CHAPITRE VI LA LÉGENDE DES SOLEILS BLEUS

La doctoresse Louma Lasvi et le biologiste Éon Tal sortirent péniblement de la cabine aménagée en infirmerie. Erg Noor s’élança au-devant d’eux.

— Niza ?

— Elle est vivante, mais …

— Elle meurt ?

— Pas encore. Une paralysie totale. La respiration est très ralentie. Le cœur bat un coup toutes les cent secondes. Ce n’est pas la mort, c’est un collapsus qui peut durer indéfiniment.

— La conscience et les douleurs sont exclues ?

— Oui.

— Absolument ?

Le regard du chef était aigu, exigeant, mais le médecin ne se laissa pas déconcerter.

— Absolument ?

Erg Noor interrogea du regard le biologiste qui répondit par un signe affirmatif.

— Que comptez-vous faire ?

— La garder dans un milieu à température constante, dans le repos absolu, sous une lumière faible. Si le collapsus ne progresse pas …, ce sera une sorte de sommeil … qui durera jusqu’à la Terre … Ensuite, on la mettra à l’institut des Courants Neurologiques. Le mal a pour cause un courant quelconque … Le scaphandre est perforé en trois endroits. Heureusement qu’elle respirait à peine !

— J’ai remarqué les trous et les ai bouchés avec mon emplâtre, dit le biologiste.

Erg Noor, reconnaissant, lui serra le bras au-dessus du coude sans mot dire.

— Seulement …, fit Louma, il vaut mieux quitter au plus vite le champ de gravitation accrue …, mais le plus dangereux dans l’affaire, ce n’est pas l’accélération de l’envol, c’est le retour à la force de pesanteur normale.

— Je vois : vous craignez que le pouls ne ralentisse encore. Ce n’est pourtant pas un pendule qui accélère ses oscillations dans un champ de gravitation accrue ?

— Le rythme des impulsions dans l’organisme est régi dans l’ensemble par les mêmes lois. Si les battements du cœur ralentissent jusqu’à un coup par deux cents secondes, l’afflux du sang au cerveau sera insuffisant et …

Erg Noor, tout à ses pensées, avait oublié ses interlocuteurs ; revenu à lui, il poussa un grand soupir.

Les autres attendaient patiemment.

— Si on soumettait l’organisme à l’hypertension dans une atmosphère enrichie d’oxygène ? Hasarda le chef, et les sourires satisfaits du médecin et du biologiste lui apprirent que l’idée était bonne.

— Saturer le sang de gaz, sous une grande pression partielle, c’est excellent … Bien entendu, nous prendrons des mesures contre la thrombose, et alors un coup toutes les deux cents secondes ne présentera aucun danger. Cela se régularisera par la suite …

Éon montra ses grandes dents blanches sous la moustache noire, et son visage grave devint aussitôt jeune et gai.

— L’organisme restera inconscient, mais il vivra, dit Louma d’un ton soulagé. Nous allons préparer la chambre. Je veux utiliser la grande vitrine de silicolle destinée aux collections de Zirda. On peut y placer un fauteuil flottant que nous transformerons en lit pendant l’envol. L’accélération une fois terminée, nous installerons Niza définitivement …

— Dès que vous serez prêts, faites-le savoir au poste. Nous ne tarderons pas une minute … Assez de ténèbres et de pesanteur !..

Chacun regagna en hâte son compartiment, luttant de son mieux contre l’attraction accablante de la planète noire.

Les signaux du départ entonnèrent leur chant triomphal.

C’est avec un soulagement sans précédent que les membres de l’expédition s’abandonnèrent à la douce étreinte des fauteuils hydrauliques. Mais l’envol à partir d’une planète lourde était une entreprise difficile et périlleuse. L’accélération nécessaire au décollage se trouvait à la limite de l’endurance humaine, la moindre erreur du pilote risquait d’entraîner une catastrophe.

Dans le rugissement formidable des moteurs planétaires, Erg Noor conduisit l’astronef suivant la tangente à l’horizon. Les leviers des fauteuils s’enfonçaient de plus en plus sous la pesanteur croissante. S’ils allaient ainsi jusqu’au bout, l’accélération broierait, comme sous une presse, les os humains. Les mains du chef, posées sur les boutons des appareils, lui semblaient d’une lourdeur de plomb. Mais les doigts vigoureux fonctionnaient, et la Tantra, décrivant une vaste courbe, s’échappait des ténèbres opaques vers le noir diaphane de l’infini. Erg Noor ne détachait pas les yeux de la ligne rouge du niveleur horizontal, qui oscillait dans un équilibre instable, montrant que le vaisseau était sur le point de redescendre suivant la trajectoire de chute. La planète gardait encore l’astronef prisonnier. Erg Noor résolut d’embrayer les moteurs à anaméson, d’une puissance à toute épreuve. Leur vibration sonore ébranla le vaisseau. La ligne rouge monta d’une dizaine de millimètres au-dessus du zéro. Encore un peu …

À travers le périscope de visée supérieure, Erg Noor vit la Tantra se couvrir d’une mince couche de flamme bleutée qui glissait lentement vers l’arrière. L’atmosphère était dépassée ! Dans le vide, selon la loi de supraconductibilité, les courants résiduels ruisselaient à même le fuselage.

Les étoiles se précisaient de nouveau, la Tantra libérée s’éloignait de plus en plus de l’effroyable planète. L’attraction diminuait d’une seconde à l’autre. Le corps s’allégeait. L’appareil de gravitation artificielle se mit à susurrer, et sa pression terrestre parut bien faible après les jours vécus sous la presse écrasante de la planète noire. Les gens bondirent de leurs fauteuils. Ingrid, Louma et Éon exécutaient un pas de danse fantastique. Mais la réaction inévitable survint bientôt, et la majorité de l’équipage sombra dans un sommeil de repos momentané.

Erg Noor, Pel Lin, Poor Hiss et Louma Lasvi étaient seuls à veiller. Il s’agissait de calculer l’itinéraire provisoire de l’astronef et de décrire une vaste courbe perpendiculaire au plan de rotation du système de l’étoile T pour éviter sa ceinture météoritique. Après quoi, on pouvait lancer le vaisseau à la vitesse normale, voisine de celle de la lumière et passer à la longue étude de son véritable trajet.

La doctoresse surveillait l’état de Niza après l’envol et le retour à une force de pesanteur normale pour les Terriens. Elle put bientôt rassurer ses compagnons éveillés, en leur annonçant que le pouls était parvenu à la constante d’une pulsation par cent dix secondes. Dans une atmosphère fortement oxygénée, ce n’était pas mortel. Louma Lasvi se proposait de recourir au thyratron, stimulant électronique de l’activité cardiaque, et à des stimulants organiques[27].

La vibration des moteurs à anaméson fit gémir pendant cinquante-cinq heures les parois de l’astronef, jusqu’à ce que les compteurs eussent indiqué la vitesse de 970 millions de kilomètres à l’heure, proche de la limite de sécurité. La distance de l’étoile de fer augmentait de plus de vingt milliards de kilomètres en 24 heures terrestres. Il serait difficile de rendre le soulagement des treize voyageurs après les rudes épreuves subies : la planète tuée, la disparition de l’Algrab, enfin l’horrible soleil noir. La joie de la délivrance n’était pourtant pas complète : le quatorzième membre de l’équipage, la jeune Niza Krit, gisait immobile, dans un sommeil voisin de la mort …

Les cinq femmes : Ingrid, Louma, le second ingénieur électronicien, le géologue et loné Mar qui cumulait les fonctions de professeur de gymnastique rythmique, de distributrice de rations alimentaires, d’opératrice aérienne et de collecteur de matériaux scientifiques, se réunirent comme pour une cérémonie funèbre de l’antiquité. Le corps de Niza, débarrassé de vêtements, fut lavé aux solutions TM et AS, puis étendu sur un tapis épais, cousu à la main, en éponges moelleuses de la Méditerranée. On plaça le tapis sur un matelas pneumatique et on le recouvrit d’une cloche en si licol le rosée. Un appareil de précision, le thermobaro-oxystat, pouvait y entretenir durant des années la température, la pression et le régime d’air voulus. Les souples saillies de caoutchouc maintenaient la dormeuse dans la même position, que Louma Lasvi comptait changer une fois par mois. Il fallait surtout craindre les meurtrissures dues à une longue immobilité. Le médecin décida donc de veiller Niza et renonça à dormir d’un sommeil prolongé pendant un ou deux ans de voyage. L’état cataleptique de la malade persistait. Le médecin n’avait réussi qu’à accélérer le pouls jusqu’à une pulsation par minute. Si infime que fût ce succès, il évitait aux poumons une nuisible saturation d’oxygène.

Quatre mois s’écoulèrent. L’astronef suivait sa route véritable, dûment calculée, qui contournait la région des météorites libres. L’équipage, exténué par ses aventures et un pénible labeur, se refaisait dans un sommeil de sept mois. Cette fois, il y avait non plus trois, mais quatre veilleurs : à Erg Noor et Poor Hiss, qui faisaient leur service, s’étaient adjoint Louma Lasvi et le biologiste Éon Tal.

Erg Noor, qui avait surmonté les plus grosses difficultés qu’eussent jamais éprouvées les astronautes de la Terre, se sentait bien seul. C’était la première fois que quatre ans de voyage jusqu’à la Terre lui paraissaient interminables. Il ne cherchait pas à s’illusionner : son impatience tenait au fait que la Terre seule lui donnait l’espoir de sauver son astronavigatrice si dévouée et qui lui était devenue chère.

Il remettait d’un jour à l’autre ce qu’il eût fait le lendemain de l’envol : la projection des films électroniques de la Voile. Erg Noor voulait voir et entendre avec Niza les premières nouvelles des mondes splendides, des planètes qui tournent autour de l’étoile bleue. Il voulait qu’elle fût là quand se réaliseraient les rêves les plus hardis du passé et du présent : la découverte des mondes stellaires, futures fies lointaines de l’humanité …

Ces films, tournés il y avait quatre-vingts ans, à huit parsecs du Soleil, et restés dans l’astronef ouvert, sur la planète noire de l’étoile T, s’étaient parfaitement conservés. L’écran hémisphérique emporta enfin les quatre spectateurs de la Tantra vers la région où Véga rayonnait dans toute sa gloire.

Les sujets se succédaient rapidement, images instantanées de la vie du vaisseau dans l’éblouissante clarté du soleil bleu. Le chef de l’expédition, un tout jeune homme, vingt-huit ans à peine, travaillait à la machine à calculer ; des astronomes encore plus jeunes faisaient leurs observations. Voici les danses et les sports quotidiens, poussés à une perfection acrobatique. Une voix enjouée spécifia que le record était détenu tout le long du voyage par le biologiste. Jeune fille aux cheveux courts, blonds comme le lin, qui pliait effectivement dans les exercices les plus difficiles, son corps superbe de gymnaste entraînée …

À voir ces images qui avaient gardé leur fraîcheur de coloris, on oubliait que les jeunes astronautes, si gais, si énergiques, étaient dévorés depuis longtemps par les horribles monstres de la planète de l’étoile de fer.

La chronique succincte de la vie de l’expédition passa en un clin d’œil. Les amplificateurs de lumière dans l’appareil de projection se mirent à bourdonner : l’astre violet brillait d’un éclat si intense que son pâle reflet sur l’écran obligea les spectateurs à mettre des lunettes fumées. L’étoile gigantesque, très aplatie, d’un diamètre et d’une masse presque triples de ceux du Soleil, tournait à la vitesse équatoriale de 300 kilomètres par seconde. Cette sphère de gaz incandescent, dont la température superficielle mesurait onze mille degrés, étendait à des millions de kilomètres ses ailes de feu nacré. Les rayons de Véga semblaient d’immenses javelots qui filaient dans l’espace en balayant tout sur leur passage. Au sein de leur clarté se cachait la planète la plus proche de l’étoile bleue.

Mais aucun vaisseau de la Terre ou de ses voisins de l’Anneau ne pouvait atteindre cet océan de flamme. La projection visuelle céda la place à un compte rendu verbal des observations ; on vit apparaître sur l’écran des épures stéréométriques qui montraient la disposition de la première et de la seconde planète de Véga. La Voile n’avait pas pu s’approcher de la seconde, séparée de l’étoile par une distance de cent millions de kilomètres.

Des protubérances monstrueuses, jaillies du fond de l’océan de feu violet qui enveloppait l’astre, tendaient dans l’espace leurs bras destructeurs. L’énergie de Véga était si grande qu’elle émettait la lumière des quanta maxima, partie violette invisible du spectre. Aux yeux humains, même protégés par un triple filtre, elle donnait une terrible sensation d’irréalité, de fantôme porteur d’un danger mortel … Des tempêtes de lumière se déchaînaient, surmontant l’attraction de l’étoile. Leurs répercussions lointaines secouaient et balançaient la Voile. Les compteurs de rayons cosmiques et d’autres radiations dures cessaient de fonctionner. Une ionisation dangereuse se produisait à l’intérieur du vaisseau, malgré sa cuirasse. On ne pouvait que deviner la frénésie du rayonnement qui se précipitait dans le vide en un torrent formidable.

Le chef de la Voile conduisit prudemment l’astronef vers la troisième planète, volumineuse, mais revêtue d’une atmosphère mince et transparente. Le souffle embrasé de l’étoile bleue avait sans doute chassé la couche des gaz légers, qui suivaient à présent la planète du côté ombreux sous l’aspect d’une longue traîne luminescente. Les émanations corrosives du fluor, le poison de l’oxyde de carbone et la densité des gaz inertes rendaient cette atmosphère irrespirable pour tout être terrestre …

L’intensité du soleil bleu provoquait l’activité de la matière minérale inerte. Des pics, des crêtes aiguës, des murailles dentelées de roches, rouges comme des plaies vives ou noires comme des abîmes, saillaient des entrailles de la planète. Les plateaux de lave balayés par des tourbillons furieux présentaient des crevasses et des effondrements qui sécrétaient du magma chauffé au rouge et semblaient des veines de feu sanglant.

D’épais nuages de cendre, d’un bleu éblouissant du côté lumière, d’un noir impénétrable du côté ombre, s’élevaient à une grande hauteur. Des éclairs géants, mesurant des milliers de kilomètres de long, zigzaguaient en tous sens, témoins de la saturation électrique de cette atmosphère sans vie.

Sous le terrible fantôme du soleil violet et le ciel noir à moitié caché par le halo nacré, s’étalait un bariolage d’ombres écarlates parmi le chaos des rochers, les sillons, les méandres et les cercles de flamme et le scintillement continuel des éclairs glauques.

Les stéréotélescopes avaient transmis et les films électroniques avaient enregistré ce tableau avec une précision impartiale, étrangère à l’esprit humain.

Mais auprès des appareils, il y avait la raison des astronautes, qui protestait contre ces forces ineptes de destruction et d’accumulation de la matière inerte et concevait l’hostilité de ce monde de feu cosmique décharné. Hypnotisés par ce spectacle, les quatre astronautes échangèrent des regards approbateurs lorsque la voix annonça que la Voile se dirigeait sur la quatrième planète.

La sélection humaine des événements avait raccourci le temps : la dernière planète de Véga, d’une dimension proche de celle de la Terre, grandissait déjà sous les télescopes de carène du vaisseau. La Voile descendait rapidement. Son équipage avait apparemment décidé d’explorer coûte que coûte la dernière planète, dans l’espoir suprême de découvrir un monde sinon splendide, du moins habitable.

Erg Noor se surprit à prononcer mentalement ce terme concessif : « du moins ». C’était sans doute le point de vue des gens qui avaient piloté la Voile et examiné la planète au télescope …

« Du moins » …, ces deux syllabes renfermaient le renoncement au rêve de voir autour de Véga des mondes splendides, de trouver des planètes-perles au fond de l’océan cosmique, au prix de quarante-cinq ans de réclusion dans l’astronef.

Mais, captivé par le spectacle, Erg Noor n’y songea pas tout de suite. L’écran hémisphérique l’entraînait au-dessus de la planète lointaine. La désillusion fut amère pour les explorateurs, pour les disparus comme pour les vivants : la planète ressemblait à Mars, voisin de la Terre et connu depuis l’enfance. La même enveloppe gazeuse, mince et transparente, le même ciel vert sombre, toujours serein, la même surface unie des continents déserts, aux chaînes de montagnes écroulées. Mais sur Mars, les nuits étaient d’un froid mordant et les jours se distinguaient par de brusques écarts de température. Il y avait là des marais peu profonds, pareils à des flaques géantes, presque à sec, des pluies ou du givre chiches et rares, une maigre flore et une faune bizarre, malingre, souterraine.

Tandis qu’ici, la flamme joyeuse du soleil bleu apparentait la planète à nos déserts les plus brûlants. Les vapeurs d’eau montaient en quantités infimes dans les couches supérieures de l’enveloppe aérienne, les vastes plaines n’étaient ombragées que par des remous de courants thermiques qui troublaient sans cesse l’atmosphère. La planète tournait aussi vite que les autres. Le refroidissement nocturne avait changé les roches en mer de sable dont les grandes taches orangées, violettes, vertes, bleuâtres ou neigeuses semblaient de loin des nappes d’eau ou des fourrés de plantes imaginaires. Les montagnes érodées, plus hautes que celles de Mars, mais toutes mortes, étaient vêtues d’une écorce brillante, noire ou brune. Les puissantes radiations ultraviolettes du soleil bleu désagrégeaient les minéraux, évaporaient les éléments légers.

Les plaines de sable clair paraissaient dégager elles-mêmes du feu. Erg Noor se rappela qu’aux temps jadis, où les savants ne constituaient qu’une petite minorité de la population terrestre, les écrivains et artistes rêvaient d’hommes d’autres planètes, adaptés aux températures élevées. C’était beau et poétique, cela exaltait la foi dans la puissance de la nature humaine. Les habitants de planètes merveilleuses accueillant leurs frères terrestres dans le souffle embrasé des soleils bleus !..

Beaucoup de gens, dont Erg Noor, avaient été impressionnés par un tableau exposé au musée d’un centre oriental de la zone Sud : une plaine de sable écarlate, embrumée à l’horizon, un ciel gris en feu et sous cette voûte incandescente, des formes humaines en scaphandres thermiques, qui projettent des ombres bleu-noir, d’une brutalité inouïe. Elles sont arrêtées dans des poses dynamiques, pleines de surprise, devant l’angle d’un ouvrage métallique chauffé presque à blanc. Auprès du métal se tient une femme nue, aux cheveux roux dénoués. L’éclat de sa peau blanche éclipse celui des sables ; les ombres mauves et carminées accentuent chaque ligne de la svelte silhouette, dressée tel un drapeau de la vie splendide, victorieuse des forces du Cosmos. Oui, splendide, c’est là l’essentiel ! Peut-on considérer comme une victoire l’adaptation aux conditions difficiles d’un être réduit à l’état d’un dévoreur informe ? Rêve hardi, mais absolument irréalisable, contraire à toutes les lois de l’évolution biologique qui sont bien mieux étudiées aujourd’hui, à l’époque de l’Anneau, qu’aux temps de cette peinture.

Erg Noor tressaillit lorsque la surface de la planète, vue sur l’écran, fonça à sa rencontre. Le pilote de la Voile effectuait la descente. Des cônes de sable, des rochers noirs, des gisements de cristaux verts scintillants défilaient. L’astronef tournait en spirale autour de la planète, d’un pôle à l’autre. Pas trace d’eau ni de vie, si primitive qu’elle fût. Encore un terme concessif, âme humaine résignée !

La triste solitude du vaisseau perdu parmi les horizons inanimés, au pouvoir de l’étoile de flamme bleue … Erg Noor partageait l’espoir des auteurs du film, qui avaient observé la planète, à la recherche de la vie … ne fût-ce que passée. Quiconque avait visité des planètes mortes, sans eau ni atmosphère, connaissait si bien ces recherches anxieuses de ruines présumées, vestiges de villes et de constructions, dans les contours fortuits des crevasses et des rocs, dans les escarpements des montagnes désolées !

Terre du monde lointain, privée d’ombre, calcinée, tourmentée par les rafales … Erg Noor, conscient de la ruine du grand rêve, se demandait comment avait pu naître la fausse idée des mondes brûlés de l’étoile bleue.

— Nos frères terriens seront déçus, murmura le biologiste qui s’était rapproché du chef. Des millions de gens ont regardé Véga pendant des millénaires. Les nuits d’été, dans le nord, tous les jeunes rêveurs et amoureux contemplaient le ciel. En été, Véga, si claire, si bleue, scintille presque au zénith : comment ne pas l’admirer ? Depuis des siècles, on savait pas mal de choses sur les étoiles. Mais, par une singulière aberration de l’esprit, on était loin de soupçonner que la plupart des astres à rotation lente et au champ magnétique puissant avaient des planètes, de même que la plupart des planètes ont des satellites. Les hommes ignoraient cette loi, mais dans leur solitude, ils rêvaient de confrères peuplant les autres mondes, en premier lieu celui de Véga, le Soleil Bleu. Je me rappelle les traductions de beaux vers en langue ancienne, consacrés à des demi-dieux d’une étoile bleue.

— J’ai rêvé de Véga après le communiqué de la Voile.

Le chef s’était carrément tourné vers Éon Tal.

— Dans le désir de voir mon rêve réalisé, j’ai interprété le communiqué à ma guise. À présent il est clair que l’attrait millénaire des mondes lointains a aveuglé nombre de gens sérieux …

— Comment déchiffrez-vous maintenant l’information de la Voile ?

— Simplement : « Les quatre planètes de Véga sont inanimées. Il n’est rien de plus beau que notre Terre, quel bonheur de revenir ! »

— Vous avez raison ! s’écria le biologiste, que n’y avait-on songé avant ? …

— On y a songé peut-être, mais pas nous, les astronautes, ni sans doute le Conseil. Cela nous fait néanmoins honneur, car c’est le rêve hardi, et non la désillusion sceptique, qui triomphe dans la vie !

Le survol de la planète était terminé sur l’écran. Vinrent les enregistrements de la station automatique lâchée pour analyser les conditions à la surface de la planète. Puis il y eut une violente détonation. C’était le lancement d’une bombe géologique. Un immense nuage de parcelles minérales projetées atteignit l’astronef. Les pompes mugirent, aspirant la poussière dans les filtres des canaux latéraux. Des échantillons de poudre provenant des sables et des montagnes de la planète brûlée remplirent plusieurs éprouvettes en silicolle ; l’air des couches supérieures de l’atmosphère fut enfermé dans des ballons de quartz. Puis la Voile entreprit le voyage du retour qui aurait duré trente ans et qui resta inachevé. C’était maintenant son camarade terrestre qui rapportait aux hommes les données recueillies par les disparus avec tant d’efforts et de patience …

La suite des enregistrements, six bobines d’observations, devait être étudiée spécialement par les astronomes de la Terre, et l’essentiel serait diffusé par le Grand Anneau.

Personne n’avait envie de voir les films concernant le sort ultérieur de la Voile, sa lutte acharnée contre l’avarie et l’étoile T, et le dénouement tragique : les propres émotions de l’équipage étaient encore trop récentes. On décida de remettre la projection au jour où tous seraient réveillés. Les astronautes de service, surchargés d’impressions, allèrent se reposer un moment, laissant leur chef au poste central.

Erg Noor ne pensait plus à son rêve effondré. Il tâchait d’analyser les parcelles de savoir amer dont deux expéditions, celle de la Voile et la sienne, réussiraient à enrichir l’humanité au prix de si grands sacrifices. À moins que ces résultats ne fussent amers seulement du fait de la désillusion !

Erg Noor envisagea pour la première fois sa belle planète natale comme un inépuisable trésor d’âmes humaines affinées et curieuses, libérées des soucis de la société primitive et des dangers de la nature. Les souffrances, les recherches, les échecs, les erreurs et les déceptions survivaient à l’époque de l’Anneau, mais ils concernaient désormais une sphère supérieure de création dans les sciences, les arts et l’édification … C’était seulement le savoir et le travail créateur qui avaient affranchi la Terre des horreurs de la famine, de la surpopulation, des maladies, des animaux malfaisants. Les hommes étaient sauvés de l’épuisement du combustible, du manque d’éléments chimiques utiles, de la faiblesse et de la mort prématurée. Et ce peu de savoir que rapportait la Tantra participerait, lui aussi, au grand courant de pensée qui progressait de décade en décade dans l’organisation de la société et la connaissance de la nature !

Erg Noor ouvrit le coffre-fort du journal de la Tantra et sortit la boîte qui contenait le métal de l’astronef discoïde échoué sur la planète noire. Le morceau massif, d’un bleu céleste, reposait lourdement au creux de la main. Erg Noor, qui comptait faire analyser l’échantillon dans les vastes laboratoires de la Terre, savait d’avance que ce métal n’existait ni sur les planètes du système solaire ni sur les étoiles voisines. Or, tout l’univers se composait des mêmes corps simples, systématisés depuis très longtemps par le tableau de Mendeleïev. Cela contredisait la découverte de ce nouvel élément. Mais au cours de la formation, naturelle ou artificielle, des éléments, peuvent apparaître d’innombrables variétés, dites isotopes, qui diffèrent sensiblement par leurs propriétés physiques. En outre, les propriétés sont sensiblement modifiées par la recristallisation orientée. Le fragment d’astronef des mondes lointains, Erg Noor en était sûr, pouvait être un métal connu sur la Terre, mais d’une structure atomique entièrement transformée … Voilà un autre renseignement essentiel, le plus important peut-être après la nouvelle de la catastrophe de Zirda, qu’ils fourniraient à la Terre et à l’Anneau.

L’étoile de fer étant très proche de la Terre, la visite de la planète noire par une expédition préparée à cet effet, compte tenu de l’expérience de la Voile et de la Tantra, serait moins périlleuse, si nombreuses que fussent dans cette nuit éternelle les croix noires et les méduses. Ils s’étaient mal pris pour ouvrir l’astronef discoïde. S’ils avaient eu le temps de réfléchir, ils auraient compris sur place que l’immense tuyau en spirale était une partie du moteur …

Erg Noor évoquait les événements fatals du dernier jour : Niza étendue sur lui pour le protéger contre le monstre agressif … Il n’avait pas fleuri longtemps, son jeune amour qui alliait le dévouement héroïque des femmes d’autrefois au courage sagace des temps modernes …

Poor Hiss surgit sans bruit, pour relever le chef à son poste. Erg Noor passa dans la bibliothèque-laboratoire, mais au lieu d’enfiler le corridor du compartiment central qui conduisait aux chambres à coucher, il ouvrit la porte de l’infirmerie.

Une lumière tamisée, imitant celle du jour terrestre, scintillait sur les armoires en silicolle pleines de fioles et d’instruments, sur le métal de l’installation de radiothérapie, des appareils de circulation sanguine et de respiration artificielle. Erg Noor écarta un rideau épais qui tombait du plafond et pénétra dans la pénombre. Une faible lueur, pareille au clair de lune, prenait des tons chauds dans la transparence dorée de la silicolle. Deux stimulants thiratroniques, branchés pour le cas d’un collapsus subit, entretenaient les battements du cœur de la jeune fille paralysée. Dans la clarté rose de la cloche, Niza semblait dormir d’un sommeil tranquille. Cent générations d’ancêtres sains, purs et robustes avaient façonné avec une perfection artistique les lignes souples et vigoureuses du corps de la femme, chef-d’œuvre de la vie terrestre.

Tout ce qui existe se meut et évolue en spirale … Erg Noor imaginait cette immense courbe ascendante, appliquée à la vie et à la société humaines. Il voyait enfin, en toute netteté, que plus les conditions de vie et d’activité des organismes, en tant que machines biologiques, sont difficiles, plus l’évolution de la société est ardue et plus la spirale ascendante est serrée, donc plus le processus est lent et plus les formes sont ressemblantes. Or, d’après les lois de la dialectique, moins la montée est sensible, plus le résultat est durable …

Il avait eu tort de courir après les merveilleuses planètes des soleils bleus et il avait fourvoyé Niza !

Le vol vers les mondes nouveaux ne devait pas avoir pour but la découverte de planètes inhabitées, nées par hasard, spontanément ; non, il fallait que ce fût une avance raisonnée, systématique de l’humanité dans sa branche de la Galaxie, une marche triomphale du savoir et de la beauté de la vie … d’une beauté comme Niza …

Accablé de douleur, Erg Noor s’agenouilla devant le sarcophage en silicolle de l’astronavigatrice. Le souffle de la jeune fille était imperceptible, les cils des paupières fermées se prolongeaient d’une frange d’ombres violettes, la blancheur des dents brillait entre les lèvres entrouvertes. Des taches livides, traces du courant nocif, marquaient l’épaule gauche, le bras et la naissance du cou.

— Est-ce que tu vois quelque chose à travers ton sommeil ? demandait Erg Noor dans un accès de désespoir qui ramollissait sa volonté et lui serrait la gorge.

Il pressa à les bleuir ses doigts entrelacés, dans le désir fou de transmettre à Niza ses pensées, son appel ardent à la vie, au bonheur. Mais la jeune fille aux cheveux auburn restait immobile, comme une statue de marbre rose reproduisant à la perfection le modèle …

Louma Lasvi, le médecin, entra doucement et devina une présence dans le local silencieux. Écartant avec précaution le rideau, elle vit le chef agenouillé, tel un monument aux millions d’hommes qui pleurent leurs bien-aimées. Ce n’était pas la première fois qu’elle le trouvait ici ; une vive pitié remua au fond de son âme. Erg Noor se releva, la mine sombre. Louma s’approcha en hâte et chuchota :

— J’ai à vous parler.

Erg Noor approuva de la tête et, les yeux clignés, passa dans la première section de l’infirmerie. Il refusa la chaise que lui offrait Louma et resta debout, adossé au pied d’un irradiateur en forme de champignon. Elle, qui n’était pas très grande, se dressa de toute sa hauteur pour en imposer davantage durant l’entretien. Le regard du chef ne lui donna pas le temps de s’y préparer.

— Vous savez, dit-elle d’un ton mal assuré, que la neurologie moderne a pénétré le processus de formation des émotions à l’état conscient en subconscient. Le subconscient cède à l’action que les remèdes inhibitifs exercent par les régions anciennes du cerveau sur le réglage chimique de l’organisme, y compris le système nerveux et partiellement l’activité nerveuse supérieure …

Erg Noor haussa les sourcils. Louma Lasvi sentit que son exposé était trop long et trop détaillé.

— Je veux dire que la médecine peut agir sur les centres cérébraux qui régissent les émotions violentes. Je pourrais …

Erg Noor avait compris, à en juger d’après l’éclat subit de ses yeux et son sourire fugitif.

— Vous me proposez d’agir sur mon amour, demanda-t-il rapidement, et de me délivrer ainsi de la souffrance ?

Elle inclina la tête, de crainte de chasser la douceur de la compassion par le schématisme inévitable des paroles.

Erg Noor lui tendit la main en signe de reconnaissance et secoua la tête.

— Je ne me départirai pas de la richesse de mes sentiments, si douloureux qu’ils soient. La douleur, pour peu qu’elle soit tolérable, conduit à la compréhension, la compréhension à l’amour, tel est le cycle. Merci, Louma, vous êtes bonne, mais je ne veux pas !

Et il s’en alla, impétueux comme toujours.

Aussi pressés qu’en cas d’avarie, ingénieurs électroniciens et mécaniciens réinstallaient au poste central et à la bibliothèque, comme treize ans plus tôt, l’écran du vidéophone des transmissions terrestres. L’astronef était entré dans la zone où on pouvait capter les ondes radio du réseau universel de la Terre, diffusées par l’atmosphère.

Les voix, les sons, les formes et les couleurs de la planète natale réconfortaient les voyageurs tout en exaspérant leur impatience : la durée du vol cosmique semblait interminable.

L’astronef appelait le satellite artificiel 57 sur l’onde habituelle des raids interstellaires lointains et attendait d’une heure à l’autre la réponse de ce puissant poste d’émission.

Enfin, l’appel atteignit la Terre.

Tout l’équipage de l’astronef veillait aux appareils. C’était le retour à la vie après un isolement de treize ans terrestres et de neuf années indépendantes ! Les gens écoutaient les messages terrestres avec une avidité insatiable, discutaient par le réseau universel les questions importantes que chacun était libre de poser, selon l’usage.

C’est ainsi qu’une suggestion du pédologue Heb Our, captée par hasard, fut suivie de six semaines de débats et de calculs complexes.

« Suggestion de Heb Our à discuter ! tonnait la voix de la Terre. Tous ceux qui ont réfléchi à la chose et partagent ces idées ou leur sont opposés, prononcez-vous ! » La formule traditionnelle des discussions publiques comblait de joie les voyageurs. Heb Our proposait au Conseil d’Astronautique d’étudier systématiquement les planètes accessibles des étoiles vertes et bleues. Selon lui, c’étaient des mondes particuliers dont les puissantes émissions d’énergie avaient le pouvoir d’inciter à la lutte contre l’entropie, c’est-à-dire d’animer, les composés minéraux, inertes dans les conditions terrestres. Certaines formes de vie, issues de minéraux plus lourds que les gaz, seraient actives sous l’effet des températures élevées et des radiations intenses des étoiles de classes spectrales supérieures … Heb Our estimait normal l’échec des explorateurs qui n’avaient découvert aucune trace de vie sur Sirius, cette étoile à rotation rapide étant double et privée de champ magnétique puissant. Personne ne contestait le fait que les étoiles doubles ne pouvaient passer pour des génératrices de systèmes planétaires, mais la suggestion même de Heb Our souleva une vive opposition de la part de l’équipage de la Tantra.

Les astronomes du vaisseau, Erg Noor en tête, rédigèrent un message constituant l’avis des premiers hommes qui avaient vu Véga dans le film de la Voile.

Et les Terriens émerveillés entendirent la voix de l’astronef qui revenait de son voyage à travers le Cosmos.

La Tantra s’oppose à l’envoi d’une expédition suivant les principes de Heb Our. Les étoiles bleues émettent réellement assez d’énergie par unité de surface de leurs planètes pour faire naître la vie des composés lourds. Mais tout organisme vivant est un filtre et un barrage d’énergie qui, en dépit de la deuxième loi thermodynamique, n’agit qu’en créant une structure, en compliquant infiniment les molécules minérales et gazeuses simples. Cette complication n’est possible qu’au cours d’une longue évolution qui nécessite des conditions physiques plus ou moins constantes. Or, ces conditions font défaut sur les planètes des étoiles à températures élevées, dont les rafales et les tourbillons de radiations très puissantes détruisent rapidement les composés complexes. Il n’y a là rien de durable, bien que les minéraux y acquièrent la structuré cristalline la plus stable, à réseau atomique cubique.

Selon la Tantra, Heb Our répète le raisonnement unilatéral des anciens astronomes qui ne comprenaient pas la dynamique de l’évolution des planètes. Chaque planète perd ses éléments légers, qui sont emportés dans l’espace et se dispersent. Le phénomène s’intensifie à la chaleur formidable des soleils bleus et sous la pression des radiations qu’ils émettent.

La Tantra citait des exemples et concluait en affirmant que le processus d’« alourdissement » des planètes tributaires des soleils bleus y empêchait la formation de la vie.

Le satellite 57 transmit l’objection des savants de l’astronef à l’observatoire du Conseil.

Vint enfin l’instant si impatiemment attendu par Ingrid Ditra, Key Baer et les autres membres de l’équipage. La Tantra avait ralenti, passé la ceinture de glace du système solaire, et s’approchait de la station astronautique de Triton. La vitesse de neuf cents millions de kilomètres à l’heure n’était plus nécessaire : de Triton, satellite de Neptune, la Tantra aurait atteint la Terre en moins de cinq heures, mais la force de son élan lui aurait fait dépasser le Soleil et l’en aurait éloignée à une distance considérable.

Pour économiser le précieux anaméson et dispenser les vaisseaux d’un équipement encombrant, on volait à l’intérieur du système sur des planétonefs ioniques. Leur vitesse ne dépassait pas huit cent mille kilomètres à l’heure pour les planètes proches du Soleil et deux millions et demi pour les plus lointaines. Un voyage ordinaire de Neptune à la Terre prenait de deux et demi à trois mois.

Triton, presque aussi volumineux que les gigantesques satellites de Jupiter, Ganymède et Callisto, et que la planète Mercure possède une mince couche atmosphérique composée essentiellement d’azote et d’acide carbonique.

Erg Noor atterrit au pôle du satellite, à une certaine distance des larges dômes de la station. Les verrières du sanatorium de quarantaine scintillaient sur un plateau, au bord d’une falaise creusée de souterrains. C’est là que les voyageurs devaient passer cinq semaines dans l’isolement. Pendant ce délai, des médecins examineraient leur corps où une infection pouvait s’être introduite. Le danger était trop sérieux pour qu’on le négligeât. Aussi, toute personne ayant atterri sur d’autres planètes, même inhabitées, devait-elle passer par là, quelle qu’eût été la durée de son séjour à bord de l’astronef. Le vaisseau était également inspecté par des spécialistes avant que la station l’autorisât à regagner la Terre. Pour les planètes explorées de longue date, comme Vénus, Mars et quelques astéroïdes, la quarantaine avait lieu à leurs stations avant l’envol …

La réclusion au sanatorium était plus douce que dans l’astronef. Laboratoires d’étude, salles de concerts, bains combinés d’électricité, de musique, d’eau et de vibrations, promenades quotidiennes en scaphandres légers dans les montagnes et les environs … Enfin, on était en contact avec la planète natale, un contact pas toujours régulier, il est vrai, mais les messages ne mettaient que cinq heures à parvenir à la Terre !

Le sarcophage de Niza fut transporté au sanatorium avec de grandes précautions. Erg Noor et le biologiste Éon Tal quittèrent la Tantra les derniers. Ils marchaient lestement et portaient même des alourdisseurs, pour éviter de faire des bonds subits à cause de la faible force de pesanteur de Triton.

Les feux du terrain d’atterrissage s’éteignirent. Le satellite passait du côté éclairé de Neptune. Si pâle que fût la lumière reflétée du Soleil, le miroir de l’immense planète qui se trouvait seulement à trois cent cinquante mille kilomètres dissipait les ténèbres et créait une pénombre pareille au crépuscule printanier du nord de la Terre. Triton faisait le tour de Neptune dans le sens inverse de la rotation de sa planète, de l’est à l’ouest, en six journées terrestres à peu près, et son crépuscule du « jour » durait environ soixante-dix heures. Entre-temps, Neptune tournait quatre fois autour de son axe et l’on voyait nettement l’ombre du satellite glisser sur son disque blafard.

Erg Noor et le biologiste aperçurent un petit vaisseau posé loin du bord du plateau. Ce n’était pas un astronef à l’arrière renflé et à grandes crêtes d’équilibre. Avec son avant pointu et son corps effilé, il ressemblait à un planétonef, mais s’en distinguait par un gros anneau à l’arrière et une haute superstructure fuselée.

— Il y a donc un autre vaisseau en quarantaine ? demanda Éon Tal, surpris. Le Conseil aurait-il dérogé à la règle ?

— De ne jamais envoyer une expédition astrale avant le retour des précédentes ? Enchaîna Erg Noor. En effet, notre absence ne s’est pas prolongée outre mesure, mais le message que nous devions lancer de Zirda est en retard de deux ans …

— C’est peut-être une expédition pour Neptune ? Supposa le biologiste.

Ils franchirent les deux kilomètres qui les séparaient du sanatorium et montèrent sur une vaste terrasse revêtue de basalte rouge. L’étoile la plus brillante du ciel noir était le disque minuscule du Soleil, bien visible du pôle du satellite. Le froid terrible, cent soixante-dix degrés au-dessous de zéro, se sentait à travers le scaphandre chauffé, comme les rigueurs d’un hiver terrestre. De gros flocons d’ammoniaque ou d’acide carbonique congelés tombaient lentement dans l’atmosphère immobile, prêtant aux alentours la quiétude d’un paysage enneigé.

Erg Noor et son compagnon suivaient du regard la chute des flocons, ainsi que le faisaient autrefois leurs ancêtres des zones tempérées, pour qui l’apparition de la neige marquait la fin des travaux agricoles. Cette neige inaccoutumée annonçait également la fin de leur labeur et de leur voyage …

Sous l’impulsion de ses sentiments subconscients, le biologiste tendit la main au chef :

— Nous voilà sortis sains et saufs de nos aventures, grâce à vous !

Erg Noor protesta violemment du geste.

— Sommes-nous tous sains et saufs ? À qui dois-je mon salut, moi ?

Éon Tal ne se laissa pas déconcerter.

— Je suis sûr que Niza guérira ! Les médecins d’ici veulent commencer tout de suite le traitement. Ils ont reçu les instructions de Grim Char en personne, directeur du laboratoire des paralysies totales …

— Sait-on ce qu’elle a ?

— Pas encore. Mais il est clair qu’elle a été frappée par un de ces courants condensés dans les ganglions des systèmes autonomes. Si on trouve le moyen de neutraliser son effet prolongé, la jeune fille sera guérie. Nous avons bien découvert le mécanisme des paralysies psychiques persistantes, qu’on avait si longtemps crues incurables. C’est là un mal analogue, mais causé par un agent externe. Quand on aura expérimenté mes prisonnières, vivantes ou non, moi aussi … je recouvrerai l’usage de mon bras !

La honte fit froncer les sourcils à Erg Noor. Dans son chagrin, il avait oublié le dévouement du biologiste. C’était indécent de la part d’un homme mûr. Il prit la main d’Éon Tal, et les deux savants exprimèrent leur sympathie réciproque par ce geste viril adopté depuis l’antiquité.

— Vous pensez que les organes meurtriers des méduses noires et de cette … saleté cruciforme sont de même nature ? s’enquit Erg Noor.

— J’en suis certain. Mon bras en est la preuve ! Le stockage et la modification de l’énergie électrique résument l’adaptation vitale de ces êtres noirs qui habitent une planète riche en électricité. Ce sont évidemment des rapaces ; quant à leurs victimes nous les ignorons pour le moment.

— Rappelez-vous ce qui nous était arrivé, quand Niza …

— C’est autre chose. J’y ai beaucoup réfléchi. L’apparition de cette horrible croix s’accompagnait d’un infrason très puissant qui a brisé notre volonté … Dans ce monde des ténèbres, les sons aussi sont noirs, inaudibles. Après avoir déprimé la conscience par l’infrason, cet être agit par un hypnotisme plus fort que celui de nos grands serpents disparus, tels que l’anaconda. Voilà ce qui a failli nous coûter la vie, n’eût été Niza …

Erg Noor regarda le Soleil lointain, qui éclairait à ce moment la Terre. Le Soleil qui fut l’espoir de l’Homme dès son existence primitive dans l’implacable nature. Le Soleil, symbole de la force lumineuse de la raison, qui disperse les ténèbres et les monstres de la nuit. Et une douce lueur d’espérance l’éclaira jusqu’au bout du voyage.

Le directeur de la station de Triton vint chercher Erg Noor au sanatorium. La Terre réclamait le commandant de la Tantra, et la venue du directeur dans les locaux d’isolement signifiait que la quarantaine était terminée, que l’astronef pouvait achever son vol de treize ans. Le chef de l’expédition revint, plus préoccupé qu’à l’ordinaire.

— Nous repartons aujourd’hui même. On me demande de prendre six hommes du planétonef Amat qui reste ici pour exploiter des gisements sur Pluton. Nous embarquerons les matériaux qu’ils y auront recueillis. Ces six hommes ont réaménagé un simple planétonef et accompli un exploit extraordinaire, ils ont plongé au fond du gouffre dans l’atmosphère dense, néonométhanique, de Pluton, et ont tourné autour, dans des tempêtes de neige ammoniacale, au risque de se fracasser dans l’obscurité contre les aiguilles géantes de glace d’eau, solide comme l’acier. Ils ont su trouver un endroit où la couche de glace est percée de montagnes. L’énigme de Pluton est enfin résolue : cette planète n’appartient pas à notre système solaire. Elle fut capturée au passage du Soleil à travers la Galaxie. Voilà pourquoi sa densité est nettement supérieure à celle des autres planètes. On y a découvert des minéraux bizarres d’un monde absolument étranger, mais le plus intéressant, c’est qu’on y a trouvé les vestiges presque effacés des constructions qui témoignent d’une civilisation très ancienne. Les données recueillies par les explorateurs sont à vérifier, bien sûr. Il faut encore prouver que les matériaux de construction ont été traités par des créatures pensantes …, mais l’exploit n’en est pas moins admirable. Je suis fier de ramener les héros sur la Terre et je brûle de les entendre. Leur quarantaine s’est terminée il y a trois jours.

Erg Noor se tut, fatigué d’avoir tant parlé.

— Mais il y a là une grave contradiction ! s’écria Poor Hiss.

— Contradiction est mère de vérité ! répondit tranquillement Erg Noor … Il est temps de préparer la Tantra !

L’astronef éprouvé décolla sans peine de Triton et fila suivant une vaste courbe perpendiculaire au plan de l’écliptique. Le chemin direct vers la Terre était impraticable : le vaisseau aurait péri dans la vaste zone de météorites et d’astéroïdes, fragments de la planète Phaéton, qui avait existé entre Mars et Jupiter et que l’attraction de ce géant du système solaire avait mise en pièces.

La Tantra accélérait. Erg Noor ne voulait pas transporter les héros sur la Terre en soixante-douze jours, délai réglementaire ; il comptait profiter de la force colossale de l’astronef pour faire le trajet en cinquante heures, avec consommation minime d’anaméson.

L’émission radiophonique de la Terre perçait l’espace jusqu’au vaisseau ; la planète acclamait la victoire sur les ténèbres de l’étoile de fer et sur la nuit du Pluton glacial. Les compositeurs exécutaient des romances et des symphonies en l’honneur de la Tantra et de l’Amat.

Des mélodies triomphales résonnaient dans le Cosmos. Les stations de Mars, de Vénus et des astéroïdes appelaient le vaisseau, ajoutant leurs accents au chœur général de glorification.

— Tantra, Tantra, fit enfin la voix du poste du Conseil. Atterrissage sur El Homra !

Le cosmoport central se trouvait en Afrique du Nord, à l’emplacement d’un ancien désert. L’astronef s’y précipita à travers l’atmosphère terrestre imprégnée de soleil.

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