante en sciences physiques. Elle sait comment le Soleil est né, et la Lune, la Terre, les planètes… ça n'a rien à voir avec les horoscopes.

– Tais-toi maintenant, avait rétorqué sèchement sa mère.

Puis sur un ton plus doux, comme à son habitude.

– Ne parlons plus de cela. Je signalerai néanmoins à Mlle Chatarjampa de bien vouloir rester à sa place et de se borner à t'enseigner l'anglais et les maths. Pour le reste…

– Mais maman, c'est une spécialiste, et en plus ça m'intéresse, j'aimerais beaucoup aller au Musée astronomique avec elle le week-end prochain.

– Il n'en est pas question…

– Oh maman tu me l'avais promis. Que je puisse sortir et faire ce que je voulais un week-end sur deux.

– Hors de question et inutile d'en reparler.

– Oh maman s'il te plaît, sois gentille, c'est très important et Mlle Chatarjampa…

– Oh dis donc Mlle Chatarjampa par-ci, Mlle Chatarjampa par-là, tu commences à me chauffer les oreilles avec cette Chatarjampa. De toute façon tu n'iras pas et je crois que je vais devoir…

Sa mère n'acheva pas sa phrase et lui sourit en réajustant ses lunettes Cartier.

– Bon nous verrons tout cela plus tard ma chérie, en attendant il faut que tu ailles faire tes devoirs.

Sans un mot Alice était montée dans sa chambre. Elle savait qu'il n'y avait plus rien à dire.

Le 8 janvier 1993, quatre mois plus tard environ, Sunya Chatarjampa ne vint pas à la maison Kristensen.

Le lendemain non plus. À Alice qui s'inquiétait, sa mère répondit qu'il ne fallait pas, qu'elle était peut-être malade, ou avait eu un empêchement familial et qu'elle appellerait sûrement bientôt.

Une semaine s'écoula, Mlle Chatarjampa n'était toujours pas revenue.

Quelque temps plus tard, un officier de police vint prendre les déclarations de ses parents. Ceux-ci envoyèrent Alice dans sa chambre et elle dut se contenter de surprendre par sa porte entrouverte des bribes de conversation qu'elle n'aima pas tellement, lorsqu'elle les comprit, comme:

– La disparition de Mlle Chatarjampa reste incompréhensible, disait le policier. C'est un ami commun de vos cuisiniers qui s'est inquiété… Cela fait trois semaines qu'elle n'est pas réapparue et sa famille du Sri Lanka n'a aucune nouvelle d'elle…

Disparition, pensa Alice.

Disparaissent, que les corps disparaissent, avait dit un jour Koesler au téléphone.

À partir de cette date, elle décida de faire la lumière sur tous ces petits détails bizarres. Et en premier lieu sur cette pièce interdite du sous-sol.

Il lui fallut des mois pour mettre au point sa stratégie mais après des manœuvres complexes elle réussit un jour à se procurer la clé de sa mère et à ouvrir la pièce. La maison était vide. Elle avait jusqu'au soir devant elle.

Alice manœuvra la serrure blindée et découvrit une pièce carrée, pas très grande, obscure, couverte de rayonnages métalliques où s'entassaient des cassettes vidéo et des cartons empilés dessous.

Elle trouva un interrupteur et un tube de néon éclaira la salle d'une lumière crue et métallique.

Alice aperçut des étiquettes blanches sur certaines cassettes. Les étiquettes portaient des noms de femmes ou des titres comme Trois françaises empalées. La culture précise et encyclopédique d'Alice lui permit de comprendre de quoi il s'agissait et l'image de violence qui avait assailli son esprit la submergea d'une vague acide.

Mais cela restait abstrait néanmoins. Elle imagina cela comme un film d'horreur interdit aux enfants, le genre de films que les adultes regardaient et qui étaient sévèrement contrôlés comme les trucs pornos vendus sous cellophane dans les sex-shops des quartiers chauds.

Elle comprit qu'il y avait ici quelque chose de honteux qui devait être camouflé aux yeux du monde, tous ces gens bronzés et creux que Wilheim et sa mère invitaient de plus en plus souvent à la maison.

Sur une étagère les étiquettes avec des noms de femmes étaient en rouge.

Alice ne sut expliquer ce changement de couleur mais parcourut les noms.

Entre deux cassettes aux consonances nordiques, danoises ou suédoises. Alice s'arrêta, le souffle coupé. Un sentiment terrible l'envahit comme une lame de fond.

C'est en tremblant qu'elle se saisit de la cassette et la soupesa de la main, comme si elle voulait se pénétrer de sa réalité, de son poids.

La petite étiquette autocollante brillait sous lé néon.

Et les mots écrits en rouge ne laissaient aucun doute.

SUNYA C

C'est pleine d'une angoisse visqueuse qu'Alice remonta dans la maison déserte et alla s'asseoir devant la télévision après avoir enclenché la cassette dans le magnétoscope.

Elle l'arrêta au bout d'à peine une minute et se mit à pleurer, longuement, sur l'immense tapis chinois.

Elle décida de garder la cassette, descendit refermer la porte, et le soir même fit son tour de passe-passe avec les clés, comme prévu. Ses parents rentrèrent dans la nuit et elle les entendit monter se coucher, presque directement, à moitié saouls. Elle s'endormit avec la cassette cachée sous son lit, puis se réveilla le lendemain matin en ne sachant pas très bien ce qu'elle allait faire.

Elle n'alla pas au lycée, erra dans la ville avec la cassette dans le sac de sport et ne rentra pas pour dîner.

Vers minuit, elle comprit que l'irrémédiable avait été accompli et qu'elle ne pourrait plus rentrer à la maison. Elle passa la nuit dans un parking souterrain et, à l'aube, se traîna vers le centre-ville où elle s'offrit un petit déjeuner dans un café avant de se diriger vers le commissariat de la Marnixstraat.


Anita Van Dyke arrêta son petit magnétophone et regarda sans rien dire la fillette, toujours aussi droite sur sa chaise.

Alice la regarda intensément et fouilla dans son sac pour en extirper une grosse bobine VHS qu'elle tendit par-dessus le bureau.

– C'est là-dessus madame Van Dyke, oh mon dieu. C'est vraiment Mlle Chatarjampa.

Et la fillette se courba en deux en éclatant en sanglots.

Pendant plus d'une demi-heure elle avait patiemment débité toute son histoire, dans un flot continu et précis et Anita Van Dyke avait été interloquée par sa force de caractère et son sang-froid.

Pas une fois une larme n'était apparue à l'évocation de sa mère. Mais celle de Mlle Chatarjampa et de la cassette venait de faire exploser le mince barrage dressé face à l'émotion.

Décontenancée, Anita ne sut d'abord que faire.

Elle se résigna à décrocher le combiné et à articuler d'une voix froidement professionnelle:

– Claesz? Vous pouvez me monter le magnétoscope de la salle audiovisuelle?

Puis à l'attention d'Alice, en reposant le combiné:

– Tu es sûre que ce sont tes parents, je veux dire… On les voit sur la cassette?

La fillette hésita, puis acquiesça doucement.

Anita reposa la cassette sur la table, les paumes posées par-dessus en un geste protecteur.

La fillette planta ses yeux droit dans les siens.

– Ils portent des masques… Mais je suis sûre que c'est eux… Je reconnais leurs voix et leurs silhouettes…

Sa voix s'étrangla dans un petit sanglot qu'elle réussit à contrôler.

Étonnante jeune fille, pensait Van Dyke, alors que le jeune agent apportait l'appareil.

– Maintenant tu vas aller avec l'agent Claesz dans le bureau des détectives, on t'offrira un petit déjeuner et on reparlera de tout ça après, d'accord?

Dans le regard de l'adolescente elle lut qu'elle avait parfaitement compris qu'elle voulait juste regarder la cassette toute seule, tranquillement.

Quelques minutes plus tard, l'inspecteur principal Anita Van Dyke fit monter une jeune femme agent de police qu'elle connaissait pour sa prévenance avec les enfants, la pria de rejoindre Alice dans le bureau des détectives et de l'emmener se restaurer et se reposer.

Puis elle enclencha la cassette dans la gueule noire du magnétoscope.

C'est ainsi qu'elle eut l'occasion de voir le premier assassinat filmé de sa carrière.


L'homme dansait autour de la fille qui suppliait qu'on la remette droite, et disait qu'elle ferait tout ce qu'on voudrait.

La femme tenait un gros tube d'acier et un couteau électrique qu'elle tendit à l'homme qui se masturbait doucement devant le visage de la fille. Tous deux portaient des masques noirs. Des masques vénitiens.

La fille se mit à hurler bien avant que l'homme ne lui coupe le premier mamelon. Puis il incisa les commissures des lèvres.

Le type dessinait des arabesque sur le ventre de la fille et commença à attaquer le sein gauche. La fille n'émit plus que des sons incompréhensibles. Tandis que l'homme se masturbait frénétiquement près de son visage mutilé, la femme tendit un miroir devant les yeux de la fille.

Puis lui montrant un moniteur de contrôle vidéo:

– Qu'est-ce que ça fait de se voir mourir à la télévision, hein dis-moi?

La fillè ne pouvait répondre à cet instant. L'homme venait juste de lui enfoncer un tube de métal dans la bouche, forçant entre les dents. La fille ne mourut vraiment qu'au bout de dix minutes, d'un sectionnement de la jugulaire et de la carotide.

Ils énucléèrent la fille et l'homme s'excita dans ses orbites, puis ils se barbouillèrent de son sang et commencèrent leurs étreintes sur le parquet.

Le couple se barbouillait régulièrement de sang en faisant l'amour près du cadavre.

Van Dyke stoppa la cassette. Ses jambes étaient pleines de coton. Ses mains étaient moites et sa respiration faible, à la limite de l'extinction. Une vague nausée l'envahissait doucement.

Elle but un verre d'eau, puis un autre, puis appela Peter Spaak.


La maison était parfaitement silencieuse et Anita insista longuement sur la sonnette.

Elle entendit un pas lent s'approcher derrière le lourd battant de chêne superbement sculpté. Puis la porte s'ouvrit et un homme assez âgé fit son apparition sur le seuil. L'homme portait une tenue de domestique impeccable et son port de tête courbé témoignait de toute une vie passée à obéir.

Anita sortit vivement sa carte et se présenta comme une simple représentante des services de police de la ville. Un petit mensonge par omission, qui lui valut un regard à peine appuyé de Peter. Elle ne savait exactement pourquoi elle avait fait cela mais une sorte d'instinct irrésistible le lui avait dicté.

Puis elle demanda à entrer et à parler à Mme Kristensen et M. Brunner et l'homme ne sembla même pas surpris. Il se présenta comme le majordome de la maison et expliqua que celle-ci était vide, et que ni M. Brunner ni Mme Kristensen n'y seraient avant longtemps.

– Vous voulez dire qu'ils sont partis en vacances? demanda Anita alors que Peter se faufilait à sa suite dans la luxueuse entrée.

L'homme eut un très léger sourire.

– Non… La maison va être mise en vente… Tout le monde a déménagé… je dois rester jusqu'à la signature définitive de la transaction.

Anita improvisa un autre mensonge.

– Ah je vois… Écoutez… Nous sommes chargés par les services de police d'Amsterdam d'un nouveau programme de prévention contre les vols. Serait-il simplement possible de jeter un coup d'œil aux systèmes d'alarme et de prendre un peu la mesure de la maison…

Un des sourcils de l'homme se figea en un accent circonflexe d'un blond pâle, presque translucide.

– Mme Kristensen m'a prévenu que quelqu'un de la police passerait sûrement, elle m'a dit de vous ouvrir la maison et de montrer toute l'hospitalité possible, en son absence…

Anita et Peter se jetèrent un rapide coup d'œil étonné en suivant les pas du vieux majordome.

Ils jouèrent leur rôle avec minutie et authenticité, se mettant rapidement dans la peau de leurs personnages. À la fin, elle demanda à voir le soussol pour détecter d'éventuels points de faiblesse dans le système sophistiqué qui protégeait la maison.

L'homme ne trahit aucune émotion particulière et se contenta de les précéder dans le large escalier de granit rose qui descendait à la cave. Il y avait là une immense salle de sport personnelle, mais vidée de la plupart de ses instruments, un sauna, un jacuzzi à peine plus grand qu'un bassin olympique et, à l'extrémité du couloir, une grosse porte de métal jaune, visiblement blindée.

Anita demanda négligemment:

– Qu'est -ce qu'il y a ici?

Le vieil homme sortit un petit trousseau de clés d’une des poches de son gilet et l'enfonça dans la serrure principale.

– Rien. Un simple débarras…

Il tira le lourd battant de métal vers eux.

Anita retint son souffle une fraction de seconde.

La pénombre suffisait pour lui montrer l'évidence.

La pièce était complètement vide.


On avait installé un lit de camp dans un bureau du premier étage et Alice avait pu y dormir quelques heures, d'un mauvais sommeil, lourd et ténébreux, sous la garde d'une jeune flic en uniforme. Le jour tombait et Alice venait de se réveiller, pleine d'un pressentiment sombre et menaçant.

L'inspecteur Van Dyke vint la rejoindre dans la petite pièce et s'accroupit au pied du lit de camp.

Alice vit tout de suite que quelque chose n'allait pas. Ses sourcils étaient froncés, son front était soucieux. La femme n'était pas vraiment là, comme à la recherche d'une lueur intime.

Alice décida de l'aider.

– Qu'y a-t-il, madame Van Dyke?

La femme sembla revenir à elle et fournit l'ombre d'un sourire. Un sourire résigné, décela Alice.

– Nous avons un problème, Alice.

Alice tressaillit et réprima un tremblement.

Elle n'avait pas aimé le mot problème. Cela signifiait certainement pire que tout ce qu'elle avait imaginé. Elle lâcha un petit soupir et faillit plonger sa tête au creux de ses mains. Elle aurait tant voulu que rien de tout ça n'existe. Que cette pièce aux murs pisseux s'évanouisse et que cette femme qu'elle ne connaissait pas soit remplacée par l'homme qui savait prendre sa main sur la plage et lui raconter l'architecture corallienne des lagons du Pacifique ou la course des requins femelles lorsqu'elles mettent bas.

Mais le monde réel n'était pas aussi docile que les jeux d'enfants auxquels elle se livrait encore, dans la solitude de sa chambre ou du grenier. On n'y transformait pas aussi facilement quelques poupées et décors de papier en château de princesse florentine ou en navire magique de quelque fée marine d'inspiration celtique. Ici on était dans le monde dur et concret des adultes. Avec le bruit des fax et des machines à écrire. Avec l'éclairage du néon. Et avec des problèmes.

– Dites-moi, madame Van Dyke. Sa voix était presque suppliante.

Cette femme respirait l'honnêteté et la force.

Elle serait une alliée sûre pour la suite des événements, quelle que soit la nature du fameux problème.

– Voilà, tes parents ne sont pas dans la maison. Ils ont déménagé une grande partie des meubles et des objets…

Alice se tendait, toute droite sur le lit de toile, dans l'attente de la suite.

– Ils sont partis, reprit Van Dyke. Et toutes les cassettes du sous-sol aussi.

Alice ne pouvait faire le moindre mouvement, ni émettre le moindre son.

Mon dieu, pensait-elle. Papa, papa que dois-je faire, où es-tu, pourquoi n'es-tu pas là…

– Un homme nous a ouvert et nous a fait visiter la maison… Un vieil homme très blond, aux yeux bleu très clair…

– Oui, répondit Alice. C'est M. Lahut. Le majordome. Il s'occupe de la maison et des cuisiniers. Il vit dans une petite maison à l'autre bout du jardin…

La flic eut un sourire doux.

– Alice? Tu te rappelles, ce matin dans ta déposition tu m'as parlé d'un studio que tes parents avaient acheté à la campagne? Tu sais où il se trouve?

Non, fit Alice d'un signe de la tête.

– Dis-moi, quand tu m'en as parlé tu m'as décrit une grande maison, tu m'as dit avoir aperçu une photo c'est ça?

Oui, opina Alice calmement.

– Dans ce cas pourquoi parlaient-ils d'un studio alors? Tu crois qu'ils auraient aussi acheté un petit appartement, dans le même coin, ou ailleurs? Tu penses qu'il pourrait s'agir d'un studio d'enregistrement, ou de tournage?

Alice faillit répondre non, mais se retint au dernier moment. Après tout, pensa-t-elle, pourquoi pas en effet. Ses parents lui avaient caché beaucoup de choses, alors pourquoi pas ça?

Elle haussa les épaules.

– Je ne sais pas, madame Van Dyke… Sincèrement je ne sais pas.

La femme flic leva la main en signe d'apaisement. Son sourire était franc.

– O.K., ça n'a pas d'importance pour l'instant. Écoute, maintenant il faut que tu te reposes et que nous veillions à ta sécurité. Le fait que rien n'ait été trouvé dans la maison n'arrange pas nos affaires, je suis sûre que tu es à même de le comprendre. Ta seule cassette ne suffira pas, je le crains, devant un tribunal.

Van Dyke se leva, en révélant deux longues jambes gainées d'un simple blue-jean.

– Ton témoignage devient un élément décisif, Alice. Après notre visite chez toi, j'ai entendu un type de la Justice dire qu'on n'avait rien pour lancer un mandat d'arrêt, que jamais on n'aurait dû faire cette perquisition,etc.

La femme flic plantait son regard en elle, intensément.

– Je sais que tu es remarquablement intelligente, autant qu'une adulte, et peut-être même plus. Je vais être franche et loyale avec toi. On va essayer de te faire revenir sur ta déposition. Tes parents sont des gens riches et puissants, le scandale risque d'être dérangeant et, tu dois le comprendre, à part toi, nous avons peu de choses.

– Et la cassette? demanda Alice. Vous l'avez vue ce matin… Sa voix s'étrangla dans un hoquet de détresse.

La jeune flic se rapprocha du lit et s'accroupit, plus près cette fois.

Elle posa une main protectrice sur son poignet.

– Ta cassette ne tient qu'avec ton témoignage, Alice. Les masques, tu comprends?

Alice déglutit péniblement.

Oui, répondit-elle doucement de la tête.

La femme flic se releva.

– Bien. Cette nuit tu dormiras dans une maison du Service, avec deux policiers pour veiller sur toi. Dès demain, une énorme mécanique va se mettre en branle et il faudra que tu sois en forme. Tu vas manger un bon repas, prendre une douche et dormir dans un vrai lit. Je passerai te prendre lundi matin pour aller dans les bureaux du procureur, au palais de Justice… D'accord?

Alice émit un assentiment désespéré. Que faire d'autre en effet?

La porte se referma sur la ruche d'uniformes bleus et de néon.

Alice avait alors siroté son Coca-Cola assise sur le lit. Dehors le ciel se débarrassait de l'arrière-garde des gros nuages de pluie et le crépuscule s’irisait d'une infinité d'éclats sur l'asphalte. Une lumière orange dansait à l'horizon et dans les gouttes de pluie parsemées sur les vitres de la fenêtre. Alice savait que cette journée qui s'achevait refermait un livre entier de son existence. Elle n’était que le premier mot sur une page solitaire, qu’une tempête s'apprêtait à balayer, comme une vulgalre feuille tombée de l'arbre.

C'était ça son pressentiment. L'intuition que le ciel s'éclaircissait pour donner un second souffle aux éléments. Elle en était sûre, quelque chose allait souffler sur la ville. Une tempête.

Et cette tempête, c'est cela qui la faisait trembler et frissonner, cette tempête prenait le visage de sa mère.

Sa mère qui devait certainement être en colère.

Très en colère.

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