CHAPITRE XVI

Cent cinquante kilomètres plus bas environ, la N630 croisait la NS, en direction de Badajoz. Il avait le choix entre deux solutions pour atteindre Faro, maintenant. Obliquer tout de suite vers Badajoz puis rejoindre Evora et piquer sur l'Algarve. Ou continuer à suivre la N630 jusqu'à Séville puis prendre l'A49 en direction de Vila Real de Santo Antonio, à la frontière, avant de poursuivre plein ouest vers Faro.

Il se gara sur le bas-côté et réinstalla le Ruger dans sa cachette. Réfléchir. Dix secondes. Bien peser sa décision.

Il prit à droite toute. Vers Badajoz et Évora. Pour la première fois depuis la fusillade, Hugo repensa aux implications de cette dernière. Il n'aurait pas que les flics au cul. Les petits copains des deux hommes aimeraient certainement pouvoir faire un brin de causette avec lui…

Il repensa à la mère d'Alice et se rendit compte qu'il n'avait qu'une image floue de cette femme, n'ayant jamais vu d'elle aucun cliché. La seule photo mentale qu'il arrivait à se faire tenait d’un puzzle contradictoire, où les quelques informations délivrées par Alice jouaient un rôle central mais parfaitement opaque. Des rêves… sa mère qui dirigerait une espèce de gang international. Tout en manageant d'une main experte des entreprises dans le monde entier.

Un peu avant Badajoz, la faim déferla en lui comme une lame de fond. Il fallait qu'il mange quelque chose, impérativement. Les amphés ne faisaient plus d'effets. Il fallait en profiter pour s'arrêter, nourrir la machine et ne reprendre de speed qu'après le repas, avec un bon café, pour combattre le sommeil.

Il y avait justement un restaurant de routier, là, à l'entrée d'une petite ville. Il se gara sur le terre-plein qui bordait la route et poussa un long râle de satisfaction en étirant ses muscles contractés par les amphés et la conduite.

Il était un peu plus de vingt et une heures trente à l'horloge de bord lorsqu'il coupa le moteur.

Pendant le repas, Hugo ne dit pas un mot. Et Alice non plus. Il dévora à pleines dents les plats épicés et le vin au goût âpre. Elle se contenta de grignoter une nourriture visiblement trop grasse pour elle.

Il commanda un café. Alluma une cigarette.

Planta son regard dans le bleu étincelant des yeux d'Alice et laissa tomber:

– Bon… maintenant raconte-moi tout depuis le départ.

Alice l'observa par-dessous. Elle semblait réfléchir à toute vitesse.

– Je t'écoute, répéta Hugo, raconte-moi tout. Ta mère. Ton père. Tous ces types armés… J'ai besoin de tout savoir, maintenant.

Alice déglutit difficilement. Elle comprenait l'allusion au «maintenant».

– Qu'est-ce que voulez savoir?

– Ta mère, déjà. Que fait-elle exactement? Pourquoi affirmes-tu qu'elle tue des gens? Et je ne te parle pas de rêves ou de conversations entendues entre deux portes, je veux du concret cette fois…

Il sirota une gorgée de café et aspira une bonne bouffée. Ses yeux ne quittaient pas Alice une seconde.

– C'est un peu compliqué tout ça… Après les rêves et les bouts de conversation dont je vous ai parlé il s'est passé quelque chose… Mais je crois que je n'avais pas le droit d'en parler.

Hugo la fixait sans rien dire.

– La semaine dernière, j'ai trouvé une cassette chez moi… Et je me suis enfuie de la maison avec. Je suis allée à la Police et on m'a questionnée. Puis la police est allée à la maison mais mes parents étaient partis. Ils avaient tout déménagé… Surtout la pièce aux cassettes, évidemment. Ensuite, comme la police ne pouvait plus me garder j'ai compris que ma mère allait me reprendre et là je me suis enfuie dans ce magasin où le policier est mort. Ensuite…

Ensuite il connaissait l'histoire. O.K…

– Qu'est-ce que c'était que cette cassette?

Alice baissa les yeux vers son assiette à peine entamée.

– Sur la cassette, il y avait… Sunya Chatarjampa.

Hugo avala une autre gorgée de café.

– Quiça?

– Sunya Chatarjampa. C'était ma préceptrice.

– O.K. c'était ta préceptrice…

Un silence.

– Ils… Ils la tuaient sur la cassette, ils… oh mon dieu c'était horrible…

Hugo figea sa tasse à quelques centimètres de ses lèvres. Il ne dit rien et continua son geste, avalant une gorgée de café.

– On voyait ta mère sur la cassette, c'est ça?

Oui, affirma-t-elle en silence, opinant fermement du chef.

– Je vois, se contenta-t-il de laisser tomber.

Il imaginait parfaitement le truc. Depuis la fin de l'hiver, on disait que certains commandants d'unités spéciales serbes avaient ramené des vidéos, filmées au camescope, de leurs exploits dans les villages musulmans occupés. À la fin de l'opération, début avril, quand Vitali lui avait ordonné de repartir pour la France, il avait surpris Béchir et une poignée d'officiers de renseignements bosniaques avec une cassette 8 mm. Ils l'avaient saisie sur un ex-sous-off de l'armée fédérale, cadre d'une milice tchetnik qu'ils avaient fait prisonnier. Le type n'était pas en très bon état quand Hugo l'avait aperçu dans une petite salle attenante au poste de commandement de la Colonne. Mais après avoir écouté attentivement Béchir raconter ce qu'ils avaient vu sur le film, son élan de compassion fut brisé net. Béchir et les hommes du service spécial bosniaque n'avaient pas voulu lui faire visionner la bande, prétextant que le seul magnétoscope 8 mm opérationnel était à plus de trente kilomètres de là. Mais Hugo s'était douté qu'ils cherchaient juste à lui épargner d’autres horreurs.

– Faites pas chier, les mecs, avait-il sorti d'un ton froid et agacé, vous croyez que je suis venu jusqu'ici pour me faire traiter en touriste?

Béchir avait fini par céder, hochant gravement la tête.

– Si tu y tiens vraiment…

Les officiers de renseignements bosniaques tiquèrent mais ne dirent rien.

Hugo put ainsi voir une bonne demi-heure d'atrocités enchaînées comme un catalogue sanglant et malade. La cassette durait deux heures et elle était pleine, avait dit Béchir. On voyait parfois des vues de villages, avant l'attaque, puis après.

Comme un vulgaire petit reportage de vacances. Entrecoupé de viols, de tortures et de massacres. De cadavres exhibés, comme des trophées de chasse.

Le pire, avait pensé Hugo pendant le film, c'était le son, indubitablement. Il n'oublierait jamais les cris, les plaintes et les suppliques. Et surtout, il n'oublierait jamais les rires.

Quand il avait stoppé la bande trente minutes plus tard, il avait juste jeté froidement:

– Ne me faites jamais croiser ce type.


Dès qu'il eut repris la route, Hugo avala un autre cachet. Il roula quelques kilomètres puis jeta un coup d'œil sur la carte dépliée sur le siège passager. Badajoz, Elvas. Estremoz, Évora. Environ cent trente kilomètres. Une heure et demie, deux heures, plus ou moins, selon l'état des routes locales.

Il était presque dix heures et demie.

– Bon, et ton père, quel rôle joue-t-il la dedans? jeta-t-il par-dessus son épaule.

La trompette de Miles Davis sinuait dans l'habitacle, comme une arabesque aux boucles fugitives…

– Aucun. Je veux juste le retrouver. Il pourra m'aider… je ne sais même pas comment…

Sa voix se perdait dans un souffle.

– Je veux dire, comment a-t-il rencontré ta mère, comment se sont-ils séparés, tout ça… Fais-moi une petite synthèse.

Compter sur ses qualités innées. Il lui transmit un regard complice, dans le rétroviseur.

Elle se concentra et se pencha en avant, s'appuyant sur le dossier du siège passager.

– Eh bien ils se sont connus à Barcelone, puis ils ont vécu ensemble dans le sud du Portugal dans une grande maison… Mais j'étais toute petite… Ensuite on a déménagé à Barcelone, puis ma mère m'a mise dans une pension suisse, ensuite je suis revenue mais mon père et ma mère étaient sur le point de divorcer. Ma mère m'a envoyée à Amsterdam puis m'a rejointe. Mon père est venu me voir pour la dernière fois…

– Bon, hier tu n'as pas voulu me dire pourquoi tu ne portais plus son nom, tu m'as parlé d'un procès…

– Oui… Quand je suis revenue de Suisse mon père avait beaucoup changé. On aurait dit qu'il était malade… Pendant le divorce ma mère m'a dit qu'il avait fait des choses «mal» et qu'elle était obligée de se séparer de lui… Les choses étaient tellement «mal» qu'il aurait pu aller en prison, mais ma mère m'a dit qu'en fin de compte, on se contenterait de tirer un trait sur le passé, qu'on oublierait cet homme, et que je ne porterais plus son nom. Ensuite, après le divorce, il y a eu l'autre procès et je ne me suis plus appelée Travis-Kristensen…

Hugo réfléchissait à toute vitesse.

– Dis-moi… Comment ça se fait que t'es en possession de sa dernière adresse et d'une photo de sa maison si tu l'as plus vu depuis?

Un long silence, motorisé, où rebondissait la trajectoire complexe de la trompette.

Il jeta un coup d'œil vers elle. Alice le fixait mais ne soutint pas son regard.

– Je t'écoute.

Bon sang, sa voix lui faisait peur.

– Je… Je… je n'ai pas le droit de vous le dire…

– Qui te l'a interdit?

– Mon père.

– Pourquoi?

– Il… Il m'a dit que je ne devrais jamais parler de ça.

– Quoi, ça?

– Ce que je n'ai pas le droit de vous dire.

Elle s'enfonça au creux de la banquette, presque boudeuse.

Et merde.

Il laissa le moteur et la trompette plomber le silence.


*

Anita rôda dix minutes au rez-de-chaussée, visitant toutes les pièces une par une avant de monter à l'étage.

Les types du labo étaient en train d'achever leur boulot et l'un d'eux était même sorti discuter le coup avec Oliveira sur le perron.

Anita cherchait quelque chose de précis. Un bureau. Des carnets d'adresses. Des notes. N'importe quel support d'informations un peu cohérent.

Elle trouva une porte close à l'étage. Une porte qu'Oliveira n'avait pas poussée.

Elle enfila sa paire de gants avant de mettre la main sur le loquet.

Le bureau était là. Immaculé et net, comme toutes les autres pièces.

La lumière de la Lune tombait par une baie vitrée donnant sur la route, comme un rayonnement gracile qui effleurait chaque objet. Un secrétaire noir faisait face à une bibliothèque de type suédois. Il y avait un ordinateur éteint sur le bord du bureau. Un beau PC Compaq à base de 486, le modèle en tour. Ça n'allait décidément pas trop mal pour les affaires du Grec en ce momeht. Mais aussi, qu'est-ce qui pouvait conduire un dealer de dope à s'offrir le nec plus ultra des ordinateurs personnels?

Il y avait aussi un pot à crayons. Une petite ramette de feuilles blanches… Et…

Le détail se dévoilait plus nettement à chaque pas qu'elle faisait vers le secrétaire. Il finit par lui sauter aux yeux, dans le clair-obscur minéral qui jouait avec les reliefs du bureau de style contemporain branché années 80, à la sauce française, sans doute un Starck, ou une belle imitation.

Un des tiroirs était entrouvert. Un ou deux centimètres, au maximum, mais suffisamment pour briser l'harmonie austère et rigoureuse qui émanait du meuble.

Oui, pensait-elle, magnétisée par le tiroir. C'est ça…

Quelqu'un était monté pour fouiller dans les carnets et le courrier, comme elle. Quelqu'un d'un redoutable sang-froid, qui avait juste dit à ses gars de «préparer» le dealer au cas où il ne trouverait rien là-haut. À moins qu'ils l'aient d'abord cuisiné, puis que, devant la réticence du Grec à livrer des informations, l'homme n'ait décidé de faire une inspection en règle. Il aurait demandé à ses tueurs de ne pas sortir de la pièce et de faire cracher sa réserve de dope au dealer. Oui, comme ça. Histoire de s'offrir un petit extra en récompense, de quoi s'assurer une bonne rentrée de cash tout frais. Et de brouiller les pistes par-dessus le marché.

Oui. Ça clignotait comme un écho de sonar au milieu de son esprit. C'était ça.

Elle ouvrit le tiroir. Une ramette de papier-machine. Deux carnets. Un agenda. Un écrin de stylo Mont-Blanc. Vide.

Le premier carnet était volumineux et lourd. Elle l'ouvrit rapidement. Des dessins. Des notes. Des croquis, tiens, des esquisses de bateau. Des ébauches de calculs…

Oui, Oliveira lui avait dit que le Grec et Travis s'étaient connus grâce à leurs activités maritimes. Travis le skipper et le mécano grec.

Ça collait. Peut-être le Grec avait-il décidé de se lancer dans la conception de bateaux? Les bénéfices tirés du trafic de poudre pouvaient lui permettre d'investir dans une entreprise rentable…

Bon, d'accord.

Le deuxième carnet était un carnet d'adresses.

Elle l'ouvrit automatiquement à la lettre T.

Pas de Travis. Un Tejero. Un Toleida. Le Tropico American Bar…

Elle regarda aux S mais ne trouva aucun Stephen, ou quoi que ce soit d'approchant.

Elle décida de s'enfiler toutes les pages, une par une, en lecture globale mais ne trouva rien qui puisse identifier l'Anglais. Pas mal de Bar du Port.

Des noms de bateaux aussi, visiblement.

Elle reposa le carnet à sa place et s'empara de l'agenda.

Pas mal de rendez-vous, mais entrecoupés de périodes de retraite quasi totale. Des parenthèses de quelques jours, parfois plus d'une semaine. Nulle part de Travis, ou de Stephen, ou d'initiales correspondantes. Le Grec n'était pas né de la dernière pluie. Les adresses ou les numéros de ses clients, s'il y en avait quelque part, ne se trouvaient pas dans le premier calepin venu. Elle allait reposer l'agenda lorsqu'elle tomba sur une nouvelle semaine de retraite. Un petit détail qui l'avait frappée deux ou trois fois venait de refaire son apparition. Souvent au milieu de ces périodes calmes on trouvait un rendez-vous isolé. Un simple «Manta», accolé à un poisson grossièrement stylisé. C'était à la fois bizarre et anodin. En parfaite adéquation avec cet univers de marins à moitié dealers. Mystérieux et banal tout à la fois.

Manta? La raie Manta? Un poisson? Une partie de pêche? Non, il n'y a pas trop de raies mantas dans le coin… Manta… Elle enregistra le détail dans une petite case de sa mémoire.

Elle ouvrit tous les autres tiroirs mais ne trouva rien d'intéressant. Aucun courrier, si ce n'est un gros tas de factures dans le tiroir central. Elle se leva et décida de faire le tour de la pièce, en commençant par la bibliothèque. On cachait parfois des lettres au cœur des pages.

La bibliothèque était bien pourvue, ce qui l'étonna. Des livres sur la mer, principalement. Plongée sous-marine. Cartographie. Architecture navale. Des récits de voyageurs, les Grandes Découvertes du XVe siècle et les pionniers portugais, Vasco de Gama… Certains ouvrages assez pointus de mécanique hydrodynamique. Des trucs sur la marine à voile du XVIIIe siècle, les embarcations polynésiennes ou les trimarans contemporains. Des traités sur les polycarbonates ou les résines composites.

Ah, d'accord… Le Grec n'était pas tout à fait un obscur dealer de coke vaguement réparateur de moteur. Le portrait changeait quelque peu devant l'étalage de livres. Il y avait du talent et du professionnalisme là-dedans, sans aucun doute.

Il y avait de grands albums de photographies sur la faune et la flore sous-marines. Certains en anglais. L'un d'entre eux traitait exclusivement des raies mantas et le détail ne lui échappa pas. THE ELECTRIC SHARK. The Prodigious Life of Mantas.

Elle ouvrit le grand album à la page de garde. La dédicace lui sauta aux yeux. Rédigée en anglais.


From Skip to El Greco This is the book of our dreams. To use moderatly. Your friend. Stephen.


Son doigt vint instinctivement à la rencontre de l'encre desséchée par le temps.

Bonjour M. Travis eut-elle envie de lancer aux quelques mots griffonnés là il y avait bien longtemps…

Mais cela ne lui donnait pas la clé. Elle feuilleta le livre et ne trouva rien d'autre. Elle le reposa à sa place. Non, rien… Un faux espoir… Une fausse piste. Il n'y avait aucune lettre, ou message, planquée ailleurs dans les pages.

Elle se planta au centre de la pièce et contempla un instant le spectacle des mesas qui déroulaient leur graphisme volcanique sous la lune, à l'exterieur. La route ressemblait à une piste de cendre radioactive. Elle allait se décider à quitter la pièce lorsque ses yeux se posèrent sur la masse laiteuse du gros ordinateur.

Elle se dirigea d'instinct derrière le bureau. S'assit sur le siège de cuir confortable et spacieux. Alluma d'un coup la machine. Elle saurait se dépatouiller si le Grec utilisait Windows. Le message de bienvenue du logiciel de Microsoft fit son apparition. Version 3.1. Parfait. Elle ouvrit l'icône du disque dur et se retrouva face à un fichier colossal. Des dizaines de logiciels divers et de très nombreux fichiers d'applications. Les icônes symbolisaient des programmes pour la plupart inconnus d'elle. Des programmes de graphisme et de dessin industriel.

Parmi les divers fichiers d'applications elle finit par tomber sur ce qu'elle cherchait, sans trop le savoir. Un dossier nommé MANTA, dont l'icône, en forme de poisson noir et blanc, semblait avoir été conçue par l'utilisateur lui-même.

Elle cliqua et tomba sur une autre page-écran bourrée de fichiers. Des applications en tous sens. Des fichiers de traitement de texte, elle reconnaissait l'icône Word, des batteries de logiciels de graphisme et de CAO…

Manta/Ol, Manta/02, 03, 04… Manta Voilure… Manta/Quille.

Elle cliqua au hasard sur une icône et un logiciel de CAO se chargea.

Quand la page-écran apparut elle comprit tout de suite ce qu'était «Manta».

Un bateau. Les plans d'un bateau, la Manta, un voilier monocoque d'environ seize mètres selon les chffres qu'elle pouvait lire.

C'était donc ça. Le Grec avait pour projet de construire un voilier. Un projet qui resterait en état, à tout jamais, simple catalogue de plans et de structures en mode filaire, octets d'informations virtuels pour toujours.

Ouais… Mais Manta ne lui apprenait rien sur Travis. Pourtant, elle en était sûre, l'Anglais était impliqué d'une manière ou d'une autre dans le projet. La dédicace lui revenait en mémoire. Travis avait offert un livre exclusivement consacré aux raies mantas au Grec. Le livre de nos rêves disait-il. Cela indiquait sans doute le projet de bateau.

Elle quitta l'application de design industriel et se retrouva devant la page-écran du fichier Manta.

Rien n'indiquait la présence de Travis…

Attends une seconde, se dit-elle brutalement, son œil percutant une icône parmi les dizaines d'autres. Un autre logo personnalisé. Une ancre, une couronne… Nom d’un chien… L'emblême de la Royal Navy. Un fichier nommé Skip.

From Skip to El Greco…

Elle cliqua à toute vitesse, presque fébrile. Du traitement de texte. Word 4.

Des notes. Du courrier. Des notes de Travis rédigées en portugais, parfois en anglais.

Des dizaines de lettres.


September 15,1990 From Skip to El Greco.

Je pense que tu devrais considérer les choses selon cet angle. Nous doterons le voilier d'un moteur pour pouvoir pratiquer aisément la navigation fluviale. Je sais que tu as des idées tout à fait performantes à ce sujet.

En attendant, n'oublie pas que rien ne vaut un voilier en haute mer, surtout quand ça s'agite vraiment. Il faut donc simplement concevoir le meilleur voilier possible et le doter de nos systèmes de motorisation.


Suivaient plusieurs ébauches réalisées avec un logiciel «TrucPaint» ou «Machin Draw».


April 9, 1991

Nous devrions repenser ce spi. Je ne pense pas qu'il fasse l'affaire pour les vents que nous aurons à connaître dans l'océan Indien. D'autre part, je te rappelle qu'il faut penser à créer pour de bon la société si nous voulons pouvoir acheter ce foutu terrain. J'ai maintenant besoin de ta moitié de capital au plus vite.

Ah, d'autre part, fais définitivement un trait sur la couleur dorée. En prenant une couleur normale on gagnera du poids, celle-là contient des colorants nettement plus lourds. Je te rappelle également que notre job sera sérieux et nécessitera précision, discrétion et rapidité et que je ne vois pas vraiment la Manta comme un casino de Las Vegas flottant si tu veux vraiment mon avis. Pour terminer j'évoque à ton souvenir le fait que les raies mantas sont noir et blanc, Théo, pas dorées.


Suivait une interminable succession de détails techniques et de schémas exécutés à l'ordinateur.

Sans doute communiquaient-ils par l'intermédiaire de disquettes.

Les premières lettres «informatiques» dataient de 1990. Elles concernaient toutes leur fichu bateau.

Et c'était quoi ce job nécessitant les trois vertus cardinales du parfait espion? Bon sang, l'énigme Travis ne cessait de s'épaissir plutôt que de s'éclairer. Plus elle en apprenait, moins elle en savait. Mais elle essaya de glaner quelques renseignements supplémentaires en parcourant le courrier.

Elle finit par tomber sur un truc intéressant, une lettre en portugais.


6 septembro 1992.

Des détails techniques concernant les matériaux de la mâture et un nouveau nylon japonais. Puis:

Bon. Sinon j'ai l'impression que les choses se compliquent et que je vais devoir «disparaître» plus vite que prévu, si tu vois ce dont je parle. Je vais devoir accélérer le Projet, en ce qui concerne ma partie. Je vais mettre la maison en vente, discrètement. Je compte disparaître des écrans radars à la fin de l'année. Ensuite silence radio jusqu'à ce que je t'appelle. J'espère être assez clair.


Une dernière lettre dans un mois.

Bon sang, Travis avait programmé sa disparition, et il prenait un maximum de précautions. Elle ouvrit la dernière lettre, plus tendue qu'elle ne s'y attendait. Et qu'elle ne l'aurait souhaité.


December 10, 1992.

Bon, dernier message avant le black-out. Tout se passe à peu près comme prévu. J'évacue pendant la nuit du réveillon. Ensuite n'oublie pas. Ne cherche pas à me joindre pour quelque raison que ce soit. Ça durera peut-être plusieurs mois. Continue les finitions. Achève la Manta tranquillement. Rendez-vous, au pire, au printemps.


.Bon sang, réalisait Anita, stupéfaite. Travis s'était-il mis en rapport avec le Grec depuis sa disparition programmée? On était au printemps. Et… ils semblaient tout près d'achever le bateau. Ce qui signifiait… bien sûr, le terrain. Un terrain sur lequel leur société avait certainement implanté un hangar…

Le Grec n'avait pas eu le temps d'achever les finitions, pensa-t-elle.

Et il faudrait retrouver la trace de ce terrain que leur société avait visiblement acheté quelque part…

Elle nota cela dans une case de sa mémoire, Le Grec savait-il où était Travis?

En ce cas, aurait-il fini par lâcher le morceau aux hommes de la cuisine? À livrer des informations permettant de localiser Travis?

Bon dieu, il ne faisait aucun doute que c'était bien pour cela, pour pister l'Anglais, qu'on avait ainsi torturé le Grec à mort.

Peut-être, tout simplement, Travis ne s'était-il pas encore montré et le Grec n'avait-il pu que supplier en vain ses bourreaux qu'ils le croient, qu'il ne savait pas où se planquait Travis… Et les hommes ne l'avaient pas cru.

Oui. C'était ça. Et un type, sans doute le chef de l’expédition, tant la besogne était précautionneuse, était monté fouiller dans les pièces. Avait déniché le bureau. Puis fouillé dans les tiroirs. Bon sang, frémissait-elle, sans doute avait-il allumé l’ordinateur lui aussi. S'étant assis à la même place qu'elle exactement. Peut-être avait-il réussi à pister Travis sur les traces de la raie manta, et avait ouvert tout comme elle les mêmes fichiers, parcouru les mêmes lettres.

Elle détesta l'idée d'avoir les fesses posées sur la marque encore tiède d'un assassin froid et organisé. Aussi méthodique qu'elle.

Elle chercha dans le disque dur des références à une éventuelle société mais ne trouva rien de tel. Elle frémit en pensant que le type qui était passé avant elle avait peut-être découvert ces dossiers, en avait peut-être pris connaissance avant de les détruire… Rien de plus simple si on savait se servir d'un ordinateur, ce qui pouvait fort bien être le cas d'un homme froid et méthodique.

Mais… non, non, sans doute aurait-il TOUT effacé…

Néanmoins l'homme avait peut-être trouvé le fichier Manta et dans ce cas il possédait lui aussi des informations importantes pour la localisation de Travis.

Le hangar. Le terrain.

La seule chance qui subsistait c'est que l'homme n'ait pas décelé la piste «manta» dans l'agenda et la bibliothèque. Bon dieu. Et qu'il n'ait pas pris le temps de visiter tous les étages de la machine. Que les dizaines et dizaines de fichiers emboîtés les uns dans les autres, dont aucun ne mentionnait Travis, aient eu raison de sa patience et que pressé, malgré tout, par le temps il ait abandonné son investigation sans tomber sur le fichier important.

Une chance raisonnable, tout bien pesé. Sans doute ne pouvaient-ils pas s'appesantir des heures ici. Quelqu'un pouvait passer malgré l'heure tardive et l'homme n'était sûrement pas le genre à prendre des risques inutiles. Oui, elle imaginait parfaitement le scénario maintenant. S'il avait détecté l'histoire du terrain l'homme était peut-être redescendu pour demander qu'on «affine» l'interrogatoire. Que le Grec crache le morceau sur le terrain. Et là peut-être le Grec avait-il craqué, voyant dans la livraison de cette information une issue possible. Mais l'issue s'était révélée fatale, évidemment.

Sinon, peut-être que l'homme n'avait rien trouvé et était redescendu avec la ferme intention de faire cracher le morceau à ce foutu Grec. Ils avaient franchi l'ultime étape. L'avaient ficelé sur la table et… Mais le Grec ne savait pas où était Travis. Et ils l'avaient alors achevé en lui tranchant la gorge…

Elle contempla l'écran qui rayonnait comme un petit dieu carré et luminescent. Les yeux rougis par le tube cathodique, elle éteignit la machine. Le bruit des composants qui plongeaient dans leur coma de silicium…

– Alors, vous avez trouvé quelque chose? La voix de Oliveira avait brusquement résonné derrière elle et elle s'était retournée avec un vrai sursaut de surprise. Elle ne l'avait pas entendu monter. Elle entendit un bruit de moteur qu'on démarrait.

– Bon, reprit-il, va falloir penser à y aller. La maison va être mise sous scellés. Les hommes du labo s'en vont et La Paz nous attend… Vous avez trouvé quelque chose?

Elle émit un vague borborygme avant de le précéder vers l'escalier.

La Paz et son adjoint posaient les scellés sur la petite porte de derrière par laquelle Anita était entrée. À l'extérieur, la nuit était froide maintenant et elle ne put empêcher un frisson de la parcourir tout entière.

Oliveira l'attendait au bas des quelques marches.

– La Paz m'a parlé de quelque chose pendant que vous étiez là-haut…

Anita attendit patiemment la suite.

– Il y a eu deux morts violentes pas très loin d'ici cet après-midi.

Oui? envoyait-elle silencieusement dans l'air.

– Des morts par coups de feu. Dans un coin pas vraiment réputé pour les règlements de compte à OK Corral, vous-voyez?

– Vous trouvez que ça fait un peu trop de morts violentes dans le même coin le même jour?

– Ouais, lâcha le flic en se dirigeant imperceptiblement vers la sortie du jardin. Et puis il y a aussi un détail qui ne vous échappera pas…

Il ouvrit la petite barrière de bois.

– Les deux morts roulaient dans une voiture allemande. Avec de faux papiers belges… On les a méchamment plombés. Une demi-douzaine d'impacts chacun. Du 9 mm spécial. On a retrouvé près de quinze douilles.

– Où cela s'est-il passé?

– À deux cent cinquante kilomètres d'ici environ, dans la Beiria Baixa, au nord de Castelo Branco.

– Vous ne pensez pas sérieusement faire le trajet ce soir?

– Non, mais un bout de la route, jusqu'à Évora, disons. Il y a là-bas un pousada accueillant dont le patron est un vieil ami. On faisait le reste demain matin. On pouvait voir les corps à Castelo Branco juste avant midi.

– Parfait pour se mettre en appétit avant le déjeuner, ça…

Ils laissèrent passer un bref éclat de rire, bref mais sincère, soulageant.

Ils marchèrent rapidement jusqu'à la voiture et s'engouffrèrent sans un mot dans l'habitacle.

Oliveira mit en route calmement et s'engagea sur la chaussée.

Anita tourna la tête pour voir disparaître la mason du Grec dans la lunette arrière. Elle s'effaça, progressivement avalée par la nuit minérale, tache engloutie dans une brume lunaire.

Le gyrophare de La Paz clignotait comme un lointain pulsar.

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