16

Michael fendait l’eau claire de la piscine, bras au corps, jambes immobiles, laissant derrière lui un mince sillage argenté. Sur son passage, d’autres nageurs lui jetaient des regards d’envie. Cela le laissait indifférent. Ce qu’il y avait de bien avec la télékinésie, c’était cette faculté de se propulser dans l’eau sans le moindre effort. Naturellement, ce don lui barrait le chemin des compétitions. Le fameux Principe d’Équité interdisait toute participation des mutants aux manifestations sportives. Mais cela n’avait pas d’importance. Se mouvoir dans l’eau était une sensation merveilleuse et il se contentait de ce simple plaisir des sens. Pourquoi chercher à humilier quelques pauvres normaux qui battaient des bras et des jambes ? S’ils voulaient maintenir leurs joutes stupides dans cette « pureté » qui leur faisait oublier leurs propres limites, grand bien leur fasse.

Il se tourna sur le dos et glissa en direction de Kelly. Pour une normale, elle était fort gracieuse. Il aimait la façon dont ses cheveux noirs flottaient derrière elle, et aussi son costume de bain bleu qui collait à elle comme une seconde peau.

— Tu as le temps de faire encore deux longueurs ? demanda-t-elle.

Michael consulta l’horloge, soudain saisi par un sentiment de culpabilité. Il avait promis à Jena de passer la chercher à la station de la navette à neuf heures. Il était sept heures trente.

— Euh, non. Je dois rentrer de bonne heure. Des contrats à étudier. Mais on peut revenir demain.

— D’accord. De toute façon, je ne travaille qu’à mi-temps.

Elle nagea jusqu’à lui, lui mit les bras autour du cou et l’embrassa tendrement. Une brève excitation s’empara de lui au contact de ce corps en suspension dans l’eau, mais il se dégagea. Kelly fronça les sourcils.

— Quelque chose ne va pas ?

— Non. Simplement j’ai froid.

— Eh bien, sortons.

Elle se dirigea vers l’échelle, puis lui lança un regard espiègle.

— Tu me fais l’ascenseur ?

Usant de son pouvoir télékinésique, il la souleva doucement hors de l’eau et la déposa sur un banc de hêtre. Le surveillant lui décocha un regard mauvais.

Et merde ! jura Michael intérieurement ; et il lévita à son tour, émergeant de la piscine pour atterrir dans une élégante pirouette à côté de Kelly. Celle-ci applaudit et lui jeta une serviette verte.

À nouveau, le surveillant se renfrogna. Michael haussa les épaules. Il ne contrevenait à aucun règlement, tout juste à quelques vieux préjugés en matière de physique. Les mutants avaient démontré dans quelles erreurs se fourvoyaient les physiciens, ce qui provoquait souvent chez eux un ravissement mêlé de stupeur.

— On se retrouve dans un quart d’heure, suggéra Kelly.

Elle agita sa serviette en direction de Michael et se dirigea vers les douches des femmes en ondulant effrontément des hanches. Comment s’était-il débrouillé pour que sa vie devienne si compliquée ? se demandait Michael en regardant la vapeur s’élever de la piscine chauffée.

Lorsqu’il vit qu’un second cadenas avait été posé sur la poignée en métal de la porte de son armoire, la verrouillant ainsi une deuxième fois, il ne fut qu’à moitié surpris. Quand apprendraient-ils que cela ne servait à rien ? Avec un soupir, il concentra toute sa puissance télékinésique sur le cadenas. Une fois accéléré le mouvement des molécules à l’intérieur du métal, celui-ci prit une teinte rosée et commença à fondre, coulant sur le sol avant de se refroidir en une flaque brillante. Il ralentit la course des molécules pour activer le processus. Le zigoto qui avait bricolé son armoire ne retrouverait qu’un tas de ferraille. Michael n’avait jamais cessé durant des années, au lycée et à l’université, de déjouer ainsi les mauvais tours des normaux.

Kelly l’attendait, revêtue d’une parka jaune fluo qui brillait à la lumière de cette fin de journée d’automne. Michael enlaça la jeune fille. Tandis qu’ils s’embrassaient, elle se frotta contre lui de façon suggestive, ce qui éveilla chez Michael un pincement coupable doublé d’une étincelle de désir. À plus ou moins brève échéance, elle finirait par découvrir qu’il sortait avec une autre fille. Déjà, elle soupçonnait quelque chose. Il ne pouvait pas courir le risque de la perdre. Mais comment rompre avec Jena et renoncer ainsi à la magie de leurs étreintes enivrantes ? Il se fit le serment de mettre un terme à leur liaison. Plus tard.

Les arbres projetaient leurs silhouettes squelettiques sur la toile pourpre du ciel. C’était le moment de la journée que Michael préférait. Il aurait voulu prendre Kelly par la main et se promener quelques minutes avec elle dans la fraîcheur du soir. Au lieu de cela, il monta dans son glisseur et la ramena chez elle.


Andie attendit le troisième clignotement du spot sur l’écran pour prendre le message. La face de chien de Bailey apparut. La fatigue creusait des rides autour de sa bouche.

— Belle rousse, j’ai quelque chose sur cette mutante.

— Mélanie Ryton ?

— Elle-même. Ne t’excite pas. Rien que des trucs plutôt décousus.

— C’est-à-dire ?

— Une déclaration de vol de glisseur déposée il y a deux mois par un homme d’affaires du Maryland. (Bailey loucha sur une feuille qui s’étalait sur son bureau.) Un certain Benjamin Cariddi prétend que Mélanie Ryton lui a volé son véhicule.

— Il a bien spécifié son nom ? Comment le connaissait-il ?

— Il déclare sur ce papier que c’était sa petite amie. Ils se sont disputés.

— Avec sa petite amie ?

— Oui. Il dit qu’elle était employée comme danseuse exotique au Star Chamber. (Bailey releva les yeux.) C’est un endroit où je n’enverrais pas mon pire ennemi.

Andie esquissa un sourire glacé.

— C’est peut-être l’endroit où M. Cariddi trouve toutes ses petites amies.

— En tout cas, le glisseur a été retrouvé. Abandonné près d’une station de métro dans une banlieue du Maryland.

— Et ça fait longtemps qu’on n’a pas de nouvelles de la petite ?

— Aucune piste.

— Peux-tu me transmettre une copie de ce rapport ?

— Bien sûr, belle rousse. Tu veux autre chose ?

— Oui. Dis-moi ce que je dois raconter à ses parents.

La navette avait une demi-heure de retard. Michael faisait les cent pas à la station d’embarquement. Un petit groupe de mutants était à la cafétéria, mais il préféra éviter leur compagnie. Se trouver assis en face de mutants était bien la dernière chose dont il avait envie.

C’était leur communauté qui lui valait en ce moment la plupart de ses problèmes.

Il avait déposé Kelly rapidement ; pas au point, toutefois, de n’avoir pas remarqué son regard troublé et déçu à la fois. À cette heure, il aurait dû se trouver avec elle.

La navette atterrit dans une secousse et roula lentement jusqu’au quai. Puis les portes s’ouvrirent et Jena s’élança sur la passerelle dans une tenue moulante bleu opalescent. Michael put constater qu’il n’était pas le seul homme dans la foule à la regarder se diriger vers lui. Il fallait bien reconnaître qu’elle était fabuleuse.

— Michael ! Mon Dieu, comme tu m’as manqué !

Elle lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa.

Malgré ses bonnes résolutions, il l’attira contre lui, tout enflammé par les images subliminales qu’elle lui envoyait pour l’aguicher.

— Viens, dit-il enfin en se libérant. Trouvons-nous un endroit où nous serons seuls.


Andie avait des rendez-vous tout l’après-midi et déjà les choses allaient de travers.

La journaliste du Washington Post, Jacqui Renstrow, arriva avec dix minutes de retard. Après elle, Andie devait recevoir Jason Edwards, de la presse télévisée, et Susan Johnson, l’animatrice du show de minuit. Tous les deux voulaient interviewer Jeffers sur son projet d’abrogation des règlements et autres restrictions imposés aux mutants dans le domaine du sport. Quant à ce que voulait Renstrow, mystère.

— Andie ! Quel plaisir de te revoir, attaqua Jacqui Renstrow en s’installant dans le box, dans un tourbillon de boucles blondes. Désolée d’être en retard. Barton était dans une de ses humeurs loquaces…

— Et tu ne sais jamais à quel moment il risque de te glisser quelque chose à l’oreille qui te vaudra le prix Pulitzer ? C’est ça, hein ? Qu’est-ce que tu bois ?

— Scotch, sec. Merci.

Renstrow ouvrit sa mallette-écran et déploya son bloc.

— Attends une minute, Jacqui, l’avertit Andie. Tu as dit que tu voulais faire du boulot en profondeur. Je n’aurai rien à communiquer à la presse sur l’abrogation du Principe d’Équité avant vendredi.

La journaliste eut un grand sourire.

— Ne t’inquiète pas, Andie. Je veux juste prendre quelques notes. Tu sais que nous préparons un reportage sur les mutants en poste aux affaires publiques. Évidemment, nous nous intéressons tout particulièrement à Jacobsen et à Jeffers. Je voudrais en savoir un peu plus sur Jeffers.

Une sonnette d’alarme se déclencha dans le cerveau d’Andie.

— Par exemple ?

— Je veux mettre l’accent autant sur Jeffers l’homme d’affaires que sur le personnage public. Montrer ses autres facettes. Par exemple, j’étais loin de penser que son cabinet d’avoués privé était si important.

— Il n’y a rien de secret là-dedans, fit remarquer Andie.

— Bien sûr. Et il y a aussi sa société multinationale avec toutes ses filiales.

Andie se pencha au-dessus de son bureau.

— N’oublie pas une chose, tous les intérêts commerciaux de Jeffers sont administrés par des sociétés paravents pendant toute la durée de son mandat de sénateur.

— Donc les activités privées ne peuvent pas empiéter sur les affaires publiques, c’est cela ? conclut Renstrow avec un rire qui sonnait faux.

— C’est ça, l’idée.

— Honnêtement, Andie, ce doit être un surhomme. Je ne sais pas comment il a fait. Toutes ces filiales. Betajef, Corjef, Unijef. Comment a-t-il trouvé le temps de s’occuper à la fois de ses affaires d’export-import, de son cabinet d’avoués et de sa candidature au Sénat ?

— C’est sans doute que certains individus ont des aptitudes particulières.

— Surtout si ce sont des mutants.

— Est-ce là que tu voulais en venir ?

— Oh, non. Simplement, je l’admire. Ce doit être un sorcier en matière de gestion et de finances.

— C’est un homme d’affaires brillant. Mais ça aussi, c’est de notoriété publique. Et ça n’est pas si exceptionnel chez les mutants. La plupart du temps, ils réussissent ce qu’ils entreprennent.

— Surcompensation ?

— Je ne suis pas qualifiée pour en juger.

— Où a-t-il développé un sens si aigu de la gestion financière ?

— Eh bien, son père dirigeait une affaire d’import-export très prospère. Il s’est sans doute spécialisé en économie pendant son cursus universitaire.

Prenant un air intrigué, Renstrow consulta ses notes.

— Bon, mais je ne vois pas comment, étant donné qu’il a passé ses premiers examens de médecine.

— De médecine ? répéta Andie en essayant de masquer sa confusion.

— Oui. Il a passé un diplôme de recherche génétique. Ça semble bizarre qu’il soit allé en faculté de droit plutôt qu’en médecine.

— Il arrive qu’on change d’avis.

Mais qu’est-ce que Renstrow cherchait donc à prouver ?

— À qui le dis-tu ! J’ai changé trois fois de discipline. (La journaliste s’accorda une seconde pour finir son verre.) Bon, j’aimerais beaucoup en savoir davantage sur la manière dont il a développé ses talents de financier.

— Peut-être a-t-il des dons naturels dans ce domaine.

Renstrow se fendit d’un sourire qui eut le don de rendre Andie plutôt nerveuse.

— Tu as sans doute raison, dit la journaliste. Écoute, je me rends compte que je pousse un peu loin le bouchon, mais j’ai besoin de rencontrer Jeffers pour en discuter avec lui. Tu peux m’avoir un rendez-vous, Andie ?

La jeune femme se renversa dans son fauteuil en simulant un bâillement.

— Pardonne-moi, mais j’ai reçu des journalistes toute la journée. Je ne peux rien te promettre pour l’instant, Jacqui, mais je transmettrai ta requête au sénateur. Quand te faut-il cela, dernière limite ?

— Lundi.

— On t’appellera, déclara Andie avant de jeter un coup d’œil à l’horloge du bar. Écoute, j’ai un rendez-vous et je suis en retard. Ça m’a fait plaisir de te revoir.

Attrapant son manteau, Andie bondit sur ses pieds, fit un petit signe de la main et franchit la porte avant que la journaliste, abasourdie, ait pu réagir.

Pas de taxi en vue. Zut ! Andie s’emmitoufla dans son manteau et décida de marcher jusqu’à la station de métro. Il n’était que trois heures et le soir n’était pas encore tombé.

Les insinuations de Renstrow l’avaient profondément ébranlée. Que cherchait-elle avec ses allusions aux talents de gestionnaire de Jeffers ? Avait-elle découvert quelque chose à propos du budget ? Andie se promit de procéder à un rapide examen des finances du service. Elle interrogerait Jeffers plus tard sur ses anciens comptes de sociétés. Elle tourna dans une rue latérale bordée d’hôtels particuliers. Toutes les portes réfléchissaient la lumière verte des champs de gravitation protecteurs ; puis, elle coupa par une ruelle limitée par des murs en brique, qui débouchait sur la station de métro.

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