CHAPITRE XXII

La nuit était tombée sur la mer et Eva Kristensen contemplait la lune, pleine et presque rousse, dans la voûte étoilée. Elle dégustait un verre de pommard et, malgré les nouvelles accablantes que lui avaient apportées Vondt, n'avait cessé de lui offrir ce sourire fatal. Elle l'avait prié de rester dîner sur le yacht et tout au long du repas, servi avec obséquiosité par un maître d'hôtel français, ils n'avaient échangé que quelques paroles futiles, Vondt lui demandant où était Wilheim Brunner par exemple.

– Il est resté en Afrique, répondait-elle laconiquement, ou «Notre plan est ce qu'il y a de mieux à faire dans l'immédiat, Vondt, ne vous inquiétez pas, j'ai la situation bien en mains», son sourire implacablement vissé aux lèvres. Le vent jouait avec ses cheveux blonds et ses doigts, parfois, plongeaient dans la masse soyeuse pour redresser

Une mèche couleur de miel. Il ne pouvait bien voir ses yeux derrière les verres fumés bleutés et il se demandait quelle drogue pouvait bien engendrer un tel état de béatitude.

Il aurait bien voulu savoir où était Koesler maintenant, et ce que foutait ce Pinto avec le tueur de Travis.

C'était une des premières choses qu'il avait dite à Mme Kristensen, dès sori arrivée à bord, cette info de Koesler. Ça et la piste de l'Australien de l'après-midi, ça permettait de compenser le désastre d'Évora.

Eva Kristensen avait tout d'abord froidement jaugé Vondt de la tête aux pieds, allongée sur son transat, sirotant un cocktail aux couleurs vives, puis un pâle sourire avait éclairé ses traits, prenant consistance au fur et à mesure que le soleil rougissait en descendant sur la mer, pendant tout l'après-midi.

– Je vous avais dit que mon ex-mari ne faisait pas les choses à moitié. Quel que soit le type qu'il a engagé c'est un professionnel, et sans doute un des meilleurs. Il faut que nous nous adaptions.

– Oui, avait simplement répondu Vondt.

– Qu'avez-vous fait des équipes chargées de surveiller les routes frontalières?

– Je les ai toutes rapatriées à Monchique. Mais j'ai gardé les hommes d'Albufeira en réserve, ils continuent de surveiller l'ancienne maison de Travis…

– Mmh, avait murmuré Eva Kristensen… Nous ne devrions pas garder la maison de Monchique avec une dizaine d'hommes armés à l'intérieur. Ça va finir par se faire repérer et nous perdrions toutes nos forces d'un seul coup…

Vondt savait qu'il était risqué d'entreprendre une polémique avec Eva K, qu'il fallait être sûr de son fait, elle pouvait admettre un argument, s'il était imparable, mais à aucune autre condition,

– Oui, sans doute… Il faut malgré tout considerer que la maison est très isolée et que Sorvan sait se faire discret. Mais effectivement on pourrait ne garder qu'un noyau à Monchique et disperser le reste.

Le sourire d'Eva s'était accentué.

– Nous nous comprenons parfaitement, Vondt…

Il avait bien failli succomber à son charme vénéneux dès la première salve de ce sourire. Mais avait vaillamment résisté tout l'après-midi. Ce n'était pas du tout le moment. Pas avec cette putain de situation à gérer et une voie de sortie à imaginer.

Mais là, sous l'astre d'or et les étoiles, sous la montée des drogues intérieures, désir, sève volcanique, printanière et lunaire, sous l'assaut irrésistible de cet incroyable vin français, il avait fini par se demander s'il allait longtemps résister à cette force qui l'attirait vers elle, aussi sûrement qu'un aimant.

– Dès demain matin, vous séparerez le groupe en deux forces, un noyau à Monchique, le reste dans une autre maison que vous louerez ailleurs, pas loin du coin dont vous m'avez parlé, par exemple.

– Le Cap de Sinès?

– Oui, si jamais Travis est dans le coin, nous pourrons agir encore plus vite. Mais il ne faut pas rester plus de deux jours encore au Portugal… Maximum.

Vondt leva un sourcil, presque étonné.

Le sourire s'approfondissait, vertigineux.

– Je ne dois prendre aucun risque inutile. Si dans deux jours je n'ai pas récupéré Alice, nous arrêterons l'opération, évacuerons tout le monde discrètement et nous agirons autrement, selon un plan que je vais commencer à préparer dès cette nuit.

Quelque chose semblait luire, derrière les verres violacés.

– Désormais, nous devons nous concentrer sur Travis et tendre le piège prévu cet après-midi… Ah, et résoudre aussi cet autre problème: si le tueur est engagé par mon ex-mari, pourquoi a-t-il besoin de Pinto pour retrouver sa trace?

Vondt avait déjà analysé le problème.

– Deux solutions: une mesure de sécurité, au cas où l'homme tombait entre nos mains. Une sorte de jeu de piste qui le mène à Pinto, puis, à Travis, sur le dernier morceau de route.

– Pas mal pensé. La deuxième solution?

– Ben… Quelque chose qui a mal marché pour eux, malgré son insolente baraka, à ce mec. Travis se planque peut-être tellement bien qu'ils ont perdu sa trace, mais moi, je pencherais plutôt pour la première hypothèse…

– Le coup du jeu de piste?

– Oui, deux ou trois arrêts stratégiques qui permettent au mec de prendre une information à chaque fois et de se rapprocher petit à petit du but, D'Amsterdam à ici. Avec Pinto comme groom pour la dernière porte.

– Pourquoi Pinto et pas le Grec?

– Ben… vot'mari, heu votre ex-mari il a l'air d'avoir du flair, il a dû se dire qu'avec le Grec c'était risqué, il a préféré miser sur un ancien pote, marin comme lui.

– Ouais, murmura doucement Eva Kristensen, psychologie, j'aurais dû y penser…

Puis, soudainement plus active, avec une forme d'intensité redoutable:

– Il ne faut pas que Koesler perde ces deux types. Ils vont nous mener droit à Travis. Quand vous serez revenu à terre, prenez discrètement toutes les mesures pour cerner sa maison. Ensuite vous attendrez qu'Alice y soit, comme convenu, et vous m'appellerez, de la Casa Azul. N'agissez pas tant que Pinto et ce type sont sur les lieux. Vous attendrez tranquillement qu'ils partent et alors seulement vous interviendrez. En douceur, d'accord, cette fois-ci? Pas de fusillade, je veux un enlèvement propre et sans bavure. Lui et elle. Vivants tous les deux.

Il y avait eu une vibration particulière sur le mot «vivants», mais il ne savait à quoi l'attribuer.

– Tout le monde se rendra au point de rendez-vous et recevra son salaire, ainsi que les fausses identités. Je m'occuperai seule du reste, quand ils seront à bord. Les salaires des morts seront partagés par les survivants de l'attaque. Et j'ajouterai une prime de cinq mille marks à tous. Il faut savoir motiver son personnel… je veux que Sorvan reprenne confiance et vous aussi, et Koesler également.

– Ce qui pourrait vraiment faire plaisir à Sorvan c'est l'autre fils de pute, là, le tueur à gages de Travis…

Le sourire d'Eva s'était figé, un bref instant.

– Nous n'avons pas le temps.

Le geste sec et ferme de la main indiquait que cela ne souffrait aucune discussion.

– Écoutez, Vondt, ce type est comme vous, on le paie pour faire son boulot et il le fait, c'est tout. Ce qui compte c'est ma fille, en priorité absolue, puis Travis, vivant si possible, point final. Vous attendrez le départ de Pinto et de l'agent de Travis, je veux que ça glisse comme sur de la soie, vous comprenez?

– C'est très clair. Je devrai calmer Sorvan.

– C'est cela.

– Bon, et qu'est-ce qu'on fait si le Sicilien reste comme garde du corps?

– Appelez-moi de la Casa Azul comme convenu. J'aviserai en fonction.

Le bruit de l'Océan et du vent emplit l'espace. Le visage d'Eva semblait maintenant fermé à toute intrusion extérieure, le regard braqué vers la lune. Elle conservait l'ombre d'un sourire aux lèvres mais agissait comme si Vondt n'existait tout bonnement plus.

Il comprit que l'entretien était terminé.

Les deux marins espagnols attendaient patiemment à la poupe lorsqu'il retourna au canot.

Il quitta le beau yacht blanc sans lui jeter un regard. Là-bas, dans le faible rayonnement lunaire, il discernait la côte découpée et la tache laiteuse de l'institut plongé dans l'obscurité. Les embruns fouettaient son visage.

À l'institut de la Casa Azul il n'était qu'un client un peu à part, un Hollandais nommé Johan Plissen, ami du propriétaire, à qui on réservait une vaste suite dans un des pavillons isolés de la demeure. Le canot le laisserait à l'embarcadère et il devrait ensuite emprunter le petit chemin qui menait aux marches, gravées dans le bord de la falaise.

Mais à l'extrémité de la petite digue de béton, une ombre s'agitait. Il n'était absolument pas prévu que quelqu'un lui fasse de grands signes, comme ça, à son arrivée. Il pressentit une onde de choc.

L'homme se présenta comme un assistant de M. Van Eidercke. Il parlait parfaitement anglais.

– Un certain M. Kaiser a appelé, en disant que c'était extrêmement urgent, j'ai essayé de vous le passer dans votre chambre mais vous n'étiez pas là. On m'a dit que vous étiez sur le bateau mais quand j'ai joint Mme Cristobal elle m'a dit que vous étiez en route, sur le canot… Alors j'suis venu vous attendre.

M. Kaiser, réfléchissait Vondt à toute vitesse. Bon sang, Sorvan avait appelé la Casa Azul! Cela ne pouvait signifier qu'une catastrophe de grande amplitude.

– Votre ami m'a dit qu'il rappellerait… dans dix minutes maintenant.

L'homme escaladait les marches en observant sa montre.

– Je vous le passerai dans votre chambre…

Il disparut dans la nuit, au détour du sentier qui menait au bâtiment principal.

Vondt ouvrit sa serrure avec une angoisse tenace vissée au ventre.

Il attendit dix minutes devant le petit combiné gris.

À la onzième très exactement la sonnerie retentit.

Il empoigna le combiné et se tendit en jetant un «Allô, Johan Plissen» bref comme un coup de trique.

– Réception. Je vous passe M. Kaiser.

De grande amplitude la catastrophe, ça, oui.


C'est l'impatience de Sorvan qui les avait sauvés, pensait Dorsen, au volant de la voiture qui s'enfonçait dans les bois, tous feux éteints, après que le Bulgare eut passé son mystérieux coup de téléphone.

Après l'appel radio de Koesler, dans la soirée, Sorvan s'était mis à tourner en rond comme un fauve dans une cage. Un fauve blessé, à la cuisse bandée et s'appuyant sur une canne de métal. Mais un fauve quand même, carnassier et sauvage.

Il avait hurlé aux équipes des frontières de se réveiller et de se mettre en état d'alerte. Le Sicilien de Travis et un nommé Pinto rappliquaient par ici.

En une poignée de minutes, la maison se transforma en une forteresse inexpugnable. Sorvan plaça les hommes à tous les points stratégiques, à l'extérieur comme à l'intérieur. Il envoya les deux Français en reconnaissance dans le parc. Demanda à Rudolf de monter à l'étage et de tout scruter avec les jumelles russes à vision nocturne. La maison fut plongée dans le noir total et tous les rideaux tirés. Il n'avait rien dit à Dorsen, qui attendait patiemment au centre du salon. Dorsen avait tenté le coup. Il s'était approché de Sorvan qui mettait le nez à la fenêtre et regardait le spectacle des montagnes sous la lune, en écartant légèrement le rideau.

– Que dit Koesler exactement, où ils sont les mecs de Travis? avait soufflé Dorsen, précautionneusement.

– Quelque parrt dans le coin. Il me dirre qu'eux rrôder entrre la Serra Monchique et l'autrre là-bas, Caldoeirro… Il me rrappeler si eux revenirr vers Monchique.

Puis il avait tourné dix bonnes minutes au rez-de-chaussée en s'allumant un énorme cigare qu'on pouvait suivre à la trace.

Dorsen s'était posté à une fenêtre, sur une chaise, et s'était patiemment préparé. Il avait armé son Beretta et engagé une balle dans le canon de la kalachnikov à crosse repliable. Puis il avait patiemment attendu, l'œil fixé sur la forêt environnante et sur la petite route, qu'il apercevait comme un petit ruban crayeux et sinueux, plus bas sur la pente.

Une demi-heure plus tard, il entendit Sorvan souffler en s'arrêtant près de lui. Des volutes de fumée planaient dans tout le salon.

– Quoi foutrre Koesler, nom de dieu?

Dorsen s'était légèrement retourné et avait vu le colosse, le regard intense fixant la petite route, debout à ses côtés. Une petite route qui serpentait jusqu'à la vallée et où aucune lumière mobile ne venait dans leur direction.

– Y vont p'têt plus du tout vers Monchique, maintenant, se risqua Dorsen.

Le Bulgare lui jeta un vague coup d'œil, puis lui tourna le dos.

Il fonça comme un rhinocéros en furie vers le vestibule de l'entrée. La canne martela le parquet vitrifié de l'immense pièce. Dorsen l'entendit ouvrir le petit meuble où se trouvait la C.B. et les crachotements de l'appareil qu'on allumait.

– Allô, K-2? ici Kaiserr, vous m'entendrre, rugissait l'énorme voix de Sorvan.

Elle rugit pendant cinq bonnes minutes, sans discontinuer. Une pause de trente secondes. Une respiration haletante et des nuages de fumée qui s'enroulaient jusqu'au salon. Puis de nouveau sa voix avait tonné dans la maison, interrogeant le poste de radio et le vide interstellaire.

Puis Dorsen avait entendu le pas lourd de Sorvan revenir dans le salon.

– Dorrsen? Koesler ne répondrre pas. Il y a un prroblème…

Dorsen avait doucement fait face au colosse.

– Nous devoirr agirr.

Dorsen avait instinctivement compris que le Bulgare venait de l'engager d'office comme lieutenant et il avait passé le fusil d'assaut russe sur son épaule.

Sorvan semblait réfléchir intensément.

– Nous allons sorrtirr. Verrs cette sierra, là où Koesler dirre que le Sicilian allait. Nous parrtager les équipes. Toi, les deux Frrançais et moi on va sorrtirr, Antoon…

Son hurlement retentit dans toute la maison, jusqu'à la cuisine ou se trouvait ledit Anton.

L'homme accourut au pas de course. Anton était un des rares survivants des hommes de Sorvan, avec Rudolf et les deux Français. Il avait fait équipe avec un type de Koesler, à la frontière de Vila Real de Santo Antonio, et avait ainsi échappé au massacre. Les équipes de Badajoz et d'Albufeira étaient constituées d'hommes de Koesler.

Quant aux deux Portugais de Marvao, c'étaient des hommes du milieu local, qui avaient été visiblement mis sur le coup par leur mystérieux contact au Portugal.

Anton était un jeune élève officier de la police bulgare qui avait dû fuir avec le colosse en 1991.

C'est en bulgare que le colosse s'adressa à son congénère.

– Anton, toi et Rudolf vous allez rrester ici et vous coordonnerrez deux équipes, à l'intérieurr… Nous allons devoir sorrtirr pour retrrouver Koesler et le Sicilian. Nous resterrons en contact rradio. Si vous voyez des lumièrres vous nous appelez. Ne faites rrien. Laissez-les s'apprrocher et même entrrer dans la maison. Serrez-les à l'intérrieur, comprris? Ne tirrez pas. Si nous arrivons avant eux nous procéderons de la même manière, bien compris?

Anton hochait à peine la tête.

– Bon, rrappelle les Frrançais au talkie.

Il se tournait déjà vers Dorsen, alors qu'Anton marchait d'un pas vif vers l'entrée en collant un rectangle noir, gainé de cuir à son oreille.

– Je n'aime pas ça, que Koesler ne pas répondrre, reprenait le Bulgare dans son néerlandais approximatif.

Dorsen ne répondit rien. Lui non plus il n'aimait pas ça. C'était Koesler qui l'avait embauché sur ce coup, en lui promettant un boulot sans trop de risques et il connaissait maintenant assez bien cet ancien broussard des unités antiguérillas de la police sud-africaine. Koesler était sans pareil pour traquer des gens sans relâche, nuit et jour, dans à peu près n'importe quelles conditions. Il savait faire ça discrètement et sans une seconde de distraction. Il avait ainsi rendu différents services pas très clairs pour des officines privées peu recommandables, et d'après ce que savait Dorsen c'était par une de ces officines qu'il avait rencontré Vondt, puis cette femme pour qui ils travaillaient tous désormais, cette Mme Cristobal, qui payait si largement. Koesler ne se serait pas laissé surprendre, pensait-il, mais cette idée n'arrivait pas vraiment à faire surface, elle sonnait faux.

Dorsen avait pris le volant, avec Sorvan à ses côtés et les deux Français à l'arrière. Ils avaient pris une des deux grosses Opel Vectra et Dorsen avait suivi consciencieusement les indications que Sorvan lui donnait, la carte grande ouverte sur les genoux, masquant ses jambes et la canne.

Ils plongèrent dans la vallée et foncèrent en direction de l'est. Trente bornes plus loin, Sorvan lui dit de prendre la petite route qui menait à la N124. Il surveillait attentivement la carte, l'index plaqué sur un coin précis du réseau, l'œil guettant le moindre panneau indicateur. À un moment donné Sorvan lui ordonna à nouveau de tourner sur une petite piste qui s'enfonçait vers la Serra de Caldoeiro.

– Voilà, c'est quand eux prrendrre cette rroute que Koesler envoyer son derrnier message.

Dorsen ralentit et mit les feux en veilleuse.

Ses yeux se plissèrent pour discerner la voie blanchâtre qui s'enfonçait vers les versants des hautes buttes boisées, aux contours découpés, là-bas à l'horizon.

C'est dans cette montagne boisée qu'ils tombèrent sur la voiture de Koesler.

La voiture n'était pas du tout à la bonne place.

Elle se dressait sur le côté de la piste, en contre-bas d'une pente caillouteuse couverte de pins et de cèdres, posée étrangement en équilibre sur le côté. La voiture était complètement défoncée et sous le rayonnement de la lune, on pouvait voir nettement la travée qu'elle avait tracée dans la broussaille et les arbustes, sur cette pente, au-dessus de laquelle la route passait après s'être enlacée autour de ce pan de montagne, un peu plus loin. Putain, on avait jeté la caisse de Koesler du haut de la pente, et elle avait achevé sa chute ici, sur la route, juste devant eux. Il stoppa la voiture et jeta un coup d'œil en coin vers sa droite. Sorvan contemplait la sculpture de métal sans dire un mot, les mâchoires fermées, le regard plein d'un feu intense.

Il s'extirpa de la voiture, s'appuya sur sa canne et marcha de son pas claudicant vers la Seat renversée.

Dorsen sortit à son tour, puis les deux Français, chacun de son côté.

Ils entourèrent la voiture et promenèrent les faisceaux de leurs torches de part et d'autre de la route, sur la pente du haut en en contrebas, à la recherche du corps de Koesler. Mais personne ne vit rien.

– Ils l'ont p'têt'buté plus haut, sur la route, à l'extérieur de la voiture, laissa tomber Dorsen, sans dire un mot plus haut que l'autre.

Sorvan observait le capot de la Seat, accroupi devant la calandre verticale.

– C'est bien ce fumier avec la mitrraillette… Bon, jeta-t-il en se redressant.

Puis en jetant un coup d'œil vers l'obscurité où descendait la pente de gauche:

– On va foutrre la voiturre là-bas dedans… Allez.

Et les deux Français repoussèrent la voiture sur ses roues, qui s'enveloppèrent de poussière en retombant dans un fracas de métal brisé et de verre pilé.

Puis avec Dorsen ils s'arc-boutèrent sur le métal défoncé et jetèrent la carcasse dans la ravine caillouteuse, parsemée d'arbustes épineux et de pins, qui s'enfonçait vers un petit cours d'eau, sinuant entre la serra et un de ses contreforts.

– On va continuer surr la rroute… Faut trrouver Koesler…

Et ils remontèrent tous en silence dans l'Opel.

Sorvan décrocha aussitôt le micro de la C.B. et appela Monchique.

Il tomba sur Anton et il gronda, en bulgare:

– Anton? Alors?

– Rien, chef. Rien du tout. Pas de bagnoles, pas de visiteurs. Rien à signaler à l'horizon.

Sorvan grogna:

– Bon, putain, en quoi tu veux qu'jte le dise: j'te demande si t'as des nouvelles de Koesler alors tu me réponds si oui ou non, d'accord? Sorvan avait meuglé ça d'un ton qui fit froid dans le dos à Dorsen.

– D'accord, chef, non, non, pas de nouvelles de Koesler.

Sorvan avait coupé sèchement puis avait observé la route. Dorsen mit pleins phares quand ils abordèrent le tronçon de route qui surplombait l'endroit ou la Seat de Koesler s'était immobilisée. Le chemin de terre était constellé de bris de métal et de Plexiglas qui scintillaient comme du mica, sous la lumière électrique. lis ressortirent et fouillèrent les buissons alentour. Sorvan détecta la trace des pneus de la Seat et celles d'un autre véhicule. Qui avait continué droit vers l'est.

Mais le corps de Koesler restait introuvable.

Sorvan demanda à Dorsen d'éteindre les feux de la voiture puis il s'assit sur le siège passager, les deux pieds bien à plat sur la route, près d'une étoile de Plexiglas. li dirigea sa lampe de poche sur la carte routière.

– Bon, cette rroute conduirre jusqu'à la N2, là-bas… Mais nous êtrre déjà à quatrre-vingts borrnes de Monchique…

Il observait Dorsen et les deux Français qui revenaient de leur fouille dans les fourrés en hochant négativement la tête.

– Putain, gronda le Bulgare, qu'est-ce que lui fairre du corrps de Koesler ce fumier?

Dorsen se dandina un instant. Ce à quoi il pensait était bien pire.

Nom de dieu, pensait-il, si jamais Koesler est vivant et que ce Sicilien le fasse parler nous allons tous y passer…

Il tressaillit malgré lui en voyant que le Bulgare l'observait attentivement, la lampe toujours fixée vers la carte.

– Je penser exactement à la même chose que vous Dorrsen… (Son ton était presque rêveur.) Mais je me demander juste si Koesler êtrre du genre à trahirr facilement ou non. Qu'est-ce que vous en pensez vous, vous le connaîtrre bien, non?

Dorsen comprit aussitôt pourquoi Sorvan l'avait emmené.

– Koesler ne parlera pas. C'est un dur.

Sorvan pesa patiemment ces paroles. Puis donna un petit coup de l'index dans la carte, l'air d'avoir pris une décision.

– On rretourrne à Monchique… Plus la peine de cherrcher Koesler. Nous avertirr Vondt tout de suite à son rretourr…

Dorsen dansa d'un pied sur l'autre une nouvelle fois:

– Sorvan? je pense à quelque chose…

Le Bulgare l'observa froidement, ne laissant plus rien paraître de ses émotions.

– Je vous écouter, Dorrsen…

– Ben… Si le Sicilien de Travis il rôdait par ici c'était p'têt pas parce qu'y nous avait repérés, voyez?

Sorvan ne bronchait pas.

Dorsen reprit.

– P'têt' tout simplement que c'est par ici qu'il habite ce Travis. Que Koesler il les a suivis jusqu'à leur planque, ou pas loin, mais que les mecs l'ont vu aussi et qu'avec Travis ils l'ont fait prisonnier.

Sorvan était plus impassible qu'un mur.

Un mince sourire arqua ses lèvres mais s'évanouit aussitôt.

– Vous savez à quoi moi je penser, Dorrsen? Moi, je penser que Koesler y s'est fait baiser, couillonner par ce tueurr de Trravis. Que ce Sicilien, là, il a promené votrre Koesler, jusqu'ici.

Et Sorvan montra de la main les montagnes plongées dans la nuit.

– Allez, on a plus rien à foutrre ici.

Quand Dorsen avait effectué son demi-tour, Sorvan lui avait jeté un coup d' œil et avait laissé tomber:

– J'espère jouste qu'il tiendrra quelques heures votrre chef, là. Le temps que nous quitter la planque…

Dorsen avait blêmi et n'avait plus desserré les dents. Ils atteignaient les contreforts de la Serra de Monchique lorsque le poste de C.B. crachota.

– Ouais, Kaiserr, gronda le Bulgare.

C'était De Vlaminck, un homme de Koesler, qui jeta d'une voix désespérée dans le spectre métallique:

– Oh, putain, vous nous demandiez d'appeler quand on verrait des lumières… Ben j'peux vous dire que des lumières y en à plein la montagne, Sorvan.

– Putain, qu'est-ce que…, sursautait le colosse. Au même moment le Français situé à la droite de la banquette montra un point de l'autre côté de la vallée.

– Look at it, jeta-t-il froidement en pointant son index contre la glace.

Ils arrivaient de l'autre côté de la butte. Sur le côté droit s'ouvrait une vallée sombre derrière laquelle se profilait la masse de la Serra de Monchique.

La montagne était constellée de lumières bleues, aux pulsations invariables et menaçantes.


Le ciel se veinait de rose lorsque Hugo s'était décidé à agir. Il avait observé un ultime instant le moutonnement vif-argent des vagues puis s'était extirpé de la banquette. Il s'était détendu de tout son long, debout sur le sable, avait pratiqué rapidement quelques mouvements de gymnastique et avait avalé sur-le-champ deux autres comprimés de speed. Pinto dormait sur la banquette arrière, Koesler sur le siège passager, le poignet droit menotté à la portière.

D'un seul œil. Car il s'éveilla dès qu'Hugo eut repris place.

Il s'ébroua et passa sa main libre dans les cheveux.

Puis il attendit patiemment la suite des événements.

Hugo enclencha une cassette de Public Image Lid dans le lecteur. Il lui fallait un truc robuste, dur, tranchant et hypnotique, qui le maintiendrait en activité. Puis il libéra le Sud-Africain.

Il était au summum de la méthode Burroughs-Moskiewicz. Son regard embrassait la route, le paysage et Koesler, à sa droite, et aussi l'arrière du véhicule, dans le rétroviseur.

Pinto s'éveillait à son tour et se redressait sur la banquette.

– Alors, suite du programme? demanda-t-il, la bouche pâteuse.

Hugo lui sourit dans le rétroviseur.

– On va prendre des nouvelles…

Il pouvait voir que Koesler se tassait légèrement dans son fauteuil. Pour lui aussi, maintenant, il valait mieux que l'opération se soit déroulée sans bavures.

À la cabine d'Almansil, Hugo fit le point dans sa tete et composa le numéro de la maison d'Ayamonte. Le sempiternel code de sécurité.

La voix d'Anita. Incroyablement intense, comme si un feu couvait sous le masque sociable et maître de soi.

– Anita, j'écoute.

– Bonjour, Anita, c'est Hugo, je viens aux nouvelles.

– L'opération est terminée. Tout s'est à peu près bien passé. Près de cent policiers ont cerné la maison. Deux hommes ont essayé de sortir et se sont fait abattre, les autres se sont rendus.

Hugo souffla, malgré lui.

– Bon… Ça veut dire que nous pouvons laisser filer Koesler et nous occuper tranquillement de Travis, maintenant.

– Non.

C'était une négation nettement affirmée.

Il sentit aussitôt que l'espèce de braise qui couvait ne manquerait pas de le brûler s'il tentait de la contrer. Voyons un peu le choc du feu et de la glace, se dit-il pour se donner du courage.

– J'aime que les choses soient claires. Vous voulez dire par là que vous comptez trahir votre promesse?

Un silence, dont il percevait la vibration orageuse.

– Il n'y avait que six hommes dans la maison… et le dénommé Sorvan, là, leur chef, il n'y était pas… Pas plus que Vondt… Il faut que j'vous dise quelque chose à son sujet, d'ailleurs, j'ai appele Amsterdam dans la soirée et lui aussi c'est un ancien flic…

– Écoutez-moi attentivement, Anita (sa voix était incroyablement glaciale). J'ai engagé ma parole envers Koesler et vous aussi alors n'essayez pas de noyer le poisson. Je vous le dit carrément, que cela vous plaise ou non je libérerai ce type dans l'heure…

– Dans ce cas sachez que je demanderai à ce qu'un mandat d'arrêt soit également lancé contre vous. Et que je ferai fermer toutes les frontières à un dénommé Siemmens ou Koesler. Dans l'heure, moi aussi!

On passait un cran supérieur, là.

– Écoutez, reprit-il, plus froid que jamais, qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? Que je me le tape jusqu'à la planque de Travis?

– Non. Je vais vous dire ce que vous allez faire: vous allez le livrer aux flics d'Almansil. Je les appellerai tout de suite et ils se chargeront de lui… Et vous, vous rentrerez ici. Je dois prendre la situation en charge, maintenant.

– Vous plaisantez j'espère? C'est ça votre conception du partenariat? J'me tape le sale boulot et vous récoltez les lauriers, en gros?

– Ne faites pas l'idiot. Si leur chef est encore en liberté, la situation reste pratiquement inchangée. Alice continue de courir de grands risques. Madame K. est encore opérationnelle et ce Koesler constitue une menace potentielle tout autant qu'une mine de renseignements… Je vous l'ai déjà dit hier soir, il est impliqué dans cette histoire de cassettes. En tout cas il ne pouvait pas ignorer certaines choses…

– Nous n'avons toujours pas avancé, Anita, je vous répète que nous lui avons donné notre parole, pour vous cela ne signifie peut-être rien mais je considère que cela fait partie des ultimes lambeaux de dignité qu'il nous reste, voyez?

– Et moi je vous répète qu'en échange nous devions avoir Sorvan, au minimum, et que nous ne l’avons pas. Madame K. tire toujours les ficelles…

Hugo réfléchissait à toute vitesse. Putain, plus têtu que ça il ne voyait que lui, en gros.

– O.K. Supposons que je lui extirpe un renseignement nous permettant de localiser Vondt, ou madame K, est-ce que vous réexamineriez votre position?

Un long silence.

– Écoutez, Hugo, qu'est-ce qui vous pousse à jouer comme ça les médiateurs? Vous êtes son avocat ou quoi? Je suis sûre que vous seriez moins compatissant si vous connaissiez tous les dessous de l'histoire et les activités de Koesler…

– Je ne demande qu'à être mis au courant.

– Non, pas maintenant.

Il l'aurait pilée, sur-le-champ.

– Bon, reprit-il, et notre deal alors? S'il nous livre Vondt, ou Kristensen, qu'est-ce qu'on fait?

– Dites-lui que je lui garantis une remise de peine des juges, disons une certaine compréhension, s'il nous livre la tête. Ce que je veux c'est Eva Kristensen. Rien de moins.

Nom d'une putain de tête en bois de fliquesse d'Amsterdam!

Il faillit éclater de rire dans la cabine. Mais ce rire se serait vite évanoui, comme un simple souvenir.

Maintenant il fallait gérer cette nouvelle situation avec Koesler, et ne pas commettre d'erreurs.

– Vous ne me facilitez pas la tâche, Anita, jeta-t-il avant de raccrocher.


En quelques secondes il avait programmé la séquence suivante. Il était impératif de ne rien laisser paraître.

Il s'assit au volant et démarra dans l'instant, le visage neutre et concentré de quelqu'un qui fait attention à sa conduite.

Il prit la route de Faro puis un petit chemin qui grimpait à l'assaut des collines, vers le nord.

Il vit Koesler se crisper, presque imperceptiblement.

Il fallait assurer le coup.

– On va mettre au point ta sortie du pays. Les flics sont d'accord mais faut encore un petit effort.

Il vide quadragénaire aux yeux gris fixer la piste, mais se détendre peu à peu.

Dans les collines il trouva un sentier forestier et le prit sans hésiter. Ils s'enfoncèrent sous un chapiteau vert et or aux senteurs ravissantes, qui entraient par les glaces grandes ouvertes. Un petit vent frais et tonique faisait bouger le sommet de la voûte végétale et créait un effet spécial naturel de grande envergure, comme si des arrosoirs de lumière se déversaient des branches.

Hugo se détendit à l'extérieur et invita les autres à en faire autant.

Pinto avait toujours le riot-gun bien en main, lorsqu'il sortit de la voiture.

Koesler les suivit à quelques mètres de là, les traits légèrement anxieux. Le visage de Pinto était fermé mais exempt d'agressivité, il se demandait lui aussi ce qui allait suivre.

Hugo se retourna face à l'homme aux yeux gris et laissa tomber:

– Y a un petit problème… Sorvan et Vondt ont échappé au coup de filet. Avec sans doute quelques hommes.

Le visage de Koesler était étonnamment concentré.

, – Bon… Ce que les flics veulent maintenant c’est madame qui-tu-sais… Tu pourras te tirer mais il nous faut la tête… Je suis désolé.

Il détestait le goût de ce mensonge faussement apitoyé.

L'homme aux yeux gris ne réagit pas tout de suite. Il digéra l'information puis ne quitta pas Hugo des yeux un seul instant.

– Je vous ai déjà dit que je ne savais rien. Mme Kristensen a déménagé d'Amsterdam et m'a envoyé ici avec Vondt pour retrouver Travis. Sorvan s'occupait d'Alice, sous la supervision de Vondt. Seul Vondt savait où Mme Kristensen se trouvait.

Hugo réfléchit quelques instants.

– Il faut que tu fasses fonctionner ta mémoire. À plein rendement… sans quoi je serai dans l'obligation de te livrer aux flics.

Il extirpait doucement le Ruger de son harnais de cuir. Il arma la culasse d'un coup sec. À la ceinture de son pantalon, le dictaphone tournait lentement, en émettant une douce vibration.

L'homme eut un rictus nerveux au coin des lèvres. Puis il poussa un soupir.

– Hier… Vondt m'a vaguement parlé de la pointe de Sagrès. Il avait un rendez-vous là-bas.

– Avec Eva Kristensen?

L'homme ne répondit rien tout de suite. Puis voyant qu'Hugo attendait patiemment la réponse, il jeta sans desserrer les lèvres:

– Vondt me l'a pas dit comme ça, c'était interdit, mais c'est sûrement ça. À quatre-vingt-dix-neuf pour cent.

Hugo se fendit d'un large sourire.

– C'est tout bonnement parfait ça… tu aurais dû me le dire plus tôt… Tu n'en sais pas plus?

– Non, il m'ajuste dit qu'il allait vers la pointe. C'est tout ce que je sais. L'information était treS cloisonnée, je vous l'ai déjà dit.

Hugo leva sa main non armée en signe d'apaisement.

– O.K., O.K… Bon, maintenant il faut que nous ayons une petite discussion en profondeur sur les activités réelles de Mme Kristensen.

Le visage de l'homme se ferma complètement.

Hugo n'y prêta pas la moindre attention.

– Tout d'abord, qu'est-ce que tu sais de cette histoire de cassette?

L'homme fixait un point situé entre Pinto et lui, au fond de la forêt.

– Je vais me faire plus clair: préfères-tu que ce soit moi qui t'interroge ou cette «fliquesse d'Amsterdam»?

L'homme releva vers lui ses yeux couleur de cendre.

– C'est quoi cette histoire de cassette?

– C'est ce que je te demande.

– Je sais pas de quoi vous parlez.

– Me prends pas pour un crétin. J'suis au courant de cette histoire de snuff-movie alors tu m'craches le morceau. Quel était ton rôle là-dedans?

L'homme baissa la tête.

– Je vous l'ai déjà dit, je ne m'occupais que d'Amsterdam. Et uniquement des questions de sécurité.

Hugo savait qu'il mentait et qu'il lui cachait quelque chose mais ne savait pas trop où faire pression.

Un détail du récit que lui avait fait Alice de sa vie à la maison d'Amsterdam lui revint en mémoire.

– Tu as déjà vu cette cassette?

– Quelle cassette?

– Celle qu'Alice a piquée chez ses parents.

– J'suis pas au courant de ça.

– Je ne te crois pas. Alice m'a dit que tu transportais souvent des lots de cassettes entre la maison d'Amsterdam et un autre endroit. Des cartons remplis de bandes vidéo… Écoute, je te laisse dix secondes pour réfléchir après quoi je te tire une balle dans le genou et tu reprendras cette discussion dans un lit d'hôpital avec les polices de tout le continent…

L'homme détailla Pinto et Hugo puis baissa légèrement la tête.

– D'accord… je vous dis tout, mais faut me laisser filer tout de suite après.

– Non, ça je ne pourrai pas. Je devrais d'abord demander à la fliquesse. Mais t'as tout intérêt à accélérer le mouvement, plus vite tu auras parlé, plus vite du partiras malgré tout.

Son talent à déployer de tels mensonges le stupéfiait.

– D'abord, ton identité, en quelques mots, ton âge, ton C.V.

– Ben… J'ai quarante-quatre ans, je suis né aux Pays-Bas mais j'ai vécu presque tout le temps en Afrique du Sud… Je… qu'est-ce que vous voulez savoir?

– Qui tu es exactement. J'aime bien savoir avec qui je m'engage aussi loin. Qu'est-ce que tu faisais en Afrique du Sud?

– Je… J'ai travaillé dans des sections de renseignements de l'armée puis dans la police.

Ah ouais? Hugo imaginait parfaitement le genre de boulot que pouvait faire Koesler, a Soweto ou dans la brousse du Transvaal.

– Qu'est-ce qui t'a amené dans le privé, ici en Europe?

– J'ai eu des problèmes…

– Quel genre de problèmes?

L'homme se dandina faiblement.

– Des problèmes de flic.

L'homme se fermait.

– O.K., revenons à nos moutons, comment es-tu entré au service de Mme Kristensen?

– Quand j'ai dû quitter l'Afrique je me suis réfugié en Espagne puis aux Pays-Bas et j'ai rencontré Vondt, puis Wilheim Brunner. Il m'a engagé.

Bien. Hugo se faisait un profil psychologique plus net du personnage maintenant.

– Ton job?

– La sécurité dela maison d'Amsterdam et…

– Ça tu me l'as déjà dit. Je parle des cassettes. Ton job dans cette affairé de cassettes c'est quoi?

– Ben… Dans mon travail de sécurité je devais veiller à ce que tout se passe bien, concernant les productions «spéciales» de Mme Kristensen.

– Ça veut dire quoi, ça?

– Ben je devais m'assurer surtout que Markens avait bien fait son boulot.

– C'est-à-dire?

L'homme hésita, prenant appui d'une jambe sur l'autre.

– Je répète: c'est-à-dire?

L'homme souffla:

– Que tous les corps aient disparu…

Hugo le regarda un instant sans trop comprendre.

– Les corps?

Un nouveau silence gêné.

– Je nierai toujours vous avoir dit ça, c'est bien clair?

– Je veux juste savoir de quoi il s'agit, après tu feras ce que tu veux.

– Bien… Markens et quelques hommes s'occupaient de faire disparaître les corps… après le tournage des films. C'est moi qui ai embauché Markens sur ce coup, lui et deux ou trois autres se chargeaient de la sécurité du studio et ensuite ils faisaient disparaître les corps.

Hugo observait l'homme qui observait ses pieds.

Il n'arrivait pas vraiment à réagir. Il contemplait la scène comme s'il s'agissait d'un mauvais téléfilm.

– Permets-moi de te demander une précision, tu es en train de me dire qu'Eva Kristensen produisait régulièrement ce genre de films et que tu dirigeais une équipe chargée de faire disparaître les corps, c'est ça?

L'homme eut une vague grimace triste, un peu crispée. Et il hocha la tête en silence.

Putain, se disait Hugo. Ça y était, un croisement entre le management hollywoodien et l'administration nazie des camps de la mort avait vu le jour, en cette fin de vingtième siècle. Ça ne l'étonnait même pas, remarquait-il, une sorte de chose visqueuse rampant dans son estomac.

Autant aller jusqu'au bout maintenant, comme lorsqu'il était descendu à la cave, dans ce petit village de Bosnie orientale.

– Combien de films environ?

Un très long silence, rythmé par le bruit du vent dans les arbres et leurs souffles, comme un contrepoint humain, et tragique.

– Je ne sais pas trop, c'était quand même pas totalement mon secteur.

Pas totalement pensait Hugo, non, évidemment, vous n'étiez chacun responsable que d'un petit morceau de la machine. Une technique de dilution des responsabilités qui remontait à Eichmann, dans sa version moderne.

– Combien?

Sa voix avait claqué sèchement.

– Je ne sais pas… Un ou deux films par mois environ…

– Nom de dieu, depuis combien de temps maintenant?

– Oh, à ce rythme ça fait un an et demi environ…

Oh, bon sang.

– Combien de corps par film, en moyenne?

Sa voix lui semblait sortir d'un bidon d'hélium liquide.

– Hein?

– Combien de corps à faire disparaître pour chaque film?.

De l'hélium liquide, prêt à gicler.

– Oh ça… j'sais pas, ça dépendait c'est Markens qui s'en occupait, j'vous l'ai déjà…

– Combien?

– Trois, quatre, cinq, j'sais pas exactement… Environ ça…

Hugo fit un rapide calcul mental. On arrivait à un petit record, tout à fait vertigineux.

– Comment ça marchait? Comment embauchiez-vous lés filles?

– Ça, j'en sais rien. J'vous l'ai dit, c'était très cloisonné.

– Qui s'en chargeait?

– Sorvan, d'après de ce que je sais. Et un docteur. Et des tas de types en fait, y avait toute une équipe pour ça, mais j'les connaissais pas… Ça s’passait pas aux Pays-Bas les tournages…

– Où ça?

– Je sais pas… C'était très…

– Cloisonné, oui, je sais.

Hugo engrangeait les données, comme une sorte d'ordinateur humain.

Pinto devait connaître quelques rudiments de néerlandais carson visage jovial avait changé d'apparence. Blême, les traits tirés et la bouche crispée, il observait Koesler avec l'air d'un type qui vient de voir apparaître une grosse araignée venimeuse, qu'il faut écraser dans la seconde.

Hugo aussi sentait que quelque chose se dissolvait encore un peu plus en lui.

Il stoppa l'enregistrement.

Il balança la paire de menottes au pied de l'homme aux yeux gris, d'un geste sec.

Pinto comprit aussitôt ce qui se passait et braqua fermement le fusil sur Koesler.

– Je dois faire face à un changement de situation, mettez les menottes.

L'homme les regardait l'un après l'autre, jaugeant visiblement les chances qu'il avait de s'enfuir.

Proches de zéro, dans l'instant, et avec un gang d'anciens complices et les flics de tout le Portugal à ses trousses.

Il demanda simplement:

– C'est quoi le changement de situation?

– Mets les menottes, je dois réfléchir.

Hugo braquait fermement le Ruger droit devant lui. Il fallait être très prudent maintenant,

Pinto jouait parfaitement son rôle, tenant Koesler en joue, de l'autre côté du capot.

L'homme se baissa doucement et ramassa les bracelets brillants.

Lorsque ses mains furent immobilisées dans le dos, Hugo ouvrit le coffre.

Koesler regarda froidement le capot de métal se relever lentement et cracha par terre:

– C'est pas très fair-play ça, jeune homme.

– Non, je sais. Mais je suis forcé d'agir comme ça…

Quand l'homme se fut glissé dans l'ouverture, juste avant de refermer le coffre, Hugo le détailla un bref instant:

– J'essaie de gérer au mieux ta situation. Crois-moi ce n'est pas si facile.

Il voulait dire par là qu'il aurait pu tout aussi bien le livrer aux flics sur-le-champ, sans le moindre remords, et peut-être même avec une balle dans le genou, à l'Irlandaise.

Il trouva une cabine en bord de plage, un peu avant Faro. Il composa la séquence de numéros habituels et attendit qu'Anita décroche et se présente.

– Salut. Hugo. Bon, Koesler m'a communiqué des informations tout à fait intéressantes. Vous prenez note?

Il n'attendit même pas la réponse de la jeune femme.

– Le type qui supervisait l'enlèvement d'Alice au Portugal, Vondt, il allait à un rendez-vous hier après-midi, à la pointe de Sagrès, qu'est-ce que vous pensez de ça?

Il y eut un long moment de silence. Et un faible, très lointain «bon dieu».

– D'autre part, Koesler m'a donné une vue d'ensemble des activités de notre chère rnadame K… Le mieux, maintenant ce serait que je vous le présente, de visu…

– Comment ça?

– Écoutez, j'en ai marre de faire le médiateur, j’ai un aperçu de son C.V. et je n'aime pas tellement ça, voyez?

– Vous… Vous avez appris quoi sur Koesler?

Hugo soupira. Cette flic était incorrigible.

– Il a travaillé dans des unités spéciales de la police et de l'armée en Afrique du Sud. Le genre à traquer des militants de l'ANC dans la brousse ou dans les townships, voyez?

– Je vois.

Le bruit du stylo sur un morceau de papier,

– Bon… Ça nous donne un point commun entre Sorvan, Vondt et Koesler, tous des anciens flics. Ça devait faire partie des méthodes de recrutement de la mère d'Alice, voyez?

– Oui, je vois.

– O.K., maintenant parlons clair: ce type m'encombre. Je dois reprendre la route et chercher Travis dans le coin dont je vous parlais hier soir… Je vous propose donc une chose. Votre avant-bras est suffisamment valide pour faire quinze bornes. Vous prenez Alice avec vous et je vous donne rendez-vous à Vila Real, à la frontière, sur les quais. Vous me remettez Alice, je vous remets Koesler. Vous l'interrogez, vous en faites ce que bon vous semble et Pinto et moi on cherche Travis, on le trouve et on remet Alice à son père…

Un très long silence, qu'il rompit:

– Écoutez, faisons ce que j'ai dit. Si madame K. est encore opérationnelle elle va continuer à traquer Travis et Alice… Le temps presse. Nous devons boucler cette affaire dans la journée… Faites ce que je dis, sans discuter, pour une fois.

Un autre silence, puis un soupir.

– O.K., je prétends que c'est dingue et dangereux mais je vais faire ce que vous dites et je ne sais absolument pas pourquoi… où ça sur les quais?

– Abordez les quais par l'entrée est et garez-vous aussitôt. Je serai là…

Il regarda le cadran de sa montre et fit un rapide calcul.

– Disons dans trois quarts d'heure. O.K.? Un morne «O.K.» lui répondit.

Il raccrochait déjà et courait se mettre au volant de la voiture.

Il fallait remettre cette petite fille à son père, maintenant, de toute urgence.

Il laissa Koesler dans le coffre et fonça d'une traite jusqu'à Vila Real. Là, il demanda à Pinto de louer une bagnole, tira du liquide avec la carte Zukor, lui fila le paquet d'escudos et lui dit de venir le rejoindre sur les quais.

Il n'attendit pas cinq minutes pour que la BMW fasse son apparition. Anita manœuvrait de sa main valide, l'autre simplement posée sur la résine brune du volant. Il ne vit Alice nulle part dans la voiture et une rage froide l'envahit. Il sortit de la Nissan et marcha d'un pas ferme sur le bord du quai. Si cette fliquesse comptait le baiser une fois de plus elle en serait pour son compte.

Anita ouvrit la portière passager alors qu'il arrivait à sa hauteur.

«Où est Alice, nom de dieu?» avait-il eu l'intention de hurler dès qu'il serait assis. Mais sur l'arrière de la banquette il aperçut le duvet militaire recouvrant une forme allongée, d'où dépassaient quelques mèches de cheveux noirs. Une paire d'yeux azur se découvrait lentement. Il esquissa un vague sourire et un rapide clin d'œil.

Il prit place en soupirant et tenta d'offrir un visage convenable à la jeune femme. Elle le regardait sans rien dire et, le temps qu'il s'adapte, un long silence plomba l'habitacle.

– Qu'est-ce qu'on fait exactement, maintenant? finit-elle par lâcher.

Il prit son inspiration et déroula son plan:

– Nous devons impérativement trouver Travis. Avant les autres. Je vous laisse Koesler, je prends Alice et je fonce vers Odeceixe, avec Pinto… J'espère trouver une trace solide dans la journée…

Il jetait un vague coup d'œil à l'horloge du tableau de bord en reprenant aussitôt:

– J'ai déjà perdu assez de temps comme ça. Vous avez Koesler, avec-lui vous pourrez remonter une bonne partie de la filière et localiser la mère. Pendant que vous l'interrogerez, moi je foncerai remettre Alice à son père.

Anita le regardait sans le voir, plongée dans une intense réflexion. Elle exhala un murmure:

– C'est trop dangereux…

– Nous devons courir le risque, maintenant. Cela faisait beaucoup trop longtemps qu'il était dans le coin. Le voyant était en train de passer au rouge.

– Non, répéta-t -elle doucement. C'est trop dangereux. Il reste des types de la bande en liberté. Eva K. se planque sûrement à la Casa Azul… Dire que je n'y ai rien détecté de suspect mais que ça me semble tellement évident maintenant…

Elle semblait réellement mécontente d'elle. Hugo s'enfonça au creux du siège.

– Tout va bien, Alice? jeta-t-il par-dessus son épaule.

Un faible murmure lui répondit, étouffé par l'épaisseur de toile.

Anita ne le quittait pas des yeux.

– Bon… Que fait-on alors? Vous voulez vraiment battre la cambrousse avec Alice? Vous êtes dingue…

– Vous avez une meilleure solution?

– Oui, évidemment, confiez-moi Alice et Koesler, et je les mets tous deux illico sous la protection d'une centaine de policiers.

– J'me fiche de Koesler, mais vous savez aussi bien que moi que cent policiers armés n'empêcheront pas Mme Kristensen de reprendre sa fille, dans le plus strict respect de la légalité, ou, si ça se trouve, grâce à des complicités haut placées dans les bons ministères.

– Non, plus maintenant. Plus maintenant que nous avons Koesler, et les autres…

– Ne sous-estimez pas cette femme, Anita, ni ceux qui ont échappé au coup de filet.

– C'est très exactement ce que je dis. Alice doit rester en sécurité. Je ne pense pas que son père puisse la lui procurer. Nous devons sortir de la clandestinité et compter sur la justice désormais, si nous voulons y arriver.

La phrase résonna étrangement à ses oreilles. Un ou deux mois auparavant c'est ce que lui avait demandé un de ses amis, un jeune écrivain vivant à Paris comme lui, un Français qui participait également aux entreprises les plus secrètes du réseau Liberty-Bell. Tu ne crois pas que nous devrions reconsidérer le problème? Faire confiance à la justice légale, officielle? Et sortir de la clandestinité…

– Pas pour les crimes contre l'humanité, avait répondu Hugo. Nous sommes juste le bras armé du destin.

Il regarda Anita avec une intensité nouvelle.

– Je ne fais qu'une confiance limitée aux machineries administratives.

– Vous avez tort. Une bonne machinerie est souvent plus efficace qu'un régiment d'êtres humains.

– Ça dépend pour quoi faire. Certainement pas pour improviser, imaginer, penser, créer, s'adapter.

– Bon dieu, mais qu'est-ce que vous êtes donc, une espèce d'anarchiste?

– Une espèce en voie de disparition, ne vous inquiétez pas, mais nous allons tenter un dernier baroud d'honneur avant la fin du siècle…

Anita le regardait avec curiosité.

– Bon, trouvons un compromis, laissa tomber Hugo. Je vous propose la chose suivante: vingt-quatre heures de clandestinité encore. Jusqu'à demain midi disons. Si je n'ai pas trouvé le père d'Alice d'ici là, je laisse tomber. Pour sa sécurité je propose que vous veniez avec nous et qu'on vous laisse toutes deux dans un hôtel discret, dans le coin dont m'a parlé Pinto.

– Non, répondit-elle presque aussitôt, je dois m'occuper de l'interrogatoire de Koesler.

– Mais, putain de dieu, explosa Hugo sans crier gare, vous pourrez reprendre l'interview de Koesler dans un jour ou deux, quand nous aurons retrouvé Travis!

Sa voix avait claqué à ses propres oreilles.

– Non, je ne dois pas laisser une seconde de répit à Mme Kristensen… si elle est au Portugal je dois la coincer avant qu'elle ne file… Koesler a cité son nom, vous m'avez dit, il suffit qu'il le confirme sur procès-verbal et je la coincerai pour le restant de ses jours…

– Attendez, attendez; Koesler m'a dit que jamais il n'avouerait ça à des flics… La bande n'a aucune valeur juridique et vous le savez bien…

– C'est un moyen de pression. Après une bonne garde à vue il lâchera le morceau…

– Vous savez ce qu'il se passe aux interrogatoires en cours?

– J'ai pu parler à l'inspecteur qui s'occupait des capitaineries, tous les hommes sont munis de faux papiers, belges, pour la plupart, ou allemands. Ils disent tous travailler pour un nommé Sorvan et l'un d'entre eux a parlé d'une Mme Cristobal…

– Vous voyez ce qui vous attend avec Koesler, écoutez, justement, ça nous donne une solution, ça.

– Comment ça?

– Bon, Koesler va sûrement résister un peu. Laissez les flics de Faro s'en occuper, appelez vos collègues d'Amsterdam…

– C'est déjà fait ça, voyez-vous…

– Laissez-moi finir, nom d'un chien, vous les faites venir ici et nous on cherche la planque de Travis, on remet Alice à son père et…

– C'est pire que têtu que vous êtes, vous…

– Et vous, y a un adjectif pour ça, vous croyez? Elle l'observa un instant, stupéfaite puis éclata de rire.

– Non, en effet.

Hugo se détendit et se mit à rire lui aussi.

– Bon sang, heureusement que notre collaboration est limitée dans le temps et…

Il se coupa à son tour.

Leurs yeux se croisèrent un bref instant mais qui lui parut des heures. Une sorte de ligne haute tension reliait leurs pupilles, chargées d'émotions confuses dont il ne pouvait percer l'origine.

– Bon… reprit-il, il faut trouver une solution.

– Ça risque de pas être facile.

– On va faire un effort, tous les deux… Je vous propose de couper la poire en deux. Pinto surveille Alice pendant que vous interrogez Koesler et que je cherche Travis. Il n'est pas encore onze heures. Dans l'après-midi je vous rappelle et on fait un nouveau point… En fonction d'un éventuel changement de situation.

– Ça ne me plaît pas…

– Bon dieu, regardez la situation en face, Anita. C'est franchement pas faisable autrement.

Anita se mura dans un long silence puis lâcha, entre ses dents:

– À quelle heure cet après-midi?

– Disons cinq heures? Ça vous laisse le temps d'interroger le Sud-Africain et de préparer un plan pour la suite…

– Comment on procède?

– On laissera Koesler dans le coffre de la Nissan, à cent mètres du commissariat de Faro, ét vous vous débrouillez pour la suite. Je reprendrai la BMW mais faut que vous disiez aux flics de la mettre en veilleuse, pour moi.

Il pointait du menton le skipper brésilien, débouchant sur le quai au volant d'une grosse Fiat bleue.

Un petit sourire arqua les lèvres d'Anita.

– Et qu'est-ce que avez comme arguments pour ça? C'est vrai que vous n'avez tué qu'une dizaine d'hommes, en deux jours…

Hugo avala la boule de billard qu'il avait dans la gorge.

– Dites que j'ai été engagé par le père d'Alice pour la protéger. Que j'étais en état de légitime défense et que je suis prêt à venir m'expliquer devant la justice quand Alice sera en sécurité.

Il espérait que cette soupe de vérités, de fictions et de demi-mensonges noierait définitivement le poisson. Cela sembla marcher mais il ne sut analyser convenablement la réaction de la jeune femme. Elle lui faisait face, aussi impénétrable qu'un sphinx.

– D'accord, finit-elle par lâcher.

– Nous allons former un convoi jusqu'à Faro… suivez-moi.

Et il s'éjecta de l'habitacle, avant qu'elle ne change d'avis, comme un astronaute découvrant que l'incendie était à bord.

Загрузка...