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Le battement sourd du ressac cessa brusquement lorsque la porte se referma. Michael se débarrassa de son blouson en remerciant le ciel qu’on eût installé les nouveaux radiateurs, et découvrit cinquante visages par trop familiers – cinquante paires d’yeux dorés dont la plupart appartenaient à son clan – disposés autour de la grande table de l’espace salle à manger.

Sa mère lui adressa un sourire discret et désigna deux chaises pliantes grises à côté d’elle. Dans un soupir, Michael posa délicatement son corps dégingandé sur le siège de métal froid dont il perçut la sensation à travers le tissu de son pantalon. Mélanie s’assit près de lui. Michael jeta un regard circulaire ; son père n’était pas là. Il avait dû être retardé.

— Comme je le disais, déclara l’oncle Halden, en cette année 672 de l’Attente, 2017 selon le calendrier standard, nous avons eu deux naissances, un décès, une disparition, mais il s’agit de Skerry et ce n’est pas la première fois qu’il nous fait ça. On a lancé à sa recherche les personnes habituelles.

» Nos démarches tous azimuts ont permis de localiser deux cas isolés dans les contrées rurales du Tennessee, et ceux-ci nous ont rejoints. Il y a eu trois mariages. (Halden marqua un temps d’arrêt.) Deux mariages mixtes, dont nous allons toutefois surveiller la descendance.

Était-ce son imagination ou Michael avait-il effectivement surpris, autour de lui, cent yeux dorés se mouiller de larmes de désolation ? Cinquante bouches exhaler un soupir de regret ?

— La communauté se maintient, les rassura Halden.

C’était lui le Gardien du Livre ce trimestre, et le ton très officiel de ses propos surprenait venant de lui. Michael préférait de beaucoup l’écouter le soir, près de la cheminée, beugler les vieilles chansons du clan en s’accompagnant de son banjo, le visage éclairé par la lueur des flammes qui dansait sur ses grosses joues et son crâne chauve. Le masque de sérieux qu’il avait revêtu pour la circonstance s’accommodait mal de sa nature expansive.

— Et la saison a été féconde ? demanda Zenora, la femme de Halden, ainsi que le voulait le rituel.

— Oui, vraiment.

— Puisse-t-il en être toujours ainsi, récita l’assistance d’une seule voix.

Michael donna un coup de coude à Mélanie qui semblait s’être assoupie. Elle reprit en chœur les deux derniers mots.

— Où en est le débat sur le Principe d’Équité ? s’enquit Ren Miller dont la face ronde était comme à son habitude rouge de colère. Quand allons-nous être autorisés à participer aux compétitions sportives ?

— Ren, tu n’es pas sans savoir que nous avons abordé le sujet avec le sénateur Jacobsen, répondit Halden. Elle examine la possibilité d’une abrogation.

— Il serait temps.

— Personnellement, je pense que tu accordes trop d’importance à cette affaire, rétorqua Halden. Notre supériorité psychique nous procure un avantage déloyal sur les normaux. Tu ne diras pas le contraire.

Miller lança un regard furieux au Gardien du Livre, mais ne répondit pas. Il y eut un mouvement de gêne au sein du clan. Michael n’ignorait pas que le principe en question constituait un point de friction pour la majorité des mutants, et ce, depuis l’époque où il était devenu article de loi, dans les années 1990. Halden prit une profonde inspiration.

— Écoutons ce que nous dit le Livre, proposa-t-il d’une voix paisible. Le cinquième couplet du Temps de l’Attente.

Il s’interrompit quelques secondes pour feuilleter l’énorme livre ancestral. Michael se surprit à retenir sa respiration en prévision de ce qui allait suivre. Le Gardien du Livre trouva le passage que tous connaissaient bien et, d’une voix chaude, en entonna la lecture.

Et lorsque nous nous sommes découverts différents,

Mutants et par là même étrangers,

Nous nous sommes mis à l’écart,

Avons caché ce qui nous rend si différents,

Et ainsi montré un visage affable aux yeux aveugles

De l’univers.

Nous avons bâti notre communauté en silence, en secret,

Nous nous sommes donné l’amour et la communion

Des esprits,

En attendant que viennent des jours meilleurs,

Un, temps où nous pourrions communier avec d’autres

Qui ne sont pas notre famille. Nous attendons toujours.

Halden referma le Livre.

— Nous attendons toujours, psalmodia le petit groupe qui l’entourait.

— Joignez vos mains et communiez avec moi à présent, murmura Halden.

Il baissa la tête, ferma les yeux, tendit les mains sur sa droite et sur sa gauche, et en saisit d’autres qui à leur tour se tendirent vers d’autres, et ainsi de suite tout autour de la table jusqu’à ce que le cercle fût formé.

Sans enthousiasme, Michael avait lui aussi fermé les yeux et senti la pression des mains familières comme se refermait la chaîne de fraternité. Il redoutait et aimait tout à la fois ce moment où s’effaçait la conscience individuelle pour laisser place au chant ronronnant de l’esprit de groupe, litanie mentale non point faite de mots intelligibles mais, plutôt, de sonorités rassurantes, tel un bourdonnement d’abeilles aux harmonies mouvantes. Il se détendit, baignant dans la chaleur de la communion. Sans que rien fût dit, tout était entendu, tout était reçu et pardonné. Ce moment était amour. Michael flottait, en suspension dans cette atmosphère d’amour, s’étirait dans la douceur de cette union des esprits comme un chaton paresseux sous les rayons dorés du soleil. Lorsque, par imperceptibles étapes, il sentit refluer le bourdonnement mental et son moi retrouver le chemin de son cerveau individuel, il se laissa encore un moment porter par la vague bienveillante.

Il rouvrit les yeux. Sa montre lui apprit qu’il s’était écoulé toute une heure. Il avait beau avoir souvent fait cette expérience, il restait toujours surpris que le temps passât si vite à travers ce qui ne lui semblait que quelques instants. Sentant le froid, il resserra son blouson contre sa poitrine.

Près de lui, des gens bâillaient, se frottaient les yeux ou souriaient béatement. Sa tante Zenora, assise en face, lui lança un clin d’œil auquel il répondit par un grand sourire, pensant déjà aux merveilleux biscuits qu’elle avait dû cacher pour plus tard. Leur arôme flottait dans la pièce, un irrésistible arôme de chocolat.

La porte d’entrée s’ouvrit et le père de Michael entra, lèvres pincées.

— James, tu as manqué la communion, gronda Halden. Le travail, comme d’habitude ?

— En effet, répondit Ryton, le visage radouci. Tu sais combien je déteste rater la communion. Surtout depuis que c’est toi le Gardien du Livre, Halden.

— Eh bien, tu as encore la séance de demain, cher cousin. Viens prendre un verre.

Les deux hommes se donnèrent une brève accolade.

Quelle étrange paire ils font, songea Michael. Son père était mince et blond, alors que son oncle, avec son teint basané, ressemblait plutôt à un ours. Il est vrai que beaucoup de parents mutants offraient un aspect singulier. Il existait une explication à cela dans les Chroniques. D’ailleurs, en cherchant bien, on y trouvait une explication pour tout. Sauf que les Chroniques étaient rédigées dans une langue archaïque, non scientifique, ce qui n’était pas pour dissiper les doutes qui assaillaient Michael.

Les mutants étaient apparus pour la première fois il y a plus de six cents ans, précédés, semblait-il, par une sorte de bouleversement météorologique. Les Chroniques faisaient état d’averses de sang et de vaches qui avaient engendré des veaux à deux têtes. Mais le XVe siècle, du moins d’après ce que Michael en savait, était coutumier de ce genre d’événements.

Il savait aussi que, selon les scientifiques mutants et les théoriciens des normaux, en cas de prédisposition naturelle à la mutation, le processus s’enclenchait plus facilement dès lors qu’on était exposé à certains types de radiations. Une comète ou une pluie de météorites, par exemple, entraînaient toutes sortes de mutations dans la génération suivant immédiatement celle qui avait été exposée. Nombre d’entre elles étaient des mutations terminales, avec phénomènes particuliers, stérilité et extinction de l’espèce. Toutefois, les souches d’Homo sapiens qui réussissaient à survivre connaissaient un formidable épanouissement. Leurs pouvoirs psychiques étaient accrus. Certains mutants développaient des dons télépathiques à divers niveaux. D’autres héritaient de pouvoirs télékinésiques, là aussi plus ou moins puissants. Parfois, un mutant se voyait doté de plusieurs de ces pouvoirs. C’étaient des pré-cogs, des individus aptes au brouillage des sens, des télépyromanes. À l’occasion, émergeait du lot un mutant aux talents d’une diversité et d’une force impressionnantes. Mais c’était l’exception. Dans l’ensemble, les pouvoirs des mutants étaient capricieux, souvent difficiles à contrôler.

Autour de leurs yeux et de leurs étranges effets secondaires s’échafaudaient de nombreuses théories. La moitié du temps, pour Michael, tout cela prenait des allures de conte de fées. Jusqu’au moment où survenait, dans le cycle annuel, la saison des mutants.

Quand il était enfant, il écoutait, tout oreilles, l’histoire du clan que les aînés racontaient au cours de la transmission rituelle qui avait lieu chaque année. Aujourd’hui, il aurait pu la répéter en dormant. Comment ses ancêtres avaient lutté pour survivre, face à la terrible révélation de leurs étranges pouvoirs et aux réactions violentes qu’aurait pu déclencher une panique auprès de la majorité « normale ». D’où les enclaves qu’ils avaient établies, pour se soustraire aux regards inquisiteurs et aux indiscrétions malveillantes. Pendant des siècles, les mutants avaient vécu en marge de la société, voleurs ou alchimistes, sorciers ou guérisseurs. Certains moururent sur le bûcher. D’autres connurent une existence d’un luxe inouï. Plusieurs rejoignirent le monde du cirque. Les mutants faisaient de remarquables « gens du voyage ». Et des monte-en-l’air encore plus accomplis.

Êtres à part, secrets, distants, ils survivaient et se multipliaient, mais toujours condamnés à rester dans l’ombre. Outre la peur héritée des siècles passés où on leur donnait la chasse et on les persécutait, les mutants étaient confrontés à l’évidence d’une durée de vie plus courte que celle de l’Homo sapiens ordinaire. Bien souvent, le mutant mâle n’atteignait pas la soixantaine. Vivre au-delà était s’exposer à sombrer dans la folie. Michael avait entendu parler, non sans effroi, de baraquements administrés par le clan où on gardait les vieux atteints de démence, loin des oreilles et des yeux des normaux. Le taux de suicides parmi la population mutante la plus âgée était le double de celui des normaux. En compensation de leur brève durée de vie, ils bénéficiaient de pouvoirs qui, il est vrai, s’avéraient, au mieux, d’une efficacité peu fiable.

Des groupes s’étaient formés au sein d’autres groupes. L’espèce mutante avait été préservée grâce à un contrôle vigilant des accouplements consanguins, mais le tribut était lourd. Il ne fallait pas s’étonner que des gens comme le père de Michael se montrent offensés lorsqu’on offrait leur condition en pâture à la curiosité du public. Ils étaient fiers de leur héritage et se méfiaient de la façon dont les normaux pouvaient réagir, et ce, aujourd’hui encore. Cependant, pour Michael, l’idée de passer toute une vie enfermé dans ce placard avec sa famille commençait à devenir insupportable. Quatre années d’université lui avaient fait miroiter un monde plein de possibilités en dehors du clan.

Son regard fit le tour de la salle. Il n’y vit qu’une vaste assemblée de gens emplis d’amour mais qui ne comprendraient sans doute jamais ce qu’il ressentait. Son oncle Halden était doté d’une forte carrure, renforcée d’un généreux embonpoint. À côté de cet ours massif, le père de Michael avait l’air beaucoup plus petit, et plus maigre sous sa peau dorée et ses cheveux blonds. Michael savait qu’il ressemblait à son père, même si, de par ses origines asiatiques, sa mère lui avait transmis ce teint plus riche et ces yeux exotiques. Un parfum de plus dans ce pot-pourri que constituait déjà l’espèce mutante, pensait un Michael toutefois convaincu qu’ils étaient à cent pour cent des Homo sapiens. Quelle que soit la nature de ces espiègles agents mutagènes… allez, il valait mieux laisser cela aux généticiens du clan.

Il avait entendu parler de mutants avec un seul œil, des écailles sur la peau ou sept doigts à chaque main ; mais la rumeur voulait qu’ils vivent sur la côte Ouest, menant une existence recluse. Quant à lui, il remerciait le ciel de lui avoir donné, comme particularité physique, et par la grâce de Sue Li Ryton, sa mère, l’épicanthus qui plissait ses paupières. Mélanie faisait un tantinet plus asiatique, avec ses cheveux noirs. Mais des trois, c’était Jimmy qui tenait le plus de leur mère. Michael chercha du regard son farceur de petit frère, mais ne le vit nulle part. Probablement dans quelque endroit en train de persécuter mentalement un pauvre type. Et il s’en tirerait sans punition, avec ça. Allez savoir pourquoi, leur père avait décidé de fermer les yeux sur les transgressions dont Jimmy se rendait coupable.

La réunion semblait terminée. Michael commença à se faufiler vers la porte. Ces rassemblements étaient devenus une corvée, tellement était prévisible ce qui allait s’y dire ; et puis, il voulait se garder du temps pour lui. Une fois rentré à la maison, ce temps lui serait compté ; le voyage à Washington se dessinait à l’horizon, et après ça, ce seraient les contrats de la N.A.S.A.

— Tu pars déjà, Michael ? (La voix de James Ryton, nettement désapprobatrice, tranchante comme une lame de couteau, venait de retentir dans la salle, coupant le jeune homme dans son élan.) Eh bien, je suis ravi que tu aies eu le temps de passer.

Michael ignora le sarcasme.

— Je voulais juste aller prendre un peu l’air.

— Par ce froid ? insista James en dévisageant son fils. Qu’y a-t-il ? Ta famille n’est pas d’assez bonne compagnie ?

— J’avais simplement envie de marcher. Pour penser.

— À une fille, sans doute, grommela le père. Permets-moi de te dire que tu te gaspilles. C’est aux mutants que tu devrais penser. À notre voyage à Washington. Il est temps que tu te considères comme un membre responsable de notre communauté. Tu es un des associés de la compagnie. Tu dois réfléchir à ton avenir. À notre avenir.

Michael s’enflamma.

— Je ne fais que ça, répliqua-t-il sèchement. Et moi, dans tout ça ? Ce que j’ai envie de faire ?

— Bon, très bien, qu’as-tu envie de faire ?

Dans la salle, les conversations avaient cessé et toutes les têtes étaient tournées vers eux. Michael savait que ce qu’il allait répondre blesserait sa famille et ses amis, mais il n’y pouvait rien.

— J’en ai assez de ce respect de la tradition. Nous sommes censés désormais aller de l’avant, non ? Maintenant, nous avons Eleanor Jacobsen au Congrès, et…

— Certains d’entre nous, intervint son père, ne sont pas persuadés que le moment est venu d’une ouverture avec le monde des non-mutants. À mon sens, nous devons continuer à respecter les vieilles coutumes et à avancer avec prudence. Les normaux peuvent se révéler dangereux.

— Oui, je sais, dit Michael, agacé.

— Alors, tu dois comprendre que j’aie à cœur de te procurer ce qu’il y a de mieux pour toi. Il n’est pas interdit, de temps à autre, de fréquenter des gens qui ne sont pas de notre milieu, mais pas question de les épouser.

Michael fixa son père d’un regard incrédule.

— Qui a parlé de mariage ? Et quel mal y aurait-il à ça ?

James Ryton lui retourna un regard sévère, de derrière ses lunettes à double foyer.

— Tu sais ce que je t’ai dit au sujet des déviations génétiques. Nous nous devons de protéger la lignée mutante. Sans parler du mal que nous avons eu à l’instaurer.

— Je sais, je sais. Grands dieux, oui, je le sais !

— Alors, tu sais aussi qu’il est temps pour toi de réfléchir à tes actes. À tes responsabilités. Il est temps que tu commences à t’intéresser à Jena. Elle a l’âge requis, et les candidates ne sont pas si nombreuses.

Du fond de la salle, une fille blonde, élancée mais non dénuée de sensualité, adressa un sourire au jeune homme. Le badge de l’unité brillait, doré, sur sa gorge. Michael s’obligea à regarder de l’autre côté, l’estomac noué. L’existence au sein du clan était comme un étau dont il se sentait prisonnier, et qui pouvait bien broyer les forces vives qu’il sentait en lui.

— C’est donc ainsi, dit-il d’un ton amer. S’adapter, se reproduire selon le même modèle, rester conforme. C’est bien ce que je pensais.

— À t’entendre, on dirait qu’il s’agit d’un sort terrible.

— C’est peut-être bien mon avis. (Michael vit des larmes dans les yeux de sa mère, mais il était trop tard pour revenir en arrière, et d’ailleurs était-il certain de le vouloir ?) Je n’ai pas passé quatre ans à Cornell pour être un simple rouage d’une stratégie imaginée par quelqu’un d’autre. Pour devenir un étalon du clan.

Autour de lui, tous retinrent leur souffle. Le visage de son père était en train de virer au rouge, signe évident d’une nouvelle explosion de colère.

— Michael, si tu te refuses à faire face à tes responsabilités vis-à-vis du clan, nous devrons prendre des décisions à ta place.

— Comme si on ne les avait pas déjà prises, répliqua le jeune homme en se campant devant son père dans une attitude de défi, les mains sur les hanches. Tu me demandes d’agir et de penser comme un adulte, et quand je le fais, tu me traites comme un enfant.

Dans la salle, les yeux dorés étaient tous fixés sur lui. Michael se sentit suffoquer. S’il ne sortait pas d’ici, il allait éclater. Rendre l’âme.

D’un mouvement brusque, il se retourna et, usant de son don télékinésique, ouvrit la porte qui se trouvait un mètre plus loin. L’instant d’après, il était dehors ; dans l’air glacé, sa respiration saccadée formait des nuages de vapeur. Mais où aller ? Le martèlement des vagues lui apportait un message insistant. Michael courut vers la plage, résolu à mettre autant de distance que possible entre sa famille et lui.


Lorsque la porte claqua derrière son fils aîné, James Ryton ne broncha pas. Autour de lui, les membres du clan marmonnaient en secouant la tête pour marquer leur désapprobation et se déplacèrent pour discuter en petits comités.

— Tu veux un conseil d’ami ? proposa Halden.

— Pas vraiment, Hal, mais je te connais assez pour savoir que tu vas me le donner quand même.

Halden sourit.

— Si ça doit continuer ainsi, tu finiras par chasser Michael.

— Tu as peut-être raison, soupira Ryton. Il me rappelle ce que j’étais à son âge. Une vraie tête brûlée. J’ai peur qu’il ne se fasse du mal.

— Tu t’en es bien sorti, objecta Halden. Et sans dommages, semble-t-il.

— Plus ou moins, rectifia Ryton en s’efforçant de sourire. Tu sais, les crises ont commencé, Halden. Elles surviennent comme ça, en pleine nuit. Distorsions auditives, et ça me réveille.

Le Gardien du Livre prit Ryton par l’épaule.

— Courage. Nous sommes à la veille de découvrir le moyen de les contrôler. Peut-être même de les éliminer.

Avec un rictus amer, Ryton se dégagea.

— Je ne veux pas passer les vingt prochaines années de ma vie en proie à des crises névrotiques. Plutôt me tuer.

Sa voix était si basse qu’on aurait dit qu’il se parlait à lui-même.

— James, ne parle pas ainsi.

— Désolé, mon vieux, ajouta Ryton avant de se forcer à sourire. Si on discutait d’un sujet moins déprimant ?

Halden lui pressa le bras.

— Ton fils est intelligent, un bon point pour le clan. Il reviendra parmi nous. Sois patient.

— Puisses-tu avoir raison ! As-tu appris quelque chose sur ce soi-disant supermutant ?

— Les rumeurs vont bon train, répondit le Gardien du Livre. On fait état au Brésil d’expériences sous radiations. Sur des sujets humains.

— Au Brésil, maintenant ? La dernière fois, c’était en Birmanie. Je ne crois rien de tout ça. Existe-t-il des documents ? Des preuves concrètes ?

— Pas exactement. Mais ça a fait assez de bruit et de remue-ménage pour déclencher un débat au Congrès aux fins d’instituer une commission d’enquête.

— Laquelle se rendrait au Brésil ?

— Et où veux-tu qu’elle aille ? Sous couvert d’un petit voyage d’agrément, évidemment, le truc non officiel. On ne va quand même pas les prendre à rebrousse-poil alors qu’ils sont enfin en mesure de nous régler une grande partie de leur dette.

— Grâce à ce filon de triobium qu’ils ont découvert à Bahia. Et à la technique d’extraction au laser qu’ont mise au point les Anglais. Et Jacobsen ? Elle va y aller, bien sûr ?

— Elle est bien obligée, fit Halden en haussant les épaules. D’autant que nous considérons la situation avec un peu plus de sérieux qu’auparavant. J’ai eu des comptes rendus de la côte Ouest. De Russie, également. Nos généticiens croient possible que ces types, quels qu’ils soient, aient réussi à isoler et à coder le génome mutagène.

Ryton eut un gros rire.

— Oh, épargne-moi le couplet. Tu sais comme moi que le codage des génomes, on en parlait déjà il y a vingt ou trente ans, dans les années 80. Ça n’a jamais réussi, surtout après la bévue des Japonais qui a entraîné le moratoire sur la question.

— Peut-être le moratoire n’a-t-il pas franchi les frontières du Brésil, objecta Halden.

Il avala son café d’un trait et s’en servit une nouvelle tasse.

— Bon, et la Russie, qu’as-tu appris de spécial ?

— Des rapports superficiels. Ils ne sont pas aussi bien organisés que nous, évidemment ; mais lors de son dernier voyage, Zenora a vu Yakovsky. Il lui a dit qu’eux aussi étaient inquiets à propos du Brésil.

— Il faudrait en discuter en assemblée générale.

— J’y ai pensé. Demain ?

Ryton acquiesça d’un signe de tête.

— Les implications sont effrayantes. Après tout, à l’heure actuelle, les normaux ne savent pas vraiment que faire de nous. Que va-t-il se passer si on révèle l’existence d’un mutant aux pouvoirs réellement supérieurs ?

— Oh, tu sais bien, les trucs habituels. L’émeute populaire, les pogroms, les lynchages. (Halden sourit.) Tu vois toujours le côté noir des choses, James. Un supermutant, ça peut être formidable.

Ulcéré, Ryton se dressa de toute sa hauteur.

— Je sais que tu trouves ça amusant, Halden. Mais je n’ai pas oublié 1992. Ni Sarah. Ce pourrait être très dangereux pour nous.

— Je comprends que tu t’inquiètes, dit Halden avec diplomatie. Mais c’était il y a vingt-cinq ans. Et puis, tout compte fait, est-ce que nous ne cherchons pas à faire la même chose à notre façon ? Fabriquer des supermutants grâce à nos accouplements uniraciaux ?

— Non, répliqua sèchement Ryton. Ce qui nous préoccupe avant tout, c’est la survivance de l’espèce. La sauvegarde par le nombre. Nous devons rester en dehors des conflits et ne pas risquer de provoquer l’atrophie du reste de la race humaine. Ce dont on ne manquera pas de nous accuser si ce supermutant s’avère ne serait-ce que vaguement exister. Tu le sais, pour commencer, les normaux ont peur de nous. Et s’il y a une seule parcelle de vérité derrière cette rumeur de mutants aux pouvoirs accrus par les radiations, alors qu’est-ce qui nous attend, Halden ? Que deviendrons-nous dans tout ça ?


Malgré l’absence de dunes pour le cacher aux regards indiscrets, Michael se hasarda à léviter au-dessus des vagues. Dans la semi-obscurité, il passerait inaperçu. Il n’aimait pas user de ses dons de mutant devant des étrangers, à la différence de certains de ses cousins qui prenaient plaisir à s’exhiber pour choquer les normaux. Mais il n’y avait pas âme qui vive sur la plage.

Un vent piquant soufflait, annonciateur de neige. Quelques oiseaux solitaires becquetaient les algues le long de la ligne des eaux. Qu’ils parviennent à survivre ainsi en plein cœur de l’hiver, voilà qui est étonnant, songea Michael. À l’approche de son ombre, ils se dispersèrent à tire-d’aile.

Flotter au-dessus des vagues, c’était pour Michael un jeu merveilleux. Il avait toujours adoré cela. Quand il était petit, sa mère l’attachait parfois à une corde pour l’aider à contrôler son pouvoir de lévitation. Il se rappelait avec quelle patience elle lui apprenait à s’élever alors qu’il avait à peine quatre ans. « Tu prends un bon élan et hop ! Allez, Michael. Essaie encore une fois. »

Ses dons télékinésiques n’étaient apparus que dans les trois dernières années. Il éprouvait une joie sans pareille à les mettre à l’épreuve. Mentalement, il repoussait les vagues déferlantes. Elles revenaient, bien sûr, mais c’était comme s’il voyait la mer obéir à ses ordres.

Il était quelqu’un de rare, même au sein de la communauté ; un mutant doté d’un double pouvoir. Son père ne cessait de lui casser les oreilles à propos de ses précieux gènes. « Préserve-les. Protège-les. Épouse une mutante. Fais-lui des petits mutants. Un jour, tu seras Gardien du Livre. Ne montre tes pouvoirs à personne. Intègre-toi. Fonds-toi dans la masse. » Rien que d’y penser, ça le mettait en rage.

Le ressac déversa sur le rivage une vague dont l’écume vola jusqu’à Michael. Il s’éleva un peu plus haut afin de l’éviter.

De bons petits mutants, songea-t-il, qui se cachent comme des souris et se cramponnent les uns aux autres en réclamant leur dose d’air vitale. Chaque fois qu’il assistait à une réunion du clan, leurs petites mesquineries lui crissaient aux oreilles comme des ongles sur un tableau. Au moins y avait-il échappé le temps qu’il était à l’université. Il avait vu comment vivaient les normaux. Et il avait aimé ça.

Les gens comme Kelly McLeod prenaient la vie du bon côté. Ils n’étaient responsables que vis-à-vis d’eux-mêmes, et peut-être de leur famille. En tout cas, ils n’avaient pas de secrets à protéger. Nul besoin d’observer des traditions qui les étouffaient, ni de préserver des coutumes qui les isolaient. Ils étaient dispensés de l’écœurante convivialité qui présidait à l’esprit de clan, de toute mission sacrée, si ce n’est celle d’être eux-mêmes et de découvrir ce que la vie avait à offrir.

Il admirait la forte personnalité de Kelly, son indépendance. La plupart des mutantes refrénaient leurs émotions, prenaient garde à ne rien laisser paraître, tout au plus une ombre furtive derrière leurs regards. Jena comme les autres. Un instant il eut honte de la façon dont il l’avait ignorée. C’était une fille attirante, sauf qu’elle n’avait pas les yeux de la bonne couleur. Tous les mutants avaient ces mêmes yeux fauve-brun doré, qui renvoyaient d’étranges reflets dans l’obscurité ; une manière aisée de reconnaître les membres du clan dans des lieux inconnus.

Kelly, quant à elle, avait des yeux bleu clair. Il aimait la façon dont ils contrastaient avec sa peau claire et ses cheveux noirs, il aimait son nez pointu au fin modelé, ses pommettes ciselées. Et la façon qu’elle avait de s’habiller un jour de cuir noir et de chaînes d’argent, d’apparaître le lendemain les cheveux remontés sur de petites boucles d’oreilles, vêtue d’un chemisier à l’ancienne mode avec col haut et dentelles. Lorsqu’elle souriait, elle révélait une rangée de dents qui étaient loin d’être parfaites mais qui plaisaient à Michael. Il n’avait pas envie d’avoir en face de lui une poupée en plastique. C’était en partie ce qui faisait le charme de Kelly.

Il se remémora le jour où il l’avait embrassée dans l’arrière-cour de la maison des McLeod. Elle n’avait pas offert de résistance lorsqu’il avait glissé les mains sous son soutien-gorge. S’ils avaient eu le temps, il savait qu’elle l’aurait encouragé à pousser plus loin, mais son père était sorti. Depuis, il la désirait avec une ardeur qu’il n’avait jamais éprouvée pour aucune mutante.

« Appelle-moi quand tu rentreras de vacances », lui avait-elle dit sur le perron où la lumière auréolait ses cheveux bruns. L’attente était insupportable, il fallait qu’il la revoie. Mais il devrait prendre garde à ce que son père n’en sache rien.

— Un eurodollar en échange de tes pensées.

Michael se retourna. Personne. Dans le lointain, un volet battait sous le vent. Avait-il imaginé cette voix qui lui parlait ?

— Tu n’as pas peur qu’un normal te surprenne et défaille ?

Quelqu’un lui parlait, en effet, mais cette voix qu’il entendait était dans sa tête, non dans ses oreilles. Et cette voix railleuse de faux ténor ne pouvait appartenir qu’à une seule personne. Son cousin Skerry. Skerry qui avait pourtant disparu, selon Halden.

— Skerry ? Où es-tu ? fit Michael à voix haute.

Il n’avait aucun don pour expédier des messages télépathiques, et d’ailleurs il était interdit, eût-on possédé ce don, de pénétrer dans l’esprit d’un autre pour y lire ses pensées. Skerry avait le droit de lui poser des questions, mais pas celui d’aller pêcher des réponses.

— Derrière le snack-bar.

Sans perdre une seconde, Michael se posa sur la plage et, foulant le sable, se dirigea vers le bâtiment gris qui menaçait de s’écrouler et qu’on avait protégé contre les vents de l’hiver au moyen de planches clouées. Parvenu à l’angle le plus éloigné, le jeune homme jeta un œil scrutateur. Rien que des cabanons et du sable.

— Tu chauffes.

— Allons, Skerry, arrête de déconner !

Son cousin était peut-être tout près de lui, mais si Skerry ne voulait pas qu’on le voie, Michael pourrait encore le chercher à la Saint-Sylvestre.

Derrière lui, il crut entendre battre des cartes. Faisant volte-face, il vit des planches grises clouées en diagonale se transformer progressivement, comme une image vidéo, et son cousin apparut. Ce vieux Skerry, toujours le même ! Une parka verte de l’armée américaine, des jeans et des bottes, cheveux frisés châtains et barbe, et ces yeux rayonnants, tout comme les siens. Mais tandis que Michael était plutôt du genre maigre, vif et nerveux, Skerry était grand et musclé, et nanti de larges épaules et de jambes capables d’envoyer un ballon de football à l’autre bout du terrain. Ou d’abattre un arbre à coups de pied. Un sourire taquin révélait la blancheur de ses dents. Michael avait un faible pour son cousin, même s’il ne lui faisait pas vraiment confiance. Mais il ne s’en méfiait pas vraiment non plus. Difficile de s’expliquer ce que l’on ressent devant un télépathe spécialiste de l’escamotage.

— Tu as encore eu des mots avec ton vieux ?

— Tu étais à la réunion ?

— Disons que je garde un œil sur ce qui arrive à mes proches et aux gens qui me sont le plus chers.

— Bon, alors, tu sais comment c’est. Ils veulent que j’épouse Jena. Que je rentre dans le rang. Que je nettoie mes chaussures, bref, que je sois un bon petit mutant.

— On dirait que tu en as ras le bol.

— En effet.

— Eh bien, pars.

Michael secoua la tête, l’air embarrassé.

— Je ne peux pas. Toi, peut-être, mais moi, si je lâchais la compagnie et quittais la ville, mes parents en mourraient.

Skerry haussa les épaules, exhiba un cure-dent et l’inséra entre ses lèvres d’un air désinvolte.

— Où étais-tu ? demanda Michael.

— Ici et là. Le monde est grand.

Il se mit à arpenter la plage d’un pas nonchalant, tout en faisant signe à Michael de le suivre. Ils marchèrent ainsi côte à côte durant plusieurs minutes sans parler. Puis Skerry s’arrêta pour regarder son cousin, jeta le cure-dent dans l’eau, et reprit :

— Tu ne peux pas passer toute ta vie à leur faire plaisir. Tu vas devenir fou. Et je ne parle pas de la folie qui touche les vieux mutants. Tu as plus de possibilités de choix que tu ne le penses, mais si tu ne saisis pas ta chance dès maintenant, tu ne le feras jamais. Rappelle-toi ce qui caractérise l’existence d’un mutant. Il ne vit pas vieux. Et sa fin est triste. Pars, découvre qui tu es.

— Comme toi ?

— Peut-être.

— Plus facile à dire qu’à faire. D’ailleurs, si tu t’es sauvé, que fais-tu ici ?

Skerry haussa à nouveau les épaules.

— La nostalgie. Et puis, qu’est-ce qui te fait croire que je suis réellement ici ?

Il arbora un large sourire et les contours de sa silhouette commencèrent à s’estomper.

— Skerry, attends. Ne t’en va pas.

— Désolé, petit. C’est l’heure. Réfléchis à ce que je t’ai dit. Pars tant qu’il en est encore temps. Je reste en contact.

Ce qui disparut en dernier, ce fut le sourire de Skerry, du moins c’est ce que pensa Michael.


Plantant ses dents dans son gâteau aux noix, Mélanie en goûta la saveur riche et forte. On en était à la partie de la réunion que tout le monde attendait, le moment où on se mettait à jour des derniers potins, où on exprimait son admiration devant les nouveaux arrivés au sein du clan, où on discutait politique. Surtout politique. Oh oui, tout le monde attendait cela. Tout le monde, sauf elle.

Elle regarda les plus jeunes qui lévitaient en cercle devant la cheminée et souhaita un instant redevenir une enfant pour pouvoir se joindre à eux. Mais il y avait plus que l’âge pour la séparer du groupe joyeux jouant près du feu, et aussi des autres membres du clan entassés dans la salle. Mélanie était une mutante, bien sûr. Elle n’avait qu’à contempler ses yeux dorés pour s’en rendre compte. Mais elle était une mutante infirme. Une mutante souffrant de dysfonction.

Certes, chacun dans le clan la traitait avec égards. Trop d’égards. Ils se comportaient comme si elle était une attardée mentale. Leur pitié lui était aussi dure à avaler que le mépris dont elle était l’objet à l’école de la part des non-mutants.

De l’autre côté de la salle, Marol, le visage empreint d’une certaine fierté, retenait son bébé, Sefrim, en train de léviter, paisiblement endormi, au-dessus de ses genoux.

Je n’ai même pas les aptitudes d’un mutant nouveau-né, songeait Mélanie.

Pourquoi n’avait-elle pas suivi Michael lorsqu’il était sorti comme un ouragan ? Que n’avait-elle apporté quelques cachets de Valédrine de sa mère. Elle en arrivait à redouter ces réunions autant que son frère aîné. Davantage, même. Lui, au moins, possédait un don. Elle, en fait, ne savait pas réellement qui elle était.

Ne pleure pas, s’exhorta-t-elle. Ne leur montre pas tes larmes.

Était-ce sa faute si elle avait les yeux dorés, mais sans une once de ces pouvoirs qui étaient donnés aux mutants ? Ah ! Combien d’heures avait-elle passées à s’exercer dans sa chambre à l’insu des autres, priant le ciel que son absence de don ne soit due qu’à une maturité retardée !

Elle était destinée à pratiquer la télékinésie – elle le sentait jusque dans la moelle de ses os. Mais elle avait beau se concentrer du mieux possible, au point d’en avoir des migraines, pour déplacer une simple orange à travers la chambre, voire sur la table, le résultat était toujours le même. Rien. L’orange restait là où elle l’avait mise.

Après ses premières règles, Mélanie commença à désespérer. À cette période de leur vie, toutes les filles mutantes disposaient de la plénitude de leur pouvoir. C’est alors que Mélanie essaya de comprendre, à défaut d’accepter. Mais lorsque Michael développa un second don, elle dut se rendre à l’évidence : elle avait été choisie par un dieu cruel et malveillant pour endurer un tourment particulier. Son frère aîné avait en quelque sorte hérité des deux pouvoirs, le sien propre et celui de sa sœur !

Une main lui effleura l’épaule doucement, affectueusement. Mélanie leva les yeux et aperçut tante Zenora qui lui souriait. La femme de l’oncle Halden avait assurément été faite pour lui. Grande et ne manquant pas d’aplomb, tout comme son mari. Elle ne portait pas moins d’une demi-douzaine de badges de l’unité sur une manche : six yeux d’or encadrés par deux bras en couronne. Zenora jouait un rôle actif au sein de l’Union des Mutants ; toujours à distribuer des badges durant les rassemblements du clan. Elle serra Mélanie contre elle.

— Comment ça se passe à la fac ? demanda-t-elle.

— Ça va, je crois.

— Tu dois être, voyons, en troisième année ?

— Quatrième.

— Bon, as-tu réfléchi à ce que tu vas faire ensuite ? Poursuivre tes études ? Te lancer dans la vie professionnelle ?

Mélanie haussa les épaules.

— Papa veut que je travaille avec lui.

— Ça me paraît une bonne idée.

— Sans doute.

Rien qu’à l’idée de travailler avec son père et son frère, Mélanie en avait l’estomac retourné. Son rêve, c’était de devenir présentatrice de télévision. La première présentatrice mutante. Mais elle n’avait pas plus de chances d’y arriver que de se mettre soudain à léviter ou à marcher au plafond.

Zenora se laissa accaparer par une discussion politique dans laquelle semblait intervenir toutes les trois phrases le nom du sénateur Elenor Jacobsen. Mélanie secoua la tête. La politique l’ennuyait. Elle aperçut sa mère assise sur le vieux canapé rouge et alla la rejoindre.

— Zenora est toujours aussi dynamique, fit remarquer Sue Li avec un sourire.

— Si tu veux mon avis, parler politique, c’est ce qu’elle préfère, dit Mélanie. Elle aime mieux ça que de faire la cuisine ! Je parie qu’elle dort avec un badge de l’unité.

Jena passa devant les deux femmes, les yeux baissés. Sue Li laissa échapper un soupir.

— Ton frère nous cause bien du souci. Je suis ennuyée pour cette fille.

— Moi non, protesta Mélanie. Jena a des tas de soupirants. C’est pour Michael que je suis désolée.

— Comment ça ? demanda sa mère en lui lançant un regard pénétrant.

Mélanie se sentit rougir.

— Eh bien, Jena ne lui plaît pas. Je veux dire, il l’aime bien, mais pas de la façon dont vous le souhaitez. (Elle se tortilla sur le canapé.) Moi, je trouve qu’on n’a pas le droit de le pousser à faire ce qu’il n’a pas envie de faire.

— Naturellement, tu prends son parti ! rétorqua Sue Li, les lèvres pincées.

Dans son for intérieur, Mélanie pensait que Jena n’était qu’une enquiquineuse prétentieuse, qui ne connaissait d’autre relation intime que celle qu’elle entretenait avec son miroir. Mais elle éprouvait un plaisir pervers à voir pour une fois quelqu’un d’autre devenir la cible des regards et des attentions des membres du clan. Elle prit un autre gâteau, en se demandant si Zenora était bonne cuisinière grâce à ses talents de mutante, ou malgré eux.


Les fenêtres du bungalow des Ryton étaient éclairées par une lumière jaune qui semblait vouloir diffuser sa chaleur au sein des ténèbres. Le soleil avait disparu à l’horizon depuis presque une heure. Michael ouvrit la porte avec précaution, prêt à déguerpir au premier signe de conflit. Sa mère était assise devant la table de cuisine et lisait, le dos tourné. Nulle trace de Mélanie ni de leur père. Lorsque Michael entra dans la pièce, sa mère leva les yeux de l’écran.

— Tu as mangé ? s’enquit-elle d’un ton las.

— Non.

— Ôte ton manteau. Je vais te préparer un sandwich.

Les pieds en bois de la chaise raclèrent le plancher lorsque Sue Li se leva pour traverser la cuisine. Avec la lumière qui brillait sur ses cheveux bruns et son visage encadré par sa capuche rouge, elle ressemblait à une gravure que Michael avait vue un jour, une estampe japonaise représentant une geisha vêtue d’un kimono et d’une écharpe brun-roux. Il suspendit son manteau et s’assit sur la chaise qu’elle venait de quitter, face à l’écran, où se déroulait un récit d’épouvante tiré d’un vieux recueil.

— Ça te plaît, ces trucs-là ?

— Oui. Ça me plonge dans un univers complètement différent. Et chaque fois que j’en reviens, je suis ravie de retrouver mon monde à moi.

— Cela me plairait bien, à moi aussi, remarqua Michael. Où sont les autres ?

— Ton père est resté pour discuter avec Halden et Zenora. Jimmy et Mélanie sont chez les voisins ; ils regardent la télévision sur le grand écran de Tela.

Elle posa sur la table un sandwich au pain de soja et une tasse de cacao, et s’installa en face de son fils, la mine pensive.

— Michael, dit-elle, je sais que ça t’agace tout ce qu’on exige de toi, mais ton père n’a aucune envie de se montrer dur à ton égard.

— Alors, pourquoi agit-il ainsi ?

— Il se fait du souci, soupira-t-elle. Tu sais quelle importance il attache à l’édification d’un avenir meilleur. Et il est très fier de toi.

— Évidemment, quand on a pour fils un mutant au double pouvoir. Bon, s’il est aussi fier que tu le prétends, pourquoi ne me le dit-il pas lui-même ?

— Cela lui est très difficile.

Michael engloutit une nouvelle bouchée avant de répliquer :

— J’aimerais bien, moi aussi, qu’il ne me rende pas les choses si difficiles. Et c’est pareil pour Mel.

— Je sais.

— Toi, tu as déjà ressenti cela ?

Sa mère lui sourit tendrement.

— Évidemment. Mais la situation était différente lorsque j’étais jeune. Il y avait beaucoup plus d’enthousiasme parmi le clan. On se sentait comme aux premières lueurs d’un âge nouveau. Certes, c’étaient les années 70, une époque où tout semblait possible.

— C’était comment ?

— Oh, follement excitant. Déroutant. Pour un enfant surtout. (Elle s’interrompit, tandis que ses joues se coloraient sous l’effet des vieux souvenirs.) On aurait dit que le monde brillait de mille perspectives d’avenir. Que toutes les vieilles habitudes se transformaient. Et, dans un sens, c’était bien ce qui se passait. Mais alors est apparue la violence. Et à bien des égards, les choses en sont restées là pour nous.

Michael s’appuya au dossier de sa chaise.

— Quelqu’un s’est-il jamais demandé si le temps de l’Attente n’était pas enfin terminé ?

Sa mère hocha la tête tristement.

— J’étais trop jeune pour me rappeler aujourd’hui ce qui se disait alors dans les réunions. Mais je me souviens qu’une année, un défilé a été décidé, afin de proclamer notre droit à l’existence aux yeux des gouvernements. Certains des membres les plus âgés ont refusé et, pour finir, le clan s’est retrouvé divisé sur la question. Si bien que nous n’avons été que quelques-uns à défiler, dans les années 90. Avant cela, les rassemblements étaient deux fois plus importants ; on était deux fois plus nombreux à y participer. Mais nous avions déjà été divisés auparavant. Les années 60 et 70 nous ont séparés, et ceux qui à l’époque réclamaient une ouverture sont partis, dont certains en Californie. Parmi eux, se trouvait le garçon que j’aurais bien voulu épouser.

— Que sont-ils devenus ? demanda Michael. Et lui ?

Une ombre passa sur les traits délicats de sa mère.

— Nous commençons à peine à nous réunir à nouveau. Un jour, peut-être, serons-nous tous ensemble, comme au bon vieux temps. Quant à ce garçon, eh bien, il a disparu.

Michael cessa de mastiquer son sandwich et regarda sa mère comme s’il ne l’avait jamais vraiment vue avant ce jour. Sa mère qui portait tout un passé qu’elle ne lui avait jamais révélé. Il éprouva envers elle un respect tout neuf.

— Il est mort ?

— Sans doute.

— À quoi ressemblait-il ?

Elle tendit vers Michael une main affectueuse pour lui écarter une mèche du front.

— Un peu à ton cousin Skerry. Sauvage. C’est ce qui le rendait si attirant. Et en aurait fait un mari impossible à vivre.

Michael fut tenté un instant de lui avouer qu’il avait vu Skerry. Les mots faillirent jaillir de ses lèvres, mais il décida de se taire. Si sa mère en parlait à quelqu’un, il aurait droit à un véritable interrogatoire. Et puis, sur le moment, il n’était pas mécontent d’avoir quelques secrets bien à lui.

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