11

— Caryl, appelle-moi Joe Bailey à la police métropolitaine de Columbia, demanda Andie.

Si quelqu’un pouvait localiser Mélanie Ryton, c’était bien Bailey. D’ailleurs, il lui devait une faveur. Plusieurs faveurs.

— Sur la ligne cinq, signala Caryl.

L’écran de bureau vacilla et s’éclaira. Un visage allongé et assez ordinaire souriait autour d’un beignet.

— Hé, belle rousse. Qu’est-ce que t’as pour moi ?

— Une fille qui a disparu. Une mutante. Environ dix-sept ans. Sino-caucasienne. Du nom de Mélanie Ryton.

— Okay. (Bailey joua avec son clavier, tout en mastiquant son beignet.) D’où elle est ?

— New Jersey.

Bailey cessa de mastiquer.

— Jersey ? Ce n’est pas mon secteur. Du moins, plus maintenant.

— Elle a dit à ses parents qu’elle avait un travail ici.

— Et alors ?

— Ils ne la croient pas. Je me suis dit que tu pourrais vérifier plus vite que moi.

— Une minute.

Il s’essuya les mains et disparut de l’écran. Puis il revint en secouant la tête.

— Négatif. Aucune Mélanie Ryton nulle part. J’ai vérifié : marché de l’emploi, maisons de jeunes, même les bordels. Nada.

— Zut !

— Je croyais que les mutants gardaient leurs enfants chez eux dans des boîtes.

— Ce n’est pas drôle. Et pas vrai non plus.

— Faut espérer qu’elle fait gaffe, toute seule dans cette ville. Tu as entendu parler de ce cheik qui veut s’offrir une mutante pour son harem ?

— Non. Mais je le crois sans peine. Ouvre l’œil pour la petite, d’accord ?

— Andie, est-ce que tu es au courant du nombre de gens qui disparaissent, chaque jour, enfants, parents, grands-parents, sans parler des animaux ?

— Fais-le pour moi, Joe !

Elle se rapprocha de l’écran et adressa à Bailey un regard aguichant, paupières mi-closes. L’homme lâcha un soupir.

— Entendu.

Une incrustation en lettres jaunes, transmise par Caryl, défila au bas de l’écran : L’ÉMISSION DE HORNER COMMENCE, CANAL 12. URGENT ! Andie jeta un œil sur le message.

— Joe, dit-elle, il faut que j’y aille. N’oublie pas : Mélanie Ryton. Au fait, tu as du sucre en poudre sur le menton.

— C’est noté. Ciaocito, belle rousse.

L’image s’effaça, remplacée par celle du sénateur Joseph Horner. Il arborait devant la caméra son plus beau sourire du rendez-vous-du-dimanche-matin-pour-l’invitation-à-la-prière. Il se tourna vers son hôte, Randall Camphill.

— Comme je disais, Randy, nous devons nous montrer vigilants devant la menace que représente ce supermutant.

Hou ! là ! réagit Andie. Que nous prépare cet enfant de salaud ? Elle enfonça le bouton d’enregistrement.

Jacobsen était en réunion, mais ceci l’intéresserait.

Camphill se déplaça pour exposer son meilleur profil à la caméra.

— Sénateur, dit-il, pouvez-vous expliquer à nos téléspectateurs ce que vous entendez par supermutant ?

— Un être fabriqué par l’eugénique, résultat de manipulations génétiques impies. Le supermutant constitue un danger pour la société, poursuivit Horner d’une voix fêlée. Si nous nous sommes résolus à accepter nos frères et sœurs mutants qui sont, eux, le résultat d’un processus naturel quoique malencontreux – à en croire ce qui se dit –, nous ne pouvons en aucun cas accepter, et nous devons donc combattre, la profanation que représentent des êtres créés au profit de la science. Qui oserait prétendre que le supermutant, un produit de laboratoire, a quelque chose d’humain ?

Les yeux de Horner brillaient de la colère du juste.

— Et vous dites avoir vu ces fameux supermutants durant votre voyage d’enquête au Brésil ?

— Eh bien, Randy, disons que je ne les ai pas réellement vus. Mais il y avait des signes de leur existence. Certains indices. Nous devons faire preuve de prudence. Nous montrer vigilants. En ce moment même, ils pourraient se trouver parmi nous. Un, deux, au début, une simple goutte d’eau dans la mare. Mais rappelez-vous, c’est avec une seule goutte d’eau qu’a commencé l’océan aux forces tumultueuses. Soyons sur nos gardes, si nous ne voulons pas être noyés dans ce flot qui monte vers nous.

— Merci, sénateur Horner. Le temps qui nous était imparti…

Andie quitta l’écran des yeux.

— Bon sang, marmonna-t-elle. Un renard lâché dans la basse-cour. Le salaud.

Devait-elle déranger Jacobsen pendant sa réunion ? Il fallait prendre une décision. Sans tarder.

La lumière indiquant un appel en attente se mit à clignoter sur l’écran d’Andie, puis d’autres, jusqu’à ce que sonnent toutes les lignes du bureau.

— Fallait s’y attendre, dit Caryl en courant vers son écran. Qu’est-ce que je leur dis ?

— Pas de commentaire, répondit Andie. Le sénateur est en réunion et ils devront rappeler. S’ils insistent, prenez leurs noms et leurs numéros de téléphone. Vous enregistrez tous les appels, mais tenez-vous-en au strict « sans commentaire » s’ils posent des questions.

— Compris.

Dans sa tête, Andie voyait déjà les propos de Horner se répercuter partout à travers le pays, et tout autour de la planète, retransmis par toutes les cabines vidéo à chaque coin de rue, provoquant l’hystérie collective. Les gens étaient déjà suffisamment montés contre les mutants. Les émeutes d’il y a vingt ans laissaient encore dans les esprits des traces terribles. La crainte d’un supermutant monstrueux pouvait provoquer la panique, ou pire encore. Était-ce là ce que cherchait Horner ?

Cela étant, se pouvait-il qu’il dise vrai ? Le monde était-il capable de créer des mutants aux pouvoirs étendus ? Elle se souvint de la cartouche que Skerry lui avait donnée à Rio. Elle avait eu l’intention de la montrer à Jacobsen dès leur retour du Brésil, mais il s’était déjà écoulé trois semaines depuis lors. Par trop sollicitée, elle n’avait jamais trouvé le temps. Et chaque fois qu’elle avait pensé à la requête de Skerry, celle-ci lui avait paru de plus en plus relever de l’imagination paranoïaque. Elle s’était promis de montrer la cartouche à Jacobsen cet après-midi. En aurait-elle le temps ?

En dépit des efforts effrénés de Caryl, les lumières continuaient à clignoter. Elle prenait les appels aussi vite qu’il était possible. Elle avait l’air furieuse.

— Non. Je regrette. Nous n’avons pas de déclaration à faire pour le moment. Non. Absolument pas.

Andie inspira profondément et composa le code prioritaire qui la mettait en communication avec son patron.


— Où avez-vous eu ça ? demanda Jacobsen.

L’écran était vide. Elles venaient de visionner par deux fois le contenu de la cartouche. Andie poussa un soupir.

— Je vous l’ai dit…

— Ce mystérieux étranger vous a abordée à Rio, semblait me connaître, et vous a donné ça ? (Jacobsen s’adossa à son fauteuil, incrédule.) Est-ce que vous vous rendez compte qu’en acceptant cette chose vous auriez pu tous nous compromettre ?

— Oui, mais…

— Bon, je suppose qu’il est trop tard à présent. Mais vous auriez dû venir m’en parler tout de suite.

Andie ne l’avait jamais vue si contrariée.

— J’aurais peut-être dû vous laisser pousser Horner par la fenêtre à Rio. Cette ordure.

— Je croyais que vous ne lisiez jamais dans les esprits sans en demander la permission, remarqua Andie en rougissant.

— C’est exact. Mais c’était pratiquement comme si vous le criiez sur les toits. Même les non-mutants sont capables de faire ça, à l’occasion. (Le visage de Jacobsen se radoucit, jusqu’à sourire.) Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé, Andie ?

— Je pensais que nous étions surveillées.

— Vous aviez probablement raison. Néanmoins, j’aurais aimé le savoir plus tôt. Maintenant, j’ai la preuve que je recherchais, si du moins celle-ci est digne de foi, à savoir que des expériences génétiques sur des embryons humains ont bel et bien lieu à Rio. J’ignore encore comment, mais je dois trouver un moyen de réparer les dégâts que cet imbécile de Horner a commis sans pour autant mentir carrément.

— À mon avis, il vaudrait mieux que vous donniez cette conférence de presse demain matin, suggéra Andie. Avant que les choses empirent. J’ai déjà fait installer deux répondeurs automatiques dans le bureau.

Jacobsen fronça les sourcils.

— Cette affaire va à l’encontre de toute jurisprudence. En premier lieu, je dois en référer au Congrès. Et il me faut une copie de cette cartouche pour l’Assemblée des Mutants. Toutefois, vous avez sans doute raison. Les déclarations de Horner vont se répandre comme une traînée de poudre. Il faut d’abord que j’arrête ça.

— J’ai réservé la salle présidentielle pour dix heures demain matin.

— Parfait. Appelez-moi Craddick sur ma ligne privée, voulez-vous, Andie ? Puis faites diffuser un communiqué sur tous les réseaux habituels.

Le restant de la journée se déroula pour Andie dans une espèce de brouillard : régler l’ordre de passage des diverses interviews consécutives à la conférence de presse, répondre à d’autres appels, sans cesser de distribuer ses directives aux autres membres de l’équipe. Ses nerfs étaient à vif, un peu plus écorchés chaque fois que quelqu’un prononçait le mot « supermutant ».

À six heures trente, Karim téléphona pour lui rappeler qu’ils devaient dîner ensemble. À regret, elle se décommanda. À neuf heures trente, elle s’aperçut qu’elle n’avait toujours pas mangé et se fit monter un sandwich. Deux heures plus tard, elle se résigna à rentrer chez elle. Livia, la chatte abyssine, l’accueillit à la porte avec des miaulements de reproche.

— Désolée, ma chérie. Dure journée au bureau. Oui, tu as faim, je sais.

Andie fit valser ses chaussures, bénissant la douce et somptueuse moquette bleue sous ses pieds douloureux. Elle nourrit la chatte, ajoutant une portion supplémentaire pour se faire pardonner, puis s’installa sur le canapé pour revoir les notes qu’elle avait prises pour le discours de Jacobsen prévu le lendemain. Livia se pelotonna à côté d’elle en ronronnant et, tout heureuse, commença sa toilette. Lentement, la tête d’Andie s’inclina. Ses yeux se fermèrent. Mais son sommeil resta agité, empli de rêves où des monstres de Frankenstein aux yeux dorés la suivaient et la conduisaient vers des églises dont le portail s’ouvrait sur des rangées de dents aiguisées et des sourires grimaçants.


Entre deux numéros de danse, Mélanie s’appuya au bar et regarda la foule qui se pressait dans la salle du Star Chamber. Elle repéra deux hommes élégamment vêtus, qui promettaient de se montrer généreux sur les pourboires. Près d’eux, un groupe de touristes coréens ; ceux-là déboursaient toujours assez facilement et n’avaient pas la main trop rude. Elle aperçut des habitués et nota quelque part dans sa tête de rester à l’écart du type à cheveux gris adepte du plongeon, qui essayait toujours de lui arracher ses flèches.

Depuis deux semaines qu’elle travaillait au club, elle avait vite appris qui éviter et qui encourager. Les plus enclins à se montrer brutaux étaient les défoncés du grand plongeon, ce qui expliquait sans doute leur agressivité. En revanche, ceux qui s’en tenaient à la petite piquouse étaient inoffensifs ; ils se contentaient de rigoler et de la chatouiller, et il leur arrivait de donner de bons pourboires, quand ils y pensaient. Mélanie jeta un regard vers l’angle le plus éloigné. Oh, non ! Il y avait ce cinglé, Arnold Tamlin, assis seul à une table. Ce soir, il avait l’air tout à fait incapable de concentrer sa vision sur quoi que ce soit.

— Je vois que ton petit chéri est revenu, remarqua Gwen.

— Va te faire foutre.

Depuis ce premier soir où, encore trop naïve, elle n’avait su repousser les avances de la grande rousse, Mélanie gardait ses distances. Aujourd’hui, elle comprenait mieux ce qui se passait en elle. La nuit, quand elle émergeait, en sueur et l’esprit confus, de rêves où elle essayait désespérément d’échapper à des mains qui la caressaient et à des lèvres qui la suçotaient, elle se disait qu’elle avait dû trop boire. Des cauchemars. C’étaient des cauchemars qui lui faisaient battre le cœur. L’angoisse, pas le désir. Non, pas le désir.

Au cours du deuxième numéro, Mélanie réussit à éviter les mains tendues des paras et se concentra sur les Coréens. Ils lui fourrèrent tant de plaques sous la ceinture qu’elle osait à peine bouger. Elle ne prit pas de risques dans sa danse, se contentant d’exciter deux hippies, et échappa même au terrible Tamlin. Quel timbré celui-là ! Elle termina son numéro avec panache et décida d’aller fumer un joint dehors.

L’air frais de la nuit la débarrassa rapidement de la sueur qui lui collait à la peau. En juillet à Washington, la chaleur était incroyable, mais au moins le soir apportait-il un peu de soulagement. Elle s’adossa à la porte et là, dans la ruelle qui donnait sur l’arrière du club, elle se mit à songer à sa famille. Ils seraient bien surpris d’apprendre combien d’argent elle se faisait. Un instant, Mélanie éprouva quelque chose qui ressemblait au bonheur. Elle n’avait plus besoin d’eux. Elle se débrouillait fort bien toute seule.

— Euh… excusez-moi. Miss Vénus ?

Oh non, pas lui ! Tamlin l’avait suivie dehors. À présent, il bloquait l’entrée. Mélanie recula lentement, esquissant un sourire.

— Oui ?

— Je voulais vous dire le plaisir que j’ai à vous regarder danser.

Il s’avança vers elle, les yeux rivés aux siens.

— Merci.

— Je me demandais si vous danseriez juste pour moi…

Il était de plus en plus près, tendit la main vers elle.

— Oh, Arnold, je ne sais pas. Je suis vraiment fatiguée.

Elle continua à reculer, tentant de le contourner pour gagner la porte. Pourquoi Dick n’avait-il envoyé personne la chercher ? La pause était pourtant terminée.

— Danse pour moi, Vénus. Lévite et danse dans les nuages, rien que pour moi.

Il l’empoigna aux épaules. Les mains étaient rudes, les doigts s’enfonçaient dans sa chair.

— Arnold, je ne peux pas léviter, dit-elle en se tortillant pour se dégager. Laissez-moi.

— Mais si, tu peux. Fais-le pour moi. Tous les mutants peuvent léviter, non ?

— Vous me faites mal.

Il ne semblait pas l’entendre. Mélanie voulut lui donner un coup de pied dans le tibia tandis qu’il la poussait devant lui, mais elle trébucha sur une brique qui traînait et tomba à la renverse sur le trottoir, Tamlin sur elle. Il mit les mains autour de sa gorge et serra.

— Lévite, salope ! Espèce de sale mutante ! Monstre ! Lévite ou je te tue !

Mélanie essaya de crier, alors même qu’elle savait que le bruit du bar couvrirait le son de sa voix. Elle lutta désespérément, griffant les mains du type tandis que les beuglements à ses oreilles devenaient plus forts. De plus en plus forts. La poigne de Tamlin était trop forte. Suffoquant, elle chercha son souffle. Des points brillants jaillirent derrière ses paupières, puis commencèrent à s’effacer. Ne parvenant plus à respirer, elle eut envie de se laisser aller. Mais il y avait quelque chose qui l’en empêchait.

— Mademoiselle ? Ça va ?

Quelqu’un la secouait. Mélanie ouvrit les yeux. Un jeune homme, penché sur elle l’air anxieux, la regardait. Il avait des cheveux châtains assez longs, le teint olivâtre et des yeux bruns expressifs. Elle se redressa précautionneusement.

— Où est-il ?

— Il s’est sauvé quand je l’ai tabassé.

— Mon Dieu, dit Mélanie en se tâtant la gorge. Je crois que vous m’avez sauvé la vie.

— Disons que je n’allais pas le regarder vous étrangler.

Il passa un bras rassurant autour de ses épaules, et l’aida à se relever. Reconnaissante, elle se laissa aller contre lui. C’était l’un des hommes d’affaires dont elle avait remarqué la présence dans le bar tout à l’heure.

— Vous allez bien ? Vous voulez voir un médecin ?

Elle secoua la tête.

— Ça va.

— Alors, permettez que je vous reconduise chez vous. Il pourrait bien être encore dans les parages et vous suivre.

— Vous croyez ?

— Tout est possible avec ce genre de maniaque.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Benjamin. Benjamin Cariddi. Ben.

Elle lui serra la main, se trouvant un peu idiote.

— Moi, c’est Mélanie.

— Je me doutais bien que ce n’était pas Vénus.

Il eut un sourire moqueur.

— Donnez-moi cinq minutes pour me changer, dit-elle en souriant à son tour. Et prévenez-les que j’ai eu ma dose pour ce soir.

— Je vous retrouve à l’entrée.

Il l’attendait dans un glisseur de couleur sombre aux formes aérodynamiques. Les sièges gris avaient l’air recouverts de cuir. Une bonne imitation, sans doute, pensa-t-elle.

— Vous avez faim ? demanda-t-il.

— Oui.

— Vous aimez les hamburgers ?

— Les vrais ? Oh oui !

— Je connais un endroit formidable pour ça.

Il engagea le glisseur dans une rue latérale qui menait à une entrée d’autoroute, entra un code au tableau de bord et s’adossa à son siège.

— Il est entièrement autoguidé ?

— Presque.

— Ces glisseurs coûtent follement cher, non ?

Ben sourit avant de répondre.

— Oui.

Mélanie rougit. Cesse de poser des questions stupides, se morigéna-t-elle. Contente-toi de regarder le paysage.

Celui-ci ne lui était pas familier : un quartier résidentiel tranquille. À la sortie suivante, le glisseur quitta l’autoroute et fila entre des pelouses bien entretenues et des maisons élégantes aux murs baignés d’une lumière jaune que dispensaient des éclairages indirects. Un autre carrefour, et ils foncèrent à travers un défilé de gratte-ciel brillants. Le glisseur s’immobilisa devant une tour verte dont le dernier étage se perdait dans le brouillard et les ténèbres, puis manœuvra jusqu’à un monte-charge. Dans un grincement et une secousse, l’ascenseur les déposa sur une aire de stationnement profondément enfouie sous terre.

— Tout le monde descend, dit Ben en ouvrant la portière de Mélanie.

— Où sommes-nous ?

— Chez moi.

— Je croyais que nous allions manger un hamburger.

— C’est cela. Je fais les meilleurs hamburgers du coin. (Il lui adressa un grand sourire et la conduisit vers un second ascenseur.) Vingt-troisième étage, s’il vous plaît.

Mélanie n’eut pas le temps de compter les étages que l’ascenseur s’était immobilisé. Ben la guida le long d’un couloir gris recouvert d’une somptueuse moquette. Il posa sa paume contre la plaque détectrice qui leur ouvrit la porte sur un duplex spacieux. Le salon aux allures d’atrium regorgeait de plantes vertes et de canapés bas en cuir fauve.

— Mettez-vous à l’aise, dit-il avant de disparaître dans la cuisine.

Les murs étaient tapissés d’une toile où jouaient des reflets vert et or. Un vestibule reliait le hall d’entrée à trois chambres, une salle de bains et un petit bureau. Plus loin, se trouvait la chambre du maître des lieux, une pièce sombre lambrissée de boiseries sombres et précieuses. Au mur du fond, un ascenseur dont Mélanie présuma qu’il desservait le second niveau.

Une odeur de viande grillée flotta jusqu’à ses narines.

— À table, annonça la voix de Ben depuis une enceinte murale.

La cuisine était longue et étroite, bordée de meubles de rangement d’un blanc éclatant. Elle donnait sur un coin-repas circulaire où une table était dressée – fines assiettes noires et couverts rutilants. Ben servit la sauce dans un bol à côté du plat de hamburgers et désigna une chaise.

— Asseyez-vous. C’est une recette de mon invention.

Mélanie contempla les assiettes et les verres étincelants, les couverts en argent disposés dans un alignement impeccable. Ces derniers temps, elle avait mangé un peu trop souvent dans des gargotes à soja. Saisissant un hamburger, elle en croqua un énorme morceau. Puis un autre.

— Oooh ! Génial, dit-elle entre deux pleines bouchées.

Elle avait oublié combien la vraie viande était bonne. Elle ajouta de la sauce, qui semblait faite à base de tomate et d’oignon, avec une forte saveur piquante et sucrée à la fois.

— Je ne crois pas à toutes ces publicités fallacieuses, dit Ben. (Tout en buvant une gorgée de bière, il jaugea son invitée.) Que faites-vous dans une boîte comme ça ?

— C’est un travail. J’en avais besoin.

— Où sont vos parents ?

— Morts.

Mélanie concentra son attention sur la nourriture.

— D’où êtes-vous ?

— New York, répondit-elle avant de se servir un deuxième hamburger.

— Des membres de votre clan ne pourraient pas vous aider ?

Elle s’arrêta de mastiquer et le regarda.

— Que savez-vous sur le clan ?

— J’ai vu un documentaire à la télé qui expliquait que les mutants faisaient des réunions de clan et des choses comme ça.

— Je ne me rappelle pas avoir jamais vu ce truc-là.

Ben haussa les épaules :

— Peut-être ne l’a-t-on pas passé à New York.

— Peut-être, dit-elle avant d’engloutir le dernier morceau et de s’essuyer les lèvres. Merci pour le repas.

Elle se leva, prit son sac et se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous ? demanda Ben en la rejoignant.

— Chez moi.

— Dans un studio plein de puces, sans doute.

— Sans doute. (Mélanie essaya d’ouvrir la porte, qui résista.) Laissez-moi partir.

Ben passa devant elle et composa un code sur le panneau mural. La porte glissa.

— Vous ne trouverez pas de taxi à cette heure-ci.

— En ce cas, je prendrai le métro.

— Il n’y a pas une seule station à des kilomètres à la ronde. Et vous ne savez même pas où vous êtes. (Il s’appuya contre le chambranle de la porte.) Ce n’est peut-être pas une si bonne idée de suivre chez eux des inconnus, hein ?

Ben ébaucha un sourire et Mélanie sentit battre son cœur. Dans quoi s’était-elle fourrée à présent ?

— Calmez-vous, dit Ben en secouant la tête. Je ne vous veux pas de mal. Vous êtes libre de partir si ça vous chante. Ou de rester.

— Pourquoi est-ce que je resterais ?

— Parce que c’est un endroit plus agréable que celui où vous dormez. Parce qu’il y a un verrou à la porte de votre chambre que vous seule serez en mesure d’actionner. Parce que vous avez besoin d’aide et que je peux vous l’apporter.

— Comme quoi, par exemple ?

— Un travail plus intéressant. Pour quelqu’un qui débute.

— Et que devrai-je vous donner en échange ?

Le même sourire éclaira un instant le visage de Ben.

— Je vais y réfléchir. Mais pas ce soir. Allons. Il se fait tard.

Mélanie se laissa convaincre, et Ben referma la porte. Il fit glisser le panneau d’une penderie qui révéla des étagères chargées de serviettes et de draps bleus.

— Prenez ce dont vous avez besoin. Votre chambre est la première porte sur la droite. Elle a sa propre salle de bains.

Elle le dévisagea, encore hésitante.

Ben poussa un soupir et se dirigea vers la chambre. Il entra un code dans l’ordinateur placé dans un coin. L’écran resta vide jusqu’à ce que bourdonne une voix artificielle.

« Vous êtes en liaison avec le commissariat de police du district sud de Columbia. En cas d’urgence, composez le sept cent trente-trois ; pour le fichier des arrestations, le six cent vingt-deux ; pour la brigade des stupéfiants…» Ben coupa la communication, puis effectua un autre réglage.

— Voilà. Je l’ai mis sur rappel automatique. Ils peuvent repérer un appel en trois secondes, mais vous trouverez mon adresse dans le tiroir du haut si ça vous dit de me dénoncer pour gentillesse envers les invités de passage.

— Je ne comprends pas, dit Mélanie.

— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?

— Je ne vous connais pas. Pourquoi faites-vous ça pour moi ?

Ben sourit.

— Il se trouve simplement que j’étais ce soir dans cette boîte parce qu’un collègue qui arrivait du Tennessee avait envie de voir un numéro de danse exotique. Cela dit, j’ai beaucoup apprécié votre spectacle. En revanche, fit-il avec une grimace, ce que je n’ai pas apprécié, c’est de voir un psychopathe tenter de vous étrangler. Et je ne serai pas là tous les soirs pour vous protéger. (Il posa sa main sur la joue de la jeune fille.) Vous n’êtes pas faite pour ce boulot.

Ça commence par les compliments, songea Mélanie, puis vient le numéro de séduction. Bon, très bien, finissons-en. Et pourtant, cet homme avait une expression bizarre. Allait-il se décider à l’embrasser ?

Du doigt, il dessina délicatement le contour de ses lèvres.

— Vous êtes vraiment adorable, vous savez. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quelque chose.

Il retira la main et recula vers la porte.

— Si vous entendez du bruit au milieu de la nuit, ne vous inquiétez pas. Je travaille assez souvent à des heures incongrues. J’ai plusieurs correspondants outremer. Je suis exportateur d’articles spécialisés. Bon, dormez bien.

Il longea le couloir et entra dans sa chambre dont il referma la porte. Mélanie l’avait suivi des yeux, ne croyant toujours pas à ce qui lui arrivait. Que cherchait-il ? Il lui avait sauvé la vie, l’avait nourrie, et maintenant il lui offrait un toit. Il n’avait même pas vraiment essayé de lui faire du plat. Bizarre. Elle huma avec bonheur l’odeur des draps fleuris qui respiraient le propre. Le sommeil l’appelait. Mais avant toute chose, elle ferma la porte derrière elle et à deux reprises vérifia le verrou.

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